Marie : Voilà, tu dois être content...
Vincent : Comment ça, content?
Marie : Tu pourras faire tout comme tu veux à l'avenir...
Vincent : Marie, dis-moi que je rêve, tu n'oses pas vraiment me parler comme ça aujourd’hui ?
Marie : Et toi, dis-moi que je rêve; tu n'oses pas vraiment prétendre que tu ne vois pas du
tout ce que je veux dire!
Vincent : Bien sûr que je vois ce que tu veux dire et je te trouve infiniment cruelle!
Marie : Pourquoi ? Il y a un délai légal à respecter avant d’aborder certains sujets?
Dis-moi, combien de temps faudrait-il que j'attende... Dis-moi, combien de jours faut-il encore être hypocrite ?
Vincent : Arrête, ce n'est pas une question de temps! Tu me fais du mal Marie...
Marie : Ce n'est pas ma faute si l'évidence t'est insupportable... Ce n'est pas moi qui ai fait
l'histoire et ce n'est pas toi qui peut la défaire.
Vincent : Bon, cette discussion de sourds commence à me gonfler! Alors quitte à me briser,
allons-y! Parle clairement! Aie le courage de sortir les mots qui bouillonnent au fond de toi, ose me regarder dans les yeux et me jeter tes pensées à la figure... car même
si je n'ai pas la force de supporter davantage de chagrin, j'ai encore moins d'énergie à consacrer à ton jeu de devinettes!
Marie : Un peu facile!
Vincent : Excuse-moi, mais cet adjectif, c'est pour toi que je l'utiliserais... facile de passer tes
nerfs sur moi pour t'aider à surmonter le déchirement... j'ai signé pour
le meilleur et pour le pire, mais je ne crois pas avoir lu le terme "souffre-douleurs"
sur le contrat.
Marie : Et moi, je me souviens que tu t'es engagé à élever nos enfants dans la foi du Christ et de leur fournir un toit et de l'amour!
Vincent : Et alors? Même si je ne suis pas souvent allé aux messes des familles,
nous avons toujours eu un toit au-dessus de notre tête, non?
Marie : Et l'amour, t'en fais quoi? Des cocottes en papier?
Vincent : Tu es cruelle...
Marie : Ce n'est que le juste retour des choses...
Vincent : Je n'arrive pas à y croire... plus tu parles et moins j'arrive à y croire...
Marie : C'est peut-être que c'est la première fois que tu écoutes vraiment... ces reproches, ça fait 30 ans que je te les fais... simplement, peut-être est-ce bel et bien la première
fois qu'ils pénètrent ton oreille interne et viennent s'écraser contre les parois de ta
matière grise! Entends mes mots, qu'ils creusent des galeries dans ta tête pour s'y
perdre et n'en jamais ressortir! Ce que tu n'as jamais voulu intégrer pendant 30 ans,
je te le répète aujourd'hui, MAIS... c'est trop tard... c'est trop tard... et c'est presque avec le sourire que je te dis "bien fait"!
FLASHBACK
Vincent et son fils Samuel sont assis et discutent avec des gens qu'on ne voit pas.
Samuel : Oui, ça va tranquillement... je n'ai pas réussi la dernière session, mais il y a les
rattrapages en juin prochain.
Vincent : S'il travaille, cette fois-ci, il aura ses chances.
Samuel : Papa...
Vincent : Quoi? Il faut dire ce qui est! Aux autres, Dur d'étudier? Ha ha, c'est le prénom... il n'a pas ouvert un livre!
Samuel : Mais… Mais c'est pas vrai!
Vincent : Samuel, s'il te plaît! Je ne t'ai jamais vu le nez dans tes bouqins ou aller à la
bibliothèque!
Samuel : Pour ça, il faudrait déjà que tu sois là de temps en temps... Et puis tous les groupes d'études étaient complets, alors j'ai bossé dans mon coin.
Vincent : Bossé? Chaque fois que je te voyais, tu étais sur internet à faire je ne sais pas quoi...
Samuel : Je faisais des recherches. Et tu sais, le droit, c'est assez lourd... faut se changer les
idées de temps en temps. Aux autres, Oui, je cherchais des recettes de cuisine. J'aime bien essayer de nouvelles choses.
