ACTE 1
Oscar est dans l’ombre.
OSCAR. Ce matin du vingt-sept septembre, tu as beurré mes tartines, tu as dit je vais prendre ma douche. Je t’ai retenue pour une histoire de confiture, demain, nous en achèterons, oui, à la fraise, celle que tu aimes. Je me fichais de la confiture, je voulais ton sourire, ces quelques pas en arrière, ce baiser sur mon front, ces yeux qui disent ne t’inquiète pas, mon fils, tout ira bien… J’ai lancé une prière aux nuages qui détalaient et que rien n’aurait pu arrêter. Une mouette est venue se poser sur le rebord de la fenêtre, silencieuse, le regard inexpressif, le bec clos. Les enfants sentent le vent qui se lève, le ciel qui se couvre, la houle qui déferle et qui emporte tout. Les enfants savent, mais n’ont aucune prise sur l’inconscience des adultes.
Il disparaît.
Bruit des vagues. La mer est calme.
Pleins feux.
Entrée de Dorian : Il s’immobilise sur le seuil. Il va s’asseoir sur un canapé. S’inspecte méticuleusement : le pli du costume, la propreté des chaussures…
Oscar entre.
OSCAR. Bonjour, Dorian ! Je suis Oscar, membre de la confrérie du jeu. Désigné pour répondre à toutes les questions auxquelles je suis habilité à répondre. À votre disposition, mais n’en abusez pas !
DORIAN. Soit.
OSCAR. Ainsi soit-il !
Silence.
DORIAN. Vous êtes le bras droit du grand Maître ?
OSCAR. Ni le droit ni le gauche.
DORIAN. C’est amusant.
OSCAR. Voilà, c’est ça, je l’amuse. Je vous sers un rafraîchissement ?
DORIAN. Un café, serré.
Oscar se rend derrière le comptoir de bar.
OSCAR. Comment trouvez-vous la campagne ?
DORIAN. Très verte. Le grand Maître est arrivé ?
OSCAR. Demain, nous pique-niquerons dans le parc. Georges adore les pique-nique.
DORIAN. Je ne pourrai, hélas, être des vôtres. Je dois repartir demain matin au plus tard avant dix heures. Un rendez-vous important. Un homme qui ne souffre pas de retard.
OSCAR, (en lui tendant son café). Un gros client ?
DORIAN. Parfaitement.
OSCAR. Ne m’en dites pas plus.
DORIAN. Je n’avais pas l’intention de vous en dire plus. Juste de quoi vous expliquer les raisons de mon désistement à votre pique-nique. Je pensais repartir ce soir après le dîner, cependant la correction veut que…
OSCAR, (en s’asseyant face à lui). Ça lui est égal.
DORIAN. Pardon ?
OSCAR. Cette sorte de correction, ça lui est complètement égal, à Georges.
Silence.
DORIAN. Quel rôle jouez-vous précisément au sein de la confrérie ?
OSCAR. Il n’y a pas de hiérarchie au sein de notre confrérie. Tous les trois ans, l’un d’entre nous est désigné par les autres pour officier comme grand maître. Je suis un compagnon de Georges, au même titre que les autres.
DORIAN. Bien. Vous êtes donc dans l’immédiat mon unique interlocuteur.
OSCAR. Nous avons tiré au sort, c’est tombé sur moi.
DORIAN. Vous avez tiré la mauvaise allumette ? C’est toi qui t’y colles ! (S’esclaffant.) Ah !
OSCAR. Votre femme est bien installée ?
DORIAN. Ma femme ?
OSCAR. Vous avez été convié à venir en ce lieu avec votre femme.
DORIAN. C’est possible.
OSCAR. C’est certain.
DORIAN. Ma femme ne souhaitait pas m’accompagner.
OSCAR. Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance, Dorian. Jeff, un des hommes de la sécurité qui vous a reçu, va vous reconduire à votre voiture. Mais prenez le temps de finir votre café.
Silence.
DORIAN. Vous êtes habilité à répondre à mes questions ?
OSCAR. Aux questions auxquelles je suis habilité à vous répondre, en effet.
DORIAN. Bien. Je suis parrainé par le Ministre…
OSCAR. Antoine.
DORIAN. Afin de rencontrer le grand maître de votre confrérie. Antoine répond de moi en tous points.
OSCAR. Voulez-vous dire que vous êtes ici pour une simple formalité ?
DORIAN. Je suis ici pour une première prise de contact. Le grand Maître pourra compter sur mon entière discrétion, cela va de soi.
OSCAR. Ainsi soit-il !
DORIAN. Je ne doute pas que vous amusiez beaucoup le grand maître, mais j’aimerais que vous m’éclairiez sur votre fonctionnement. Antoine m’a assuré que votre confrérie pourrait correspondre à mes aspirations.
OSCAR. En vous parrainant, Antoine vous ouvre une porte. Pour la suite, être membre de notre confrérie ne se décide pas entre l’andouille et le dessert.
DORIAN. Ne me prenez pas pour un imbécile, s’il vous plaît !
OSCAR. Ne le prenez pas pour vous, ces messieurs-dames de la Confrérie sont tous passés par là.
DORIAN. Des femmes ?
OSCAR. Une confrérie mixte. Non que la parité soit un sujet qui nous obsède, mais il se trouve que les cerveaux féminins sont aussi productifs que les nôtres.
DORIAN. Antoine ne m’avait pas dit…
OSCAR. Antoine ne vous a rien dit. Vous êtes ici pour une éventuelle admission. Vous avez passé la porte, vous n’avez pas encore passé votre examen d’entrée.
DORIAN. Un examen ? Je suppose que le grand Maître a pris ses renseignements en ce qui me concerne : les entreprises que je dirige, les conférences que je donne dans le monde entier…
OSCAR. Georges s’intéresse moyennement à vos faits d’armes.
DORIAN. Ah ! Et à quoi Georges s’intéresse-t-il ?
OSCAR. Tout l’intéresse et en particulier des choses essentielles dont il vous fera part en particulier.
DORIAN. Bien. J’attendrai donc notre rencontre pour m’entretenir avec lui de ces choses essentielles.
OSCAR. Si le rayon laser de Georges ne détecte aucune anomalie en contradiction avec l’éthique de la confrérie et si tous les compagnons valident, vous serez rapidement adoubé comme un vrai chevalier de la table ronde.
DORIAN. Le rayon laser ?
OSCAR. Adversaire redoutable aux échecs, très grande capacité de concentration et d’introspection, opiniâtre. Il se prête volontiers au jeu, quel qu’il soit. Vous aurez bientôt tout loisir d’engager une partie avec lui.
DORIAN. J’en serai très honoré.
OSCAR. Georges appréciera.
DORIAN. Et j’apprécierai, après mon entrevue avec Georges, un délai de réflexion.
OSCAR. Vous êtes cordialement invité à participer à notre pique-nique.
DORIAN. Je ne pourrai malheureusement…
OSCAR. Avec votre femme.
DORIAN. Je n’ai pas l’habitude de mélanger affaires et vie privée, et je ne suis pas certain que ma femme sera ravie. Elle n’est pas du tout à l’aise dans le monde.
OSCAR. Le monde pour elle se résumera à moi-même et à Georges, et je ne doute pas que vous saurez la convaincre de la félicité d’un week-end campagnard improvisé. L’admission ne concerne que vous.
DORIAN. Précisément. Moi seul, et non ma femme, qui pourrait juger cette invitation de dernière minute quelque peu étrange.
OSCAR. Nous ne doutons pas de votre pouvoir de conviction.
DORIAN. Je réserve mon pouvoir de conviction à d’autres fins.
OSCAR. Nous souhaitons faire la connaissance de votre femme dans le seul but de vous connaître mieux.
DORIAN. C’est ridicule !
OSCAR. C’est précisément le terme que nous avons employé, mes compagnons et moi, lorsque Georges nous a proposé cette nouvelle règle. Mais l’expérience nous a convaincus de son bien-fondé. Vous avez le choix : Jeff peut vous raccompagner à votre voiture, ou vous pouvez décider de suivre nos règles. Si vous souhaitez repartir, vous n’entendrez plus jamais parler de nous. Nous ne donnons jamais de deuxième chance.
DORIAN. Ce qui signifie ?
OSCAR. Vous devenez membre de notre confrérie, ou vous ne le deviendrez jamais. Vous n’existerez plus à nos yeux.
DORIAN. C’est une menace déguisée ?
OSCAR. C’est très clair : Antoine vous prêtera moins d’intérêt.
DORIAN. Je vois.
OSCAR. Georges m’a prié de veiller sur votre bien-être, ainsi en vous signifiant que vous n’êtes pas venu ici en touriste, je prends soin de vous. Vous êtes un candidat potentiel très prometteur. Reste à déterminer la nature de vos intentions.
DORIAN. Je ne dispose pas des informations nécessaires à cette heure qui me permettraient de vous en dire plus sur mes intentions.
OSCAR. Dans notre Confrérie, nos intérêts convergent vers le même objectif, et pas des moindres, il est donc dans notre intérêt à tous d’user de la plus grande transparence. Ne me dites pas que vous ne savez rien de la vie très privée de vos proches collaborateurs ?…
DORIAN. Ce qu’il est bon que je sache. Pour la bonne marche de l’entreprise.
