Annie Bettie Etcetera

Méfiez-vous des jeunes filles au pair ! Annie, mère à 35 ans, reprend son boulot, avec l’aide des filles au pair, chacune plus déroutante que l’autre. Bettie, 18 ans, s’envole à Paris, et se jette avec frénésie dans l’univers des “Annies”. Bien d’autres personnages féminins, de tous âges, de toutes origines et de toutes conditions, leur succèdent. “On rit de bonne cœur” (France Soir

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ANNIE BETTIE ET CETERA

 

de ALAN ROSSETT

 

Creation au Théâtre Essalon de Paris dans une mise en scene de l’auteur, avec Dominique HOLLIER et Bernadette ONFROY.

Aide a la creation du Ministère de Ia Culture

 

Reprise au Festival off d’Avignon, avec Marie VINCENT (Annie) et Christine CHEVREUX (Bettie).

 

Avec deux comédiennes :
La Première Star joue:  Annie Mémé Maryse Maman Alice


La Deuxième Star, joue: Bettie Beryl  Boglinde

 

Ou avec plusieurs comédiennes, (maximum 8).


La piece, qul se passe dans des lieux différents, n ‘exige pas de decor.


J’aimerais assez l’idée d’un ensemble fait de cubes agrandis de jeux d’enfant que l’on pourrait combiner de facon inattendue...

 

 

ACTE 1

Scène 1

 (Annie, la bonne trentaine. Bettie, une jeune fille.)

ANNIE, au public. — ... Mais je n’ai rien fait de très méchant. Hem ? Bon d’accord, j’ai commis quelques petites erreurs ! Enfin, des grandes erreurs ! Que des erreurs  Un exemple: Cela aurait été plus correct si j’avais été chercher Bettie à la gare. Mais comme elle m’a répondu au téléphone:

BETTIE, « au téléphone »— J’ai des grands pieds, moi !  Et je saurai m’en servir !... Donne-moi des précisions et je dégoterai la maison. On se tutoie, non ? J’sais, on s’connaît pas mais j’suis pas prétentieuse, moi !

ANNIE, au public. — C’est vrai. Si elle n’arrive pas a dénicher une maison grande comme la nôtre, située au bord de l’eau — elle est cruche, cette gonzesse : pas question de l’engager comme fille au auprès de mon fils unique !

   (A BETTIE) Très bien, Bettie : Alors toi, tu descends première rue à droite... Tu tournes a gauche, puis à gauche, et puis tu tournes, tu tournes et puis, et puis...

 

BETTIE, —  s’installant, désinvolte. — J’suis Bettie.

ANNIE,  — Et moi, Annie !... Mettez-vous à l’aise !

 

BETTIE, — J’suis pas ma! à l’aise.

ANNIE,  — Ah moi si !... Enfin, j’ai pas encore pris l’habitude de jouer la patronne !

la matronne !...  Bon, mon problème le voilà : Avant mon mariage, je vivais à Paris. j’y travaillais... comme tout le monde... petite secrétaire, puis secrétaire de direction... Par hasard je suis tombée dans une boîte qui s’occupait de films…

BETTIE,  — Oh ! Tu connais des stars !?

ANNIE, — Non que des machines ! Nous faisons des films « industriels >... mais c’était marrant, peu à peu ma position  s’est améliorée, bref, je suis devenue le bras droit du patron. Et puis un beau jour est apparu sur notre paillasson un certain Monsieur Richard.  Il est venu pour nous commander un reportage sur sa nouvelle ligne de tondeuses électriques ! Il m’a eue, ce type, avec sa tondeuse ! Enfin, je l’ai épousé. Et c’était... merveilleux ! Les difficultés ont commencé du jour où on a quitté Paris... pour s’installer dans cette maison...

 

BETTIE, — Et que c’est beau ! Vivre au bord de l’eau !

ANNIE, — Au « bord », tu dis? J’appelle cette baraque « le bassin » ! Ah, la remettre en ordre — en même temps aller bosser a Paris — et déjà j’étais enceinte. Bon, a trente ans — et quelques— il faut le faire — et vite — sinon plus la peine ! Et lorsque l’enfant est apparu ! Pour de vrai !... Ah !... Norbert ! «  Nounours » ! Ah !... Mais ça prend du temps, et je me suis même pas coupé le cordon ombilical qui me liait à Eric... mon patron ? De la petite boîte de films ? II dévore mes journées avec ses coups de fil ! « C’est Eric. Ton avis, Annie, juste un petit avis! » Je me lève à cinq heures du matin, je malaxe le plâtre, je fais bouffer Nounours, je réchauffe le café de Richard, je réponds au téléphone, « C’est Eric! Ton avis ? » Ah quel mocheté, celui-là!  En plus toutes les promesses lui sont permises - augmentations, titres mirifiques
— pour me faire retourner de neuf a six, pointer chez lui. Ca, c’est carrément impossible. Mais j’ai pensé que si j’engageais une jeune fille...

BETTIE, — Comme moi !...


ANNIE. — Je t’hébergerais ! Je te paierais un mi-temps convenable... Et si je m’en allais à Paris, disons, un jour par semaine? Je rapporterais de la paperasse ici... Les matins, j’irais bosser en haut, tranquillement, tandis que toi...

BETTIE, — Je ferais le ménage ? On m’a dit qu’en général, on demande à une fille au pair de faire le ménage. Et il faut que je refuse...

 

ANNIE, — Mais non écoute. Je suis absolument pas du genre à abuser de la situation ! Tu es là pour mon fils et pour rien d’autre ! Crois-moi, garder un enfant, c’est déjà tout un programme! Oh là!

 

BETTIE, — vaguement — Oh là...


ANNIE, — un peu inquiète. — Tu supportes les enfants, Bettie?

 

BETTIE, — pataugeant. — ... Supporter ?... Les enfants pour moi... Euh... M’occuper d’un enfant... c’est la preuve — indiscutable — que j’n’suis plus une mioche,moi-même ! (Suçant presque le pouce.) Et ça c’est capital? Hein? Entre nous, pour mes parents je serai toujours leur fi-fille ! Ce qui est normal remarque, et aberrant, sinon contradictoire, vu qu’ils commencent a se désespérer au sujet de ma vie d’adulte. Et juste parce que j’ai plaque l’école à dix-sept ans ? Normal, ce sont les gens que je voulais rencontrer, les gens ! comme, comme... euh... comme toi, par exemple ! Mais eux ! Tout le temps!  « Bettie, il faut t’équiper pour la vie. « Bettie! Bettie » Conclusion: que je trouve du travail, plutôt que de me coller a la maison toute la journée à écouter mes cassettes funky ! Alors, un soir, au dîner, je les ai informés que j’avais trouvé du travail — à Paris ! Paris !...  Quand ils ont eu fini de pousser des cris je leur ai simplement fait savoir que j’avais pris mes précautions... en écrivant a Rosy, ma meilleure copine de lycée qui s’est déjà installée dans la capital…Et comme elle a parlé a une copine qui a un client qui fréquente une nana qui travaille avec un mec marié... avec toi, je commence quand, tout de suite ?

ANNIE, — ... Attends... C’est pas Rosy, ta référence?

BETTIE, — Si.

ANNIE, — Mais... Mais... cette Rosy, je ne la connais absolument pas.

BETTIE, — Rassure-toi: moi je la connais bien, c’est une brave fille ! Je commence demain?

ANNIE, amusée. — Tu fonces, ma petite ! J’aime ça ! Oôôôh-kay ! Pourquoi pas ! A notre association !

BETTIE, — ... A la bonne affaire... que tu viens de faire ! Car les enfants m’adorent !... J’sais pas pourquoi, d’ailleurs, je ne leur invente pas des trucs gnan-gnan, mais dès que j’approche un morveux, il rit ! Jusqu’aux larmes ! J’sais pas pourquoi.

ANNIE, — Ah ! Le mien est très difficile. On va tester ça, dès qu’il se réveillera — le Nounours !

 

    (Haut-parleur: cacophonie !)

 

ANNIE, traumatisée. — Il se réveille !

 

(Annie se précipite dans la chambre d’enfant ; Bettie regarde, off.)


ANNIE, off — Mais non mais non, petit bonhomme, mais non, crapule comme tu es, (Chantonnant)  tu-es, tu-es...

BETTIE, regardant — Oh, il est mignon, celui-là ! Bonjour, toi !

(Haut-parleur: rires d’enfant !)

 

(Modestement) Tu vois : lui aussi se fout de ma gueule !

 

     (Le téléphone sonne ; Bettie le prend immédiatement)


BETTIE, — Pas question, Eric ! Elle est occupée !  (Appelant) C’est ce con d’Eric !

ANNIE, — Ouille! ! Bettie, tu peux prendre Nou-Nou un moment...

BETTIE, — elle  ouvre grand les bras. — Oh quelle chance que j’ai !

(Elle s’en va dans la chambre. Les bras tendus, elle aussi. Annie entre rapidement, se dirigeant vers le téléphone :)


ANNIE, —  dans le récepteur.  — Veinard ! Je te reviens ! Je passerai lundi, reprendre tout en main. Oui, j’ai trouvé une fille... formidable !