Vincent : petit rire De toutes manières, il n'y a que les omelettes qu'il n'arrive pas à louper...
Samuel : regard choqué à son père. Mais...
Vincent : Oui?
Samuel : Oublie... je...pfff... je ne saurais même pas par où commencer tellement tu as tort.
Vincent : Bon, si on arrêtait avec les sujets qui ne mènent nulle part? Aux autres, alors Sybille,
j'ai entendu que tu avais décroché ton diplôme avec mention! Bravo! Regard à son
fils, tu vois ce qui arrive quand on y met du sien?
FIN DU FLASHBACK
Vincent : ça arrive à tout le monde de dire des choses comme ça, un peu en l'air...
Marie : Aussi déplacées et humiliantes... je n'ai pas le souvenir de l'avoir fait...
Vincent : Ah toi alors, tu portes bien ton prénom! A jouer les saintes. Tu as toujours pris son
parti... toujours! Tu me décrédibilisais dès que tu le pouvais... comment voulais-tu
qu'il m'écoute quand tu venais sans cesse à contre...?
Marie : Je ne pouvais pas rester passive devant ton manque de respect si flagrant !
Vincent : "Mon" manque de respect? Et lui? Il en avait du respect pour moi? Quand il me
menaçait, que sa voix se brisait, qu'il me criait "je vais t'éclater la gueule"!
Marie : Je ...
Vincent : Combien de fois les voisins se sont-ils inquiétés, parce qu'il hurlait? Qui a changé le
carreau qu’il avait cassé à la cuisine en balançant une assiette de raviolis dans un
mouvement d’humeur ? Je ne savais pas quoi faire moi...
Marie : ça n'était pas sa faute... Tu t’écrasais avec lui comme tu t’es toujours écrasé devant
ton propre père.
Vincent : Et c'est reparti...
Marie : C'est à un père de mettre des limites, de s'imposer... tu as toujours été réducteur
avec lui... et va savoir pourquoi, il se posait éternellement en victime... il n'a pas
cherché à échapper à son bourreau...
Vincent : Son bourreau... qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre!
Marie : Il s’est comporté exactement comme un chien battu…
Vincent : Je n’ai jamais levé la main sur lui !
Marie : Si la violence ne pouvait être que physique, il y aurait bien moins de malheureux en
ce monde… un temps. Tu n’as jamais eu un mot réconfortant, ce qu’il faisait n’était
jamais assez bien. Tu l’as blessé je-ne-sais combien de fois en lui disant que toi, à son âge, tu gagnais ta vie, qu’il ne saurait jamais rien faire de ses dix doigts… il criait, il
s’en allait, mais inlassablement… il revenait… Pour un enfant battu, ce qui se
rapproche le plus à de l’amour, c’est les coups qu’il reçoit.
FLASHBACK
Marie est debout à jardin, Vincent est assis sur une chaise, en train de lire le journal. Samuel entre, il
porte une veste et un sac à dos sur une épaule.
Marie : Bonjour chéri. Elle l'embrasse sur la joue.
Samuel : Salut. Il commence à ouvrir sa veste.
Marie : ça s'est bien passé?
Samuel : Très bien. On a terminé plus tôt que prévu finalement.
Marie : Oui, je vois. Je ne t'attendais pas avant 6 heures.
Samuel : Je retournerai peut-être la semaine prochaine. Il faudra que je leur demande s'ils ont besoin de moi.
Vincent : l'air absent, le nez dans son journal. T'as réussi à ne pas tout casser?
Marie : Vincent!
Samuel : regard à son père, ne relève pas. J'ai dit que je les inviterai à manger ici pour les
remercier de m'avoir fait confiance.
Vincent : petit rire
Samuel : Pourquoi tu ris?
Vincent : Parce qu'ils ne t'ont pas fait confiance... j'ai passé un coup de fil pour qu'ils veuillent bien t'accueillir et te laisser un peu t'amuser... Encore heureux, je n'ai pas dû les
payer...
Samuel : Quoi?
Vincent : Quoi, quoi? Tu ne crois pas que je mériterais un "merci"?
Samuel : Je t'emmerde! Il sort à cour.
