Hana et Sullivan.
Sullivan- (Devant la fenêtre.) Est-ce que tu peux te rapprocher de la fenêtre mon bel oiseau ?
Hana- (Dans le lit.) Tu ne veux pas dormir un peu plus longtemps…les draps sont encore chauds, si j’ouvre la fenêtre nos baisers du matin vont s’envoler… je n’ai pas de courage aujourd’hui. (Hana se déplace finalement vers la fenêtre.)
Sullivan- Ouvre la bien grande…encore… encore … le deuxième battant aussi… je veux retrouver le paysage d’antan où tout à commencé… regarde par là-bas…
Hana- (Elle se penche un peu.) Où ? Je ne vois plus rien… depuis si longtemps… je distingue à peine les contours, les formes sont diffuses…je ne serais dans cet univers avancer d’un seul pas… même avec toi à mes côtés.
Sullivan- Pourtant hier nous avons fait un bout de chemin ensemble…tu te souviens bien à l’orée du bois au fond de la vallée des songes tout près de cet arbre rabougri qui se tordait de douleur en automne…
-1-
Hana- Quel automne ? Les saisons existent-elles encore au-delà de cet horizon ?
Sullivan - Oui nous les carressions maintes fois tous les deux par temps d’orage ou de plénitude… Regarde bien au pied du tronc…celle qui saute ?
Hana- Oui, elle saute et alors ?
Sullivan- Tu ne vois pas qu’elle va franchir…
Hana - Franchir quoi ?
Sullivan- (Il lui montre du doigt.) Entre la tache verte et le monticule de terre difforme craquelé…
Hana- Je suis perdue…elle va franchir cette lisière un peu poreuse entre terre et ciel ?
Sullivan – Oui, oui pour le plaisir de sauter par dessus cette bordure artificielle qui résiste à nos yeux !
Hana- Mais c’est un oiseau !
Sullivan- L’oiseau peut franchir toutes les frontières, il peut même voler à l’infini pour les déchirer … Regarde le bien, il nous couche au sol et nous fait tourner chavirer autour de notre monticule terre.
-2-
Hana- Tu n’as pas froid ? Dans ton cœur tu n’as pas froid ? Je peux fermer un battant si tu le désires.
Sullivan- Non, non… dans mon enfance notre Pie déterrait malicieusement les poireaux plantés par mon père…
Hana- Mais ce n’est pas elle !
Sullivan- Si ! Si ! Exactement là même qu’aujourd’hui…
Hana- Elle s’appelait comment ?
Sullivan- Jacote pour vous servir de cordeau !
Hana- Elle vous picorait dans le creu de la main ?
Sullivan- Oui et volait tout notre or.
Hana- Vous étiez donc si riche ?
Sullivan- Nous avions millions de poireaux, millions de carottes, millions de pommes de terre dans une modeste parcelle.
Hana- Des framboises et des groseilles à maquereau aussi ?
-3-
Sullivan- Et plus encore pour nous mais aussi pour dame pie.
Hana- Elle déterrait aussi les salades ?
Sullivan- Parfois.
Hana- Et vous ne la chassiez point de votre territoire ?
Sullivan- Jamais !
Hana- Est-ce que tu aperçois mon étang, là (Elle lui indique avec le bras.) à gauche de l’arbre ?
Sullivan- Non… je ne vois rien.
Hana- (Persévérante.) Mais si bien… à gauche… à coté de la vieille faucille.
Sullivan- Un étang ?
Hana- Oui, oui avec des petites vagues dessus…
Sullivan- Des petites vagues ?
Hana- Concentre toi, des mouvements, des agitations répétées… elles sont là bien vivantes après toutes ces années d’émigrations.
-4-
Sullivan- Tu es sûre que tu n’as pas froid…
Hana- Regarde toutes ces queues qui s’agitent à la surface !
Sullivan- Des queues ?
Hana- Oui des queues de carpe sacrebleu ! Le diable était prisonner des tonneaux à Noël !
Sullivan- Et ils étaient oû tes tonneaux ?
Hana- Au coin de la rue, approche-toi du bord de la fenêtre, tu vois la petite place devant la gare ?
Sullivan- Oui je la devine, ils étaient tous posés là ?
Hana- Non, un seul tonneau par quartier devant l’haut-parleur. La complainte des carpes camarades ! Une lamentation interrompue à chaque fois q’une carpe était extraite pour le coup de grace.
Sullivan- (Il lui met la main sur le front.) Mais tu grelotes. Tu es sûre qu’elle prenait un bain dans ta baignoire avant de partir pour l’échafaud ?
Hana- Indubitablement, après moults mouvements de brasse, une pionnère est toujours prête à lever le drapeau.
-5-
Sullivan- Je crois que je commence à les apercevoir…
Hana- Ah tu vois, elles sont nombreuses à s’agiter avec la musique, elles ont vu le drapeau.
Sullivan- Holà ! Il y en a une qui a sauté par dessus la limite…
Hana- Qu’est-ce que tu racontes, elle ne doit pas franchir la ligne de démarcation…oû est-elle cette déserteuse ?
Sullivan- Elle gigote à coté de la vieille faucille, tu la vois ?
Hana- Ah oui…quel frétillement ! Une vraie pionnère avec au moins quatre cent grammes de filet à paner.
Sullivan- Tu ne crois pas qu’elle aurait bu trop de bière ? Tenter la sortie de la vase en s’agitant de la sorte… Un véritable exploi qui mérite sa medaille !
Hana- Ne me parle pas de médaille sinon je me jette par la fenêtre !
Sullivan- Allons, allons, calmes toi ma douce…nous dégusterons la soupe avec sa tête.
-6-
Hana- Je boirai bien une chope…
Sullivan- Prosim ! Un tonneau de pivo !
Hana- À la santé du brave soldat Svejk *!
Sullivan- Tu te souviens quand nous avons franchi la frontière ?
Hana- Franchi la ligne…nous ?
Sullivan- C’était justement à la période de Noël.
Hana- Le garde a surgi de derriere son bosquet d’uniformes…
Sullivan- Rapelle-toi !
Hana- Ah oui halte là ! Oû allez-vous ! Qu’avez-vous à déclarer ?
Sullivan- Et moi mine fière de lui rétorquer, dans notre mère patrie !
Hana- Et toi en l’exhibant, une tête de carpe !
* Roman satirique de l’écrivain tchèque Jaroslav Hasek 1883-1923
-7-
Sullivan- Tu te souviens de sa tronche ! (Rire bref.)
Ensemble- Rien à déclarer ! ! Hormis une tête de carpe ! !
Sullivan- Au même instant le haut parleur diffusa l’hymne national.
Ensemble- À ta santé, à la santé de toutes les carpes ! !
Sullivan- Quand je pense à ta difficulté pour l’immobiliser sur la planche. Les yeux fermés tu frappas à deux reprises avec le hachoir, son corps glissa sur le carrelage…
Hana- Et moi qui essayait de lui parler, de m’escuser, de lui dire qu’elle allait faire un grand voyage loin de son étang, dans une soupe bien chaude, pour des bouches attentives à ses yeux, à ses ouies.
Sullivan- Je crois que tu devrais ralentir la bière…
Hana- Oui tu as raison je ne me souviens plus du goût de cette soupe.
Sullivan- Alors passe tout de suite au dessert. Regarde dans le champ au pied de l’arbre…
-8-
Hana - Une faucille rouge ?
Sullivan- La traditionnelle tranche de pastèque avec ses graines noires !
Hana- Son jus… à oui un jus qui dégouline encore dans ma gorge. Le sang frais, chaque année renouvelée, de notre mère patrie prolétaire !
Sullivan- Passe-moi le pot de pivo s’il te plait.
Hana- Tu ne devineras pas qui j’ai croisé à la taverne quand je suis allée le chercher ?
Sullivan- Non, je t’écoute…
Hana- Ton père !
Sullivan- Et que pouvait-il bien faire dans cette taverne ?
Hana- Il chantait dansait en clamant à tous qu’il venait d’être père d’un ravissant petit garçon… Un homme ivre titubant entre les chopes vides alignées sur une table. Mais… regarde bien, là au-dessus de ton arbre, il vient de passer dans le ciel.
Sullivan- Je n’ai rien vu, il est passé si vite…
-9-
Hana- Je vais te prévenir attention, attention il arrive… il repasse … (Elle lui montre.)
Sullivan- Il est éblouissant.
Hana- Oui lumineux. Le voilà, tu le vois, un vrai ange de Chagall, bien ivre mais avec une allure majestueuse !
Sullivan- Papa ! Mon petit papa !
Hana- Inutile de l’appeler, il n’entendra pas. Il est dans sa baie des anges, si tu cries il va chuter pour toujours.
Sullivan- Et toi, il est oû ton papa ?
Hana- Il s’est évanoui dans l’obscurité…
Sullivan- Dans quelle obscurité ?
Hana- Celle de la cave !
Sullivan- Arrête de boire… une cave ?
Hana- Oui, le soldat russe a saisi le col de son manteau puis l’a entraînée brûtalement dans le sous-sol de notre immeuble…
Sullivan- Bon sang !
-10-
Hana - Il lui déchire sa robe, la viole et c’est ainsi que je suis arrivé dans le ventre de maman.
Sullivan- Mais le soldat ?
Hana- Oui.
Sullivan- Était-il ivre ?
Hana- Oui, complètement paf. Il la laissa sur le tas de charbon, le regard livide scrutant désespérément la pénombre…
Sullivan- Regarde ! Regarde ! Jérome Bosch est en train de l’accrocher sur ton arbre…
Hana- Maman ! Ma petite maman !
Sullivan- Crie pas ! Elle ne t’entendra pas elle a les oreilles gavées de fruits !
Hana- Et pourquoi il l’a pendue par un pied à la plus haute branche ?
Sullivan- Pour qu’elle soit plus sublime dans le Jardin des Délices.
Hana- Et pour quelle raison elle est toute nue ?
-11-
Sullivan- Pour que le vent caresse encore plus tendrement les blessures de son corps.
Hana- Et qui sont toutes ces femmes aux corps dénudés ?
Sullivan- Ce sont toutes les belles cabossées de la terre…
Hana- Tu es sûr que tu peux analyser la pensée de Hieronymus avec un tel taux d’alcool dans tes neurones ?
Sullivan- Je viens de voir Jacote se poser sur la main de ta maman…
Hana- Mon Dieu ! Elle va lui voler son ouroboros en or…
Sullivan- Elle pique le métal pour le certifier.
Hana- (Raillant.) Bien éduquée ta Jacote…
Sullivan- Elle coince la bague dans son bec et la fait glisser…
Hana- Quelle dextérité, elle est tombée dans la mousse.
-12-
Sullivan- Jacote l’attrape aussitôt et s’enfuit avec jusqu’ a la prochaine fenêtre ouverte.
Hana- Elle rentre dans un hôtel près de la gare…
Sullivan- Tu la vois cette maison à coté de notre voie ferrée familliale.
Hana- Malgré quelques plaques séniles je m’en souviens bien, comme si c’était hier.
Sullivan- Moi aussi malgré quelques syndromes crépusculaires je m’en rapelle bien.
Ensemble- Nous les alzheimers on se souvient bien ! !
Sullivan- Attention, attention, on nous écoute, ils peuvent nous confiner rapidement.
Ensemble- Et nous couper l’oxigène aussi rapido-presto ! !
Sullivan- La frontière longeait la cour derriere l’hôtel…
Hana- Les anciens propriétaires avaient à la hâte construit un mur.
-13-
Sullivan- Tu avais mis une planche dessus…
Hana- C’est moi la première qui avait posé mes fesses à l’Est.
Sullivan- Les miennes ont fait le contre poids à l’Ouest…
Ensemble- Attention Pierre-Ciseau-Vos Papiers ! !
Hana- J’ai gagné, c’est à mon tour d’être à l’Ouest !
Sullivan- Regarde le flot de touristes qui pissent sur le mur de l’hôtel.
Hana-(Impatiente.) Je lache le chien ?
Sullivan- Tu est sûr que nous avions un chien…
Hana- Oui, oui, on l’appellait Léon.
Sullivan- Ah ! Oui c’est lui qui aboyait aux popotins pour qu’ils remontent jupes et pantalons.
Hana- Holà ! Un client est rentré dans la salle du café avec sa moto, il a fracassé la porte d’entrée…
Sullivan- Il m’a pris par la main et m’a entrainé dans les WC !
-14-
Hana-Et qu’est-ce qu’il voulait ce client ?
Sullivan- S’amuser avec mon prépuce ! Tu étais oû à ce moment là ?
Hana- Si ma mémoire vive est encore bonne je devais me vautrer dans les mensardes du dernier étage.
Sullivan- Pour faire quoi ?
Hana- Pour renifler dans les oreillers les ceinturons des gardes-frontières. Pour pianoter en cachette sur les gachettes de leurs mitraillettes.
