Adam et Eve (Remastered)

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Thèmes : · · ·
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Récit décalé de la création du premier couple humain, œuvre de Dieu. Adam et Ève découvrent leur humanité et se posent les premières questions existentielles ou simplement matérielles.
Il s’agit d’une suite de sketchs avec Adam et Eve comme fil rouge. On peut ne jouer que quelques sketchs comme la totalité (1h30)

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Liste des personnages (3)

ADAMHomme • Jeune adulte/Adolescent
Le premier homme
EVEFemme • Jeune adulte/Adolescent
La première femme
DIEUHomme • Age indifferent
Voix off

Décor (1)

Décor uniqueLe Jardin d’Éden. Au choix, décor minimal vide, juste 2 ou 3 cubes faisant office de rochers, ou décor factice de végétation colorée, un pommier garni de pommes en fond de scène, 2 ou 3 gros rochers au premier plan.Adam et Ève porteront des collants de couleur chair. Ils seront vêtus, pour la dernière scène, de vêtements frustres de paysans.Le noir est fait à chaque fin de saynète. Puis la lumière revient graduellement au début de la saynète suivante, laissant présumer qu’un temps indéterminé s’est écoulé. La durée sera suggérée par la remontée plus ou moins rapide de lumière. L’effet de longueur peut être accentué avec un fond sonore spatial.

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Création

Dieu (off), Adam - Durée : 4 minutes

L’action se déroule au Jardin d’Éden. Décor de végétation, un pommier en fond de scène, deux rochers au premier plan. Les acteurs sont nus (vêtus de collants couleur chair).

Musique douce (Indication : thème de « Bonne nuit les petits »).

Adam dort, allongé au sol.

DIEU, appelle. Adam !... (Adam ne bouge pas. Plus fort.) Adam !

ADAM, remue, s’étire.  ― Mmmmmh !...

DIEU ― Adam !

ADAM, s’éveille en sursaut.  ― Hein ! Quoi ?

DIEU ― Lève-toi et marche !

ADAM, se lève d’un bond, paniqué. ― Qu’y a-t-il ?

DIEU ― Ah ! Enfin debout ! Tu as vu l’heure qu’il est ?

ADAM, interloqué. ― L’heure ?

DIEU ― Non, je rigole. L’heure n’a pas encore été inventée.

ADAM, cherche du regard l’origine de la voix. ― Qui me parle ?

DIEU ― Moi, Dieu !

ADAM ― Qui ça ?

DIEU ― Je suis Dieu, je suis ton créateur… (Réaction hébétée d’Adam.) Je suis ton Père.

ADAM ― Ah !... Bonjour papa.

DIEU ― Appelle-moi Père, ou Dieu, ou l’Eternel, ou…

ADAM, baille. ― Père, ça ira bien… Où es-tu, Père ? Je ne te vois pas.

DIEU ― Tu ne peux pas me voir. Je suis omniprésent, je suis dans les arbres, dans les pierres, dans les cours d’eau… Je suis en toi, Adam. Je suis en tout.

ADAM, impressionné. ― Eh ben !... Ça fait flipper.

DIEU ― Ça doit te rassurer, au contraire. Je suis là pour t’aimer, pour t’aider, te conseiller, t’encourager… Je suis ton Père et je ne veux que ton bien.

ADAM ― Super !

DIEU ― Bon. Sinon, comment te sens-tu ?

ADAM ― Bien, bien… J’ai un petit creux, là… (Il montre son ventre.)

DIEU ― Tu as faim, c’est bon signe. Tu trouveras à manger dans mon Jardin d’Éden. Tout est comestible, tout est bon, régale-toi.

ADAM ― Ton Jardin d’Éden ? Qu’est-ce que c’est ?

DIEU ― L’endroit où tu te trouves. C’est un coin de Paradis, je l’ai créé pour toi.

ADAM, regarde les rochers qui sont les objets les plus proches de lui. ― Je peux tout manger ?

DIEU ― Tout ce qui est tendre, oui. Évite les cailloux.

ADAM, tapote le rocher. ― Ah, oui, c’est dur !... Ça sert à quoi si ça ne se mange pas ?

DIEU ― Euh !... À faire joli.

ADAM ― C’est de la déco, quoi !

DIEU ― Oui. C’est le Paradis. Le Paradis doit être beau. Tu ne trouves pas ça beau ?

ADAM ― Si, si… Et pour manger, alors ?

DIEU ― Promène-toi, cherche autour de toi. Tu trouveras des fruits, des fleurs, des champignons… Tu trouveras aussi et surtout l’arbre de la vie. Tu peux te nourrir de ses fruits et même en abuser. Ils te donneront la vie éternelle.

ADAM ― Il y a du café ?

DIEU ― Du café ?

ADAM ― Oui, ça m’est venu comme ça, je ne sais pas ce que c’est mais d’un coup j’ai eu une envie de café. J’ai même senti l’odeur. C’est bizarre, non ?

DIEU ― C’est bizarre en effet. Mais si tu cherches, tu trouveras certainement. Je ne peux pas tout faire à ta place. Le Jardin t’appartient. À toi de jouer maintenant.

ADAM ― Jouer ! J’aime ce mot là : jouer.

DIEU ― Alors, tu peux y aller.

ADAM ― Où ça ?

DIEU ― Eh bien, chercher à te nourrir !

ADAM ― Ah, oui !... Mais je suis un peu fatigué, là.

DIEU ― Comment ça, fatigué ! Tu viens tout juste de naître et tu es déjà fatigué ?

ADAM ― J’ai mal dormi… J’ai fait un drôle de rêve.

DIEU ― Un rêve ? À peine venu au monde ? Tu m’étonnes !

ADAM ― Peut-être même un cauchemar.

DIEU ― Le Paradis ne peut pas engendrer de cauchemars. Raconte !

ADAM ― J’étais dans la terre… Non, dans la poussière… Non, j’ÉTAIS la poussière… Je n’étais que poussière, partout. Je n’avais pas de contour, pas d’yeux, pas de bouche… je n’étais rien que poussière. Et pourtant j’avais une conscience. Je percevais une force qui me manipulait, me malaxait, me triturait… Ça a duré longtemps, je ne sais pas combien de temps car je n’ai pas de notion du temps… Et puis, j’ai entendu mon nom. Je ne connaissais pas mon nom, mais j’ai su que c’était mon nom : Adam. (Il crie.) Adam !... Et je me suis réveillé.

DIEU ― Ce n’est pas un rêve, mais la réalité. C’est moi qui t’ai créé ainsi.

ADAM ― Avec de la poussière ?

DIEU ― Appelle ça de la poussière si tu veux, pour simplifier.

ADAM ― J’ai du mal à comprendre.

DIEU ― C’est normal, tu as tout à découvrir.

ADAM ― J’ai du mal à comprendre aussi comment les mots me viennent. Ce mot : poussière… ou encore café, ou cauchemar, ou… fruit, fleur, arbre, terre, caillou, chou, hibou, bijou, toutou, biniou, pilou-pilou, caramel mou…

DIEU ― Arrête !... C’est moi qui l’ai voulu ainsi, ça doit te suffire. Pour l’instant, en tous cas.

ADAM ― Ça vient tout seul. Comment je respire, pourquoi je sens des odeurs (Il renifle ostensiblement.), pourquoi je marche ? (Il fait quelques pas, donne un coup de pied à un rocher.) Aie ! Et pourquoi j’ai mal ?

DIEU ― Tu te poses beaucoup trop de questions pour un nouveau-né.

ADAM ― Excuse-moi, Père.

DIEU ― Ne t’excuse pas. C’est moi qui t’ai créé curieux. Pour l’heure, va donc te dégourdir les jambes, découvrir le Jardin sublime qui t’entoure. Là, tu trouveras des réponses à tes questionnements, et les mots qui s’accordent à toutes ces choses encore inconnues pour toi. (Adam reste immobile.) Va ! C’est un ordre.

ADAM ― Oui, papa. Pardon... Oui, Père. (Il sort, un peu penaud.)

DIEU, soupire. Ouf ! Pas facile d’être Père.

NOIR

 

La découverte

 Dieu (off), AdamDurée : 5 minutes

 Adam entre en courant, enthousiaste. Il tient dans sa main une belle grappe de raisin.

ADAM, appelle. ― Père ! Ô mon Père !

DIEU ― Oui, Adam. Je suis là.

ADAM ― Regarde ce que j’ai trouvé. (Il élève la grappe à bout de bras.)

DIEU ― Oui mon enfant, c’est du raisin.

ADAM ― Et c’est bon ! Si tu savais comme c’est bon !

DIEU ― Je le sais, Adam. Je l’ai créé pour toi, ce raisin.

ADAM ― Merci, Père. J’adore ! Et il y en a plein.

DIEU ― Il y a beaucoup d’autres fruits aussi merveilleux.

ADAM ― Ouiii ! J’y retourne. (Il sort en courant.)

DIEU ― Quel enfant ! Quel plaisir de le voir s’extasier à chaque découverte. Je ne regrette pas de l’avoir créé. Un Paradis sans Homme, c’est comme un piano sans pianiste, ou une boule à neige sans personne pour la secouer, ou un vélo sans pédales, ou une valise sans poignée, ou… mais je m’égare…

ADAM, entre en trombe. ― Père ! Père !

DIEU ― Oui. Ne crie pas, Adam. Je ne suis pas sourd.

ADAM ― Regarde ! (Il présente une banane.) C’est une banane !

DIEU ― Oui. Elle est belle.

ADAM ― Il faut l’éplucher avant de la manger. (Il épluche consciencieusement sa banane.) La peau, c’est pas terrible. C’est mangeable mais c’est pas terrible. (Il mord dans la banane. En mâchant :) La pulpe est délichieuse.

DIEU ― Oui. J’ai dû envelopper les fruits d’une peau afin qu’ils se conservent au mieux, et les plus tendres ont une peau épaisse qu’il faut évidemment ôter avant de consommer.

ADAM, mâchant. ― Ch’avais compris. (Il repart en courant.)

DIEU ― Bien… Où en étais-je ?... Le Paradis… et l’Homme. À quoi bon un Paradis si personne n’en profite ? J’aurais pu y loger les Anges. Mais ils ont déjà le ciel, les nuages, les planètes s’ils le souhaitent… Les Anges ne sont pas curieux. Une harpe, une flûte, une simple guimbarde suffit à leur béatitude. Ils n’auraient pas su quoi faire du Paradis et ils se seraient pris les ailes dans les branches des arbres…

ADAM, entre de nouveau en criant. ― Pèèèère !

DIEU ― Adam ! Je t’ai déjà dit de ne pas hurler.

ADAM, fort. ― Oui, Père ! Regarde ! (Il tient un lapin.)

DIEU ― Qu’est-ce que c’est que ça ?

ADAM ― Un lapin !

DIEU ― Ah, oui, c’est vrai ! J’ai créé tellement de choses et de bêtes, je ne me souviens pas de tout. De plus, je t’autorise à les baptiser du nom qu’il te plaira : lapin, pralin, sanglin, croquedent…

ADAM ― Non, non, lapin c’est bien. (Il entonne la chanson « Un lapin[1] ».) Ce matin, un lapin… Euh ! J’ai pas la suite… Ça se mange, un lapin ?

DIEU ― Adam ! Enfin ! Tu es au Paradis. Il y a tellement d’autres choses à manger, tu ne vas pas tuer un lapin pour le manger !

ADAM ― Tuer ? C’est quoi ?

DIEU ― Lui ôter la vie. On ne tue pas, ici. On est respectueux de la vie.

ADAM ― Ah, bon. Ça sert à quoi, un lapin ?

DIEU ― C’est mignon, un lapin. On le caresse, on le cajole, on joue avec…

ADAM ― Ok ! C’est de la déco.

DIEU ― Si tu veux…

ADAM ― C’est de la déco quil fait des crottes.

DIEU ― Toi aussi tu fais des crottes.

ADAM ― Ah, non !

DIEU ― Ça va venir. Mange encore quelques fruits.

ADAM ― J’ai goûté une crotte du lapin, c’est encore moins bon que la peau de banane.

DIEU, soupire. Pfff ! Quand je t’ai dit que tout était bon, c’était une image. Tu ne dois pas manger n’importe quoi. Et l’arbre de la vie ? Tu as trouvé l’arbre de la vie ?

ADAM ― Celui avec de gros fruits rouges, oui ! (Il désigne le pommier en fond de scène.)

DIEU ― Ce sont des pommes.

ADAM, sur l’air de la 5ème symphonie de Beethoven. ― Pom pom pom pom… J’ai une de ces patates quand je mange des pommes !

DIEU ― C’est fait pour… Tu trouveras toutes sortes d’autres fruits, mais aussi des légumes, des racines, des noix, des amandes, du miel… Ne crains pas les abeilles, elles ne piquent pas…

ADAM ― D’accord ! Je repars. (Il sort en courant.)

DIEU ― Il est insatiable. Ça me change des Anges installés pour l’éternité sur leur petit nuage... Et si… s’il jouait d’un instrument lui aussi. Cela calmerait sans doute son hyperactivité… Je vais lui envoyer une flûte. On va bien voir. Hop là !...

ADAM, revient aussitôt, toujours courant. ― Pèèèère !

DIEU, lassé. Ne crie pas, s’il te plait.

ADAM ― J’ai trouvé ça. (Il tient une flûte.) En fait, je ne l’ai pas trouvée, je l’ai reçue sur la tête.

DIEU ― C’est moi qui te l’ai envoyée. Tu aimes la musique ?

ADAM ― Je ne sais pas.

DIEU ― Cet instrument est une flûte. Pose tes lèvres sur l’embouchure. (Adam s’exécute.) De l’autre côté. (Adam tourne la flûte.) Voilà ! Tu souffles dedans pendant que tes doigts ouvrent et bouchent les trous qui se trouvent dessus.

Adam joue. Il sort de l’instrument une cacophonie épouvantable. Pourtant, il a l’air d’apprécier. Il danse même en jouant. Un moment, puis :

DIEU ― Ça va ! Ça va ! Ça suffit !

ADAM, s’arrête. ― C’est chouette, hein ?

DIEU ― On va dire ça, oui. Pour un début, c’est pas mal.

ADAM ― Je vais apprendre.

DIEU ― Bonne idée. Mais pas maintenant…

ADAM ― J’aurais préféré une guitare.

DIEU ― Une guitare ?

ADAM ― Oui, tu sais cet instrument avec un manche et des cordes. Tu pourrais m’envoyer ça ?... S’il te plait, Père.

DIEU ― Euh !... Oui… J’ai une idée. On va jouer. Je vais cacher une guitare dans le Jardin et tu vas la chercher. D’accord ?

ADAM ― Ouiii ! Super !

DIEU ― Ça y est, c’est fait.

ADAM ― Quoi ?

DIEU ― J’ai caché la guitare. Tu peux aller la chercher.

ADAM ― Déjà ! C’est rapide. Merci, Père. (Il sort en courant, revient aussitôt.) Père !

DIEU ― Quoi encore ?

ADAM ― Je pourrais avoir un ballon, aussi ?

DIEU ― Un ballon ?

ADAM ― Oui. Tu sais, une boule de caoutchouc pour jouer avec les pieds…

DIEU ― Ok ! Ok ! Voilà un ballon. (Un ballon rebondit sur la scène.) Amuse-toi.

ADAM, attrape le ballon. ― Merci, Père. Je cours chercher la guitare. (Il sort en courant.)

DIEU ― Ouf ! Un peu de calme... Ce n’était pas une bonne idée, la flûte. J’espère qu’il sera plus doué avec une guitare… Sinon, je lui enverrai l’Ange Gabriel comme professeur, il se débrouille très bien dans les missions délicates… Pour l’instant, avant qu’il la trouve, je suis tranquille… (Il soupire.) Ah ! Ce n’est pas facile facile d’être Père !

NOIR

 

L’ennui

Dieu (off), Adam - Durée : 5 minutes

 Adam tourne en rond. Il arpente mollement la scène en traînant les pieds, fait des haltes momentanées, considère le public d’un air las, pousse de la pointe du pied le ballon posé sur le sol, puis reprend sa marche incertaine. Il sort parfois de scène pour revenir un instant plus tard en affichant toujours une lassitude extrême.

DIEU ― Adam ! Cesse de t’agiter, tu me donnes le tournis.

Adam s’immobilise, puis va s’asseoir sur un rocher dans la position du Penseur de Rodin.

DIEU ― Que se passe-t-il, mon enfant ?

ADAM ― Je m’emmerde, Père !

DIEU, outré. Oh ! Adam !

ADAM ― Pardon, je voulais dire : je m’ennuie… Je m’ennuie ferme, quoi !

DIEU ― Je ne comprends pas. Tu n’as parcouru qu’une partie infime du Jardin d’Eden. Il te reste tant de choses à découvrir.

ADAM, morose. ― D’autres arbres, d’autres fruits, d’autres fleurs, d’autres cours d’eau, d’autres animaux…

DIEU ― Tous différents. Il y a une variété infinie d’espèces animales et végétales …

ADAM ― Tous différents, mais tous tellement pareils.

