Le rideau est fermé, la salle allumée. Sérieux, le présentateur arrive sur scène et lit un discours écrit à la dernière minute.
Présentateur - Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs. Chaque année, notre troupe… (Citez le nom de la troupe qui joue la pièce.)… est heureuse de vous accueillir. Merci de venir toujours aussi nombreux pour nous soutenir. Nous faisons notre maximum pour le choix de la pièce de théâtre afin que vous passiez une belle soirée. Cette année nous avons évidemment opté pour une pièce comique. Nous nous sommes beaucoup amusés pendant nos longs mois de répétitions mais maintenant que tout est en place, nous sommes dans l’incapacité de vous la présenter.
Oui, vous m’avez bien entendu. Je vais être franc, un de nos camarades vient de perdre la tête. Ne comprenez pas qu’il ne sait plus son texte ou qu’il est devenu fou, non. Il vient de perdre la tête au sens propre du verbe « perdre »… Plus de tête… Coupée. On a tous un jour ou l’autre le droit de faire une bêtise… Eh bien lui l’a faite juste avant notre représentation.
Les urgences médicales sont déjà à pied d’œuvre pour la tête. Je vous rassure, notre camarade accidenté n’a pas la tête complètement coupée mais nous craignons le pire. Rodolphe, puisqu’il s’agit de Rodolphe, n’est pas transportable. Il a donc été décidé que l’opération chirurgicale aurait lieu ici même, juste derrière ce rideau.
Cette opération est délicate. Il s’agit, n’ayons pas peur des mots, d’une transplantation de tête. L’opération consiste à greffer une autre tête sur le corps de Rodolphe.
Pour l’équipe médicale, le temps est compté. Évacuer la salle serait trop long et les mouvements de la foule pourraient générer de la poussière. Virus et bactéries sont trop dangereux. Nous allons aussi être obligés d’ouvrir ce rideau afin que le corps médical soit plus à son aise.
Les portes du théâtre seront fermées pendant la durée de l’intervention ; à ce sujet, si vous pouviez éteindre vos portables…
Je sais, je vous demande beaucoup, une opération chirurgicale n’a rien de drôle.
Comme vous êtes obligés de rester ici et que vous êtes venus plutôt pour rigoler, j’ai demandé au staff médical, dans la mesure du possible, de pratiquer son art en y joignant une touche divertissante. Ils m’ont tous assuré qu’ils y veilleraient.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, merci pour votre compréhension. Je vous souhaite néanmoins de passer une bonne soirée. Comme le veut la tradition, je demande que les trois coups soient donnés !
Le présentateur se retire. Noir dans la salle. Les trois coups se font entendre : un, deux, trois… et se poursuivent… Le rideau de scène s’ouvre. Les coups sont portés par Philippe, chirurgien, tenant fermement un maillet ou un gourdin. Philippe tape violemment contre un billot posé sur la table (invisible des spectateurs). Le spectateur ne voit que le geste de Philippe mais pas ce sur quoi il est censé frapper.
Le rideau de scène s’ouvre. En avant et au milieu, un paravent, ou un drap de couleur, est tendu pour cacher une table sur laquelle est allongée Ève. Rodolphe est assis sur un tabouret à côté de la tête d’Ève. Les spectateurs ne voient ni l’un ni l’autre. Ève porte un jean large et une paire de tennis de garçon. Rodolphe doit baisser la tête pour ne pas être vu des spectateurs.
Autour du « drap-paravent », le personnel médical, dont on ne voit que le haut du corps, s’affaire (prévoir une petite estrade).
Le décor est très éclairé.
Philippe frappe toujours au rythme des trois coups pour endormir Rodolphe. Christine observe Philippe qui perd patience et tape de plus en plus fort et vite. Christine intervient.
Christine (entre deux coups) - Il est endormi maintenant !
Philippe - Je ne voudrais pas qu’il souffre !
Christine - Je vous assure, il ne sent plus rien.
Philippe - Ça, c’est une dose d’anesthésie ! Et je ne suis pas regardant, encore une « dosette » ! (Il assène un violent coup sur la tête de Rodolphe.) Je suis certain qu’il ne se réveillera pas !
Christine (prenant le maillet des mains de Philippe) - Arrêtez de lui taper sur la tête !
Philippe (s’adressant au public) - Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, vous allez assister à une première.
Philippe prend la tête de Rodolphe entre ses mains, la soulève pour la faire émerger en haut du paravent. Il la montre aux spectateurs qui ne voient qu’elle. Rodolphe se laisse faire. Il a les yeux fermés, sans réaction.
Philippe - Voici la tête de mon patient. Cette tête, je dois finir de la couper au niveau du cou pour en greffer une autre. Nous avons volontairement caché le reste de son corps derrière ce paravent. En fin d’intervention, cette tête sera détruite et broyée. (Rodolphe ouvre de grands yeux horrifiés.) Une telle coupe demande un travail précis. Nous ne disposons pas ici de tout le matériel adéquat mais nous ferons avec, ou plutôt sans. Maintenant, je passe à l’action pour séparer cette tête de son corps. Je vais la scier !
Rodolphe est affolé.
Philippe dépose la tête de Rodolphe. Elle disparaît derrière le paravent. Un petit chien aboie des coulisses (voix d’une comédienne ou comédien qui imite les aboiements d’un petit chien hargneux).
Philippe - Qui aboie ainsi ?
Christine - C’est un chien, chef !
Philippe - Je reconnais un chien ! À qui appartient-il ?
Christine - C’est Kiki, mon chien-chien ! C’est la première fois que je l’entends aboyer ; sans doute la vue du sang.
Philippe - On n’a pas fini de l’entendre !
Christine - Je vais le faire taire. De toute façon, il ne vous gênera pas, je l’ai accroché au radiateur, vous le voyez ?
Philippe - J’ai d’autres préoccupations.
Christine (fort, vers les coulisses) - Arrête Kiki ! Tu déranges le Professeur.
Philippe (la tête et le corps de Philippe se penchent de temps en temps, il travaille sur la tête de Rodolphe) - Je ne suis pas Professeur.
Christine - Ah bon ?! Je croyais, à vous voir.
Philippe - Je suis en seizième année de médecine.
Christine - C’est presque déjà la retraite pour vous !
Philippe - Je redouble toutes les années. Huit fois de suite, y a pas une année que j’ai réussie du premier coup !
Christine (désignant le patient) - C’est pas gagné pour lui.
Philippe - Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Christine - Je parle de la tête, de la greffe, je dis que c’est pas gagné.
Philippe - Sûr c’est pas gagné ! Je pratique des actes médicaux mais parfois… non, souvent, je rate. Vous êtes là pour m’épauler.
Christine - Je ferai de mon mieux, si je peux. Je suis en école d’infirmière. (Elle se met à rire.) Je suis un peu comme vous. Ça fait six ans que je suis à l’école.
Philippe - Six ans à l’école d’infirmière, vous avez fait une spécialisation ?
Christine - Ma spécialisation, c’est la première année, ça fait cinq fois que je la recommence.
Philippe - On va prouver qu’on n’est pas des nuls.
Christine - Ça, c’est pas gagné non plus !
Philippe - À nous deux, on va se battre, on va y arriver.
Christine - On peut toujours essayer. Comment ça se présente ?
Philippe - Quand il s’agit de découper, de trancher, de tailler, d’inciser, d’amputer, de disséquer, de décapiter, de charcuter…
Christine - Oui, bon ben ça va !
Philippe - Je suis le meilleur ! Quant à remettre tout en place, j’ai un taux de réussite quasi nul.
Christine - J’ai le même taux de réussite que vous.
Philippe - Ne parlons plus de nos compétences, j’en sais suffisamment sur vous, et pour que ce soit plus simple, je m’appelle Philippe. Et vous ? (Christine ne répond pas.) Je suis Philippe, et vous ?
Christine - Je ne tiens pas à vous dire mon prénom.
Philippe - Dans notre profession, nous nous devons de nous tenir les coudes.
Christine - Je sais comment on pratique dans cette profession, les fameuses soirées des carabins. Au début, on se tient les coudes et puis après on se tient les…
Philippe - Faut bien se détendre. Bon, pour le moment, nous avons du travail, un gros travail, je me sens fébrile.
Christine - Vous croyez que vous allez échouer ?
Philippe - Si je ne travaille pas dans de bonnes conditions, j’en ai bien peur.
Christine - Christine. Mon prénom, c’est Christine. Vous croyez qu’il a plus de chance de s’en sortir maintenant ?
Philippe - Pas plus qu’avant. (Heureux.) En tout cas, moi, j’ai de la chance !
Christine - Qu’est-ce que je peux être gourde !
Philippe - Ça tombe bien, donnez-lui à boire.
Christine - Il dort, il ne peut pas avoir soif.
Philippe - Juste nettoyer l’intérieur du cou. Quand je coupe, je déteste que ça soit sale.
Christine - Il va étouffer !
Philippe - Vous n’avez qu’à lui maintenir les jambes en hauteur, je m’occupe du reste. Prenez ses pieds et montez-les.
Christine prend les pieds de la comédienne (Ève) allongée sur la table et les monte suffisamment haut pour dépasser le haut du paravent. Les spectateurs croient voir les jambes de Rodolphe. Philippe fait semblant de nettoyer la bouche de Rodolphe. Rodolphe, qu’on ne voit pas, peut faire des bruits de bouche et d’eau.
Philippe - Un petit lavage ça ne fait pas de mal. Allez, hop ! J’aime bien travailler dans le propre. Et voilà ! Vous pouvez laisser tomber !
Christine pose les jambes.
Christine - Qu’est-ce qu’il est lourd !
Philippe - Je vais l’alléger ! Passez-moi le bistouri.
Christine (éclat de rire) - Bis two rire ? Le truc qui coupe comme un canif ?
Philippe - Je comprends que vous ayez repiqué votre première année d’infirmière !
Christine - Alors là, c’est l’hôpital qui se fout de la charité !
Philippe - Si on ne peut plus blaguer…
Christine - Sujet sensible. Dans ces cas-là, je coupe la conversation.
Philippe - Et moi, j’aimerais bien lui couper la tête, alors bistouri. (Christine éclate de rire.) Qu’est-ce qui vous arrive ?
Christine - C’est « bis two rire ». (Elle montre le bistouri.) À l’école d’infirmière, on l’appelle « bis two rire, l’instrument qui rit deux fois ». Ben oui… Bis… two… (Elle montre deux doigts de la main pour faire deux.)… ri… rire. (Elle passe le bistouri à Philippe.)
Philippe - Sacrée promotion !
Christine - Oh oui ! Ça on sait rigoler dans ma classe.
Philippe - Je commence par lui sectionner la peau. (Il fait le geste.)
Christine - C’est affûté ce truc-là !
Philippe - Regardez-moi ça ! Une fois ouvert, on ne voit que des tuyaux ! Lequel je dois couper ?
Christine - Je prendrais le gros rouge, celui-là qui grossit et qui diminue, il est rigolo.
Philippe - Une artère ! Quand le sang passe elle gonfle, et quand le sang est passé elle dégonfle.
Christine - J’en apprends des choses avec vous.
Philippe - J’aimerais vous faire plaisir, seulement si je coupe ça, le sang va gicler.
Christine - Ça fera plaisir à Kiki. Il n’attend que ça ! Hein, Kiki ? (Kiki aboie.) Il est super content mon Kiki !
Philippe - Si je la coupe, on perd la tête.
