ACTE I
Scène première — Rangueuil et Barnasse
Au salon, fin d’une après-midi d'hiver. Barnasse se verse une liqueur. Après quelques instants de silence…
Barnasse (sourire insolent en coin). — Alors ?…
Rangueuil (assis dans un fauteuil, l'air inquiet). — Alors rien !
Barnasse. — Comment ça « Rien » ?
Rangueuil. — Il n’y avait personne, voilà tout.
(Un silence. Barnasse fait quelques pas.)
Barnasse. — La Gibecière ?
Rangueuil. — Chauppard ? Pas vu.
Barnasse. — Vous avez bien regardé ? Un train en cache souvent un autre, comme on dit.
Rangueil. — Pas ici. C’est un arrêt à voix unique. Et Chauppard n’est vraiment pas le genre passe-muraille…
Barnasse. — Pas de guichetier à qui demander ?
Rangueuil (agacé). — Vous ne m’avez pas compris : il n’y a pas de gare à Saint-Ursanne. C’est un arrêt. Un quai d’embarquement, rien de plus. On y descend, on y monte, sous le regard mauvais d’une sapinière.
Barnasse. — Diable ! Si c'est “Sous le regard mauvais d'une sapinière”, gaffe à la marche !...
Rangueuil (petit rire sec et ironique). — Ah ! Il m'arrive d'être poète, vous êtes dans la confidence je crois…
Barnasse. — Parfaitement. J’en suis, et jusqu’au cou même ! Militaire et poète, comme nous tous.
Rangueuil. — Ex-militaire.
Barnasse. — Et pas encore tout à fait poète, n’est-ce pas ?
Rangueuil. — Comme nous tous, disiez-vous.
Barnasse (s'asseyant en face de Rangueuil). — Allons-y pas à pas, Rangueuil : “Schrittweise”, comme disent les boches.
Rangueuil (se levant avec humeur). — Oh ! Laissez les Allemands où ils sont, voulez-vous !... Remarquez, il ne m’a pas échappé qu’ils sont désormais partout...
Barnasse. — Bah ! L’Angleterre est toujours une île que je sache. Et tôt ou tard, ils vont tomber sur un os, l’ogre russe, le Général Hiver, ils vont se perdre dans les plaines gelées à l’est, dans les sables au sud. Quant aux océans… Que voulez-vous, le monde est trop vaste ! Alors qu’ils fassent leur tour de jardin si ça les amuse. Des gens qui se répandent si peu en paroles ont besoin de le faire autrement, de battre la campagne comme on dit.
Rangueuil. — Oui, et l’armée française au passage. Elle se trouvait sur la trajectoire, c’était un accident en somme.
Barnasse. — Les armées mènent campagne, c’est un fait, mais ça n’est pas qu’une affaire de langage. Nous restons un peuple de péquenauds. Mais si, Rangueuil ! Ne dites pas non, vous savez que j’ai raison.
Rangueuil. — Je n’ai rien dit.
Barnasse. — Non, mais vous avez lu. Regardez les trois derniers Goncourt : 1938, Les Moissons amères. Ah ! Prémonitoire celui-là ! L’année suivante, c’est...
Rangueuil. — Granges endeuillées, il me semble.
Barnasse. — Voilà, c’est ça, j’allais dire Gorges enflammées.
Rangueuil. — Et cette année, le millésime avait pour titre Vignes folles.
Barnasse. — Voyez, c’est rabelaisien en diable la littérature française !
Rangueuil. — Je ne vois aucun mal à chanter les louanges de la campagne.
Barnasse. — Pareil, tout pareil. Et c’est un natif d’Aurillac qui vous l’dit : la campagne, c’est bath. La preuve ! (Il désigne les lieux) Le bruit des bottes, ici, on ne l’entendra pas.
Rangueuil. — Le jour où la guerre se fera en espadrilles…
Barnasse. — Nous serons au poil dans votre vieille baraque. Gîte et couvert. Climat continental. C’est du solide, sortez liqueurs et jambons !
Rangueuil. — C’est l’aubaine de cet héritage qui nous a conduits en Suisse, pas l’étude des climats. Sous peu, il risque cependant de faire assez froid dans cette vieille demeure isolée, ouverte à nos projets les plus fous mais aussi à tous les vents.
Barnasse (se resservant de liqueur). — Le grand air, c’est c’que j’préfère. Encore que...
Rangueuil (le coupant net). — Chut !
(Tous deux s'arrêtent, immobiles, l'oreille aux aguets.)
Barnasse (chuchotant). — Eh bien ?
Rangueuil. — Fausse alerte. Sans doute Anselme. Il ferait d'ailleurs bien de se dépêcher. Vous l’appréciez déjà, n’est-ce pas ? C’est un homme sûr, et ponctuel.
