À deux doigts
Un accident de la circulation, mortel. En apparence banal. Sauf que le conducteur est mort noyé, au sec, l’index et le majeur droits dans une étrange position.
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l’accident d’automobile vient de se produire au carrefour d'un quartier résidentiel, une voiture de police, sirène hurlante, approche, le brigadier tente d’éloigner les badauds
Le brigadier : S’il vous plaît mesdames et les messieurs, bougez, bougez!
(il chantonne pendant qu'il compose un n° de téléphone sur son mobile « Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot messieurs » puis au téléphone)
Allô ! Ton Double au rapport… Comment vont les tuyaux ?... Encrassés ? Avec le temps pourri qu’il fait t’as des clients… Une laryngoscopie tout à l’heure ? … ben tu m’enverras des photos… Moi la routine elle roule. Ah ! quand même un super carton là, dans le quartier bourge… Une seule victime… Oui sur le coup ou presque. Quand même un truc bizarre, la position des deux… (la sirène est à présent très proche) Attends j’te laisse, j’entends que ça arrive vite… à de suite. (il raccroche)
S’il vous plaît mesdames et les messieurs roulez roulez, y a que du sang à boire. Vrai ! Et le sang c’est rouge. Bien sûr, rouge ! Allez-y continuez vot’ vie, comme si de bien qu'elle était !
(la voiture de police se gare brusquement)
Et voilà que ça arrive, et vite. Bien sûr.
sirène stoppée, bruit de portière, l’inspecteur claque nerveusement des doigts
Le brigadier : Rouge, comme le coquelicot… Bonjour l’inspecteur !
L'inspecteur: ‘zour le brigadier ! Z’êtes gai comme un pinson !
Le brigadier : Un rouge-gorge. Rouge.
L'inspecteur: Et alors ? Et alors ? Pourquoi cela là ?
Le brigadier : Âge du conducteur, trente-neuf ans. Rien à dire là-dessus.
L'inspecteur: Et alors ? Et alors ?
Le brigadier : Véhicule en pleine accélération, après un feu vert, là-bas. Rien à dire là-dessus.
L'inspecteur: Et alors ? Et alors ?
Le brigadier : Un peu plus loin, le type à droite s’en branle du rouge, déboule en trombe avec son fourgon. Rien à dire là-dessus.
L'inspecteur: Le conducteur le prend de face. Rien à dire non plus.
Et alors ? Et alors ? Accident de circulation. Banal.
Le brigadier : Mortel.
L'inspecteur: Assez habituel. (il réfléchit) Et alors ? Et alors ?
Le brigadier : Ben… chose de l’étrange, zieutez-voir.
ils se rapprochent du véhicule accidenté
Le brigadier : Osez mater bien la victime.
ils se penchent à travers les ouvertures
L'inspecteur: Choc frontal. Position classique. Cassé en deux. Et alors?
Le brigadier : Penchez-vous mieux. La position des …
L'inspecteur: Qu’est-ce que…
Le brigadier : … ici, ça, là, on constate bien, non?
L'inspecteur: Ah ! Oh ! Alors ça, oui ! On constate !
Le brigadier : Y a de la visibilité hein ?
L'inspecteur: On le voit brigadier ! Pas du banal. Et les deux, comme ça ! La première fois que je visibilise ça. Alors ça ! Et vous pensez que peut-être?
Le brigadier : Je ne pense pas moi, l'inspecteur. Mais quand même.
L'inspecteur: Et alors ? Et alors ?
Le brigadier : Les deux à la fois, comme ça… pour les faire rentrer….
L'inspecteur: L’air-bag n'aurait pas empêché la chose. Alors ça, oui ! Il était seul ?
ils s’extirpent des ouvertures du véhicule
Le brigadier : Niet témoin. Mais donc sommes-nous toujours sûrs de ce qui est affirmé ?
L'inspecteur: Et alors ? Et alors ? Ça nous met un doute là-dessus. Alors ça oui ! (il réfléchit) Allons voir les vioques.
l’inspecteur s’éloigne en marmonnant « Et alors ? Et alors ? » et claquant des doigts, le brigadier chantonne « Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot messieurs »
2
la mère est effondrée, en larmes
Dame mère: De notre faute, tout ça c'est de notre faute.
Sieur père: Calme-toi ma chérie je t'en prie.
Dame mère: Depuis tout petit il est comme ça.
L'inspecteur: Comme ça ? Et alors ? Et alors ?
Dame mère: Il y a parfois des transitions entre les stades qui se font mal.
L'inspecteur: Les stades ? Jouait-il au foot ? Au hockey ? Au badingdong ?