Christine - De toute façon, c’est pour en mettre une autre.
Philippe - Pas faux. Il me faut des pinces pour arrêter l’hémorragie.
Christine - Des pinces… oui… (Elle sort un panier de pinces à linge.) En voilà des pinces… mon seigneur…
Philippe - Vous êtes une comique, rien ne vous arrête.
Christine - Je n’aime pas voir ça, alors je me remonte le moral.
Philippe - Faites comme moi : fermez les yeux ! (Il fait le geste comme s’il coupait un tuyau réticent.) Allez, je coupe !… Il résiste !… (Il fait semblant de scier.) Il coupe rien ce bistouri ! (Christine se met à rire.) Arrêtez de rire !
Christine - C’est plus fort que moi, j’y repense à chaque fois. Bis… two… rire ! Qu’est-ce que vous voulez ?
Philippe - Dans ma trousse, il doit y avoir un scalpel.
Christine - Scalpel ! Comme chez les Indiens ? (Philippe ne rit pas.) Vous n’êtes pas drôle ! Déjà, rien que de vous voir trifouiller tous ces tuyaux, tout ce sang, si je ne peux pas rire, je suis foutue. Je préfère tout plaquer. D’ailleurs, je m’en vais prendre l’air. Débrouillez-vous tout seul. La charcuterie, très peu pour moi.
Philippe (abandonnant son travail) - Vous n’allez pas me faire ça ! Christine ! Il s’agit d’une affaire sérieuse. La vie d’un homme est en jeu.
Christine - Ma vie aussi.
Philippe - Vous êtes malade ?
Christine - Oui, je le suis. Je suis malade de voir les gens malades. Je suis malade quand je vois que vous allez couper la tête à ce pauvre Rodolphe, ça me fait mal à moi aussi. Vous pouvez comprendre ça ?
Philippe - Je suis parfois un peu brusque. Mais là, y a urgence. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Christine - Une chose importante et tout ira mieux, laissez-moi rire.
Philippe - Ça ne va pas être facile, mais si c’est votre porte de sortie… Vous restez ?
Christine - Je reste.
Philippe - Je savais que je pouvais compter sur vous.
Christine (se met à rire en observant Rodolphe) - Ah ! ah ! ah !
Philippe - Va falloir que je m’y fasse ! Pourquoi vous riez ?
Christine (montrant Rodolphe) - Il a une fuite !
Philippe - Merde ! Il perd tout son sang. J’ai dû sectionner l’artère ! Vite, un tampon !
Christine - Tampon ! Tampon ! Pin-pon, pin-pon… (À la vue du sang, Kiki aboie.) Ah ! voilà… (Elle lui apporte un tampon.)
Philippe - Faites taire votre chien !
Christine - Il croit qu’on lui prépare sa gamelle. (Kiki aboie de plus belle.) Kiki, ce n’est pas pour toi ! Laisse travailler le monsieur. On n’est pas à la boucherie… quoique… ! (Elle rit.)
Philippe - Vraiment pas drôle !
Christine - Je « m’auto-guéris ».
Kiki aboie.
Philippe (censé travailler sur la tête de Rodolphe) - Et ça qui pisse le sang ! Et votre Kiki ! Ça va mal ! Ça va mal !
Christine - Riez, ça va vous détendre. Y a rien de tel ! Moi, grâce au rire, je suis toujours de bonne humeur.
Philippe - Vous croyez que la situation prête à rire ?
Christine - C’est pas si dramatique, il a encore toute sa tête.
Philippe - Pas pour longtemps !
Magali fait son entrée. Elle tient une fiche cartonnée.
Magali - Comment ça se passe ?
Christine - Très bien, il est en train de perdre la tête.
Magali - Mon Dieu, quand je vois ce travail…
Christine - Oui, c’est impressionnant. Comment allez-vous ?
Magali - Ça va, enfin mon mari toussait ce matin, si ça se trouve c’est la coqueluche, il ne manquerait plus qu’il attrape les poux du petit dernier.
Christine - Quel rapport ?
Magali - À l’école, les enfants chopent toutes sortes de maladies et après ce sont les parents qui trinquent.
Philippe - Ça va continuer longtemps ?
Christine - Il est de mauvais poil, je ne sais pas ce qui se passe.
Philippe - Il se passe que je dois changer la tête de ce monsieur. Ça me semble quand même important !
Christine - On va le savoir.
Philippe - Vous avez du nouveau ?
Magali (lisant sa fiche) - Oui… Un kilo de tomates, du sucre, des courgettes… Oh ! pardon, c’est la liste de mes courses ! (Elle retourne sa fiche.) Alors… le Professeur Migloff… Il est sur le point d’arriver… Enfin, il est repassé chez lui, il avait oublié ses lentilles de contact.
Philippe - J’ai sacrément besoin de lui. Autre chose ?
Magali - Oui. (Un temps.)
Philippe - Je vous écoute.
Magali - Je croyais que vous aviez la tête ailleurs.
Philippe - Je me concentre en effet sur ma tête. Je tente d’arrêter une hémorragie tout en essayant de mettre un nom sur chaque tuyau, voilà ce que je fais !
Magali - C’est ce que je disais : vous ne m’écoutez pas.
Rodolphe (sortant sa tête au-dessus du paravent, face public) - Je me demande si c’est un bon chirurgien ! (Il disparaît.)
Magali - À propos du livreur de la nouvelle tête, il va arriver quand il aura retrouvé son GPS, il l’a l’oublié dans un café, lui aussi il n’a pas de tête !
Philippe - C’est tout ?
Magali - C’est déjà pas mal !
Philippe - Il y a trop de tuyaux au niveau du cou. Je ne les connais pas tous. Appelez le Professeur, demandez-lui lesquels je coupe.
Magali - Tout de suite ?
Philippe - À votre avis ?
Kiki aboie.
Magali - Je voulais me faire un petit café… Qu’est-ce que c’est que ce chien qui aboie depuis tout à l’heure ?
Christine - C’est mon Kiki ! Avec tout ce sang, il ne se sent plus ! Il est aux anges mon Kiki !
Magali (observant le cou de Rodolphe) - S’il aime le sang, il va être gâté !
Philippe - Appelez le Professeur Migloff, et vite !
Magali (sort son portable, compose le numéro) - Vraiment de mauvais poil… Allô ! Professeur Migloff ?… C’est au sujet de la tête. Qu’est-ce que le chirurgien doit couper ?… Ah bon, vous êtes sûr ?… Oui, c’est exact, je ne suis pas professeuse !… Je répète tout alors ? (À Philippe.) Tout.
Philippe - Alors ?
Magali - Il a dit « tout », faut tout couper.
Philippe - Tout ?!
Magali - Tout.
Philippe - Si je coupe tout, il n’aura plus de tête !
Magali - C’est le but recherché ! (Reprenant le téléphone.) Professeur, il a un doute sur « tout » !… Je vous le passe.
Philippe veut attraper le téléphone mais ses mains sont couvertes de sang (jus de tomate, peinture à l’eau rouge). Magali lui plaque le téléphone à l’oreille.
Philippe - Je suis le chirurgien. Je coupe tout ?… Vous êtes certain ?… Oui, c’est logique… Professeur ? Vous voulez bien rester auprès de moi pendant que je coupe… ça me rassure… Je tranche ! (Philippe tente de couper la tête, il fait de grands gestes.)
Magali (commentant ce qui se passe derrière le paravent) - Je reprends la communication… Là, il tient un genre de couteau… Ouah, ça tranche bien !… Il vient de couper trois tuyaux !… Ah oui ! Pour fuir, ça fuit !… Il pose des pinces à linge pour colmater ! (Philippe se débat comme un beau diable avec les incisions.) Ah ! ah ! ah ! Il tombe sur un os !
Philippe - Venez m’aider !
Magali - Je ne peux pas, je suis au téléphone.
Philippe (à Christine) - Vous, venez ! Ça gicle de partout. Essuyez !
Christine - Je ne supporte pas la vue du sang ! (Kiki aboie.) Vous voulez que je vous envoie Kiki ? Il ferait ça mieux que moi ! En deux coups de lampée !
Philippe (crie comme s’il pouvait être entendu dans le téléphone) - Ouf, c’est stoppé ! Professeur, je n’arrive pas à tout couper !
Magali (toujours au téléphone) - Vous avez entendu ?… Bien, Professeur. Je passe le message ? (À Philippe.) Le Professeur dit qu’il faut tordre le cou pour allonger les tuyaux et ce sera plus facile pour les trancher et les récupérer ensuite.
Philippe - Tordre le cou ?
Magali - Ce sera plus facile pour trancher ! Je ne fais que répéter. (Au téléphone.) Il ne me croit pas. Oui, j’insiste Professeur. (À Philippe.) Le Professeur dit qu’il ne faut pas perdre de temps et tordre le cou immédiatement.
Christine - Ça va être horrible ! Il va avoir mal !
Philippe - Il est sous anesthésie.
Rodolphe (apparaissant un court instant) - Tiens, ça fait quand même mal !
Philippe - Aidez-moi… Christine, prenez une jambe… Christine ! (Christine regarde Rodolphe, Philippe tente de la faire sortir de ses rêveries.) Christine ?!
Christine - La tête vient de parler !
Philippe - Impossible.
Christine - J’en suis certaine.
Philippe (à Magali) - Vous avez entendu quelque chose, vous ?
Magali (toujours au téléphone) - Oui ! Le Professeur ! Il s’impatiente, tordez le cou !
Philippe - On enclenche : opération tordage !
Christine - Vous n’allez pas faire ça, je viens de l’entendre parler.
Philippe - O.K. Je lui « réadministronne » une dose d’anesthésie.
Magali (fort et toujours au téléphone) - Alors ça vient le tordage ?
Philippe ressort le gourdin qui a servi aux trois coups et s’apprête à recommencer.
Christine (terrifiée) - Vous allez le refrapper ?
Philippe - Juste un bon coup pour le rendre insensible.
Christine - Sa tête va être cabossée.
Philippe (brandissant le gourdin) - Dans deux secondes, croyez-moi, il ne souffrira plus.
Rodolphe (dans un sursaut) - Je préfère me passer de votre anesthésie.
Philippe (sans être surpris) - Comme vous vous voudrez mon garçon. Vous avez le choix, mais serrez bien les dents.
Christine - Il ne dort pas ! Vous venez de l’entendre et de lui parler.
Philippe - Les patients parlent toujours quand ils sont sous anesthésie.
Magali (au téléphone) - Il demande si le cou est enfin tordu.
Christine - Ça c’est sûr, c’est un coup tordu !
Philippe - Plus de temps à perdre. Christine, soulevez ses jambes ; moi, je prends sa tête et on y va !
Christine prend les jambes. Les spectateurs ne voient que les chaussures et le bas des jambes d’Ève. De l’autre côté, Philippe prend la tête de Rodolphe qui sort en haut du paravent, juste la tête. Son visage est tourné vers Christine.
Philippe - Attention, prête ?
Christine - Prête !
Philippe - Alors… manipulation.
Philippe tourne précautionneusement la tête à droite, face public, puis revient à la normale. Puis Philippe tourne le visage à gauche (fond de scène) et revient à la normale.
Magali (au téléphone) - Là Professeur, ça part en vrille !
Philippe refait la même gestuelle plus rapidement. Léger énervement.
Christine - Vous sentez quelque chose ?
Philippe - Les vertèbres tiennent trop pour allonger les tuyaux !
