- 1950 -
Chez les Grant
Une grande table, avec un vase fleuri, dont seul le côté cour est éclairé. Des chaises vides figurent les invités. Au fond, une banderole ''1951''. Régulièrement bousculée par Gladys, Susan s'ennuie tandis que Charles papillonne.
ELLE (voix off) : Encore quelques minutes... Bye, bye 1950 et bye, bye la compagnie ! On dit que les meilleures choses ont une fin. Mais là, c'est la fin, la meilleure chose. (lève les yeux aux ciel) Pourquoi j'ai dit ''oui'' ? Pourquoi j'ai dit ''oui'' ? (vers Patsy, sourire forcé) Hein Patsy ? Ma chère sœur, toujours pleine de bonnes idées. Pourquoi j'ai t'ai dit ''oui'' quand tu m'as proposée ce réveillon chez ton amie Gwendoline ? Gwendoline Grant et sa famille exemplaire. A ce niveau là, ce n'est plus une famille, c'est un prototype. Cette perfection béate me donne encore plus le vertige que leur balcon du 37ème étage. Même leurs prénoms respirent la perfection. ( lève son verre à Mr Grant) Gary Grant ! Avec un ''G''. Pas Cary Grant ! Comme le ''C'' était pris par « chic », « charme » et « classe », ils ont opté pour le ''G'' de « gnome », «gangrene » et « gastro-entérite » . (lève son verre à Mme Grant) Gwendoline Grant qui réussit le prodige d'avoir moins de fonctions que son robot de cuisine. Le roi de la presse et la reine de l’électroménager : je me demande s'il ne se sont pas mariés par souci d'harmonie alphabétique. Et leurs filles, (regard foudroyant vers elles), leurs deux insupportables jumelles frisées ! Dans leur quête suprême, ils les ont appelé Glenda et Gladys. Personnellement, je trouve que Greluche et Godiche, ça restait cohérent.
LUI (voix off) : (lève son verre, satisfait, vers Gary Grant) Alors là, vraiment un grand merci patron ! Quand je pense, Gary, que j'ai failli décliner ton invitation à ce réveillon. Remarque, c'est un peu de ta faute. M'envoyer couvrir, et courir, toutes les soirées du Gotha new-yorkais, à longueur d'année, aurait pu avoir raison de moi, le plus endurant de tes reporters... et de mon foie aussi. Et puis là, au dessert (jette un coup d’œil à ses voisines), il me vient des envies de sucré ! J'hésite entre (sourire carnassier vers Patsy) le joli cupcake roux enrubanné de rose ( même sourire vers Norma) ou la tarte ?
ELLE (voix off) : (regarde Charles fixant la poitrine de Norma ) Beau garçon, mais quel balourd.
LUI (voix off) : (se sent observé par Susan, la regarde) Belle fille, mais quelle pimbêche !
ELLE (voix off) : (découverte, s’intéresse subitement à Richard Robinson) Lui, c'est Richard Robinson, le voisin du 20ème étage. Illustrateur au New York Times. Belle gueule, bonne plume et bon appétit. Comme me l'a fait remarqué ma sœur Patsy, avec son tact habituel, lui et moi avons un tas de points communs. A commencer par le nom de famille. ''Oui Susan, il s'appelle comme toi, Lautrecélibatairedelasoirée, Richard Lautrecélibatairedelasoirée.'' Oui, car il faut que je vous l'avoue, pour mes parents, ma sœur et l'éternité, je m'appelle Susan Lautrecélibatairedelasoirée !''. (grimace) Sauf que moi, si je suis célibataire, c'est par choix... Des autres, certes. (résignée, elle adresse à Richard Robinson des sourires. On comprend alors qu'il vient de plonger ses yeux dans son assiette) A moins de m'enduire le corps de crème anglaise et de me farcir les oreilles d'oeufs à la neige, je ne vois pas comment je pourrais susciter dans son regard autant d’émotion qu'il en a pour son île flottante ? (nouveau coup de coude)
LUI (voix off) : Plus que quelques minutes, on trinque, on se fait la bise et je repars avec plein de bons vœux pour l'année à venir... (se tourne vers Norma) et une de mes charmantes voisines. (pose par hasard un regard un peu écœuré vers Lisa Mona ) En même temps, je ne suis pas obligé de faire la bise à tout le monde ? Parce que la Lisa Mona, là-bas, avec ses incisives de phacochère, elle va me rayer une joue. (il prend un fort accent hispanique) ''Yé m'appellé Lisa Mona, comme la Roconde dé Vinci, mais à l'envers'' Sauf que elle, pas même son dentiste veut la restaurer. ''Yé souis oune artiste peintre, scoultrice, engagée''. Engagée à nous dégoûter de l'art, oui. ''Cette année, yé esspossé oune toile ygantesque pour dénoncer la guerre dé Corée''. Si quelqu'un pouvait lui dire que sa peinture a déjà fait plus de dégâts sur les rétines qu'une bombe atomique larguée sur Pyongyang...
ELLE (voix off) : (remarque l'intérêt de Charles pour Lisa Mona) Ohlala ! La tête de la barbouilleuse madrilène. (elle sourit). Avoir été placée à côté de Ruby Banks, elle ne doit pas regretter. Ruby Banks, c'est comme un abrégé de vingt siècles d'art pictural : regarder son maquillage tout en l'écoutant parler, c'est passer, sans ménagement, de la peinture rupestre au surréalisme. Ruby Banks est la femme de (vise brièvement Jim Banks) Jim Banks, patron de la Banks's Bank et (se tourne brièvement vers Patsy) de ma sœur. Le dernier pic d'activité cérébrale de Ruby Banks remonte à trois mois. Au cours du quarante millième épisode de ''Haine et passion'', son feuilleton préféré, quand elle a appris que Meta Bauers, la pauvre fille de Selby Flats, partie pour devenir mannequin et qui avait abandonné son fils – mort à la suite d'un accident de boxe –, avait tenté d'assassiner son ex-mari, Ted White, sans doute en proie à une crise de démence ou à cause du cancer de sa vieille...