FIN DU FLASHBACK
Marie : Un bon père dirait à son fils qu'il est heureux qu'il se soit fait des amis... un bon père serait content que son enfant ait passé une bonne journée et aille de l'avant... Mais
toi, au moment où il rentre à la maison, fier de lui, positif, tu es obligé de le
rabaisser!
Vincent : Pardon? Dis-moi, là, comment je l'ai rabaissé? Je l'ai traité de con, je l'ai insulté?
Marie : S'il te plaît, tu es plus intelligent que ça... lis entre les lignes... tes "propres" lignes
d'ailleurs. Il a fallu que tu ramènes la discussion à toi. Tu ne lui as pas dit que tu étais content pour lui, tu lui as fait comprendre qu'il ne réussirait rien sans toi. C'est grâce à toi qu'il a eu cette opportunité. Tu n'as pas supporté de le voir heureux, tu as du
immédiatement le couler... Pourquoi Vincent? C'est parce que tu goges dans le
même bain depuis 60 ans que tu n'as pas supporté que lui remonte à la surface?
C'est pour ça que tu as toujours eu besoin de le tirer par les pieds, en espérant qu'il
toucherait le fond?
Vincent : Merci pour la psychanalyse à quatre sous...
Marie : Quand je t'ai rencontré, c'est d'abord ce côté insolent qui m'a plu. Ce côté "brûlé
par la vie"... un peu écorché vif. Me suis-je senti l'âme d'une infirmière? Va savoir...
Déjà qu’à tes yeux, je n’ai jamais eu un grand intérêt ...
Vincent : Comment ça?
Marie : Vincent, tu as mis 15 ans pour te rappeler que je ne prenais ni du sucre ni du lait dans mon café.
Vincent : Pfff... C’est des détails ça...
Marie : Peut-être... il n'empêche que quand on aime l'autre, on s'intéresse à ses goûts... on
essaie d'être prévenant. Bref, je ne vais pas faire le procès de notre mariage, c'est
peine perdue... il y a bien longtemps que le verdict a été rendu et c'est pas joli-joli...
Vincent : Tu as un de ces penchants pour le drame...
Marie : Donc je disais, tu m'as plu. Je t'ai aimé... au point de vouloir un enfant de toi... tu le
voulais aussi. Oh oui, qu'est-ce qu'on l'a voulu ensemble cet enfant... qu'est-ce qu'on a pleuré quand j'ai fait ma fausse couche... et ensuite, qu'est-ce qu'on a été heureux d'apprendre qu'enfin, finalement, j'étais à nouveau enceinte.
Vincent : Juste après nos vacances à Madère.
Marie: On devait consulter pour l'assistance à la procréation à notre retour... et finalement, ça s'est transformé en première consultation de grossesse.
Vincent : Je me souviens que tu m'as téléphoné à l'atelier pour me dire que tu avais fait le test. J'étais fou de joie, j'ai fait arrêter les machines et on a ouvert des bouteilles pour
trinquer avec les ouvriers.
Marie : Oh oui, ce jour-là, je m'en souviens comme si c'était hier...
Vincent : Après, qu'est-ce qu'on a eu peur, jusqu'à ce que tu dépasses le stade auquel tu étais au moment de la fausse couche...
Marie : Arrête, je ne dormais plus la nuit... Je regardais des Derrick en grignotant des
biscottes.
Vincent : Oui, d'ailleurs le canapé a continué à nous piquer pendant des mois, à cause des
miettes...
Marie : Ben tu vois, tout ça... toute cette vie, tous ces souvenirs... tout cet amour, j'ai
l'impression que cela n'aura servi à rien. Prendre du temps, de l'énergie pour
éduquer un enfant, lui apprendre les choses en l'aimant le plus possible, en
l'entourant pour qu'il ne se sente jamais seul... Ne plus penser à soi qu'en second, car maintenant qu'on est parent, il y a bien plus important que notre petite personne...
Tout ça... Il n'en reste plus rien...
Vincent : Il y a les souvenirs, comme tu le dis.