Sullivan- Tu n’a pas retrouvé l’ouroboros de ta maman par hasard ?
Hana- Attention Pierre Ciseau Bijou ! Ta maman nous a surpris dans le garage ! Tu avais eu la bonne idée de traire la vache.
Sullivan- Et moi j’ignorais que tu n’avais pas de pis…
Hana- C ‘était donc toi la vache qui fut la plus reconnaissable.
Sullivan- Et moi qui reçu une magistrale giffle !
-15-
Hana- Tu l’aperçois suspendue à son arbre, elle te fait un clin d’œil amusé !
Sullivan- Mince ! Elle a vu mes doigts plonger au fond du bac de glace vanille réservé à sa clientèle.
Hana- Oublie ! Elle est oû maintenant la vache ?
Sullivan- Dans le harem de Hieronymus avec ces copines tarines en bas à droite de l’étang… la discernes-tu ?
Hana- Mais…mais c’est toi que je distingue dans l’herbe.
Sullivan- Oui, dans l’écrin de verdure du Monténegro. Je me suis endormi un jour dans le lit de Tito après beaucoup de vin blanc et des refrains d’accordéon effrénés !
Hana- Elles ne se sont pas frottées ?
Sullivan- Non, juste avec leurs langues rapeuses un peu de bave mais surtout des gros yeux baladeurs autour de moi.
Hana- Tu n’as pas eu la frousse !
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Sullivan- Que non ! Une vraie communauté à visage humain !
Hana- Et qu’est-ce qu’elle fait la banane dans l’arbre ?
Sullivan- Une banane ?
Hana- Oui, la banane de mon enfance communiste.
Sullivan- Ciel ! Une banane sur un prunier à Slivovitz.
Pauvre Hieronymus, encore un sabotage de l’intelligentia capitaliste.
Hana- Tu ne te moquerais pas si tu avais été privé de banane toute ton enfance. Seuls les apparatchiks Russes pouvaient se l’éplucher.
Sullivan- Et puis le bac à glace, encore une invention des laquais de l’impérialisme ? (Il ricane.) Tu l’as mis oû ?
Hana- Je l’ai jeté par la fenêtre il était vide ! (En s’exclaffant.)
Ensemble- Les spectateurs camarades vont nous traités de d’espions, de conspirateurs !
-17-
Sullivan- (Il se penche par la fenêtre.) Mais oû est-il tombé ?... Ah, je le vois, il est en équilibre sur la cheminée de la gare. Une histoire de fou, il risque de briser des tuiles et de glisser sur les rails !
Hana- Une si belle gare…
Sullivan- Un si beau tableau…
Ensemble- Foldingues que nous sommes, maudits que nous sommes ! !
Hana- C’était la sortie familliale du dimanche qui nous amenait en train dans les bois pour ramasser bolets et mirtilles. Le regal collectif, sans apparatchik à nos trousses !
Sullivan- (Devant le tableau.) Mettre un bananier dans ce tableau.
C’est vraiment d’un mauvais goût, pire que le réalisme socialiste !
Hana-Et toi, quelles étaient tes sorties dominicales ?
Sullivan- Pas d’argent pour prendre quelconque train…
-18-
…mais malgré ça nous gambadions toute la journée dans la campagne pour marauder les fruits des moujiks de l’Ouest.
Hana- (Avec sarcasme.) Le train n’était-il point gratuit ?
Sullivan- Non. Ferme vite la fenêtre, la fumée de la loco va nous asphixier. (Elle ferme les battants dépourvus de vitrage.)
Hana- Tchou, tchou, elle m’enmène vers la capitale, ma belle liberté… (Elle appuie son nez sur un carreau imaginaire.)
Sullivan- Tu partais en ville toujours avec la loco ?
Hana- Non bien souvent en auto-stop.
Sullivan- Le parti autorisait le stop ?
Hana- (Avec une pointe d’ironie.) Oui le parti du stop ! Souvent les camarades travailleurs me prennaient sur la banquette arrière d’une skoda, je grandissais plus vite alléchée happée par la grande ville.
Sullivan- Pour moi la liberté c’était le cinema paradiso de la junte catholique.
-19-
Au programme les bérets rouges attaquent, les bérets noirs ripostent, la charge des tuniques bleues, quo vadis, la tunique rouge et j’en passe…
Hana- Rouvre la fenêtre, finalement j’aime bien l’odeur du charbon. À pareille époque j’avais déjà vu tous les films de Fellini…
Sullivan- Quelle chance ! Ah la culture soviet c’était mieux que Tintin au Congo ou les Pieds Nikelés…Mon premier tableau visité ce fut un Picasso au muséum d’art moderne à Paris, le grand saut.
Hana- Et le délire de Bosch ?
Sullivan- Jamais vu auparavant, et dire qu’il est devant nous aujourd’hui.
Hana- Mais pourquoi autant de femmes nues ?
Sullivan- Tu ne les reconnais pas, tu ne te souviens pas que tu as posé comme modèle dans la Petite Rome …regarde attentivement… tu es là…là et encore là…
Hana- Parmi ces cerises, ces framboises, ces chardons bleus, ces canards multicolores….tu ne m’avais pas dit que tu avais des canards ?
-20-
Sullivan- Pour sûr une maman avec ses dix petits à la queue leu-leu… Coin-Coin-Coin (Il imite le bruit des Canetons.)
Hana- Je dansais avec toutes ces femmes aimantes, caressantes, me baisant de partout ?
Sullivan- Non toi, tu étais un modèle aux poses mutiples avec la plus belle plastique de la cour…je ne m’en lasserai jamais.
Hana- Malgré mes syndromes crépusculaires ? (Elle rit aux éclats.)
Hana- Toi tu es où ?
Sullivan- Je suis assis sur le gros Colvert sur la gauche au milieu du tableau…
Hana- Mais tu es avec une autre femme ?
Sullivan- Oui, c’est Magdalena une monteuse qui posait pour les primitifs flamands…je l’ai rencontrée à Knokke-le-Zoute au festival de mon grand cinéma !
Hana- Et tout en bas pourquoi ta joue caresse le pubis de cette jeune femelle, tu ne me l’as jamais présentée !
-21-
Sullivan- Jalouse ? Je te ferai remarquer que tu ne m’as pas présenté toutes ces demoiselles qui te collent au corps.
Hana- Des admiratrices…j’ai taillé quelque belles pieces de serpentine à l’école des beaux arts de Bruxelles !
Sullivan- Elles étaient toutes amoureuses de toi ?
Hana- (Songeuse.) Toutes.
Sullivan- Tu m’entends encore ?
Hana- (Premier ronflement.) Je crois que je vais m’endormir…vite, vite raconte moi une histoire…
-22-
Acte II
Hana et Sullivan
Sullivan- Il y a de cela bien des années.
Hana- Oui, dans quel pays ?
Sullivan- Dans une vaste contrée sans frontière.
Hana- Impossible !
Sullivan- Tiens on dirait que tu te réveilles…
Hana- En tous les cas, à l’Est ça n’éxiste pas…
Sullivan- Bien, son pays à lui n’était ni à l’Est, ni à l’Ouest, c’était la planéte Terre toute entière.
Hana- Compliquée ton histoire, je suis tout à fait déboussolée.
Sullivan- La gouvernance mondiale lui proposa de faire son service militaire aux îles des causes perdues mais aucune d’elles excita en lui le moindre désir de tâter de la gachette.
Hana- S.O.S pivo, je vais en avoir besoin pour rester en éveil. (Il se lève pour…)
-23-
Sullivan- Il décida alors de s’enfuir en enjambant toutes les barrières qui voudraient lui faire obstacle…il partit un beau matin de printemps avec dans son baluchon les souvenirs de ses sphères enfantines entassées avec deux pairs de chaussettes, une chemise ranger, un jean troué, un slip taché de ses premières gouttes d’adolescence…et bien sûr l’indispensable instrument de navigation :
une boussole brisée, démoralisée, fracturée…
Hana- (Savourant sa bière.) Ah oui ! On peut te croire, mais vraiment impossible de te suivre… (Elle secoue sa tête de droite à gauche.)
Sullivan- En ce temps-là, les bornes routières étaient assez faciles à enjamber. Une première étape le conduit à la cité des Doges. Son talent de graffeur à la craie sur le pont Rialto remplirent sa besace de quelques lires bienvenues pour l’achat du chianti. Le pain de semoule blanche lui était généreusement offert par les indulgents de la soupe populaire.
-24-
Hana- (Elle l’interpelle.) Et moi ! Tu m’as laissé dans les bras de Hieronymus ?
Sullivan- Mais non voyons, tu es venue me rejoindre avec tes deux amies Hollandaises à la gare marchande des mondanités.
Hana- Montre les moi, je ne me souviens pas de leurs têtes…
Sullivan- (S’approchant du tableau.) Elles sont là en haut au bord de l’étang, ces grandes chevelures avec des Corneilles qui virvolent au-dessus d’elles…
Hana- Je ne les reconnais pas.
Sullivan- Tu ne peux pas, à l’époque elles étaient habillées de peaux de bêtes chassées au Pakistan et portaient chacune un glaive à la ceinture.
Hana-Ah bon, des vraies amazones ! Et qu’avons nous fait ?
Sullivan- Nous sommes partis au Lido pour manger quelques crabes cuits à l’eau de mer dans un ancien bidon Total échoué malicieusement sur le sable.
-25-
Hana- Ensuite…
Sullivan- Nous nous sommes allongés sur la plage. (Ils s’étendent sur le lit.)
Hana- Et après…
Sullivan- Nous nous sommes embrassés éperdument mais à la révélation soudaine de ton indisposition lunaire nous plongea vite dans les larmes.
Hana-(Insistant.) Oui je me souviens très bien !
Sullivan- Je me suis scarifié les bras avec un bout de fil barbelé…
Hana- Cela aussi est resté gravé dans ma mémoire tu t’es incisé le regard toute la nuit sous les étoiles… et le lendemain tu as disparu.
Sullivan- J’ai repri ma route vers la côte Yougoslave, une envie galopante de petit vin blanc fou.
Hana- Tu abandonnes la bière ?
Sullivan- Pour une période, le temps de mon voyage.
-26-
Hana- Tu m’abandonnes aussi ?
Sullivan- Pas pour longtemps, je t’ai vu rentrer de ton jardin lacustre avec ta barque débordante de fourrage… j’ai entendu le clapoti de ta paggaie et je t’ai suivie.
Hana- Mais bon sang de bonsoir, j’étais oû !?
Sullivan- En Slovénie, au pays du maréchal.
Hana- Tu m’as suivi jusqu’oû ?
Sullivan- Jusqu à la cabane de ton cochon.
Hana- J’avais donc un cochon à moi ? Moi la Piaf *! (Elle rit ravie par ce surnom flatteur.)
Sullivan- Oui, un bon gros groin groin privé. J’ai passé la nuit à lui chatouiller le museau avec des brins de paille.
Hana- Tu as malgré tout réussi à dormir ?
Sullivan- Pas vraiment tu m’as réveilllé à l’aube en criant la peur au ventre à la vue de ce barbu pouilleux allongé dans ta cabane.
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Hana- J’ai eu la frousse, me faire une surprise pareille à mon âge.
Sullivan- Mais quel âge avais-tu donc au temps du maréchal ?
Hana- Soixante dix sept années sonnantes, dont de nombreuses années fidèles au parti du président.
Sullivan- Je comprends mieux maintenant pourquoi tu as crié et tu t’es enfuie.
Hana- Pas pour longtemps, je t’ai ramené un gros morceau de sindoux sur une tranche de pain cuit dans mon four à bois.
Sullivan- Le meilleur petit déjeuner dévoré de ma vie ! Hana- Le petit-déj du prolo ! J’ai eu beaucoup de peine à te voir repartir sur la route, l’impression de perdre une brebis égarée.
* Hana Hegerová, née le 20 octobre 1931 à Bratislava, chanteuse, actrice tchèque et slovaque surnommée « la Piaf de Prague ».
-28-
Sullivan- Ne pleure pas mon Alouette, il faut absolument que je remplace l’aiguilleur des rails.
Hana- Mais oû donc ?
Sullivan- À Dubrovnik. Le camarade Jozip a reçu une invitation pour assister à une rétrospective du folklore Yougoslave. Musiques et costumes des six républiques, un spectacle à ne pas manquer !
Hana- Alors camarade, quel est ton turbin d’aiguilleur ?
Sullivan- Primo garder un œil sur le tabouret de Jozip afin qu’il ne soit pas dérobé !
Hana- Pas facile, mais, si tu t’assoies dessus. (Se moquant.)
Sullivan- Au premier bruit du tram, je m’agrippe au levier d’aiguillage, je le tire vers moi et le tour est joué il va se diriger vers la vieille ville.
Hana- Une grande responsabilité pour un vagabond, à l’Est on a l’habitude d’intégrer même les vagabonds !