DIEU ― Tu n’as pas encore rencontré le chameau. J’en ai fait à une bosse et à deux bosses. Et le kangourou ! Il fait des bonds de plusieurs mètres. Le caméléon, lui, change de couleur par mimétisme avec son environnement. Le perroquet est adorable. Il arbore de belles couleurs et il est capable de siffler, chanter, parler…

ADAM ― Il connait trois mots. Tu parles d’une conversation !

DIEU ― Les minéraux ! J’ai créé d’innombrables variétés de minéraux. Certes, il faut les chercher, mais ils valent la peine.

ADAM ― Mmouais…

DIEU ― Et la guitare ? Tu ne joues plus de ta guitare ?

ADAM ― J’apprends. Mais c’est long et fastidieux.

DIEU ― Tu as le temps, tu as l’Éternité devant toi.

ADAM ― Je n’ai pas vraiment la notion du temps, mais je trouve ton Éternité un peu longue à mon goût. Tu ne t’ennuies pas, toi, Père ?

DIEU ― Moi ?... Non. Je fais des choses, je crée. L’Univers, le Soleil, la Terre… C’est du boulot !

ADAM ― Moi aussi, je créé. (Il récupère un collier caché derrière un rocher.) Regarde. (Il tend le collier.)

DIEU, faussement enthousiaste. Oh ! Un collier en crottes de lapin !

ADAM ― Il y a des crottes de chèvre aussi.

DIEU ― C’est bien.

ADAM ― Non, ce n’est pas bien, tu dis ça pour me faire plaisir. C’est moche.

DIEU ― C’est un début, tu feras mieux avec de l’expérience. Ce n’est qu’une question de pratique…

ADAM, dépité. ― Je n’en suis pas persuadé.

DIEU ― Et pourtant. La parcelle de divinité que j’ai insufflée en toi te conduit inéluctablement vers la création.

ADAM ― Mais que pourrais-je bien créer, moi, rien qu’avec mes doigts ? (Il regarde tristement ses mains.)

DIEU ― Tu ne le sais pas encore, Adam, mais tu ne créeras pas uniquement avec tes doigts.

ADAM ― Ah, bon ? Et avec quoi ?

DIEU, embarrassé. Euh !... (Très vite :) Ton cerveau, Adam, n’oublie pas ton cerveau ! Il est ton organe essentiel… Pour l’instant.

ADAM ― Mouais… Donc, tu me conseilles de continuer.

DIEU ― Nourris-toi de tes échecs, c’est la meilleure façon de progresser.

ADAM ― Toi aussi, Père, tu ratais des trucs au début ?

DIEU ― Non ! Je suis Dieu. Dieu est parfait et infaillible. Ne l’oublie jamais. Et sache aussi que, étant éternel, il n’y a pour moi ni début ni fin.

ADAM, effaré. ― Oh là là ! Ni début ni fin…

DIEU ― C’est l’Éternité.

ADAM ― Et tu ne t’ennuies jamais ?

DIEU ― Tu me l’as déjà demandé.

ADAM, avec insistance. ― Ce n’est pas parce que tu t’ennuyais un chouia que tu m’as créé ?

DIEU ― Quelle idée !

ADAM ― Tu ne te sentais pas un peu seul sans moi ?

DIEU, on sent l’agacement poindre. Non !... Et je ne suis pas seul. Je suis accompagné d’une multitude d’Anges…

ADAM ― Qui jouent de la lyre, du pipo et de la guimbarde, je sais. Ce doit être un peu monotone, non ?

DIEU ― Pas du tout, ils jouent très bien. Écoute !

On entend une musique céleste (Musique des Anges ou Musique Sacrée.) Adam écoute, bouche bée. Un temps puis la musique s’amenuise jusqu’à s’éteindre.

ADAM ― Ils jouent mieux que moi.

DIEU ― Sans vouloir te vexer, je suis contraint de valider ta remarque.

ADAM ― C’est beau, certes, mais tout de même !... Je n’aimerais pas écouter ça toute une éternité.

DIEU ― Tu me désoles.

ADAM, déprimé. ― Et voilà, je suis nul ! Je ne sers à rien, je ne sais rien faire, je m’ennuie, je suis seul, je pose des questions bêtes…

DIEU ― Mais non, Adam. Tu es tout neuf, tu es un nouveau-né, tu as tout à apprendre, même dans tes goûts musicaux, et tes questions ne sont pas bêtes. Je t’ai fait à mon image, tu seras donc un créateur toi aussi. Mais il te faudra apprendre à travailler avec les outils que je t’ai donnés : ton cerveau et tes mains. Et apprendre la patience aussi.

ADAM ― Mais comment vaincre cet ennuie qui me ronge ? Si j’avais quelqu’un à qui parler…

DIEU ― Je suis là, moi.

ADAM ― Je veux dire quelqu’un comme moi, avec qui je pourrais avoir un contact physique, avec qui je pourrais danser, sauter, courir ou jouer au ballon…

DIEU, embarrassé. Ça viendra. Apprend à dominer tes pulsions d’abord et apprend la patience, je te le répète.

ADAM ― Ça viendra ? Ça veut dire que…

DIEU, agacé. Ça ne veut rien dire du tout ! Patience, encore une fois ! Utilise ton cerveau et tes mains et cesse de pleurnicher. Tu es au Paradis. Non, mais !

ADAM ― Bon, bon, d’accord, je vais réfléchir et voir ce que je peux faire de mes mains, si c’est ta volonté. (Il s’apprête à sortir.)

DIEU ― C’est ça, c’est ma volonté. (Adam sort, penaud tandis que Dieu soupire.) Pfff ! Non, ce n’est pas facile facile d’être Père !

NOIR

 

Odom

Dieu (off), Adam - Durée : 6 minutes

Adam entre. Il tire un petit traîneau au bout d’une corde, sur lequel trône une sorte de bonhomme de neige… en argile[2]. Une carotte forme le nez, deux cailloux font les yeux, et une banane lui dessine  un large sourire. Deux branches constituent les bras.

ADAM ― Père ! Tu es là ?

DIEU ― Bien entendu, Adam. Je suis toujours là.

ADAM ― J’ai une surprise. Regarde !

DIEU ― Qu’est-ce que c’est que ça ?

ADAM, fier. ― Je te présente Odom !

DIEU ― C’est de l’Art ?

ADAM ― J’ai réfléchi, comme tu m’as conseillé, Père, et j’ai fait travailler mes mains. Après plusieurs essais, j’ai trouvé une terre malléable et résistante… J’ai créé Odom, mon nouvel ami, en argile. Nous sommes Adam et Odom.

DIEU, reste sans voix.

ADAM ― Il ne te plaît pas ?

DIEU ― Si, si… C’est… surprenant.

ADAM ― Et je lui parle !... (Adam s’adresse à Odom.) Bonjour, Odom. Comment vas-tu ?

Adam parle à la place de la statue en modifiant sa voix, à la façon d’un ventriloque.

ODOM  ― Bonjour, Adam. Je vais bien. Mais je me sens un peu engourdi dans toute cette terre.

ADAM ― C’est parce qu’elle a séché. Je t’arroserai lorsque nous retournerons à la rivière.

ODOM ― Merci Adam, je dois m’hydrater souvent.

ADAM ― Sinon, tu vas te casser, je sais. Peut-être qu’en te faisant cuire…

ODOM, horrifié. ― Tu veux me faire cuire ?

ADAM ― C’était une idée, comme ça, pour que l’argile durcisse. Mais si tu n’es pas d’accord…

ODOM ― Pas d’accord, non ! Ça doit être douloureux.

DIEU ― Arrête ça, Adam, c’est ridicule !

ADAM ― Tu as raison, Odom, le Père n’est pas d’accord non plus. Dis bonjour au Père qui nous regarde, Odom.

ODOM ― Bonjour, Père.

DIEU ― Ça suffit, Adam ! Et je ne suis pas son Père.

ADAM ― Tu n’es pas le Père de toutes choses ?

DIEU ― Tu m’énerves ! Je suis le Père de toutes choses que j’ai créées, pas de cette chose là.

ADAM ― Alors, c’est moi son père ? Mais je ne veux pas être son père !

ODOM ― Je suis trop moche, c’est ça ?

ADAM ― Mais non ! C’est que je ne veux pas être père, je veux un ami, c’est tout.

ODOM ― Ouiii ! Moi aussi, je veux être ton ami.

ADAM ― Le problème, c’est la mobilité.

ODOM ― Oui. Et puis, si je pouvais être un peu moins moche, aussi.

ADAM ― Je fais avec les moyens du bord. (S’adressant à Dieu.) Si tu voulais m’aider, Père.

DIEU ― T’aider ? Tu ne me demandes tout de même pas de donner la vie à ce tas de boue ?

ODOM ― Tu vois Adam, je ne suis qu’un tas de boue !

DIEU ― Cesse ce jeu ! Ce n’est pas drôle.

ADAM ― Ce n’est pas drôle d’être seul, Père, et de ne pouvoir parler à personne.

DIEU ― Je te rappelle que tu n’es jamais seul puisque je suis toujours présent. Tu peux me parler, et je te réponds. Alors que lui, ne te répondra jamais.

ADAM ― Je réponds à sa place.

DIEU ― Dans ce cas, tu n’as pas besoin de lui.

ADAM ― Lui, je le vois, je le touche, sa présence est palpable. Il est comme moi, fait de matière, même s’il n’est qu’un tas de boue.

DIEU ― Bon, bon… (Gros soupir.) J’entends ton mal-être et je consens à te délivrer de ta souffrance.

ADAM, enjoué. ― Tu vas le faire vivre ?

DIEU ― Non. Il en est hors de question. Je vais simplement accélérer la procédure.

ADAM ― Je ne comprends pas.

DIEU ― Tu n’es pas destiné à rester seul, Adam. Tu dois peupler le Jardin, et tu n’y parviendras pas sans la participation de ton élément complémentaire.

ADAM ― Je comprends encore moins.

DIEU ― Jusqu’alors, j’étudiais ton comportement, attendant le bon moment. Tu n’es pas encore exactement comme je le souhaiterais, un peu plus mature. Mais je ne peux pas te laisser déprimer au sein de mon Paradis, ça ferait tache. Alors, oui, je vais te donner une compagne.

ADAM, enthousiaste. ― Ah !

DIEU ― Tu sais ce qu’est une compagne ?

ADAM ― Euh !... Oui… Non… Pas vraiment.

DIEU ― Voilà pourquoi j’attendais encore un peu… Tu as sans doute remarqué que les animaux vivent en couple, mâle et femelle, et se multiplient de la sorte…

ADAM ― Oui ! Ça fornique dans tous les coins, au Paradis !

DIEU ― Tu as des réflexions étonnantes, parfois, et un peu exagérées.

ADAM ― Pas tant que ça. Et dans l’eau, les poissons aussi ?

DIEU ― Les poissons… c’est un peu différent… mais le principe est le même… et l’important, c’est que tu le comprennes.

ADAM ― Quoi ?

DIEU ― Le principe mâle et femelle.

ADAM ― Oui, je comprends. Mais du coup, je me pose la question : qui est ma mère ?

DIEU ― Tu n’as pas de mère. Tu es né de mon souffle divin. Chaque être premier est de naissance divine. D’ailleurs, tu n’as pas de nombril. Les êtres premiers n’ont pas de nombril car ils ne sont pas issus d’un ventre maternel.

ADAM, regarde son ventre. ― Pfff ! En voilà une histoire !

DIEU ― Es-tu prêt, Adam, à accueillir ta compagne ?

ADAM, euphorique. ― Oui, oui, oui, Père !

DIEU ― Dans ce cas, tu dois me donner une de tes côtes.

ADAM ― Hein ? Une quoi ?

DIEU ― Une côte, ce n’est rien qu’un petit os courbé qui ne te sert à rien et qui me servira à former un nouvel humain.

ADAM ― Une côte, une côte… Pourquoi m’as-tu fait des côtes si elles ne servent à rien ?

DIEU ― Une seule ne sert à rien, c’est l’ensemble qui est important dans ton anatomie. Tu en as douze paires, c’est plus que nécessaire. Je ne t’en demande qu’une unique, et une côte flottante me suffira.

ADAM ― Ah, mais non ! Ça doit faire mal !

DIEU ― Ce sera vite fait. Tu ne sentiras presque rien.

ADAM ― Je ne veux pas !

DIEU ― Un petit bobo pour une belle surprise : ta compagne. Ce n’est pas grand-chose.

ADAM ― Tu ne peux pas la façonner en poussière, comme moi ?

DIEU ― Non, il me faut un peu de toi pour que vous soyez en accord, en sympathie, tous les deux.

ADAM ― Un cheveu ! Je veux bien te donner un cheveu ou même plusieurs…

DIEU ― Adam ! Comporte-toi en homme, sois fort.

ADAM ― Non, non et non ! (Il sort en courant. On l’entend en coulisse.) Je ne veux pas.

DIEU ― Adam ! Ne fais pas l’enfant. Tu sais très bien que je suis partout où tu es. Ce n’est donc pas la peine de courir…

ADAM, hurle en coulisse. ― Aie !

DIEU ― Voilà, c’est fait. Tu vois que ça ne valait pas tout ce tintouin.

ADAM, revient en se tenant les côtes. ― Aie ! Ça fait mal !

DIEU ― Tu es bien douillet.

ADAM ― J’aimerais t’y voir, toi.

DIEU ― Mesure tes paroles, Adam.

ADAM ― Excuse-moi, Père… Mais tu ne peux pas comprendre la douleur puisque tu es immatériel.

DIEU ― Tu te trompes. Je la connais à travers toi, et à travers tous les êtres que j’ai créés. Du reste, tu ne vas pas chipoter pour une petite douleur passagère, non ?

ADAM, avec une moue. ― Petite…

DIEU ― Tu en seras récompensé, ne l’oublie pas.

ADAM, enthousiaste. ― C’est vrai ! Alors, c’est pour quand ?

DIEU ― Tout de suite. Va t’en jeter ta sculpture à la rivière, qu’elle n’en soit pas effrayée, et tu trouveras ta compagne à ton retour.

ADAM ― J’y vais, Père. (Il se tourne vers Odom.) Je suis désolé, Odom, mais je dois te sacrifier… (Il sort en tirant le traîneau.) au nom du Père.

DIEU ― Au nom du Père ! Je n’aime pas beaucoup cette expression… Ce n’est pas facile d’être Père et je sens que cela ne va pas s’arranger.

NOIR

 

La rencontre

Dieu (off), Adam, Ève - Durée : 5 minutes

Adam entre dans un bel état de nervosité. Il trépigne d’impatience.

ADAM ― Alors, Père !... Où est-elle ?

DIEU ― Tu es bien impatient, Adam. Elle arrive… Mais calme-toi d’abord, tu vas l’effrayer à te trémousser comme un asticot.

ADAM, piétine.  ― J’ai une envie de pisser ! C’est l’excitation.

DIEU ― Eh bien, va te soulager. Et reviens-nous apaisé.

ADAM ― Oui, Père. (Il sort à droite en courant.)

DIEU ― Tu peux venir, Ève. Il se prépare à t’accueillir.

Ève entre à gauche. Elle s’immobilise sensiblement au centre de la scène. Adam revient en courant. Il stoppe net devant Ève, pétrifié.

DIEU ― Adam, je te présente Ève... Ève, je te présente Adam.

ÈVE, charmante. ― Bonjour, Adam.

ADAM, reste sans voix. ― …

DIEU ― Adam ?... Tu es là ? Dis quelque chose.

ADAM ― Glabada…

DIEU ― Ce n’est pas la formule d’accueil que j’attendais…

ÈVE ― Il est timide.

ADAM ― Non… Euh ! Je suis surpris…

ÈVE Je ne te plais pas ?

ADAM ― Oh si ! Mais… tu n’es pas comme moi !

DIEU ― Vous êtes à la fois semblables et différents. Tu es un homme, Adam. Et Ève est une femme.

ADAM ― C’est donc ça !

ÈVE ― Tu ne me trouves pas jolie ?

ADAM ― Jolie, oui… Plus jolie qu’Odom.

ÈVE ― Odom ?

DIEU ― Odom est une statue d’argile fabriquée par Adam pour se tenir compagnie. Mais tu la verras certainement, Ève, puisqu’il ne l’a pas détruite comme je le lui ai demandé. Il l’a cachée dans un bosquet.

ADAM ― J’oublie toujours que tu vois tout, Père.

ÈVE, enthousiaste. ― Tu es donc un artiste, Adam ?

DIEU ― Euh !... Attends de voir la chose.

ÈVE ― Je suis impatiente.

ADAM ― Oh, mais j’y pense ! (Adam récupère le collier de crottes resté derrière le rocher.) J’ai créé ça aussi… Je te l’offre, Ève, en cadeau de bienvenue. (Il passe le collier au cou d’Ève.)

DIEU ― Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Adam.

ÈVE ― C’est pittoresque…

ADAM ― C’est un collier de crottes.

ÈVE, grimaçant.  ― Ah !... L’intention est charmante.

ADAM ― Des crottes de lapin et de chèvre.

ÈVE ― Mmmmh ! C’est délicat.

DIEU ― Ce n’était pas utile de préciser, Adam.

ÈVE ― Du coup, on va attendre un peu avant de voir Odom.