OSCAR. Dans les affaires, vous êtes parfois amené à prendre des décisions importantes avec le peu d’informations dont vous disposez ?
DORIAN. Je fais en sorte d’obtenir toutes les informations nécessaires.
OSCAR. De manière légale ?
DORIAN. C’est un interrogatoire de police ?
OSCAR. Une facétie.
DORIAN, (après un temps). Quoi qu’il en soit, l’enjeu n’est pas le même.
OSCAR. Ah, l’enjeu, bien sur. Vous ne jouez pas pour perdre, n’est-ce pas ?
DORIAN. Je prends des risques. Je gagne souvent. Je perds aussi.
OSCAR. Modérément, je veux dire en rapport avec la taille de votre portefeuille.
DORIAN. Détrompez-vous, il m’est arrivé de perdre très gros. Mais je vous l’ai dit, je fais en sorte de savoir ou je mets les pieds. Je ne rentrerai pas dans la partie sans un minimum d’informations.
OSCAR. Nous sommes tous des joueurs invétérés en quête d’une partie inédite, et pour un enjeu inestimable nous sommes prêts à sauter d’un avion sans parachute. Mais je vous rassure : à ce jour, pas un seul d’entre nous n’y a laissé sa vie.
DORIAN. Je suis un homme de défi, mais je ne vendrai pas mon âme au diable.
OSCAR. Ce n’est pas déjà fait ?… (Esquissant un sourire.) Détendez-vous, Dorian, il fait beau, la campagne est très verte, et le manoir privatisé pour tout le week-end.
DORIAN. Je suis parfaitement détendu.
OSCAR. Au diable !… Ne dites surtout pas cela à Georges, il n’est pas manichéen. Si Antoine nous a proposé votre candidature, c’est qu’il a estimé que vous aviez la carrure. Nous considérons l’arrivée d’un nouveau compagnon comme un don précieux, de ce fait nous n’ouvrons pas la porte à tous vents, et nous pouvons la refermer aussitôt ouverte.
DORIAN. La refermer ou la claquer ?
OSCAR. Vous faites allusion à une menace déguisée ?… Je crois qu’il y a un malentendu.
DORIAN. Je ne crois pas.
OSCAR. Antoine vous a fait une proposition, que vous avez accepté.
DORIAN. Une proposition qui ressemble à une manipulation.
OSCAR. Qui manipule qui dans ce monde ? L’amitié dans les affaires, ça va ça vient, n’est-ce pas ?… Mais peut-être considérez-vous Antoine comme un véritable ami ?
DORIAN. Comme un homme de parole.
OSCAR. Il l’est, et il me semble que vous avez sous-estimé l’importance de la faveur qu’il vous a faite en vous proposant de venir nous rejoindre. La, se situe le malentendu. Cette proposition est l’aboutissement d’une confiance qu’il vous a accordée, et qu’il peut vous accorder encore longtemps.
DORIAN. Ou pas.
OSCAR. Ou pas.
DORIAN. Un test, en somme ?…
OSCAR, (après un temps). Voulez-vous boire quelque chose de plus consistant ? Nous avons un excellent whisky.
DORIAN. Non, merci.
Silence. Oscar va se servir un verre de whisky. Il revient s’asseoir face à Dorian.
OSCAR. Quelle sorte de prédateur êtes-vous, Dorian ?
DORIAN. Redoutable, je ne vous l’apprends pas.
OSCAR. Diriez-vous que vous êtes un homme heureux ?
DORIAN. Je suis un homme accompli. Si j’avais une revanche à prendre, je l’ai prise. Je n’ai plus rien à prouver. Je n’ai, tout comme vous, que la passion de la prochaine partie à jouer, même si je reste dubitatif sur votre façon d’engager celle-ci.
OSCAR. Vous êtes injuste. Vous avez forcément un coup d’avance sur vos futurs collaborateurs ?
DORIAN. C’est possible, mais encore une fois, l’enjeu n’est pas le même.
OSCAR. J’ai pourtant l’impression d’être très bavard. Je suis très surpris que vous n’ayez pas encore détecté quelques indices exploitables.
DORIAN. Il faut croire que mon rayon laser fonctionne moins bien que celui de Georges.
OSCAR. Je n’y crois pas un instant.
DORIAN. Ah ! Vous avez raison, je suis très bien équipé. Tout comme vous, apparemment, et si demain vous cherchez un emploi, envoyez-moi donc votre CV !
OSCAR. J’apprécie votre humour, Dorian !
DORIAN. Je commence à apprécier le vôtre, Oscar ! Ainsi soit-il !
OSCAR. Et bien évidemment, lors de mon entretien d’embauche, vous me ferez part de tous les enjeux, en me donnant toutes les informations nécessaires ?
DORIAN. Vous êtes un malin, Oscar !
OSCAR. Vous supportez difficilement de ne pas avoir le contrôle sur tout.
DORIAN. C’est une question ?
OSCAR. Une réflexion qui me traverse l’esprit. Je crois que l’aventure vous tente. Vous êtes prêt à investir, mais vous n’êtes pas prêt à perdre, même partiellement, le contrôle de la situation.
DORIAN. Tout juste.
OSCAR. Rejoindre la meute vous coûtera, cependant vous n’êtes pas loin de devenir un vieux loup solitaire.
DORIAN. Nous y voilà !
OSCAR. Le temps passe. Il s’accélère jusqu’à s’effilocher entre nos doigts. Nous pouvons tout contrôler, sauf la marche du temps.
DORIAN. Jusqu’à ma dernière heure, c’est moi qui déciderai de la manière dont je passe le temps. En cela, je n’ai besoin de personne.
OSCAR. Un homme seul peut devenir une proie facile.
DORIAN. Pas s’il est bien armé.
OSCAR. Bien armé ne signifie pas combatif.
DORIAN. Mes affaires sont florissantes, mes adversaires me respectent. Et si vous doutez de ma combativité, venez donc assister à une de mes conférences. Sur le ring, en gants de boxe, j’offre mes précieux conseils à une foule qui boit mes paroles et m’ovationne.
OSCAR. Sommes toutes, du haut de votre chair vous enseignez la vie. Vos précieux conseils, vous les offrez ou vous les vendez ?
DORIAN. Tout se paye.
OSCAR. Vous avez raison, tout se paye.
DORIAN. Quant à savoir quel genre de prédateur je suis, ça ne m’intéresse pas plus que ça.
OSCAR. La fin justifie les moyens ?
DORIAN. L’essentiel est de ne jamais baisser sa garde. Un vieux loup solitaire peut mettre en déroute toute une meute. Et vous auriez tort de me juger insensé ou naïf. Je n’ignore pas qu’un jour je pourrais perdre vraiment très gros.
OSCAR. Votre lucidité vous honore. Et que ferez-vous ce jour-là ?
DORIAN. Je suppose que je me fondrai dans le paysage.
OSCAR. Vous avez tout anticipé !
DORIAN. Disons que je mets toutes les chances de mon côté.
OSCAR. Et dans des paradis fiscaux.
DORIAN. C’est d’une banalité !
Silence.
OSCAR. Je parie pour un prédateur ordinaire, « un petit joueur ».
DORIAN. Un petit joueur ?!… Je vous ai laissé entendre que je suis un petit joueur ?!
OSCAR. Il ne s’agit que d’une pré évaluation.
DORIAN. Qu’entendez-vous par « petit joueur » ?
OSCAR. L’espèce de prédateur la plus répandue. Il veut tout maîtriser, trop rigide quand le roseau, lui, plie. Il se prend au sérieux, il pense être arrivé quand il n’est jamais parti. Trop englué pour être véritablement capable de décoller.
DORIAN. Englué ? Sur quoi vous basez-vous pour vous permettre d’asséner de telles conneries ?!
OSCAR. Je crois que j’ai outrepassé mes fonctions. Georges va me taper sur les doigts.
DORIAN. Et ? Ce sera la fessée en public ?… Si l’une de ces dames subit votre sort, je veux bien signer tout de suite. Georges a raison, Oscar, vous êtes très amusant.
OSCAR. N’est-ce pas ?… Vous savez comment Antoine m’appelle ? Le fou de Georges.
DORIAN. Antoine est très perspicace.
OSCAR. Tout comme Georges, c’est un prédateur extraordinaire : un grand guignol.
DORIAN. Un grand guignol ?! J’adore ! Racontez-moi !
OSCAR. Les grands guignols sont de grands enfants, pour eux la vie est un jeu, la planète un gigantesque ballon gonflé à l’hélium, rien d’impossible pour eux, ils peuvent prendre tous les risques, ils ont tous les culots, ils retomberont toujours sur leurs pieds.
DORIAN. Merveilleux !…
OSCAR. Un grand guignol peut être le pire des barbares, ou un juste.
DORIAN. Et le petit joueur ?
OSCAR. Un homme honnête ou un barbare ordinaire.
DORIAN. Deux espèces de prédateurs avec le bon d’un côté, le mauvais de l’autre. Je croyais que Georges n’était pas manichéen ?
OSCAR. Simpliste, en apparence, comme un jeu d’échec : blancs ou noirs, mais une infinité de combinaisons possibles.
DORIAN. Et vous, Oscar, quel genre de prédateur êtes-vous ?