-29-
Sullivan- Ah oui parlons-en ! Quand Jozip est revenu tout émerveillé de ses folkores, je suis allé dormir sur la plage en bas de la forteresse et c’est là que le vagabond s’est fait botter le train en pleine nuit, bravo ton intégration !
Hana- À l’Est on ne pouvait pas recueillir toute la misère du monde ! Qu’est-ce que tu as fait ?
Sullivan- J’ai pris mon aile volante bleue pour survoler la Montagne Noire des Balkans, la bellissime montagne noire avec ses tziganes ses chevaux sauvages…
Hana- Tu es trop dingue mon Youyou !
Sullivan- Je me suis allongé sous la tente pour me faire cagoler par la voix d’Esma. *
Hana-(Offusquée.) Babille, jase ! Je n’aime pas ça espèce de vilain Merle, cette femme est une ensorcoleuse, une racoleuse.
Sullivan- T’inquiètes pas ma Merlette, je me suis endormi dans ces bras comme un bébé rom tétant sa reine.
* Esma Redžepova-Teodosievska chanteuse rom macédonienne1945-2016
-30-
Hana- Sauve-toi vite !
Sullivan- Au petit matin mon aile a survolé Tessalonique. Hypnos m’attendait avec son bocal vide. Quand il a su que j’étais du même rhésus positif que lui il m’a pris par la main pour me conduire aux seringues ébouillantées…
…pour quatre cent drachmes il a rempli son flacon de malheur.
Hana- Un misérable suceur de sang.
Sullivan- Son argent m’a permis de manger la meilleure mussaka du marché. Avec de nouvelles forces j’ai pris mon envol pour la demeure des Vierges.
Hana- Tu as pu dormir au Parthénon ? Est-ce que tu m’as vu aussi batifoler avec elles ?
Sullivan- Aucun espoir je sais bien que tu n’es plus vierge depuis longtemps. Tu m’as bien dit que tu avais perdu ta virginité dès ton premier camp de pionnière…
Hana- (Pensive.) C’était au temps des Colonels ?
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Sullivan- Oui, je me suis fait discret au petit matin pour rejoindre Pláka.
Hana- Si tu ne viens pas tout de suite au Kokinou hôtel je n’écoute plus ton histoire abracadabrantesque.
Sullivan- J’ai des doutes sur ta perte de virginité au temps de la StB *, je crois bien que tu l’as perdu au Kokinou.
Hana- Tu en sûr ou c’est un syndrome crépusculaire.
Sullivan- Pendant une semaine tu t’es pendu à mon cou, tu as frotté tes seins sur mes cuisses alors forcement j’ai capitulé devant toutes tes avances de déesse lubrique.
Hana – (Agitant ses lolos sous sa chemise.) Qu’est-ce que tu as fricoté ?
Sullivan- Je t’ai surpris sur ta couche, arraché ton soutif, bloquer tes jambes avec ton string.
Hana- Et j’ai crié ?
* Sécurité d’état, service de renseignements tchécoslovaque.
-32-
Sullivan- Non, pas que je me souvienne…
Hana- Je me suis débattue ?
Sullivan- Non plus.
Hana- Alors j’étais consentante.
Sullivan- Non.
Hana- Décidément tu ne comprendras jamais rien aux femmes.
Sullivan- (D’une manière narquoise.) Aux femmes oui mais avec les déesses c’est différent…
Hana- J’ai eu au moins un quelconque plaisir ?
Sullivan- Je l’ignore, tout ce dont je me rappelle c’est la bouteille d’ouzo que j’ai vidée à la taverne de Spiros.
Hana- Je vais me plaindre auprès du mouvement MeToo. (Elle déambule sur scène en bougonnant.)
Sullivan- Aucune chance il y a prescription depuis longtemps et cela fait des années que j’ai récidivé avec toi ! Si tu es encore en état de voyager le jeune homme t’enmène sur son paquebot jusqu’au royaume de Candie.
-33-
Hana- Avec ton histoire, j’ai bien de la peine à m’endormir à te suivre…
Sullivan- Tu vas me soigner bientôt dans ma grande détresse.
Hana- Tu es en danger ?
Sullivan- Quand je suis arrivé à Matala, j’ai découvert ce que j’imaginais être le Paradise mais mon émerveillement fut vite sapé par les agissements d’Achlys déesse des poisons.
Hana- Elle t’a drogué ?
Sullivan- Surpris à mon reveil sous l’olivier de Manolis, elle m’a proposé une grosse grappe de raisin et m’a invité amicalement à la taverne de Georgios pour boire du résiné.
Hana- Plutôt sympha Achlys…
Sullivan- C’est alors que m’apparu le feu éternel ! Parcours l’enfer de Jheronimus, c’est cette femme aux seins nus en bas du tableau avec un dès sur sa tête…tu la vois ?
Hana- Oui très bien malgré ma cataracte.
-34-
Sullivan- Cette belle jeune fille effectuait régulierement le trajet de Constantinople à Matala avec une bonne réserve de Lsd qu’elle revendait aux hippies sur la terrasse de Georgios.
Hana- Mais comment elle t’a intoxiqué ?
Sullivan- Injections dans les grains de raisins, je n’ai jamais pu atteindre la terrasse et…
Hana- C’est à ce moment-là que je t’ai trouvé délirant dans les bras de Manolis.
Sullivan- Et qu’as-tu décidé ?
Hana- Je t’ai soutenu jusqu’à ma grotte, allongé sur mon sac de couchage, essuyé ton front dégoulinant de sueur, apaisé ton délire…
Sullivan- Au secours une nonne cochonne me lèche le cou !
Hana- Calme toi mon Cormoran…
Sullivan- Non ! Non pas la camisole, s’ils approchent je les brûle avec le bec Busen... là là (Les montrant du doigt.) les berets noirs ils descendent de la colline baillonnette au fusil…
-35-
Hana- (Elle soulève sa tête lui ouvre le bec.) bois, bois un peu mon grand, s’il te plait.
Sullivan- Du bromure encore ! Arrêtez de tourner la manivelle de la chifonie ma tête va exploser ! (Il se releve un peu.)
Hana- Met ta main sur ma poitrine, respire profondemment…
Sullivan- Enlevez-moi ces menottes ou je vous brûle les poignets avec ma cigarette ! (Il met en mouvement ses poignets.)
Hana- Doux, tout doux, il faut te reposer.
Sullivan- Elles sont oû les vagues ?
Hana- Là, juste au pied de ma grotte regarde…
Sullivan- Et le sable aussi ?
Hana- Oui le sable aussi et Manolis aussi.
Sullivan- Dès que les bérets noirs seront partis, tu m’avertiras promis !
Hana- Promis !
Sullivan- Dès qu’ils auront fini de manger le caniche sur la place de la révolution.
-36-
Hana- Prends encore un peu d’eau…
Sullivan- Tu ne fermeras pas la porte de la prison.
Hana- Bien sûre que non, il faudrait que tu dormes un peu.
Sullivan- Ah ! Non ils vont venir me chercher pour la reconstitution avec les barbus d’Eilat, tous ces voleurs de sac à main…
Hana- Encore une gorgée…
Sullivan- C’est de nouveau l’eau du climatiseur, beurk ! Elle est bouillante ! (Il recrache.)
Hana- Je crois que tu vas mieux. Tu as dit dans ton délire que tu allais faire la cuisine chez Georgios.
Sullivan- Exactement des frites pour ces anciens GI de retour du vietnam.
Hana- Je pourrai les gouter ?
Sullivan- Bien sûr avec deux gros souvlakis pour toi et après on montera à bord de ce grand paquebot Costa Concordia ancré dans la rade, il nous attend…
-37-
Hana- (Elle court vers la fenêtre.) Pour allez oû ? J’appréhende un peu…
Sullivan- Israël my love !
Hana- Je crois que je ne vais pas dormir de si tôt !
Sullivan- Mais si, mais si, dans mon paquebot tu pourras dormir, te réchauffer dans la sauna, te faire manucurer par ma coiffeuse, jouer au blackjack, manger du crabe royal du Kamtchatka, glisser sur un toboggan aquatique, te faire servir par des beaux gosses costumés, boire du café brésilien sur le pont, danser avec le capitaine à l’ouverture du gala de départ, boire du champagne dans notre cabine…
Hana- Assez ! Assez ! Tu sais bien que ce n’est pas mon genre, et avec combien de passagers dans les cabines ?
Sullivan- Peut-être trois mille ou trois mille cinq cent aventuriers rondouillards en culotte courte avec leur téléphone intelligent à la main !
Hanah- Pouah ! Je crois que je vais retouner barboter dans mes étangs.
-38-
Sullivan- Pas de panique ma Colombe, tu dois savoir que je n’ai que l’habitude des cales sombres des cargos Turcs, avec de bonnes odeurs de chaussettes.
Hana- Ah ! Tu me rassures, mais dis-moi tu as une coiffeuse ?
Sullivan- Ne t’inquiètes pas ce n’était que le temps d’une croisière ! (Changeant de sujet.) Le jour de notre arrivée à Haïfa un palestinien voulait me vendre une montre de contrebande.
Hana- Qu’est-ce que tu aurais bien pu faire avec une montre ?
Sullivan- Surtout que je n’avais pas un sou en poche, pour toute richesse ma chemise et mon pantalon alors une montre…
Hana- Comment pensais-tu trouver notre pitance ?
Sullivan- Chez les migrants socialistes du kiboutz Degania.
Hana- À peine arrivé tu veux me replonger à l’Est pour manger avec les premiers bâtisseurs.
-39-
Sullivan- Pionnière tu connais bien, tes souvenirs de jeune fille…
Hana- Je vais fuir tout suite.
Sullivan- On mange d’abord et on fuit après.
Hana- La fuite, la fuite elle a toujours une destination.
Sullivan- On va descendre les nouvelles lignes 67 pour plonger dans Coral Beach…
Hana- Paraît-il exceptionnelle, mais je n’ai pas de masque avec ce départ précipité.
Sullivan- Dés que j’aurai touché ma premiere paye à la mine de cuivre du roi Salomon je t’acheterai un masque pour plonger dans les jardins de coraux.
Hana- Et quel est ton travail à la mine ?
Sullivan- Je transporte la dynamite, je patauge dans les bacs à vidange des tombereaux Caterpillar, j’ouvre à mains nues les sacs de sel, je sue et transpire dans le désert de ma vie.
Hana- À quelle température ?
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Sullivan- Cela dépend du calumet de la paix…Chaque nuit des tout-fous du shillum jouent à la roulette russe en traversant la frontière minée jusqu’à Aquaba et retour.
Hana- Tu as aussi joué à la roulette ?
Sullivan- Non mais je suis allé rejoindre les Atlandes en marchant droit dans la mer jusqu’à l’asphixie.
Hana- Tu ne m’as pas répondu, à quelle température ?
Sullivan- Entre trente-cinq et quarante-cinq degrés selon les jours.
Hana- Et ce sont les atlandes pétés qui te réanimaient sur la plage ?
Sullivan- Oui en attendant ton arrivée.
Hana- Je t’ai vu sortir de la pharmacie avec six litres de sirop pour la toux, tu as attrapé une mauvaise grippe ?
Sullivan- Non, c’est juste un peu de codéine pour activer le shillum. Je venais juste de les déposer au bar de Moshé quand la police est arrivée pour arrêter tous les barbus.
-41-
Hana- Tu n’avais pas beaucoup de barbe à l’époque.
Sullivan- Suffisamment pour qu’ils m’embarquent.
Hana- Pourquoi donc ?
Sullivan- Tu leur avais dit qu’un barbu t’avait volé ton sac à main pendant ta promenade au bord de la plage.
Hana- Moi ! Un sac à main !
Sullivan- Heureusement que tu ne m’as pas désigné comme ton voleur sinon j’étais bon pour la prison de Tsahal, tu m’as sauvé de leur justice expéditive.
Hana- Je crois bien que tes sirops t’ont brassé les synapses, tu me vois avec un sac à main allongée sur le sable !
Sullivan- À un certain moment j’ai eu très peur, tu as hésité, je crois que je vais fuir dès demain ce lieu mal fréquenté.
Hana- J’ai tout même le temps de piquer un petit somme réparateur dans tes bras avant ton départ. (Elle met sa tête sur son épaule.)
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Sullivan- Dans le désert de Judée un manchot, camionneur de son état, me dépose au carrefour de la route qui mène à Messada. Le flambeau du monde s’assoit sur mon antique solitude. Fatigué par ce périple, mes larmes sont de sang, mes sanglots n’ont plus de route, plus de frein, je hurle, Nonette je t’en supplie, viens à mon secours !
Hana- Relève-toi mon Gros bec, je vais éponger tes yeux avec mes lèvres... (Elle l’embrasse.)
Sullivan- À Ein Gedi tu seras ma goutte de fraicheur, mon eau vertueuse, ma perle de rosée…
Hana- Tu es clean j’espère, le dernier bassin est tellement idyllique avec ses bambous protecteurs des regards indiscrets.