DIEU ― Oui. Adam te fera visiter mon Jardin d’abord. Tu y découvriras des merveilles : l’arbre de la vie en premier lieu car il est celui qui te donnera force et vitalité, mais aussi beaucoup d’autres arbres chargés de fruits suaves, ainsi que des oiseaux aux mille couleurs, des cours d’eau enchanteurs... J’ai poussé le luxe jusqu’à créer des rivières d’eau chaude. Et les animaux qui peuplent ces lieux sont inoffensifs, ils ne vous feront jamais aucun mal…

ADAM ― J’ai tout de même à me plaindre des singes.

DIEU, étonné. Les singes ?

ADAM ― Oui, ils m’ont volé mon ballon !

DIEU ― Oh, Adam ! Il ne s’agit pas d’un vol. Ils sont joueurs, tu peux bien leur prêter ton ballon. Ils te le rendront.

ADAM ― Dans quel état ?

DIEU ― Je t’en ferai un autre s’il n’y a que ça pour te consoler.

ADAM ― Merci, Père.

ÈVE ― Il y a beaucoup d’animaux dans ton Jardin, Père ?

DIEU ― Oui, mais je le répète, ils sont inoffensifs.

ÈVE ― Et des insectes aussi ?

ADAM ― Tout plein !

ÈVE, horrifiée. ― Des araignées ?

ADAM ― Et des abeilles. Les abeilles, c’est bien parce qu’elles font du miel… (Avec une moue dubitative :) Les autres…

DIEU ― Quoi, les autres ?

ADAM ― Excuse-moi, Père, ça m’a échappé… Mais on se demande parfois à quoi servent tous ces insectes.

ÈVE ― Il y a des mouches ?

DIEU ― Bien entendu. Et des sauterelles, des libellules, des papillons, des fourmis, des scorpions…

ÈVE ― Quelle horreur !

DIEU ― Ils ne piquent pas. Rien ne peut te faire souffrir au Paradis.

ÈVE ― Mais ce sont des bestioles horribles !

DIEU, agacé. Attends de voir Odom.

ADAM ― Père !

DIEU, railleur. Excuse-moi, Adam, ça m’a échappé.

ÈVE ― Je présume qu’on y trouve aussi des souris, des rats, des lézards et autres joyeusetés.

DIEU ― Il faut de tout pour faire un monde. Et ce que tu trouves laid et repoussant, Ève, peut être séduisant pour d’autres.

ADAM ― C’est comme Odom.

DIEU, soupire. Pfff !... Je ne peux pas te donner tort, Adam. J’apprécierais néanmoins que tu progresses dans l’art du modelage.

On entend soudain un rugissement lointain. Ève se jette dans les bras d’Adam.

ÈVE ― Qu’est-ce que c’est ?

DIEU ― N’aie pas peur. Je t’ai dit que tu ne risquais rien.

ADAM, à Ève. ― Moi, j’aime bien quand tu as peur.

DIEU ― C’est un lion. Ici, les lions sont végétariens.

ÈVE, se détache d’Adam. ― Excuse-moi, Adam.

ADAM ― Oh, non ! C’était super. Ne t’excuse pas.

DIEU ― Bon… Eh bien, moi, je m’éclipse. Je vous laisse faire plus ample connaissance… À bientôt, les enfants.

ADAM ― Viens, Ève. Je vais te faire visiter le Jardin d’Eden, comme le nomme Père. (Il lui prend la main.)

ÈVE ― Je te suis, Adam. On pourrait commencer par la rivière d’eau chaude. J’ai très envie de faire un brin de toilette.

Ils sortent, main dans la main.

NOIR

 

Ève

Dieu (off), Ève - Durée : 6 minutes

 Ève entre, s’assoit sur un rocher. Elle ne porte plus son collier.

DIEU ― Bonjour, Ève. Tu me sembles fatiguée.

ÈVE ― Ouf, oui ! Il m’épuise. Il n’arrête jamais.

DIEU, étonné. Non !

ÈVE ― Il court, il saute, il plonge, il se pend aux branches, il monte à cheval, il patauge dans la boue, il joue au ballon… Bref, il ne pense qu’à jouer.

DIEU ― Ah ! C’est ça ?

ÈVE ― À quoi pensais-tu, Père ?

DIEU ― Non, non, à rien.

ÈVE ― Là, on joue à cache-cache. Je suis tranquille pour un petit moment. Il croit que je le cherche.

DIEU ― Il est si désagréable que ça ?

ÈVE ― Il n’est pas désagréable, il est bouillonnant de vivacité et ça me fatigue.

DIEU ― Je vois. Moi aussi, parfois, il me donne le tournis.

ÈVE ― Il est insatiable de curiosité. Il attrape tout un tas de bestioles pour les étudier de près, beurk ! Je n’aime pas beaucoup ça, surtout lorsqu’il veut me faire partager ses découvertes.

DIEU ― Il n’y a aucun danger.

ÈVE ― Je sais, mais certaines sont dégoûtantes.

DIEU ― Ah bon ?

ÈVE ― Excuse-moi, Père. Tu t’es certainement décarcassé à nous faire un Paradis, beau par définition, mais moi je trouve qu’il y a des choses à revoir.

DIEU ― Déjà ? Tu viens à peine de naître, Ève !

ÈVE ― La contestation n’attend pas le nombre des années.

DIEU ― Je vois. Tu es précoce.

ÈVE ― Les vers de terre, par exemple. Ça sert à quoi les vers de terre ?

DIEU ― À aérer la terre qui, sans eux et sans d’autres petits terrassiers, ne serait pas autant foisonnante.

ÈVE ― Et tous ces insectes vrombissants qui nous tournent autour ?

DIEU ― Ce sont des pollinisateurs. Si tu veux jouir d’un décor floral abondant et coloré, tu devras t’en accommoder. Et je te rappelle aussi que ce sont certains de ces insectes qui fabriquent le miel. Tu aimes le miel, Ève ?

ÈVE ― À petite dose… ça fait grossir.

DIEU ― Je vous ai fait complémentaires toi et Adam, mais je ne savais pas à quel point.

ÈVE ― Serais-tu faillible, Père ?

DIEU ― Je ne te permets pas de douter de moi, Ève. Je vous ai créé aussi parfaits que peuvent l’être des créatures de chair. Mais je vous ai aussi accordé le libre arbitre sans lequel vous ne seriez que des esclaves asservis à ma volonté. Cette liberté vous offre la possibilité d’exprimer vos préférences ou vos dégoûts, et vos choix en fonction de cela. Et c’est parce que je ne veux pas intervenir dans vos aspirations que tu peux continuer à  détester les vers de terre, Ève, même s’ils sont utiles à ton environnement.

ÈVE ― Je comprends… Mais le libre arbitre n’est-il pas une générosité dangereuse ? S’il me prenait la frénésie d’écraser tous les vers de terre que je rencontre…

DIEU ― Serais-tu assez stupide pour détruire ce qui participe à façonner ton environnement ?

ÈVE ― Non… je ne sais pas, ça me fait un peu peur d’apprendre que je possède un certain pouvoir… D’un coup, je me sens responsable de ce qui m’entoure…

DIEU ― Tu l’es, Ève. Toi et Adam, vous l’êtes. Et plus que tu ne le crois.

ÈVE ― Que veux-tu dire ?

DIEU ― Ne précipitons pas les choses, je vous en parlerai plus tard.

ÈVE ― Tu éveilles ma curiosité, Père.

DIEU ― Je sais combien votre curiosité est grande à tous les deux, même si elle offre des aspects différents. Ne sois pas impatiente. Cours rejoindre ton Adam et profite de l’instant présent.

ÈVE ― Tu nous caches quelque chose, Père !

DIEU, en riant. Ah, ah, ah ! Et toi, Ève, tu ne caches pas certaines choses ?

ÈVE, ingénue. ― Moi ?

DIEU ― N’est-ce pas toi qui a caché le ballon d’Adam en lui laissant croire que les singes l’avaient emprunté ?

ÈVE ― C’est bien ce qu’ils font régulièrement.

DIEU ― Oui, mais pas cette fois là.

ÈVE ― Un mensonge par omission ! Pour qu’Adam s’occupe davantage de moi et moins de son ballon.

DIEU ― Et le collier ? Qu’as-tu fait du collier de crottes ?

ÈVE ― Il a fondu dans l’eau chaude de la rivière.

DIEU ― Tu l’as un peu aidé.

ÈVE, ironique. ― Je  l’ai beaucoup aidé… Je ne te raconte pas l’odeur dans l’eau chaude !

DIEU ― Un mensonge par nécessité, je présume.

ÈVE ― Tout à fait. J’étais au bord de l’asphyxie.

DIEU ― Tu n’en fais pas un peu trop ?

ÈVE ― Et aussi un mensonge par bienveillance. Comment lui dire que son collier est moche et puant sans le froisser ?

DIEU ― Mais si tu ne le lui dis pas, il s’empressera de t’en fabriquer un autre.

ÈVE ― C’est vrai…

DIEU ― Je n’aime pas beaucoup le mensonge, Ève. Et, comme tu le constate, il ne résout pas les problèmes.

ÈVE ― Tu ne peux pas m’aider sur ce coup là, Père ? Si c’est toi qui l’informe de la nocivité de son collier, il ne se vexera pas.

DIEU ― La nocivité ! Tu y vas fort, Ève. Ces animaux ne mangent que des plantes et leurs déjections sont à peine odoriférantes.

ÈVE ― Tu ne les a pas sous le nez, toi !

DIEU ― Taratata ! Cesse tes jérémiades. Je ne veux pas me mêler de vos affaires de couple. C’est à vous de gérer vos désaccords.

ÈVE ― Mais tu pourrais simplement lui suggérer une autre matière que les crottes.

DIEU ― Ça, je veux bien le tenter. Mais je ne te garantis pas le résultat. Adam aussi a son libre arbitre et il est plutôt entêté parfois.

ÈVE ― Pour le convaincre, j’ai trouvé une technique qui fonctionne pas mal. Il suffit de lui laisser croire que l’idée vient de lui.

DIEU ― Encore un mensonge ?

ÈVE ― Ce n’est pas un mensonge, juste une stratégie de conciliation.

DIEU ― Tu es redoutable, Ève. Mais pourquoi n’utilises-tu pas ta technique dans l’affaire du collier ?

ÈVE ― Parce que je ne sais pas par quoi remplacer les crottes !

DIEU ― Ah, ah, ah ! Et tu comptes sur moi pour trouver ?

ÈVE ― Ben… oui ! Tu es inventif, créatif, toi, Père. Moi pas. Pas dans la catégorie bricolage en tout cas.

DIEU ― Je comprends.

ÈVE ― Il paraît que tu as créé Adam avec de la poussière ?

DIEU ― Exact.

ÈVE ― Et moi à partir d’une côte d’Adam ?

DIEU ― Oui.

ÈVE ― Chapeau ! Question bricolage, tu as un sacré niveau… Ce sera facile pour toi de donner des tuyaux à Adam, non ?

DIEU ― Mais pour lui, qui n’a que ses mains pour créer, ce ne sera jamais facile. Il devra façonner ses propres outils, petit à petit…

ÈVE ― Faudrait pas que ce soit trop long.

DIEU ― Il pourrait commencer par te fabriquer un collier de coquillages. Qu’en penses-tu ?

ÈVE ― Excellente idée ! Tout plutôt que des crottes. Tu lui en parleras ?

DIEU ― Promis… Mais pour l’heure, tu devrais le rejoindre. Je le vois qui s’impatiente.

ÈVE ― Où est-il ?

DIEU ― N’essaierais-tu pas de tricher, Ève ? C’est à toi de le trouver.

ÈVE ― Que j’aimerais avoir une vue aussi perçante que la tienne, Père !

DIEU ― Pour jouer à cache-cache ?

ÈVE ― Non. Pour voir et savoir ce qui se passe à tout moment et partout autour de moi. Ce doit être excitant.

DIEU ― Ça dépend… Si je te dis qu’Adam est occupé en ce moment même à récolter des crottes pour te confectionner une nouvelle parure, tu trouves ça excitant ?

ÈVE, épouvantée. ― Non !

DIEU ― Tu l’as trop fait attendre. Cours le rejoindre.

ÈVE,  en sortant rapidement. ― Parle-lui des coquillages !

DIEU, soliloque. Hé, hé, c’est mon premier mensonge… et je trouve ça plutôt amusant… Elle trouvera Adam endormi sous l’arbre de la vie. Elle mérite bien cette petite leçon…

NOIR

 

La séduction

 Ève, Adam, Dieu (off) - Durée : 7 minutes

 Ève entre suivie d’Adam.

ADAM ― On joue à quoi ?

ÈVE ― Tu ne penses qu’à jouer, Adam !

ADAM ― À quoi d’autre devrais-je penser ?

ÈVE, s’appuie sur un rocher, lascive. ― Tu n’as pas une petite idée ?

ADAM ― Euh !... Non. Je t’ai proposé tous les jeux que j’ai inventé : la pétanque, le morpion, l’awalé, le volley-ball, le frisbee, le…

ÈVE ― C’est fou ce que tu peux être inventif ! Jusque dans les noms que tu donnes à tes jeux.

ADAM ― Ça pétille dans mon cerveau.

ÈVE ― Que veux-tu dire ?

ADAM ― Lorsque j’invente quelque chose, ça me fait comme des milliers de petites bulles qui se répandent dans mon cerveau. C’est une sensation agréable.

ÈVE, prenant des poses. ― Ah ! Et ça ne pétille pas à d’autres moments ?

ADAM, spontanément. ― Lorsque je pète dans l’eau !

ÈVE, déçue. ― Vraiment !

ADAM ― Mais non, ce n’est pas pareil… ça me fait comme une bouffée jubilatoire dans la tête… c’est comparable mais à la fois très différent. Beaucoup plus bref... Tu as déjà essayé ?

ÈVE ― De péter dans l’eau ?

ADAM ― Oui, c’est marrant. On pourrait faire un concours…

ÈVE ― Oublie ça, Adam, je n’ai pas de passion particulière pour ce genre d’amusement.

ADAM ― Dommage… Ah ! J’ai une surprise pour toi !

ÈVE, ravie. ― Ah, oui ?

ADAM, cherche derrière un rocher. ― Regarde, je t’en ai fait un autre. (Il tient un collier dans sa main.)

ÈVE, déçue. ― Oh ! Un collier de crottes !

ADAM ― Et celui-ci ne fondra pas dans l’eau. J’ai enduit chaque perle d’un vernis à base de toile d’araignée et de bave d’escargot. Elles sont indissolubles !

ÈVE, prend le collier du bout des doigts. ― C’est… euh !... c’est…

ADAM ― Et j’ai inclus des petits cailloux pour éviter que le collier ne flotte sur l’eau. Astucieux, hein ?

ÈVE ― Oui…

ADAM ― Ne cherche pas les cailloux, ils sont dans les crottes.

ÈVE ― Je ne les cherche pas.

ADAM ― Tu peux le mettre. Tu veux que je t’aide ?

ÈVE ― Non, merci ! Je vais attendre un peu.

ADAM ― Je m’en fabrique un pour moi aussi. Nous aurons la même parure tous les deux.

ÈVE ― Super !

ADAM ― J’aimerais également confectionner des bracelets, mais il me faut trouver un cordon élastique…

ÈVE ― Tu ne voudrais pas plutôt changer de matériau ?

ADAM ― Oui, le chanvre n’est pas assez élastique.

ÈVE ― Je pensais aux perles.

ADAM ― Père m’a donné des idées : le bois, les coquillages, les pierres… Mais tous ces matériaux sont difficiles à percer.

ÈVE ― Les coquillages ! Tu as une très bonne idée, Adam.

ADAM ― Ce n’est pas moi qui…

ÈVE, exaltée. ― Ne sois pas modeste. Tu as tout à fait raison de t’orienter vers les coquillages. Je t’aiderai à les récolter. Nous allons organiser des séances de ramassage sur la plage, puis nous sélectionnerons les plus beaux. Voilà un jeu qui me convient. Merci, Adam, pour cette chouette proposition. (Câline, elle le bise sur le bout du nez.)

ADAM, troublé. ― Euh !... Oui, mais…

ÈVE ― Et pour les percer, il suffit d’avoir quelque chose d’assez dur, fin et pointu, je fais confiance à ton inventivité, tu vas trouver.

ADAM ― Euh !...

ÈVE ― Demande à Père.

ADAM ― Père refuse de m’aider. Il dit qu’il m’a donné l’intelligence et  que je dois me débrouiller avec ça et avec mes mains.

ÈVE ― Il a raison. Invente un outil, ça ne doit pas être très difficile pour toi. Et même plusieurs. Un pour les petits trous, un autre pour les gros trous, un pour les matériaux tendres, un autre pour les durs… Fais fonctionner tes petites bulles. (Elle lui passe la main dans les cheveux, câline.) Tu peux le faire, je sais que tu le feras.

ADAM, très troublé. ― Oui… je… euh !... je vais… c’est… euh !... les trous… mais je vais… (Il prend du recul, se dirige vers la sortie.)

ÈVE ― Où vas-tu ?

ADAM ― Chercher les bulles… non, les… le… J’y vais !... (Il sort précipitamment.)

