Fred est seule ; elle est en tenue habillée mais elle a gardé ses pantoufles. Elle va et vient, une flûte à la main, chantonnant entre le salon richement décoré et – en coulisses, côté cour – la cuisine.
Fred. – Mmm excellent ! (On sonne. Elle met des chaussures à hauts talons avant d’ouvrir.) Ah, c’est toi ! T’es la première ! T’es toute seule ? (Elle enlève ses chaussures. Josy enlève son manteau.) Ben… On a la même robe ! Tu m’avais dit que tu mettais un pantalon !
Josy. – Je t’avais dit… Je t’avais dit… On n’a pas la même robe, on a l’uniforme de toutes les nanas un soir de réveillon. (Fred remet ses pantoufles.) Et puis, que nos robes aient un air de famille, c’est normal, non, pour des frangines. (Moqueuse.) Et de nous deux, celle qui aurait dû mettre un pantalon… C’est toi : avec des chaussons, un pantalon de pyjama, c’est mieux !
Fred. – Ces pompes me tuent, je m’accorde cinq minutes de pantoufles avant l’arrivée de ces messieurs. (Elle prend son verre.) Je t’en sers un ?
Josy. – Non. (Josy observe le verre de Fred.) Fred, je ne vois pas de bulles dans ce liquide doré… Tu fêtes la publication de ton bouquin au vin blanc ?
Fred. – C’est pas du vin blanc, Josy, c’est du Vendanges tardives, nuance !
Josy. – De la façon dont tu le dis, il faut comprendre que la nuance est dans le prix. Et… (Elle hume…) côté solide… je ne sens rien. L’argent n’a pas d’odeur, soit, mais un soir de réveillon, c’est dommage…
Fred. – Tes réveillons quiche lorraine et grillés aux rillettes de thon, ma petite Josy, c’est fini, c’est derrière moi…
Josy. – Oh, tu sais, il y avait sûrement plus d’amour dans mes quiches lorraines et mes grillés que dans les amuse-gueule inodores d’un traiteur. (Elle montre le salon.) Côté déco, t’as pas lésiné non plus, dis donc!
Fred. – Tu trouves que j’ai trop forcé…
Josy, ironique. – Non, les décors péteux de réveillons péteux, c’est fini Fred, c’est derrière toi ! (Regard circulaire.) Non, c’est bien, c’est tape à l’œil, juste ce qu’il faut pour que cette soirée reste, comme tu nous l’as dit l’autre jour, mémorable ! Et elle le sera, tu vas voir !
Fred. – Moi, j’ai dit mémorable… Je m’en souviens pas ! Ah, au fait, je t’interdis de chanter ! Céline Dion n’est pas sur la liste de mes invités. Les autres me diront merci quand ils seront là. Ils t’ont dit à quelle heure ils arrivaient, il est presque vingt-trois heures…
On sonne, elle met ses chaussures et va ouvrir. Entre une inconnue, tenue vestimentaire colorée, excentrique.
La voisine. – Bonsoir. Je suis la fille de madame Guenais, votre voisine du…
Fred. – Ah ! Ne me dites pas qu’elle se plaint déjà du bruit, la fête n’a pas commencé !
La voisine. – Le bruit ne risque pas de la déranger, elle a été hospitalisée cet après-midi. Je voulais vous prévenir et… vous demander de garder…
Fred, désagréable. – Ah non, pas le chien !
La voisine. – Non, non, la concierge l’a pris… Non, de garder votre porte ouverte…
Fred, peu aimable. – C’est quoi le problème ?
La voisine. – Je vois bien que vous n’êtes pas seule et que vous attendez du monde…
Fred. – C’est bien de l’avoir remarqué !
La voisine. – Il n’y a rien dans le réfrigérateur et je pensais faire un saut chez le Chinois en laissant la porte de nos deux appartements ouvertes pour que vous entendiez le téléphone si l’hôpital appelle… Les Masson ne sont pas là, la voisine du haut et Maria non plus… la concierge a déjà le chien … sinon vous pensez bien que je ne serais pas venue vous déranger.
Fred. – C’était bien pensé, en effet ! Bon, allez-y ! (Elle la « pousse » vers la sortie, elle sort. Pause.) J’ai cru en la voyant à un miracle chirurgical, la vieille rajeunie de 30 ans à coups de bistouri ! (Moqueuse.) Et ce fatras de couleurs, un vrai sapin de Noël !
Josy, froidement. – Tu l’aimes bien ta voisine ?
Fred. – J’aime pas les chiens, ni les vieux qui ont des chiens ! Pourquoi ?
Josy. – Parce qu’autrement tu aurais montré un peu d’empathie et demandé des nouvelles : « Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?... Combien de temps l’hôpital compte- il la garder ? »
Fred. – Le plus longtemps possible, j’espère !
Josy. – Fred ! Franchement, tu aurais pu être plus aimable…
Fred. – Quoi, j’ai pas laissé la porte ouverte comme elle me l’a demandé ?
Josy. – Tu aurais pu lui proposer quelque chose… (Elle montre la table, les flûtes.)