Sullivan- Tu es ma main, ma cascade animée… je bouge à peine, je fremis quand ma verge se dresse… (Il simule.) je sens que ton suc sécoule…
Hana- Oui encore plus fort je suis ta cascade amoureuse.
Sullivan- Je reprends courage et pour vingt agorots les maîtres du kiboutz nous autorisent exceptionnellement à dormir sur leur pelouse !
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Hana- Je suis ton oreiller douillet dans ce maudit gazon grippe-sou.
Sullivan- Demain dans ton prestigieux uniforme, tu me conduiras, mitraillette en bandoulière, sur ta barque militaire. Nous longerons le bord de la mer Morte sous le regard embusqué d’Arafat.
Hana- Me voilà maintenant engagée dans une unité de Tsahal ?
Sullivan- Oui momentanément pour assurer la sécurité d’un vieux barodeur inconscient ! (Il agite sa main en l’air.)
Hana- Quel âge a-t-il le baroudeur ?
Sullivan- Soixante dixsept printemps pour vous servir de guide à Jérusalem ! (Il bombe le torse.)
Hana- Je vais aller au souk pour me changer, je ne veux pas entrer par la porte d’Hérode en tenue militaire.
Sullivan- Je te trouve pourtant très érotique dans cette tenue.
Hana-(Taquinant.) Ce doit être ton alzheimer qui refait surface.
-44-
Sullivan- On devrait former un corps d’élite dès l’âge de la retraite pour dynamiser les Ehpad…
Hana- En attendant met ta kipa si tu veux aller au mur des lamentations.
Sullivan- Je crois qu’aujourd’hui je ne vais pas m’approcher trop près.
Hana- Et pourqoi donc ?
Sullivan- Tu sais bien avec mon parkinson naissant je risque le choc frontal.
Hana- Regardes plutôt vers le haut…la transcendance !
Sullivan- (Il s’approche de la fenêtre.) Oh ! Les gros flocons de ouate !
Hana- Mon Dieu ! De la neige à Jérusalem.
Sullivan- Pour notre arrivée dans la cité Sainte !
Hana- Alléluia !
Sullivan- Mais depuis quand tu loues un seigneur ?
Hana- Depuis que j’ai franchi la ligne j’encense le bon Dieu que je veux !
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Ensemble- Attention Pierre Feuille Lamentations !
Dans notre maison de retraite nous célébrons le grand ordinateur de l’univers ! !
Sullivan- À la porte d’Hérode je vais t’acheter une part de lune de miel.
Hana- Voilà bien un baroudeur gourmand et charmant.
Sullivan- Hein ! Tu portes sur le dos la couverture de mon lit, celle que j’ai louée à l’hôtel, celle que l’on m’a chipée pendant mon sommeil ! (Sourire amusé)
Hana- J’ai eu trop froid pendant la nuit, pardonnes moi mon dévoué, mon Inséparable.
Sullivan- Le Mont du temple est tout blanc, je suis frigorifié moi aussi, sauvons-nous dans le désert de Lybie pour réchauffer nos vieux os.
Hana- Encore s’envoler ! C’est une histoire sans fin à dormir debout !
Sullivan- Je t’avertis, tu vas avoir chaud mais je ne te garantis pas le sommeil dans cette auberge de Benghazi.
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Toutes les portes sont ouvertes et tout le monde se déplace de porte en porte pour prêcher la bonne parole.
Hana- Je devrai me justifier ?
Sullivan- Bien sûr.
Hana- Leur dire pourqoi je ne crois pas en Dieu ?
Sullivan- Oui et cela peut se prolonger toute la nuit.
Hana- D’une chambre à l’autre ?
Sullivan- Oui, j’ai même reçu une photographie d’un amoureux transi.
Hana-(Pouffant) Il est vrai que tu aurais encore du charme dans une maison de vieux haut de gamme !
Sullivan- Impossible de convaincre les mécréants que nous sommes. Éclipsons-nous discrètement par la fenêtre jusqu’au pays des Mendiants Orgueilleux* !
Hana- Ah ! Non, non et trois fois non !
*Roman de l’écrivain égyptien Albert Cossery 1913-2008
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Sullivan- Que se passe-t-il tu as peur des mendiants ou des orgueilleux ?
Hana- Ni l’un, ni l’autre, je voudrais tout bonnement dormir une nuit dans tes bras, ferme la fenêtre, nous partirons demain à l’aube, au premier avion pour le Caire.
Sullivan- (Allongé.) Je crois que je vais encore rêver toute la nuit.
C’est un voyage dans le futur car si ma mémoire est bonne, supposons, la première année je suis allé en Israel et c’est seulement… l’année suivante que je suis allé en Libye…
Hana- (Allongée.) Je t’en supplie dors, tu mélanges tout, qu’importe la chronologie des faits (Premier ronflement puis marmonne.) ils vont… nous réveiller tôt…. dans cet… hospice oriental….. Nous n’allons pas manger de toute la journée ?
Sullivan- Soit patiente regarde bien l’aiguille sur l’horloge.
Tu vas entendre un tintamarre de gamelles et alors seulement tu pourras dévorer Kochari.
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Hana- (Elle guette le cadran.) Hallucinant et délicieux !
Sullivan- Nous allons fêter la fin du ramadan.
Hana- Mais nous ne sommes pas musulmans ?
Sullivan- Alors fêtons la fin du socialisme d’Abdel*!
Hana- (Irritée.) Décidemment il me pousuit !
Sullivan- Qui ça ?
Hana- Le socialisme !
Sullivan- Viens je vais te montrer les mendiants tourneurs.
Hana- Bellissimes !
Sullivan- En transe, ils sont encore plus sublimes.
Hana- (Admirative.) Ces corps qui toupillent…Dieux du Nil en sueur… galabeyas souillées…
Sullivan- (Avec un sourire malicieux.) Je crois que c’est toi qui vas entrer dans une transe érotique.
* Gamal Abdel Nasser ancien président égyptien 1918-1970
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Hana- Wallah ! Celui qui est derrière… il est tombé !
Sullivan- Un autre l’a remplacé, et ça peut durer ainsi toute la nuit.
Hana- Je suis prête à les voir s’écrouler tous !
Sullivan- Alors je te quitte pour une petite heure.
Hana- Oû vas tu ?
Sullivan- Secret d’état !
Hana- Je t’attends au cinquieme étage d’un vieil immeuble fatigué rue Naguib el Rihani*, attention à la marche pour sortir de l’ascenseur.
Sullivan- Ne t’inquietes pas, je connais la maison, ce n’est pas la première fois que je rends visite à Hamel.
Hana- Hamel ? Qui est ce ?
* Naguib el Rihani 1889-1949 acteur et metteur en scène égyptien.
-50-
Sullivan- Ma mystérieuse Nefertifi, elle tourne tourne dans ma tête, son corps éxalté tombe à chaque visite sur son lit mais jamais, ô grand jamais, ne succombe à mes attraits.
Hana- (D’un air amusé.) Je crois que c’est toi cette fois qui va être prisonnier d’un délire érotique.
Sullivan- Hamel mariée n’ose pas tromper son mari.
Hana- Et toi, tu veux tromper ton Inséparable ?
Sullivan- (Il la tire par le bras.) Détourne ton regard de ces galabeyas mouillées, déguerpissons… je t’invite à manger la kefta ambulante avec en plus un mètre de canne à sucre, après nous irons dormir dans la cité des Morts.
Hana- Moi dormir avec les morts ! Jamais !
Sullivan- Allons ! Nous sommes tous des morts vivants, tu verras ils sont très affectueux….
Hana- J’ai la pétoche, la chair de poule… (Elle s’approche dangereusement de la fenêtre, met un pied sur la traverse basse.)
-51-
Sullivan- (Il la retient par la manche.) Calme-toi, Mohamed le gardien nous a réservé le plus somptueux des tombeaux…regarde une grande natte, deux coussins brodés sans oublier bien sûr une vaste moustiquaire !
Hana- Pas question !
Sullivan- Fake news ! C ‘était une fake new ! J’ai réservé une chambre au deuxième étage de l’immeuble d’Hamel.
Hana- Avec Nefertiti au dessus de ma tête je préfère malgré le chahut des klaxons.
Sullivan- Et tu n’auras pas besoin de monter dans cet ascenseur pourri. Demain à la première heure j’irai contacter les représentants du Dhofar* pour savoir oû sont passés mes médicaments.
Hana- Tes médicaments ?
Sullivan- (À voix basse) Secret diplomatique …. un colis que la poste… aurait… subtilisé.
Hana- Je ne te suis plus dans tes égarements nous allons nous faire arrêter par la stasi d’Abdel.
* Front de libération du Dhofar 1964-1976
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Sullivan- Et nous faire enfermer dans ses prisons au milieu du désert.
Hana- Sous des tôles brûlantes ils vont nous arracher les ongles.
Ensemble- Attention pierres feuilles pinces ! Nous allons souffrir le calvaire ensemble ! !
Hana- Demain je prends le premier avion en partance…
Sullivan- J’ai déjà les billets, regarde sur la piste le deuxième sur la gauche (Tous les deux acoudés à la fenêtre, il lui montre l’avion.)
Hana- Bon sang ! Ce vieux coucou !
Sullivan- Bizarre… il y a un mécanicien qui bricole sur une aile…
Hana- Il a jeté une piece métallique sur la piste, tu es sûr que c’est notre avion.
Sullivan- Oui, un ancien à hélice de la Royal Air Force du temps des glorieuses colonies.
Hana- Je n’arrive pas à lire, Yem… la peinture est un peu…
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Sullivan- Yemen Airlines… une charmante petite compagnie nationale.
Hana- (Arpentant la scène.) Il était une fois un jeune homme qui devait accomplir son service (Avec emphase.) dans les grandes compagnies aériennes de la planète et qui, pour endormir sa Coquette magnifique, lui proposa un voyage idyllique au Yemen !
Sullivan- Après une demie journée de retard tu vas
apprécier le confort des sièges récupérés dans l’ancien cinéma paradiso d’Aden…quant à la cabine de pilotage tu pourras la visiter, il suffit de tirer le rideau pour faire la conversation avec les pilotes.
Hana- Un vrai théatre de guignol ! Une belle vue sur le désert avec en prime un moteur qui tousse !
Sullivan- Tu tousses ?
Hana- Pas moi le moteur !
Sullivan- Je préfère, j’ai cru que tu avais attrapé la Covid.
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Hana- (S’adressant au public.) Ils devraient se faire rembourser leur billet les spectateurs.
Sullivan- Mais non je leur donnerai des médicaments à l’attérrissage.
Hana- Mais, mais tu m’avais pourtant dit qu’ils étaient pour les combattants du front ?
Sullivan- Oui bien sûr, je vais vérifier auprès des autorités marxistes-léninistes du mouvement dont tu fais parti d’ailleurs…
Hana- Moi !
Sullivan- Oui avec toutes tes combattantes en tenues militaires.
Hana- Il faut dire qu’elles ont de belles allures.
Sullivan- Toutes ces poitrines haletantes sous leurs chemisiers kaki et puis leurs démarches militantes.
Hana- Elles y croient à la révolution en marche ?
Sullivan- Bien sûr ! Et toi aussi.
Hana- À cette époque là chaque femme est propriétaire terriènne et peut choisir son ou ses maris.
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Sullivan- Dans un pays arabe !?
Hana- Oui les Dhofaries seules peuvent choisir.
Sullivan- Et toi tu m’as choisi ?
Hana- Oui mais d’abord j’ai vérifié l’origine de tes médicaments et contrôler tes manigences.
Sullivan- Mes manigences ?
Hana- Tes cours d’anglais ?
Sullivan- Juste un petit coup de pouce donné à mon valet de chambre qui rêvait de partir au USA.
Hana- Tu ne savais pas que c’était interdit par la ligne du parti ?
Sullivan- Non je l’ai su quand tu m’as arrêté, fusil en bandoulière, pour un interrogatoire devant ta police politique !
Hana- Oui mais quand j ’ai su que le front avait reçu les médicaments l’incident fut vite réglé.
Sullivan- Tu m’as même ramené en jeep jusqu’à mon hôtel !
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Hana- Et puis je t’ai présenté notre camarade président à la guest house.
Sullivan- Tu m’as fait peur quand tu nous as entourés avec ta garde rapprochée, dix soldates au beret noir, baillonnette au fusil.
Hana- Nous ! Comment ça nous ! Je ne peux pas être entourée et t’entourer, encore un mouvement sènile de tes plaques tectoniques !
Sullivan- J’étais avec mon nouvel ami Giulio*.
Hana- Il est nouveau dans le casting celui là ?
Sullivan- Un grand poète !
Hana- Et qu’elle était la raison de sa présence avec toi ?
Sullivan- Le reportage…
Hana- Quel reportage ?
Sullivan- (Sourire narquois.) Tu enquêtes de nouveau pour la milice, les vieilles habitudes.