OSCAR. Je vous laisse deviner. Dans l’immédiat, je suis le fou de Georges.
DORIAN. Décidément très amusant. Mais restez vigilant, Oscar, bien des rois se sont lassés de leur fou.
OSCAR. Il est temps que vous appeliez votre femme. Ou pas.
DORIAN, (en se levant). Ou pas.
OSCAR. La plupart des grands sont des petits joueurs quand ils nous rejoignent. C’est le secret de notre Confrérie : changer le plomb en or.
DORIAN. J’espère que votre confrérie a d’autres attraits. Changer le plomb en or est une de mes spécialités. (S’esclaffant.) Ah !
Il sort.
Oscar va poser sur le comptoir son verre auquel il n’a pas touché.
La lumière baisse.
Le vent se lève. Bruit des vagues.
Oscar est dans l’ombre.
OSCAR. Ce vingt-sept septembre, j’avais sept ans, tu ne paraissais guère plus âgée, une petite fille dans un corps noueux de femme frêle. C’était la première fois que je t’entendais chanter sous la douche. Un instant, j’ai douté que ce chant puissant surgisse de tes entrailles. J’ai pensé me lever, épier derrière la porte de la salle de bains. Je n’ai pas osé. Ce chant sacré, prégnant, lancinant, me subjuguait et me clouait sur ma chaise, ma tartine à la main. J’ai frissonné. Les enfants sentent le vent qui se lève. La porte d’entrée s’est ouverte avec fracas, un vent glacial et poisseux s’est engouffré, qui ne ressemblait en rien aux caresses qui emmêlaient nos chevelures sur la plage.
Mélopée.
Il disparaît.
ACTE 2
Pleins feux.
Oscar revient. Il reprend son verre et s’accoude au bar.
Dorian surgit.
DORIAN. C’est non négociable !
OSCAR. Nous en avions convenu : vous et votre femme. Votre garde du corps ne peut pas pénétrer dans le manoir.
DORIAN. Diego travaille pour moi depuis vingt ans. Je réponds de lui.
OSCAR. Nous avons notre propre service de sécurité.
DORIAN. Et j’ai le mien.
OSCAR. Vous êtes pourtant venu seul dans votre voiture.
DORIAN. Vitres blindées, liaison radio, une arme dans la boite à gants.
OSCAR. Impressionnant !
DORIAN. Diego a pour mission de protéger ma femme.
OSCAR. Nous sommes vos hôtes. Votre femme et vous-même êtes en totale sécurité.
DORIAN. Moi seul gère ma sécurité et celle de ma femme.
OSCAR. Vous êtes absolument sûr de lui ?
DORIAN. Diego ? Je viens de vous le dire !
OSCAR. Vingt ans c’est long. La routine, des frustrations qui s’accumulent, des imprévus qui modifient notre perception du monde, influencent notre jugement… La tentation d’aller voir ailleurs si la campagne est plus verte.
DORIAN. Autant à votre service !
OSCAR. Notre service de sécurité ne se réduit pas à Jeff. Le reste de l’équipe se tient dans l’ombre. Chacun veille sur les autres, de la même manière qu’entre membres de la confrérie, nous veillons tous les uns sur les autres.
DORIAN. De quoi devenir paranoïaque !
OSCAR. De quoi œuvrer en toute tranquillité. En dehors de nos réunions, chacun vaque à ses occupations comme il l’entend. Nous ne sommes pas pacsés.
DORIAN. Ouf ! Vous me rassurez, Oscar… mais ce n’est pas négociable, je ne renverrai pas mon garde du corps !
OSCAR, (après un temps). D’ici l’arrivée de Georges, votre garde du corps pourra rester dans l’enceinte de la propriété, dans la grande cour extérieure, sous les fenêtres de votre suite. Nous soumettrons votre problème à Georges.
DORIAN. Parfaitement !
Il sort.
Mélopée en sourdine.
Oscar est dans l’ombre.
OSCAR. Deux sacs à dos appuyés contre le mur de l’entrée, prêts à prendre le large. Elle a dit, il faut voyager léger, le vent n’emporte que les feuilles des arbres et les plumes des oiseaux. Elle a dit, ce soir, nous serons au paradis. Un paysage inconnu d’elle et moi. Une carte postale achetée au bureau de tabac. Le nom d’un village qui nous avait fait rêver. Elle a dit, là-bas nous serons heureux. Elle a dit bien d’autres choses encore, mais ces mots-là aucune vague ne pourra les effacer : là-bas nous serons heureux… La plage est figée dans un éternel présent. Je marche dans tes pas qui demeurent dans le sable. Je m’adosse contre le rocher dans l’empreinte de ton dos. Tu murmures à mon oreille des mots tendres en éclaboussant les vagues de ton rire enfantin…
Fin de la mélopée.
Dorian revient.
DORIAN. Jeff vient de me dire que l’avion de Georges a été retardé.
OSCAR. Il ne décollera pas tant que les conditions météorologiques ne se seront pas améliorées.
DORIAN. C’est très contrariant.
OSCAR. Dans le cas où Georges soit vraiment dans l’impossibilité de nous rejoindre ce soir, nous serons dans l’obligation de reporter l’entretien à demain.
DORIAN. Vous êtes en train de me signifier de prendre mes dispositions pour le pique-nique ?
OSCAR. C’est exact.
DORIAN. Il serait préférable que les conditions météorologiques s’améliorent rapidement !
OSCAR. Je vous sers un whisky ?
DORIAN. Double, sans glaçons !
Oscar dispose une bouteille de whisky et deux verres sur un plateau.
OSCAR, (en posant le plateau sur une desserte). Sous-estimeriez-vous l’importance de votre examen d’entrée ?
DORIAN. J’ai passé l’âge des examens.
OSCAR. Il ne s’agit que d’un jeu.
DORIAN. J’ai horreur qu’on s’amuse à mes dépens !
OSCAR, (en lui tendant son verre). La roulette russe est un jeu très sérieux.
DORIAN. Ah !… Vous êtes fou ! Ah ! Ah !
OSCAR. Riez, Dorian ! Riez tout votre soul !
DORIAN. Voyons, Oscar, ne vous fustigez pas ! Je ne me moque absolument pas de vous.
OSCAR. Vous n’avez aucune idée de ce qui nous habite.
DORIAN. Je vais aller rejoindre ma femme qui doit se sentir un peu seule.
OSCAR. Je ne pense pas. À cette heure, elle doit être entre les mains de Yang.
DORIAN. Yang ?!
OSCAR. Yang pratique le massage chinois.
DORIAN. Comment avez-vous osé prendre une telle initiative sans m’en parler ?
OSCAR. Yang est un professionnel, au service de nos hôtes. Et au vôtre bien sur, durant tout le week-end.
DORIAN. Je vous ai dit que moi seul assurais la sécurité de ma femme !
OSCAR. Seriez-vous paranoïaque ?
DORIAN. Ma femme n’aime pas les massages. Vous auriez du m’en parler. Je vous ai dit qu’elle était mal à l’aise avec les étrangers.
OSCAR. Ah ! Dans ce cas, elle aura décliné les bons soins de Yang.
Dorian avale son whisky d’une traite, et sort.
Ressac.
Oscar est dans l’ombre.
OSCAR. Une carte postale achetée au bureau de tabac. Il y avait des moutons sur la carte. Un jour je serai berger, je vivrai dans la montagne, j’aurai un gros chien tout blanc, et quand je redescendrai, je viendrai te chercher dans ma jeep, on roulera toute la nuit, ta tête pourra reposer sur mon épaule. Au petit matin elle s’offrira à nous, immuable, la mer de mon enfance, témoin de nos errances et de nos joies. Je m’adosserai contre le rocher dans l’empreinte de ton dos et je te regarderai te laver des souillures du passé… Ce vingt-sept septembre, je n’ai pas eu le temps de te dire tout ça. Les enfants sentent le ciel qui se couvre…
Pleins feux.
DORIAN, (derrière la porte). « D’ici une heure ?!… La standardiste de l’hôtel ? Et pourquoi pas la femme de ménage ?!… Rappelez l’hôtel immédiatement, et demandez le directeur de ma part ! Comment ça, vous allez essayer ?!… Oui, je l’entends brailler votre môme. Il n’a pas une chambre dans laquelle vous pouvez l’enfermer le temps de me débrouiller cette affaire ?! Il n’en mourra pas et vous pourrez espérer conserver votre poste ! » Il entre. Oscar lui fait face. Un temps. En desserrant le nœud de sa cravate : Je ne supporte pas l’incompétence !… Ça fait deux heures que j’essaie de joindre mon plus proche collaborateur. Il peut bien aller à Caracas si ça lui chante, mais il doit rester joignable.
OSCAR. Vous avez fait preuve d’inconséquence en prenant notre invitation à la légère.
DORIAN. Ne me dictez pas ma conduite !
OSCAR. Je ne me le permettrais pas. Mais je ne voudrais pas que ce désagrément ternisse votre bonne humeur.
DORIAN. Vous n’êtes pas dépositaire de mes humeurs. Et ce désagrément, comme vous l’appelez peut se chiffrer en millions d’euros de pertes si l’affaire n’est pas conclue.