Magali - Allez-y plus fort.
Philippe - Taisez-vous !
Magali - Je transmets les ordres du Professeur.
Christine - Je ne donne pas cher de sa tête ! C’est terrible d’assister à ça !
Philippe accentue la position droite-gauche (Rodolphe tourne son corps sur le tabouret pour faire croire que la tête tourne à plus de cent quatre-vingt degrés !!!)
Magali - Il demande si la tête est coupée… sinon…
Philippe - Sinon quoi ?
Magali - Sinon, qu’est-ce que vous foutez ?
Philippe - Le cou ne veut pas céder !
Magali - Tordez à fond !
Philippe - On se calme. O.K., j’ai compris.
Christine - Qu’est-ce que vous allez faire ? Je crains le pire.
Philippe - Tenez fermement les pieds.
Philippe fait semblant de récupérer toutes ses forces et commence une rotation complète de la tête de Rodolphe (le comédien effectue simplement une rotation complète sur le tabouret. Il peut avoir prévu de tenir des fagots dans ses mains pour qu’au moment de la rotation les spectateurs entendent les vertèbres se briser). À la fin des rotations, son visage exprime la surprise.
Christine - En six ans d’études, je n’ai jamais appris cette technique.
Philippe - Elle ne s’apprend pas en première année !
Magali (au téléphone) - Ça craque Professeur !… Non, je ne parle pas du téléphone, mais du patient.
Philippe - Ça s’allonge bien, on continue !
Magali - Le professeur est content !
Christine - C’est horrible ! On dirait un tire-bouchon !
Rodolphe - Comment je vais faire pour marcher droit ?
Philippe - Tenez bon Christine, je recommence la rotation !
Rodolphe - J’en peux plus, tout ça me retourne !
Philippe reprend la rotation en sens inverse. Christine, ne voulant pas regarder, se tourne en même temps, entraîne les pieds dans le sens inverse et fait un tour complet également sans s’en rendre compte. (Ève, allongée sur la table, fait un tour sur la table. Seuls les pieds apparaissent sur le côté du paravent.)
Philippe (à Christine) - Ne lâchez pas les pieds ! Excellent travail ! Il est tout tordu ! J’entends les vertèbres se fracturer ! C’est bon signe !
Christine - C’est barbare !
Magali (au téléphone) - Ça craque de partout Professeur !… Oui, allongement des tuyaux. Il va pouvoir les récupérer.
Christine - Il y a peut-être assez de rallonge ?
Magali - Le Professeur insiste, allez-y au maximum.
Philippe - Compris. Stop pour les rotations, tenez toujours les pieds et moi je tire la tête.
Christine tient fermement les pieds qui apparaissent sur le haut du paravent. La tête de Rodolphe entre les mains de Philippe. Il la tire progressivement, « effet caoutchouc ». Rodolphe, le comédien, se déplace lentement pour arriver au bout du paravent et faire croire que sa tête s’éloigne de son corps. Christine fait de même avec les pieds et les jambes qui apparaissent à l’autre extrémité du paravent.
Philippe - Je suis au maxi ! Christine, tirez maintenant.
Christine - Je tire !
Philippe - Il y a encore de la marge ! Allez ! Allongez-moi ça… Encore !
Christine - C’est une technique pour grandir ?
Lentement, Christine tire les jambes. Les mollets apparaissent puis les genoux puis les cuisses (la comédienne Ève glisse sur la table). Philippe tient la tête de Rodolphe sans bouger. Rodolphe ouvre les yeux et voit que ses jambes et sa tête apparaissent à chaque extrémité du paravent.
Rodolphe - Mes pantalons vont être trop courts !
Philippe - Reposez les jambes sur la table, j’ai assez de longueur de tuyaux. Tout est bien distendu.
Christine pousse les jambes qui disparaissent aux yeux des spectateurs (la comédienne Ève se glisse sur la table pour aider Christine). Pendant ce temps, Philippe fait semblant de reposer la tête qui disparaît également des spectateurs (le comédien Rodolphe s’assoit sur son tabouret).
Magali (au téléphone) - Ça pour être rallongé, ils ont mis le paquet Professeur !
Philippe - Et maintenant ?
Magali (traduit ce que dit le Professeur) - Sectionnez tous les tuyaux en dessous de la tête. Surtout ne pas couper au ras du corps pour laisser suffisamment de longueur pour placer la nouvelle tête.
Philippe - Avec quoi je taillade tout ça ? Je n’ai qu’un bistouri qui ne coupe rien.
Christine éclate de rire.
Magali - Qu’est-ce qui vous prend ?
Philippe - Laissez tomber, « bistouri » la fait rire… Alors ?
Christine - Bis… two… rire !
Magali - Coupez avec n’importe quoi, mais coupez. (À Christine.) Vous êtes certaine d’aller bien ?
Rodolphe (apparaissant brièvement) - Tout couper ?! Je ne vais pas aller bien du tout !
Philippe (à Christine) - Passez-moi votre bis two rire. Allons bon ! (Christine et Philippe se mettent à rire.) C’est communicatif ! Je vous en prie, gardons la tête sur les épaules !
Christine - Alors ça c’est pas drôle ! Devant lui ! Imaginez qu’il entende ?
Rodolphe (apparaissant en haut du paravent et parlant en laissant un peu traîner les mots) - J’ai entendu. J’ai encore la tête sur les épaules !
Philippe - Pas pour longtemps. Arrêtez de bouger, vous ne me facilitez pas la tâche.
Rodolphe (traînant sur les mots) - Attendez… je joue ma tête !
Philippe - C’est pas le moment de discuter. Recouchez-vous.
Magali - Il parle encore !
Philippe - Je vous répète : c’est nerveux.
Christine - Pourquoi il parle en tirant sur les mots ?
Philippe - On l’a allongé, du coup tout se rallonge, même les mots.
Magali - Non, Professeur, toujours pas coupé. On vous attend Professeur ! À tout de suite… Oui, je leur dis. (Elle raccroche.) Message important du Professeur Migloff : il voulait aller à la pêche, mais vu comment ça se passe, il arrive.
Philippe - C’est tout ce qu’il a dit ?
Magali - Il a rajouté : coupez tout et vite !
Rodolphe (dégageant sa tête, s’exprimant en tirant sur les mots et rentrant immédiatement) - Je ne suis pas pressé ! Je ne partage pas l’avis du Professeur !
Philippe - De toute façon, on ne vous demande pas votre avis ! Je vais couper cette tête trop bavarde ! Christine ! Apportez-moi quelque chose qui coupe vraiment. (Christine est songeuse.) Christine ?!
Christine - Excusez-moi, vous avez dit le Professeur Migloff ?
Magali - Vous le connaissez ?
Christine - De réputation. Il paraît qu’il n’opère plus.
Philippe - Vous vous voulez rire ! C’est le plus grand chirurgien !
Christine - J’ai des copines qui sont panseuses dans son service, eh bien je vous jure qu’il ne touche à aucun instrument. Il tremble !
Magali - T’as des copines « penseuses » ? Tu parles d’un travail ! Et elles pensent à quoi pendant une opération ?
Christine - Elles ne pensent pas, elles pansent ! Elles passent et comptent les pansements utilisés.
Magali - C’est pas du tout ce que je pensais.
Philippe - Christine ! Pensez à me donner un instrument qui coupe.
Christine (se remettant à rire) - Bis two rire !!! Ça fait du bien !
Philippe - Passez-moi autre chose. Allez, vite !
Christine part dans les coulisses.
Magali - Qu’est-ce qu’elle raconte au sujet du Professeur ? Il me paraît compétent.
Philippe - J’ai également entendu des bruits de couloir à son sujet.
Christine (rapportant des ciseaux) - J’ai ça !
Philippe - Donnez ! Merci.
Rodolphe (apparaissant en tirant sur les mots) - Je crois que mon sort est bon, je ne vais pas y couper !
Philippe (à Rodolphe) - Couchez-vous et ne bougez pas sinon je risque de vous blesser. Déjà que c’est la première fois que je coupe une tête…
Rodolphe - Moi aussi c’est la première fois qu’on me coupe la tête.
Philippe - Louis XVI y est passé, on parle encore de lui.
Rodolphe (apparaissant) - Ça me fait une belle tête !
Philippe (plaquant Rodolphe) - Ça suffit ! Christine, tenez-lui les jambes, moi je suis sur le cou !
Christine - Ça m’impressionne ! Bis two rire… bis two rire… bis two rire ! (Rit pour son moral.) Ça va déjà mieux !
Philippe - Attention, je coupe ! Un… deux… trois… (Il coupe.)
Magali - Aïe !!!
Philippe - Et voilà le travail ! Tout coupé ! Efficaces ces ciseaux ! (Kiki se remet à aboyer.) Je l’avais oublié celui-là !
Christine - Ça crache le sang de partout !
Philippe (à Magali) - Passez-moi les pinces à linge. J’espère que j’ai pas fait une connerie ! (À la tête de Rodolphe.) Vous m’entendez toujours ? On fait moins le malin maintenant !
Magali - Pinces à linge ?
Christine - Je peux lâcher les jambes ?
Kiki aboie toujours.
Philippe - Oui… Vite, les pinces à linge !
Magali - Y a pas le feu !
Kiki aboie joyeusement.
Philippe - Faites taire ce maudit chien sinon je lui coupe la tête !
Kiki grogne.
Christine - C’est une maladie chez les chirurgiens de tout couper !
Philippe - Alors ces pinces !
Magali (apportant les pinces à linge) - Vous, vous êtes du genre pressé, vous n’allez pas vivre longtemps.
Christine - Magali, vous avez raison. Une opération chirurgicale, c’est qu’une opération, faut pas en faire tout un plat. (Sur le mot « plat », Kiki aboie de plaisir. Christine se tourne vers Kiki.) Kiki, quand je parle de plat, ne pense pas tout le temps à ta gamelle !
Philippe (censé fixer les pinces à linge sur la base de la tête de Rodolphe) - Vous ne vous rendez pas compte de l’urgence. Cet homme est en train de perdre la vie pendant que vous, vous papotez sur le gentil toutou vampire et sa gamelle. Moi, j’attends les pinces à linge. Faut être sérieux !
Magali - Si vous continuez, c’est vous qui allez vous prendre une gamelle.
Christine - On cherche tous à vous aider, même mon Kiki veut participer. Vous êtes un méchant !
Philippe - J’essaie de sauver cet homme ! Eh bien, tiens, vous avez raison, je suis un méchant, je laisse tout tomber.
Rodolphe (sortant juste la tête du paravent) - Faites pas le con ! Je ne veux pas mourir. Déjà que je perds la tête !
Philippe - Vous les entendez ?! Aucun respect. J’attends des excuses.
Rodolphe - Je vous en prie, ne perdez pas votre sang-froid !
Philippe - Je ne peux pas travailler dans ces conditions.
Rodolphe - Les filles, excusez-vous.
Christine et Magali - Pas question.
Rodolphe - Une seconde ! Je perds tout mon sang, ma tête est tranchée, mes artères, mes veines coupées, mon corps ne m’appartient plus et c’est moi qui dois recoller les morceaux ?! S’il vous plaît, mettez-vous deux secondes à ma place.
Christine et Magali - Pas question.
Philippe - Vous les entendez ?
Rodolphe - Je m’excuse pour elles. Je vous en supplie, ma vie est entre vos mains.