ÈVE, déconcertée. ― Mais… (Elle appelle.) Adam !... Adam !... (Pas de réponse. Elle reste un temps médusée.) Il est con, ou quoi ?

DIEU, réprobateur. Ève !

ÈVE ― Excuse-moi, Père, mais c’est le premier mot qui me vient à l’esprit.

DIEU ― Tu es excessive.

ÈVE ― Non. Je dis la vérité. Il est con et moche ! Comme son collier. (Elle jette le collier.)

DIEU ― Tu dis ça parce que tu es en colère.

ÈVE ― Oui, je suis en colère. Il ne comprend rien ! On dirait qu’il a peur de moi.

DIEU ― C’est un peu ça.

ÈVE ― Quoi ! Je lui fais peur ?

DIEU ― Ce sont ses émotions, à lui, qui le déconcertent. Il ne connaissait pas d’autre ravissement que l’activation de ses neurones. Et il découvre une force extérieure toute aussi puissante… La tienne, Ève.

ÈVE, incrédule. ― Ma force ?

DIEU ― La séduction ! Vous venez tous les deux d’expérimenter le pouvoir de la séduction. Toi, Ève, avec beaucoup de naturel. Lui, avec crainte car il devine l’emprise qu’une telle force peut opérer sur ses pensées.

ÈVE ― Mais je ne veux pas diriger ses pensées… Juste l’orienter…

DIEU ― Tant que tu exerces ton influence sur la fabrication de colliers…

ÈVE ― Et puis, lui aussi peut user de séduction. Je ne demande que ça. Je n’en détiens pas l’usage exclusif. J’aimerais qu’il me regarde différemment de ses scarabées ou de ses papillons. J’aimerais qu’il me regarde et qu’il me trouve jolie.

DIEU ― C’est déjà le cas, Ève. Simplement, il n’ose pas te le dire.

ÈVE ― Mais pourquoi ?

DIEU ― Parce que je t’ai créée femme alors qu’il attendait un être davantage à son image.

ÈVE ― Un autre Adam ?

DIEU ― Un Adam féminisé… Il ne savait pas ce qu’était une vraie femme.

ÈVE ― Et alors, c’est ça qui le rend… ?

DIEU ― Attention au mot que tu vas employer, Ève.

ÈVE ― Euh !... Je peux dire bête ?

DIEU ― Il n’est pas bête. Votre différence le surprend, le trouble et l’intimide.

ÈVE ― Et le fait fuir !...

DIEU ― Ne t’inquiète pas, ça va s’arranger.

ÈVE ― J’espère bien... Question subsidiaire : pourquoi m’as-tu faite femme ?

DIEU ― Tu n’as pas une petite idée ?

ÈVE ― J’ai l’idée que c’aurait été plus simple que tu me façonnes Pierre, Paul ou même Odom.

DIEU ― Réfléchis.

ÈVE, après un temps de réflexion. ― J’ai remarqué que beaucoup d’animaux vivaient en couple selon le principe mâle et femelle. En tous cas les plus gros. Je ne sais pas ce que font les petites bestioles volantes ou fouisseuses et je ne veux pas le savoir…

DIEU ― Tu as une partie de la réponse.

ÈVE ― Je crois que je viens de comprendre… Les lapins… je prends le cas des lapins car c’est l’exemple le plus évident… Les lapins, donc, ne font pas que des crottes…

DIEU ― Non, heureusement.

ÈVE ― C’est donc ça ton plan, Père ? Nous faire reproduire comme des lapins ?

DIEU, rit. Ah, ah, ah ! Ne t’emballe pas, Ève. Toi et Adam allez peupler le Jardin, fonder une humanité. Mais à votre rythme. Cool !

ÈVE ― Cool, oui, tu peux le dire… Avec Adam, on est mal barré pour fonder une humanité, il ne pense qu’à jouer… c’est un gamin, un benêt… Il vient tout juste de capter que j’étais une femme avant de partir en courant.

DIEU ― Il est seulement un peu plus lent que toi au démarrage. Mais ça viendra, je te l’ai déjà dit… Et après, tu viendras te plaindre qu’il ne pense qu’à ça !

ÈVE ― À ça ?

DIEU ― La bagatelle… C’est ce qui vient après la séduction.

ÈVE ― La bagatelle ! Quel drôle de mot. Pas très affriolant.

DIEU ― Il en existe des tas d’autres que tu découvriras bientôt avec enthousiasme.

ÈVE ― Que Dieu t’entende. (Elle se reprend.) Enfin, je veux dire….

DIEU ― J’ai bien compris… et entendu.

ÈVE ― N’empêche, Père, j’ai la désagréable impression de n’être qu’un sujet d’expérience. Tu aurais pu me demander mon avis.

DIEU ― À quel moment ? Avant de te créer ?

ÈVE, boudeuse. ― C’est trop facile comme réponse !... Et je te le dis tout net : je n’ai pas l’intention d’engendrer une ribambelle de moutards, aussi attrayante que soit la bagatelle.

DIEU ― Je ne t’en demande pas tant. Tu auras les enfants que tu désires et seulement ceux-là, je te le promets. Et tes enfants auront des enfants, qui auront des enfants à leur tour, lesquels auront aussi des enfants, etcaetera… Ainsi se développera l’humanité, à petits pas.

ÈVE ― Et si je ne veux pas d’enfants ?

DIEU ― Tu es libre… Mais un jour viendra où, sans que je n’intervienne, ton désir de maternité supplantera toute autre aspiration… Parce que je t’ai faite femme, parce que je t’ai créée pour enfanter.

ÈVE, après un temps de réflexion. ― C’est un drôle de libre arbitre... (Pas de réponse.) Tout bien réfléchi, je vais jouer au ballon. (Elle sort.)

La scène est vide. Un temps.

DIEU ― Ce n’est pas facile d’être Dieu.

NOIR

 

La bagatelle

Dieu (off), Adam, Ève - Durée : 5 minutes

Adam entre. Il s’assoit directement sur un rocher, boudeur.

DIEU ― Quelque chose ne va pas, Adam ?

ADAM ― Dis-moi, Père, pourquoi je suis con ?

DIEU ― C’est Ève qui t’a dis ça ?... Elle est impulsive. Mais tu ne l’es pas, Adam.

ADAM ― Alors, pourquoi me l’a-t-elle dit ?

DIEU ― Sur un coup de colère. Ève est spontanée, elle exprime son sentiment dans l’instant présent.

ADAM ― Mais pourquoi est-elle en colère ?

DIEU ― Parce qu’elle attend de toi davantage d’attention.

ADAM ― Davantage d’attention alors que je passe mon temps à lui inventer des jeux ?... Des jeux qu’elle n’apprécie pas toujours. Elle est compliquée.

DIEU ― Ève est une femme. Une femme est plus intransigeante qu’un homme.

ADAM ― Pourquoi ?

DIEU, impatient. Pourquoi, pourquoi… parce que c’est une femme, voilà tout. Et tant que tu n’auras pas assimilé vos différences, Ève sera irritable.

ADAM ― J’aurais préféré qu’elle soit un homme, comme moi. C’aurait été plus simple… Tu ne peux pas faire un autre homme, Père ?

DIEU, ironique. Tu me donnes une autre de tes côtes, Adam ?

ADAM, apeuré. ― Ah, non !...Ça fait trop mal !...

DIEU ― Je rigole !... Pas de côte, mais pas d’homme non plus. Tu devras te débrouiller tout seul pour avoir de la compagnie.

ADAM ― Comment faire… tout seul ?

DIEU ―  Je voulais dire vous deux, avec Ève.

ADAM ― Comment faire avec Ève ?

DIEU ― Vous êtes équipés pour fonder une humanité. Moi, j’ai fini mon boulot. C’est à vous de prendre la relève.

ADAM ― Comment je fais pour fonder une humanité, moi ?

DIEU, soupire. C’est vrai que t’es con !

ADAM, affligé. ― Tu vois, toi aussi tu le dis !

DIEU ― Non ! Excuse-moi, Adam, le mot a dépassé ma pensée. Tu es innocent, c’est ce que je voulais dire : innocent.

ADAM ― Tu trouves ça mieux ?

DIEU ― Innocent dans le sens angélique. Tu n’es pas idiot, tu n’as simplement pas la connaissance ou ne serait-ce que l’intuition des choses de la vie, ce que possède Ève naturellement.

ADAM ― Mais alors, on ne pourra jamais se comprendre !

DIEU ― N’aie crainte, la connaissance viendra et vous vous accorderez inévitablement.

ADAM ― Tu me rassures, Père.

DIEU ― Je n’ai pas dit, cependant, que cela sera toujours facile…

ADAM ― Tu souffles le chaud et le froid !

DIEU ― Je suis sincère. La vie de couple n’est pas que plaisirs, elle est aussi faite de compromis, de concessions…

ADAM ― Hou là là ! Je suis beaucoup moins rassuré, du coup. Dis-moi seulement ce que je dois faire.

DIEU ― Rien de spécial. Sois naturel.

ADAM ― C’est ce que je fais, mais j’ai l’impression que ça l’énerve.

DIEU ― Parce que, je le répète, tu ne lui portes pas assez d’attention.

ADAM ― Mais…

DIEU ― Je ne te parle pas des jeux ou des colliers que tu inventes pour elle…

ADAM ― Au fait ! J’ai trouvé le truc pour percer les coquillages…

DIEU ― C’est bien, et elle en était ravie.

ADAM ― Et je lui joue de la guitare aussi.

DIEU ― C’est très bien.

ADAM ― Alors, quoi ?

DIEU ― Il te manque le lâcher-prise. Cesse de réfléchir continuellement et laisse-toi aller. Vide ton cerveau.

ADAM, s’assoit. ― Je veux bien essayer mais ça va être difficile. (Il prend une position de yoga et ferme les yeux.)

DIEU ― Pas maintenant, Adam ! Lorsque tu es aux côtés d’Ève.

ADAM ― Ah bon ?... C’est un nouveau jeu ?

DIEU, soupire. On va reprendre au début… Que ressens-tu lorsque tu es avec Ève ?

ADAM ― Comme un fourmillement partout… une chaleur aussi… et une envie folle de partir en courant.

DIEU ― Elle te fait peur ?

ADAM ― Non, ce n’est pas de la peur… Au contraire. C’est une attirance irrésistible contre laquelle je dois lutter. Et quel meilleur moyen que de prendre de la distance ?

DIEU ― Mais pourquoi veux-tu lutter ?

ADAM ― Euh !... Je ne sais pas… parce que ce n’est pas normal…

DIEU ― Eh bien tu te trompes, tout cela est normal. Laisse-toi porter par tes impulsions… sans oublier d’y mettre des sentiments.

ADAM ― Je ne saurai pas…

DIEU ― Mais si ! N’est-ce pas agréable de tenir Ève dans tes bras ?

ADAM ― Oh, oui alors !

DIEU ― Ça l’est aussi pour elle. Et c’est ce qu’elle attend de toi.

ADAM ― Tu es sûr ?

DIEU ― Dis-donc, sais-tu à qui tu parles ?

ADAM ― C’est vrai. J’oublie toujours que tu sais tout, Père.

DIEU ― Justement, la voilà.

Entrée d’Ève. Elle porte un collier de coquillages autour du cou.

ÈVE ― Adam ! Je te cherchais partout… (Elle se place devant un Adam pétrifié.) Excuse-moi, je me suis un peu emportée tout à l’heure… (Adam ne bouge pas, ne parle pas.) Tu m’en veux ?... (Toujours pas de réaction.) Tu as vu, j’ai mis ton collier… (Pas un mot.) Je sens bien que tu m’en veux…

Soudain, avec maladresse et rudesse, Adam la prend dans ses bras. Il la serre fort.

DIEU, chuchote. Doucement, Adam. Avec tendresse.

Adam relâche sa pression.

ÈVE ― Ouf ! Tu as bien failli m’étouffer.

ADAM, contrit, se détache d’Ève. ― Je t’ai fait mal ?

ÈVE, se jette dans les bras d’Adam. ― Non, pas du tout. Recommence, mais un peu moins fort.

Ils s’étreignent tendrement un long moment puis sortent silencieusement toujours enlacés.

DIEU ― Laissons-les découvrir ce nouveau jeu : la bagatelle… Ou appelez-ça comme vous voulez.

NOIR

 

La petite maison…

Ève, Adam - Durée : 7 minutes

Ève et Adam sont assis, tendrement enlacés.

ÈVE ― Comment te sens-tu, Adam ?

ADAM ― Bien. Extraordinairement bien. Je ne me suis jamais senti aussi bien.

ÈVE, ironique. ― Même si je t’annonce que les singes ont crevé ton ballon ?

ADAM ― Oui. Je m’en fiche complètement… Père m’en donnera un autre.

ÈVE ― Pas sûr.

ADAM ― Pourquoi donc ?

ÈVE ― Parce qu’il aspire à ce que nous nous assumions, sans lui demander de l’aide constamment.

ADAM ― Je vois. Comme pour les coquillages. Je dois trouver la solution tout seul.

ÈVE ― Et un peu avec moi, non ?

ADAM ― Bien entendu, avec toi aussi. (Il l’embrasse tendrement.) Je n’oublie pas que nous sommes deux pour trouver des solutions.

ÈVE ― Tu t’en fiches toujours ?

ADAM ― De quoi ?

ÈVE ― De ton ballon crevé.

ADAM ― Parfaitement ! J’ai découvert avec toi des jeux tellement plus attrayants.

ÈVE, mutine. ― Comme quoi, par exemple ?

ADAM ― Tu le sais très bien.

ÈVE ― Dis-les moi quand même.

Adam chuchote à l’oreille d’Ève. Elle pouffe à chacune de ses énonciations. 

ÈVE ― Père appelle ça « la bagatelle ». Mais je trouve ce terme un peu modeste pour ton esprit inventif.

ADAM ― Que proposes-tu ?

C’est au tour d’Ève de chuchoter à l’oreille d’Adam, et au tour de celui-ci de  pouffer à chacune des propositions d’Ève. 

ADAM ― Tu n’as rien à m’envier question inventivité !

ÈVE ― Le sujet m’inspire. Mais… (Son visage prend un air soucieux.)

ADAM ― Mais quoi ?

ÈVE ― Je suis inquiète.

ADAM ― Il n’y a vraiment pas de quoi. Tout n’est-il pas merveilleux, ici ?

ÈVE ― As-tu bien regardé les lapins, Adam ?

ADAM ― Les lapins ! Quel rapport ?

ÈVE ― Les rapports, justement, et ce qu’il s’ensuit. Je parle des lapins parce qu’ils sont particulièrement prolifiques, mais c’est la même chose avec les singes, les sangliers, les tortues ou les oiseaux : ils se reproduisent. Et pas qu’un peu !

ADAM ― C’est vrai. Père m’avait parlé du principe mâle et femelle. Juste avant ta naissance…

ÈVE ― Il est futé. Il te préparait à l’idée d’une descendance.

ADAM ― Mais ce principe ne s’applique pas à ma personne, ni à la tienne, puisque nous n’avons pas de mère. Nous sommes des êtres premiers, tous deux issus du souffle divin… Et c’est pourquoi nous n’avons pas de nombril.

ÈVE ― C’est vrai ! Je n’y avais pas prêté attention.

ADAM ― Ce détail me revient tout à coup. Cela porte un nom : l’anomphalie.

ÈVE ― C’est intéressant… Mais bien qu’engendrés spontanément, nous appartenons néanmoins au règne animal. Nous sommes pareils aux singes, Adam, les poils en moins. Le premier couple singe aussi ne devait pas avoir de nombril, cela ne les a pas empêché de procréer une multitude de congénères.

ADAM ― Tu veux dire que nous allons avoir des bébés, nous aussi ?

ÈVE ― J’espère bien que non. Ou pas tout de suite. Mais existe-t-il une raison pour que nous n’en eussions pas ?

ADAM ― Je n’en sais rien. Tu crois que Père a prévu ça ?

ÈVE ― J’en suis convaincue. Cela fait partie de son plan.

ADAM ― Son plan ? Quel plan ?

ÈVE ― Il nous a créés pour fonder une humanité.

ADAM, effrayé. ― Une humanité ?... Ça fait combien d’enfants, une humanité ?

ÈVE ― Des centaines, des milliers… peut-être plus…

ADAM ― On est mal barré !

ÈVE ― Nous ne les ferons pas tous, heureusement. Il m’a expliqué : nous aurons des enfants, nos enfants auront des enfants, qui auront des enfants à leur tour, lesquels auront aussi des enfants, etcaetera jusqu’à… jusqu’à je ne sais pas quand… L’humanité se fera sur le long terme.

ADAM, soulagé. ― Ah ! Je préfère !... N’empêche, je n’aime pas beaucoup l’idée d’avoir des gosses. Je ne me sens pas la fibre paternelle.

ÈVE ― Pour toi, il ne s’agit que de fibre. Mais pour moi…

ADAM ― Quoi, pour toi ?

ÈVE ― C’est tout de même moi qui vais les mettre au monde ces charmants bambins. Toi, tu te contenteras de planter la graine.

ADAM ― Hein ? Quelle graine ?