OSCAR. Vous n’avez pas confiance en votre collaborateur ?
DORIAN. Mon collaborateur est tout à fait compétent, mais ce qui peut faire la différence, c’est la confiance que m’accorde mon client avec qui je traite personnellement depuis des années.
OSCAR. Oui, je comprends votre inquiétude.
DORIAN. Et voyez-vous, Oscar, je ne peux pas faire patienter mon client jusqu’au lendemain. C’est un homme qu’on ne fait pas attendre, il est très occupé.
OSCAR. Nous le sommes tous.
DORIAN. Surtout Georges !
OSCAR. Georges n’a pas pour habitude de faire attendre ses hôtes, mais il n’est pas maître des éléments.
DORIAN. Et si les éléments persistent à s’acharner sur le grand maître ?
OSCAR. La seule réponse à cette question, c’est votre libre arbitre.
Silence. Dorian se ressert un whisky.
DORIAN. Je vous avais dit que ma femme n’aimait pas les massages, elle s’est sentie très embarrassée face à l’insistance de votre employé.
OSCAR. J’en suis vraiment navré. En général les femmes apprécient…
DORIAN. Ma femme ne fait pas partie des généralités. Je crois vous avoir prévenu. (Sonnerie de téléphone.) « Alors ?… Je ne veux pas savoir où il se trouve et ce qu’il fait !… Je veux qu’il me rappelle dans les dix minutes qui suivent. Vous avez bien entendu ?!… » Il met fin à la communication.
Silence.
OSCAR. Le repas sera servi d’ici une heure. Jeff viendra vous prévenir. Si vous souhaitez dîner seul avec votre femme, nous comprendrons. Une façon de nous faire pardonner la gêne occasionnée par l’insistance de notre employé. Yang est parfois un peu trop zélé. En vous priant de nous en excuser auprès de votre femme.
Il s’éloigne en direction de la porte.
DORIAN, (le retenant). Venez donc dîner avec nous ! Ma femme manque parfois de distractions, et je ne suis pas toujours d’humeur joyeuse, comme vous avez pu le constater.
OSCAR, (après un temps). Je suis impressionné par cette façon que vous avez de vous soucier constamment d’elle.
DORIAN. Ah ! Vous vous dites : le loup se transforme en agneau dans les bras de la belle… Mais l’agneau, c’est ma femme.
OSCAR. Elle doit vous aimer d’un amour inconditionnel pour vous pardonner toutes vos incartades.
DORIAN. Mes incartades ? Comme c’est joliment dit ! Mais c’est de notoriété publique, Oscar ! Je ne fume pas, je fais mes cent pompes tous les matins, trois quarts d’heure de cardio, je bouffe et je baise. Ma femme connaît l’animal et son appétit pantagruélique, et je peux vous affirmer que cela ne l’affecte pas particulièrement. Je finis toujours par rentrer à la maison, comme un bon mari. Ma femme a un appétit de moineau, je ne peux pas lui demander de contenter tous mes besoins, n’est-ce pas ?
OSCAR. Vous avez choisi de ne pas avoir d’enfants ?
DORIAN. Ma femme est stérile.
OSCAR. Pas d’héritier ? Cela ne vous affecte pas ?
DORIAN. Pour dilapider tout ce que j’ai gagné à la sueur de mon front ?!
OSCAR. À vos enfants, vous auriez inculqué le goût de l’effort. Vous auriez posé des règles.
DORIAN. Certainement ! Seulement les femmes sont faibles, leur amour de mère tisse sa toile, elles ne peuvent pas s’en empêcher, c’est plus fort qu’elles… Vous êtes marié ?
OSCAR. Pas fou, Oscar !
DORIAN. Ah !… Pas fou, Oscar !… Vous n’êtes pas pédé, au moins ? (Sonnerie de téléphone.) « Allô !… (D’une voix plus forte.) Allô !… »
OSCAR. Je vous laisse.
Il sort.
DORIAN. « Oui, je t’entends ! Qu’est-ce que tu foutais ?!… N’essaie pas de me fourguer des excuses à la con ! et vire-moi la pute qui est dans ta chambre !… Attends ! Je me rends dans un endroit plus discret, on va reprendre le dossier point par point… Comment ça : quel dossier ? La décérébrée ne t’a rien dit ?!… Le rendez-vous de demain, avec Hoagert, je suis coincé, je ne pourrai pas l’assurer… Oui, c’est exactement ça, tu plies bagages et tu prends le premier avion ! (En sortant.) Et sur ce coup-là, tu me fais dans la dentelle ou je ne donne pas cher de ta petite gueule de playboy !…»
Mélopée en sourdine.
Tard le soir.
Dorian entre. Il se rend derrière le bar. Il pose sur le comptoir une bouteille de Cognac et deux verres dont il vérifie la propreté. Il hume le breuvage avant de le verser dans les verres.
Entrée d’Oscar : Il s’immobilise et observe Dorian, à distance.
OSCAR. Le cognac de Georges.
DORIAN. Il sait vivre, le grand maître !
OSCAR. C’est Jeff qui le lui a offert. Ne pas se fier à ses airs de grosse brute. Jeff est très raffiné et excellent joueur de bridge.
DORIAN. Vous m’en direz tant !… (En tendant un verre à Oscar) Alors que pensez-vous de ma femme ? Je vous avais prévenu, quand elle ne connaît pas, une vraie carpe.
OSCAR. Les gens qui se taisent ne s’en expriment pas moins.
DORIAN. Et que vous a-t-elle exprimé ?
OSCAR. Une grande fragilité.
DORIAN. Parfaitement ! Un petit agneau craintif. Je dois la rassurer tous les jours. Alors ? Que vous a-t-elle révélé de ma personnalité ?
OSCAR. Georges est bien plus fort que moi à ce jeu-là.
DORIAN. Vous maîtrisez l’art de l’esquive ! Mais j’espère que Georges ne l’observera pas de trop près, comme vous l’avez-fait vous-même, Oscar. Je n’aime pas ça. Je suis un homme jaloux.
OSCAR. Votre femme ne m’intéresse pas… de cette manière-là.
DORIAN. Alors c’est ça, vous êtes…
OSCAR. Pédé ? Non.
DORIAN. C’est quoi votre genre de femmes ?
OSCAR. Libre.
DORIAN. Libre ?… Pas touche aux femmes mariées ? Ah ! Vous êtes un saint !… Vous avez fini de me prendre pour un idiot ?!
OSCAR. Pardon ?
DORIAN. Vous croyez que je vais avaler votre chapitre sur la présence indispensable de ma femme pour une éventuelle intronisation dans votre confrérie ?
Oscar va s’asseoir.
OSCAR. L’année dernière, nous avons reçu un écrivain célèbre. Comme vous, il a renâclé à convier sa femme. Comme la vôtre, elle n’a pas prononcé plus de trois mots. Mais voyez-vous, sa femme respirait l’intelligence, tandis qu’il transpirait la bêtise et la suffisance. Sa femme, pour qui il avait le plus grand mépris, était en fait son nègre.
DORIAN. Amusant !
OSCAR. Elle fait à présent partie de notre confrérie. Un esprit très brillant.
DORIAN. Et le pauvre bougre ? Vous l’avez écartelé sur la place publique ?
OSCAR. Depuis que nous lui avons volé son nègre, l’ex-mari n’a plus écrit une ligne.
DORIAN. J’adore ce genre d’histoire ! Je comprends pourquoi vous êtes célibataire. Vous avez tout compris, Oscar. Vous êtes un malin. Mais heureusement pour moi, ma femme n’y connaît strictement rien en matière de transactions immobilières.
OSCAR. Elle a sans doute d’autres armes.
DORIAN. Vous avez raison. Elle manie le pinceau. Elle peint des paysages, ça l’occupe. (S’esclaffant.) Ah !… Cela dit, elle cache certainement son jeu, comme toutes les femmes… Bien. Parlons sérieusement ! Vous n’allez pas me laisser mijoter toute la nuit sans me donner quelques indices supplémentaires ?
OSCAR. Vous avez l’intention de me soudoyer ?
DORIAN. Oh, le vilain mot ! … Je n’essaierai même pas. À la loyale ! Je vous propose un poker. Si je perds je vais me coucher sagement. Si je gagne, vous ouvrez le robinet.
OSCAR. Disons que je suis soumis à une clause de confidentialité.
DORIAN. Vous êtes réfrigérant, Oscar !…
Dorian pose la bouteille de cognac sur la desserte, et s’assied face à Oscar.
DORIAN. Avant de venir, j’ai pris mes renseignements sur votre confrérie. Une tour d’ivoire, impénétrable.
OSCAR. Comme vous l’êtes vous-même.
DORIAN. Ne me faites pas rire ! Antoine vous a ouvert quelques brèches. Alors, finissons-en ! À cette heure, vous avez parfaitement cerné le personnage.
OSCAR. La face cachée d’un homme ne s’expose pas en plein jour.