BETTIE, — entre. radieuse. — Ton fils, il est magnifique !

 

ANNIE, — à Bettie. J’savais que vous feriez bon ménage !  ... Oui ?

BETTIE, radieuse. — Ton fils, il est tout mouillé !

 

ANNIE,   à Bettie. — Oh, tu trouveras des couches en bas du placard bleu... Oui ?...

BETTIE, naïvement.  — Annie... Comment on fait ça… vraiment ?... Changer des couches, ça je ne l’ai jamais fait ... Oh, comme c’est curieux : je ne me sens pas très bien. (Discrète.) Où... est... le...

     ( Lumière et musique « Funky »)

 

 

 

Scène 2

 

     (Bettie, seule, bien installée, récepteur de téléphone a la main:)


BETTIE. — ... Mais non, Rosy, non, j’suis pas allé au cinoche avec lui, vachement triste, ce mec, ça risquerait de gâcher un film follement gai. Alors on a file en boîte avec les copains, alors là, pas triste, super, à part lui, ce con si vache. Le problème avec ce mec, il n’a pas de vrai vocabulaire... (Annie vient de l’extérieur, littéralement empesée de textes :) ... C’est vache, hem... Tiens, voilà ma copine, Annie! Ciao Annie!

ANNIE, — ... Ouf, qu’est-ce qu’il m’inflige comme corvée, cet Eric! (Souriante et anxieuse.) Et Nounours? Où est-il, Nounours ? Comment ça va, le Nounours ?

(Haut-parleur: grognement d’enfant)


ANNIE. — Nounours ? (Elle se précipite dans la chambre d’enfant.)


BETTIE, — à Rosy  — C’est Annie! Ce qu’elle est sympa, non ? Qui, lui ? Son man? (Baissant la voix.) D’accord, beaucoup moins sympa. Ce Richard! Un con ! Une catastrophe ! Et la pauvre Annie, si gentille et si intelligente! On s’adore.

ANNIE, — jetant un coup d’oeil sur scène. Bet-tie !... il est tout rouge... dis. il faut mettre... du Mustella... sur ses petites fesses... écarlates... ? Faut pas oublier...

Hein ?

 

BETTIE, — Ah! Avant que je n’oublie ! Je peux prendre la matinée demain à Ia place de l’aprèm, comme ça je retournerai à la maison vers les quatre heures. Ça t’arrange, non? (Lui tourne le dos. A Rosy.) On parlait de qui ?... Ah, ce con... Ah oui, c’est vache...

(Haut parleur : complaintes de Nounours.)


ANNIE, — ... Nounours ?...


(Elle va vers la chambre... Changement de lumière.)

 

 

 

Scène 2

 

     (Bettie, seule, bien installée, récepteur de téléphone a la main:)


BETTIE, — ... Mais non, Rosy, non, j’suis pas allé au cinoche avec lui, vachement triste, ce mec, ça risquerait de gâcher un film follement gai. Alors on a file en boîte avec les copains, alors là, pas triste, super, à part lui, ce con si vache. Le problème avec ce mec, il n’a pas de vrai vocabulaire... (Annie vient de l’extérieur, littéralement empesée de textes :) ... C’est vache, hem... Tiens, voilà ma copine, Annie! Ciao Annie!

ANNIE, — ... Ouf, qu’est-ce qu’il m’inflige comme corvée, cet Eric! (Souriante et anxieuse.) Et Nounours? Où est-il, Nounours ? Comment ça va, le Nounours ?

(Haut-parleur: grognement d’enfant)


ANNIE, — Nounours ? (Elle se précipite dans la chambre d’enfant.)


BETTIE, — à Rosy  — C’est Annie! Ce qu’elle est sympa, non ? Qui, lui ? Son man? (Baissant la voix.) D’accord, beaucoup moins sympa. Ce Richard! Un con ! Une catastrophe ! Et la pauvre Annie, si gentille et si intelligente! On s’adore.

ANNIE, — jetant un coup d’oeil sur scène. Bet-tie !... il est tout rouge... dis. il faut mettre... du Mustella... sur ses petites fesses... écarlates... ? Faut pas oublier...

Hein ?

 

 

 

BETTIE, — Ah! Avant que je n’oublie ! Je peux prendre la matinée demain à la place de l’aprèm, comme ça je retournerai à la maison vers les quatre heures. Ça t’arrange, non? (Lui tourne le dos. A Rosy.) On parlait de qui ?... Ah, ce con... Ah oui, c’est vache...

(Haut parleur : complaintes de Nounours.)


ANNIE, — ... Nounours ?...


(Elle va vers la chambre... Changement de lumière.)

 

 


Scène 3

(Clair de lune. Bettie entre sur la pointe des pieds. Annie se rade la gorge. Pleins feux :)

BETTIE, surprise. — Oh! Bonsoir! T’es là? Déjà?

ANNIE, assez neutre. — Le gala des fabricants d’outils de jardinage était un peu triste. On a décidé de rentrer tôt, Richard et moi. Comme ça, on a eu droit à un spectacle plus enlevé. Je jette juste un coup d’oeil dans la chambre de Nounours. Comme c’est étrange... Je comprends toujours pas qu’un bambin de dix mois parvienne à descendre de son berceau et à grimper a l’intérieur d’un parc...

BETTIE, — Non, non, c’est pas ça ! Nounours est endormi si profondément dans le parc, que j’ai pensé qu’il serait bien dommage de le...

 

ANNIE, la coupant. — De le réveiller... avant de partir... pour Paris... danser ?

BETTIE, modestement. — Oh je l’ai bien empaqueté dans sa couverture ! Faut pas que les enfants attrapent froid, pardi !

ANNIE, — Alors le petit ingrat s’est foutu de tes attentions ! Enfin, on ne saura jamais comment ça s’est réellement passé.  Peut-être qu’il a été réveillé, seul, la nuit, par un doux courant-d’air, provenant d’une fenêtre que quelqu’un a laissé grande ouverte? Rêvons-en! Nounours, saisi d’une violente envie de changer de paysage — en passant par la fenêtre ! — a poussé sa petite carcasse à travers la frontière : les barres du parc. Hélas ! Ses trop grosses fesses l’ont empêché de mener a bien cet exploit : il se trouvait là, coincé, entre les barreaux. Et ta fameuse couverture retenait aussi notre petit voyageur sur terre, comme il faut et où il faut: par le cou. Elle l’étranglait presque. Et puis à cet âge, un rien suffit pour détourner l’attention ! Je l’imagine comme fasciné par — tu vas rire ! — (Bettie rit, mécanique !)  un briquet en ivoire — le tien ? — qui se trouvait par hasard — par terre — a portée de sa main. Extraordinaire gamin ! II l’a allumé. Nous avons réussi de justesse a l’arracher de son parc... avant qu’il ne disparaisse dans les flammes. Richard murmurait, non sans admiration, que la scène évoquait irrésistiblement le dernier acte de < Gotterdamerung ». Elle attend les excuses de Bettie... mais :)


BETTIE, — ... C’est quoi, ça...?

 

ANNIE, — Juste un opéra de Wagner, petite, où tout prend feu : palais, patrimoine,... et patience. (Sinistre, elle chantonne quelques notes de Wagner.) Nounours... dort paisiblement à présent... dans notre chambre...

BETTIE, — Ah ça... C’est... bien !...

ANNIE, — C’est convenable, en fait, qu’il soit toujours en vie.

BETTIE, — Ah, les gosses !... Quel instinct de la survie !

ANNIE, Un temps. — Bettie... ça me resterait sur l’estomac d’avoir freiné cette... force de la nature que tu es ! Indiscutablement ! Mais en tant que mère, je ne peux plus m’empêcher de poser cette question... (Elle respire, mal à l‘aise... Puis:) Est-ce que ce boulot te convient... vraiment ? (S’effondrant.) Voilà. C’est dit.

BETTIE, — ... Mais... c’est pas exactement ça que j’ai en tête de faire toute ma vie, hein ! Ceci n’est qu’un stade intermédiaire de mon évolution parapsychologique ! Mon chemin, je le trouverai... un jour ou l’autre !... On en reparlera... de temps en temps ! Allez! Bonsoir ! Et faisons de beaux rêves.

(Elle a commence a s’éclipser discrètement mais rapidement.)


ANNIE, — avec une fermeté inhabituelle. Reste-là où tu es, ma fille !

BETTIE, —se tournant vers elle avec une touchante politesse. — Oui ?

ANNIE, — ... Même au titre « intermédiaire de ton machin évolution >... Est-ce que tu...oses ! prétendre …que... t’es à ta place ici ?

BETTIE, —  Mais oui, j’adore Nounours ! Toi. t’es chouette,toi ! Et puis...

ANNIE, — … ?

 

BETTIE, — Puis... il y a... Monsieur... Rich... Monsss.. (Baissant la voix.) Parfois j’ai la curieuse impression que Monsieur m’aime un peu moins que toi ? II est très grognant avec moi. Tu le sais ?

ANNIE, — Ah, avec moi il hurle plutôt... Enfin ce soir. Il m’a menace de s’en aller.

BETTIE, — De s’en aller?

ANNIE, — Oui : en emmenant l’enfant avec lui.