Dame mère: Tous les sports lui étaient interdits, le pauvre enfant.
L'inspecteur: Vivait-il seul ?
Dame mère: Oui… désespérément… une telle pratique…
Sieur père: Certains sucent leur pouce, lui il faisait ça. Tu n'aurais jamais dû lui interdire.
Le brigadier : À propos du pouce. Le suçage tardif provoque des déformations de la dentition, donc le palais subit des forces contraires, et donc les zones sinusales ainsi que l’arrière gorge vont souffrir d’inflammations chroniques.
L'inspecteur: Quoi lui interdire quoi? Quoi ?
Sieur père: Ce n'est pas de notre faute. Notre psychiatre l'a bien dit. N-O-P. Névrose obsessionnelle pulsionnelle. Compulsivité irréductible.
Dame mère: Le dépassement de son stade anal n’était pas totalement accompli. J’ai honte, oh que j’ai honte ! Il s’est produit, Dieu seul sait pourquoi, un déplacement zonal, une sorte de sublimation pervertie.
L'inspecteur: Mais qui a perverti qui ? Qui ? Parlez !
Sieur père: (il craque et pleure à son tour) … désir irrépressible de toucher ses matières qui se manifestait à n’importe quel moment…
Dame mère : De préférence en public. Ça ne se fait pas, on ne fait pas ça.
Sieur père: Nous pensions qu'il s'apaiserait avec l'âge. Nous ne pouvions plus l'emmener quelque part, ni inviter des amis.
Dame mère: Notre psychiatre a conseillé d'accepter, de vivre avec.
L'inspecteur : Et alors ? Qu'est-ce qui ne se fait pas? Et alors ?
Dame mère: Mais de mettre ses doigts comme ça, devant tout le monde ! Mon Dieu, mon chéri, mon pauvre petit chéri!
L'inspecteur : Dernière question. Était-il droitier ou gaucher?
3
l’inspecteur et le brigadier sont penchés vers l’intérieur du véhicule accidenté
L'inspecteur: Hypothèse le brigadier, simple hypothèse.
Le brigadier : M'adorent pas les hypothèses.
L'inspecteur: De la simplicité, les grands événements du monde sont nés.
Le brigadier : À cause de leur train de vie mondain.
L'inspecteur: La honte pour eux dans ce quartier huppé. Échec total. Enfant caché isolé. Refoulé.
Le brigadier : Quand même imaginer cela!
L'inspecteur: Et alors ? Et alors ? Le conducteur du fourgon est un ancien chauffeur du père. Simple à combiner la combine. Guetter le départ du fils. Passer à toute allure au feu rouge.
Le brigadier : Elle ne le supportait plus. Il ne supportait plus qu’elle ne le supporte plus.
L'inspecteur: Et alors, le brigadier, résumons. Accident frontal, violent, choc à la tête, le conducteur évanoui.
Le brigadier : Au même moment, les deux doigts...
L'inspecteur : Lesquels ? Index et majeur droits…
Le brigadier : … les deux doigts ont fini de pénétrer...
L'inspecteur: Vous avez remarqué la longueur des ongles? Impressionnant.
Le brigadier:... donc les deux doigts, dans la place, ont remonté simultanément chaque narine, de toute leur longueur, puis les fosses nasales pour aller sectionner l'artère située en arrière, ici, enfin par là, comme deux lames aiguisées... tchac! l'artère frontale interne...
L'inspecteur: Ouah ! vous vous y connaissez.
Le brigadier: … branche de la carotide interne. Mon jumeau est oto-rhino-laryngologiste.
L'inspecteur: Donc il s'est vidé de son sang rapido.
Le brigadier: Très! Permettez l'inspecteur : la carotide interne ! Jets violents, 500 à 2000 cm3 en quelques minutes. Le sang a rempli les poumons.
L'inspecteur: Donc, il est mort étouffé.
Le brigadier: Je dirais noyé.
L'inspecteur: Ah! Oui! Noyé, c'est cela.
(ils s'extirpent du véhicule)
Pour finir nous avons donc : accident sur la voie publique, conducteur mort noyé, les doigts dans le nez. Comme il a vécu.
Une hypothèse, une simple hypothèse. Alors ça oui ! Alors ça oui !
(il claque des doigts en s’éloignant)
Alors ça oui!
Le brigadier (compose un n° sur son portable en chantonnant « Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot messieurs »)
Allô ! Ton double au rapport… Dis-donc je t’ai envoyé des photos, tu m’en diras des nouvelles… Oui, la victime… Surprise ! tu verras, elles feront merveille dans ton album ! Au fait, ta laryngoscopie, ça s’est bien passé ? … Veinard!
FIN