DORIAN, (après un temps). Et votre confrérie ? Que cache-t-elle si précieusement ? Tous ces mystères !… Votre grand patron est un gourou ? Je suis tombé dans une secte ?… Vous savez ce qui me retient ? Je ne peux pas croire qu’Antoine se soit pris les pieds dans le tapis. Pas lui ! c’est le seul type que j’aie jamais estimé dans ma vie. Je le considère comme un homme de confiance, même s’il s’est laissé aller à quelques confidences me concernant. Certainement la faute au cognac de Georges !… (S’esclaffant.) Ah !… Alors ? Vous lâchez du lest, ou je vais me coucher ? La journée a été longue. Je n’ai pas l’habitude de poireauter, ça m’emmerde de tourner en rond en attendant le Messie. Ainsi soit-il ! (S’esclaffant.) Ah !… Une facétie, Oscar !
OSCAR. Georges a beaucoup d’humour.
DORIAN. Tant mieux !… Vous avez accepté de me tenir compagnie pour finir la soirée. À vos risques et périls, surtout quand j’ai bien bouffé et bien bu… Détendez-vous, cher ami ! Cessez de boire du bout des lèvres ! Vous me faites l’effet d’un soldat, le petit doigt sur la couture. Je ne vous demande pas de trahir votre patrie, juste de m’apporter quelques éclaircissements qui me donneraient envie de venir jouer avec ces messieurs-dames de la confrérie.
OSCAR. Que voulez-vous savoir ?
DORIAN. Ça me plaît, quand vous me parlez comme ça !… (Il se ressert un cognac.) Bien. Dans votre confrérie, on joue à toutes sortes de jeux : bridge, poker, échecs…
OSCAR. Jeux d’action, de stratégie, de réflexion… Chacun initie les autres à sa spécialité.
DORIAN. Et vous ? Quelle est votre spécialité ?
OSCAR. Le puzzle.
DORIAN, (après un temps). Vous plaisantez ?!
OSCAR. Une activité qui demande de grandes qualités d’observation et de concentration. Et une infinie patience.
DORIAN, (s’esclaffant). Ah !… Ah ! Décidément, vous me plaisez, Oscar !… Et l’objectif de ces initiations ?
OSCAR. Un jeu qui n’est pas officiellement répertorié.
DORIAN. Vous êtes exaspérant !
OSCAR. Le jeu de l’alchimiste. Nous prolongeons la vie.
DORIAN. Vous vous foutez de moi ?!…
OSCAR. Maintenant, excusez-moi, mais je vais vous demander de me laisser. Quelques préparatifs à terminer avant le retour de Georges.
DORIAN. Vous êtes malin, Oscar, mais je crains que vous ne soyez aussi honnête… (En se levant.) et l’honnêteté m’emmerde !
OSCAR. Je vous souhaite une bonne nuit, Dorian. Reposez-vous. Georges est un adversaire de taille.
DORIAN, (en sortant, irrité). Je m’en réjouis !…
Mélopée qui s’élève progressivement.
Oscar est dans l’ombre.
OSCAR. Les enfants sentent la houle qui déferle et qui emporte tout… La porte s’est ouverte avec fracas. Un silence de plomb. Son chant s’est étranglé dans un râle à peine audible, la mer s’est déchaînée, les vagues se soulevant, enragées, les rochers impuissants prenant de plein fouet leurs gifles cinglantes, les mouettes s’affolant, folles gorgones tournoyant au-dessus des flots qui dégueulaient leur écume bavante sur un ciel qui avait vendu son âme au diable. Tout n’était que supplications notre père qui êtes aux cieux, crevez les nuages sortez nous de l’enfer !… Sur la plage, j’ai brûlé la carte postale, les moutons et le paradis perdu. Les cheveux de ma mère dans mes cheveux ne voleraient plus.
Mélopée en sourdine. Fondu au noir.
ACTE 3
Quelques heures plus tard.
Dorian pénètre dans la pièce, dans un état de fureur absolu. Sa chemise est déboutonnée, une des manches déchirée.
DORIAN, (hurlant). Où te caches-tu, enfant de salaud ?!
Oscar entre. Dorian l’empoigne et l’accule contre le comptoir.
DORIAN. Où est Diego ?!
OSCAR. Ménagez vos forces si vous ne voulez pas hâter votre fin !
DORIAN. Qu’est-ce que cette ordure m’a injecté ?!
OSCAR. J’aurais dû vous prévenir, Yang excelle également dans les arts martiaux. Vous n’auriez pas dû essayer de lui résister.
DORIAN. Qu’est-ce qu’il y avait dans cette seringue ?!
OSCAR. Nous vous avons inoculé votre propre venin.
Les jambes de Dorian fléchissent. Il se retient au comptoir. Oscar s’esquive.
DORIAN, (abasourdi). Vous m’avez empoisonné ?!
OSCAR. Calmez-vous, si vous ne voulez pas que le venin se répande plus vite que prévu dans vos veines.
DORIAN. Combien ?… Combien j’ai de temps ?!
OSCAR. C’est un poison lent. Suffisamment pour que je réponde à toutes vos interrogations.
DORIAN. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, maintenant ?!
OSCAR. Il est essentiel en fin de partie, d’être en capacité d’analyser les raisons de ses erreurs.
DORIAN. À votre jeu je n’ai eu aucune chance !
OSCAR. Vous auriez pu neutraliser l’avantage que nous avions sur vous si vous aviez exploité les nombreux indices que j’ai semés.
DORIAN. Et alors ? Quelle décision aurais-je pu prendre ? Mitrailler votre service d’ordre ?
OSCAR. Affiner votre stratégie.
DORIAN. Tout ce simulacre lamentable pour kidnapper le riche homme d’affaires et sa femme. Finissons-en ! Annoncez votre prix !
OSCAR. Je peux vous aider à comprendre vos erreurs.
DORIAN. Je vous conseille d’arrêter ça tant qu’il est encore temps !
OSCAR. Restez concentré !
DORIAN, (incrédule). Antoine m’a trahi ?!
OSCAR. Ce fut un jeu d’enfant pour Antoine de vous attirer dans nos filets, bien que cela lui ait coûté, tous ces moments passés avec vous, au cercle, au golf, autour d’une bonne table à feindre de trouver votre humour inimitable.
DORIAN. Je n’en crois pas un mot. Vous allez le payer très cher. Où est Diego ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
OSCAR. La réponse était dans l’énoncé : l’herbe peut être plus verte ailleurs.
DORIAN. On ne mord pas la main qui vous nourrit de caviar depuis vingt ans, surtout quand on vient d’où il vient : de nulle part !
OSCAR. Vous l’avez appâté avec votre caviar, pour mieux l’affamer par la suite. Vous l’avez tenu en laisse pendant toutes ces années. La seule fois où il a voulu vous quitter, vous avez menacé de mettre un contrat sur sa tête.
DORIAN. Il faut parfois utiliser la manière forte pour mater le petit personnel, la preuve : il se plaint continuellement, au point de raconter n’importe quoi ! Bon, combien ?
OSCAR. Vous ne faites pas d’effort pour comprendre.
DORIAN. Je vous souhaite d’avoir bien préparé vos arrières. J’ai quelques partenaires qui ne sont pas des enfants de chœur.
OSCAR. Vous vous doutez bien que nous ne sommes pas des amateurs.
Dorian, vacillant, va s’asseoir dans le canapé.
DORIAN. Vous ne savez pas de quoi je suis capable !
OSCAR. Nous le savons, c’est pour ça que vous êtes là.
DORIAN. Vous êtes Georges ?
OSCAR. Georges est la tête pensante.
DORIAN. Qu’il se montre !
OSCAR. Un cerveau ne se montre pas. Il récolte des données, analyse, planifie…
DORIAN. Vous avez assez joué avec moi. Vous allez m’injecter l’antidote immédiatement !
OSCAR. Essayez d’apprécier le moment présent.
DORIAN. Vous êtes vraiment fou !
OSCAR. Il n’est pas sage de contrarier les fous.
DORIAN. Donnez-moi à boire !
OSCAR. Cognac ?
DORIAN. De l’eau, bordel !
OSCAR. Vous avez la bouche sèche ? Certainement les effets du poison. (En se rendant derrière le bar.) Voulez-vous que je mette un peu de musique ?… Vous aimez la musique ? Celle qui fait écho à notre âme, qui, au plus fort de la tempête, nous empêche de chavirer.
Il revient avec un verre d’eau.
DORIAN. Ma femme ! Vous vous intéressez à ma femme. Depuis le début.
OSCAR. Ainsi soit-il !…
DORIAN. En quoi ma femme pourrait présenter un quelconque intérêt pour vous ?!
OSCAR, (en lui tendant le verre). Vous êtes la pièce maîtresse de notre jeu, indispensable, mais d’un point de vue stratégique, notre pièce maîtresse, c’est votre femme. La partie a commencé quand vous êtes entré au manoir. Vous avez été échec au roi, à l’instant où votre femme vous a rejoint.
Dorian peine à déglutir, de l’eau s’échappe des coins de ses lèvres.
DORIAN. Vous contrôlez tout depuis le début !
OSCAR. Seuls les petits joueurs pensent avoir le contrôle sur une partie. Connaissant vos aptitudes au poker, nous n’avons jamais baissé la garde. Vous aviez également un avantage, non négligeable : votre libre arbitre. Joli, votre petit coup de bluff de tout à l’heure.
DORIAN. Vous avez noyé le poisson avec votre histoire d’écrivain et de nègre !