ÈVE ― La bagatelle. Ça te parle ?

ADAM ― Ah ! C’était une image ?

ÈVE ― Une image, oui. La bagatelle, la graine, un bébé… c’est bien mignon… Mais un accouchement, rien que le mot paraît moins mignon, et la chose moins agréable, même si je n’y ai pas encore goûté.

ADAM ― On pourrait demander à Père que j’accouche moi aussi. À deux, ce serait plus facile. Tu sais, j’ai déjà donné une côte pour toi, ça fait mal mais ce n’est pas insurmontable.

ÈVE ― On n’est plus dans le prodige divin, là… Tu as déjà vu des mâles engendrer, toi ? Ça n’existe pas et je pense que Père a une idée bien précise sur les fonctions de chacun d’entre nous. Il ne modifiera pas son programme.

ADAM ― On peut tenter.

ÈVE ― Tu rêves ! Nous n’avons pas d’autre choix qu’accomplir sa volonté, attendre le jour où ça arrivera, car ça arrivera forcément. C’est pourquoi je suis inquiète, même si Père m’a promis de n’enfanter que lorsque j’en éprouverai le désir.

ADAM ― Ah ! Tu me rassures. Tant que tu n’en as envie, tu n’as donc pas à t’inquiéter.

ÈVE ― C’est vrai. Je m’inquiète à tort. La faute à tous ces lapins qui pullulent.

ADAM ― Mais oui. On demandera à Père qu’il régule la population lapine. C’est vrai qu’il y en a un peu trop. Quant à nous, profitons de l’instant en souhaitant que ton désir de maternité intervienne dans un avenir lointain.

ÈVE ― J’espère moi que nous en aurons l’aspiration en même temps.

ADAM ― Tu as raison, ce serait préférable. C’est que ça doit prendre du temps de s’occuper d’un mioche. Je ne sais même pas ce qu’il faut faire.

ÈVE ― Moi non plus.

ADAM ― Et si on doit en avoir plusieurs, alors !... Ça me fait flipper ! Tu crois qu’il faudra construire un nid comme les oiseaux ?

ÈVE ― Plutôt un terrier.

ADAM ― Non !

ÈVE ― Mais non, je plaisante. Nous construirons une cabane avec du bois, des herbes sèches, de la boue…

ADAM ― Tu as déjà réfléchi à ça ?

ÈVE ― Oui. J’y pense depuis un moment.

ADAM ― Tu sais depuis longtemps que nous allons avoir des enfants ?

ÈVE ― Père m’en avait touché un mot. Mais même sans ça, j’ai très envie d’avoir une petite maison.

ADAM ― Pourquoi faire ?

ÈVE ― Pour avoir un chez-moi.

ADAM ― Un quoi ?

ÈVE ― Ou plutôt un chez-nous. Un lieu bien à nous que nous ne partagerions pas avec tous les animaux de la création, un endroit où nous serions à l’abri…

ADAM ― À l’abri de quoi ?

ÈVE ― De l’intrusion de bestioles, de la pluie, du soleil, du vent, de tout ce qui nous dérange…

ADAM ― Tout cela te dérange ?

ÈVE ― Les bestioles, oui… Le reste non, pas vraiment. Mais nous serions aussi à l’abri des regards.

ADAM ― Des regards de qui ?

ÈVE ― Tu fais semblant de ne pas comprendre !

ADAM ― Père ? Tu veux te cacher de Père ?

ÈVE ― Me cacher, c’est un bien grand mot. Je suis consciente que rien ne lui échappe, où que nous soyons.

ADAM ― Exact. Ce n’est pas une cabane en bois qui l’empêchera de nous voir.

ÈVE ― Oui, mais j’aurai le sentiment de conserver une certaine intimité. Je ne veux pas exhiber nos ébats amoureux à l’égal des chiens, des singes ou des chevaux.

ADAM ― Ça te gêne ?

ÈVE ― Ça me déplaît. Les animaux font ça partout, la bagatelle comme leurs crottes, quand il ne s’agit pas d’énormes merdasses. Ils besognent là où ils se trouvent, sans se poser de questions. Moi je ne veux pas être un animal.

ADAM ― Pourtant…

ÈVE ― Je sais ce que tu vas dire, nous sommes fait comme eux. Mais j’aimerais que nous soyons différents. D’ailleurs, nous le sommes. Nous parlons, eux ne parlent pas.

ADAM ― C’est vrai.

ÈVE ― Alors, nous la ferons, cette cabane ?

ADAM ― Euh !... Et juste un abri avec des feuilles de palmier, ça ne te suffit pas ?

ÈVE ― Je veux une maison !

ADAM ― Bon !… On va étudier ça.

ÈVE ― On fera une chambre, évidemment, et un salon pour se détendre, et un coin toilette…

ADAM ― Ah, oui ! Tout ça !

ÈVE ― Et une cuisine.

ADAM ― Une cuisine ?

ÈVE ― J’ai très envie de faire des expériences culinaires. On ne va pas manger des crudités toute la vie.

ADAM ― Oui, mais une cuisine !... Un barbecue, ça ne te suffit pas ?

ÈVE ― Ne t’inquiète pas, j’ai les plans dans la tête.

ADAM ― Justement, je perçois quelques difficultés de réalisation.

ÈVE ― Tu aimes le bricolage, non ?

ADAM ― Oui…

ÈVE ― Tu aimes les défis ?

ADAM ― Oui, mais…

ÈVE, câline. ― C’est parfait, cet ouvrage est pour toi. (Elle se lève et entraîne Adam avec elle.) Viens, je vais te montrer où nous construirons notre nid d’amour.

ADAM, hésitant. ― Tu as pensé à Père ? Sera-t-il d’accord ?

ÈVE ― Pourquoi ne le serait-il pas ? Il nous a donné son Jardin pour que nous en jouissions à notre convenance, non ?

ADAM ― Certes… (Il lève les yeux au ciel, invoquant une intervention divine secourable. Mais les cieux restent silencieux.)

ÈVE, entraîne Adam. ― Alors, nous l’aurons notre petite maison dans la prairie.

Ils sortent.

NOIR

 

La pilule

Dieu (off), Adam, Ève -Durée : 7 minutes

 Adam entre, l’air préoccupé. Il tire derrière lui Odom[3] sur un petit traîneau.

DIEU ― Adam !... Tu as ressorti ton… ta… cette chose ?

ADAM ― Cette chose s’appelle Odom.

DIEU ― Oui, je sais. Mais que fais-tu encore avec lui ?

ADAM ― Je m’entraîne. J’imagine qu’il est mon enfant et je m’exerce au rôle de père.

DIEU ― Avec Odom ?

ADAM ― Je n’ai pas trouvé mieux.

DIEU ― Tu n’as pas dû bien chercher. Odom n’est qu’une statue sans mouvement, sans parole, sans âme.

ADAM ― Peut-être, mais c’est MON Odom.

DIEU ― Comment veux-tu éprouver un sentiment paternel pour une chose inerte ? Et t’entraîner qui plus est ? Un bébé bouge, gigote, crie, se nourrit. Pas ton Odom. Et d’abord, pourquoi t’entraîner à être père ?

ADAM ― Parce que ton plan le prévoit, pardi ! Si nous devons fonder une humanité avec Ève, cela signifie que je vais être père un paquet de fois !

DIEU, minimise. Booof !... Plusieurs fois, oui…

ADAM ― Combien ?

DIEU ― Je ne sais pas, moi… quatre ou cinq… six ou sept… peut-être plus… ça dépend…

ADAM ― Tu n’oses pas me le dire.

DIEU ― Je ne peux pas te donner un chiffre exact, ta descendance n’est pas prédéterminée. Du reste, pour l’instant, la procréation n’est pas à l’ordre du jour. Tu t’inquiètes donc pour rien et surtout trop tôt.

ADAM ― Je suis inquiet, oui, mais Ève l’est encore plus que moi.

DIEU ― Il n’y a pas de quoi. Je lui ai promis de n’enfanter qu’elle ne le  souhaite vraiment. Je gère la situation. Tu connais mes pouvoirs ?

ADAM ― Oui, oui, bien sûr, Père. Personnellement, je suis rassuré… Mais tu devrais le lui répéter. (Ève entre.) D’ailleurs, la voilà.

ÈVE ― Tu parlais de moi, Adam ?

ADAM ― Oui, avec Père.

ÈVE ― Un instant, j’ai eu peur que ce soit avec ça. (Elle désigne Odom.) Tu ne t’es pas encore débarrassé de cette horreur ?

ADAM ― J’y suis attaché. Il était présent lorsque j’étais seul.

DIEU ― Tu m’oublies vite, Adam.

ADAM ― Je voulais dire seul de forme humaine.

ÈVE ― Parce que tu prétends lui avoir donné une forme humaine ?

DIEU ― Sois compréhensive, Ève. Il s’ennuyait tellement sans toi.

ÈVE ― Vu sous cet angle, ça paraît attendrissant… Mais heureusement que je ne ressemble pas à ça.

ADAM ― Un jour, mon art sera reconnu, et peut-être même copié.

ÈVE, pouffe. ― Par les singes ?... (Elle se ressaisit.) Excuse-moi, je ne devrais pas me moquer de ton vieux copain… Mais, dis-moi, Adam, pourquoi l’as-tu exhumé aujourd’hui ?

ADAM ― J’essaie de me mettre dans la peau d’un papa.

ÈVE, horrifiée. ― Avec ce truc ? (Elle désigne Odom.)

ADAM ― Je n’ai que lui sous la main. Et je te rappelle que c’est moi qui l’ai créé, je suis donc un peu son père.

ÈVE ― Eh bien, j’espère que tu seras plus doué pour faire de vrais bébés. Si j’ai un enfant qui ressemble à ça, je le jette à la rivière !

DIEU, réprobateur. Ève ! Voyons !

ÈVE ― C’est une façon de parler, Père… Mais sincèrement, si cela arrivait, et sans être aussi extrême, je ne sais pas quelle serait ma réaction… (Elle frissonne.) Brrr ! Je vais en faire des cauchemars, c’est sûr… Merci, Adam.

ADAM ― Mais…

DIEU ― Cela n’arrivera pas. Tu peux dormir tranquille.

ADAM ― Voilà, cela n’arrivera pas. Et rappelle-lui aussi, Père, que les mioches, ça n’est pas d’actualité. L’humanité, ce n’est pas pour demain. On a largement le temps.

ÈVE ― Qu’est-ce que tu racontes, Adam ?

ADAM ― C’est pourtant clair, notre Père gère la chose et tu ne porteras pas d’enfant tant que tu n’en voudras pas… Ni moi non plus. Voilà !

ÈVE ― Tu ne porteras pas d’enfant ? La belle affaire ! Ce n’est pas un scoop.

ADAM ― Non… je voulais dire : tu n’en porteras pas tant que je n’en voudrai pas moi non plus.

ÈVE ― Tu prétends décider à ma place ?

DIEU ― Tu es bien susceptible, Ève… Détends-toi. Vous n’aurez des enfants que lorsque vous le déciderez d’un commun accord, simplement.

ÈVE ― Je préfère ça.

DIEU ― Votre postérité ne doit pas vous tourmenter. La reproduction est l’épanouissement de toute forme de vie et pas une punition. N’oubliez pas cela.

ADAM ― Tu vois, Ève, je te disais bien de ne pas t’inquiéter. On peut faire le tagada tant qu’on veut !

DIEU ― Le tagada ?

ADAM ― Oui. La bagatelle, quoi ! Avec cette histoire de descendance, Ève commençait à flipper.

ÈVE ― Je commençais surtout à me demander si on ne le faisait pas un peu trop souvent… Il ne pense plus qu’à ça !

DIEU ― Je t’avais prévenue, Ève, lorsque tu étais impatiente.

ÈVE ― Oui. Mais est-ce bien normal, Père ? Ne mange-t-il pas un peu trop de pommes de l’arbre de la vie ?

DIEU ― Les mâles de toutes espèces sont, dans leur nature, des géniteurs invétérés. Et Adam, en tant que primo-humain est un étalon.

ADAM, à Ève. ― Ah ! Tu vois ? Les pommes n’y sont pour rien.

ÈVE ― Bon, d’accord ! Le plaisir, c’est bien. Mais tu oublies, Adam, que nous avons une maison à bâtir.

ADAM, bougon. ― Oui, oui, je sais…

ÈVE ― Et tu as tout un tas d’autres choses à inventer. Tu ne vas pas faire des colliers toute ta vie ?

ADAM ― Les singes en raffolent.

ÈVE ― Je sais. Ils portent tous un collier autour du cou. J’aimais mieux quand j’étais la seule. Les frondaisons ressemblent à un défilé de mode. Et j’aimerais mieux aussi que tu t’occupes de moi plutôt que des singes.

ADAM, sensuel. ― Je ne demande que ça, Ève…

ÈVE, renfrognée. ― Ce n’est pas parce que tu as demandé à Père d’intercéder en ta faveur que je vais me laisser attendrir.

ADAM ― Je n’ai rien demandé d’autre à Père qu’il confirme ton infertilité. Pour te rassurer.

ÈVE ― MON infertilité ? Ça ne peut pas être la tienne ?

ADAM ― Euh !... En fait, je ne sais pas.

ÈVE ― Père ! Dis-nous qui est infertile ?... (Un court silence.) Père ! Tu m’entends ?

DIEU ― Oui, Ève, oui… je t’entends…

ÈVE ― Alors ?

DIEU, embarrassé. Euh !... L’important n’est-il pas que vous ayez l’esprit libre ?

ÈVE ― J’ai du mal à avaler la pilule, là !

DIEU ― Tu prends la mouche pour un détail…

ADAM, faiblement. ― Oui. Si ce n’est qu’une question de pilule…

ÈVE, remontée. ― L’égalité des sexes, c’est un détail ?

ADAM, naïf. ― J’ai du mal à suivre…

DIEU ― Mais puisque il s’agit d’une infertilité momentanée…

ÈVE ― Déjà que je me coltinerai je ne sais combien de grossesses pendant que Monsieur Adam jouera au ballon avec les singes…

ADAM ― Beuh !... Qu’est-ce que tu en sais ?

ÈVE ― Je le sais ! Que feras-tu d’autre lorsque je serai grosse comme une baleine ?

ADAM, ahuri. ― Une baleine ?

DIEU ― Ne vous disputez pas, les enfants. Tout cela n’est pas d’actualité.

ÈVE ― N’empêche. Si l’humanité part sur des bases bancales, je ne lui prédis pas un avenir glorieux.

DIEU ― Bon. Pour t’être agréable, Ève, c’est Adam qui sera infertile désormais. Ça ne te dérange pas, Adam ?

ADAM ― Non. Je m’en fiche complètement… (Court temps de réflexion.) À condition que ça n’influe pas sur ma… mon… euh !... comment dire ?...

DIEU ― Ta virilité ? Non, pas de crainte.

ÈVE ― Tu vois, Père, il ne pense qu’à ça.

ADAM ― Ben quoi ? C’est normal puisque je suis un étalon. Père l’a dit.

ÈVE ― Il va se calmer, l’étalon, oui ? Je ne suis pas un objet qu’on manipule à sa guise. Mon corps m’appartient.

DIEU ― Tu as raison, Ève. Mais Adam ne vient-il pas de te prouver qu’il te respecte en acceptant d’assumer votre stérilité.

ADAM ― Oui, j’avalerai autant de pilules qu’il le faudra.

ÈVE ― Quelles pilules ? Qui a parlé de pilule ?

ADAM ― Toi, Ève. Tu as dit qu’elle était dure à avaler.

ÈVE ― C’est une expression ! J’aurai pu parler de couleuvre. C’est Père la pilule !

DIEU ― Merci, Ève !

ÈVE ― Tu m’as comprise, Père…

ADAM ― Euh !... Moi je n’ai pas tout compris… mais…

ÈVE ― Je me demande, Père… si en faisant d’Adam un étalon, tu n’as pas, par inadvertance, laissé échapper quelques neurones qui se seront logés entre ses cuisses.

DIEU, offusqué. Oh ! Ève !

ÈVE ― Je plaisante, Père… Mais ça peut être un sujet de réflexion. (Elle tourne le dos et se dirige vers la sortie.) Tu viens, Adam ?

ADAM, ravi et empressé. ― J’arrive !

ÈVE, se retourne sur Adam. ― Ce n’est pas ce que tu crois. La maison d’abord !

ADAM, déçu. ― Ah, oui, la maison !

ÈVE ― On sélectionne les planches d’abord. Ensuite, on verra… Et puis, range-moi ce truc, là. (Elle désigne Odom.) Il me fiche le cafard. (Elle sort.)

Adam, resté seul, revient lentement vers Odom.

DIEU ― Elle ne l’aime décidemment pas.

ADAM ― Tu ne trouves pas, Père, qu’elle est beaucoup énervée en ce moment ?

DIEU ― Oui.

ADAM ― C’est la maison ?

DIEU ― Pas que.

ADAM ― Qu’y a-t-il d’autre ?

DIEU ― Son désir de maternité.

ADAM ― Puisque tu l’as rassurée sur ce point !

