Acte I
Quand le rideau s’ouvre, on est à la fin d’un casting. Émilienne est la dernière postulante. Elle est accompagnée par son frère. Ils sont d’abord dans la salle puis montent sur scène lorsqu’on les appelle. Ignace est assis nonchalamment sur le pouf. Il est vaguement costumé à l’orientale avec un pantalon bouffant et un petit boléro.
Désiré. – Bon, Léonie, combien il en reste ?
Léonie. – On arrive à la dernière m’sieur Désiré.
Désiré. – Bien, appelez-la.
Léonie, appelant. – Mademoiselle Émilienne De Vroot !
Émilienne. – Présente !
Léonie. – Vous avez un quelqu’un ou une quelqu’une pour vous donner la réplique ?
Ferdinand. – Oui, oui. Moi.
Désiré. – Très bien ! En place ! En place ! Vite !
Ferdinand, en aidant sa sœur à monter sur scène. – C’est le grand jour. Tu vas les épater.
Émilienne. – Croise les doigts. J’ai une de ces pétoches !
Ferdinand. – Courage petite sœur !
Léonie. – C’est votre sœur ? C’est vrai qu’il y a un air de…
Désiré. – On s’en moque ! À vous, Mademoiselle. Et mettez-y du cœur, de la passion. On doit lire à la fois l’amour et le désarroi dans vos yeux. Vous comprenez Mademoiselle ?
Émilienne. – Oui, Monsieur.
Désiré. – Alors on y va !… Et où est le Cheik ? Maurice ! Oh, Maurice !
Cheik, venant de la cave. – Voilà voilà ! On a quand même le temps de boire un coup.
Désiré. – Pas vraiment, non. Bon, t’es prêt ?
Cheik. – Y’a pas plus prêt.
Désiré. – Bon, prends ta place. (Le Cheik sort par le décor oriental.) Ignace, sors du champ ! (Ignace s’écarte du décor.) Prêt ?
Ignace. – Prêt.
Léonie, au public. – C’est mon fils. Il est très…
Désiré. – Silence Léonie ! Attention !… Tout le monde est prêt ? Alors, ac…
Albert, entrant de son bureau. – Hop ! Hop ! Hop ! Bonjour, tout le monde !
Léonie. – Bonjour m’sieur Lebeau.
Albert. – Lebel, lebel s’il vous plaît.
Léonie. – Ah oui ! Pardon, m’sieur Lebel.
Ignace, Désiré et le Cheik. – Bonjour m’sieur Lebel.
Albert. – Bonjour mon cher Désiré. Bonjour Mademoiselle. Albert Lebel ou plutôt Lebel Albert, hum ! Pour vous servir, hum, hum !… Alors Désiré, ce casting, ça avance ?
Désiré. – Hélas non ! Je commence à désespérer de pouvoir remplacer Lola. Nous allions commencer la dernière audition.
Albert. – Eh bien qu’est-ce que vous attendez ? Allez ! Hop ! Hop ! Hop ! Tout le monde en place ! Le temps c’est de l’argent et surtout c’est mon argent. C’est moi le producteur Mademoiselle. C’est moi qui finance. Hé ! Hé ! (Geste d’argent entre les doigts et clin d’œil.)
Émilienne. – Enchantée Monsieur.
Albert, à Désiré. – Elle est charmante.
Désiré. – C’est pas le tout. Il faut qu’elle joue.
Albert. – Eh bien voyons cela ! Pressons ! Hop ! Hop ! Hop !
Léonie. – Applique-toi, Ignace. Y’a m’sieur le « financieur ». Ignace, c’est mon fils, m’sieur Lebeau.
Albert. – Non, Lebel !
Léonie. – Oh pardon ! Je m’ai encore trompé.
Albert. – Lebel, comme le fusil. C’est pourtant simple.
Léonie, sans comprendre. – Quel fusil ?
Albert. – Le fusil de nos chers Poilus, voyons. Le fusil. Pan ! Pan !
Léonie, sans comprendre davantage. – Ah ! Le fusil panpan ?
Désiré. – Bon !… Tout le monde est prêt. Attention ! La fille dans les bras de l’explorateur… Action…
Léonie. – Tiens-toi droit, mon chéri !