OSCAR. Une histoire vraie. Trop englué dans votre égo, vous n’avez pas soupçonné un instant que votre femme puisse être la personne la plus importante à nos yeux.
DORIAN. Importante en quoi ?!
OSCAR. Votre femme a parlé.
DORIAN. De quoi ?!… Qu’est-ce que Diego à bien pu vous raconter ?
OSCAR. C’est à Antoine que votre femme a parlé.
DORIAN. Ma femme n’a rencontré Antoine qu’à deux reprises, en ma présence.
OSCAR. Les gens qui se taisent ne s’en expriment pas moins.
DORIAN. Et alors ?!
OSCAR. Si la raison sait ou est son intérêt, le corps, lui, n’en fait qu’à sa tête. Votre femme pâlit à votre vue, Dorian. Vous ne faites plus attention à ce détail. Par contre, vous veillez à la cacher aux yeux de tous lorsque son visage reflète les couleurs de l’arc-en-ciel, après l’orage, quand vos poings se sont abattus sur elle.
DORIAN. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?!
OSCAR. La sœur d’Antoine, officiellement, est morte de maladie. Officieusement, elle est morte sous les coups de son mari.
DORIAN. Et alors ?!
OSCAR. Vous rechignez à y mettre du vôtre !
DORIAN. La pâleur de ma femme aurait fait croire à Antoine qu’elle pourrait subir le même sort que sa sœur ? Vous vous foutez de ma gueule ?!
OSCAR. Sa pâleur et la peur dans ses yeux.
DORIAN. C’est à mourir de rire ! Tout ça n’est qu’un lamentable malentendu.
OSCAR. Votre femme, séquestrée dans votre blockhaus, un malentendu ?
DORIAN. Qu’est-ce que vous racontez ?!
OSCAR. Quand vous l’avez rencontrée, elle ne s’est pas laissé séduire au premier regard, n’est-ce pas ? Le défi n’en était que plus excitant. Une fois prise dans vos filets, vous avez mis en action un petit jeu pervers qui l’a détruite jour après jour. Vous avez commencé à cogner avec les mots avant d’en venir aux poings. Je vous parle aussi de sa prétendue stérilité ? Vous n’avez jamais eu l’intention de la laisser procréer. Vous vouliez l’exclusivité ?
DORIAN. Bon, ça suffit !… En dix ans de vie commune, il y a des hauts et des bas. Dans tous les couples, on s’engueule, on se jette des horreurs à la figure.
OSCAR. Dans tous les couples, on n’isole pas sa femme dans une tour d’ivoire.
DORIAN. C’était un arrangement. Elle ne voulait plus travailler. J’ai comblé tous ses besoins.
OSCAR. Surtout les vôtres.
DORIAN. J’aime ma femme !
OSCAR. Comme votre mère vous a aimé ?
DORIAN. Qu’est-ce que ma mère vient faire dans cette histoire ?!
OSCAR. Vos parents tenaient une boulangerie pâtisserie. Votre mère trônait derrière le tiroir-caisse. Votre père, le nez dans la farine, s’épuisait au travail, sans avoir voix au chapitre. Il fallait que l’argent rentre, pour que votre mère puisse vous payer les meilleures écoles. Elle avait de grands projets pour vous. Vous étiez son rêve d’une autre vie. Elle a veillé de très près à votre éducation. L’année de vos dix-huit ans, vous avez subitement disparu. Vous étouffiez, n’est-ce pas ?
DORIAN. Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?!
OSCAR. Les rares confidences que vous avez faites à Antoine nous ont été très utiles. Antoine, le frère que vous aviez tant désiré, et que votre mère ne vous a pas donné. Ah, le petit commerce, c’est très prenant !
DORIAN. Pauvre fou ! Vous n’avez aucune idée du bourbier dans lequel vous vous êtes fourré. Combien il me reste de temps ?
OSCAR. Le temps s’accélère et s’effiloche entre nos doigts, mais je vais vous laisser réfléchir tranquillement. Personnellement, j’ai besoin d’être seul quand je dois mettre de l’ordre dans mes idées.
DORIAN. Vous n’allez pas me laisser comme ça ?
Oscar s’éloigne.
DORIAN, (gueulant). Oscar !… Qu’est-ce que vous attendez de moi ?!
Oscar revient.
OSCAR, (en le fixant). Vous avez peur ?
DORIAN. Ne dites pas n’importe quoi ! Dites-moi que vous avez l’antidote à cette saloperie !
OSCAR. Bien sûr, Dorian, ne vous inquiétez pas. Nous sommes des professionnels. Nous avons l’habitude.
DORIAN. L’habitude de quoi ? De torturer vos invités ?… Vous avez tissé votre toile, vous m’avez pris en traître et vous vous tenez là, devant moi, à saliver comme une hyène, sûr de votre bon droit !
OSCAR. Sûrs de nos affirmations. Votre mère vous battait et vous enfermait dans la cave quand vous ne répondiez pas à ses attentes.
DORIAN. Eh bien, si vous avez raison, on appelle ça des circonstances atténuantes, non ?
OSCAR. On appelle ça un homme qui a reproduit le schéma familial sans se poser de questions.
DORIAN. Je vais porter plainte pour diffamation. Mes avocats n’auront pas de mal à démonter toutes vos allégations mensongères.
OSCAR. Le déni est une mauvaise stratégie. Vous avez commis des faits d’une extrême gravité.
DORIAN, (l’imitant, sarcastique). « Des faits d’une extrême gravité » !… Et vous, Oscar, comment appelez-vous le fait de m’empoisonner après avoir joué avec moi au chat et à la souris ? Une partie inédite ?!
OSCAR. Personne ne vous a forcé à venir jouer avec nous.
DORIAN. Enfoiré d’hypocrite ! Vous cherchez à vous venger, comme Antoine. De quoi ? Hein ? De quoi ? Vous aussi, votre sœur s’est fait amocher ?…
OSCAR. Nous ne sommes pas habités par un esprit de vengeance, contrairement à vous.
DORIAN. Ça, c’est ce que vous dites ! Vous vouliez connaître mes intentions tout en me leurrant traîtreusement sur les vôtres. Qu’il y a-t-il derrière tout ça ? Antoine ?… Antoine cherche à saborder mon rendez-vous avec Hogaert ?…
OSCAR. Pas à ma connaissance.
DORIAN. Pas à votre connaissance ?… Qui manipule qui, Oscar ? Êtes-vous sûr d’Antoine ?… La vérité, celle que vous ne voulez pas entendre, mes avocats eux, la clameront, puisque vous semblez déterminé à faire de moi un coupable. La face cachée de ma femme, Oscar, ça vous intéresse ? La petite infirmière qui rêvait de sauver le monde, en oubliant de se sauver elle-même. Savez-vous ce que c’est que de vivre avec une femme névrosée qui s’enfonce jour après jour ?… Depuis des années, je prends soin d’elle, je l’entretiens. Bien des femmes rêveraient de la vie dorée que je lui ai offerte. Je lui ai tout donné. Et quoi ?! Elle va pleurer sur l’épaule d’Antoine ?… Les femmes savent parfaitement jouer les victimes, elles sont spécialistes dans le domaine. Je n’invente rien, écoutez donc leurs conversations, elles passent leur temps à se plaindre des hommes, avec leurs revendications féministes à la con. Dans le même temps, elles l’attendent impatiemment, elles en rêvent, l’homme de leur vie, celui qui les comblera d’attentions et les protégera. J’ai fait tout ça pour elle !… Je vous mets au défi de vivre avec une femme qui sait exactement sur quel bouton appuyer pour vous pousser à bout, sans sortir de vos gongs ! Des coups de poings ? Quelques gifles pour la calmer, quand elle devenait hystérique. Vous m’accusez de torture, mais ma femme a subi une agression avant de me rencontrer, et je paye les pots cassés. Je ne l’ai jamais enfermée, c’est elle qui ne veut plus sortir. Elle est complètement parano !… Et qui se soucie ce que j’endure ? Mes incartades, comme vous dites, me donnent la force de tenir. Ma femme est folle. Elle vous a manipulé !
OSCAR. Vous ferez certainement votre petit effet au tribunal, mais votre stratégie ne fera pas long feu. Allons Dorian, soyez sérieux ! Les constatations médico-légales rendront compte de tous les sévices que vous lui avez infligés. Les experts, en charge de votre profil psychologique, mettront en lumière votre jalousie morbide. Vous terrorisez votre femme. Pendant des années, elle a dû vous rendre des comptes sur son emploi du temps, alors même que vous la faisiez suivre par Diego. Diego ne vous a jamais rien signalé de suspect, malgré cela, elle avait droit à votre vindicte. Elle a choisi de ne plus sortir, par instinct de survie, pour ne plus subir votre harcèlement obsessionnel, pour limiter les coups. Mais ça ne vous a pas arrêté, vous l’avez accusé de séduire Diego, le jardinier, le livreur… accusations suivies de menaces de mort. Je continue ?
DORIAN. Mais allez-y donc, si ça vous amuse ! Un ramassis de conneries !
OSCAR. De quoi vous rafraîchir la mémoire.
DORIAN. Vous vous prenez pour le bras armé de la justice ? Ce sentiment de toute puissance, ça vous fait bander, hein ?