DIEU ― Je n’ai pas dit son refus, mais bien son désir. Inconsciemment, elle commence à éprouver ce désir de maternité. Et ce sont ces deux aspirations antagonistes qui la rendent nerveuse.

ADAM, avec un éclair de compréhension ― Aaah !... Et ça va durer longtemps ?

DIEU ― Tant que ça ne sera pas limpide dans sa tête… La maison, l’abri intime, le cocon familial… tout cela est l’objectivation de sa pulsion maternelle en devenir.

ADAM ― En clair, ça va durer longtemps.

ÈVE, off en coulisse appelle. ― Adam ! Tu viens ?

DIEU ― Vas-y. Et n’oublie pas de cacher Odom.

ADAM, s’empare de la corde. ― Je sens que ça ne va pas être facile d’être père. (Il sort en tirant le petit traineau d’Odom.)

DIEU, lorsque la scène est vide. Non, Adam, ce n’est pas facile d’être Père.

NOIR

 

La menace

Dieu (off), Adam, Ève - Durée : 7 minutes

Adam entre. Il se laisse tomber à terre, épuisé, et prend un plaisir évident à se prélasser sur le sol.

DIEU ― Eh bien, Adam ! Tu ne vas pas bien ?

ADAM ― Je suis lessivé, fourbu, claqué, crevé !

DIEU ― Que se passe-t-il ?

ADAM ― Comme si tu l’ignorais !

DIEU ― Tu sais, Adam, je ne cherche pas à tout savoir, tout surveiller et tout diriger. Je laisse la liberté à mes créatures d’agir à leur guise sans interférer dans leurs choix de vie.

ADAM, se lève. ― C’est tout à ton honneur, Père. Mais sur ce coup là, si tu pouvais interférer, tu me rendrais service. (Il s’assoit pesamment sur un rocher.)

DIEU ― La construction de ta cabane ne se passe-t-elle pas comme prévu ?

ADAM ― Tu appelles ça une cabane ? J’ai dû creuser des fondations, planter des poteaux, fabriquer des cordages, scier, couper, attacher… J’en suis à soixante mètres carré de plancher… Et ce n’est pas fini !

DIEU ― Bel ouvrage, je le reconnais.

ADAM ― C’est plus le Paradis, c’est Koh Lanta.

DIEU ― Koh Lanta ?

ADAM ― J’ai rêvé d’une île qui portait ce nom étrange. Il n’y avait rien à manger, je crevais la dalle, il pleuvait fort, je construisais une cabane qui s’écroulait sans cesse, c’était la galère… Un rêve prémonitoire sûrement.

DIEU ― Non. Ta cabane… je veux dire ta maison, ne s’écroulera pas.

ADAM ― Tu es sûr ?

DIEU ― Tu ne me fais pas confiance, Adam ?

ADAM ― Excuse-moi, Père. Je suis un peu stressé en ce moment.

DIEU ― Je vois. Tu prends cette construction trop à cœur. Tu devrais ralentir le rythme, te détendre davantage ou tu vas nous faire un burn out.

ADAM ― Je voudrais bien ralentir, mais Ève me talonne.

DIEU ― Et pourquoi donc ? Rien ne presse en mon Royaume.

ADAM ― Elle est impatiente de rentrer dans sa maison.

DIEU ― Je la comprends, mais elle doit modérer ses ardeurs.

ADAM ― D’autant qu’après la maison viendra l’ameublement. Au début, c’était plaisant, mais elle en veut toujours plus : un lit et des placards de rangement dans la chambre, une cuisine aménagée, des fauteuils au salon et plein d’autres choses…

DIEU ― Elle est imaginative…

ADAM, chanté[4]. ― « Une cuisinière avec un four en verre, des tas de couverts et des pelles à gâteaux, une tourniquette pour faire la vinaigrette, un bel aérateur pour bouffer les odeurs, des draps qui chauffent, un pistolet à gaufres… »

DIEU ― C’est bon ! Je lui parlerai, Adam.

ADAM ― Merci, Père. Tu comprends bien que je ne peux pas lui offrir tout cela en un claquement de doigts.

DIEU ― Toi, non. Mais moi, oui.

ADAM, avec espoir. ― Tu ferais ça, Père ?

DIEU ― Non, je ne le ferai pas, car elle n’a pas besoin de tous ces gadgets… Et surtout parce que c’est certainement ce qu’elle espère. Je la soupçonne de te surcharger de travail afin justement de m’inciter à intervenir.

ADAM ― Tu crois ?

DIEU ― Ou bien alors… (Court temps de réflexion.) Je pourrais bien la prendre à son propre jeu.

ADAM ― C'est-à-dire ?

DIEU ― La submerger d’objets inutiles dont elle ne saurait que faire.

ADAM ― Comme quoi par exemple ?

DIEU, chanté[5]. « Un frigidaire, une armoire à cuillères, un évier en fer et un poêle à mazout. Un cire-godasses, un repasse-limaces, un tabouret à glace et un coupe-friture… »

ADAM, se prête au jeu et enchaîne[6]. ― « Un ratatine-ordures, un efface-poussière, un lit qu'est toujours fait, un chauffe-savates, un canon à patates, un éventre-tomates… » (Il éclate de rire.)

DIEU ― Je préfère te voir joyeux, Adam. Ne perds pas de vue que tu as tout le temps nécessaire pour accomplir ta besogne.

ADAM ― J’aimerais qu’Ève en soit convaincue aussi.

DIEU ― C’est curieux tout de même, cette soudaine frénésie de nouveautés.

ADAM ― Elle a toujours été impétueuse.

DIEU ― Oui, mais là… Elle ne t’a rien dit de spécial ?

ADAM ― Si. Qu’elle voulait l’eau courante dans la cuisine et la salle de bain ! Tu imagines le boulot ?

DIEU ― Non, je pensais à quelque chose de plus exceptionnel.

ADAM ― Parce que l’eau courante, ce n’est pas assez exceptionnel ?

DIEU ― Quelque chose de différent, qui ne concerne pas la maison.

ADAM ― Ah ?... Non !... Tu penses à quoi ?

DIEU ― Je me demande… (Silence.)

ADAM, après avoir patienté un temps. ― Quoi ?

DIEU ― Va chercher Ève. Je dois vous parler, à tous les deux.

ADAM ― Tu veux vraiment la voir ? Pour une fois où j’étais tranquille.

DIEU ― Tu voulais que je lui parle, non ? Eh bien, c’est le moment.

ADAM ― Bon, bon, j’y vais. (Il sort.)

DIEU, soliloque. Se pourrait-il que le Paradis, Mon Paradis ne suffise pas à leur bonheur ? Se pourrait-il que le Serpent soit déjà à l’œuvre ?

Adam et Ève entrent, main dans la main.

ADAM ― Nous voilà, Père.

DIEU ― C’est bien. Écoutez-moi, les enfants. Je dois vous faire deux recommandations importantes. La première, c’est de vous méfier du Serpent.

ÈVE ― Je savais bien que toutes ces bestioles n’étaient pas complètement inoffensives.

DIEU ― Il ne s’agit pas de ça. Cet animal là ne vous fera aucun mal physiquement. Je le nomme Serpent car il s’insinue en vous insidieusement, mais il peut prendre n’importe quelle forme. Il est beau parleur, ce n’est pas là le moindre de ses dons. Il a de grands pouvoirs.

ADAM ― Ce n’est pas très clair…

ÈVE, troublée. ― J’ai fait un rêve… mais c’était un rêve…

ADAM ― Tu as rêvé de Koh Lanta ?

ÈVE ― C’est le nom du serpent ?

ADAM ― Non, c’est une île qui paraît belle, un peu comme ici, mais il n’y a rien à manger, il pleut des cordes et on se fait dévorer par les moustiques.

ÈVE ― Non, ce n’est pas ça.

DIEU ― Sans doute le Serpent t’a t-il inspiré cette île, Adam. Car il peut aussi s’immiscer dans vos rêves.

ÈVE ― Pas d’île dans le mien… Ça pouvait être un serpent, mais je n’en suis pas certaine… Je n’aime pas beaucoup les serpents, mais celui-ci parlait… et il m’envoutait de ses paroles…

DIEU ― Que te disait-il ?

ÈVE ― Je ne sais plus tant il parlait… Il m’a promis monts et merveilles. C’était comme du miel qui coulait dans mes oreilles… et pourtant il disait du mal de toi, Père.

DIEU ― Il est fort !

ADAM ― Mais d’où sort-il ce zigoto ?

DIEU ― Il était au sommet de la hiérarchie des Anges. Il était un Archange porteur de lumière mais il s’est rebellé, refusant de transmettre mon message divin. Il a voulu se singulariser, se faire porteur de ses lumières à lui. Et aussitôt il est tombé du Ciel.

ADAM ― Il a dû se faire mal. Tu l’as poussé ?

DIEU ― Mais non ! Il est tombé tout seul, par les lois mêmes de l’intention divine absolue.

ADAM ― Ah ! Un peu comme la loi de la gravité…

ÈVE ― Moi, j’ai compris. Il s’est pris pour le Père et il ne peut pas y avoir deux Pères au Ciel.

DIEU ― En résumé, c’est un peu ça.

ADAM ― D’accord. Et que fait-il au Jardin, cet olibrius ?

DIEU ― Il est venu vous pervertir. Il est un lion qui tourne autour de sa proie.

ADAM ― C’est un serpent ou un lion ?

ÈVE ― Encore un dont il faut se méfier. J’ai toujours su que toutes ces bestioles n’étaient pas vraiment inoffensives.

DIEU ― C’est une image. Quelle que soit son apparence, il cherchera à semer le doute en vous avant de vous pousser à la désobéissance. Son arme est la tentation.

ADAM ― Pourquoi le laisser agir, Père ? Tu ne peux pas l’éliminer, tout simplement ?

DIEU ― Il est le néant et il retournera naturellement au néant si personne ne cède à la tentation.

ADAM ― J’ai compris. (Il s’adresse à Ève.) Ève, si dans ton prochain rêve il te propose une tourniquette, un balais magique ou un épluche-carottes, tu l’envoies balader force 10.

ÈVE ― Parce que tu t’imagines qu’un individu style serpentiforme pourrait me séduire avec un épluche-carottes ?

ADAM ― Non, mais…

ÈVE ― Et tu te crois, toi, à l’abri de ses manipulations ? S’il est aussi futé que semble l’affirmer Père, il te sollicitera également.

DIEU ― Ève a raison. Il est rusé et sa force réside dans ses belles paroles davantage que dans la promesse de gadgets anodins.

ADAM ― Je m’en vais te le calmer à coups de pieds, moi, le serpent !

DIEU ― Tu n’en auras pas la force tant sa séduction est grande.

ADAM ― Mais alors, que faire ?

DIEU ― L’ignorer. Et ignorer ses sollicitations. Il n’aura de cesse de vous abuser. Il vous offrira des fruits merveilleux, mais ces fruits vous rendront mortels.

ADAM ― C’est un gros malade, quoi !

DIEU ― Ce qui m’amène à vous faire ma seconde recommandation : ne mangez pas les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ne laissez pas le Serpent vous tenter, ou vous serez exclus du Jardin d’Eden et vous mènerez une vie courte et misérable.

ADAM ― Exclus ?

ÈVE ― L’arbre de la connaissance du… bien et du mal ?... Qu’es aco ? Comment le reconnaître ?

DIEU ― Il est une excroissance de l’arbre de la vie. Vous le reconnaitrez  et c’est vous qui transformerez ses fruits.

ÈVE ― Ce n’est pas le serpent ?

DIEU ― Je le répète : le Serpent n’a aucun pouvoir si vous ignorez ses incitations onctueuses… mais ô combien venimeuses.

ADAM, soupire. ― Pffff ! C’est d’un compliqué !

ÈVE ― C’est vrai. Je suis d’accord avec Adam.

DIEU ― Ne vous prenez pas la tête, allez ! Je vous demande simplement de vivre en paix et en harmonie avec le Jardin. Restez des enfants, restez innocents et tout ira bien.

ADAM ― Oui, mais bon…

ÈVE ― Facile à dire avec ce tordu qui nous tourne autour.

ADAM ― Et la menace d’exclusion !

DIEU ― Gardez confiance en moi et rien ne vous arrivera de fâcheux. Retournez à vos occupations, maintenant. Vous avez une maison à construire, non ?

ADAM, peu motivé. ― Mouais.

ÈVE ― Oui, oui… On y va. (Elle entraîne Adam.)

Ils sortent, un peu décontenancés.

DIEU, quand la scène est vide. Pas facile d’être Père Fouettard.

NOIR

 

Le Serpent

Dieu (off), Ève, Adam - Durée : 8 minutes

On entend dans le lointain des coups de marteau. C’est Adam qui construit sa maison. Ève entre. Les coups s’estompent sans jamais vraiment cesser durant la conversation.

ÈVE, appelle. ― Père ! Tu es là ?

DIEU ― Je suis toujours là, ma fille.

ÈVE ― J’ai peur, Père.

DIEU ― Peur de quoi ? Adam ne travaille-t-il pas d’arrache-pied sur votre maison ?

ÈVE ― Oui, on l’entend. Il est à fond !

DIEU ― Alors quoi ?

ÈVE ― J’ai peur de cette bestiole qui nous tourne autour.

DIEU ― Le Serpent ?

ÈVE ― Je l’ai vu, il m’a parlé. Ou bien était-ce en rêve, je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne sais pas s’il a une réalité. Cet animal m’ensorcèle, il m’attire et me révulse en même temps. C’est terrible, non ?

DIEU ― Il est le tentateur. C’est son job.

ÈVE ― J’ai envie de le repousser et, en même temps, il me plaît de l’écouter.

DIEU ― C’est la mission qu’il s’est donné : vous détourner du droit chemin.

ÈVE ― C’est quoi le droit chemin ?

DIEU ― Le chemin de la vie, le chemin du cœur, de l’amour. À l’opposé de celui qui mène à la possession, à l’accumulation, à l’envie…

ÈVE ― Si j’ai envie d’une cuisine intégrée avec un extracteur de fumée et un lave-vaisselle, c’est mal ?

DIEU, en riant. Ah ! Ah ! Non. Il n’est pas mauvais d’avoir des espérances. Mais garde-toi de désirer au-delà de tes besoins, garde-toi de l’avidité, la cupidité ou la jalousie qui mènent au mensonge, au vol, à la trahison, à la discrimination, et jusqu’au meurtre…

ÈVE ― Ça va, n’en jette plus.

DIEU ― En bref, soit raisonnable dans tes aspirations.

ÈVE ― Je me demande s’il est raisonnable de demander tout ça à Adam.

DIEU ― Il fera en fonction de ses moyens. Ces aménagements seront rudimentaires…

ÈVE ― Pas trop rudimentaires, quand même !

DIEU ― Mais réalisés avec passion.

ÈVE ― Tu crois ? Il n’est pas toujours d’accord. Il trouve que je lui donne trop de boulot.

DIEU ― Ne soit pas impatiente et tout ira bien.

ÈVE ― Ok !

DIEU ― Ceci dit, crois-tu qu’un lave-vaisselle soit indispensable à ton bonheur ?

ÈVE ― Maintenant, non. Mais quand nous aurons des enfants…

DIEU ― Toujours cette impatience ! Tu as bien le temps... Méfie-toi de ton impatience, elle est un levier dont peut user le Serpent.

ÈVE ― Encore ce maudit serpent !

DIEU ― Tu devras t’accommoder de sa présence, Ève.

ÈVE ― Je finis par me demander s’il ne sert pas tes plans…

Un temps, puis :

ADAM, crie off. ― Aie !... Aie ! Aie ! Aie !

Les coups de marteau ont immédiatement cessé.

DIEU ― Adam s’est donné un coup de marteau sur les doigts. Tu devrais aller le soigner.

ÈVE, avec un regard suspicieux vers le ciel. ― Je me demande vraiment…

Elle sort. La scène est vide.

DIEU ― Elle est futée, cette petite… Adam ne l’est pas moins, certes, mais il voue son intelligence à la technique… et aux arts si l’on veut bien considérer Odom comme une œuvre d’art.

Ève revient. Elle est accompagnée d’Adam qui exhibe un doigt emmailloté dans une énorme poupée.

ADAM ― Je me suis fait mal, Père !

DIEU ― Je vois ça.

ADAM, assez fier. ― C’est un accident de travail.

ÈVE, câline auprès d’Adam. ― Je vais le bichonner mon petit architecte en sucre.

DIEU ― Cette indemnité te convient-elle, Adam ?

ADAM ― Oh, oui !

ÈVE, vexée. ― Indemnité ! Est-ce que j’ai une gueule d’indemnité ?

DIEU ― C’était de l’humour, Ève.

ADAM ― Moi, ça me va. Une petite pause me fera du bien.

ÈVE ― Évidemment ! Toi, tu es toujours d’accord pour une pause câline.

ADAM ― Ben, quoi ?

ÈVE ― Je ne suis pas une indemnité ! Je te connais. Si je marche dans votre combine à tous les deux, tu vas t’écraser un doigt toutes les cinq minutes.

ADAM ― Oh ! Tu exagères.

ÈVE ― Tous les quarts d’heure, alors ?

ADAM, tente une sortie de crise humoristique. ― Ça ira vite, je n’ai que dix doigts.