Fred. – Et lui mettre un couvert, pendant qu’on y est ! Ma carrière littéraire commence tout juste… J’ai invité douze potes, pas question qu’un treizième me porte malheur, et encore moins si c’est la fille de la vieille guenon !
Josy. – Arrête, tu es franchement insup…
Fred. – Tais-toi, si le téléphone sonne, on ne l’entendra pas ! (On sonne et un homme entre.) Salut Jessie ! (Le téléphone sonne, en bas.) Josy t’expliquera…
Elle sort.
Josy, pas aimable. – Qu’est-ce que tu fais là ? (D’un signe, il fait « chut ! » à Josy pour qu’elle parle plus bas.) Ah, non, ne te défile pas ! Je veux savoir ce que tu fais là ! Ce n’est pas ce qui était convenu.
- JC. – Crois-moi, j’aurais préféré que les choses se passent comme prévu.
Josy. – Tu n’avais rien à faire ici ce soir ; celle qui « occupait » le terrain, c’est moi. Tu t’es dégonflé, comme Bertrand et son… « lastminute.com », c’est ça ?
- JC. – Parle-moi sur un autre ton s’il te plaît… Et non, moi, je ne me suis pas dégonflé !
Josy. – Alors explique-toi ! Pourquoi tu n’as pas… (Elle voit Fred entrer.)
Fred. – Tu l’emmerdes, Josy, avec tes questions ! à quoi ça sert que vous ayez divorcé si c’est pour continuer à vous comporter comme un couple marié dès que vous vous voyez ?
- JC. – Quinze ans de vie commune, on a gardé certaines habitudes…
Fred. – Au moins, vous avez gardé celle d’être à l’heure. Il est presque vingt-trois heures, ils sont où les autres ? (Elle voit JC regarder les flûtes et chercher quelque chose du regard.) Si c’est les verres à whisky que tu cherches, Jessie… pas la peine ! Ce soir, mon vieux (théâtrale) c’est Vendanges tardives pour fêter la récolte – tardive – de douze mois d’écriture !
- JC. – Allons bon ! Tu plaisantes, Fred… Sous prétexte de… de symbolique à la con…
Fred. – Je ne plaisante pas ! C’est moi qui reçois, c’est moi qui décide ! (Elle leur sert un verre, lève son verre. La voisine apparaît à la porte.) Santé ! (Elle réalise ce qu’elle vient de dire à Roxane.) Oh, pardon…
La voisine. – J’ai croisé la concierge, elle m’a dit que le Chinois était fermé.
Fred. – Décidément, c’est pas votre jour de chance ! Ah, le téléphone a sonné mais… dé-so-lée, je suis arrivée trop tard.
Elle sort en cuisine, et revient.
Josy. – Je vous sers une coupe ? (Elle sert une coupe à la voisine.) Moi, c’est Josy !
La voisine. – Moi, c’est Roxy ! Mais seulement à Londres, ici, c’est Roxane.
Josy. – Roxy… Josy… C’est un peu pareil… (Leurs coupes à la main.)
Fred, revenue, les regardant. – à première vue, non !
Elle repart.
JC, il tend la main à la voisine. – Jean-Christophe ! Mais tout le monde m’appelle JC.
Josy. – Tout le monde, sauf ici ! Ici, c’est Jessie ! (JC hausse les épaules. à Roxane.) Tchin ! (Elles boivent. à JC.) Et les autres, ils savent que tu es là ?
Fred, de la cuisine. – Josy ! Viens là !
Elle va dans la cuisine. Roxane se lève.
JC, il prend la bouteille. – Restez… Si rien ne vous attend ailleurs, restez… Je vous ressers un verre… C’est bon, c’est vrai, mais j’avais bien besoin de quelque chose de plus fort !
Roxane. – Moi aussi !
- JC. – Déjà que je ne devrais pas être ici !
Roxane. – Moi non plus ! (Ils se rassoient.)
- JC. – Être ici et devoir boire du liquoreux, pour moi c’est double peine.
Roxane. – Même chose pour moi ! (Ils se regardent et rient.)
- JC. – Trinquons à tous ces points communs ! (Ils trinquent. Suit un bruit de vaisselle cassée.)
Fred, de la cuisine, très fort. – Et merdeeee !
JC, fort. – C’est quoi ce bruit ?
Roxane. – Je crains que ce ne soit beaucoup de mauvaise humeur à venir ! (Elle se lève.)
JC, il croit qu’elle part. – Vous n’allez pas me laisser seul avec elles dans un moment pareil.
Roxane, elle part, mais vers la cuisine. – Si… Je vais voir ce que je peux faire… solidarité féminine !
Fred vient à la porte de la cuisine.
Fred. – Les verrines sont irrécupérables ! (à Roxane.) N’entrez pas ! (Elle barre le passage.) Vingt-six verrines par terre : il y a du verre cassé dans la mousse de pointes d’asperges !
JC, ironique. – On se passe de whisky, on peut bien aussi se passer de mousse !