Christine - Votre cas est hyper-urgent et franchement, nous commettons une erreur à cause de futilités vexatoires. En conséquence, avec mon amie Magali… vous permettez que je vous appelle par votre prénom ?
Magali - Je vous en prie, solidarité féminine.
Christine - On pourrait peut-être se tutoyer ?
Philippe - C’est bien deux filles !
Christine - Nous considérons l’état de l’opéré, de l’urgence où plane une fin tragique…
Rodolphe - Comment ça une fin tragique ?!
Christine - Nous nous devons, par charité, nous remettre très vite au travail et par conséquent obéir à vos instructions et mettre un mouchoir sur vos commandements qui peuvent paraître à nos yeux et à nos oreilles comme des commandements misogynes.
Magali - Et machistes !
Christine - Et machistes.
Philippe - Alors ?
Christine - On poursuit l’opération.
Philippe - Et vos excuses ?
Christine - On s’excuse ! Vous êtes content ?
Rodolphe - Moi je le suis.
Philippe - Je ne veux plus de rébellions, vous obéissez à mes commandements, vous ne cherchez pas à comprendre, nous devons faire une équipe soudée, exemplaire, consciencieuse.
Christine - N’exagérez pas non plus !
Rodolphe - On se dépêche, je suis vidé !
Magali - On fonce.
Christine - On fonce.
Philippe - Ça me redonne du courage ! Allez, je finis de lui couper la tête. Passez-moi une scie !
Christine et Magali - Une scie ?
Philippe - Les tuyaux sont coupés, les vertèbres résistent, je scie !
Christine - Je n’ai pas de scie.
Magali - J’ai aperçu une scie de menuisier par là. (Elle sort la chercher.)
Rodolphe (juste la tête) - Vous n’auriez pas plus précis comme instrument chirurgical ?
Philippe - Laissez faire les professionnels. Vous avez un dernier mot à nous dire ? Parce que la prochaine fois que vous parlerez, ça sera avec votre nouvelle tête.
Rodolphe - Ma dernière volonté en quelque sorte ?
Philippe - Ne me demandez pas une dernière cigarette. J’ai coupé tous vos tuyaux et la fumée passerait partout.
Rodolphe - Je souhaite voir ma nouvelle tête.
Philippe - Ah !… Je m’attendais à celle-là. À vrai dire, nous ne l’avons pas reçue. Je vous rassure, ça se passe toujours comme ça ; avoir les organes au dernier moment, c’est un gage de fraîcheur.
Magali (revient avec une imposante scie à bois) - Je l’ai trouvée !
Rodolphe - Vous n’allez pas me scier avec ça !
Philippe (examinant l’instrument) - Parfaite. Prêt ?
Rodolphe - Ben… pas tellement !
Philippe - Confiance, votre tête ne va pas me résister longtemps ! Allongez-vous et restez dur comme du bois !
Rodolphe - Il m’scie avec ses expressions. (Il disparaît.)
Christine (brandissant le gourdin des « trois coups ») - C’est pas normal qu’il parle comme ça, j’ai l’impression qu’il est conscient. Vous voulez un coup d’anesthésiant ?
Rodolphe - Non, ça me donne mal au crâne !
Philippe - Les filles, tenez-lui les jambes, je scie.
Magali et Christine tiennent chacune une jambe (Ève) qu’elles montent légèrement afin que les spectateurs puissent les voir. Philippe commence à scier un morceau de bois pour faire croire qu’il scie les vertèbres. Il scie. Rodolphe gémit.
Rodolphe (off) - Aïe !!!
Philippe - Vous n’allez pas commencer à vous plaindre.
Rodolphe (off) - Pas si vite !
Philippe - Vos vertèbres sont en béton !
Rodolphe (off) - J’en scie avec vous !
Philippe - Taisez-vous ! J’en suis à la moitié de la vertèbre ! (Il disparaît derrière le paravent pour s’asperger de sang.)
Magali - Vous croyez qu’il sent quelque chose ?
Christine - J’en sais rien. Je ne veux pas regarder, ni voir, même pas jeter un coup d’œil !
Philippe (réapparaît avec la scie et le visage couvert de sang) - On ne peut pas travailler tranquillement et proprement ?
Magali (voyant l’instrument) - Oh ! quelle horreur !
Christine - Faut que je me remonte le moral. Bis two rire ! (Elle se met à rire.) Bis two rire… bis two rire…
Magali en fait autant et elles rient…
Philippe (s’acharnant sur la scie et le cou) - Je suis tombé sur un os !
Magali - On n’a pas de chance !
Philippe - Je dois y arriver… Oui, l’os cède ! J’y suis presque. (À Rodolphe.) Arrêtez de tourner la tête !
Rodolphe (off) - Je ne la contrôle plus !
Magali - Y a un côté « abattoir », tu ne trouves pas ?
Philippe - Encore un coup et…
Rodolphe (off) - Je perds la têteee !
Philippe (apparaissant au complet, sa blouse blanche tachée de sang) - Voilà le travail !
Christine - Terminé ?
Magali - Et la tête ? Qu’est-ce que vous en avez fait ?
Philippe - Je lui donne trois secondes pour tomber toute seule ! Une, deux, trois et…
Effectivement, un grand choc se fait entendre. C’est la tête qui tombe sur le sol. Le comédien Rodolphe fait tomber un morceau de bois pour faire illusion. Immédiatement Kiki aboie.
Rodolphe - Aïe ! Ça fait quand même mal !
Magali - L’horreur totale !
Philippe - J’ai fait du bon boulot.
Christine - En tombant, il a dû se blesser à la tête !
Philippe - Il va en avoir une toute belle toute neuve.
Christine - Vous permettez que je m’occupe de l’ancienne ?
Philippe - Ne lui prenez pas trop la tête, c’est un sacré coup qui lui arrive. (Kiki aboie.) Et votre Kiki qui se remet à aboyer !
Christine - C’est la tête qui roule qui le rend heureux. Ben oui, il veut jouer à la « baballe » maintenant !
Philippe - Il est monstrueux votre chien.
Magali va chercher un coussin. Christine s’occupe de la tête de Rodolphe qui est à terre. Philippe s’affère autour du corps de Rodolphe. Magali revient et dépose le coussin au pied du paravent côté jardin. Christine prend la tête de Rodolphe qu’elle pose sur le coussin, visible des spectateurs. Le comédien Rodolphe ne laisse passer que sa tête et devra garder cette position, ras du sol. Il semble dormir.
Pendant ce temps, le grand patron, le Professeur Migloff, fait son entrée. Il est habillé en pêcheur (cannes à pêche, épuisette, musette, grandes bottes à bretelles, bob, chemise à carreaux, ciré… panoplie complète).
Migloff - Alors, ça avance ?
Philippe - Vous n’avez pas à être là.
Christine - Monsieur, je vous en prie, sortez !
Magali - Il n’y a rien à pêcher ici.
Migloff - Comment ça ? C’est vous qui m’avez appelé.
Philippe - C’est un endroit interdit. Personne ne doit approcher.
Migloff - J’aurais dû aller à la pêche comme prévu. Je vous sens un peu nerveux mon garçon.
Philippe - Je ne sais pas si vous vous rendez compte mais vous êtes sur un plateau de chirurgie, en pleine transplantation.
Migloff - Je l’espère bien. Ça fait deux heures que je tourne sans trouver de place. (Regardant la salle et ses spectateurs.) Vous opérez en public ?
Philippe - Sortez ! Débarrassez-moi de ce pauvre pêcheur.
Christine (caressant la tête de Rodolphe et observant Migloff) - Il me semble reconnaître les traits du Professeur Migloff.
Migloff (retirant son bob) - Normal, je suis le Professeur Migloff.
Philippe - Excusez-moi mais votre tenue… Enchanté Professeur.
Migloff - Cette tenue me met en joie. Je l’avoue, j’aime taquiner la petite friture, appâter, amorcer, ferrer, ce petit coup de poignet, tout est dans le poignet. Quand le bouchon joue à l’ascenseur, le combat est là. Vous voulez savoir ? La pêche, c’est la vue, le toucher, l’écoute, le contrôle de soi, la concentration, ne jamais perdre la tête !
Rodolphe (sur son oreiller) - Dans ce cas, la pêche, c’est foutu pour moi !
Migloff - Je pourrais vous en parler pendant des heures.
Philippe - Le temps presse, Professeur.
Migloff - La pêche, c’est essentiel.
Philippe - Nous avons une urgence à gérer.
Migloff - Je sais mais la pêche… Racontez-moi tout. Elle est coupée cette tête ?
Philippe - Elle vient de tomber.
Christine - Je la tiens Professeur.
Migloff - Profitez-en pour la mettre dans un carton et on n’en parle plus.
Christine (caressant les cheveux de la tête de Rodolphe) - Professeur ! Je ne peux pas, je m’y attache.
Migloff - Dans ce cas, faites un tête-à-tête. Il ne vous fera pas de mal. (À Philippe.) Tout est normal ? Les paramètres, la pression sanguine, vitesse de sédimentation, plaquettes, glycémie, créatininémie, glycémie, cholestérol, triglycérides, prostate ?
Philippe - Tout est normal voire excellent, Professeur.
Rodolphe - C’est con de perdre la tête avec des analyses pareilles !
Migloff - Procédons à l’implantation de la nouvelle tête.
Philippe - Il y a un blême. Nous n’avons pas de tête !
Migloff - Quoi ?
Philippe - Le livreur n’est pas arrivé.
Migloff - Probablement un livreur qui n’a pas de tête.
Migloff - On ne peut pas se permettre d’attendre indéfiniment. Appelez-le !
Christine (criant dans la salle) - Livreur ! Livreur ! Vous êtes là ?
Migloff - Quand je dis appeler, c’est au téléphone. Vous n’avez pas fait d’études ?
Christine (fière) - J’ai fait six fois la première année d’école d’infirmière.
Migloff - C’est ce que je disais. (À Magali.) Vous, appelez le livreur.
Magali (fort) - Livreur, vous êtes là ?!
Migloff - D’accord, j’ai affaire à une bande de petites rigolotes !
Une voix surgit derrière le public. C’est le livreur. Il tient une boîte en carton relativement grande. Elle est enveloppée dans du papier. Attention, la boîte est sans fond, juste le papier d’emballage comme fond. Les spectateurs ne doivent pas s’en apercevoir. La boîte est lestée pour faire croire qu’il y a une tête à l’intérieur. (Mettre un ballon avec du coton ou linge ou autre pour protéger la « tête ». Faire croire qu’une tête roule à l’intérieur.) Le livreur porte cet emballage comme un carton ordinaire. Il éternue de temps en temps. Il se fraie un chemin à travers les spectateurs.
Livreur - Je suis là. J’arrive ! Pardon, pardon… Atchoum !… Merci… Un petit passage s’il vous plaît !… Atchoum !…
Magali - Voyez qu’on avait raison d’appeler !
Philippe - Si vous pouviez ne pas laisser tomber. C’est fragile !
Livreur - J’arrive… Pas d’inquiétude, je suis un pro… Vous permettez, deux secondes, je dois me moucher. (S’adressant à une spectatrice ou spectateur à qui il confie le carton.) Vos pouvez me tenir ça ?… Merci. J’en ai pour une seconde. (Il se mouche.) Je vous remercie. Je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans mais j’ai l’impression que c’est chaud ! (À une personne dans le public.) Mettez votre main là. (Sur le côté.) Vous sentez comme c’est chaud ? Tiens, il y a même des cheveux après le paquet ?!