* Giulio Stocchi poéte Milanais 1944-2019
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Il venait demander au président son accréditation pour assister au premier anniversaire de la révolution.
Hana- (Évasive) Cela se passait oû ?
Sullivan- Tu le sais fort bien, ne joue pas à l’imbécile avec moi.
Hana- Oui j’avoue sur la place principale, mais je ne suis pas fier de ce haut fait d’armes.
Sullivan- Et pourqoi donc ?
Hana- (En sourdine) Moi et la garde rapprochée nous avons du manger publiquement (Elle lui chuchote à l’oreille.)…
Sullivan- Quoi!
Hana- Un ca….
Sullivan- Non ! Un ca…un caniche !
Hana- Tout cru, tué à la baillonnette !
Sullivan- Et vous avez tout mangé ?
Hana- Oui ! De la la tête aux pattes viscères comprises.
Sullivan- La peau aussi ?
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Hana- Oui et en musique !
Sullivan- Ma pauvre Babillarde ce n’est vraiment pas une histoire pour t ‘endormir !
Hana- J’espère que tu l’as inventé cette histoire.
Sullivan- Non, non pas du tout, Giulio pourra l’attester.
Hana- Dés que je serai rentré en europe je lui rendrai visite pour confirmation.
Sullivan- En attendant, ce soir nous sommes invitées à la réunion du parti communiste chinois, une bamboula sur la plus haute terrasse de l’embassade.
Hana- Je suis invitée ?
Sullivan- Bien sûr si tu veux écouter, en bonne militante, les sempiternels discours des représentants de la république populaire de Chine.
Hana- Mais qu’est-ce qu’il fait ce cadre du parti Chinois, cela fait deux fois qu’il traverse l’assemblée en titubant ?
Sullivan- L’alcool de riz.
-59-
Hana- Et il va oû ?
Sullivan- À une vomissure party !
Hana- Ah l’abject ! Moi qui commençais à boire ses paroles.
Sullivan- Tu as trop bu toi aussi ?
Hana- Non, non je suis un esprit sain dans un corps sain.
Sullivan- Ecoute, écoute…
Hana- Mais quoi donc bonsoir de bonsoir !
Sullivan- Les coups de feu !
Hana- Je crois que c’est toi qui as trop abusé de l’alcool de riz.
Sullivan- Chaque soir un opposant est éliminé.
Hana- Et tu ne m’as rien dit, allons-nous-en ! Je ne resterai pas une minute de plus dans ce pays manipulé mangeur de caniche !
Sullivan- Tu as raison mon Alouette, monte à califourchon sur mes ailes d’azur, nous quittons ce désert humain morbide.
-59-
Hana- En route pour ?
Sullivan- Notre lit moëlleux. (Il arrange les oreillers.)
Hana- Elle est finie cette histoire, je vais enfin pouvoir dormir.
Sullivan- (Il lui pose un baiser sur le front.) Oui dors ma Tourterelle, demain sera une autre histoire….
(Hana commence à ronfler.)
-60-
Acte III
Hana – Sullivan - Jacote
(Hana dort sur le lit, Sullivan tatonne avec sa main sur son corps.)
Hana- Tu m’as réveillé…
Sullivan- Il faut que je récupère ta valise.
Hana- Quelle valise ?
Sullivan- Celle que j’ai enregistrée à mon nom à Tel-Aviv.
Hana- Rassures toi il n’y a rien de compromettant à l’intérieur.
Sullivan- Je l’ai mise à mon nom uniquement pour passer sans encombre les contrôles de sureté.
Hana- (Le sourire au coin de la bouche.) Faire bonne figure de touriste en quelque sorte…
Sullivan- Au bluff, au culot.
Hana- Et si elle s’était avèrée bourrée de haschich !
-61-
Sullivan- Pour l’heure nous serions tous les deux en cellule.
Hana- Tu me fais froid dans le dos, gratte-le-moi. (Elle se retourne.)
Sullivan- (Il pose sa main sur son omoplate et commence à gratter.)
Interpol m’aurait tout de suite interpellé…
Hana- Un peu plus bas, oui, oui…depuis plusieurs mois ils te recherchent…plus bas, encore, encore…
Sullivan- Il faut que tu m’accompagnes à la sortie de Roissy.
Hana- Tout de suite…moi qui pensais faire enfin la grasse matinée !
(Ils s’assoient sur le lit.) (Un temps.)
Sullivan- Je te gratterai plus longtemps au village.
Hana- Tu veux m’enmener au village, ton village ?
Sullivan- Oui mais d’abord il faut que l’on traverse tout l’hexagone incognito.
-62-
Hana- (Agacée.) Incognito, incognito tu n’as que ce mot à la bouche !
Sullivan- Ah je vois bien que tu n’as pas été confrontée à la clandestinité.
Hana- Qui sait, je suis peut-être jusque dans ton hexagone poursuivi par les sbires de la stasi ?
Sullivan- (Avec un sourire bienveillant.) Toi avec ta révolution de velours !
Hana- (Elle se penche à la fenêtre.) Humons l’odeur du regain dans les prés !
Sullivan- (De l’autre côté de la scène.) Il faut que tu anticipes devant derrière. (Il gesticule.)
Hana- Fini le désert ! Du vert du vert encore du vert !
Sullivan- Que tu repères toutes les attitudes un peu louches… (Simule une observation avec des jumelles.)
Hana- Regarde ce champ de coquelicots.
Sullivan- (Avec véhémence.) Un œil vers le bas, un vers le haut, un vrai guérillero !
-63-
Hana- Arrête ta paranoïa, un vol d’Étourneaux passe au-dessus de nos têtes …… waouh !
Sullivan- Une vraie Buse à tête chercheuse !
Hana- Il est encore loin ton village ?
Sullivan- Le train vas serpenter dans la montagne, s’étirer dans une profonde vallée, s’enfumer au col. Le conducteur va siffler tois fois pour avertir sa bien-aimée de son arrivée.
Hana- Sa fiancée habite ton village ?
Sullivan- Non, juste un hameau avant.
Hana- Il existe des régions oû les habitants ont un langage sifflé. (Un temps.)
Sullivan- Dès que nous serons descendus du train nous longerons les rails jusqu’à la guérite du garde-barrière.
Hana- Il te connaît ?
Sullivan- Oui mais mais la plupart du temps il se rendort dès que la locomotive est passée, donnes moi une pièce de cinq centimes alu.
Hana- Pour faire quoi ?
-64-
Sullivan- La posée sur le rail pour qu’elle se métamorphose en crêpe.
Hana- Une gaminerie de ton enfance ?
Sullivan- Tu le vois le garde-barrière, qu’est-ce qu’il fait ?
Hana- Il se drige vers une grosse manivelle…
Sullivan- Vites, vites court avec moi on va se pendre au bout de la barrière.
Hana- Mais il va nous soulever !
Sullivan- Dès qu’on l’entend jurer, on saute !
Hana- (S’arête devant Sullivan, elle lui embrasse la main.) Te voilà de retour dans ton patelin.
Sullivan- Je vais mettre mon oreille sur le rail pour qu’il me raconte mon passé.
Hana- Si on s’attarde, tu vas te faire repérer, tu m ‘as bien dit qu’il fallait que j’anticipe ! (Elle saisit son écharpe et lui cache la vue.)
Sullivan- Tu as raison Bergeronnette, prends ma main je vais te conduire les yeux bandés.
Hana- Pas très discret. Oû dois-je aller ?
-65-
Sullivan- Tout droit, toujours tout droit, tu traverses les rails, il y en a quatre, deux pour les allers, deux pour les retours.
Hana- Combien de mètres ?
Sullivan- À dix mètres sur ta droite nous sommes devant la maison de l’ancien boulanger.
Hana- Grande, cossue, inanimée.
Sullivan- Tu fais encore dix mètres et tu trouves aussi à ta droite la maison d’une vieille fille dénommée Service crottin !
Hana-Et pourquoi un tel sobriquet ?
Sullivan- Avec sa petite charrette d’enfant, sa pelle et sa balayette elle ramassait la crotte fumante derriere les troupeaux de vaches.
Hana- Il y avait pluseurs troupeaux ?
Sullivan- Deux. (À petits pas.) Fait attention oû on met les pieds je n’ai pas envie de sentir la bouse tout de suite !
Hana- Je fais de mon mieux, je suis une citadine moi, élevée sur un trottoir !
-66-
À ma gauche je vois un portail d’entrée monumental, grand ouvert, avec dans la cour une Jaguar dernier modèle capitaliste.
Sullivan- La berline du patron. Une usine de cartonnage oû l’on pouvait récupérer les meilleurs tubes carton pour fabriquer nos bazoukas longue portée.
Hana- Diable des bazoukas ! Pour faire la guerre ?
Sullivan- La guerre d’Indochine pardi !
Hana- Nous on ne jouait pas la guerre… Tiens là un carrefour, il y a une croix sur un double socle si on s’asseyait un moment… (Ils s’assoient sur le socle.)
Sullivan- La croix de tous les rencards, de toutes les confidences, de tous les complots.
Hana- Déjà !?
Ensemble- (Leurs poings levés.) Attention, Pierre, Feuille, Bouches cousues
Nous ne sommes pas encore séniles ! !
-67-
Sullivan- (Ils marchent à nouveau.) Si tu regardes de l’autre côté de la rue, à droite une petite entreprise familliale brevetée pour une cire miracle, à gauche un locatif sur rez pour les prolos de l’usine.
Hana- Pas très bien logés vos travailleurs… si on continue à déambuler dans la rue on va se faire repérer aisément.
Sullivan- Tu as raison, je vais devoir accélérer la traversée du village.
Hana- Du coup, ils vont vouloir encore se faire rembourser leur billet les spectateurs ! (Elle retourne s’asseoir au bord du lit.)
Sullivan- (Haranguant le public.) Attention ! Attention ! À votre droite, une adolescente handicapée mentale vocifére, cicle, bave abondamment sur les passants… À votre gauche, la femme de l’avocat court désespérément autour de sa maison après son fils Augustin…
À votre droite, un balcon en bois avec Pauline simple d’esprit qui interpelle les mouches…
-68-
Sur l’accotement de gauche, la camionnette d’un maçon italien éreinté…
En face la cour intérieure d’une résidence secondaire habitée seulement en été par une grande grande femme et un tout petit monsieur…
Premier carrefour, premier roulement de tambour du dernier annonceur public… Sur le petit chemin de gauche arrivent pompettes et titubants les frêres Galopin clochards Valaisans… Le petit chemin de droite conduit la peau de lapin au pattier et le gamin au généreux limonadier. En avant toute ! À gauche l’inscription Fasciste se fait remarquer sur la façade une petite villa discrète… en face le joueur de buggle de la fanfare municipale répétaille... Dix mètres plus haut le premier tas de fumier sur votre gauche, en face une écurie, derrière une porte vitrée jamais éclairée, jamais lavée, derrière une silhouette noire-rare…
Hana- Eh ! Attention un vieux monsieur traverse la route…
Sullivan- Je le reconnais rien qu’à son odeur, Bredaine, chemise sale, crane rasé noir, berk… berk… berk !
-69-
Hana- Il se dirige vers le tas.
Sullivan- Il va pisser et montrer sa queue à tous les passants.
Hana- Ah le sagouin ! Sauve-qui-peut…
Sullivan- Non ! Nous, enfants, on le poussait dans le tas.
Hana- Honte à toi reprend vite ton accéléré !
Sullivan- (Harrangant à nouveau le public et montrant du doigt…à l’aveugle.) Contre le mur à droite un tourniquet à eau pour réajuster le niveau dans nos bidons de lait…Dix mètres plus loin à gauche une grande cour avec au fond une deuxieme écurie, la ferme Ploutin…
Toujours dans la cour mais avec chambre ouverture côté route, le professeur de philo du lycée, un pédophile notoire… En face le pallaisson de Marte, vieille fille très exitée par tous les rats morts de la batteuse… À l’opposé un escalier en pierre grimpe pour la famille Plotin, un vieux garçon plus papa maman…
À droite tout en retrait entre deux pans de mur,
-70-
un petit portail bleu avec un jardinet fleuri pour deux homos quinqua amoureux et très réservés, les Ratons Laveurs du village…
Hana- (Elle l’interrompt.) Quel est ce bruit infernal ?
Sullivan- Remontons encore les derniers pans de mur…des murs encore des murs.
Hana- Quel vacarme mécanique ! (Bruits de presse.)
Sullivan- Vous découvrez maintenant mesdames et messieurs la plus frénétique entreprise de moellons des frêres Palette. Presses en mouvement avec des petits des grands pour vos murs vos dalles, vos miradors. Il y a les tout frais encore humides, les moins secs, les tout secs près à grimper dans le camion pour leur prochain chantier. Bang, bang, le big bang ! Deux fois par semaine le village presse, le village tremble !