Barnasse. — Pas comme d’autres…
Rangueuil. — Vous pensez à Vintaille et Junant, n’est-ce pas ? Un peu de compréhension, Barnasse. Un peu de compréhension ! Les chemins ne sont pas carrossables et la discrétion s’impose. Au reste, que voulez-vous ? Cela fait quatre ans que nous nous préparons, alors un jour de plus ou de moins !
Barnasse. — Eh ! Oh ! Sur un autre ton, capitaine Rangueuil. Je me fais juste du mouron pour le calendrier.
Rangueuil. — Vintaille sera des nôtres, ce soir même. Junnant d’ici deux, trois jours.
Barnasse. — Et votre officier des transmissions ? Cette mystérieuse Gibecière. Chaumard, vous l’appelez ?
Rangueuil. — Chauppard, André Chauppard. Celui-ci sera là sous huitaine. Enfin si tout va bien.
(Brusquement Barnasse s’empare d’une paire de jumelles et fixe le fond de la salle.)
Barnasse. — Tiens, tiens…
Rangueuil. — Quoi donc ?
(Rangueuil se rapproche avec vivacité et essaie lui aussi de voir par la fenêtre.)
Rangueuil. — Vous voyez quelque chose ?
Barnasse. — Quelqu’un.
Rangueuil (brusquement joyeux). — Quelqu’un ? C’est Vintaille ? L’homme de la Marne ! C’est Vintaille, n'est-ce pas ?
Barnasse. — Non.
Rangueuil (interloqué). — Mais alors qui ? La Gibecière ?
Barnasse. — Comment voulez-vous ? Je suis le seul à ne l’avoir jamais vue.
Rangueuil. — Ami ou ennemi ?
Barnasse. — Sans doute les deux.
Rangueuil. — Barnasse, je vous somme…
Barnasse (le coupant). — L’homme aux souliers qui grincent.
Rangueuil. — Le pasteur ?
Barnasse. — Lui-même.
Rangueuil. — Mais pourquoi diable l’appelez-vous de la sorte ?
Barnasse (gardant les jumelles en mains et fixant Rangueuil). — À votre avis ? D’ailleurs vous allez pouvoir le vérifier par vous-même : il se dirige par ici avec une valise
Rangueuil (le coupant en apercevant l’horloge). — Tonnerre ! Déjà six heures ! Je retourne à la gare.
Barnasse (regardant à nouveau dans les jumelles). — Il n’y a pas de gare à Saint-Ursanne…
Rangueuil (filant). — Comme je vous l’ai dit !
Barnasse. On y trouve en revanche une sapinière qui regarde les gens d’travers… (Et d’un ton snob) : c’est d’un désagréable !
(Barnasse repose les jumelles et sort à son tour. Le rideau tombe.)
Scène II — Anselme et Rangueuil
Même lieu, un peu plus tard. Rangueuil arrive en lisant le journal et Anselme à sa suite en portant une cagette avec du petit bois.
Rangueuil. — Eh bien ! Ça ne s’arrange guère, on dirait. Encore que... (En pliant son journal) Ils ont forts quand même ces Anglais, vous ne trouvez pas ?
Anselme. — Monsieur dit vrai : on doit leur reconnaître un certain panache.
Rangueuil. — Et que le compliment vienne d’un Français en dit long, n’est-ce pas ?
Anselme. — Il est vrai que vos concitoyens, à la différence des miens, prennent facilement parti.
Rangueuil (amusé). — Voilà une parole audacieuse – dans la bouche d’un Suisse, du moins. Ah ! Je ne désespère pas de faire de vous quelqu’un de moins… enfin de plus… ou peut-être même d’à peu près…
Anselme. — Ressemblant ?
Rangueuil. — Ressemblant, dites-vous ? (Un silence) Eh bien oui, en quelque sorte, oui.
Anselme (Il commence à casser du petit bois qu’il jette dans la cheminée). — N’y voyez pas d’effronterie, monsieur, mais c'est une idée bien française que de se penser et de s’ériger en modèle dans le concert des nations.
Rangueuil. — Très juste. Mais toujours dans le but d’éviter la cacophonie. Cette idée en a animé plus d'un. Charlemagne, Napoléon ont été de ceux-là.
Anselme (légèrement moqueur). — Et monsieur et ses amis ? S’inscrivent-ils dans cette… filiation ?
Rangueuil. — Il ne vous aura pas échappé que nous autres Français ne sommes plus tout à fait maîtres de notre destin en ce moment. Pour combien de temps, je l’ignore, mais le fait est là : nous n’avons plus la main.
Anselme (ironique). — Aussi étonnant que cela puisse paraître, la Suisse dispose de quelques périodiques d’information qui nous ont révélé, de fait, quelques escarmouches de l’autre côté de la frontière. (Il craque une allumette.) Une certaine cacophonie semblait y régner. (Il se penche vers la cheminée.)
Rangueuil. — Et c’est pourquoi, monsieur et ses amis ont choisi de temporiser, quitte à n’avoir à se mettre sous les yeux que des périodiques d’informations suisses. Au besoin, nous les alimenterons pour ce qui est de la rubrique littéraire.