Philippe - Nous avons besoin de ce colis en urgence.
Livreur - Vous allez l’avoir. Tous pareils les clients ! On croirait que c’est vital un paquet ! (Il monte sur scène. Il tend le bon de commande à Philippe qui le signe rapidement avec ses mains rouges. Le livreur observe les spectateurs.) P’tite signature, s’il vous plaît… Wouah, il y a du monde ! Vous donnez des cours de peinture ? Vos mains sont toutes rouges. C’est drôle, d’ici, il y a des têtes partout !
Philippe (prenant le carton) - Vous ne pensez pas si bien dire !
Livreur - Qu’est-ce que vous trafiquez ?
Philippe et Magali s’affèrent autour du carton. Ils retirent le papier d’emballage et posent le carton en équilibre sur le paravent le plus possible à l’intérieur pour permettre à Ève de placer sa tête dans le carton. Ils commencent à l’ouvrir par le dessus et retirent les protections.
Migloff - Nous sommes en pleine opération chirurgicale.
Livreur - Non ! Ici ? Je croyais que c’était un théâtre ! (Regard public.) C’est des étudiants en médecine alors ?
Migloff - Pas exactement. C’est trop long à vous expliquer, faudrait reprendre toute la pièce… Une urgence, un organe à remplacer.
Livreur - Ne me dites pas que je transportais un organe ?
Migloff - Seulement une tête vivante.
Livreur - Je transportais une tête vivante ! (Il s’évanouit.) Oh non…
Migloff - Petite nature !
Philippe et Magali observent la tête qui est toujours à l’intérieur du carton. Ils sont surpris.
Philippe - Oh ! merde !
Magali - Quelle horreur !
Philippe - Vous exagérez.
Magali - Vous ne pouvez pas lui mettre cette tête-là !
Migloff - C’est pas une tête qu’il a livrée ?
Philippe - Là, on est dans le blême ! Retour à l’envoyeur. Le livreur, il est déjà parti ?
Magali - Il est inutilisable.
Migloff - Qu’est-ce qui se passe ? Attendez, je jette un œil. (Il regarde dans la boîte en carton.) Oh ! non de non !
Philippe - Ça fait un choc.
Migloff - L’opération nécessitera plus de transformations que prévu. On ne peut pas se permettre d’attendre, on greffe.
Christine (tenant toujours la tête de Rodolphe) - Qu’est-ce qu’elle a cette tête ?
Philippe (à Migloff) - O.K., on greffe.
Magali - Vous n’allez pas faire ça. C’est contraire à la nature.
Philippe (à Magali) - Magali, aidez-moi. Je la tiens. Coupez le carton sur le côté… Je ne bouge pas… Attention, c’est fragile…
Magali coupe ou déchire le carton sur le côté qui est toujours posé sur la barre supérieure du paravent. Les mains de Philippe disparaissent dans le carton pour tenir la tête d’Ève par le dessus du carton.
Quand Magali retire le carton, les spectateurs voient juste la tête d’Ève (jolie jeune fille) entre les mains de Philippe.
Migloff - C’est bien une fille !
Philippe - Qu’on greffe sur un corps d’homme.
Rodolphe ouvre grand les yeux.
Christine - Oh non ! Il ouvre les yeux, il voit ! Ne regardez pas ! (Avec sa main, elle masque les yeux de Rodolphe. Elle est affolée.) Il vit toujours !
Migloff - Je réfléchis à ce qu’on peut apporter comme changement. (À Magali.) Allez me chercher une bassine d’eau, je dois me désinfecter les mains.
Christine (toujours à côté de Rodolphe) - Il vient de me parler !
Migloff - On a d’autres préoccupations.
Philippe - Si on coupe la tête à un canard, il continue de marcher ; lui on lui coupe la tête, il continue de parler.
Christine - Il veut nous dire quelque chose. Écoutez-le !
Rodolphe (avec difficulté) - Je… n’ai… plus mal… à la gorge…
Philippe - C’est normal, y’en a plus !
Christine - Si vous pouviez parler un peu plus fort.
Rodolphe (la tête posée sur l’oreiller) - Je veux voir ma nouvelle tête.
Migloff - Entre nous, à quoi ça va vous servir de voir votre nouvelle tête ?
Philippe - Impossible de vous la montrer, nous préparons la greffe.
Rodolphe - Je vous rappelle que vous n’avez pas mon autorisation. Je n’ai rien signé. Je veux voir ma tête !
Christine - Moi, je vous comprends. Si on me changeait quelque chose, j’aimerais bien voir avant.
Migloff - Nous n’avons pas le choix, c’est cette tête ou rien du tout.
Rodolphe - Veux voir ma tête, sinon… je vous mets mon pied où je pense !
Migloff - Je voudrais bien voir ça !
Christine - Vous n’allez pas en venir aux mains !
Magali - Pas malheureux de se prendre la tête pour ça ! (Elle sort pour aller chercher deux seaux.)
Christine - Présentez-lui sa tête. C’est juste par curiosité, n’est-ce pas ?
Rodolphe - Ça fait plaisir d’être compris. Si je pouvais avoir une belle tête…
Migloff - Pour être belle, elle est belle même trop belle ! Bon, je consens.
Rodolphe - On fait la paix alors ?
Migloff (naturellement, en tendant la main) - On fait la paix. Tope là. (Allant vers lui, comprenant qu’il n’a plus que sa tête.) Je suis désolé, j’avais complètement oublié, je n’ai plus ma tête aussi. Comment vous sentez-vous ?
Rodolphe - On s’y fait. Faut pas se prendre la tête, c’est tout.
Migloff - Je vous admire. Aucune souffrance ?
Rodolphe - Juste un petit mal sournois. Je vous rassure, dans mon cas, ça se résume à un mal de tête.
Philippe - Je suis prêt pour la greffe.
Migloff - Vous voulez toujours voir votre nouvelle tête ?
Rodolphe - Et comment !
Christine prend la tête de Rodolphe pour la soulever et lui montrer la tête qui vient d’arriver. En la soulevant, la tête de Rodolphe disparaît derrière le paravent.
Dans le même temps, Philippe prend la tête d’Ève et la monte au-dessus du paravent. Christine fait de même avec Rodolphe. Les deux têtes se retrouvent face à face. Rodolphe observe la tête d’Ève.
Rodolphe - Elle est belle.
Ève (ouvrant les yeux) - Merci. Vous êtes pas mal non plus.
Christine - Ils sont touchants.
Migloff - Vous ne remarquez rien ?
Rodolphe - Belle peau, joli nez, beau contour de visage, beaux cheveux… Je vais être pas mal. Je me demande quand même si… elle ne fait pas un peu trop fille ?!
Migloff - C’est une tête féminine.
Ève - Je confirme.
Rodolphe - Ça va pas aller. Ça risque de me poser des problèmes.
Migloff - Grâce à mon talent de chirurgien, je vais atténuer cette différence. Ne vous inquiétez pas. Allez, on commence la greffe. Vous n’allez pas vous regarder indéfiniment. Il ne manquerait plus qu’ils tombent amoureux ! La cata !
Philippe - O.K., patron.
Ève et Rodolphe disparaissent derrière le paravent. Christine dépose Rodolphe sur l’oreiller.
Magali revient avec deux seaux remplis d’eau, un avec beaucoup d’eau et de la mousse « liquide vaisselle », et l’autre rempli d’eau claire pour rincer. Elle apporte également une savonnette, une grosse brosse pour les ongles et une serviette.
Magali - Voilà vos accessoires Professeur.
Migloff (à Philippe) - À vous de jouer. Rebranchez-moi tous ces tuyaux. Laissez-moi quelques secondes, je me désinfecte les mains et je vous épaule.
Philippe - Je me sens plus fort à vos côtés Professeur. Je vais réussir. C’est la première fois que je fais ce genre d’intervention.
Migloff (retirant son attirail de pêcheur) - Vous croyez que je greffe des têtes chaque jour ? Détrompez-vous, c’est une grande première pour moi aussi.
Il retire sa veste de pêcheur et sa chemise à carreaux, pour revêtir une blouse blanche que lui apporte Magali. Il remonte les manches et commence à se laver les mains et les avant-bras. De temps en temps, il utilise la grosse brosse pour les ongles. Il en fait un peu… beaucoup.
Rodolphe - Je suis dans de beaux draps avec ces deux-là.
Christine - Faut leur faire confiance.
Rodolphe - Confiance ?! Ils m’ont déjà tout coupé !
Philippe - Venez m’aider, Christine.
Christine - Je ne peux pas laisser Rodolphe seul.
Rodolphe - Allez rebrancher mon corps. Merci pour votre soutien. Toute cette histoire commence à me prendre la tête. Dès que je serai sorti d’affaire, je vous le promets, je vous invite au restaurant.
Christine (très surprise) - C’est très gentil de votre part. J’en suis très touchée. (Elle abandonne la tête.) J’espère que vous n’allez pas rouler ?
Rodolphe - Mes oreilles me tiennent !
Christine rejoint la table d’opération en songeant à la proposition de Rodolphe. Migloff est toujours en train de se laver les mains. Magali attend qu’il ait terminé pour lui passer une serviette. Pendant ce temps, la tête de Rodolphe bouge involontairement, il tente de se retenir avec les oreilles, sort la langue mais rien n’y fait, sa tête roule pour disparaître derrière le paravent. Un bruit sourd derrière le paravent, c’est la tête qui heurte quelque chose de dur. On entend la voix de Rodolphe.
Rodolphe (off) - M… Quel con !
Migloff (à Magali) - Un bon et énergique lavage de mains fait disparaître toutes les bactéries.
Philippe (à Christine) - Du fil pour recoudre tout ça ! (Christine ne semble pas avoir entendu.) Christine ? Du fil et une aiguille, j’ai de la couture à faire.
Christine - Rodolphe veut m’inviter à dîner. (Elle passe un long fil avec une aiguille disproportionnée.)
Philippe - C’est une délicate attention.
Christine - Comment on va faire ?
Philippe - Vous ferez un tête-à-tête.
Christine - Au restaurant, il va la poser où sa tête ?
Philippe - Ben… dans une assiette !
Christine - C’est dégoûtant !
Philippe - J’espère que vous n’aimez pas la tête de veau ?
Christine - J’adore, avec une sauce gribiche.
Philippe - Je vois le tableau : une assiette, la tête de veau et sur l’autre, la tête de… (Christine lui écrase le pied.)
Migloff termine de se laver les mains. Il les plonge dans un autre seau pour enlever la mousse. Il prend la serviette pour tamponner minutieusement mains et avant-bras.
Migloff - Serviette !
Christine (observant le travail de Philippe dans la couture) - Vous êtes bon à marier.
Philippe (très concentré) - Pourquoi ?
Christine - Vous savez très bien coudre. Moi je me pique tout le temps, et vous verriez le travail… C’est quoi comme point ?
Philippe - Un point qui évite toute fuite. Quand le sang passe, faut pas le moindre trou, sinon faut jouer les plombiers.
Christine - Ça n’aime pas les fuites les artères ?
Philippe - Hémorragie, vous connaissez ?
Christine - Je suis en première année, on n’a pas encore attaqué les termes techniques. (Depuis les coulisses, Kiki aboie.) Arrête Kiki !… Si vous parlez de fuite de sang, ça le met automatiquement en appétit.