Hana-(Ironisant.) Nous avons choisi le bon jour.
Sullivan- Qu’est-ce que tu dis ?
Hana- Quoi ?
-71-
Ensemble- (Ils mettent leurs mains sur leurs oreilles.)
Attention, Pierre, Feuille, Presses ! Nous ne sommes pas encore sourds !
Hana- Fuyons !
Sullivan- Cinquante mètres plus loin un chemin plat lézarde entre une haie folâtre et un coteau de vigne, nous arrivons bientôt.
Hana- Mes oreilles respirent enfin.
Sullivan- Tu vois le virage au loin.
Hana- C’est le bon ?
Sullivan- (Elle lui enlève son bandeau.) Oui c’est le mien, je l’ai viré à pied, à vélo, à mobilette, en courant, en chantant, en pleurant, avec le bidon de lait le pain frais grignoté… c’est le virage pompette du facteur.
Hana- Maintenant je vois une grande maison.
Sullivan- Avec à l’entrée de la cour deux platanes de chaque côté du portail,
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un cerisier à gauche un pommier à droite.
Hana- Quelle chance, vous l’habitiez toute ! Quand je pense que nous nichions à six dans un quatre pieces coupé en deux par les communistes !
Sullivan- (Il s’immobilise, la retient par le bras.) Attend-il y a de la visite, le fourgon bleu garé devant le mur d’entrée…
Hana- (Avec étonnement.) Oui le fourgon ?
Sullivan- C’est celui de la gendarmerie nationale !
Tu vas faire diversion et demander le chemin pour aller au château.
Hana- Tu as aussi un château ?
Sullivan- Pendant ce temps je longerai la vigne pour te retrouver derrière la maison.
Hana- Bien mon capitaine tu as aussi une vigne ?
Sullivan- Mais je reconnais le chauffeur du fourgon… c’est Jacote !
Hana- Diable ! Comment est-elle arrivée là ?
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Sullivan- Après le vol du bijou de ta mère, elle s’est fait arrêtée par la police, jugée, condamnée à dix ans pour aller casser les cailloux à coté de Dijon.
Hana- La moutarde ?
Sullivan- (Haussant les épaules.) Oui.
Hana- C’est cher payé, pauvre Jacote… pauvre maman…
Sullivan- Le tribunal lui proposa de commuter sa peine en un engagement de cinq ans dans les berets noirs.
Hana- Pour aller où ?
Sullivan- Dans la garde rapprochée du roi Quabous à Oman.
Hana- Alors là, alors là, ils vont vraiment nous prendre pour des dingos les spectateurs !
Sullivan- Si, si elle déterra de nombreuses mines sur la ligne qui sépare le Dhofar du Yemen du Sud…tu saisis.
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Hana- Je vois… je l’imagine bien, bayonnette à la patte avec son béret noir sur la tête et sa longue queue trainant dans le sable !
Sullivan- Après cinq ans de bons et loyaux services auprès du Roi, elle rentra au pays et réussit brillamment le concours d’entrée dans la gendarmerie.
Hana- Et que fait-elle donc aujourd’hui dans ce fourgon ?
Sullivan- Elle attend son collègue qui a été interroger ma maman comme chaque semaine depuis un an.
Hana- Ah oui je comprends, pour savoir si elle a reçu du déserteur une carte postale, un télégramme, un courrier, lui tirer en quelque sorte les vers du nez pour lui remonter le moral.
Sullivan- Tu ne la salueras pas pour moi mais mon cœur est avec elle…
Hana- Donc je lui demande le chemin pour monter au château ?
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Sullivan- Oui le château de Ternier*…
Hana- Et en plus vous étiez descendants de la noblesse peut-être…Mazette !
Hana- Ce n’est pas le moment de ricaner on se retrouve derriere la maison dès que la camionnette est partie.
* Ancien Château fort du 18ème siècle appartenant à la famille de Ternier.
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Acte IV
(Chants d’oiseaux.)
Sullivan- (Surgit au fond de la scène.) Coucou !
Hana- (L’écho au centre de la scène.) Coucou !
Ensemble- (Avançent l’un vers l’autre, s’enlacent.) (Un temps.) Pierre, Feuille, Monnaie ! ! Vidons nos poches… Allons sur le chemin des Délices exalter nos richesses…
(Ils avancent jusqu’à la rampe, s’assoient côte à côte au devant de la scène, regarde le public.)
Sullivan- Courbe l’échine
Hana- des talus.
Sullivan- Mord l’herbette,
Hana- dans ta bouche suçote !
Sullivan - Fend l’herbe coupante,
Hana - siffle l’écho de nos passions.
Sullivan - Mentonnes le bouton d’or
Hana- Souffle ! Souffle ! La fleur du pissenlit.
Sullivan- Dans nos cheveux,
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Hana- La brise entonne le murmure
Sullivan- du ruisseau.
Ensemble- Attention truites vives ! !
Sullivan- Nos doigts fleuris de muguets
Hana - bousculent vos abris de pierre,
Sullivan- Les grenouilles grimpent sur nos genoux
Hana- les têtards s’agenouillent à nos pieds.
Sullivan- Dans les jeunes roseaux
Hana- les Fauvettes
Sullivan- tissent leur nid.
Hana- La couleuvre est frayeur
Sullivan - quand saute le remoud.
Hana- Viens mon doux ténébreux cueillir l’asperge sauvage,
Sullivan- attarde-toi à l’anémone quand la mousse
chatouille l’humus de ton nez.
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Hana- Tu sais déjà oû se cache la morille noire phallique,
Sullivan - la morille jaune chancelante décomposée à ta lèvre. Bouscule chahute la feuille !
Hana- Dans le pré le mousseron nous attend.
Sullivan- Adossé au tronc le pied violet sommeille.
Hana- Dans le sous-bois la trompette se cache
Sullivan- brave son trépas.
Ensemble- Sortons nos opinels, nous ne sommes pas encore morts ! !
Hana- Le plus jeune noisetier
Sullivan- est en nous !
Hana- Trempons l’écorce,
Ensemble- À nos salives, la sève ! Frappe les trois coups brigadier ! !
Sullivan- Tambourinons allègrement les manches
de nos habiles lames !
Hana- La cadence taille !
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Sullivan- L’instrument convie plus d’une fois
le merle embusqué dans le bois,
Hana- au ciel l’Étourneau épie le raisin,
j’ai écrasé la grappe sur ton nez,
Sullivan- j’aspire le jus de ta pèche de vigne.
Ensemble- Les saisons font marche arrière ! !
Nous ne sommes pas encore décidés ! !
Sullivan- Chante l’ivresse des cerises, la douceur de la pomme.
Hana- La prunelle sauvageonne se cache, attends.
Sullivan- Dans l’herbe gelée la poire garde son suc.
Hana- Dans la queue de l’écureuil la châtaigne pique.
Sullivan - La noisette est encore et encore trop tendre.
Hana - La ronce rebelle livrera bientôt son fruit.
Sullivan- Roule l’épi dans tes paumes,
Hana- sépare le bon grain de l’ivraie
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Ensemble- En bouche shewing sa gum ! !
Hana- Dans le champ
Sullivan- maïs couche moi !
Ensemble- Un deux trois, pierre, feuille, abaissons nos culottes de soie ! !
Hana- Dans ta chevelure danse le murier,
Sullivan- Dans ton cou ma verge bataille,
Hana- sur ma cuisse elle glisse,
Sullivan- Murmure moi
Hana- le bleu du ciel,
Sullivan- le coton des saisons,
Ensemble- Nous serons bientôt au goutte à goutte ! !
Sullivan- À la renverse,
Hana- La larme à œil,
Ensemble- Dans vos coquilles venez à nous chaleureux escargots ! (Un temps.)
Sullivan- Il est à moi !
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Hana- Je l’ai vu avant toi !
Sullivan- Mon panier est presque plein,
Hana- de bave tu jubiles,
Sullivan- Celui-là rampe dans ta narine
Hana- Cet autre tourne autour de ton nombril
Sullivan- Ces deux là ironiquement copulent…
Mère prépare le gros sel !
Il est temps de rentrer à la maison.
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Acte V
La mère de Sullivan, Le juge, un greffier.
(La mère, debout, les deux mains posées sur le dos d’une chaise. Le juge en robe, à califourchon sur une chaise, en face de la mère. Le greffier devant un petit bureau un peu à l’écart.)
Le juge- Accusée veuillez poser la paume de votre main droite sur la tête de votre mère et dire je le jure.
La mère- (Elle simule le geste.) Je le jure.
Le juge- Veuillez décliner votre nom de jeune fille, prénom, date et lieu de naissance.
La mère- Quatre-bœuf Marie, 13.12.13, La Crête Savoix.
Le juge- Vous êtes condamné à ce jour pour divulgation de votre état d’âme un soir de Noël, reconnaissez vous le fait qui vous est reproché ?
La mère- Oui.
Le juge- Plaidez-vous coupable ou non coupable.
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La mère - Non coupable votre honneur.
Le juge- Pouvez vous nous indiquer les circonstances du délit.
La mère - C’était un soir féerique de neige poudreuse...
Le juge- Je ne vous demande pas la météo mais les raisons de votre confidence.
La mère - Je voulais communiquer mon état d’âme.
Le juge- À qui s’il vous plait, soyez plus précise…
La mère - À mon fils qui mangeait avec moi.
Le juge- Et que mangiez vous ?
La mère - De magnifiques escarcots de Bourgogne ramassés pendant l’été. Je me souviens qu’il avait, ce jour là, oublié l’heure du repas, il était rentré à la maison à deux heures de l’après midi avec un panier…
Le juge- Allons allons Mademoiselle Quatre-Bœuf nous nous égarons…
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…pouvez-vous indiquer à la cour votre toute première indignation.
La mère - Si je me souviens bien c’était un jour de traite, j’ai malencontreusement mis mon pied dans le bidon à lait.
Le juge- Quelles furent les conséquences ?
La mère -Le lait renversé dans la rigole à fumier fut perdu !
Le petit Bon Dieu…
Le juge- De grâce ne méler pas Dieu à notre affaire !
La mère - Détrompez-vous Monsieur le juge, c’était le surnom donné à mon père qui, pour un oui ou pour un non, nous jurait dessus à grand coup de Nom de Dieu, de Sacré Bon Dieu, de Nom de Dieu Sacré Bon Dieu…
Le juge- Dites moi, un grand épidermique votre père.
La mère - Oui, oui avec un bâton toujours prêt pour nous rosser !
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Le juge- Pouvez-nous dire en quoi consistait votre travail ?
La mère - Traire matin et soir, porter le fumier sur le tas, répandre la paille fraîche, garder les vaches au pré, un travail plutôt agréable avec notre chien Siki.
Le juge- Et combien aviez-vous de vaches à l’étable ?
La mère - Voyons… Louisette , Pomponnette, Grosse Bouse… Tabl…
Le juge- Je ne vous demande pas leur nom que diable !
La mère - Six ou sept Monsieur le Juge.
Le juge- Comment vous ne vous souvenez pas alors que vous les avez traits tous les jours.
La mère - C’est à dire…
Le juge- Vous semblez hésiter.
La mère - Si… c’est à dire que depuis la dernière cuite du Petit Bon Dieu il y en avait une de moins je crois bien…
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Le juge- Précisez vos dires s’il vous plait.
La mère - Et bien voilà, la dernière fois que petit Bon Dieu est parti à la foire de l’autre coté de la montagne il a embarqué Tableau, notre plus belle genisse, sans nous avertir, lui a fait traverser le lac gelé qui est par chez nous….
Le juge- Abrégeons abrégeons s’il vous plait.
La mère - Lui a fait grimper le col du Chat… la pauvre bête… pour la vendre au plus offrant sur le marché.
Le juge- Bon, greffier notez six vaches , nous ne sommes pas à une vache prêt !
La mère- Quand il est rentré le soir même, il s’est dirigé tout droit vers le tonneau de la cave et quand il fut bien saoul il s’en est pris à ma pauvre mère attristée.
Le juge- Avec le bâton ?
La mère - Non avec ses poings, le bâton c’était pour moi, mais il faut dire que souvent il frappait à côté.
Le juge- Greffier n’oubliez pas de noter le bâton !
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Mademoiselle Quatre Bœuf pouvez vous nous transmettre la seconde…
La mère - Quelle seconde ?
Le juge- Votre seconde indignation que diantre !
La mère - Et bien je trimais dur derriere le soc…
Le juge- Le soc ?
La mère - Oui, le soc de la charrue tirée par les deux bœufs de mon père.
Le juge- Quel âge aviez-vous donc ?
La mère - Douze ou treize, je ne me souviens pas très bien…
Le juge- Je vois vous êtes faché avec les chiffres et pourtant vous alliez à l’école à cet âge là.
La mère - Oui, Marie Ange, mon institutrice à l’école de la Providence de la Crète…
Le juge- Greffier notez douze, ce sera une année de plus pour sa retraite, s’il vous plait mademoiselle pas de prosélitisme dans cette assemblée laïque.