ÈVE ― C’est vrai. Il t’en reste donc neuf valides. Tu peux reprendre le travail.

Ève sort, dédaigneuse.

ADAM ― Qu’est-ce qu’elle peut être soupe au lait !

DIEU ― Oui. Excuse-moi, Adam. Je n’ai pas été très fin sur ce coup là.

ADAM ― C’est le moins qu’on puisse dire… Qu’est-ce que je fais moi, maintenant, avec ça ? (Il dresse son doigt emmailloté.)

DIEU ― Tu peux l’enlever, c’est fini.

ADAM, ôte la poupée. ― Ah, mais oui, je n’ai plus rien ! C’est un miracle !

DIEU ― Oh ! Un bien petit miracle.

ADAM ― C’est toi, Père, qui… ?

DIEU ― Qui veux-tu que ce soit ?

ADAM ― Tu vois ? Quand tu veux, tu peux me venir en aide.

DIEU ― Je ne peux pas et ne veux pas te venir en aide toutes les, euh !…

ADAM ― Cinq minutes ? Toi aussi ?

DIEU ― Tu es assez grand pour te débrouiller tout seul, Adam. C’est ce que je voulais dire. Mais là, j’étais obligé.

ADAM ― Pourquoi ?

DIEU ― C’est un peu ma faute si tu t’es écrasé le doigt.

ADAM ― Ah, bon ?

DIEU ― Oui, je voulais distraire Ève d’une question épineuse. Alors…

ADAM ― Non ! C’est toi qui a dévié le marteau ?

DIEU ― On peut dire ça.

ADAM ― Mais ça fait épouvantablement mal !

DIEU ― Oui, mais je t’ai guéri.

ADAM ― Ça m’a fait très mal quand même. Un peu comme le jour où tu m’as pris une côte. Faudrait pas que ça devienne une habitude.

DIEU ― Tu es trop douillet. Je n’ose penser au jour où tu te blesseras vraiment.

ADAM ― J’espère bien que ce jour là, tu ne me laisseras pas me débrouiller tout seul.

DIEU ― Ève sera là.

ADAM ― Oui. Elle est tout de même moins efficace que toi.

DIEU, insidieux. Ça dépend pour quoi…

ADAM ― Ça dépend, à condition qu’elle ne monte pas dans les tours. À propos, qu’elle est cette question épineuse qui m’a valu une mutilation ?

DIEU ― Une mutilation ! Pfff ! Juste un bobo !

ADAM ― Tu détournes la conversation, Père.

DIEU ― On parlait du Serpent.

ADAM ― Encore lui ! Avant, elle avait peur d’avoir des enfants. Maintenant, elle a peur du serpent. Qu’il ne se pointe pas à portée de mon marteau, celui-là, je ne le louperai pas.

DIEU ― Tu ne t’en débarrasseras pas aussi facilement.

ADAM ― Bon. Et alors, quoi ? Je me suis pris un coup de marteau juste parce qu’elle parlait du serpent ? Elle l’a vu ? Elle lui a causé ?

DIEU ― Un peu.

ADAM ― Un peu ? On ne cause pas un peu. On cause ou on ne cause pas.

DIEU ― Quand il s’agit d’un rêve, tu appelles ça comment ?

ADAM ― Je ne sais pas. Et il lui a dit de manger le fruit défendu ?

DIEU ― Ce n’est pas aussi simple. Il ne donne pas de directive précise, il se contente de vous appâter.

ADAM ― Ça m’étonnait aussi, c’aurait été trop simple… Elle aurait pu m’en toucher un mot. On est toujours plus forts à deux.

DIEU ― Et toi, Adam ? N’as-tu pas éprouvé un sentiment de révolte ces derniers temps ?

ADAM, troublé. ― Moi ?

DIEU ― Oui, toi, Adam.

ADAM ― Quel rapport avec le serpent ?

DIEU ― Je répète ma question : n’as-tu pas éprouvé un sentiment de révolte ces derniers temps ?

ADAM, embarrassé. ― Oui, un peu… Parce que je me décarcasse alors que d’un seul claquement de doigts, tu pourrais accomplir en un instant mon travail de plusieurs semaines. Mais je ne vois pas où est le serpent là-dedans.

DIEU ― Il y est pourtant. Tu troquerais ta louable ambition contre un tour de magie ?

ADAM, hésitant. ― Ben…

DIEU ― Et tu coulerais une vie d’oisif en attendant que j’accède à tous tes souhaits.

ADAM ― Euh !... Ce n’est pas ça le Paradis ?

DIEU ― Mon pauvre Adam. Tu ne l’as pas vu, mais il t’a déjà imprégné… Non, ce n’est pas ça le Paradis. Ça, c’est la vie des Anges sur leurs petits nuages, à jouer de la harpe l’Éternité durant. Ils en sont satisfaits. C’est cela ton ambition ?

ADAM, penaud. ― Bof !...

DIEU ― Répond, Adam. Si c’est cela, d’un claquement de doigts selon ton expression favorite, je te greffe une paire d’ailes et je t’affecte un nuage libre… avec une harpe toute neuve.

ADAM ― Non, Père, je joue trop mal… et je m’emmerderais vite… Et Ève ? Je ne vais pas laisser Ève toute seule !

DIEU ― Alors ?

ADAM, boudeur. ― Alors, j’y retourne… (Il s’apprête à sortir, se retourne soudain.) Je ne comprends pas, Père. Comment cette couleuvre ou je ne sais quoi, que je n’ai jamais vue, jamais entendue, comment peut-elle m’imprégner ?

DIEU ― La réponse est en toi, Adam.

ADAM, indécis. ― Je peux en parler à Ève, Père ?

DIEU ― Bien entendu. Tu l’as dit toi-même, on est toujours plus forts à deux. Mais n’oublie pas : la réponse est en vous.

Adam sort. La scène est vide.

DIEU ― Car le Serpent est en vous, mes petits. Mais ça, vous ne le savez pas.

On entend les coups de marteau qui reprennent.

NOIR

 

Crottin or not

Dieu (off), Ève, Adam - Durée : 6 minutes

 Ève est assise sur le rocher.

DIEU ― Ta maison est terminée, Ève. Tu dois être contente.

ÈVE ― Oui. Adam a bien travaillé. Même si j’ai souvent dû le remotiver.

DIEU ― Ça ne semblait pas te déplaire.

ÈVE ― Les séances de motivation ? (Elle rit.) Ah ! Ah ! Non, ça ne me déplaît pas du tout. Mais il ne faut pas en abuser sous peine de ne jamais voir l’ouvrage terminé. Je connais mon Adam.

DIEU ― Tu aimes bien te faire désirer, n’est-ce pas ? L’agacer un peu, lui échauffer les sens ?...

ÈVE ― Tu m’as faite femme, non ?

DIEU ― Ce n’était pas un reproche. Adam aussi apprécie tes minauderies.

ÈVE ― J’espère bien.

Entrée d’Adam, tenant un plateau sur lequel trône un fromage.

ADAM ― On parle de moi ?

ÈVE ― Oui. De tes divers talents… (Un temps. Elle grimace.) Mais quelle est cette odeur épouvantable ?

ADAM, exhibant le plateau. ― Ma dernière création : du fromage de chèvre !

ÈVE ― C’est ça qui pue ? Quelle horreur !

ADAM ― Ça sent un peu… mais c’est délicieux. (Il tend le plateau à Ève qui recule.) Goûte.

ÈVE ― Même pas en rêve !

DIEU ― C’est vrai que ça pue !

ADAM ― Mais c’est très bon.

ÈVE ― Où as-tu trouvé ce machin ?

ADAM, fier. ― C’est moi qui l’ai fait… En secret, parce que je me doutais bien que tu n’apprécierais pas ma tambouille.

DIEU ― Avec du lait de chèvre ?

ADAM ― Oui, Père. Je chauffe le lait dans un premier temps, puis je le fais cailler… avec du jus de citron… ou un jus d’artichaut, ça marche bien aussi… ensuite, je le mets dans un moule, je le sale et je…

ÈVE ― Tout ce travail pour obtenir un truc qui pue ?

DIEU ― C’est tout de même ingénieux, Ève. Et puis, c’est une première. Il affinera sa recette avec le temps.

ADAM ― Voilà, je dois affiner mon fromage.

ÈVE ― C’est ça, affine avant de me ramener ton crottin à la maison.

ADAM, enthousiaste. ― Crottin ! C’est exactement le nom que je cherchais pour mon fromage. Le voilà baptisé : Crottin !... Merci, Ève.

ÈVE, écœurée. ― De rien, Adam… Mais, dis-moi… (Elle plisse les paupières pour inspecter le fromage… de pas trop près tout de même.) J’ai l’impression qu’il bouge, ton fromage. Non ?

ADAM, gêné. ― Euh !... Il y a peut-être un ou deux vers…

ÈVE, horrifiée. ― Et tu prétends me faire manger des vers ?

ADAM ― Il suffit de les enlever…

ÈVE, furieuse. ― Voilà à quoi joue monsieur quand je le crois occupé à créer des objets utiles : il fabrique des bombes olfactives grouillantes de vers ! Beurk ! Je m’en vais !... Quand je pense que j’évoquais tes talents un instant auparavant, des talents divers et variés… Tu parles ! Divers et avariés, oui... (Elle sort.)

ADAM ― Elle est en colère, je crois.

DIEU ― Elle en rajoute beaucoup. Elle aime bien te chahuter… pour mieux vous réconcilier par la suite.

ADAM ― C’est vrai… Il n’empêche, c’est parfois dur d’être un créateur.

DIEU ― À qui le dis-tu, mon fils !

ADAM ― On tâtonne souvent avant de parvenir au résultat espéré. Mais ce n’est pas une perte de temps… (Il considère son fromage.) Je vais l’aromatiser avec quelques herbes. Quand elle l’aura goûté, elle ne pourra plus s’en passer.

DIEU ― Tu devrais essayer avec du lait de brebis.

ADAM ― J’ai le choix, en effet : vache, chamelle, ânesse…

DIEU ― Ne t’emballe pas trop quand même.

ADAM ― J’apprécie tes suggestions, Père. Ces derniers temps, lorsqu’il me vient une idée, je me pose systématiquement la question de savoir si ce n’est pas ce maudit reptile qui me l’a suggérée. Ce fromage, par exemple, je pressentais la réaction d’Ève, j’aurais pu fermer mon esprit à l’élaboration de cette nouvelle gastronomie, mais je ne pouvais pas. Une force irrésistible me poussait à poursuivre l’expérience.

DIEU ― Il s’agit là de la puissante force de la création, Adam.

ADAM ― Je ne l’avais pas ressentie aussi intensément auparavant. Et j’imaginais que cette bestiole sournoise pouvait m’avoir envoûté afin que je déplaise à Ève.

DIEU ― Tant qu’il s’agit de fromage, il n’y a pas lieu de s’alarmer.

ADAM ― Même si je sais que je vais déplaire ?

DIEU, après un instant de réflexion. Toute la question est là.

ADAM ― Que veux-tu dire ?

DIEU ― Lorsque tu fabriquais des colliers de crottes, tu n’avais pas conscience qu’ils pouvaient déplaire. Tu étais encore innocent.

ADAM ― Ève m’a ouvert les yeux… Pour autant, ils ne déplaisaient pas aux singes. Ce qui signifie que tout est une question de goût. C’est comme mon Odom…

DIEU ― C’est vrai. Mais poursuivons la démonstration. Pourrais-tu concevoir quelque chose qui, plus que déplaire, serait dangereux ?

ADAM ― Euh !... Dangereux comment ?

DIEU ― Son utilisation apporterait le malheur.

ADAM ― Non ! Jamais de la vie, Père !

DIEU ― Réfléchis. N’as-tu pas déjà fabriqué un tel objet ? Un objet anodin avec lequel tu t’es blessé.

ADAM ― Le marteau ? Tu penses au marteau ? Il n’est fait que pour planter des clous. Et je te rappelle que c’est toi qui a provoqué l’accident.

DIEU ― Preuve qu’une mauvaise utilisation peut avoir des conséquences malheureuses. Ne voulais-tu pas écraser le Serpent avec cet outil ?

ADAM ― C’est vrai.

DIEU ― Imagine que ce même marteau soit lancé sur ta tête ou sur la tête d’Ève...

ADAM ― Non, Père, je ne veux pas imaginer cela.

DIEU ― C’est pourtant le type de raisonnement que tu devrais adopter à chacune de tes inspirations.

ADAM ― Mais dans ce cas, tout peut devenir dangereux : un marteau, une scie, une fourchette, une assiette, une raquette, une balle, une corde… Ta propre création n’est pas inoffensive. Je peux tomber d’un arbre, me casser une jambe sur un rocher, me noyer dans la rivière…

DIEU ― Parfaitement exact.

ADAM ― Tout recèle une face sombre qu’une main malhabile peut révéler.

DIEU ― Malhabile ou malintentionnée.

ADAM, reste un instant sans voix. ― … Que veux-tu dire ? Tu penses au serpent ?

DIEU ― Je ne fais aucune allusion précise. Je t’enseigne seulement une réalité dont tu n’avais pas conscience.

ADAM ― Tout ça pour un fromage ! Tu ne trouves pas la leçon un peu exagérée, Père ?

DIEU ― Pose la question à Ève.

ADAM ― Ouais… Bon… Du coup, je ne sais plus quoi faire. Je continue mes expériences culinaires ou pas ?

DIEU ― La réponse t’appartient.

ADAM ― Je peux jeter mon fromage… mais je ne peux pas mettre au rancart tout ce que j’ai construit précédemment… la maison avec ! Ève n’apprécierait pas son démontage.

DIEU ― Là, c’est toi qui exagères.

ADAM ― Sans doute parce que je ne sais pas quoi retenir de notre conversation.

DIEU ― Il s’agit d’une nouvelle mise en garde : ne touchez pas au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

ADAM ― Le mal, c’est toi qui vient de me le faire découvrir, caché derrière des objets anodins. Pas besoin de fruit !

DIEU ― Alors retiens cette maxime : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme.[7] »

Adam reste un moment silencieux, cogitant sur la sentence. Puis il concentre son attention sur le fromage.

ADAM, pour lui seul. ― Y a-t-il de la science là-dedans ?... (Un temps.) « Être ou ne pas être : telle est la question. Y a-t-il pour l'âme plus de noblesse à endurer les coups et les revers d'une injurieuse fortune, ou à s'armer contre elle pour mettre frein à une marée de douleurs ?[8] »

DIEU ― Que dis-tu, Adam ?

ADAM ― Non, rien… Je me demandais… crottin or not crottin ? (Il sort, pensif.)

DIEU ― Cet enfant m’étonnera toujours.

NOIR

 

La pomme

Dieu (off), Ève, Adam - Durée : 6 minutes

Adam entre à pas de loup, vêtu d’un petit tablier de paille assez ridicule, un air inquiet sur le visage.

DIEU ― Où vas-tu dans cet accoutrement, Adam ?

ADAM, sursaute. ― Aie ! Tu m’as fait peur, Père… (Sur un ton conspirateur :) Je me cache, Père ! Je fuis la maison, le balai, les chiffons…

DIEU ― Tu fuis dans une drôle de tenue.

ADAM, prenant conscience de ce qu’il porte. ― Ah, zut ! Je suis parti avec le tablier.

DIEU ― Tu as besoin de cet accoutrement ?

ADAM ― Une idée d’Ève. Elle l’a fabriqué avec de la paille. C’est, paraît-il, pour faire le ménage.

DIEU ― Le ménage ?

ADAM ― Elle ne supporte pas la saleté.

DIEU ― De la saleté dans mon Jardin ?... C’est vexant !

ADAM ― Ce qu’elle appelle saleté, c’est la terre ou la poussière que l’on ramène sous nos pieds jusque dans la maison. Elle est un peu pointilleuse sur le sujet. Un brin d’herbe suffit pour qu’elle dégaine le balai.

DIEU ― Je vois.

ADAM ― Mais uniquement dans la maison.

DIEU ― Heureusement !

ADAM ― Moi, je ne verrais aucun inconvénient à cette manie si elle ne me conviait pas à la chasse aux salissures.

DIEU ― Évidemment… Mais elle te demande juste un peu d’aide, non ? Comme toi-même la sollicite lorsque tu as besoin d’un coup de main.

ADAM ― Euh !... Oui… Ce n’est pas pareil… C’est une question de compétence…

DIEU ― Je comprends. Tu manques de compétence pour les tâches du ménage.

ADAM, bafouille. ― Ben… je… non… enfin…

DIEU ― Je ne te demande aucune justification, Adam. Par contre, Ève…

Ève entre. Elle porte une jupette en bananes, comme portait Joséphine Baker sur scène en 1927, et tient un panier en osier.

ÈVE ― Ah ! Te voilà, Adam ! Tu es un véritable courant d’air !

ADAM ― Euh !... (Il change brutalement de sujet et, d’un air enjoué :) Il te va super bien ce tablier, Ève !

DIEU ― Tu appelles ça un tablier, toi ?...

 Ève fait un tour sur elle-même à la façon d’un mannequin de mode.

ADAM, réjoui. ― C’est craquant, non ?