BETTIE, pantoise, — Mais... Quel salaud, alors !  Il est méchant !

 

 

ANNIE, — Non. II me donne une chance. La dernière. Il m’a propose un marché. II restera et l’enfant restera aussi... à condition que tu partes, toi. Demain. A la première heure.

BETTIE. — Ha !... Et qu’est-ce que tu as répondu a cet odieux marché ?!

ANNIE, — ... « Bye-bye Bettie » !

    (Un temps.)


BETTIE, sombre. — Je vois.

ANNIE, — Miracle !

 

BETTIE ; — Oh, j’ai compris, j’ai tout compris. Vous êtes méchante ! Vous aussi ! Madame !

 

ANNIE, — « Madame »? Comment ça: « Vous »)?

BETTIE, — Très méchante ! Vous êtes en train de me li-cen-cier! Vous vous en rendez compte ? Et sans jamais m’avoir prévenu que j’suis incompétente !

ANNIE, — J’essayais ! Depuis un certain temps !

BETTIE, — Alors, c’est vous qui êtes incompétente ! De plus, vous avez fait semblant de bien m’aimer ! (S’effondrant) C’est dégueulasse !

ANNIE, maternelle. — Oh mais quelle gamine! Je t’aime bien, voyons. Allons allons... Tu n’es pas la première fille à perdre une première place... Allons... Ce n’est pas la dernière place que tu vas perdre... Mais ne pleure pas... Mon petit enfant...

BETTIE, elle regarde Annie très froidement. — Je ne suis pas une enfant... surtout pas la vôtre... et j’en remercie Dieu ! Apres les scènes dramatiques que je viens d’observer chez vous. C’est votre tragédie, Madame, pas la mienne, qui se déroule dans cette maisonnette de rêve. Regardez-vous bien dans la glace. Vous y verrez: Annie : une tragédie. Archétype de la vieille fille ! A trente-cinq ans passés, elle s’est jeté sur le premier nigaud qui lui a fait un baisemain et hop! en route vers sa fabuleuse destinée :  Maman Maman ! C’est tout ce qui compte pour toi!  Car, sans même prendre le temps de faire cuire un oeuf, avec frénésie, Ça s’est mis à pondre un gosse ! Mais hélas ! Ça avait lu quelque part que la femme de nos jours reprend le travail, qu’elle le veuille ou non, et comme elle ne le veut absolument pas,
forcément, elle le reprend ! C’est pour ça d’ailleurs que vous ne m’avez jamais donné de vraies instructions ! En même temps, toujours là, me soufflant dans le cou, gnan gnan gnan, oh très gentille, mon œil !  Vous brûliez d’envie de prendre ma place, de reprendre la tienne ! « Maman! Maman » Vous vous réjouissiez d’avance que je me casse la figure alors j’ai fait exactement ce que vous, vous attendez de moi ! Bon, maintenant il faut que je pense un peu à moi-même! Ah je te jure, pour ma prochaine place, je m’adresserai à une agence. Ciao Annie -  et pour toujours!

ANNIE, consternée. — Mais, où vas-tu?

BETTIE, — A la gare ! A Paris! (Elle sort.) Sur le  premier train qui part !

ANNIE, — Mais non, Bettie, il est trois heures du matin ! Bettie ?

(Aux spectateurs.) Oh ce que je me suis senti  mal. Mal. En la voyant se fondre dans la nuit ! Et le lendemain... Le lendemain... (Sur la défensive) Je me suis adressée à une agence, moi aussi Et j’ai exigé des références! Du béton! Et, à l’agence on m’a trouvé une fille — une fille... bien ! — Bien ! Une anglaise. Et elle s’appelle... Beryl ! Quel nom charmant ! Elle venait de finir un stage à la Sorbonne... en tant que boursière ! Elle espérait «  complémenter » ses études en France... comme elle a noté sur le formulaire... par un séjour dans une famille  « indigène ». Son français est convenable. C’est une fille sérieuse. Ça se voit tout de suite.

(Entrée de Deuxième Star en Beryl : expression désagréable, une très jeune vieille fille.)


BERYL, froidement. — Vous me permettez — Mrs. ? (D ‘un grand sac, elle sort des aiguilles... Elle tricote. Monotone, a elle-même:) Un... Deux...

ANNIE, — C’est pas le genre a gâcher son temps à rien faire.

BERYL, rapidement. — Quatre-cinq-six-sept.

ANNIE, — Bon, j’aime pas cette fille ! Tu parles d’une répulsion. Pouah Et alors ? C’est pas pour être copine que je la paie ! Ce qui compte : le rendement !  Là, côté Nounours : d’une compétence foudroyante ! Ah, mon Nounours devait se sentir a I’abri avec celle-là !... Ah... il déteste cette fille !

(Haut-parleur: cacophonie.)


BERYL,  glaciale.   Fair enough, Petit Mister   (Menaçante.) Maintenant c’est mon tour... (Elle retrousse ses manches. Elle fait trois pas précis. Puis, d’un grand geste:) Dooors!
(Haut-parleur : le bébé ronronne !)


(Froide.)
En ce qui concerne les enfants. Il n’y a pas de problème, une fois qu’on a compris qu’ils sont des petits monstres, tous !

ANNIE —, au public, radieuse. —  Grace à Beryl. je peux enfin m’organiser ! Ça reprend, le travail! Ça bourdonne chez Eric !...

 

(Changement de lumière. Annie et Beryl  se fondent en position  assise comme au milieu d’une conversation… )

 

 Il m’a proposé de venir au bureau deux fois par semaine.

 

 

Scène 4

 

… Le seul inconvénient : vous serez davantage bloquée dans cette maison.

 

BERYL, elle tricote.  — Je suis bien ici.

ANNIE, — Oui mais... a votre âge vous devez avoir envie de... i’sais pas... d’aller a Paris... vous amuser ?

BERYL, — Paris? Boo! Cette grande ville j’ai assez souffert ! Et avant, c’était Liverpool ! J’y étais élevée dans un flat: un appartement, a vrai dire, une simple pièce.  Avec ma mère et mes treize frères et sœurs.

ANNIE,  -   Treize?

BERYL,  — Chiffre maléfique ! Je le sais !

ANNIE, délicatement. — Et... votre père ?

BERYL,  petit ricanement amer. — Lequel ? (Puis elle baisse les yeux.)


ANNIE, — Oh, excusez-moi... Beryl... Je suis navrée…

 

BERYL, — Ce n’est pas grave. De toute façon, Celui qu’on appelait  « Father », lui, n’était jamais là. Vous vous imaginez les difficultés qu’elle avait, pauvre « Mother » à remplir toutes ces bouches ouvertes ! Après un temps, à force de regarder tant de
bouches ouvertes, elle a commence à remplir la sienne… (Elle fait le geste de boire:) Evidemment, le problème de la survie est tombé sur moi, l’aînée. Ah, je pourrais vous en raconter des choses... ! Enfin, à quoi ça sert... Maintenant vous me lorgnez comme si j’étais une bête sauvage.

ANNIE, — Non... C’est que... je vous admire. Si ! Vous faites quelque chose de votre vie ! Et avec les cartes qu’elle vous a refilées : bravo. (Avec délicatesse) Il ne vous manque qu’un détail… oh toute petite mais importante... pour compéter le portrait  en beauté…

 

BERYL,  ... Qu’est-ce que c’est ?...


ANNIE, — Un sourire. (Annie montre son sourire !)  Les jeunes en ont le droit... Hein?...


BERYL, essaie de sourire et échoue. — Ça... Difficile pour moi...

ANNIE, — Vous croyez ? Non: on va trouver un truc, rien que pour vous... comme... euh... Certaines jeunes filles suivent la mode, par exemple ?

BERYL, — Too stupid !

ANNIE, — Aimez-vous nager ? Il y a une piscine tout près…

 

BERYL, — Et toute pleine de chlorine et d’odeur de mammifère !

ANNIE, — Je suppose que vous ne jouez pas au ping-pong ? Alors...

BERYL, — Vous possédez une table de ping-pong dans cette maison ? (Elle remet ses aiguilles dans le sac et en sort une raquette de ping-pong :) C’est mon activité sportive préférée. Ping. Pong. I love it ! (Elle sourit grand !) Paf ! (Comme possédée.) Le Centre sportif de Wiggenwick sur le Wootenshire ! J’avais seize ans! On m’appelait  « Beryl le Crack » ! Tous les yeux braques sur moi ! Gagné ! Won again! and again ! and again ! Et puis... Et puis... (S’assombrissant) ... Le Centre Wiggenwick sur le Wootenshire a fermé ses portes. Typical ! Et on y a installé un cinéma de catégorie érotique. I weep to think of it. Jamais plus je n’ai eu l’occasion de reprendre mon activité sportive... préférée... (Elle commence à s’effondrer... mais elle a une lueur d’espoir:) On va pouvoir « ping-ponger », vous et moi ?

ANNIE. — Moi non ! Cette balle qui gambade me donne le vertige !

BERYL. — Je ne veux pas vous paraître ingrate, Mrs. Mais il est fatigant de jouer au ping-pong toute seule.