Désiré. – Silence, Léonie ! Bon, attention tout le monde ? La fille dans les bras de l’explorateur… Un peu plus serré… Très bien… Attention ! Ac…
Léonie. – Ignace ! Ton sabre ?
Ignace. – Ben, il est là, m’man ! (Il le montre.)
Léonie. – Ah bon ! J’ai cru que… Il est tellement tête en l’air mon Ignace, m’sieur Panpan, que…
Albert, agacé. – Lebel, je vous dis ! Lebel !
Désiré. – Bon, silence ! Attention tout le monde ? Ac…
Léonie. – Ah ! J’ai saisi ! Pan Pan, comme le fusil Lebel. Hi ! Hi ! (Elle est prise d’un fou-rire qui la tiendra dans tout ce qui suit.)
Désiré. – Ignace, fais taire ta mère ou je l’écorche.
Ignace. – Bien Monsieur Désiré. M’man ! Tais-toi !
Léonie. – Je me tais, je me tais. (Elle pouffe.)
Désiré. – Attention ! Action !
La scène se déroule sans anicroche jusqu’au moment où Ignace, levant son cimeterre, perdra son pantalon.
Émilienne. – « Non, il ne faut pas m’aimer. Jamais mon père ne voudra de notre union. »
Albert. – Elle est très bien.
Ferdinand. – « Au diable ton père ! »
Émilienne. – « Mais il est tout puissant. C’est le Cheik !… »
Ferdinand. – « Partons tous les deux. Je t’enlève. »
Émilienne. – « C’est impossible mon amour. Je ne peux désobéir à mon père. »
Albert. – Magnifique ! Hein ?
Désiré. – Oui, bof ! Le Cheik entre.
Cheik, entrant et déclamant comme le pire des comédiens. – « Que fais-tu là, maudit infidèle ? Et toi, fille ? Tu me déshonores. »
Émilienne. – « Père soyez indulgent. Je vous en supplie. »
Albert. – Elle a de sacrés arguments, non ?
Désiré. – Certes ! Les deux amoureux sont désespérés (En aparté.) et moi aussi.
Émilienne. – « Hubert ? »
Ferdinand. – « Yasmina ? »
Émilienne. – « Hubert. »
Ferdinand. – « Yasmina. »
Albert. – Vraiment très jolie.
Désiré. – C’est vrai qu’elle n’est pas désagréable à regarder mais…
Albert. – Vous plaisantez. Elle est sublime.
Désiré. – Allez ! De la passion dans le regard ! De la passion ! Faites durer… Voilà… Le Cheik les sépare.
Cheik. – « Écarte-toi fille indigne ! Et toi, chien, à genoux ! »
Désiré. – Bien. Du désarroi maintenant dans le regard…
Albert. – Hum ! Quels yeux !
Désiré. – Bref, poursuivons. Le Cheik appelle le garde.
Léonie, tirée tout à coup de son fou-rire. – Ignace ! Ignace, c’est à toi !!!
Cheik. – « Garde ! Garde ! »
Ignace, approchant. – « Oui Seigneur. »
Cheik. – « Que l’on tranche la tête de ce chien. »
Ignace lève son arme et perd son pantalon.
Émilienne. – « Pitié… »
Désiré, explosant. – Coupez ! Ignace !!!
Ignace. – Tout de suite, m’sieur Désiré. Le temps de remettre mon falzar et je le coupe.
Désiré. – Dehors !
Léonie. – Mais coupe, Ignace ! Coupe-le donc puisqu’on te le demande.
Ferdinand. – Ça va pas, non ?
Désiré. – Hors de ma vue, nullité crasseuse !
Ignace fuit par le porche.
Léonie. – Mais il ne l’a pas fait esqueprès.
Désiré. – Vous aussi ! Dehors !
Léonie, en sortant derrière Ignace. – Ignace ! Attends-moi ! Dis-lui que tu ne l’as pas fait esqueprès ?
Albert. – Elle va faire un malheur. C’est moi qui vous le dis. Regardez-moi ce visage. N’est-il pas exactement celui d’une fille du désert ?
Désiré, troublé malgré lui. – Ben, c’est-à-dire que…
Albert. – Mais si, c’est évident ! Comment vous appelez-vous mon petit ?
Émilienne. – Émilienne De Vroot, Monsieur.
Albert. – De Vroot ?