DIEU ― C’est ridicule, oui ! Tu aurais dû en rester à la paille, Ève.

ADAM, fier. ― C’est moi qui l’ai fait.

DIEU ― Ah ! Je comprends mieux.

ÈVE ― Pour faire du ménage, ce n’est pas la tenue la plus adaptée, mais je trouve ça mignon.

ADAM ― Voilà ! C’est mignon tout plein. Et là, pas de danger d’une mauvaise utilisation. Quand les bananes sont mûres, on les mange. Et hop, terminé ! Où est le mal, là-dedans ?

ÈVE ― Non, Adam, tu ne vas pas recommencer avec tes histoires de bien et de mal !

ADAM ― C’est Père qui m’a mis en garde contre les conséquences néfastes que peuvent avoir mes créations.

DIEU ― En effet, mais…

ÈVE ― Eh bien, Père, ce n’était pas une bonne idée. Depuis, il ne fait plus rien !

ADAM ― Je réfléchis ! J’anticipe ! J’augure ! J’intuitionne ! Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. En tout, j’envisage la potentialité d’intervention d’une force sombre…

ÈVE ― Ben voyons ! C’est pourquoi tu esquives les tâches domestiques, par crainte du côté obscur du balai… D’ailleurs, je me demande… si un bon coup de balai sur la tête ne te remettrait pas les idées en place.

ADAM ― Tu ferais ça ?

ÈVE, moqueuse. ― J’imagine la scène. J’intuitionne, comme toi. Ce serait trop drôle !... Mais non, je ne le ferais pas. D’autant que ça conforterait ta défiance aux objets les plus anodins.

DIEU ― Cessez vos chamailleries. Je vous ai mis en garde contre une connaissance aveugle et irraisonnée. N’allez pas en faire une obsession.

ÈVE ― Tu entends, Adam ? N’allez pas en faire une obsession !... Tu peux reprendre tes outils, tes recherches… et tes fromages. Le dernier n’était pas mauvais, j’avoue.

ADAM ― Au lait de brebis.

ÈVE ― Un peu amer… mais ça change des graines, des fruits et des racines. Au fait, tu as fait les courses comme je te l’avais demandé ?

ADAM ― Euh !...

ÈVE ― Et voilà ! Toujours à papillonner ! On mange quoi à midi ? Ah, pour ramener des babioles fantaisistes ou... des bananes et en faire une jupette, tu es formidable, mais pour penser au quotidien, c’est une autre histoire. Tu es un poète, Adam !

ADAM ― On peut manger les bananes…

ÈVE ― Elles ne sont pas mûres. Heureusement, j’ai ce qu’il faut. (Elle tire une belle pomme rouge de son panier et la croque.)

ADAM, épouvanté. ― Aaah ! Tu as touché à l’arbre défendu !

ÈVE ― Qu’il est nouille !... C’est une pomme.

ADAM ― Père ! Elle a mangé l’arbre du fruit défendu ! Euh !... Le contraire !

DIEU ― C’est une pomme, une pomme issue de l’arbre de la vie.

ADAM ― Mais tu as bien dit que c’était le même, l’arbre de la vie et l’autre, ou une excroissance ou je ne sais quoi…

DIEU ― Oui, et j’ai dit aussi que c’est vous, et vous seulement qui transformerez ses fruits.

ADAM ― Je ne comprends pas comment.

DIEU ― Par vos pensées et vos actes, tout simplement.

ÈVE, tend la pomme à Adam. ― Tiens ! Elle est délicieuse. (Adam prend la pomme avec circonspection.) Tu en consommes régulièrement dans mes salades de fruits, gros bêta !

ADAM, croque la pomme. ― Oui, elle est bonne, mais… j’ai l’impression de me faire couillonner. Comment un même fruit peut être à la fois bon et mauvais, autorisé et interdit ?... Père ! Tu ne nous mènerais pas en bateau, des fois ?

ÈVE ― Ah ! Mon Adam se réveille. Moi, ça fait un petit moment que je flaire l’entourloupe. Tu ne cesses de souffler le chaud et le froid, Père. De suggérer que derrière tout ce qui est bon se cache le mauvais, invisible et sournois comme le serpent. Et dans le même temps, tu nous dis : « restez des enfants, restez innocents… ».

ADAM ― Ève a raison, Père. Comment veux-tu que nous restions innocents si tu distilles toi-même le sens du mal caché en toutes choses ?

ÈVE ― Et comment veux-tu que nous restions des enfants si nous devons à notre tour enfanter ?

ADAM ― En clair, tu nous demandes de ne pas nous poser de questions. Alors que c’est toi qui inspire ces questions.

ÈVE ― Et de t’obéir aveuglément. Pour preuve de notre soumission, tu nous soumets à la tentation. Comme avec cette bête interdiction de manger une certaine pomme !

ADAM ― Pomme par ailleurs non identifiable précisément puisqu’elle pousse sur le même arbre porteur de pommes consommables.

ÈVE ― Ou encore de ne pas écouter le serpent manipulateur tombé du ciel.

ADAM ― Serpent que je n’ai jamais vu et encore moins entendu.

ÈVE ― À se demander s’il existe autre part que dans mes rêves et si mes rêves ne sont pas la simple conséquence de mes angoisses.

ADAM ― Est-ce là ton dessein, Père, nous aliéner en créant toutes ces peurs en nous ?

ÈVE ― Nous torturer pour mieux nous asservir ?

ADAM ― Faire de nous d’amusantes marionnettes égayant ton Jardin ?

ÈVE ― Je ne veux pas être le jouet de tes caprices divins.

Silence. Adam et Ève lèvent la tête vers le ciel, attendant une réaction.

ADAM ― Père ? Tu ne dis rien ?

DIEU ― Je n’ai plus rien à dire. Le fruit est en vous, le Serpent n’avait pas besoin de se montrer pour vous pervertir. Il a accompli son œuvre. Vous avez grandi, vous avez mûri. Le Jardin d’Eden n’est plus assez grand pour vous. Il est temps de prendre votre envol, mes enfants. Vous allez devoir conquérir le monde.

ADAM ― Le monde ? Au-delà du Jardin ?

ÈVE ― Tu nous chasses, Père ?

DIEU ― Je ne vous chasse pas, c’est moi qui renonce au Jardin. Et sans moi, il s’ensauvagera irrémédiablement.

ADAM ― Pourquoi, Père ?

DIEU ― Parce que vous n’êtes plus des enfants.

ADAM, inspecte la pomme qu’il tient toujours dans la main. ― Ce n’était pourtant qu’une simple pomme, tu l’as dit !

ÈVE ― La pomme n’y est pour rien, Adam. La pomme n’est qu’un leurre. Nous ne sommes plus dignes de l’attention de Père parce que nous portons l’insoumission.

DIEU ― C’est vrai en partie seulement. Vous restez digne de mon attention, mais elle ne sera plus visible.

ADAM ― Alors, ce n’est que cela la Connaissance, juste le pouvoir de discernement ?

ÈVE ― Pourquoi nous avoir donné la liberté de penser dans ce cas ?

DIEU ― Je vous ai donné tous les outils propres à engendrer l’humanité. Savourez encore ce moment. Dans peu de temps, le Jardin ne sera plus. Méfiez-vous désormais des animaux naguère paisibles. Je serai toujours près de vous, mais vous ne m’entendrez plus. À vous de jouer, mes enfants !

ADAM, appelle. ― Père !... Père !...

Silence.

ADAM ― Père !...

ÈVE ― Inutile, Adam, il ne te répondra plus.

ADAM, désorienté. ― Qu’allons nous faire ?

ÈVE ― À nous de jouer. C’est ce qu’il a dit.

ADAM ― Je crois que je ne vais pas aimer ce jeu là.

ÈVE ― Il le faudra bien.

La lumière baisse graduellement jusqu’au…

NOIR

 

Bien plus tard

Ève, Adam, Dieu (off) - Durée : 6 minutes

 Neuf cents ans ont passé. Le décor naguère coloré du fond laisse voir quelques arbres morts. Adam est assis au sol, le dos appuyé au rocher. Il a vieilli, ses cheveux sont blancs et il est vêtu d’habits frustes de paysan. Il est fatigué. Il tient une gourde qu’il débouche pour boire abondamment. Ève entre. Elle a vieilli, elle aussi. Ses cheveux sont blancs et elle est vêtue comme Adam d’une tenue campagnarde. Elle tient un panier en osier.

ÈVE ― Tu as l’air épuisé, Adam.

ADAM ― Je le suis. Le travail de la terre me devient davantage pénible d’année en année.

ÈVE ― Tu devrais laisser ça aux jeunes. Tu n’as plus l’âge des taches agricoles.

ADAM, soupire. ― Eh oui, je vieillis !... Viens t’asseoir près de moi. (Il tapote le sol à ses côtés.)

ÈVE, l’ignore pour s’asseoir sur le rocher. ― Je ne peux pas. Ou si je le peux, je ne parviendrai plus à me relever. Moi aussi, je vieillis.

ADAM ― Ça ne se voit pas, Ève.

ÈVE ― Tu es trop gentil… Tiens, (Elle lui tend le panier dont il se saisit.) voici ton déjeuner : du pain, du fromage, des noix…

ADAM, regarde à l’intérieur du panier. ― Et une pomme… tu sais que je n’aime pas trop les pommes…

ÈVE ― Tu les aimais avant.

ADAM ― Avant, oui, il y a longtemps.

ÈVE ― Tu ne veux donc pas oublier ?

ADAM ― Je ne peux pas, c’est différent.

ÈVE ― Je n’aime pas quand tu racontes cette vieille histoire. Je ne conteste pas tes talents de conteur, mais tu rends la pomme responsable de tous nos maux et moi avec par répercussion.

Non, il s’agit d’une allégorie…

Une allégorie qui t’empêche d’aimer les pommes !

ADAM ― Parce que le souvenir m’en est encore cuisant. Mais je précise toujours qu’il s’agit d’une allégorie, que la pomme n’est qu’un symbole, qu’elle n’a été qu’un détonateur à un moment clé de notre évolution. Nous n’avons pas désobéi en conscience à Père. Nous avons simplement raisonné sur ses paroles… sans doute trop… trop argumenté, trop contesté, trop répliqué… Notre liberté de penser, notre discernement des choses bonnes et mauvaises, notre soif d’autonomie, notre refus d’aliénation sont les seuls responsables de l’occultation de Père et de la lente dégradation du Jardin.

ÈVE ― Oui. Mais ils retiennent la pomme et ils retiennent que c’est moi qui l’ai cueillie. Et ils colportent ça !

ADAM ― Le conte est si beau. Ce sont des enfants…

ÈVE ― Des enfants âgés de centaines d’années pour certains. Ce ne sont plus des enfants, Adam.

ADAM ― C’est vrai. J’oublie que nous sommes si vieux.

ÈVE ― J’en connais qui me reprochent ce geste et toutes mes protestations, toute ma bonne foi ne peuvent les en dissuader. Ce conte qui ravissait les enfants naguère est devenu une réalité pour les mêmes devenus adultes… et  vieillards pour certains…

ADAM, soupire.  ― Nous sommes donc extrêmement vieux.

ÈVE ― Je ne compte plus depuis longtemps, mais à vue de nez nous avons bien neuf cents ans.

ADAM ― Neuf cents ans !... Tu as raison, Ève, je devrais prendre ma retraite… Et me taire.

ÈVE ― Comment pouvons-nous être si âgés ? Nous avons perdu nos enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants… et nous sommes toujours là.

ADAM ― Nous avons été nourris à l’arbre de la vie. La fameuse pomme ! Mais l’effet régénérateur s’estompe au fil des générations

ÈVE ― Parfois, je me demande si nous n’avons pas rêvé tout ça, à commencer par l’arbre de la vie, ton histoire de pomme, et le Jardin, tous ses fruits merveilleux, ses animaux inoffensifs, et Père qui nous parlait alors…

ADAM, se lève, ironique. ― Les colliers en crottes de chèvre ! Avoue que tu les regrettes. (Ève rit.)… Je n’ai pas perdu la technique, je peux t’en refaire.

ÈVE ― Ah, non alors ! Beurk !

ADAM ― Et Odom ! Tu te souviens de Odom ?

ÈVE ― Cette horreur ? Oui... Le temps a eu raison de lui et il a bien fait.

ADAM ― La petite maison en bois… Là aussi le temps a fait son ouvrage.

ÈVE ― Et la douceur du climat… avant que n’arrive le premier hiver et que nous devions trouver à nous vêtir.

ADAM ― Oui. On était si bien à poil.

ÈVE ― Avant le froid et avant que les arbres ne produisent des épines.

ADAM ― Ils disent qu’on avait honte de notre nudité. Moi, je n’ai jamais eu honte.

ÈVE ― Moi non plus. Mais les enfants n’imaginent pas leurs parents jeunes et insouciants. Nous ne pouvons plus contrôler la transmission de notre histoire, j’ai peur qu’il soit trop tard. Pas plus la pomme que le Serpent, le Jardin d’Eden ou les paroles de Père. Ils se sont appropriés nos souvenirs.

ADAM ― Trop de temps a passé, trop d’enfants, tellement que j’en ai perdu le compte et leurs noms… trop de générations, trop de morts, trop de malheurs… Père nous a abandonné.

Court silence songeur.

ÈVE ― Il a dit qu’il serait toujours près de nous.

ADAM ― Aurait-il laissé Caïn tuer Abel s’il avait été là ?

ÈVE ― Il n’interviendra plus, c’est sa volonté. Nous étions prévenus, l’humanité doit se débrouiller avec sa présence invisible et sans son aide.

ADAM ― C’est tordu.

ÈVE ― C’est la parole que tu nous avons insufflée à nos descendants, et que nous continuerons à insuffler si nous en avons la force. Même s’il existe quelques imperfections dans la transmission.

ADAM ― Tu me surprends. J’ai connu une Ève davantage révoltée.

ÈVE ― J’ai eu le temps de m’accommoder de beaucoup de choses. Notre histoire, nous devons continuer à la transmettre pour leur donner l’espoir en une vie meilleure, pour qu’ils ne se laissent pas suborner par le Serpent…

ADAM ― Parlons-en du Serpent ! Lui aussi est invisible. A-t-il seulement jamais existé ?

ÈVE ― Sans doute pas… « Le fruit est en vous », c’est l’une des dernières paroles de Père. Il ne parlait pas de la pomme, mais bien du Serpent.

ADAM ― Il aurait inventé le Serpent ?

ÈVE ― Pour nous donner un adversaire à affronter. Un ennemi palpable est plus aisé à combattre que nos pulsions intérieures. Le Serpent est né de notre liberté de penser.

ADAM ― Et l’Ange tombé du ciel, alors ?

ÈVE ― Une fable… peut-être.

ADAM ― Une fable que nous colportons depuis neuf cents ans !

ÈVE ― Pour la même raison : matérialiser un adversaire extérieur à eux-mêmes, donner à nos enfants le pouvoir de lutter contre le mal.

ADAM ― Efficacité zéro ! Ils se tapent sur la gueule sans arrêt. Des adversaires extérieurs, ils en trouvent tout autour d’eux, les frères, les sœurs, les oncles, les cousins… Le Serpent, c’est les autres !

ÈVE, s’adressant au ciel. ― Tu as mis trop de divin dans l’humain, Père. Toi, tu es unique et tu règnes en maître absolu, tu n’as aucun concurrent… hormis ce Serpent que je crois inventé... Mais les humains sont nombreux et la flamme suprême qui les habite ronge leurs relations.

ADAM, même attitude. ― Chacun d’eux se dit supérieur, chacun a des rêves de domination, se veut roi, héros ou mieux : démiurge.

ÈVE ― Leur soif de pouvoir est inextinguible. Et c’est pourquoi c’est la merde !

Ils baissent la tête.

ADAM ― Et ça le sera tant qu’il y aura des hommes.

ÈVE ― Et des femmes.

Silence méditatif.

ADAM ― Tu crois qu’il nous a entendus ?

ÈVE ― Je ne sais pas. Moi, je me demande surtout s’il savait ce qu’il faisait en nous donnant la vie.

ADAM ― Ce n’était peut-être qu’un jeu, pour lui.

ÈVE ― Une expérience ? Dans ce cas, il pourrait bien tout effacer. Comme ça ! (Elle claque des doigts.)

ADAM ― D’un claquement de doigts... Oui, il pourrait bien... (Il soupire, puis ramasse le panier.) N’empêche, c’était le bon temps.

ÈVE ― C’est une expression de vieux, ça.

ADAM ― Oui. Viens, on va se trouver un coin d’herbe pour déjeuner et on pensera au Jardin d’Eden.

Ils sortent lentement, tendrement enlacés.

DIEU ― Non, ce n’est vraiment pas facile d’être Dieu.

RIDEAU

 

[1] « Un lapin », Chantal Goya, 1977.

[2] Évidemment fausse. En polystyrène ou mousse polyuréthane.

[3] Voir la saynète du même nom.

[4] Boris Vian, « La complainte du progrès ».

[5] Idem.

[6] Idem.

[7] Rabelais: lettre de Gargantua à son fils Pantagruel.

[8] Shakespeare: Hamlet, acte III, scène 1.


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