ACTE I
Un salon-salle à manger. La fin du repas de midi. À l’ouverture du rideau, tous les personnages sont assis autour de la table encombrée de plats et sur laquelle trône un énorme gâteau d’anniversaire. Deux grosses bougies indiquant 45 ans sont allumées et attendent que Lucie veuille bien souffler dessus. Il y a là sa sœur Françoise avec son mari Bruno et leur fille Marion, ainsi qu’Irène, la seconde sœur, accompagnée de son mari Roger. Ils chantent tous, et Lucie, émue, regarde le gâteau en tenant ses mains jointes contre sa poitrine.
Tous, en tapant sur le bord de la table. – « Happy Birthday to you… Happy birthday to you… Happy Birthday to you Luciiiiiie… Happy birthday to yooooou ! » (Ils applaudissent, Lucie pleure.)
Françoise, se levant et approchant le gâteau près de sa sœur. – Allez, essuie tes yeux, mouche ton nez et souffle les bougies !
Irène lui sort un mouchoir.
Marion s’est levée de table et s’est positionnée pour prendre sa tante en photo.
Marion, en position de photographe. – Eh, tata Lucie ! Tu es prête ? À la une, à la deux, à la trois…
Lucie, se levant, mains toujours jointes contre elle. – J’ose pas… C’est tellement émouvant !
Françoise, haussant les épaules. – T’oses pas, t’oses pas ! Arrête avec ton émotion, tu nous fais le coup tous les ans.
Bruno, ironique. – Tu sais, Lucie, en même temps, ce n’est jamais que deux bougies qui brûlent sur un gâteau.
Roger, pragmatique. – Bougies dont la cire va dégouliner partout si tu ne te magnes pas à souffler dessus.
Lucie, mains toujours jointes contre elle, pleurant. – Ce n’est peut-être que deux bougies mais, cette fois-ci, elles marquent un virage important de ma vie…
Irène, qui commence à s’énerver. – Tu parles d’un virage ! Quarante-cinq ans ! Tu ne vas pas nous en chier une pendule, c’est pas non plus une catastrophe.
Lucie, rectifiant. – Quarante-cinq ans… et trois jours, madame ! (Elle sanglote.) Tu ne te rends pas compte que je m’en vais maintenant sur mes quarante-six !!!
Roger, pragmatique. – Eh ! oh ! Arrête de pleurer au-dessus du gâteau, tu vas délayer toute la chantilly. C’est dégueulasse !
Bruno, idem Roger. – Sans compter que tu risques d’éteindre les bougies.
Tous, en tapant sur le bord de la table. – Les bougies… les bougies… les bougies !
Marion, se remettant en position de photographe. – Allez, tata Lucie ! Tu es prête cette fois-ci ? À la une, à la deux, à la trois…
Lucie, le regard braqué sur le gâteau, suivant son idée. – Bientôt quarante-six ans… et toujours toute seule…
Irène, dont l’énervement monte d’un cran. – Mais non, tu n’es pas toute seule puisqu’on est là !
Lucie, déprimée. – Vous êtes là, vous êtes là… C’est vite dit ! Une fois par an, le jour de mon anniversaire…
Roger, intervenant, guilleret. – Et à la Toussaint ? Ah ! ah ! Ça compte pour du beurre, la Toussaint ?
Lucie, déprimée. – À la Toussaint, vous ne venez même pas pour moi, vous venez sur la tombe des parents.
Bruno, obligé de reconnaître, puis rattrapant son beau-frère. – Peut-être… mais après le cimetière, on passe bien chez toi te dire un petit bonjour ?
Lucie, acide. – Boire un café pour vous réchauffer parce que vous pelez de froid et puis c’est tout !
Roger, innocemment, les prenant à témoin. – C’est vrai qu’il est en plein courant d’air le cimetière. Il y a de quoi attraper la mort là-bas.
Tous, sauf Lucie. – Roger !
Roger, voulant plaisanter. – Ah là là ! On peut bien rigoler un peu, quand même.