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La mère - Non, non mais Marie Ange était venue spéciallement à la maison pour insister auprès de mon père, elle voulait qu’il accepte la poursuite de ma scolarité car j’étais une très bonne élève.
Le juge- Cela est noté sauf peut-être pour le calcul, mais revenons à nos bœufs !
La mère - Après même pas cinq lignes de labour, vlà-t’y pas que Petit Bon Dieu commence à m’injurier me traitant de bourrique, de bonne à rien incapable de tracer un sillon droit !
Le juge- Droit ? !
La mère - Oui droit Monsieur le juge ! Vous vous rendez compte !
Le juge- Mademoiselle Quatre Bœuf, je ne suis pas dans cette cour pour juger Petit Bon Dieu votre père, excusez-moi, mais votre attitude… Qu’avez-vous donc fait ?
La mère - Je lui ai dit que si mes sillons n’étaient pas droits il avait qu’à les faire lui même !
Le juge- En fait un terrible dilemme pour lui car il est impossible de conduire le soc et les beufs en même temps,
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êtiez vous consciente de votre intransigeance à son égard ?
La mère – Absolument !
Le juge- Et ensuite ?
La mère - Je me suis assise au bout du champ et me suis mise à pleurer de tout mon soûl.
Le juge- De la désobéisance civile en quelque sorte. Enregistrer cela à décharge au dossier. (Il se lève.) Silence dans la salle ou je fais évacuer tous les indignés ! (Il se rasseoit.) (Un temps.) Continuez Madamoiselle Quatre Bœufs mais s’il vous plait cessez de sangloter, greffier donnez donc un mouchoir à la prévenue… (Le greffier sort de sa poche un mouchoir à grands carreaux et se déplace. )
La mère - (Sanglotant tout bas.) Voilà…c’est… c’est cela Monsieur…le Juge… in … in…indignée que je fus quand il refusa … de m ‘inscrire à l’école… des institutrices après ma brillante réussite au brevet élémentaire.
Le juge- Mais bougre pour quelles raisons ?
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La mère - Tu ne gagnes pas le pain que tu manges m’a t-il répété jour après jour !
Le juge- Qu’a t-il fait ?
La mère - Envoyé sur-le-champ à la ville et placé comme employée à tout faire dans une pâtisserie.
Le juge- Je comprends nous voilà loin des palmes académiques !
La mère - Mais voyez vous Monsieur le Juge ce qui m’indigna le plus ce n’est pas la patisserie, elle était délicieuse…
Le juge- Ne nous mettez pas le baba à la bouche, s’il vous plait.
La mère - Mais la déclaration de la guerre avec nos voisins.
Le juge- Ah ! Oui cette grande tragédie qui traversa les lignes.
La mère - Et qui contraint mon frêre au S.T.O* obligatoire.
* Service du travail obligatoire durant l’occupation de la France par l’Allemagne nazie.
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Le juge- Un problème d’homme, en quoi le départ de votre frêre vous affecta-il ?
La mère - Quand les hommes partent en guerre c’est les femmes qui trinquent ! J’ai dû le remplacer dans la petite buvette qu’il tenait au bord du Rhône.
Le juge- Un travail plutôt bucolique somme toute.
La mère - Un travail au service des alcooliques vous voulez dire… bien loin de mes rêves professionnels.
Le juge- Nous en tiendrons compte, nous en tiendrons compte (S’adressant au greffier.) incrivez cela au proces-verbal.
La mère - Un travail pénible par tous les temps mais qui me permit tout de même de rencontrer un homme charmant.
Le juge- Nous ne vous demandons pas le courrier du cœur, qu’avait-il donc de si séduisant ?
La mère - Sa façon de frapper l’œuf dur sur le comptoir, ses cheveux noirs, ses mains de boucher-charcutier…
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Le juge- Il vous a taper dans l’oeil tout de suite… (À mi- voix.) Je sens que je m’égare.
La mère - Oui, bien vite il me proposa de remonter les bouteilles de la cave et de m’aider à la fermeture de la buvette.
Le juge- Un grand timide pour une tenancière campagnarde mais très dégourdie, je ne vois là aucune source d’indignation.
La mère - Si, si monsieur le juge le poids des bouteilles et la timidité maladive de ce prétendant.
Le juge- Greffier notez uniquement le poids des bouteilles.
La mère - Sans vouloir mettre la charrue avant les bœufs, il fut très vite un amant délicieux.
Le juge- Et ils furent très heureux avec de nombreux enfants ! La routine en quelque sorte.
La mère - Non, non détrompez vous monsieur le juge, les enfants en temps de guerre ne sont pas toujours désirés. Ils ont toujours faim. Je n’avais pas de lait et sans charbon on a du brûler …
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nos meubles ceux là même achetés avec nos premières économies.
Le juge- (S’adressant au greffier.) Soulignez sur le PV le lait, le charbon et pas toujours désirés en rouge.
La mère - Nous avons tout de même fêté la première communion de la petite avec une abondante victuaille venant de la Crète Savoix, un passage clandestin et héroïque de mon homme depuis la zone libre.
Le juge- Holà ! Holà ! je ne veux plus rien entendre, voulez vous que je l’inculpe pour marché noir !
La mère - N’oubliez pas monsieur le juge que mon époux avait l’habitude d’aller tuer le cochon dans les campagnes.
Le juge- Si vous insistez je vous inculpe pour corruption de fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions ! Greffier n’enregistrer pas ces aveux au dossier s’il vous plait.
La mère - J’ai le souvenir d’avoir un peu trop bu ce jour là,
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l’alcool me fit grimper sur la table pour chanter « Le temps des cerises ».
Le juge- Un chant révolutionnaire !
La mère - Je ne sais pas monsieur le juge, je l’ai toujours trouvé très beau, c’était le seul que je connaissais en entier.
Le juge- Certainement pas appris avec Marie Ange…passons, passons, à la suivante.
La mère - Quoi, quelle suivante ?
Le juge- Indignation bien sûr ! Il faut bien que le public s’y retrouve !
La mère - Ce fut le retour de mon frêre du S.T.O.
Le juge- Vous deviez être plutôt contente, la gerre finie, les retrouvailles avec votre frêre, plus de bombe sur la tête, plus de sirène, plus de ticket de rationnement, plus de couvre-feu, les clients tous assoiffés au comptoir en veux-tu en voilà des canons de rouge de blanc, des jambons beurres des œufs durs de la ferme…
La mère - Oui, oui beaucoup de travail, la caisse remplie tous les soirs mais…
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Le juge- (Irrité.) Mais quoi encore !
La mère - Nous devions rendre la buvette au frangin et trouver un nouvel emploi.
Le juge- Chose facile à cette époque là.
La mère - Oui mais mon mari voulait retourner dans son pays d’enfance pour prendre un nouveau commerce…
Le juge- Une boucherie-charcuterie ?
La mère - Non non pensez-vous !
Le juge- (Ironiquement.) Cela m’arrive quelque fois…poursuivez s’il vous plait.
La mère - Et s’il ne me plait pas…hein ! Le grand hôtel restaurant- bar qu’il loue à l’autre bout de la France en face d’un poste frontière.
Le juge- Ah ! Oui ce fameux hôtel près de la gare oû vous retrouver son chien Leon en train de pister les clients remontant leur culotte.
La mère - (Frappant son index sur sa tempe.) Décidemment je ne sais pas comment ils vont suivre les jurés ?
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Le juge- Ce fameux bar oû il a dansé sur le zing à la naissance de votre dernier fils !
La mère - Indignée monsieur le juge par un tel comportement venant d’un père de famille.
Le juge- (Avec emportement.) Greffier reveillez-vous ! Inscrivez qu’il danse sur le zinc.
La mère - Je me retrouve avec dix fois plus de travail que dans la buvette, service au bar, à la cuisine, au restaurant, l’entretien des chambres, lessives encore des lessives avec trois enfants dans mes pattes.
Le juge- Madame, un peu de respect pour vos jambes, vous n’êtes pas une bête gravissant sans compter les marches de la cave au grenier de cinq heures du matin à une heure tardive du soir.
La mère - Je tiens à ce que le travail de mes jambes soit inscrit au proces-verbal.
Le juge- Mais vous n’êtes pas seule à trimer que fait votre séduisant mari ?
La mère - Oh je ne peux pas l’incriminer, il fait toutes les courses, monte le vin de la cave…
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Le juge- Ce n’est pas très nouveau… mais encore… (Se grattant l’oreille.)
La mère - La cuisine aussi, un excellent cuistot, le service à la restauration, au bar, la conversation au zing, une bonne diplomatie pour virer le client trop émèché.
Le juge- Un partage des tâches complice en quelque sorte.
La mère - Oui mais c’est au lit que je voudrais m’indigner !
Le juge- Je suis prêt à tout entendre...
La mère - Il avait un malin plaisir à me chatouiller la plante des pieds et j’ ai horreur de cela, ça me crispe énormement.
Le juge- Greffier inscrivez chatouilles malignes sous les pieds… rien de bien méchant jusque là.
La mère - J’aimerai vous y voir !
Le juge- Mademoiselle Quatre Bœuf ! Oû ai-je la tête ! Le public me signale que vous avez changer de nom avec votre mariage. Madame Guili Guili !
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Je vous demanderai de respecter la cour et son serviteur votre juge…continuez.
La mère - Indignée par son piquet votre honneur !
Le juge- ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse énnemie ! Ai-je bien entendu… (Dans sa barbe.) foutues oreilles… (À voix haute.) nous sommes dans un prétoire de la république ! Veuillez vous exprimez en bon et intelligible français saperlipopette !
La mère - C’est toujours quand nous allions enfin, vers une heure du matin, mériter un bon sommeil réparateur dans notre lit que monsieur avançait son …son …instrument pour ne pas offusquer votre honneur…
Le juge- Et alors ?
La mère - Je n’avais aucune envie de satisfaire ses appétits.
Le juge- Et alors ?
La mère - Je ne vais pas lui répéter trois fois ! Du harcellement…
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Le juge- Je comprends bien, mais ensuite vous a-t-il violé ?
La mère - Tout naturellement et voilà bien mon indignation !
Le juge- Greffier souligner en rouge au crayon gras « viol avec prémiditation ». Et ensuite pouviez-vous enfin dormir ?
La mère - Oui jusq’au lendemain, parfois jusqu’au surlendemain s’il fermait le bar très tard.
Le juge- À le bonheur ! Vous êtiez tranquille au moins pour quelques jours.
La mère - Oui mais ce rythme de travail harassant fut maintenu pendant huit longues années.
Le juge- Jusqu’au « burn out » je suppose ?
La mère - Burn quoi ? En bon et intelligible français n’en déplaise à votre honneur !
Le juge- Inscrivez juste surmenage passager, le burn out n’existait pas à cette époque d’après guerre.
La mère - Vous m’indigner votre honneur !
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Je suis sortie de cet hôtel les deux pieds en avant, sur un brancard !
Le juge- Nous inscrirons le brancard comme preuve à conviction mais oû celui-ci vous a-t-il conduit ?
La mère - Dans une charmante maison bucolique avec à l’entrée deux platanes bien noueux, avec une grande cour interieure et des canetons, un bassin avec une source réparatrice, un grand jardin avec une Pie voleuse…
Le juge- Enfin le repos tant espéré, tout vient à point à qui sait attendre* !
La mère - Encore un de ces vieux proverbes populaires utilisés à tord et à travers !
Le juge- Je ne vous permets point ! Nous n’avons pas gardé les vaches ensemble me semble-t-il ! Mentionnez l’impolitesse de la prévenue. C’est la dernière fois que je tolérerai un tel écart de language. Voyons, voyons madame Guili-Guili vous devez bien admettre que votre condition de femme allait s’améliorer.
* Clement Marot poète français 1496-1544.
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La mère - S’améliorer ! S’améliorer ! Avec des bidons dans les chambres pour nos besoins de nuit.
Le juge- Mais la journée oû alliez vous donc ?
La mère - Dans un cabanon au bout de la terrasse avec pour toute lunette une planche en bois trouée et du papier de boucher froissé pour nous éssuyer le postérieur.
Le juge- Effectivement de qoi s’indigner… notez le papier de boucher.
La mère - Notez également que nous n’avions pas d’eau chaude, pas de salle de bain, pas de téléphone, un seul fourneau au charbon dans la cuisine et que l’hiver la glace s’aggrippait sur le vitrage à l’intérieur des chambres.
Le juge- Vous éxagérer pas un peu Madame Guili Guili, attention vous avez juré sur la tête de feu votre mère cela pourrait vous coûter la perpétuité.
* Clement Marot poète français 1496-1544.
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La mère - Indignée à perpétuité pour sûr quand mon mari décida de rénover cette charmante maison.
Le juge- Une bonne intention.
La mère - Vous voulez rire !