Émilienne. – Je suis d’origine belge, Monsieur.
Albert. – Eh bien Mademoiselle De Vroot, aujourd’hui est un grand jour pour vous et pour la Belgique. Je vais faire de vous une vedette. Une grande vedette, ma petite !
Émilienne. – Je ne sais pas si…
Albert. – Hop ! Hop ! Hop ! Taisez-vous, belle ingénue. Albert Lebel ne se trompe jamais. Albert Lebel sent en vous, la star qui s’éveille, l’étoile qui va poindre au firmament pour peu qu’Albert l’aide un peu, hum ! Eh bien c’est décidé. Je vous attends lundi soir pour dîner, ici même Après quoi nous passerons dans mon bureau pour signer votre contrat… C’est ici, voyez-vous.
Ferdinand. – Votre bureau donne directement dans la cour ?
Albert. – Oui… C’est indépendant des appartements, c’est mieux pour… Pour travailler.
Désiré. – Mais…Monsieur Lebel
Albert. – Qui c’est qui commande ? Mademoiselle De Vroot, pardon, Émilienne, jouera la fille du Cheik ou il n’y aura pas de fille du Cheik du tout. Vu ?
Désiré. – Bien Monsieur. C’est vous qui financez le film.
Albert. – Un peu que c’est moi. Et si c’est moi qui paie, c’est moi qui… qui paie. Allez ! Hop ! Hop ! Hop ! Affaire conclue, n’en parlons plus.
Laetitia, off. – Albert ! Albert, où es-tu ?
Albert. – Dans la cour, ma chérie !
Laetitia, off. – Viens ici tout de suite !
Albert. – J’arrive, amour, j’arrive ! Pardonnez-moi. Les affaires sans doute, toujours les affaires. Vous savez ce que c’est.
Laetitia, off. – Alors ? J’attends !
Albert. – Voilà, voilà ! Mes hommages, charmante demoiselle. Lundi soir, 20 heures, sans faute. (Il sort par la porte principale.)
Cheik. – Tu parles que c’est les affaires. C’est pour faire la vaisselle, oui.
Désiré. – Bien. Allez Maurice, fin de la journée.
Cheik. – C’est pas trop tôt. (Il quitte son turban et sort par le décor.)
Désiré. – Rendez-vous lundi matin six heures pétantes. Félicitations Mademoiselle. Vous avez le rôle. Vous avez déjà tourné ?
Émilienne. – C’est-à-dire que…
Ferdinand. – Oh oui ! Plein de fois ! (CHLAK !) Aïe !
Émilienne. – J’ai fait un peu de figuration mais…
Désiré. – Je vois. Je ne vous cache pas qu’il va vous falloir faire de gros efforts.
Émilienne. – Je ferai absolument tout ce que vous voudrez, Monsieur.
Désiré, amusé. – Bien… Mais voici le genre de phrase qu’il ne faut surtout pas prononcer devant Monsieur Lebel, si vous voyez ce que je veux dire.
Émilienne. – Je ne vois pas, non.
Désiré. – Hum ! C’est vrai que vous êtes charmante. Faites attention quand même… Bien. Rendez-vous lundi matin ici même. Bon dimanche Mademoiselle. Jeune homme.
Il prend son veston, son chapeau et sort par le porche.
Émilienne. – Wouahou ! C’est merveilleux ! Tu te rends compte Ferdinand, je vais faire du cinéma ! Je vais faire du cinéma ! Je vais tourner un film et peut-être devenir une vedette !
Ferdinand. – T’emballe pas sœurette. T’emballe pas.
Émilienne. – Tu n’es pas content que mon rêve se réalise ? Je ne pense qu’à ça depuis que je suis toute gosse.
Ferdinand. – Bien sûr que si. Je suis heureux pour toi mais…
Émilienne. – Mais quoi ?
Ferdinand. – Eh bien le metteur en scène t’a dit de faire attention.
Émilienne. – Oui, mais attention à mon jeu, à mes gestes, à mon regard. Je sais bien qu’il faut que je soigne tout ça, que je travaille et que je progresse.
Ferdinand. – Je ne suis pas sûr qu’il parlait de ça… Mais plutôt du producteur.
