Tableau 1
Le bureau directorial de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, en Autriche. Valse viennoise en musique d’ambiance. Ariel Tannenbaum entre. C’est une jeune femme habillée de façon plutôt masculine et coiffée d’un bonnet, cachant une chevelure rousse. Elle porte un carton à dessin sous le bras. Visiblement impressionnée, elle examine les lieux. La pièce est meublée à l’ancienne, mais un ordinateur trône sur le bureau. Contre le mur du fond est accroché un tableau d’Egon Schiele. Sur l’un des côtés est disposé un miroir ne reflétant pas la salle. Ariel admire le tableau de Schiele. La musique s’arrête progressivement. Le téléphone portable d’Ariel sonne et elle répond.
Ariel (agacée) – Oui, maman... Non, je n’ai pas oublié mon entretien d’aujourd’hui. Je ne risquais pas de l’oublier, je n’en ai pas dormi de la nuit... Et tu m’as déjà téléphoné vingt fois pour me le rappeler... Mais oui, je serai là pour shabbat, comme d’habitude... Écoute, je ne vais pas pouvoir te parler, je suis dans le bureau du directeur justement, et il va arriver d’une minute à l’autre... Oui, je sais, Hitler a échoué deux fois à l’examen d’entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Ça aussi, tu me l’as déjà dit vingt fois... C’est promis, j’essaierai d’être admise du premier coup... Et si je ne le suis pas, je te promets de ne pas envahir la Pologne. Maintenant, il faut que je raccroche... C’est ça, je te rappelle en sortant... Moi aussi, je t’aime...
Elle range son téléphone. La musique reprend. Elle commence à faire les cent pas. Elle se regarde dans le miroir et se refait une beauté. Elle s’assied. Elle patiente un instant, regarde sa montre, et finit par sortir une feuille blanche de son carton à dessin. Elle se regarde dans le miroir et dessine un autoportrait. Elle range le dessin dans son carton. Elle finit par s’assoupir sur sa chaise. La musique s’arrête.
Noir.
Tableau 2
Lumière.
Le décor n’a pas changé, mais l’ordinateur a disparu et le tableau d’Egon Schiele a été remplacé par un portrait de l’empereur François-Joseph. Ariel se réveille. Elle remarque que le tableau a changé. Elle est évidemment étonnée, mais elle n’a guère le temps de reprendre ses esprits car Christian Griepenkerl arrive. C’est un homme d’une soixantaine d’années vêtu avec une élégance typique du début du 20ème siècle. Il porte un costume trois-pièces et un manteau. Il a un chapeau melon sur la tête et une canne à la main.
Directeur – Désolé de vous avoir fait attendre. Mon fiacre a perdu une roue, et j’ai dû finir la route à pied.
Ariel se lève de sa chaise.
Ariel – Bonjour Monsieur...
Directeur – La circulation devient de plus en plus dangereuse dans les rues de Vienne. Surtout depuis l’apparition de ces nouvelles automobiles. Les voitures à cheval avaient déjà du mal à cohabiter avec les tramways électriques... Je ne comprendrai jamais ce besoin qu’ont les gens de vouloir toujours tout changer... Ce n’est pas votre avis ?
Ariel – Je ne sais pas...
Occupé à ôter son manteau et son chapeau, qu’il suspend à un porte-manteau, le Directeur jette à peine un regard sur elle.
Directeur – Et vous êtes...?
Ariel – Ariel. Ariel Tannenbaum.
Le Directeur s’assied derrière son bureau et jette un regard à une feuille posée devant lui.
Directeur – Tiens, ce n’est pas le nom que j’avais sur ma liste... Ariel... (Il jette enfin un regard vers elle) Mais... vous êtes une femme ?
Ariel – Euh... Oui, et alors ?
Directeur – Alors ? Mais Mademoiselle... les femmes ne sont pas admises à concourir pour l’entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne !
Ariel – C’est une blague...?
Directeur – Ariel... Comme vous avez un prénom un peu... ambigu. Ma secrétaire n’a pas dû faire attention.
Ariel – Ambigu...? Oui, désolée, c’est un prénom juif.
Directeur – Ah parce qu’en plus, vous êtes juive ?
Ariel – Ne me dites pas que les juifs non plus ne sont pas autorisés à concourir pour entrer à l’Académie.
Directeur – Quoi qu’il en soit, les femmes ne le sont pas, je vous le répète. Et vous devriez le savoir... Cela nous aurait évité à tous les deux une perte de temps inutile...
Ariel – Enfin, c’est absurde... Alors les femmes ne pourraient pas devenir artistes peintres ? Non mais ce n’est pas vrai ! (Ironique) On est en quelle année, là ?
Directeur – Nous sommes en 1907, Mademoiselle... Vous ne le savez pas non plus ?
Ariel – En 1907...? (Un sourire revient sur ses lèvres) Ça y est, j’ai compris... C’est pour une émission de télévision en caméra cachée, c’est ça ?
Directeur – La télévision ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ariel – Et elle est où, la caméra ?
Elle se lève et fait quelques pas dans la pièce à la recherche d’une caméra.
Directeur – Mais enfin, Mademoiselle, nous sommes en octobre 1907. (Il saisit un calendrier posé sur son bureau et lui tend.) Comme c’est écrit sur ce calendrier.
Ariel jette un regard au calendrier, stupéfaite.
Ariel – En 1907 ? Mais ce n’est pas possible !
Directeur – Vous me semblez un peu perturbée... Vous voulez un verre d’eau ?
Ariel tente de reprendre ses esprits et regarde autour d’elle.
Ariel – Je ne comprends pas... Quand je suis arrivée ici, il y avait un tableau d’Egon Schiele sur ce mur.
Directeur – Egon Schiele ? Quelle drôle d’idée... Oui, c’est un élève à moi, en effet. Mais je n’aurais pas l’idée d’accrocher une de ses toiles dans mon bureau. Ce n’est qu’un simple étudiant. Il a à peine dix-sept ans ! Et son style n’est pas du tout... académique.
Ariel – Académique ?
Directeur – Un style décadent, si vous préférez... Hélas très...