OSCAR. Ne prenez pas vos désirs pour la réalité. Coincer des types dans votre genre est une tache fastidieuse et peu ragoûtante. Et si notre objectif était la vengeance, croyez-moi, vous seriez déjà enterré six pieds sous terre.
DORIAN, (gueulant). Vous allez me l’injecter, ce putain d’antidote ?!…
OSCAR. Vous avez réussi dans la vie, en prenant votre revanche sur une mère toxique qui vous traitait de moins que rien. Vous vous êtes enrichi. Ah ! l’argent qui donne le pouvoir et l’illusion de combler tous les vides. Et vous vouliez toujours plus, vous avez investi dans le commerce, l’alimentation, et dans l’industrie de l’armement. N’étiez-vous donc pas assez armé ? Ou bien, les armes vous servent-elles à pallier votre impuissance ?
DORIAN. Vous allez la fermer ?!
OSCAR. Les femmes n’ont jamais été que des objets que vous avez utilisés pour satisfaire vos pulsions sado-masochistes.
DORIAN. Vous êtes complètement cinglé !
OSCAR. Votre mère est morte il y a dix ans, peu de temps avant que vous ne rencontriez votre femme. Un deuil impossible à faire. Vivante, elle continuait d’exercer sur vous une fascination morbide. Morte, vous perdiez votre moelle épinière. Il vous fallait trouver un substitut pour maintenir le lien. Vous n’avez pas eu à chercher bien loin. Votre infirmière ! Celle qui allait endiguer votre hémorragie narcissique. Vous vous êtes bien gardé de lui expliquer les règles du jeu, n’est-ce pas ? Vous avez reproduit le schéma familial en permutant les rôles pour asseoir votre toute puissance, Diego faisant office de figurant, la tête dans la farine. Dites-moi, Dorian : à quel moment avez-vous essayé de briser la roue ?
DORIAN. Putain ! Vous me donnez la nausée !…
OSCAR, (l’empoignant par le col et le soulevant). Je répète ma question : À quel moment avez-vous essayé de briser la roue ?! Quand elle vous suppliait pour la énième fois ?! Quand elle se pissait dessus ?! Quand elle saignait ?! Quand elle rampait ?!…
DORIAN. Vous ne comprenez donc rien ?! Avant même d’enfanter, elles sont déjà des monstres. Elles commencent à modeler cette chose qui leur appartient corps et âme. C’est leur vengeance de femelle toute puissante sur le mâle qui n’a pas ce pouvoir de procréer !…
OSCAR. Alors vous l’avez mutilée pour garder le pouvoir… et peut être inconsciemment aviez-vous peur qu’elle engendre une chose immonde qui aurait vos traits ?
DORIAN, (gueulant). Je me fous de crever, Oscar !… Allez vous faire foutre !
OSCAR, (en le relâchant). Qui est le plus fou de nous deux, Dorian ?
DORIAN, (sardonique). Ah ! Vous m’avez pris pour un petit joueur, hein ?…
OSCAR. C’est ce que vous êtes, Dorian. Vous avez beaucoup perdu au poker, parce qu’il vous manque une qualité essentielle : l’empathie. Vous êtes incapable de vous mettre à la place des autres.
DORIAN. Un loup solitaire pris en traître par une meute bien organisée n’a aucune chance de remporter la partie.
OSCAR. Vous êtes mauvais joueur. Vous l’avez-vous dit vous-même : un loup solitaire peut mettre en déroute toute une meute. D’autant plus s’il est enragé. Mais si vous pensez sauver votre honneur en choisissant de mourir, libre à vous !…
DORIAN. Jusqu’à la fin, c’est moi qui déciderai !
OSCAR. Faites donc ça, Dorian. Tout prédateur, un jour ou l’autre, devrait ressentir ce que ressent sa proie.
DORIAN. Vous espérez que je pisse dans mon froc ? Bande de petits joueurs ! Vous n’arrivez pas à la cheville de ma mère.
OSCAR. Nous n’avons jamais eu l’intention de rivaliser avec votre mère. Elle n’a jamais cessé d’avoir le contrôle sur vous. C’est elle qui a gagné la partie.
DORIAN, (gueulant). Où est ma femme ?!
OSCAR. Hors de votre portée.
DORIAN. Elle reviendra, elle sait ou est son intérêt.
OSCAR. Elle a tenté de s’enfuir à deux reprises, elle l’a payé très cher.
DORIAN. Un agneau.
OSCAR. Une survivante.
DORIAN. Vous espérez la sauver d’elle-même ?
OSCAR. Nous ne sauvons personne.
DORIAN. Ma femme est sous ma protection.
OSCAR. Une facétie, Dorian ?
DORIAN. Personne ne pourra jamais l’aimer comme je l’aime !
OSCAR. Nous l’espérons pour elle.
DORIAN. Je l’obséderai jusqu’à la fin de ses jours.
OSCAR. Elle se libérera de votre emprise.
DORIAN. Vous croyez vraiment à ce que vous dites ?
OSCAR. Elle est bien plus forte que vous.
DORIAN, (s’esclaffant). Ah !… Très drôle !
OSCAR. Dix années à subir votre terrorisme. Elle a résisté et elle a accepté notre aide, ce qui équivaut à sauter d’un avion sans parachute, ce dont vous ne serez jamais capable.
DORIAN. Vous me donnez envie de vomir !
OSCAR. C’est un des effets du poison. Il ne vous reste plus beaucoup de temps, avant que votre organisme ne subisse des dommages irréversibles.
Oscar va se servir un verre. Dorian veut se lever, ses jambes se dérobent, la panique le gagne.
DORIAN. Putain ! Je vais crever ! Faites quelque chose !…
Oscar revient avec un fauteuil roulant. Dorian le fixe du regard, le visage déformé par la rage.
DORIAN. Je n’ai pas besoin de ça ! Je peux marcher !
OSCAR. Je vous déconseille le moindre effort. Mais si vous préférez, Jeff peut vous porter dans ses bras.
DORIAN, (après un temps, cédant). Ça va !…
OSCAR, (en l’aidant à s’asseoir dans le fauteuil). Vous verrez, on va vite vous remettre sur pied. Notre petit hôpital de campagne est tout à fait à la pointe.
DORIAN. Votre humour est à chier, Oscar !
Oscar pousse le fauteuil roulant vers la sortie.
La lumière baisse.
Il revient.
Mélopée en sourdine.
Il est dans l’ombre.
OSCAR. Comment peut-on croire que rien ne viendra déterrer le passé enfoui sous des tonnes de gravats ? Cette fille, j’en étais tombé amoureux, mais à la première tempête, j’ai levé la main. Elle m’a regardé avec effroi. Mon bras est resté figé en l’air… J’aurais tant voulu que tu anéantisses ce monde en furie qui dévastait mes entrailles. Que tu m’apprennes les règles du jeu. Mais la mer s’est tu, et personne n’a voulu entendre mes histoires de démon. Personne n’a voulu prendre mes rêves au sérieux. J’ai fini par m’en débarrasser, comme d’un vêtement trop grand pour moi… Cette fille que j’aimais m’a quitté. J’ai tourné le dos à la mer pour m’enfoncer dans un insondable désert.
La Mélopée s’élève.
Des éclats de voix.
Pleins feux.
DORIAN, (gueulant). Lâchez-moi !
Il entre. Les deux hommes se font face.
OSCAR. Vous vous sentez mieux ?
DORIAN, (avec une colère froide). Espèce d’ordure ! Vos petits copains se sont bien foutus de ma gueule !
OSCAR. Votre amour propre s’en remettra.
DORIAN. Vous avez pris des risques insensés !
OSCAR. Je vous ai dit que nous vous avions inoculé votre propre venin. Votre psychisme a fait le reste. Merveilleux, n’est-ce pas ?…
DORIAN. Qu’est-ce qu’il y avait dans la seringue ?
OSCAR. De l’eau de mer, excellent pour un petit décrassage intérieur !
DORIAN. Putain !… Mon cœur aurait pu lâcher !
OSCAR. Encore faudrait-il que vous en ayez un.
DORIAN. Je vous emmerde, Oscar ! J’exige que vous me relâchiez !
OSCAR. Dans quelques heures vous pourrez rentrer chez vous. D’ici là, vous resterez dans votre suite. Le temps de vous remettre de vos émotions. Comme vous vous en doutez, vous n’êtes pas admis au sein de notre confrérie. Les candidats retenus sont plus sensibles que vous au bien commun.
DORIAN. Partie remise ! Nous allons très vite nous revoir pour parler, par avocats interposés, de ce fâcheux incident.
OSCAR. Alors, bonne chance !
DORIAN. Vous ne serez pas là ? D’autres clients peut-être ?
OSCAR. Officiellement, Antoine vous a convié avec votre femme à un week-end campagnard. Dans la nuit de samedi à dimanche, il a entendu des cris dans votre chambre. Jeff est intervenu, il vous a maîtrisé, et tandis qu’il vous retenait dans cette pièce, votre femme a raconté son calvaire à Antoine. Diego a confirmé. Particulièrement sensible à la détresse de votre femme, Antoine vous a promis que toute cette affaire aurait une suite. Quant à Oscar, il n’est qu’un personnage fictif sorti de votre imagination.