Émilienne. – Qu’est-ce que tu vas chercher ? Tu vois le mal partout, toi. Je lui ai tapé dans l’œil et il m’a engagée, voilà tout.
Ferdinand. – Ça, pour lui avoir tapé dans l’œil ! Il doit même avoir chopé une sacrée conjonctivite !
Émilienne. – Ce n’est pas ma faute si je suis jolie.
Ferdinand. – Bien sûr que non mais je ne le sens pas cet Albert Lebel, mielleux, gominé comme une tartine de beurre et qui étale son d’oseille. Il fait trop d’épate. Il est louche.
Émilienne. – Moi je le trouve plutôt sympathique.
Ferdinand. – Et puis il a un nom de fusil. Lebel. Et les fusils, moi, ça me rappelle la guerre. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça, du tout.
Émilienne. – La guerre ? Mais nous sommes en 1927 ! 1927 ! Tu piges ? La guerre est loin. Il faut l’oublier, la rayer de nos mémoires, faire comme si elle n’avait jamais eu lieu et vivre le présent. Tu m’entends, vivre et oublier ! Vivre !
Ferdinand. – Vivre et oublier ? Ben, faudrait pas oublier qu’on n’a pas grand-chose pour vivre.
Émilienne. – Eh bien justement, je vais signer un contrat et donc avoir de l’argent et peut-être même pas mal d’argent.
Ferdinand. – Peut-être mais à quel prix ?
Émilienne. – Oh ! Cette fois tu m’ennuies, Ferdinand. Tu n’es qu’un rabat-joie.
Ferdinand. – J’essaie de te protéger, c’est tout.
Émilienne. – Je n’ai pas besoin de toi pour me protéger. Je m’en vais et…
Léonie, revenant. – Tu me fais la honte, Ignace ! Tu me fais la honte !
Ignace, la suivant. – Mais m’man, je fais ce que je peux.
Léonie. – Oh que non ! Moi, je fais ce que je peux pour parviendre à faire de toi quelqu’un. Pour que Môssieur mon fils réussissasse dans la vie. Pour que tu soyes un jour riche et célèbre mais toi tu t’en contremoques.
Ignace. – Mais M’man !
Léonie. – Tu fais aucun zeffort. Tu te débrouilles à chaque fois pour rater les meilleures occasions. Zoccasions que j’ai un mal fou à te décrotter.
Ignace. – Mais non, M’man.
Léonie. – Et arrête de m’appeler M’man, c’est d’un puril.
Ferdinand. – Puéril, M’dame, je crois qu’on dit puéril. Je crois.
Léonie. – Euh !… Faut pas croire tout ce qu’on dit ! (Agressive.) Et puis je vous ai pas corné, vous !
Ignace. – M’man, Ferdinand est mon ami et…
Léonie. – Oh, tu m’exasperges ! Je suis au bout ! Mais je n’adique pas, moi, j’adique jamais, moi. Je m’avais juré que tu réussiras dans la vie et tu réussiras. Peu n’importe le domaine mais je ferai de toi quelqu’un. Quelqu’un de riche et célèbre. Quelqu’un d’époustiflant ! Dans le cinéma, la banque, l’armée ou… Ou… La charcuterie s’il le faut mais tu réussiras, croûte que croûte ! (Elle sort chez elle.)
Émilienne. – Pas commode votre mère, mon cher Ignace ?
Ignace. – Boaf ! J’ai l’habitude.
Émilienne. – En tout cas merci de nous avoir tuyautés pour l’audition.
Ignace. – Boaf ! C’est tout naturel. Et puis c’est fastoche, j’habite ici. Alors le premier bruit qui court… Hop ! Je le chope.
Émilienne. – Vous habitez cet hôtel particulier ?
Ignace. – Oh non ! Seulement dans cette partie, juste au-dessus du plateau à cause que ma vieille est, comme qui dirait la gardienne de ces studios.
Ferdinand. – Des studios dans ce quartier de Paris, c’est pas courant.
Ignace. – Ça c’est à cause que Madame Laetitia, la femme de Lebel est tellement jalouse qu’elle veut toujours avoir un œil sur lui. Alors elle a sacrifié le parc et la moitié de la baraque pour en faire les studios de son mari.
Émilienne. – En tout cas, merci. Grâce à vous je vais faire du cinéma. Je n’en reviens encore pas.