ANNIE. — Raison pour laquelle la table se trouve toujours en pièces détachées. Elle appartient a mon mari. On va l’assembler. Et ce soir vous vous mesurerez à Richard. Ping ! Pong !

 

Scène 5

BERYL, touchante, dans sa jeunesse retrouvée, va vers le son de la balle comme pour entrer dans la zone de lumière. — Ooooh !

(Annie regarde off, pour suivre le jeu...)


VOIX DE BERYL, off. — Non, Mister Richard. En Angleterre...

ANNIE. — Soir après soir, l’ambiance de famille se retrouve...

BERYL, off — We English... Great Britain. Angle- terre.

(Raquette à la main, Beryl entre, en se reculant, et « joue au ping-pong » pendant la suite... )


BERYL. —  Pow! J’ai marqué un point! Qui... Annie? Votre femme? Une fille merveilleuse ! Je l’adore.

ANNIE. — Et elle me lance des bouquets maintenant ? (Espiègle.) Chut !

(Annie se cache pour mieux écouter... Beryl, en se reculant davantage, prend la scène. Elle s’adresse au public comme à son partenaire du jeu:)


BERYL, très positive. — Une vraie femme d’affaires, quoi ! Moi, je pense qu’une femme reste ce qu’elle a toujours été et depuis le début du monde une mère. Une ménagère. Une cuisinière. La vraie femme comble le vrai homme de ses attentions. Et quel enchantement pour lui, se divertir dans ce paysage tissé d’inexprimables joies, de douleurs aussi, oh ces chagrins qui font si bien du mal... du piment, quoi ! Alors vous voulez que je vous dise — en bon vieux français — où trouver une vraie femme ? Oh Monsieur ! Je vais rougir! Stop it !

(Elle ricane, sexy... puis, d’une main experte, elle défait ses cheveux. Vamp :)

Vous avez une vraie femme devant vous... Vous ne le savez pas ?... Oh t’as gagné... encore !... Ce que t’es fort... Rit-chii...

(Elle sort dans une cascade de petits rires et de déhanchements... )


(L ‘expression d’Annie s’est progressivement transformée de la satisfaction à l’horreur. Elle chantonne
« Wagner »... Puis... )


ANNIE,  doucement. — Beryl...?

(Changement de lumière. Entre Beryl, visiblement embellie :)

BERYL, doucement — Yes...?

ANNIE, doucement — Euh... vous êtes licenciée. Bye bye ! (Au public.) Et une de

moins.

BERYL, innocente. — Licenciée ? I don’t understand ! Avez-vous des choses à me reprocher, Mrs. ? Des choses... concrètes ?

ANNIE. — Nôôn, indéniable que vous remplissez votre rôle. Seul inconvénient: ce rôle m’appartient !

BERYL. — Et c’est maintenant que vous vous en rendez compte ?

ANNIE, ferme. — Adieu Beryl !

BERYL. — Nooon ! C’est vous qui allez prendre la porte !

(Elle retrousse ses manches. Elle s’avance sur Annie qui recule, terrifiée.)


ANNIE. Ne m’approchez pas ! Restez là où vous.., étiez !... Cette maison est à moi !! Hein !? Vous n’osez pas le nier, quand même ? A moi, l’enfant ! Le mec aussi! A moi. A moi.

BERYL. — Pah ! Et qu’est-ce que vous avez fait pour les mériter ? My God ! A la nuit tombée, savez-vous de quoi un homme qui se tue au travail a besoin ?

ANNIE. Une « femme>? Une « vraie »? Dites donc, le monde a tourné, ma fille !

BERYL. — Justement. Tous mes efforts sont pour vous ! Pour vous encourager à tourner avec le monde ! Vous êtes de celles nées pour être célibataires. Simple question de tempérament. A l’heure actuelle — Dieu merci ! — une femme comme vous — indépendante, travailleuse — et qui se fout de mari-maison-enfant...

ANNIE, brusquement. — J’suis pas bien !

 

BERYL. — Qu’est-ce qu’il y a ?

ANNIE. — Non, non, il me semble que j’ai déjà vu cette conversation mais avec quelqu’un d’autre — qui vous ressemble étrangement.

BERYL, réfléchie. — Hum...

ANNIE. — Et vous deux me rôtissez sur un barbecue de moi-même; tête bêche, à l’envers, sauf que cette fois-ci, on lit de droite à gauche en chinois !

BERYL. — Hum. Alors va, ma grande ! Vers une destinée digne de toi ! Rassure-toi : je veillerai sur la maison abandonnée. Je veillerai sur ton mari aussi. L’enfant... Tu veux l’emmener avec toi, non ? Non. C’est pas grave: je trouverai une crèche.

ANNIE. — De nos jours, il y en a des orphelinats qui valent le coup !

BERYL, rayonnante. — Pourquoi pas !

ANNIE, mesurée. — Je crains qu’on se soit mal comprises. (Elle retrousse ses manches. Voix d’adjudant:) Miss Beryl, c’est goodbye. Soyons British. Fairplay.

(Annie lui offre la main. Beryl la prend et elle la serre très fort.)


ANNIE. — Aiiieee...

(Coincée, Annie tombe à terre...)


BERYL. — Ça vous le méritez ! Mauvaise comme vous êtes ! Méchante !

ANNIE. — Pourquoi tout le monde m’appelle comme ça ? J’n’ le suis pas !

BERYL. — Si ! Je vous maudis ! (Rythmique:) Maudite la maison. Maudit l’enfant. Le mari : maudit, lui aussi. Par ce cri solennel, j’invoque la puissance du mal. Et demain je ferai appel, à la sécurité sociale.

(Musique diabolique:)

Aux ASSEDIC. Et à l’ambassade britannique. Je vais vous coûter cher !

(Montée de musique. Beryl sort. Annie grimpe vers le téléphone... )

 

 


Scène 6

 

ANNIE, dans le récepteur. ... Ah oui, elle m’a coûté cher ! Je paie toujours !... et ce qui est pire, j’ai toujours besoin d’une fille au pair ! Comment ça, t’en connais une de libre ? Alors, qu’est-ce qui cloche avec celle-là? Rien? Rien du tout ? Elle est gentille, vraiment gentille? A vrai dire, je cherche quelqu’un de bête. Quelqu’un qui ne me lance pas tout le temps, « Madame est méchante! Madame est méchante ! > Ah? Ça, elle ne le dit jamais ?... Elle dira plutôt, elle...

(Entre Boglinde, enceinte.)


BOGLINDE, très familière, accent allemand. — Monsieur a été méchant ! Ach mein gott ! Il est devenu rouge comme une betterave. Il a parlé comme une betterave ! Et puis il m’a jetée sur un parquet non-azztiqué!

ANNIE, dans le récepteur. — Oui, dans un moment d’égarement, il a dû littéralement la prendre pour Beryl. Et après, il a pris la fuite ! C’est épouvantable ! «Mon» Richard... Si bien d’ordinaire... Si prévisible... Un vrai con, quoi.

BOGLINDE. — Ach zza!

ANNIE. — Bon: ce qui est fait est fait. Ne vous inquiétez pas. Je vous hébergerai, tous les deux ! On vieillira ensemble ! Pourquoi pas... (Noble) puisque ma vraie vie est terminée...

BOGLINDE. — Mais la mienne commence ! Je ne veux pas vivre avec vous, Frau Annie ! Jjjj’ai dix-huit ans ! Je ne veux pas cet enfant ! Vous serez sa mère ! Vous ! J’accoucherai, moi, zzi cela vous fait plaizzir, et puis je me lave les mains ! (Elle sort) Ach ! Quelles gens !

ANNIE. — ... Tiens... Et si je le garde tout court, toute seule? Si je l’adopte... légalement ? Comme ça... je ne serai plus méchante I Je ne serai plus un monstre ! Je serai comme tout le monde ! Ah oui ! Oui oui oui ! J’accueillerai le bâtard de Richard, les bras ouverts ! Le soleil se lèvera-t-il de nouveau? Oui! Cet enfant, sera-t-il mon salut ?

(Brusque entrée de Bettie, notre première fille au pair:)


BETTIE, au public. — Ah cette Annie ! Ah cette bonne femme I Vieille toupie ! (Elle congédie Annie; ensuite elle change le décor:)


Elle m’a chassée ! Virée I Pour rien, des broutilles ! Je t’assure : c’est encore plus dur d’être fille au pair que patronne...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ACTE 2

 

 

 


Scène 1

 

 

BETTIE, — ... Remarque... le soir où j’suis allée swinguer à Paris... vous vous en souvenez ?... Bettie ?... sur un certain plan, j’savais que son petit Nounours laissé tout seul, risquait de claquer! Oui... oui... je le savais et... Et... je me suis caché cette vérité à moi-même ?... Tiens, c’est curieux: je crois que je traverse une crise de conscience !... J’savais pas que j’en possédais une !... Mais pourquoi pas, moi

aussi ? Je suis comme tout le monde. Moi, aussi, je veux qu’on m’aime! Moi aussi je cherche des compliments ! « Ah quelle brave fille, celle-là ! » Oh ! Et si j’en devenais une, pour de vrai! ? Comme ça - je n’aurais plus d’emmerdes! Ah oui, je jouerai ce rôle, moi! J’accepterai mes responsabilités! Je ne flancherai devant aucun obstacle! La prochaine jeune mère qui m’ouvrira ses bras... qui m’engagera... qui m’accueillera chez elle avec une hospitalité noble et sincère, cette jeune femme...