Migloff se tamponne les mains, les avant-bras, même le visage et autre depuis un long moment. Magali est énervée de le voir faire.
Magali - Eh ben vous au moins, on ne peut pas dire que vous aurez les mains sales. Ça m’énerve ces petits coups !
Migloff - Tamponnements. Si je frotte, je décolle des petits morceaux de peau qui risquent de se déposer à l’intérieur de l’opéré. C’est très technique le lavage.
Magali - Technique ou pas, ça m’énerve !
Migloff - Le protocole. Vous avez déjà entendu parler des maladies nosocomiales ? Les mains doivent être plus propres que propre. (À Philippe.) Encore quelques secondes et je suis à vous.
Philippe - Je vous en prie. On forme une belle équipe !
Rodolphe - Ça vous pouvez le dire !
Philippe (à Christine) - Posez une compresse, ça saigne !
Kiki aboie immédiatement.
Christine - Tais-toi Kiki ! Compresse… vite… (Elle prend à pleine main une gaze qu’elle brandit.) C’est ça ?
Philippe - Soyez discrète, le Professeur a l’air pointilleux sur la stérilisation.
Christine - Elle n’a jamais servi.
Migloff - Passez-moi les gants chirurgicaux.
Magali (passe une grande enveloppe où se trouve une paire de gants à faire la vaisselle) - Je l’ouvre ?
Migloff - Oui. (Il tend ses mains pour prendre les gants.) Oh ! non de non !
Magali - Qu’est-ce qu’il vous prend ?
Migloff - J’ai gardé mon alliance.
Magali - Ça prouve que vous êtes fidèle.
Migloff - Pas de bijou pendant une intervention. Les bijoux sont porteurs de germes. Je recommence l’opération lavage.
Magali - Avec les tapotis ?
Migloff (replonge les mains dans la bassine mousseuse) -Tamponnements !
Migloff retire sa bague. Il la met dans sa poche de pantalon. Pendant ce temps, on voit Philippe et Christine, qui ont écouté la conversation, retirer toutes leurs bagues – attitudes exagérées. Philippe tire sur un doigt de Christine. Migloff replonge ses mains dans la bassine d’eau savonneuse et recommence l’opération lavage, brossage…
Magali - Je ne vais pas supporter.
Christine - Vous m’avez tiré sur le doigt comme une brute.
Philippe - Je pensais même le récupérer. Je l’aurais greffé sur la tête de Rodolphe, ça lui aurait fait un petit quelque chose en plus.
Christine (voyant le livreur) - Il bouge !
Philippe (toujours en train de recoudre) - Je suis après les nerfs, le visage reprend vie.
Christine - Je parle du livreur.
Philippe - Je l’avais complètement oublié celui-là.
Livreur - Où je suis ?… Qu’est-ce que c’est ?… Ah oui… l’opération… la tête… c’est ça, la tête dans le carton !… Rien que d’y repenser…
Philippe - Si vous tournez de l’œil, je coupe votre tête et je la prends ; il y a de la demande dans les changements de tête ! (Christine lui botte les fesses en signe de réprobation.) Vous me faites faire des bêtises. Quoi encore ?
Christine - Vous pourriez être plus poli. Il sort des pommes, vous n’allez pas lui recréer un pépin !
Livreur - Elle est où la tête ?
Philippe - Il y en a une sur la table et l’autre, elle se balade par là.
Livreur - Une tête qui se balade ?
Christine - Oui ! Même coupée, elle parle comme vous et moi.
Livreur - Une tête qui parle ?!
Christine - Et en plus elle voit ! D’ailleurs, elle a l’intention de m’inviter au restaurant.
Livreur - Excusez-moi, je vais être franc : vous êtes tous des déglingués ici !
Rodolphe (apparaissant en roulant sa tête) - Ça pour être déglingué !
Livreur - La tête ! Je viens de la voir ! (Il tombe dans les pommes et disparaît derrière le paravent.)
Migloff - Qu’est-ce qu’il a celui-là à tomber tout le temps ?
Philippe - Compresse ! Compresse !
Christine - C’est à moi que vous parlez ?
Philippe - Elles ne vont pas venir toutes seules. Compresses ! Vite !
Christine - Oui, voilà ! (Elle apporte une compresse comme une vulgaire serpillière.)
Philippe - Évitez de la toucher avec les mains ! Le professeur est à cheval sur l’hygiène, je ne vais pas vous le répéter sans arrêt.
Christine - Le professeur, il s’en lave les mains ! (Effectivement Migloff est toujours dans l’opération lavage, brossage, rinçage, tamponnage. Christine reprend la compresse et va sur la table des accessoires pour prendre une fourchette. Elle pique la compresse sur les dents.) Au point de vue hygiène, ça vous va comme ça ?
Philippe - Merci ! Profitez-en pour récupérer l’autre compresse qui est à l’intérieur.
Christine - Comment voulez-vous que je la trouve, tout est rouge ?
Philippe - Cherchez.
Christine - O.K., je cherche.
La fourchette disparaît derrière le paravent. Christine fait de larges gestes avec ses bras pour fouiller dans le corps de Rodolphe et retrouver la compresse.
Philippe - Un peu de délicatesse, c’est pas de la purée !
Migloff (finissant de se sécher les mains) - Voilà le travail !
Magali - Je vous passe vos gants.
Migloff - Une seconde… (Il s’approche de Philippe et examine son travail).
Christine (sortant une chaussette rouge) - Elle est bizarre la compresse !
Migloff - Bien… bien… le rouge avec le rouge… le gros là… avec le gros… le cartilagineux avec le cartilagineux… Bon travail. Greffez les terminaisons nerveuses… recousez-moi tous les muscles… désinfectez… lavez à grande eau… n’oubliez de retirer les compresses, les pinces, les aiguilles, comptez-moi tout ça. Vous aspirez et vous fermez, pansement et… attendons.
Magali - Attendre quoi ?
Migloff - Que tout fonctionne : respiration, déglutition, vision, audition et connexion du cerveau.
Christine - On n’est pas couché !
Philippe (concentré sur la tête d’Ève) - Il y a quelque chose qui cloche.
Migloff - Comment ça ? Tout est parfait. Vous avez fait du beau travail.
Philippe - J’ai des machins en trop !… Fait suer, c’est chaque fois la même chose, j’ai toujours des organes en trop, des boyaux, des artères, des veines, en veux-tu en voilà ! J’en ai marre !
Migloff - Ne vous mettez pas dans cet état ! On examine le problème.
Philippe (montrant un tuyau flasque) - Ce truc, il vient d’où ? Je le branche avec quoi ?
Migloff - Reprenons tous les circuits un par un.
Magali (surprenant tout le monde) - Faut pas en tenir compte !
Tous - Quoi ?
Magali - Oubliez ce morceau, on n’en parle plus. (Tous la regardent.) J’ai dit une bêtise ?
Migloff - Mademoiselle, on a déjà passé pas mal de temps et je crois… que vous avez raison. On oublie !
Philippe - On oublie ?
Migloff - Tout est branché, rien d’anormal sauf celui-là ?
Philippe - Oui… Vous pensez que la tête va quand même marcher ?
Migloff - Je suis sûr que non.
Christine - Je ne vous comprends pas Professeur.
Migloff - La tête ne va pas marcher, elle va fonctionner !
Philippe - Je me fais avoir à chaque fois.
Christine - Moi aussi !
Migloff - Faisons confiance à la nature, elle réalise des merveilles.
Philippe - On fait quoi de ce morceau qui pendouille ?
Migloff (se touche le nez comme pour réfléchir) - Je me demande si on ne fait pas une connerie ? Il me semble reconnaître la carotide !
Christine et Magali - La carotide ?!
Philippe - Une seconde… (On le sent soulever des « tuyaux » et passer les mains à l’intérieur.) Attendez, je l’attrape… Et ça, c’est quoi ? Une belle carotide, recousue par mes soins. Vous pouvez tirer dessus, elle tient.
Christine (moqueuse) - Le « pendouillis » là, c’est pas la carotide, Professeur.
Migloff (réfléchissant toujours) - Ça ressemble à une carotide. Montrez-moi la seconde carotide.
Philippe - Oh non ! C’est celle qui pendouille !
Christine - On a deux « carotte… ides » ?
Philippe - Qu’est-ce qu’on fait ?
Migloff - On ne se pose même pas la question, on recoud !
Philippe - Je savais bien que j’avais merdé.
Migloff - Faut bien apprendre, à la couture !
Philippe (à Christine) - Aiguille et fil !
Christine - Y a pas marqué mercerie ! Et puis je suis en rupture de stock.
Migloff - La ficelle qui est derrière vous ?
Christine - Vous n’y pensez pas !
Migloff - La carotide doit être rebranchée par tous les moyens. Ficelle !
Philippe - Professeur, je n’arrive pas à récupérer le bout de la carotide. Elle est remontée dans la tête. Aidez-moi !
Migloff - Impossible, je viens de me gratter le nez, je dois recommencer l’opération lavage mains.
Magali - Encore ? Elles vont être usées !
Migloff plonge une nouvelle fois ses mains dans le seau et recommence le lavage.
Philippe (à Christine) - Christine, aidez-moi à retrouver le bout de la carotide. Avec vos petits doigts, remontez-en direction du cerveau, l’artère est par là.
Christine (plonge sa main dans la tête) - J’aime pas faire ça…
Philippe - Je ne vous demande pas si vous aimez… Allez !… Vous sentez quelque chose ?
Christine - Oh oui… c’est tout chaud… tout mou…
Philippe - Redescendez immédiatement, vous êtes en train de caresser la cervelle !
Christine - Ouah !
Migloff (en train de se laver les mains) - Ça se passe comment ?
Philippe - On va y arriver !
Migloff - Ça, c’est une équipe. Vous vous rendez compte, on est en train de changer une tête, on va battre un record !
Magali - Vous, vous êtes parti pour battre le record de lavage de mains !
Christine - Je tiens un tuyau !
Philippe - Pincez-le délicatement… tirez doucement… doucement sinon le cerveau va venir avec.
Christine - Ça glisse !
Philippe - Je le vois… je le prends avec ma pince… Vous faites du bon travail Christine… Lâchez maintenant.
Christine (montrant sa main) - J’ai récupéré de la matière grise !
Philippe - De la cervelle. Ne dites rien… Débarrassez-vous-en !
Christine - Je jette ?
Philippe - Pensez à Kiki ! (Kiki aboie de contentement. Christine secoue sa main en direction des coulisses.) Je vais te recoudre tout ça. (Fil et aiguille disparaissent derrière le paravent.)
Christine - Il a l’air d’apprécier !
Philippe - C’est connu, les chiens aiment les abats ! (Kiki aboie.) Il a l’air d’en redemander !
Christine - Je peux en reprendre ?… Je plaisante !
Magali (à Migloff) - Arrêtez votre tamponnage, il me tape sur les nerfs.
Migloff - Respirez ! Vous n’allez pas perdre la tête vous aussi !
Philippe (finissant de recoudre la carotide) - J’ai le coup de main, c’est presque terminé… Ça devrait tenir ! Deux belles carotides toutes neuves, sans fuite. À force de tirer dessus, j’en ai même un peu trop… J’en ai recoupé un peu… (Une de ses mains apparaît, elle tient un petit tuyau en plastique flasque.) Tiens Kiki, une belle carotide ! (Il lance le morceau de tuyau dans les coulisses. Kiki aboie de bonheur.)
