SCENE 1
Le maire, Jacques, est en survêtement. Il a une casquette en arrière et une batte de base-ball à la main.
ODETTE - Bonjour monsieur le maire.
JACQUES - Bonjour Odette.
ODETTE - Vous avez bien dormi, monsieur le maire ?
JACQUES - Non, je suis crevé. J’ai essayé de casser la vitrine du boulanger toute la nuit.
ODETTE - Encore ?
JACQUES - Oui, mais cette fois n’y suis pas arrivé. Qu’est-ce qu’il nous fait Jean-Luc ? Pourquoi il a mis une vitrine blindée ?
ODETTE - Peut-être qu’il en avait marre de la changer.
JACQUES - C’est la seule vitrine à Bouchon. Faut bien casser quelque chose. Si je peux plus casser de vitrine, vous savez ce qui se passe ? On perd les subventions de Bruxelles pour les quartiers en difficulté. Qu’est-ce qu’il s’imagine Jean-Luc ? C’est les subventions qui le font vivre lui aussi. « Maintien des petits commerces en zone sinistrée » : trois cent mille euros par an. C’est pas en vendant deux miches par mois qu’il va les gagner. Il y a pas de loubards à Bouchon, il faut bien que quelqu’un fasse le travail.
ODETTE - Vous pourriez peut-être casser autre chose que la vitrine du boulanger ?
JACQUES - Quoi ? La gare ? Elle est désaffectée. La poste ? Elle a été supprimée. Et les bus, il y en a jamais eu. Alors quoi ? Taguer les murs, ça suffit pas, Odette. Pour obtenir des aides, faut casser. Si Bruxelles vient vérifier pourquoi on touche ces subventions, on aura l’air minable comparé aux quartiers nord de Marseille ou à la banlieue parisienne. La concurrence est dure, Odette, dans le secteur des banlieues chaudes. Il y a des vraies bandes, des vrais méchants. C’est pas le maire qui fait des rodéos en voitures volées dans les rues ! Non ! Le maire, il fait construire des centres culturels que les casseurs détruisent le lendemain de l’inauguration. On n’a pas ces moyens-là, nous. Moi, quand j’ai besoin de voler une bagnole, je prends la mienne. Faut qu’il coopère, Jean-Luc, sinon je signe un arrêté qui interdit les vitrines blindées… et les boulangeries.
ODETTE - Vous, vous êtes de mauvaise humeur.
JACQUES - Ben oui, Odette. Je porte ce village à bout de bras et, par moments, je me sens un peu seul. Certains oublient vite que sans les subventions européennes, on crève… Vous avez réfléchi à ce que je vous ai demandé hier ?
ODETTE - Oui, monsieur le maire. Je pourrai jamais.
JACQUES - Odette, c’est pas le bout du monde, je vous demande juste de faire le mouton.
ODETTE - Je pourrai jamais faire le mouton.
JACQUES - Il s’agit pas de « faire » le mouton, je vous compte comme mouton.
ODETTE - Vous m’avez déjà comptée comme veau l’année dernière.
JACQUES - Et vous étiez formidable. Grâce à vous, on a décroché la subvention européenne pour les élevages d’ovins. Cette année, on demande le mouton. J’ai besoin de trois cents têtes, vous pouvez bien en faire une.
ODETTE - Et si y a un contrôle ?
JACQUES - Je dirai que les loubards de la ZUP ont fait un grand méchoui.
ODETTE - C’est risqué tout ça quand même.
JACQUES - On n’a pas le choix, Odette. Il n’y a pas d’industries, il n’y a pas de commerces, il n’y a pas d’activité économique à Bouchon. Il n’y a rien. Que les subventions.
ODETTE - Ça n’a pas toujours été comme ça. Avant, il y avait la fabrique de cache-pot.
JACQUES - Ah ! la fabrique de cache-pot ! Mais c’est fini, ça, Odette. Qu’est-ce que vous voulez ? Les gens cachent plus leurs pots, on peut pas les obliger. Aujourd’hui, l’usine est fermée. Alors, il faut se débrouiller autrement. Vous savez ce que c’est ça ? (Il désigne une plante verte.) Ça c’est dix millions d’euros par an… en Guadeloupe. Parce que je sais pas combien Bruxelles va donner pour la banane bouchonne. C’est un bananier.
ODETTE - On va produire des bananes ?
JACQUES - « Vous » allez produire des bananes. Je vous ai mis à la tête de cent cinquante hectares. Je viens d’envoyer, en votre nom, la demande d’aide à la production.
ODETTE - Et vous croyez qu’on va l’obtenir ?
JACQUES - Vous connaissez les fonctionnaires de Bruxelles, ils sont pointilleux, et avant de cracher leurs millions ils voudront voir la première récolte… C’est pour ça que si vous pensez à l’arroser de temps en temps…
ODETTE (rêveuse devant le bananier) - Dix millions… Je vais chercher de l’eau.