(Entrée de la première star. Elle n ‘est plus Annie. Maintenant c’est Mémé : bonnet blanc, fichu...)

 

 

 


Scène 2

MÉMÉ, sévère, — N’imaginez surtout pas que vous avez affaire à une femme riche. Ah ça non. Malgré l’aspect impudiquement luxueux de ma propriété, vous payer, cela me ruinera, sûrement! Pour me remercier, il est entendu que vous m’aiderez un peu avec le ménage ! Le mot « frotter » figure-t-il dans votre vocabulaire, Mademoiselle?

BETTIE. — Ah oui ! Je frotterai ! Avec compétence ! Et sans complaisance ! Parquet ! Meubles ! Et l’enfant ?

MÉMÉ. — Non, lui, vous ne le frotterez pas. Vous le promènerez dans le jardin ! Et toujours dans le jardin ! Et ensuite dans le jardin ! Et après... vous frotterez la salle de bains.

 

BETTIE. — Ah oui... je vois...

MÉMÉ. — Ha! Et moi je lis dans vos pensées ! « Ça va être dur de travailler pour cette pisseuse !»

BETTIE. — Madame ! Ça... c’est con, ça !... C’est... vache !

MÉMÉ. — Je dis ce que je pense ! Hein ?

BETTIE. — ... Et si on parlait de... votre fils chéri ? ! Il est couché... Ou quoi ?

MÉMÉ. — Mais Pierrot n’est pas mon fils ! Vous croyez que j’ai encore l’âge de peupler le monde ? Je suis la grand-mère ! Pierrot, c’est le fils de mon fils, de Claude-Jean !... que son employeur, mon beau-frère, Jean-Claude, a fait muter à Clermont-Ferrand. Alors, c’est Mémé qui doit tout manigancer. Comme d’habitude. Ah je vous jure ! Tenir les rênes de ce diablotin, sans broncher !... Dans cette maison immense !... A mon âge ! Mademoiselle, je suis sclérosée !

BETTIE, paumée. — ... Pauvre petite dame !... Courage !... Et la mère de Pierrot ?

(Ce mot soulève un regard terrible de la part de Mémé! Délicatement:) Elle est... kaputt ?

MÉMÉ. — Pire ! Vivante ! La mère, c’est une pouffiasse !

BETTIE. — Oh... dommage !...

MÉMÉ. —  Et à qui la faute ?

BETTIE. — Je ne sais pas !

MÉMÉ. — A moi!  C’est évident ! Tout est de ma faute ! Ma mère, vous comprenez: blanchisseuse ! Mon père: mineur ! Et moi à seize ans: debout pendant de longues heures, à l’atelier de couture. Où voulez-vous que j’aille pour en sortir ? A l’usine ! Bien entendu. Et puis quoi, j’ai sympathisé avec le patron... plus âgé que moi. Oui oui, je l’ai épousé... (la marche nuptiale :) «Da da da da da daaa!  »
Croyez-vous que Raoul Marsaudin — seul grand amour de ma vie — aurait été, lui, capable de me tirer du trou par mon petit cul ? Non. Alôôôrs... plus tard, quand j’ai accouché de Claude-Jean, c’est normal que j’ai souhaité pour lui une vie plus harmonieuse que la mienne ! Le résultat : j’ai mis au monde un cornichon ! Un homme qui à trente-cinq ans ne se passionne que pour la numismatique gallo-romaine. Alôôôrs...

BETTIE, à elle-même. — ... C’est pas vrai...

MÉMÉ. — ... Quand il a rencontré Maryse Porte- joie — cette petite sotte de province! — j’ai été sincèrement ravie de voir ce zombi s’accrocher enfin à quelque chose de vivant ! Entre nous, Maryse l’a épousé uniquement pour son argent !

Hein ? Où est le mal ? ! Vous en auriez fait autant ! ? Mieux: j’en ai fait autant ! Et qu’elle ait caché un autre homme quelque part, ça ne m’a pas trop choqué. Là où je n’ai plus marché, elle négligeait scandaleusement son enfant ! Aaaah oui!! Elle se foutait de Pierrot! Aucun soin, aucune tendresse ! Elle n’était jamais là ! Alors tout est tombé sur le dos de Mémé ! Forcément, avec mon sale caractère, je ne garde pas longtemps un domestique. Imaginez-donc une femme de mon âge, tiraillée à droite et à gauche par ce petit-cul qui crie — qui piaille. (Elle hurle !) Et le ménage ! Et la cuisine ! Et puis un beau matin, j’étais en train de gueuler une berceuse, tout en réchauffant le petit pot de compote de rhubarbe, et en frottant le carrelage, je me suis dit: « Pourquoi est-ce que je fais tout ça? Pour une pouffiasse ? » Immédiatement j’ai fait venir quelqu’un pour changer les serrures, ainsi que mon avocat et deux témoins. Lorsque je l’ai vue approcher de la maison...

(Plutôt à Bettie.) « Vous avez quitté le domicile conjugal, Maryse ! De votre propre volonté ! Allez-vous-en ! » Honteusement, elle s’est sauvée.

BETTIE. Mais... mais... Madame... C’est... c’est atroce, cette histoire !

MÉMÉ. Eh oui ! Maintenant vous n’avez plus envie de travailler pour moi ! Et qui paiera les pots cassés ? Pierrot. Un enfant. Un innocent. N’ayant pour compagnie qu’une vieille rombière. Je parle de moi-même...

BETTIE. — Ça. Non. C’est pas possible. Madame ! Préparez-vous pour un bien grand choc: j’accepte de travailler pour vous !

MÉMÉ, au public. Elle est complètement toquée !

(Elle sort. Bettie met un tablier. Chiffon en main, elle frotte. Changement de lumière. Le téléphone sonne.)

 

 


Scène 3

 

BETTIE. Ouais, ouais, je viens ! Trois choses à  la fois, ça suffit ! Et merde

(Elle arrache le récepteur. Entrée de notre première star. Maintenant c’est Maryse, une jeune femme évaporée. Elle se tient comme à l’intérieur d’un taxiphone :)


MARYSE, à voix basse. — Esssssst-ccce... la nouvelle fille.., au pair... ?

BETTIE, forte. — Vous voulez parler à Madame.

MARYSE, plaintive. — Oh pas de mensonges ! Je vous en prie ! De la cabine téléphonique... et dégueulasse où je me trouve à présent... sur le trottoir en face de la maison lugubre... je viens de voir, de mes propres yeux, ma belle-mère s’engouffrer dans son horrible voiture ! Oui! Vous avez devinez ! Je suis Maryse... née Portejoie !... La belle-fille !... Pauvre de moi... Mademoiselle... Si on se donnait rendez-vous à travers la grille de la petite porte de la clôture métallique sinistre? oh juste bavarder un peu...  Avant qu’elle ne revienne...  Disons tout de suite ?... Vous ne répondez pas ? Vous — gardienne de la chair de ma chair ? Alors en voilà une de plus qui bafoue sa conscience !

BETTIE. — Ça non ! Plus jamais ! Madame j’arrive !

(Elle court vers Maryse. Les deux femmes se trouvent maintenant face à face, comme à travers la grille d’une porte.)

MARYSE. — Oh, vous avez l’air gentille ! Berck ! Elle vous fait faire le ménage

aussi ? Moi-même, jeune épouse, elle m’a mise à genoux et elle m’a forcée de frotter ! C’était insensé ! Et lorsque mon enfant est apparu, c’était encore pire ! Bon, j’étais maladroite avec Pierrot... même névrotique… et parfois hystérique... (Elle hurle!)

Ca se comprend... j’avais le trac ! Je faisais mes débuts comme Maman !

Et elle a pris un malin plaisir à le souligner ! Après un temps elle a insisté pour tout faire vis-à-vis de mon fils, et moi j’étais reléguée au poste de femme de ménage ! Ah ce que j’ai souffert ! Physiquement ! Moralement ! Et abominablement ! Bref,

un matin funeste, je suis sortie... tromper un peu mon ennui... Et revenant à la maison, j’ai trouvé la serrure changée — et mes valises rangées — sur le trottoir. Oh quelle sotte j’étais ! Sotte I Je me suis sauvée ! Ou — comme on dit en termes légaux — j’ai abandonné le domicile conjugal I Enfin, qu’est-ce que je savais de la loi... Je connais pas grand-chose encore... J’ai eu tort, paraît-il, d’avoir accepté cette très modeste pension qu’elle m’a proposée. Plus tard, dans ma chambre meublée... minable... pouah... vous vous doutez le remords... le mépris de ma propre lâcheté... L’idée de lui avoir abandonné... l’enfant adoré... à ce monstre I Oh Maryse Maryse ! Alors moi aussi j’ai couru trouver un avocat... Il me coûte chêéêr I... Depuis six mois, ils papotent, lui et elle, mon simple droit de visite… le dimanche... Le dimanche ? Moi qui donnerais ma vie pour quelques secondes avec Pierrot ? Vous croyez que c’est gai pour moi ?... Non c’est triste...