Françoise, qui commence à s’énerver à son tour. – Et à Noël, on ne vient pas te voir, peut-être ? Tu ne crois pas qu’on aimerait mieux fêter Noël avec nos copains ?
Lucie, avec amertume, sautant sur l’occasion. – Eh bien, voilà, je m’en doutais ! Je savais bien que vos amis comptaient plus que moi…
Marion, défendant ses parents. – Ce n’est pas ce que maman a voulu dire, tata Lucie.
Lucie, mélodramatique. – Si tu savais, ma petite Marion, comme ça fait mal d’entendre ça !
Marion, calmant sa tante. – Arrête de voir les choses en noir tout le temps, tu te rends malheureuse pour rien.
Lucie, les accusant. – D’abord, si vous venez me voir à Noël, c’est pour avoir des cadeaux et puis c’est tout.
Irène, qui commence à être très agacée. – Ben tiens, parlons-en de tes cadeaux ! Tu n’imagines quand même pas que j’ai fait deux cents kilomètres à Noël dernier, folle de joie, sous vingt centimètres de neige, pour venir au fin fond des Charentes recevoir l’intégrale de « Joséphine, ange gardien » en cadeau de Noël ?!
Lucie, troublée. – Je pensais que ça te plairait. Tu n’aimes pas « Joséphine, ange gardien » ? Tu trouves ça moche ?
Irène, essayant de se calmer. – Je ne trouve pas ça moche, Lucie… Je trouve ça carrément cul-cul !
Lucie, en larmes. – Je ne fais jamais rien de bien, de toute façon…
Marion, calmant sa tante. – Ne t’inquiète pas, ça arrive parfois qu’on ne choisisse pas le bon cadeau… Au Noël dernier, tonton Roger m’a bien offert une bouteille de whisky et un taille-haie, alors tu vois… C’est l’intention qui compte.
Lucie, à Irène, voulant se rattraper. – Tu aurais peut-être préféré « Sœur Thérèse.com » ou « Louis la Brocante » ?
Irène, ayant de la peine à se calmer. – Arrête avec tes séries télé débiles et souffle tes bougies. Merde ! On ne va pas passer le réveillon ici !
Tous, en tapant sur le bord de la table. – Les bougies… les bougies… les bougies !
Marion, se remettant en position de photographe pour la troisième fois. – Allez, cette fois-ci, c’est la bonne ! Un petit sourire et à la une, à la deux, à la tr…
Lucie s’apprête à souffler, puis elle fond en larmes.
Lucie, les regardant les uns après les autres. – Je vois bien que j’embête tout le monde…
Bruno, aux autres. – C’est une impression ou elle se fout de notre gueule ?
Roger, secouant la tête, en lorgnant le gâteau. – On ne va jamais réussir à le bouffer ce putain de gâteau !
Françoise, s’approchant de sa sœur, voix faussement doucereuse. – Mais non, Lucie, tu ne nous embêtes pas le moins du monde…
Lucie, en larmes, jouant la comédie. – C’est vrai ?
Françoise, se retenant. – Tu ne nous embêtes pas… (Énervée, très fort.) Tu nous emmerdes !
Lucie fond à nouveau en larmes.
Bruno, à sa femme. – Françoise, calme-toi. Je ne suis pas certain qu’en lui parlant sur ce ton, tu arranges beaucoup les choses.
Françoise, outrée. – Non, mais attends, je rêve tout debout ! Tu es en train de prendre parti pour ta belle-sœur au détriment de ta femme ?
Bruno, gêné, à sa femme. – Non… oui… non… enfin… c’est-à-dire que…
Lucie, en larmes, jouant la comédie. – Tu es gentil, Bruno. Tu es bien le seul à me comprendre ici…
Françoise, bras tendu vers sa sœur. – Et voilà ! L’autre qui saute sur l’occasion à pieds joints !
Lucie, en rajoutant une louche. – C’est un mari comme toi qu’il m’aurait fallu, Bruno. Je ne serais pas dans cet état d’isolement aujourd’hui si tu étais à mes côtés.