Le juge- Au point où nous en sommes…
La mère - Il sortit sa masse et démolit en peu de temps toutes les parois intérieures.
Le juge- Il avait donc changer de métier ?
La mère - Une envie de créer un open space tout confort.
Le juge- Décidemment sœur Marie Ange vous apprenait bien à parler l’anglais !
La mère - J’ai du surtout apprendre à bien respirer la poussière, à balayer les gravats, à décoller les tapisseries, à mastiquer poncer murs et fenêtres…
Le juge-(Outré.) Arrêtez ! Arrêtez ! Vous êtes encore convalescente ! (Penché sur sa chaise, accablé, sa main droite soutenant sa tête.)
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La mère – Enfin ! Vous compatissez à ma douleur.
Le juge- Greffier ! Apportez-lui un verre d’eau pour chasser la poussière !
La mère - Vous n’avez pas encore tout entendu…
Le juge- Misère de misère quoi encore ?
La mère - Ce fut par un matin grisouille d’automne…
Le juge- Épargnez moi votre lyrisme s’il vous plait !
La mère - Il cracha.
Le juge- (Il se lève brutallement.) Mais que cracha-t-il donc ?
La mère - Un énorme caillou de sang !
Le juge- Mon Dieu je sens que je vais rendre ma robe !
La mère - Le cancer votre honneur ! Il m’a fait un cancer !
Le juge- Le pauvre homme ! (Il se rassoit.)
La mère - Deux cent cinquante grammes de tabac par jour sans compter les gauloises bleues en plus.
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Le juge- Vraiment de quoi s’indigner !
La mère - Six mois de calvaire à la morphine avant mon veuvage.
Le juge- Enfin le repos, votre récit m’épuise.
La mère - Cure de sommeil obligtoire à l’hôpital !
Le juge- Moi ?
La mère - Non moi voyons ! (À voix basse.) On se demande s’ils font des études dans la magistrature…
Le juge- Une seconde vie en quelque sorte.
La mère - Oui avec deux yeux qui se croisent et une bonne dose de témesta pour plusieurs années.
Le juge- Je crois que votre fils est de retour, il est temps que la cour rende son verdict.
La mère - Le pauvre il va être condamné ? Les gendarmes sont passés prendre de ses nouvelles hier.
Le juge- Attendu que Madame Guili Guili, ici présente, a reconnu avoir subie de nombreuses indignations dans des circonstances
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particulièrement insupportables,
attendu que la cour estime que Madame Guili Guili mérite réparation pour le préjudice subi, elle la condamne en première instance et deuxième instance à la lecture, chaque soir, d’une page des Misérables. Greffier veuillez bien racompagner la prévenue à son domicile s’il vous plait. (Ils se dirigent vers la coulisse.)
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Acte VI
Sullivan – Jacote - Hana
(Dans la gendarmerie Jacote, le fils de madame Guili Guili, et le chien Léon dans une cellule.)
Jacote- Monsieur ?
Sullivan- Je suis Monsieur Guili Guili.
Jacote- Que puis-je pour vous ? Je vous écoute !
Sullivan- Je viens me constituer prisonnier.
Jacote- C’est la première fois qu’une personne me demande de l’enfermer.
Sullivan-Je suis le fils de Madame Guili Guili vous êtes venu l’interroger hier à son domicile.
Jacote- Ah oui et cela depuis pusieurs mois.
Sullivan- Tu ne me reconnais pas !
Jacote - Mais si, mais si, mais tu as tellement changé ! Un bagne depuis le temps oû je chapardais les bijouteries dans le village !
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Sullivan- Toi aussi tu es méconnaissable avec ce bel uniforme, ta queue est toujours aussi imposante, quelle allure, tu as maintenant une conduite irréprochable dans cette gendarmerie, un virement de cap à cent quatre vingt degré.
Jacote- J’étais un peu fatiguée de ma vie de barodeuse, de mes faits d’armes sous le régime Quabous, du passé… de tout ça.
Sullivan- Et pourtant tu étais dans notre jardin si bien nourrie.
Jacote- Tu te souviens quand je picotais les boucles d ‘oreilles de ta mère....
Sullivan- Oui oui elle tricotait assise sur l’escalier du balcon.
Jacote- Et moi je le lui volais sa pelote de laine.
Sullivan- Elle était obligée de tout rembobiner son fil, qu’est ce que j’ai pu me tordre de rire avec toi !
Jacote- Quelle époque ! … Leon ! Tais-toi !
Sullivan- Mais c’est ce bon vieux Léon qui nous attendait tous les jours à la rentrée de l’école.
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Jacote- On a été obligé de l’enfermer.
Sullivan- Mais pourqoi donc, un garçon si chouette ?
Jacote- Il a commencé à s’éloigner de plus en plus de sa niche, il vagabondait dans tout le village mangeant à tous les râteliers.
Sullivan- Rien de bien méchant, la routine…
Jacote- Oui mais quand il se déplaça jusqu’au collège pour déguster les plats de la cantine madame la Proviseure porta plainte.
Sullivan- Alors vous l’avez arrêté ?
Jacote- Ben oui j’étais vraiment embêté pour ta mère et toi mais il faut dire qu’au moment des faits tu étais toujours absent.
Sullivan- Que vas tu faire m’enfermer et le libérer ?
Jacote- Je crois pour finir que je vais l’adopter.
Sullivan- Tu te souviens comment il ronchonnait quand j’essayais de lui piquer son os.
Jacote- Il retroussait comiquement ses babines.
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Sullivan- Et moi j’approchais ma main.
Jacote- Tu lui disais ah qu’il est bon, qu’il est bon le nonos !
Sullivan- Et il grognait de plus belle.
Jacote- Mais jamais oh grand jamais il t’aurait mordu.
Sullivan- Même qu’une fois j’avais réussi à le pendre par la queue !
Jacote- Le pauvre !
Sullivan- Quand je le voyais passer au centre du village le dimanche matin je l’ignorais.
Jacote- Moi aussi je l’ignorais.
Sullivan - Pour sûr tu prenais la pose avec ton berêt noir et tes galons du moyen-orient, une fière allure à côté de l’affiche du cinéma paradiso !
Jacote- Je ne sais pas ce que je vais faire de toi ?
Sullivan- Téléphone à ton chef.
Jacote- Allo, allo chef …monsieur Guili Guili … oui chef…incessamment sous peu chef….
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lui faire signer… oui chef …absolument chef… c’est tout ?… à vos ordres chef !
Sullivan- Il n’a pas l’air commode ?
Jacote- T’inquiètes pas, fais confiance à ta Jacote ce n’est pas un petit chefaillon de gendarmerie qui va emmerder une para !
Sullivan- Alors je vais rejoindre Léon dans sa cellule ?
Jacote- Tu me signes ces paperasses et tu rentres avec ton chien à la maison.
Sullivan - T’es une vraie pote Jacote !
Jacote- Oui mais attention pas d’entourloupe avec moi, tu devras te rendre à Satonay-Camp pour faire tes trois jours d’examen militaire.
Sullivan- C’est obligatoire ?
Jacote- Affirmatif !
Sullivan- Alors toi tu es partie pour la faire.
Jacote- Et toi tu es parti pour pas la faire.
Sullivan- Satanée guerre !
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On était pourtant bien tous les deux dans notre jardin, toi à déterrer les poireaux du père, moi à désherber les allées du père. (Il chantonne.)
Ah c’qu’on est bien dans ce jardin loin des engins… pas besoin de sous pour être bien… pas besoin de vin pour être saoul…
Jacote-Dans l’armée pas de sentimentalisme, obéissance, on part dès demain matin cinq heures pour Satonay-Camp !
Sullivan- (Contraint.) À vos ordres mon capitaine !
Jacote- (Dans la salle de classe en tenue de para, baguette de bambou à la patte.) Que chacun remplisse le formulaire 11147 déposé sur votre pupitre, vous avez vingt minutes top chrono !
Sullivan- (Remplissant le 11147, marmonant dans sa barbe…)
Prénom : Sullivan. Nom : Guili Guili. Surnom top secret (Écrit dans la marge.) : le Loup garou. Date de naissance : O1.11.1920 fête des Saints …peut-être. Lieu de naissance : île de la passion. Formation : Centrale, département des accélérateurs de particules.
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Thèse : les déboires du pianocktail à la belle époque. Formation complémentaire : collège de pataphysique. Corps d’incorporation désiré : celui de Jacote dans les bérets noirs pour lui sauter dans les plumes !
Jacote- Silence ! Dictée !
Prenez tous une feuille blanche et inscrivez votre nom et prénom en haut à droite. Titre : La boucherie, virgule à la ligne, les moutons…(Jacote avance dans l’allée centrale en observant les copies et articulant.) … les mou…tonsses…les moutonsses partent…partent à la….à la … queue leu leu… à la queue… leu … leu ( Jacote s’immobilise derrière le siège de Sullivan.) Monsieur Guili Guili vous n’écrivez pas ? (Elle pointe le bout de sa baguette sur la feuille de Sullivan.)
Sullivan-Je ne suis pas allé à Centrale pour venir faire cette dictée ridicule !
Jacote- Monsieur Guili Guili !
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Je vous demande de rejoindre l’esprit de corps de cette noble institution militaire et de commencer à écrire sinon je serai dans l’obligation de sévir !
Sullivan- (Commence à écrire.) - Les imbéciles partent à la queue leu-leu… Me voilà plus d’humeur à plaisanter !
Jacote- Vous avez cinq minutes pour revêtir ce manifique uniforme frais repassé ! Exécution !
Sullivan- Foi de Guili Guili tu peux le mettre dans ton jardin comme épouvantail pour les Corbeaux ! Si tu continues je vais t’arracher la queue pour me déguiser en Sioux ! Espèce de volatile bachi-bouzouk, ectoplasme à plumes !
Jacote- Qu’on lui donne un calmant, cela va l’aider à remettre ses idées en place.
Sullivan - Le premier qui m’approche je le brûle comme un poulet ! (Il saisit un bec bunsen allumé.)
Jacote- Passer lui la camisole et mettez cet hurluberlu en cellule !
Sullivan- Honte à toi Jacote ! Ils t’ont lobotomisée !
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Jacote - (Passant la gamelle à travers le sas de la cellule.) Tient-il faut tout de même que tu manges, que tu reprennes des forces pour aller au tribunal militaire demain matin.
Sullivan- Hana oû es tu? Viens à mon aide Jacote est devenue une véritable brute épaisse !
Hana- (Voix en coulisse.) Je vais t’accompagner demain au tribunal mon Pinson, je ne vais pas te laisser malmener par cette bande de faux jetons va-t-en-guerre !
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Dernier acte
Hana-Sullivan-la Pie
Hana- Quelle a été ta condamnation ?
Sullivan- La peine capitale !
Hana- Si tu meurs je meurs avec toi.
Sullivan- Tu veux partir aussi ?
Hana- Oui avec toi mon Grand-émeraude.
Sullivan- Elle va nous aider, elle m’a promis…
Hana- Qui ça ?
Sullivan- Jacote.
Hana- Cette voyoute de para !
Sullivan- Non pas cette Jacote là, inhumaine et sans pitié.
Hana- Mais laquelle alors ?
Sullivan- La pie de nos jardins de nos bois.
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Hana- Et comment peut-elle bien nous porter secours ?
Sullivan- Elle va nous procurer deux fioles létales, une pour chacun.
Hana- Tu as confiance ?
Sullivan- À la pie des jardins oui pour sûr, ma tête à couper !
Hana- La guilliotine pas question !
Ensemble- La méthode douce ! !
Hana- Elle viendra quand ?
Sullivan- Bientôt après le chant du Coq.
Hana- (Prise de panique.) Déjà, mais je ne suis pas bien coiffée…
Sullivan- Il faut nous allonger sur le lit et écouter son premier tcha iak !
Hana- Je vais vite mettre mes oreilles à la salle de bain sinon je ne l’entendrai pas venir…
Sullivan- Ne me laisse pas seul elle peut arriver d’un moment à l’autre.
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Hana- Je crois avoir entendu tcha cha cha cha cha chak.
Sullivan- Elle va d’abord se poser sur le toit et ensuite tu vas la voir sur le rebord de la fenêtre.
Hana- Chéri j’ai un peu peur…
Sullivan- Serres moi la patte et embrasses moi très fort ma Mésange bleue.
Hana- Toi aussi mon Dodo, nous partons pour le paradis des oiseaux.
Sullivan- La voilà tends lui la main.
Entre en scène Jacote avec un masque à bec d’oiseau et habillée d’une queue de pie blanche et noire. Elle enjambe la fenêtre, dépose une fiole dans chaque main puis s’envole. (Bruits d’ailes.)
(Ils se redressent dans le lit, avalent leur fiole et la jette violemment sur la scène.)
Ensemble- Nous voulons plus être des indignés ! !
(Ils s’écroulent sur leur lit.)
Un temps.
(Silence, lumière tamisée.)
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