DORIAN. Un scénario intéressant. Le mien ne le sera pas moins. J’en sais suffisamment sur votre confrérie.
OSCAR. À votre guise. Vous pourrez toujours tenter de distraire les jurés avec votre scénario abracadabrant, mais je doute qu’ils s’en amusent longtemps, après l’énoncé de vos exploits et le témoignage de votre femme corroboré par celui de Diego. Ils vous enverront croupir en prison pour un bon moment.
DORIAN. Je ne suis pas un homme ordinaire.
OSCAR. Croyez-moi, nous avons les moyens de vous désarmer. À la sortie, vous n’existerez plus pour personne.
DORIAN. Comptez sur moi pour trouver quelques types de mon genre pour témoigner contre les pratiques moyenâgeuses de votre confrérie !
OSCAR. Mais Dorian, vous êtes le seul type de votre genre que notre confrérie ait invité pour une éventuelle intronisation. Nous ne jouons jamais deux fois la même partie.
DORIAN. Nous ! Qui : nous ?!… Et vous, qui êtes-vous ?
OSCAR. Un homme qui met des bâtons dans les roues de la haine.
DORIAN. Et le but du jeu ?… Gagner votre place au paradis ?
OSCAR. Le jour du grand départ, il faudra voyager léger. Le vent n’emporte que les feuilles des arbres et les plumes des oiseaux.
DORIAN. C’est très joli !… (Avec un rire sardonique.) Ah !… Ah ! Ah !… Vous me rappelez les choux à la crème que ma mère m’obligeait à manger tous les dimanches. Une dizaine de choux à la crème quand je n’avais pas été gentil. Il fallait que j’avale jusqu’à la dernière cuillère de crème… Vous êtes un chou à la crème, Oscar ! Écœurant ! Parfaitement écœurant !… Dites-moi, Oscar, pourquoi personne n’est venu à mon secours quand je gueulais dans le noir du fond de ma cave ? Quand je rampais ? Quand je suppliais ?… Mais peut-être que vous aussi vous avez chié dans votre froc ?… Qu’est-ce qui vous ronge ?… Que tentez-vous de reconstituer ? Votre passé ?… Vous poursuivez une chimère, Oscar. Vous y laisserez votre peau… (En se servant un cognac.) Ainsi, vous avez été tiré au sort ? (S’esclaffant.) Ah !… Vous m’avez choisi, Oscar. Ça faisait partie de votre stratégie. Me faire croire que j’étais reçu par un sous-fifre, un clown. Tout comme il était indispensable que ma femme prenne part à la fête. Et Diego, pourquoi vouliez-vous l’éloigner ? Pour brouiller les cartes ? ou craignait-il de croiser mon regard quand sonnerait l’hallali ?… Pourquoi tenez-vous tant à prolonger la vie des faibles d’esprit ? À quoi bon ? Ils ne souffrent pas assez de n’être que des poids pour eux-mêmes ?… Regardez-moi, Oscar ! Je contribue à l’économie d’un pays en vendant des armes qui entretiennent des guerres qui permettent d’éradiquer la populace. Ne sommes-nous pas trop nombreux sur cette planète ? Je participe au grand nettoyage. Que les plus forts survivent !… Vous m’avez choisi parce que je vous fascine. Je vous rappelle des souvenirs ? Un type de mon genre aurait-il fait du mal au petit Oscar ?… Mais la haine n’est jamais que la face cachée de l’amour. Ma mère m’a aimé de toute sa haine, passionnément. La haine vous nourrit plus sûrement que l’amour, elle vous incendie l’âme, elle fait de vous un chien enragé, elle ne vous déserte jamais, abandonné de tous, vous survivez, parce que vous savez qu’il n’y a rien à espérer !… Vous m’avez demandé à quel moment j’ai essayé de briser la roue ?… Juste avant que vous ne posiez vos sales pattes sur moi. Jusque-là, j’admirais votre stoïcisme, au point d’entrevoir quelque chose d’inédit, comme une possible rédemption… mais vous avez lancé un pavé dans la mare, vous avez fait remonter la vase, et j’ai pensé… au fond ce type n’est qu’un masque qui dissimule une guimauve. Une possible rédemption ? (S’esclaffant.) Ah ! une facétie de curé en mal de gloire !… Pauvre Oscar ! Vous avez pris le mauvais chemin, vous êtes resté englué du côté des plus faibles, tandis que je me hissais du côté des conquérants. Vous m’avez sous-estimé. Je suis un grand guignol !
OSCAR. Vous n’êtes rien en dehors de votre maman.
DORIAN. Allez vous faire foutre ! C’est vous qui n’êtes rien sans votre meute. Moi, je n’ai besoin de personne.
OSCAR. Sans une proie à vampiriser, vous dépérirez.
DORIAN. Les proies ne manqueront jamais. La roue n’a pas fini de tourner, et ce n’est pas votre épée en carton qui pourra la briser. Si vous aviez été mon frère, je vous aurais tué dans l’œuf.
OSCAR. Ou nous aurions pu construire des châteaux de sable, plonger dans les vagues, et assis sur les rochers, face à la mer, partager nos rêves… Ainsi soit-il !
Dorian finit son verre d’une traite et le repose bruyamment sur le comptoir.
DORIAN. Ou pas !… (En se dirigeant vers la porte. Sur le seuil.) Je ne suis jamais sorti de cette putain de cave !…
OSCAR. Et vous êtes devenu la caricature du personnage que vous avez créé.
DORIAN. J’existe ! Vous n’êtes qu’un personnage fictif ! N’est-ce pas ?!
OSCAR. Pour vous, pas pour la confrérie.
DORIAN. Et pour vous ? Qu’est-ce que vous poursuivez ?
OSCAR. Une silhouette qui disparaît dans la tourmente.
DORIAN. Vous n’êtes pas fatigué de courir après des chimères ?!…
OSCAR. Je n’ai jamais été en quête que de moi-même.
DORIAN, (s’esclaffant). Ah ! et vous vous êtes trouvé ?!
OSCAR. Je me reconstitue, pièce par pièce.
DORIAN. En jouant avec des types de mon genre ?
OSCAR. Avec vous en particulier.
DORIAN. Pourquoi moi ?
OSCAR. Parce que nous avons construit des châteaux de sable, plongé dans les vagues, et assis sur les rochers, face à la mer, partagé nos rêves, il y a plus de quarante ans, sur la plage d’Aereda.
DORIAN. Je n’ai jamais… (Après un temps.) La plage d’Aereda ! la mer !… J’avais sept ans, vous étiez déjà un jeune homme, vous m’avez pris sous votre aile, le seul ami que j’aie jamais eu… Comment ai-je pu oublier ?… Oscar, ce n’était pas votre nom. Quel était votre nom ?…
OSCAR. Dorian, c’était déjà le vôtre. Quand je vous ai empoigné, j’ai vu la cicatrice dans votre cou. Vous l’aviez déjà. La même arrogance, aussi. Vous me disiez que votre mère était une princesse lointaine, votre père un capitaine de navire, et vous malmeniez l’homme qui vous accompagnait. Vous disiez qu’il était votre chauffeur, vous le traitiez de larbin. Il avait les épaules voûtées et le regard vitreux d’un poisson mort.
DORIAN, (en relevant le col de sa chemise). C’était mon père. Il m’emmenait à la plage pendant que ma mère suivait sa cure. Il avait ordre de me garder enfermé. Au bout d’une semaine, j’avais le visage un peu trop bronzé. Elle a écourté son séjour. Mes premières et dernières vacances, et le mitard en rentrant à la maison.
OSCAR. J’ai cru que vous étiez un garçon libre comme l’air.
DORIAN. Je t’enviais. Je me jurais qu’un jour, comme toi, je serais libre.
OSCAR. J’étais enchaîné à la mer.
DORIAN. Quel était ton nom ?
OSCAR. En prison, vous aurez l’opportunité de sortir de votre putain de cave. Le plus gros enjeu de votre vie. Quant à moi, je reste dans l’ombre, au sein de la meute, prêt à rejouer une partie avec la prochaine brebis galeuse.
Silence.
OSCAR. « Un jour je serai capitaine de navire et j’écumerai les mers ! », c’est ce que tu disais. Adieu, Dorian !
Bruit des vagues.
Dorian sort.
OSCAR. Le vingt-sept septembre, j’avais sept ans, à cinq heures du matin, mon père montait dans son camion, direction l’Espagne. À sept heures ma mère chantait sous la douche. À sept heures cinq, il revenait, sentant que sa proie allait lui échapper. À la même heure, la mouette sur le rebord de la fenêtre s’envolait en criaillant… Le vingt-sept septembre, il a cogné ma mère, sa rage meurtrière sourde à mes supplications, il l’a cognée à terre, désarticulée, baignant dans un chaos de sang, d’urine et d’excréments… Il la cognait encore quand son regard s’est éteint… Aspiré par un tourbillon, j’ai su qu’il me faudrait toucher le fond avant de revoir la crête des vagues… Le front collé à la fenêtre, j’ai regardé disparaître dans la tourmente une silhouette monstrueuse qui hantera longtemps mes nuits, avant que la mer n’emporte, vague après vague, les souillures du passé.
Bruit d’une énorme vague qui s’abat sur les rochers.
Noir.