Christine - J’ai horreur qu’il mange des abats. C’est pas bon pour sa santé. À partir de maintenant, Kiki, tu deviens végétarien. (Kiki grogne.)
Migloff (s’approche de la table d’opération) - Bon travail les enfants. Vous lavez tout ça, vous épongez et on referme.
Christine - On lave ?
Magali - C’est une manie chez lui !
Philippe disparaît derrière le paravent, met la cuvette sur la table puis prend l’arrosoir qu’il tient au-dessus du paravent. Il verse de l’eau dans la cuvette pour faire croire qu’il lave le cou.
Migloff - C’est beau à voir !
Philippe - Retirez-moi le caillot !
Christine - Où ? Ici ? Il n’y a que des caillots dans ce trou de cou !
Livreur (se relevant tout mouillé avec des points rouges sur le visage) - Je suis tout mouillé !
Magali - Qu’est-ce qu’il peut dormir celui-là ! Ça ne m’étonne pas que les paquets arrivent en retard !
Livreur - J’ai la scarlatine !
Christine - Mais non, ce sont des projections de caillots de sang. Le lavage, ça éclabousse !
Livreur - Quoi ? Des caillots de sang ! Oh non ! (Il retombe dans les pommes.)
Magali - Il n’a pas besoin d’anesthésie pour s’endormir !
Christine (voyant le livreur s’écrouler) - On laisse tomber ?
Philippe - Qu’est-ce qu’on peut faire de mieux ?
Migloff - Maintenant attaquons le corps : on l’ouvre ! J’ai bien réfléchi. Rappelez-vous, on greffe un visage féminin sur un corps masculin. On se doit de transformer ce corps d’homme en femme.
Christine - Oh non ! Vous n’allez pas faire ça ! Vous n’allez pas oser ?! Vous allez lui couper…
Migloff - Parfaitement. Raboter.
Christine et Magali - Oh non !
Migloff - Ce corps ne doit pas garder une brioche sur l’estomac.
Rodolphe (apparaissant en faisant rouler sa tête sur le sol à la limite du paravent) - Ils vont raboter mon ventre !
Magali - Oui, et là, c’est pas du bidon !
Migloff (à Christine) - Vous allez recoudre le cou et nous, on procède à la transformation homme-femme. Christine, vous avez des prothèses mammaires ?
Christine - Ça ne vous regarde pas !
Migloff - Faut que j’en trouve. Dans ma musette, j’ai ce qu’il faut. (Il ouvre sa musette de pêcheur, il sort deux flotteurs.) Ça fera l’affaire !
Magali - Des flotteurs !
Migloff - Illusion parfaite ! Cette future demoiselle n’aura pas de problème pour apprendre à nager !
Philippe - Passez-les-moi. Je les mets en place. Ingénieux ces flotteurs !
Migloff - C’est pour ça qu’on m’appelle Professeur. Beau travail. Vous aurez votre diplôme de chirurgien si vous continuez comme ça.
Philippe - Qu’est-ce que je serais content !
Migloff - Maintenant, faut lui débiter de la brioche, c’est une vraie pâtisserie. N’ayez pas peur de faire de belles parts !
Philippe - Bistouri… (Christine se remet à rire bêtement.) Où je l’ai posé ?
Christine - Bis two rire !!! Je sais où il est ! Quand vous avez ouvert le ventre, je l’ai vu glisser entre les organes.
Philippe - Il ne manquait plus que ça !
Il plonge ses deux mains dans le corps et il cherche. Amplifier les mouvements. Christine et Magali s’y mettent.
Migloff - Attention à ne pas vous couper !
Philippe - Ah !… Ah !… Je sens quelque chose… de dur… Je crois que je le tiens… Ah non… (Il sort un os de poulet ou de lapin.) Un os !!!… Je le remets en place discrétos…
Migloff - Et ce bistouri, vous le trouvez ?
Christine se remet à rire bêtement.
Philippe - Non, et j’ai pourtant mis les mains partout.
Magali - C’est du propre !
Christine - Tous les organes sont sortis et rien trouvé.
Migloff (observant le corps de Rodolphe) - Rangez tout ça à l’intérieur.
Philippe - Chacun à sa place ?
Migloff - Vous n’allez quand même pas remettre ça n’importe comment ! Je vais vous aider. (Migloff se penche sur le corps.) Oh non ! Je ne vois plus rien ! Mes lentilles viennent de tomber à l’intérieur !
Philippe - Comment on va les retrouver ? (Il replonge les mains dans le corps de Rodolphe.)
Christine - Et puis ce truc qui bouge tout le temps, ça m’énerve !
Philippe - Ce truc, c’est le cœur !
Migloff - Mes lentilles ?
Philippe - Pour l’instant, on ne voit rien.
Livreur (sortant de sa perte de connaissance) - Excusez-moi, je crois que j’ai encore eu une légère faiblesse.
Magali - Légère ? Ça fait plus d’un quart d’heure que vous dormez.
Livreur - Attendez… je reviens à moi… Vous êtes en pleine opération chirurgicale, c’est ça ? Ça ne me convient pas. (Observant ce qu’il y a sur la table derrière le paravent.) Tout ce tas gluant, c’est quoi ?
Magali - Trois fois rien : figurez-vous que le chirurgien a perdu son bistouri et le Professeur, ses lentilles de contact. Alors on a sorti tous les organes pour les retrouver.
Livreur - Quoi ? Tous ce visqueux ce sont des…
Magali - … organes ! On a tous les mêmes. Là, poumons, boyaux, reins, pancréas… tout quoi ! Le noir, le foie… Ce machin qui fait des bonds, le cœur… La poche poisseuse, l’estomac…
Livreur - Je vous en prie, arrêtez ! J’ai un coup de chaud ! Et là, c’est quoi ? On dirait des flotteurs pour aller à la pêche !
Magali - Vous êtes myope, c’est la poitrine !
Livreur - Je ne savais pas que c’était fait comme ça, je ne résiste pas… (Il retombe dans les pommes.)
Magali - Ah ! les hommes !
Migloff (à Philippe) - Alors les lentilles ?
Philippe - J’ai bien peur de vous annoncer une mauvaise nouvelle.
Migloff - N’hésitez pas à me parler franchement. Un Professeur est un homme avant tout.
Philippe - Dans ce cas, je vous annonce la vérité. Vous allez devoir acheter de nouvelles lentilles.
Migloff - Ça revient cher la médecine !
Christine - Vous ne pouvez pas laisser des lentilles dans le corps, il va tomber malade.
Philippe - Pas d’inquiétude, le corps digère bien les lentilles.
Migloff - Il les supportera, elles sont de bonne qualité mais elles ne lui serviront à rien.
Christine - Bis two rire !!! (Se tord de rire.) Attendez… Regardez ce que je vois ! (Toujours en riant, son regard se porte sur les seaux.) Bis two rire ! Je l’ai posé là pour plus de sécurité.
Philippe - On a sorti tous les organes pour rien ?!
Christine - S’il fallait toujours se rappeler de tout…
Migloff - Ne perdons pas de temps, terminons l’opération.
Philippe (voyant tous les organes étalés sur la table) - Remettons tout en place.
Christine - J’adore les puzzles !
Migloff - Sans mes lentilles, je ne vais pas être d’un bon secours, je serais capable de placer l’estomac après l’intestin.
Christine - On va y arriver. J’ai ma planche d’anatomie de première année.
Magali - C’est plus précis sur le croquis que dans la réalité. C’est quoi ça ?
Christine - Attention, c’est attaché à autre chose. Attends, je t’aide…
Magali et Christine font le tri et, avec de larges mouvements de bras, elles placent les organes. Pendant ce temps Philippe chuchote à l’oreille de Migloff.
Magali - Tiens, voilà le foie.
Christine - Le foie ? Impossible, je l’ai déjà mis.
Magali - Ça y ressemble pourtant. C’est peut-être un lobe ?
Christine - T’as raison, j’ai mis le même à l’intérieur. Je le mets de côté, on ne dit rien.
Magali - On n’a pas tant d’organes que ça. C’est presque fini. Encore un petit dernier… Il ne va jamais rentrer, y a plus de place.
Christine - J’ai ma technique. Laisse-moi faire… On secoue ! (Christine fait semblant de secouer le corps pour faire de la place à l’intérieur. Magali s’y met aussi et de plus en plus fort, mouvements d’ensemble exagérés. Après un certain temps de secouage…) Le ventre est plein, pas une place de libre !
Magali - On met cet organe de côté et on ne dit rien.
Christine - T’as raison, je sais ce que je vais en faire…
Elle jette l’organe (ce peut être une éponge) dans les coulisses. Aussitôt des aboiements de joie retentissent.
Philippe (après leur conciliabule discret) - Vous avez raison Professeur. Nous devons pratiquer cette amputation, je vous laisse intervenir.
Migloff - Mesdames…
Christine et Magali - Mesdemoiselles.
Migloff - Comme vous le savez, nous avons une tête féminine sur ce corps masculin. Nous avons convenu, d’un commun accord, que ce corps devait devenir féminin dans son intégralité. Pour cela, nous devons procéder à une ablation précise.
Christine - Une ablation ?! Déjà que vous l’avez ouvert de haut en bas, ça suffit comme ça ! Vous voulez lui « ablationner » quoi ?
Migloff - Un objet… un… instrument… enfin… ça ne vous regarde pas, comme vous êtes demoiselles. Je tiens à ce que vous vous retourniez pendant cette intervention.
Magali - Qu’est-ce que vous allez trafiquer ?
Christine - Ça y est ! J’ai compris. Vous n’allez pas faire ça ?
Migloff - C’est décidé, nous pratiquons l’ablation.
Christine - C’est sûr, ça fera plus féminin. Moi-même, j’ai un problème comme ça.
Migloff et Philippe - Vous ?!
Christine - D’ailleurs si vous pouviez « m’ablationner » moi aussi…
Magali - Je ne comprends rien. Tu veux qu’ils « t’ablationnent » quoi ?
Migloff - Ne tombons pas dans les détails. On parlera de votre cas plus tard. C’est un sujet qui peut déranger.
Christine - Je peux en parler ouvertement.
Philippe (un regard complice vers le public) - Justement, nous ne sommes peut-être pas seuls. C’est privé ces choses-là.
Christine - Je n’ai rien à cacher. Y a pas de honte. C’est la nature qui m’a faite comme ça.
Migloff - Vous passerez dans mon bloc opératoire et je ferai le nécessaire.
Christine - C’est très gentil à vous mais d’habitude j’en parle franchement et ouvertement.
Philippe - Peut-être mais dans cette circonstance, je ne veux pas en parler avec vous. Maintenant Professeur, nous devons passer à l’action, il faut couper !
Christine - Ah oui ! Votre technique, c’est couper ! Et vous remplacez par quoi ?
Philippe - Par… rien.
Christine - Rien ?!
Migloff - Mesdemoiselles, s’il vous plaît, retournez-vous. Procédons à l’ablation. Allez-y Philippe, coupez !
Magali - Coupez quoi ?
Christine - Viens, je t’explique. Faudra que j’y passe moi aussi. Je préfère ne pas voir, il paraît qu’on souffre horriblement.
Christine et Magali s’écartent pour parler et ne rien voir. Pendant ce temps, Philippe et Migloff effectuent le « travail ».