Françoise, bras croisés. – Tu ne veux pas aussi que je te le prête pendant une petite quinzaine pour voir s’il fait ton affaire ? (En colère après son mari.) Remarque, je suis bien tranquille : maniaque comme tu es, tu ne vas pas le supporter trois jours le beau Bruno. (Voix moqueuse.) « T’as pas vu mes chaussettes ? Comment je m’habille aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’on mange à midi ? »
Marion, essayant de mettre de l’ordre. – Vous devenez vachement pénibles à la fin. Alors, on les souffle ces bougies oui ou non ?
Tous, mollement, l’ambiance n’y est plus. – Les bougies… les bougies… les bougies !
Lucie prend une grande inspiration, mais Roger se déplace prestement, souffle et éteint les bougies avant elle. Elle reste toute penaude et fond encore en larmes.
Tous, sauf Lucie et Roger. – Putain, Roger, t’es chiant !
Roger, innocemment. – Je n’ai rien fait, moi ! C’est sûrement un courant d’air.
Lucie, pleurant. – J’arrive toujours trop tard de toute façon…
Irène, pressée d’en finir. – On va dire que c’est toi qui les as soufflées et on n’en parle plus.
Françoise, prenant la suite. – Et on fait la distribution des cadeaux dans la foulée. (Elle va chercher un paquet dans son sac.) Tiens, c’est l’ensemble que tu avais choisi sur le catalogue « Daxon ». Il n’y aura pas de surprise mais, au moins, je suis sûre que ça te plaira.
Lucie, prenant le paquet sans l’ouvrir, faussement et exagérément confuse. – Merci… merci… merci beaucoup… fallait pas… c’est trop… à mon âge…
Irène, lui présentant son paquet-cadeau. – Tiens, Lucie. Mais je te préviens : c’est une idée de Roger.
Lucie, prenant le paquet et le soupesant. – C’est lourd. Qu’est-ce que c’est ?
Marion, impatiente. – Eh bien, ouvre-le vite et tu sauras.
Lucie défait fébrilement l’emballage et en extirpe une perceuse électrique. Elle l’examine sans comprendre, devant les autres médusés.
Lucie, les regardant bêtement. – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Roger, lui prenant la perceuse des mains, triomphalement. – Une perceuse électrique ! (Il se lance dans les caractéristiques de la machine.) Black & Decker : moteur puissant de dix-huit volts, vingt-quatre positions de réglages de coupe, sept cent cinquante tours minute, système de batterie Slide Pack, mandrin auto-serrant de dix millimètres, perceuse, visseuse, dévisseuse, garantie deux ans. Un vrai bijou ! En promo chez « Bricomarché ». Tu m’en diras des nouvelles.
Marion, en riant, à son oncle. – Tu l’as achetée en même temps que mon taille-haie ? Tu as une carte de fidélité chez « Bricomarché », c’est pas possible !
Lucie, ahurie. – Et ça sert à quoi ?
Roger, lui redonnant la perceuse. – Comme son nom l’indique, à percer ! À faire des trous !
Lucie, regardant béatement l’engin. – Pourquoi veux-tu que je fasse des trous ?
Roger, avec évidence. – Mais parce que dans une maison, il y a toujours besoin de faire des trous.
Lucie, perdue. – Et pourquoi qu’il faut toujours faire des trous dans une maison ?
Bruno, au secours de Roger. – Pour accrocher des tableaux, des cadres, faire passer des fils électriques…
Lucie, se remettant à pleurer, perceuse à la main. – C’est le travail d’un homme ça… et moi je suis toujours toute seule !
Françoise et Irène, ensemble. – Oh non ! Tu ne vas pas recommencer !
Marion, gentiment, tendant une enveloppe à sa tante. – Tiens, tata Lucie, j’ai peut-être la solution à ta solitude.
Lucie, regardant l’enveloppe sans oser y toucher. – Qu’est-ce que c’est ?