Marie : Oui, mais ça fait bien trop mal d'y penser... penser que plus jamais, il ne franchira la
porte de la maison avec ses lourdes chaussures... penser qu'il ne me tirera plus
jamais la manche du peignoir quand je suis sur le point d'aller me coucher, en me
disant "maman, reste, je veux te montrer quelque chose". Il cherchait des choses
inimaginables sur le net... il buvait les informations comme un assoiffé qui trouve
une oasis dans le desert. Il m'expliquait les choses avec une telle passion. Je n'y
comprenais rien, la plupart du temps... mais j'aimais l'étincelle dans ses yeux, quand
il était pris dans une théorie. Comme si son cœur criait "maman, aime-moi, regarde
tout ce que je sais, je veux t'épater". S'il savait à quel point il n'avait pas à mériter
mon amour qui lui était déjà tout acquis...
Vincent : Toutes ces choses qu’il collectionnait, qu’il écrivait et surtout, qu’il retenait… jamais
connu quelqu’un d’autre avec une pareille mémoire… Et quelle utilité ? C’était
toujours tellement technique…
Marie : Il était passionné… Jusqu’au dernier moment, même quand il ne pouvait plus parler,
il te déposait des billets avec quelque chose à te raconter. La note restait là, toute la
journée, à ta place à table… et le soir, elle restait sans réponse.
Vincent : Je ne savais pas quoi lui répondre et attendre qu’il m’écrive, c’était long.
Marie : Oui, je sais que c’était long… Si les rôles avaient été inversés, il t’aurait lu… il t’aurait
répondu…
Vincent : Arrête…
Marie : Tu n'as jamais réussi à accrocher avec lui.
Vincent : Ne dis pas ça.
Marie : C'est pourtant la vérité. Tu n'as pas pu lui donner l'amour que tu n'as jamais reçu de
tes parents.
Vincent : Et c'est reparti Docteur Freud...
Marie : Je ne plaisante pas. On n'invente pas les ressources qu'on n'a pas... simplement, je
me dis aujourd'hui... enfin depuis pas mal de temps déjà, qu'en toi, j'aurais dû voir un homme, un amant. Certes, un peu macho et brusque, mais un homme avec qui vivre. Avec qui vieillir, pourquoi pas. Je n'aurais pas dû chercher à voir en toi un père... Mais comme disait l'autre... on est toujours plus intelligent après...
Vincent : Tu penses vraiment tout ça?
Marie : J'en suis convaincue.
Vincent : Je... je ne sais pas quoi dire...
Marie : C'est peut-être parce que tout est dit... Samuel aura été mon étincelle de vie, je me
suis accomplie en faisant un enfant dans un débordement d'amour et de tendresse.
Ton étincelle à toi n'aura pas été ton fils… non… J'espère que tu la trouveras un jour, maintenant qu'il est parti. Ce serait simplement dommage de réaliser qu'un feu
brûlait en toi, mais qu'en y mettant jamais de bûches, il a fini par s'éteindre. Je te
souhaite simplement de ne pas te laisser ronger petit à petit par le bouronnement
des braises survivantes...
Vincent : Tu parles comme si tu me disais "au revoir".
Marie: Mais c'est exactement cela, Vincent. A travers les années, notre vie à deux n'avait de sens que parce que nous la vivions à trois. Maintenant, je n'arrive pas à voir de sens
dans cette addition: toi plus moi, égale zéro.
Vincent : Marie, je viens de perdre mon fils, tu ne vas pas en plus me faire le coup de me
quitter?!
Marie : Et pourquoi pas? Tu me ferais bien le coup de rester avec moi, toi!
Vincent : Mais… c’est pas possible ! Ce deuil, on doit le faire ensemble bordel !
Marie : Vincent, nous sommes deux personnes. Deux individus qui ont besoin maintenant de donner un sens à leur vie. Ce n'est pas en l'autre que nous nous trouverons, nous-
même. Je ne dis pas que je vais prendre mon bâton de pèlerin et aller suivre le
chemin de Saint-Jacques de Compostelle. J'ai juste besoin de ne vivre que pour moi.
J'ai été ta femme et j'ai été sa maman. Maintenant que je ne suis plus une maman, je veux être une femme et celle de personne.
Vincent : Marie... ne me laisse pas…
Marie : Ta solitude, Vincent, c’est la tienne. Je n’ai plus envie de la partager…
FIN