BETTIE. — Oh pauvre pauvre dame ! Écoutez! Venez par la grande porte ! Je vous ouvre un moment !

MARYSE. — Comment ça... vous m’ouvrirez ?

BETTIE. — Oui !... Vous allez voir votre fils !

MARYSE. — Oh non, non, c’est trop !

BETTIE. — Si ! Pas pour très longtemps… mais...

MARYSE. — Oh Mademoiselle !... Vous... Vous n’êtes pas comme elle ! Vous... Vous êtes... gentille ! Vraiment gentille !

BETTIE. — Oh! Oh ! C’est beau !

(Maryse disparaît en courant)


BETTIE, au public. — Maintenant j’ai la conscience tranquille ! Je suis une brave fille ! (Elle sort gaiement Immédiatement elle réapparaît en reculant... Regardant de loin) Oh... Oh... La jeune mère s’approche de son enfant! Elle lui chuchote tendrement. Doucement elle l’entoure de ses bras... Ah j’ai la conscience tranq... (Son d’une voiture qui s ‘arrête sec.)


Une voiture? Mais qui est cet homme qui en descend ? Oh ! Il ne faut pas qu’il entre dans le jardin ! Tiens, elle lui jette Pierrot comme un sac de pommes de terre ? Mais non ! Il ne faut pas... (Elle se précipite hors de scène... Et elle est immédiatement projetée de nouveau sur scène… elle tombe. Son de la voiture qui démarre en trombe.)


La police ! Vite ! Il y a eu un kidnapping ! Qu’ils viennent ! Pour me mettre en taule? Comme complice ? Mais, mais, c’est pas juste ! Je n’ai fait que suivre les ordres de ma conscience ! Je ne suis qu’une fille au pair ! J’ai permis à un gosse de voir sa mère !

Voix DE MÉMÉ. — Bêêêêêtie: où est cette pouffiasse ?

BETTIE. — La vieille ! A la gare ! Le premier train j’y saute ! Le mur du jardin... Je n’y arriverai jamais... (Elle change le décor:) C’est ça ! Faut le faire ! Un - deux - trois –

(Lumière de l’aube. Bettie est assise, exténuée.)

 

 


Scène 4

BETTIE, — ... Endormie... dans le train.., après cinq minutes.., avec une sorte d’obstination !... Réveillée ! Brusquement! Au fond de la nuit... Je descends ! Affolée... Mais... où suis-je ?... A quelle gare? (Elle cligne des yeux:) Vieille-Ville-les-Vieux. Brrr, je caille... Je suis lâââsse... (S’effondrant) Jamais de ma vie, je ne me suis sentie aussi lasse... Oh, mon petit lit, chez moi !... Chez mes parents ! Oh, ce lit… douillet, chaud ! Facile de m’y creuser une petite place ! Il existe encore ! Ce lit que j’ai considéré comme un dû pendant de longues années dorées ! Encore une larme ?... A quoi ça sert ? Mouche-toi, idiote ! (Elle cherche un mouchoir dans la poche de son tablier et retire une lettre.) Oh ! Une lettre de ma mère !... Et je ne l’ai même pas lue ! Elle aussi je l’ai considérée comme un dû... Et cher petit Papa ! Mes parents ! ! Finalement ce sont des gens comme eux, un peu ridicules, désuets, qui sont ce qu’il y a de mieux sur cette terre. Ah, je vous reverrai ! Je trouverai le moyen de dormir encore dans mon lit d’enfance... demain !  (Elle embrasse la lettre.)

«Lettre de ma Mère »... Idiote ! Lis-la, au moins! (Elle déplie la lettre. Tendrement) Maman…

.
(Notre première star est apparue. C’est Maman.)


MAMAN, — « ... Chère Élisabeth... »

BETTIE, — Elisabeth ! Mon vrai prénom...

MAMAN, — «Comment vas-tu! ? »

BETTIE, — Oh ça!...

MAMAN, — « Je t’ai téléphoné aujourd’hui, mais comme tu étais sortie, j’ai parlé avec ta patronne. Je suis contente que tu aies trouvé une bonne place. Et que tu sois là où tu es... »

BETTIE, —  … …

MAMAN ; — « En ce moment, les choses vont un peu moins bien chez nous. Papa et moi... on divorce. »

(Un temps.)


BETTIE, — ... Tiens... Pourquoi m’a-t-elle écrit cela ? (Regardant la lettre de plus près:) On dirait une erreur de frappe... si ce n’était pas écrit à la main... C’est pas possible ! Tu ne peux pas me faire ça ! J’ai besoin de toi !

MAMAN, — Tu es grande maintenant, ma fille.

BETTIE,— Non! J’suis petite ! Toute petite !

MAMAN, — Tu ne comprendras sûrement pas...

BETTIE. — J’ai compris ! C’est Papa, hein ? Qu’est-ce qu’il a fait de si méchant ? Sauté sa secrétaire sur la photocopieuse ? Ce n’est qu’un coup de canif, Maman ! Tous les hommes en ont fait autant ! Oh mais toi, toi! Pour ça, tu briserais un foyer ! Le mien ! Il est impératif de pardonner à mon père et de bonne grâce !

Tu m’entends ?

MAMAN, calmement. ... On ment tellement dans la vie. A cinquante ans, on a encore dit la vérité à personne, même pas à son propre enfant. C’est fini. Sache que depuis plusieurs années, je vis un grand amour avec Fernand Pied-de-loup.

BETTIE, — ... (Décontenancée.) ... Cet imbécile ?... Ce demeuré, en salopettes, qui sonne chez des gens pour quémander de petits travaux ? Mais il est sale, Maman ! Il est dégueulasse ! Je l’ai vu cracher dans la rue ! Même pisser contre un mur !

MAMAN, férocement. Oui ! Et je l’aime ! Et depuis l’éternité ! Parce que lui, tu comprends, c’est la tendresse ! La sensualité ! Plus besoin de mots avec Fernand !

Il vous emmène, complice, jusqu’au bout de ses intentions ! Au septième ciel !  ! Ton père ? Pah, au fond il ne s’est jamais intéressé à moi. Ce qui compte pour lui ?

Le travail ! Le travail ! Qu’il aille se faire foutre. Pauvre type !

BETTIE ; — Et il a raison de s’obstiner parce que... le travail, le travail, c’est le bonheur !

MAMAN ; — Et il a eu tort parce que sa compagnie vient de faire faillite.

BETTIE, —  … … !

MAMAN, — Pas étonnant ! Tête de mule, il n’a jamais écouté personne. Et maintenant il est bien payé ! Il a tout perdu. Il doit de l’argent à tout le monde ! Tous ses employés le poursuivent en jus- lice ! Tout le monde le poursuit, tout court ! Il est forcé de se cacher ! C’est la débandade ! La nuit... chez Fernand... Fernand et moi... Oh ce que c’est bon ! « Ma tourterelle »... « Fernand... mon gros loup... » Froump ! Froump ! Froump ! On frappe à la porte ! C’est lui! Ton père ! Les yeux écarquillés
Il est fou ! Et voilà Papa-salop qui commence à tabasser ta mère ! Alors là ! Fernand, c’est un tendre mais faut pas en profiter ! Ah, il en a fait voir à ton père ! « Prends

ça ! Prends ça !» Bing ! Il lui a redonné des coups, même piétiné ton père ! Schtrack ! Et puis il lui a offert un coup de pinard et lui a permis de dormir par terre. Mais une nuit comme ça, ça suffit !

BETTIE, — ... Mon lit... Mon petit lit...

MAMAN. — Notre maison vient d’être saisie. Que veux-tu ? C’est la vie. Tu vois : on avait tort de te mentir. Pour tout te dire, ma chère, chère enfant, c’est une très bonne chose que tu te trouves là où tu es. Restes-y. Et ne reviens surtout pas ! C’est pas le moment. Grosses bises: Maman.

(Bettie s’effondre de nouveau; Maman lui tourne le dos... et se retourne.)


(C’est Alice, une dame de 40 ans, d’aspect assez ordinaire.)

ALICE, un tout autre ton, des plus réconfortant — Pleure, mon enfant... Pleure, ma pauvre chérie... Ça fait du bien de se laisser aller... Vas-y et de bon cœur !

(Elle lui caresse les cheveux.)


BETTIE, brusquement se rendant compte de la présence de cette inconnue.

Oh !... Excusez- moi ! Je ne vous avais pas vue...

ALICE, — Mais... je t’ai vue, toi: enfant malheureuse, n’ayant besoin de rien d’autre que d’une oreille pour t’écouter !

BETTIE. — Oh! On se connaît pas, Madame !

ALICE, — Et c’est bien d’étaler ses misères devant quelqu’un de désintéressé !

BETTIE ; — ... En effet... Je viens de recevoir… de mauvaises nouvelles de mes parents. Et puis, je viens de perdre ma place. De plus, je ne sais même pas où je suis! Et encore...

ALICE, — «Et, et », c’est bien assez pour une gentille petite fille, toute seule ! Cette place perdue, c’était quoi, au juste ?

BETTIE, — Ben, j’étais fille au pair.