JACQUES - Et vous n’oubliez pas notre réunion tout à l’heure. (Odette sort. Un ballon entre dans la pièce par la fenêtre. Il le prend et passe la tête par la fenêtre.) Il est interdit de jouer au ballon contre le mur de la mairie ! Je l’ai dit cent fois ! Vous êtes bien avancés maintenant ! Toi… Oui, toi le grand, là, viens le chercher. (Au bout de quelques secondes, on frappe.) Entre ! (Un homme adulte entre. Il est habillé en écolier : culottes courtes et cartable à dos.) Tu viens chercher ton ballon ?
NICOLAS (un peu énervé) - Oui.
JACQUES - Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?
NICOLAS - Jacques… J’aimerais bien que tu me parles autrement devant les gosses. Après tout je suis ton frère. Déjà que j’ai l’air d’un con comme ça…
JACQUES - Tu es très bien.
NICOLAS - Non, écoute, c’est pas facile… Et en plus j’ai froid. Tu te rends compte de ce que tu me demandes ?
JACQUES - J’y suis pour rien, il faut quatre enfants scolarisés sinon l’école de Bouchon ferme. Tu peux bien rester en CM1 pendant un an !
NICOLAS - Un an ? Je croyais que je faisais juste la rentrée !
JACQUES - On peut avoir un inspecteur à tout moment. Et puis l’école est obligatoire, je te le rappelle.
NICOLAS - Et l’année prochaine, je fais quoi ?
JACQUES - CM2 si tu redoubles pas ! Tu comprends bien que c’est pas pour moi que je t’envoie à l’école. C’est pour le village que tu fais ça, pour les générations futures de Bouchonnais.
NICOLAS - Générations futures, tu parles ! Ça fait des années qu’il n’y a pas eu de naissances !
JACQUES - Comment tu peux dire ça ? Il y en a encore eu une la semaine dernière.
NICOLAS - Une oie.
JACQUES - Et alors ? Ça peut donner des idées.
NICOLAS - À qui ?
JACQUES - Oh là là ! Qu’est-ce qu’il se passe ? C’est à l’école que ça va pas ? T’as eu une mauvaise note ?
NICOLAS - Arrête, je suis pas d’humeur.
JACQUES - Nicolas, je peux pas passer mon temps à te remotiver. Tu sais bien qu’on n’a pas le choix. Bouchon est notre village, on ne peut pas le laisser mourir.
NICOLAS - Je te signale que je m’habille en douze ans, que je mange des lentilles à la cantine tous les midis et que je joue à la Gama Boy. Il me semble que mon dévouement n’est pas à remettre en cause.
JACQUES - Oui, mais tout ça est fait sans enthousiasme, je le sens bien. J’ai besoin de toi, Nicolas. Parfois j’ai l’impression d’être tout seul. Tu crois que ça m’amuse de taguer toutes les nuits les murs du village ?
NICOLAS - D’ailleurs, je les comprends pas tes tags. Ça veut dire quoi « nique les vitrines blindées » ?
JACQUES - Je te demande trois ans, Nicolas. Tiens le coup encore trois ans… Jusqu’en cinquième.
NICOLAS - Pourquoi ? Qu’est-ce qui va se passer dans trois ans ?
JACQUES - Je crois que j’ai la solution pour désenclaver définitivement Bouchon.
NICOLAS - Tu vas refaire le terrain de boules ?
JACQUES - Mieux que ça. C’est encore secret, mais t’es un grand garçon maintenant, à toi je peux le dire… C’est une sortie d’autoroute.
NICOLAS - Une sortie d’autoroute, comme ça, toute seule ?
JACQUES - Une vraie sortie d’autoroute, avec une autoroute de chaque côté. Je t’explique. Bruxelles a le projet de construire un grand axe européen : Mourmansk-Gibraltar.
NICOLAS - Je me rends pas compte.
JACQUES - Je vais te montrer. T’as ton livre de géo ? (Nicolas se retourne et désigne son cartable à dos. Jacques ouvre le cartable et fouille. Il en sort un paquet de cigarettes.) Dis donc, qu’est-ce que c’est que ça ?
NICOLAS - Ben, c’est mes clopes.
JACQUES - Tu fumes ?
NICOLAS - C’est pour un exposé.
JACQUES - Tu me prends pour un con ? (Il montre une canette de bière.) Et ça c’est quoi ?
NICOLAS - Touche pas, c’est mon goûter !
JACQUES (prenant le livre) - C’est le bordel dans ton cartable… Alors, regarde. Ça c’est le trajet de la future autoroute : elle part de Mourmansk, elle passe par Saint-Pétersbourg, Varsovie, Berlin, Bruxelles, Paris, Bouchon – c’est nous...