Roger, moqueur. – Ça s’appelle une enveloppe et, généralement, il y a un courrier dedans.
Lucie, montrant Roger du bras, elle s’apprête à pleurer de nouveau. – En plus de souffler sur mes bougies d’anniversaire, il me prend pour une conne.
Bruno, après une vague hésitation. – Bon, allez, Lucie, c’est fini, on se calme. On ne va quand même pas transformer ta soirée d’anniversaire en un affreux cauchemar…
Lucie, lui touchant le bras. – Comme tu sais trouver les mots justes, Bruno, et comme tes paroles sont réconfortantes ! (Elle regarde Bruno avec séduction.)
Françoise, haussant les épaules. – N’essaie pas de séduire Bruno avec tes yeux de merlan frit, il a horreur du poisson !
Marion, main toujours tendue, souriante. – Tu le réceptionnes aujourd’hui mon courrier, tata Lucie, ou je te l’envoie par la poste ?
Lucie, confuse. – Oh ! pardon ma petite Marion, j’avais la tête ailleurs ! (Lisant après avoir ouvert fébrilement l’enveloppe.)
« Inscription de Mlle Lucie Tronchard chez Meetic Affinity… » (Elle regarde tout le monde sans comprendre. Ils vont tous parler sans s’occuper d’elle.)
Françoise, surprise, à sa fille. – Tu n’as pas fait ça à ta tante, quand même ?
Marion, amusée. – Ben si ! Pourquoi pas ? Tata Lucie a passé l’âge des colliers de nouilles et des cendriers en pâte à modeler.
Roger, goujat, montrant Lucie. – Elle a raison. Et puis, il y a sûrement de la demande pour ça. Les amateurs d’antiquités, ça existe.
Irène, compatissante. – Eh bien, je le plains le pauvre mec. Il aura un sacré boulot de restauration à faire.
Bruno, montrant Lucie lui aussi. – D’un autre côté, si on n’essaie pas, on ne saura jamais…
Françoise, moralisatrice, à sa fille. – Tu n’as pas l’impression d’avoir foutu ta cagnotte en l’air ?
Marion, amusée. – En même temps, ça ne coûte pas une fortune non plus.
Roger, goujat, montrant Lucie. – Pourvu que tu ne sois pas obligée de rajouter du fric…
Irène, amusée. – Un dépassement d’honoraires, une sorte de prime de risque…
Ils rient tous de bon cœur. Lucie, lettre à la main, les regarde sans rien comprendre.
Lucie, un peu agressive. – Quand vous aurez fini de vous foutre de ma gueule tous les cinq, vous me le direz !
Marion, amusée. – On ne se moque pas de toi. Au contraire, on essaie de te venir en aide.
Lucie, paumée. – Alors, ça ne vous ennuierait pas de m’expliquer ce qu’est Meetic Affinity ? C’est un centre de remise en forme ? un club de gymnastique ?
Roger, moqueur. – Pas au départ… mais ça peut finir en gymnastique si ça se goupille bien.
Lucie, paumée. – Et qu’est-ce qu’il faut faire pour que ça se goupille bien ?
Irène, bras croisés, interrogeant les autres. – Hou là là ! Moi, je ne le sens pas bien votre truc. Quel est le courageux qui s’y colle ?
Bruno, lâche. – Ce serait peut-être mieux que ce soit une femme qui lui explique, non ?
Marion, intervenant. – En fait, tata Lucie, je t’ai inscrite à un club de rencontres.
Lucie, décontenancée, incrédule. – Tu as fait quoi ?
Marion, lui expliquant calmement. – Comme tu supportes de moins en moins la solitude, j’ai donné ton profil à un club afin qu’il te trouve une personne qui soit en harmonie avec toi.
Lucie, décontenancée, incrédule. – Comment ça tu as donné mon profil à un club ?
Marion, calmement. – J’ai rempli un questionnaire sur lequel j’ai noté plein de renseignements te concernant. Ton âge, ton physique… J’ai aussi joint une photo récente...