ALICE.,— Ça par exemple ! Une fille au pair ! C’est exactement ça que je cherche en ce moment !

BETTIE, — Quelle coïncidence... Et vous la cherchez dans une gare déserte à cinq heures du matin ?

ALICE, — Ne fais pas la maligne ! Je t’explique ! Depuis la mort de mon mari... (Murmure de sympathie de Bettie.) Oui, c’est triste, que voulez-vous. Bon, on n’était pas riche, alors Alice — c’est moi — a été obligée de reprendre le chemin du travail !... Donc, il n’y a plus personne à la maison pour s’occuper de ma fille… la petite Coralie !... Alors, chaque lundi, au petit matin… je l’envoie sur la côte bretonne
— chez ses grands-parents — par le train d’où tu viens de descendre. Oh long voyage oui pour une petite fille de sept ans... et elle me manque, terriblement le soir. Enfin, elle revient le week-end et c’est ma fête ! Mais j’ai ma petite idée ! Faire réinscrire Coralie à l’école ici et la reprendre pour de bon... à condition de la combler d’une gentille jeune fille au pair ! Cette fille au pair, est-ce que je viens de faire sa connaissance ?

BETTIE, — Oh... mais... je suis confuse !...


ALICE, — Pourquoi ? Tu es libre, si je peux en juger ?

BETTIE. — Il n’y a pas de plus libre que moi ! Mais... vous ne me connaissez pas !...

ALICE. C’est bien ! Avant le retour samedi prochain de Coralie, nous aurons presque une semaine pour mieux nous connaître ! Viens, on va chez moi... tout de suite ! (Tandis qu’Alice change le décor:) Oh, peut-être que je ne te plais pas !

BETTIE, — Mais non, vous me plaisez énormément... Mais...

ALICE, —Tu as l’air si fatiguée. Ma maison est modeste mais elle respire la paix. Aujourd’hui, tandis que la tante Alice boulonnera au bureau, toi, tu feras la grasse matinée ! Viens... on va chez moi... Il n’y a pas de problème !...


BETTIE, crédule. — Vraiment... ?

(Musique enfantine. Changement de lumière.)

 

 

 

 

 

Scène 5

(Chez Alice. Bettie, assise. Alice s’approche d’elle, un bol à la main.)


ALICE, — Et bonjour, Bichette! Tiens voilà, ton petit déjeuner... Biquette !

BETTIE, sombre. — Bettie — appelle-moi Bettie, Alice !

ALICE, imperturbable. — Et toi, appelle-moi tante Alice... cela me ferait tellement plaisir !... Voilà, du lait, chaud, chaud, sucré et non-écrémé !...


BETTIE, entre ses dents. — Une fois pour toutes — le matin, je prends du café noir ! Alice !

ALICE, distraite. — ... Je vais te chercher un coussin... Tu seras encore plus à l’aise... Oh ! En même temps, je ferai ton lit...

BETTIE, — Arrête ! Lit ! Vaisselles ! Courses! Depuis le temps que je suis là, tu me permets de rien faire ! Si tu continues à me gâter de cette façon, jamais je ne retrouverai le tonus pour m’occuper de Coralie !

ALICE ; — … ?

BETTIE. — Coralie ! Ta fille. C’est pour elle que je suis là, hein ? — Même si son séjour chez les grands-parents a été prolongé deux fois de suite et qu’elle n’a pas encore montré le bout du nez ? Mais elle rentrera bien aujourd’hui oui ! Mais réponds- moi !

ALICE, évasive. — Figure-toi... que Mère Grand et Bon Papa ont décidé... de la garder un week-end de plus !

BETTIE ; — Encore?

ALICE, — Je sais, tu as terriblement envie de faire la connaissance de ta nouvelle frangine… Mais comment refuser cette joie à Pépé et la Mamita ! Surtout qu’il fait un temps splendide sur la côte, ce serait de la cruauté d’enfermer Coralie ici...

BETTIE, lentement. — Selon les journaux d’hier, il fait mauvais — orageux — sur toutes les côtes de la France ! !

ALICE. — . . . Qu’est-ce qu’ils savent, ces journalistes, sur la vie des régions ! Il fait toujours beau chez mes parents... ils habitent... dans une anse.

BETTIE, — Dans une quoi ?

ALICE, — Dans une... crique. Site... protégé. Alors quand il fait moche pour tout le monde, il fait beau pour eux. Bois ce lait. C’est pour ton bien ! Aie confiance en moi... (Elle prend le bol de lait à la main et s’avance sur Bettie...) . . . en tante Alice. Il fait beau sur la Côte Normande. (Il y a quelque chose de presque menaçant dans sa démarche...) Bois.

BETTIE, d’un coup. — ... Normande ? Tu m’as dit — avant — qu’ils habitent sur la Côte Bretonne !

ALICE, — Alors… c’est vrai ! Ils habitent à l’entrecroisement de ces deux côtes.

BETTIE ; — Sur le Mont-Saint-Michel, quoi ?

ALICE, religieuse. — Oui.

BETTIE, — Dans une crique?

ALICE,— Non ! Bois ce lait ! Bois !

BETTIE, l’évitant. — Tu essaies de m’empoisonner !

ALICE, — Mais... mais... elle a perdu la raison !

 

BETTIE. ;— Qu’est-ce que tu veux obtenir de moi — de l’argent — je n’en ai pas. Que je subisse une mort atroce ? Sadique ! au secours !

ALICE ;— Mais non, mais non ! Assez de caprices ! Je t’offre le même lait que je donnerais à Catherine !

BETTIE ;— A qui ?

ALICE,— A ma fille, à Caroline ! Cêline ? Et merde, comment s’appelle-t-elle?

BETTIE. — Coralie. Il n’y a pas d’enfant dans cette maison ! Il n’y a jamais eu d’enfant ! (Elle s’élance vers la sortie. Alice lui barre la route.)


ALICE,— Bois mon lait !

BETTIE,— Nooon ! Bois-le toi-même ! Vieille sorcière !

ALICE, déroutée. — Moi... boire... ce lait... (Elle rit étrangement) Moi... Ooh... d’accord! Oui (Elle porte le bol aux lèvres.)


BETTIE. — Nooon, c’est du poison, jette-le... (Alice boit d’un coup.)


ALICE. — . . . Tu vois... Ça m’a fait du bien ! Je suis toujours vivante… d’une manière ou d’une autre...  …Oh... allez-vous-en...

BETTIE, sidérée. — Mais... qui êtes-vous... Madame ?

ALICE,— ... Je ne sais pas... Je ne sais plus. Pardonnez-moi. Je ne voulais

pas vous faire de mal. Croyez-moi, Mademoiselle. Mais depuis la mort de Jean...

de mon mari… ça ne tourne pas rond.  Vous comprenez, chaque soir, pendant vingt ans, il revenait du bureau ! On mangeait des petits plats qu’il aimait retrouver ! Il parlait de sa journée ! Il me regardait et me regardait de ses beaux yeux, bleu de lac... Oui, il considérait que nous avions atteint la perfection. Nous étions un vrai couple. Evidemment personne n’osait déranger la plénitude d’un tel couple ! Même nos familles avaient tendance à nous éviter... Ils devaient se sentir des intrus chez nous. Un jour, un chat est entré par la porte centrale. Miaulant de faim ! Je lui ai donné un steak, garni de lait. Il ronronnait ! Il s’est endormi sur mes genoux, en laissant ses petits poils partout sur ma jupe ! Adorable. Jean était peu bavard ce soir-là. Mal dans sa peau, quoi. Plus tard, au lit, je l’ai entendu ouvrir la porte de la cuisine.., et il a chassé Minou… en disant clairement: « Voilà qui est fait — Alice. » Un homme qui refusait un chat à sa femme, vous croyez qu’il va accepter un enfant à la maison?

Combien de fois, Jean, m’a-t-il assuré qu’il avait besoin de rien d’autre au monde que de son Alice... Bien sûr en cachette, je souriais de l’idée si élevée qu’il se faisait de moi. Et puis je me suis dit, « Non, mon mari, c’est un homme intelligent, donc je dois avoir quelque chose d’exceptionnel. Je suis exceptionnelle », je me suis répété en nettoyant la cuvette. Pendant vingt ans, j’ai vécu un grand amour et j’épluchais les patates. Un soir... il m’a regardée, toujours son regard, bleu de lac ! Oh Jean...

un coeur gros comme ça !... Et puis il est tombé de sa chaise : infarctus. A l’hôpital, installée à son chevet... Ah si seulement il ouvrait les yeux encore une fois, la vue de son Alice le réanimerait !  Et les paupières palpitaient faiblement !... Il ouvrait la bouche comme au milieu d’une phrase: « ... Le plus absurde... Alice... dans tout ça... n’a jamais eu d’enfant... — T’en fais pas, mon amour»  je lui ai lancé bien fort pour lui donner du courage ! « Je t’avais toi, et toi, tu m’as comblée. » « Figure-toi, tu ne m’as pas comblé du tout ! Mais elle est impossible, cette bonne femme ! »... J’étais, comment dirais-je... surprise !