Anselme (se relevant et soufflant l’allumette). — Je rejoins monsieur sur ce point : la Suisse offre une villégiature plus reposante pour les nerfs que l’Angleterre, surtout en ce moment.
Rangueuil. — Ils sont redoutables, comme je vous le disais. Mais en littérature, les Anglais, c’est zéro, de l’eau de boudin. Vintaille vous dirait que ce colonel de Gaulle a bien écrit quelques pages intéressantes avant-guerre, mais de toute évidence, ces derniers temps, il s’est mis à la radio. Et il n’est pas anglais qui plus est.
Anselme. — Question de goût. De temps aussi. De temps à autre, une petite opérette, je ne dis pas non. Nous avons un poste ici vous savez.
Rangueuil. — Gardez-vous bien d’en faire usage ! Nous sommes censés avoir disparus, corps et biens.
Anselme (un doigt sur la bouche et avec l’air d’un comploteur). — Silence radio.
Rangueuil. — Vous m’avez compris.
Anselme. — Méditation, repos.
Rangueuil. — Émulation, juste ce qu’il faut.
Anselme. — Conseil, mais pas trop.
Rangueuil. — De la « bonne reposette », comme dirait Chauppard !… Ah ! les belles nuits qu’on passe ici, vous ne trouvez pas ? Même si parfois on les passe à vider des bassines d’eau de pluie et à lutter contre les courants d'air ! (Il soupire.) Et les journées ! Vous verrez, Anselme, la belle vie… Pendant que vous serez là, à vaquer de l’office au cellier, nous autres nous serons dans nos cellules, en combat singulier avec l’inspiration, à passer et à repasser sans cesse sous les Fourches caudines de la création…
Anselme. — L’intendance suivra !
Rangueuil. — Écrire ! Écrire ! Ah écrire ! Vous rendrez grâce, mon ami, de n’avoir que des pommes de terre à éplucher et non votre âme, fane après fane...
Anselme. — Je me passerais pourtant volontiers d’avoir à faire ces allers et retours au village que vous semblez tant m’envier.
Rangueuil. — Vous l’avez dit vous-même, Anselme : vous vouliez voir du pays… Ainsi vous voilà servis ! Tandis que nous autres, désormais apatrides…
Anselme. — Chaque homme est sa propre nation, monsieur…
Rangueuil. — Quelle consolation ! Surtout lorsque l’on a les ambitions d’être une Russie et qu’à l’inventaire on se découvre les moyens d’une Belgique !
Anselme. — Les petits coteaux font les grands crus…
Rangeuil. — Et les petitesses les cocus. Ah pauvre fou ! Vous me voulez du bien, quitte à me masquer ce qu’a d'impitoyable la réalité… Mais regardons les choses en face, Anselme : j’ai déserté, abandonné ma patrie. À cela, il n’y a rien à redire.
Anselme. — Désertion pour une plus vaste contrée. Assurément, la littérature ignore nos frontières.
Rangueuil (Il se dirige vers une table et se verse un verre). — Ce n’est pas à vous, Anselme, que je vais apprendre que le poisson pourrit par la tête. Non ? Bien. Mais le fait est là. Nous avons failli, nous n’avons pas su, pas pu conduire nos hommes à la victoire. Allez savoir… (Il boit une gorgée et grimace.) En voilà un tord-boyaux ! Qu’est-ce donc ?
Anselme. — L’alcool de figue de M. Barnasse.
Rangueuil. — Barnasse, je vous le dis tout à fait entre nous, il finira dans une bouteille et donnera un alcool fort, un peu trop sirupeux à mon goût, mais puissamment boisé, avec une touche, un soupçon de girofle. Mais vous gardez ça pour vous, bien sûr.
Anselme. — Bien sûr.
Rangueuil. — Aussi bien, Anselme, ce qu’ils sont devenus dans la débâcle ces gaillards de 20 ans, des grands-pères de 35… peut-être comme moi, pfuitt ! Envolés ! Ou comme Junnant, prisonniers de guerre… Après tout… pourquoi pas ? Quitte à perdre une guerre, autant n’y laisser que ses boutons de culottes et ses lacets. (Il avale son verre cul sec et grimace.) Et alors, ce feu ?
Anselme. — Je m’y emploie, monsieur, je m’y emploie ! (Il retourne à son feu, s’accroupit devant la cheminée.)
Rangueuil (s’assoit sur un bras du sofa). — Vous faites bien, Anselme. (Il marque une pause puis reprend Vous ai-je dit que, des années de cela, j’ai bien failli être élu à la Chambre ? Vous l’ai-je dit ? Il s’en est fallu de peu, d’un cheveu. Ça ne s’est pas fait, mais vous ai-je raconté cette campagne ? C’était en 36, j’avais, oui disons-le, une certaine allure lorsque…
Anselme (à quatre pattes, le corps à moitié dans la cheminée). — Une...