Christine - Bon, je te le dis. Ils vont lui couper le… Tu ne vas pas te sentir mal ? (Magali fait un signe négatif de la tête.) Bon, faut que tu sois forte. Ils vont couper…
Magali - Tu me le dis, ils vont couper quoi ?
Christine - … les pieds !
Magali - Les pieds ?! Pour quoi faire ?
Christine - T’es bête ! Pour en mettre d’autres ! Je sais ce que c’est que d’avoir de grands pieds, c’est handicapant et pas féminin ! J’en fais un complexe psychologique. À cause de mes pieds, ça ne marche pas bien dans ma tête !
Elles continuent de parler mais on ne les entend pas. Pendant ce temps…
Philippe - Sans regret ?
Migloff - Coupez.
Dans un ample geste, Philippe coupe.
Philippe - Voilà le travail. Qu’est-ce que j’en fais ? Je ne vais pas le jeter dans la poubelle !
Migloff - Mettez-le dans votre poche. (Réaction négative de Philippe.) Je comprends. Si vous vous faites arrêter et qu’on vous trouve avec, vous risquez d’avoir de gros problèmes. (Jetant un œil complice dans la salle.) Ça intéresse peut-être quelqu’un ce genre de chose… Non ?… Juste pour nous arranger le coup ?… Bon, je ne vois pas d’autre solution… Kiki !
Philippe - Vous avez raison, il va avaler ça en deux secondes.
Migloff - Une seconde, la déontologie me rappelle que je dois réfléchir encore.
Migloff et Philippe se consultent. Magali voit que les pieds n’ont pas été coupés.
Magali - Ce n’est pas du tout ce que tu crois, ils n’ont pas coupé les pieds.
Christine - Mais si, j’en suis certaine.
Magali - Je te dis que non. Je sais, moi, exactement ce qu’ils ont coupé.
Christine - Dans ce cas, nos points de vue divergent.
Migloff (à Philippe) - Tout bien réfléchi, la première idée est la bonne : le kiki à Kiki !
Philippe - C’est étrange, d’habitude dès qu’il entend son nom, il aboie ! Kiki ! Kiki ! Tiens… attrape ! (Il jette à Kiki une partie de l’anatomie de Rodolphe, petit tuyau.)
Christine - Vous donnez encore à manger à Kiki ? J’avais dit plus d’abats.
Philippe - Juste une petite chose, rien du tout.
Christine - J’espère que ce n’est pas dur, il a mal aux dents en ce moment.
Philippe - Certifié pas dur ! Pourquoi on ne l’entend plus aboyer votre Kiki ?
Christine - Ça, c’est parce qu’il a trop mangé. Il va garder votre morceau pour tout à l’heure. Faut pas s’inquiéter, il mange tout !
Philippe (à Migloff) - Voyez, je vous l’avais dit.
Migloff - Parfait. Tout est place, on referme.
Christine - Ah ! on l’a bien mérité !
Migloff - Il manque quelque chose ! Je déteste quand il manque des morceaux ! Le rein, il est passé où ?
Christine - Il manque le rein ?
Philippe - Il n’a pas pu disparaître comme ça.
Christine - Holà ! Je sens tout de suite l’accusation. Je ne sais même pas à quoi ça ressemble.
Migloff - Un gros haricot noir ! (Il sort du corps de Rodolphe-Ève, un rein fait avec du papier.) C’est ça un rein.
Christine - Ah ça ! Il me semble bien que maintenant que vous me le montrez… il y en avait deux ! Si, si, je suis sûre de ce que je dis. Alors j’ai pensé qu’il y en avait un en trop, je l’ai donné à Kiki.
Migloff et Philippe - Quoi ?!
Christine - Ben oui, il aime tellement ça les rognons… (Aboiements rassasiés de Kiki.)… et… il a même bien apprécié.
Philippe - Je comprends pourquoi Kiki n’a plus faim.
Christine - J’ai le pressentiment d’avoir fait une bêtise.
Migloff - Ne jetez plus rien sans demander la permission.
Christine - Promis. (Elle voit le livreur se relever.) Qu’est-ce que vous dormez !
Livreur - Je viens de faire une de ces coupures… Je suis en pleine forme.
Christine - Tant mieux, ça va vous changer !
Magali - Monsieur le livreur, vous ne devriez pas rester là, je crois que l’ambiance générale ne vous convient pas.
Livreur - Surtout que j’ai encore des paquets à livrer. Je ne vous demande surtout pas ce que vous êtes en train de faire…
Christine - Ne demandez rien, ne regardez rien… Au revoir !
Magali - Au revoir !
Livreur - C’est ça… Je vais me prendre un bon café ! (Le livreur disparaît dans les coulisses côté Kiki.)
Migloff - Dites-moi Christine, ce patient, Rodolphe, il a signé un formulaire de dons d’organes ?
Christine - J’ai complètement oublié de lui demander. Pourtant c’est dans mon cours de première année !
Rodolphe (la tête apparaît) - Il ne manquerait plus que ça ! Vous croyez que j’en ai pas assez donné ?
Migloff - Ne perdez pas la tête mon garçon, il n’est jamais trop tard pour le signer. À ce que je vois vous avez toute votre tête ?
Rodolphe - Ça a l’air d’aller. J’accepte votre demande mais évitez un prélèvement dans ce qui me reste.
Migloff - Nous respecterons vos volontés. Christine, allez chercher le formulaire et un stylo.
Christine disparaît dans les coulisses même côté que Kiki.
Rodolphe - Je crois que je ne vais pas pouvoir le signer.
Migloff - On ne revient pas sur une décision. Le temps nous presse. J’ai vu que vous aviez un beau foie, il m’intéresse pour ma prochaine intervention. Nous manquons de donneurs.
Rodolphe - Je ne peux pas.
Migloff - Une petite signature, c’est pas grand-chose.
Rodolphe - Et avec quoi je vais signer ? Il ne me reste plus que ma tête.
Migloff - Et votre bouche, vous en faites quoi ?
Christine revient avec le formulaire et le livreur qui est agrippé à elle.
Livreur - Je suis traumatisé !
Magali - Toujours pas parti ?
Livreur - Je suis passé à côté d’un chien qui vomit de partout et vous ne devinerez jamais ce qu’il avait devant lui à manger.
Migloff et Philippe - Quoi ?
Livreur - Vous n’allez jamais me croire : un kiki !
Christine - Il connaît le nom de mon chien !
Migloff - Il a des hallucinations. Allez faire signer le formulaire à la tête.
Livreur - Je sais très bien ce que je dis et ce que je vois : un kiki ! Permettez-moi de vous le répéter, vous êtes tous des déglingués ! (Il tombe une nouvelle fois dans les pommes.)
Migloff - C’est ça. C’est ce que vous avez de mieux à faire !
Christine - Tout le monde connaît mon Kiki. Il est célèbre !
Migloff - Elle ne sait plus ce qu’elle dit !
Livreur (dans un sursaut) - Je maintiens : des déglingués !
Christine (s’approche de Rodolphe) - S’il vous plaît, signez-moi ça. Vous êtes droitier ou gaucher ?
Rodolphe - C’est malin !
Christine lui place le stylo dans la bouche.
Christine - Heureusement qu’on ne vous demande pas vos empreintes digitales ! (Il lui lance un regard noir.) Je vous demande pardon… Qu’est-ce que je suis gauche parfois !
Migloff - Il a signé. Coupez-moi un bon morceau de foie, une bonne livre ! Mettez-moi ça dans une poche glacée. Et maintenant que tout est remis en place, on ferme !
Philippe - On ferme !
Christine quitte Rodolphe et va vers l’opéré. Elle est censée prendre son poignet et ferme les yeux pour compter les pulsations.
Rodolphe - Et moi, vous allez me trouver un corps avec des bras et des jambes ?
Migloff - Passez une annonce pour avoir un donneur.
Rodolphe - Comment je fais ?
Philippe - Allez voir partout, demandez, déplacez-vous ! Défendez votre cas ! On ne peut pas tout faire à votre place non plus ! (Aidé par Magali, Philippe ferme le corps opéré.)
Rodolphe - Me déplacer ? Vous en avez de bonnes ! J’ai une idée… (La tête de Rodolphe se tourne vers les spectateurs.) Mesdames et surtout messieurs, si vous en avez marre de votre corps, si vous ne vous supportez plus, que vous voulez vous en débarrasser, je suis preneur. Je vous jure que j’en prendrai soin. Vous pouvez me laisser un message à la sortie du théâtre, je vous promets une réponse rapide.
Migloff (à Philippe) - Parfait ! La couture, ce n’est vraiment pas votre truc, mais c’est refermé ! Allez, réveillez cette belle personne.
Christine - Oh là là !
Philippe - Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Christine - Deux cent quatre-vingt, c’est pas beaucoup pour un rythme cardiaque ?
Migloff - Réveillez l’opéré, il y a urgence, sinon on lui administre une dose d’anesthésie !
Rodolphe - Pas d’anesthésie, elle est trop frappante !
Philippe - On pratique le réveil rapide ?
Migloff - Vous avez mon feu vert.
Philippe commence par donner de petites claques à l’opéré (tape dans ses mains) puis progressivement balance des claques de plus en plus fortes pour réveiller la patiente Ève. Christine s’y met à son tour puis Magali. Ils prennent tous beaucoup de plaisir à balancer des taloches. Voyant cela, Migloff s’y met aussi. Le livreur sort de son coma.
Rodolphe - Elle est belle la médecine !
Tous - On ne vous demande rien !
Livreur - Des déglingués !
Migloff - Stop ! Elle a les yeux ouverts. La salle de réveil est terminée. Mademoiselle, levez-vous ! Vous avez un corps tout neuf, tout beau… Debout !
Effectivement, Ève apparaît progressivement. Très souriante, Ève est debout sur la table d’opération et apparaît au-dessus du paravent.
Migloff - Superbe !
Philippe - Nous avons réussi !
Christine - C’est la première fois que ça m’arrive !
Magali - Quelle transformation !
Rodolphe (observant Ève, bien dans sa peau) - Je suis quand même pas mal !
Ève - Pour moi, une nouvelle vie va commencer !
Aussitôt Kiki aboie des coulisses… Tous applaudissent à leur réussite. Christine va chercher la tête de Rodolphe qui n’apparaît qu’en haut du paravent. Il est content. Il salue avec ses compagnons.
Ève - Merci… merci à tous… Je suis tellement contente mais… je ne me sens pas bien ! Mon ventre !
Philippe - Mal au ventre ?!
Migloff - Je crois comprendre. Christine, comptez-moi le nombre de compresses dans la corbeille !
Christine - Neuf.
Philippe - Oh non !!!
Christine - Je sais compter jusqu’à neuf.
Magali (prenant sa place) - Je confirme, neuf, Professeur !
Philippe - Il en manque deux ! On rouvre !
Migloff - Je reprends mon lavage !
Magali - Avec tamponnage !
Livreur - Oh non ! Pas de réouverture ! (Il tombe dans les pommes.)
Christine - J’en connais un qui va être content s’il y a des morceaux qui traînent !
Kiki aboie.
Migloff - Gardons notre bonne humeur et vous, Philippe, ouvrez !
Philippe - Très bien, passez-moi…
Tous - … bis two rire !
Ils éclatent tous de rire suivis immédiatement de tous les autres comédiens. Heureux, Kiki aboie de plus belle. La comédienne ou le comédien qui fait les aboiements sort des coulisses en aboyant (il ou elle peut tenir un chien en peluche). Tous, heureux, saluent pour le final.