«Mais... mais... un enfant... tu n’as pas voulu... Alors... » «N’importe quelle autre femme aurait triché pour en avoir un ! Mais toi ! Tu te plies, tu t’effaces! T’es fade. On a envie de voir jusqu’où on peut t’amener dans l’abnégation. > « Tu m’as adorée ! » je l’ai... supplié. « ... Beuh... il y a vingt ans, t’étais mignonne... Maintenant tu n’es rien du tout. Et puis quoi et puis... » Et puis — il est mort. Peu de temps après, j’ai repris mes fonctions de dactylo abandonnées depuis si longtemps. J’ai tapé à la machine… et toute la journée, dans ma tête, des pensées sombres... «Ma principale erreur, c’est vrai, c’est de ne pas lui avoir fichu un enfant à la figure... et me voilà, à quarante ans passés, peu probable que j’en aie un ». J’ai commencé à rêvasser sur Alice-Mère... Jean ? Je n’y ai plus pensé du tout. Non, j’ai rêvé d’une fille, ma propre fille, toujours une fille... comment ses petits yeux... verts auraient lui... Quel nom je lui aurais donné. Retourner à la maison chaque soir, c’était presque comme si vraiment j’y retrouvais un enfant. Mais je dormais mal, mal... Un soir, je n’arrêtais pas de me remuer dans le lit... J’étouffais tellement que je suis sortie... pour prendre l’air! Sans m’en rendre tout à fait compte... je suis arrivée à la gare... Et puis, je t’ai vue et je... (Tout coup.) Restez! Soyez mon enfant! Pour de vrai! J’ai besoin de vous! Vous avez besoin de moi! Restez.

BETTIE. — ... Mais... Madame...

ALICE. — Tante Alice !... Non... mieux... Maman!

BETTIE. — Alice, tout court ! Vous n’êtes pas ma mère ! J’suis pas votre fille !

ALICE. — T’en fais pas, on va en arriver là !

BETTIE. Non! Non, non, non! Y a des années, des années qui n’appartiennent qu’à moi! Je regrette, je veux bien vous faire plaisir. Mais vous n’êtes pas ma mère !

ALICE. — Je vois. (Renfermée.) Je vous règlerai, alors. Et puis, vous pouvez… ficher le camp ! (Elle regarde ailleurs.)


BETTIE. — Ça, alors ! Pas comme ça ! Je vous en prie ! J’suis drôlement concernée par vous !

ALICE. — Je m’en moque de vos émotions. On est seule dans la vie.

BETTIE. -—- Oh, écoutez... N’est-ce pas possible d’être... euh... des copines?

ALICE. Des quoi ?

BETTIE. — ... De... continuer à... papoter... un peu... comme on vient de faire... sur vous.., sur moi... sur... tout ce qui passe par la tête... d’essayer... de voir clair.., un peu ! Allons, Alice... lève la tête... Fais pas l’enfant ! On n’est plus des gamines, ni toi, ni moi. Accepte mon amitié. C’est ça dont t’as besoin. Lève la tête... Ah quelle gamine tu fais !...

 

 

Scène 6

(Les deux femmes se promènent, en chantonnant, poussant leurs landaus. L’une c’est Bettie, l’autre c’est Annie. Elles se croisent, continuent.., puis elles ralentissent, se retournent un peu...


ANNIE, à elle-même. — Bettie... ? C’est bien Bettie ?

BETTIE, à elle-même. — . . .Annie...? La maison au bord de l’eau ?

ANNIE, à Bettie. — Bettie?

BETTIE. — Annie... Mais quelle surprise. Ça fait un bail.

ANNIE. — Alors… ça va?

BETTIE. — Ça va. Alors... (Gêne. Geste vers le landau d’Annie.) Un nouveau venu?

ANNIE. — Nouvelle.

BETTIE. — Elle est mignonne.

ANNIE. — Bof. Je deviens imperméable, j’en ai trois chez moi.

BETTIE. — Et vous les gardez vous-même ?

ANNIE, avec précaution. — Ouais. Je ne cherche pas de fille au pair à présent, merci. D’ ailleurs, vous avez un enfant à garder ?

BETTIE. — Oh oui, je baby-sit pour celui-là, pour le moment... D’une manière plus compétente qu’avant, remarque.

ANNIE. — Ça c’est bien.

BETTIE. — Normal, j’ai trouvé un truc... infaillible... pour bien entretenir les mômes ! (Experte.) Les bébés, tu comprends, il faut d’abord les faire cuire.

ANNIE. — Cuire ?

BETTIE. — Oui! Carrément dans une marmite à feu vif à l’intérieur de son propre corps pendant neuf mois. Ensuite, on improvise, quoi.

ANNIE. — ... Bettie... Cette crapule... C’est à toi! ?

BETTIE, radieuse. — A moi !

ANNIE. — Pas possible...

BETTIE. — Hé, j’suis grande maintenant !

ANNIE. — Bettie !

BETTIE. — Annie !

BETTIE et ANNIE, s’embrassent — C’ est merveilleux...

BETTIE. — ... Au fait, tu connais pas une fille au pair... j’veux dire une « bonne » fille au pair...

ANNIE. — Ah ça !...


BETTIE. — ... Entre nous, la dernière...

ANNIE. — Oh, elles sont toutes des... (Se rattrapant..) Enfin presque toutes !

BETTIE, amusée. — Hé oui ! Tu m’en voulais à mort à cette époque, hein ? Et ton mari ! Qu’est-ce qu’on se détestait ! Il doit toujours m’en vouloir un peu... hein?

ANNIE. — Mais non. Il prétend que sans toi, on ne se serait jamais mariés pour de vrai.

BETTIE. — Comment ça, tu n’étais pas légalement mariée avec ce... cette «tondeuse électrique »... comment s’appelle-t-il… ce... Richard ?

ANNIE. — J’étais légalement mariée avec Richard, oui. A présent, je suis légalement divorcée avec Richard.

BETTIE. — ... Annie... oh, j’suis navrée...

ANNIE. — Moi pas ! Et, dans un sens, c’est toi qui a déclenché la série d’événements qui m’a envoyée tout droit au divorce et à mes deuxièmes noces, avec Eric.

BETTIE. — Éric ? Ah, t’as épousé Éric ? ... ton ex-patron ? Mais tu parlais de lui comme « laid à faire peur »?


ANNIE. — Oh j’sais pas... Un jour, juste après la fermeture du bureau, on était seul — et j’ai éclaté en sanglots. Et il m’a dit « Richard ne t’a jamais appréciée... » et il m’a caressée... Et j’m’suis dit:  Tiens, il n’est pas si moche que cela. Enfin, il faisait sombre et avec toutes mes larmes, je ne voyais pas grand’chose. De plus, il porte une barbe maintenant, ça cache le pire. Bref, je suis sa femme !

BETTIE. — Donc, tu ne travailles plus ?

ANNIE. — Tu rigoles ? Une fois bien installée chez lui, Eric m’a fait comprendre que j’étais à sa merci ! Je lui donne son petit déjeuner, il parle, la bouche pleine, il bave, je lui donne du café et des conseils et encore des conseils et encore des tartines beurrées. Toute la journée il me téléphone ! C’est affolant ! Et ces trois mômes qui hurlent ! (Elle hurle!) Et dès qu’il rentre le soir, il continue à parler et baver ! Et lui, il a le culot de me dire que si je n’aime pas ça, je n’aurais pas dû l’épouser parce qu’avec lui, au moins, je sais parfaitement sur quel bateau j’avais embarqué ! Et si je veux retrouver un type comme Richard, que je m’adresse à une agence ; avec le chômage actuel, lui, il trouvera facilement une autre femme à épouser !

BETTIE. — Mais ma pauvre chérie ! Ton deuxième mariage, c’est pire que le premier ! C’est une catastrophe !

ANNIE. ... Mais non, pourquoi tu dis ça ? Éric a raison: vivre avec lui — c’est passionnant ! Ton mariage, c’est mieux ?

BETTIE. — Eh ben... tu vois : moi... Stanislaus !...


ANNIE, la coupant — Il va pleuvoir. (Tandis que les deux femmes couvrent rapidement leurs landaus :) Ecoute, il faut absolument qu’on dîne ensemble, tous les quatre, avec tous les mômes.

BETTIE. — Chouette alors ! Tu viens chez moi.

ANNIE. — Oh non, tu viens chez moi.

BETTIE. J’ai dit chez moi ! Dimanche ? Vers une heure?

ANNIE. — C’est parfait.

BETTIE. — Non... faut que je te dise... Stanislaus... tu vas pouff...

ANNIE, regardant en haut, la coupant — Dis-donc, ça commence à être sérieux!

BETTIE. — On va être trempées! Enfin, on reparlera dimanche!

ANNIE. — A dimanche alors! (Chacune prend un landau... Et elles repartent, courant sur place. Elles s’arrêtent brusquement:)


ANNIE. — Oh mon...

BETTIE, à la cantonade. — ... Mon Dieu...

ANNIE. — Je n’ai pas pris...

BETTIE. — Je ne lui ai pas donné...

LES DEUX. — Mon, son adresse! (Elles se retournent et se rendent compte que chacune a pris le landau de l’autre.)


ANNIE et BETTIE, fatalistes. — Et j’ai son enfant...

 

NOIR

 

 


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