Fred. – De la mousse, oui ! Du caviar, non ! C’est hors de question ! Josy et moi, on nettoie, toi, Jean-Christophe, tu files chez le traiteur…
- JC. – Quoi ? Vendanges tardives et perles de caviar, foutaises ! Superstition d’auteur, lubie d’artiste ! (Il ne bouge pas.)
Roxane. – J’y vais, moi.
Fred. – Oui, je m’étonnais que vous fussiez encore là !
Roxane. – Je voulais dire… Je peux aller chez le traiteur…
Fred. – Pas question, votre téléphone va sonner, il est temps que vous redescendiez, on ne va pas passer la nuit la porte ouverte ! Allez- y… (à JC.) Toi aussi, Jessie !
- JC. – Ah, tu me donnes du Jessie maintenant ! Jessie n’a pas droit au whisky, mais Jessie doit obéir aux ordres !… Pas de whisky, pas de caviar !
Fred. – T’es pas sérieux ? (Il ne bouge pas. Elle attend.) C’est bon ! (Elle va vers la cuisine. Josy, sans sortir de la cuisine, tend un verre et une bouteille. Fred vers JC, le sert. JC la remercie d’un hochement de tête, prend son temps.)
Fred. – Allez, cul sec et tu y vas. (JC boit cul sec mais ne bouge pas.) Hop hop !
JC, il ne bouge pas. – Je n’ai pas de voiture ! J’ai pris le train… Un soir de fête, c’est préférable… Je ne pouvais pas prévoir que tes perles de caviar allaient finir par terre !
Josy, elle revient de la cuisine. – J’y vais, moi ! J’ai besoin de prendre l’air !
Fred, à Josy. – C’est ça ! C’est à cause de toi que j’ai renversé le plateau et tu veux me planter là, à patauger seule dans la mousse aux éclats de verre ! (à JC.) Bon, Jessie, le traiteur est à côté, place Saint-Augustin, tu sautes dans un taxi… (Il ne bouge pas.) C’est quoi, le problème ?
- JC. – Je n’ai pas d’argent !
Fred. – Ah ! C’est à ce point-là, ça va si mal que ça ?
- JC. – Mais non ! Mais… Deux types m’ont agressé à Saint-Lazare. Ils m’ont tout piqué !
Fred. – Je vais te chercher ce qu’il faut…
Elle sort côté cour.
Josy. – C’est quoi cette histoire ?
- JC. – Mais la vérité, bon Dieu !
Josy. – Quelle idée aussi de venir en train ! Un soir de fête, avec ta tête de bobo…
- JC. – Tu-me-fais-chier-Josy !
Roxane, elle va vers la porte. – Je vous laisse… (Ironique.) Un soir de réveillon, je devrais vous souhaiter une bonne année, mais je vous dis plutôt : bon courage !
Elle sort. Fred revient, elle tend des billets à Jean-Christophe.
Fred. – Tiens… Dis au chauffeur de t’attendre devant la station de métro.
- JC. – Le métro, ah non ! Je me suis déjà fait dépouiller une fois…
Fred. – Comment ça ? J’habite à 400 mètres de Saint-Lazare, personne ne prend le métro pour venir chez moi ! (Elle s’énerve.) Y’a pas de métro entre Saint-Lazare et la Rue du Rocher… C’est quoi tous ces bobards ?
JC, à Josy. – à toi !
Josy. – Ah non ! Moi je devais lui dire pourquoi tu n’étais pas là !
Fred. – Comment cela, il était pas là ? Explique-toi, Josy : il est là !
Josy, à JC. – Explique-toi, toi ! Pourquoi tu es là ?
Fred. – Mais pourquoi il serait pas là ? Et les autres, qui ne sont pas là non plus…
JC, à Josy. – Bon sang, il était bien convenu que c’était toi qui…
Josy. – Oui, mais c’est à toi qu’elle parle !
JC, se tournant vers Fred, embarrassé. – Comment te le dire ?
Fred. – Le plus vite possible !
- JC. – Allons bon ! Euh… Tes verrines, les… Combien tu as dit ? Vingt… Eh bien…
Fred, énervée, elle attend la suite, puis, à Josy. – Continue, toi, la prof de maths… Vingt-six verrines, deux par personne !
Josy. – Erreur ! C’est vingt-six par personne, au singulier… Vingt-six pour une seule personne… toi !
Fred, après une pause. – Quoi, vous vouliez me faire bouffer vingt-six verrines de caviar afghan ?!
Josy. – Pour commencer…
Fred. – Comment ça, pour commencer ?… Tu veux dire… qu’ensuite… la ronde des mini-tartelettes aux éclats de Saint- Jacques…
Josy. – Aussi ! Toute la ronde !
Fred. – Et vous, pendant ce temps-là ?...
- JC. – Cuisine traditionnelle chez Valérie et Thierry…
Fred. – Salauds. (à JC.) ça y est, le métro, j’ai pigé… Tu allais prendre la 13 pour aller chez eux… Tu te fais tout piquer… plus d’argent, plus de portable, plus personne… sauf Josy, chez Fred… Tu sais qu’elle est là et tu comptes sur elle pour faire le taxi ! Vous êtes des beaux salopards… (Elle montre la déco.)...