Chawa

Comment répondre à la question « qui suis-je ? » Camille convoque le souvenir de sa grand-mère dans l’espoir de répondre aux questions de sa propre existence. En interrogeant la vie de ses aïeux, elle prend en charge son devoir de mémoire. Pouvoir se laisser guider par ceux qui sont venus avant, se souvenir d’où l’on vient, c’est faire un pas vers les réponses que l’on cherche. À partir d’un témoignage de sa grand-mère et d’un travail d’archives réalisé en Pologne et en France, Maud Landau a construit son texte comme une déclaration d’amour. Avec l’humour comme partenaire, elle avance à la rencontre des fantômes de son passé. De cette expérience intime, elle tire un récit universel, miroir de tant d’autres histoires personnelles.

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1. Échauffement

Camille se prépare pour sa représentation. Au moment de s’adresser au public, elle lâche un rot.

2. Les rots

Camille — Excusez-moi, je rote. Je rote depuis un an maintenant, c’est très gênant. Je n’ai jamais roté de ma vie et ce n’est pas du tout l’image que j’ai envie de renvoyer, je ne suis pas très à l’aise avec le fait de roter en société et même toute seule. J’ai fait tous les examens médicaux. Tous.

Radios, fibroscopies… Et tout va bien. D’un point de vue organique, tout va bien ; c’est psychosomatique, comme d’habitude chez moi. Je me suis connectée à tout ce qui est médecine alternative, chamane, magnétiseur, acupuncteur… À première vue, tout va bien. Tout va.

Sauf que je rote. Des rots de l’au-delà. J’ai dit ça à ma chamane, j’ai dit « des rots de l’au-delà », et — pour l’instant c’est la piste la plus intéressante — elle m’a dit…

La chamane — De l’au-delà ? Vous pensez que ces rots peuvent venir d’ailleurs ? Oui, peut-être que c’est la voix d’un ancêtre qui vient d’un autre plan, comme si vous étiez un canal ouvert et que vous captiez une fréquence. Peut-être qu’un membre de votre famille essaye de vous dire quelque chose.

Camille — Et c’est vrai… Je me suis mise à écouter mes rots, et c’est grave. C’est un son grave. Comment des rots aussi graves peuvent sortir d’une aussi petite personne ?

Donc potentiellement je suis une grosse antenne ballonnée qui rote la voix d’un ancêtre mort. Ce qui m’angoisse le plus dans la possibilité que je communique avec mes ancêtres via mon tube digestif, c’est que mes ancêtres étaient des Juifs de l’Europe de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale et qu’il est donc fort probable, si cette théorie se vérifie, que je rote la Shoah.

Et je vous avoue que c’est compliqué de roter le non-dit de l’extermination de mes ancêtres.

(À ses ancêtres :) Est-ce que vous cherchez à parler à travers mes rots ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Et surtout, est-ce qu’il y a un moment où ça va s’arrêter ? Parce que j’ai pas envie de roter toute ma vie. J’aimerais bien que ça ne passe pas par moi, ou alors pas tout le temps.

Il faut que je puisse aussi le fermer, le canal, et surtout vous rendre ce qui ne m’appartient pas.

Je veux dire… Je ne peux pas… Je ne peux pas porter la Shoah, c’est pas possible.

Et puis, roter, c’est dégueulasse.

3. L’enterrement

Camille — Le 11 mars 2011, j’ai enterré mamie. Celle du côté paternel. Ma mère était très stressée à l’idée de revoir son ancienne belle-famille — et quand ma mère est stressée, elle parle…

Isabelle — Camille, je me dis, quand même, je sais qu’on est séparés ton père et moi, mais après tout, après tout ce qu’on a vécu, c’est quand même la mort de sa mère, je la connaissais bien, ça va faire plaisir à ton père que je vienne, que je sois là, après tout ce qu’on a vécu, c’est des années de vie commune, mamie était une femme extraordinaire, j’avais beaucoup d’affection pour elle…

Camille — Donc ma mère est là, absolument stressée, à conduire la voiture. Ma mère n’a aucun sens de l’orientation. Moi, j’ai le sens de l’orientation mais pas mon permis. J’assiste, impuissante, depuis le siège passager, à la noyade cérébrale de ma mère. Je suis terrorisée à l’idée d’arriver en retard. Ma sœur, à l’arrière, n’a pas le permis et ne se préoccupe pas de savoir si elle a le sens de l’orientation. Elle est étendue sur tout le long de la banquette alors qu’elle est supposée servir de copilote à ma mère. Donc on est dans une configuration à ne surtout pas produire quand on va l’enterrement de sa grand-mère.

Maman, tranquille, maman. Si tu veux aller au cimetière de Pantin, tu prends quelle direction ? Ben, direction Pantin, maman, voyons, c’est logique. Mais comment tu le sais, maman ? Ben, lis les panneaux ! Où est le cimetière de Pantin ? Ben, devant toi parce qu’il y a marqué « cimetière de Pantin ». Mais enfin, maman, je vais pas lire pour toi. Julie, tu arrives à mettre ton GPS ?

Julie — Non, déso, les filles, je me maquille, là.

Camille — Maman, regarde la route, y a marqué « cimetière de Pantin » donc tu vas où ? Tu vas où, maman ? Maman ? De quoi ? Non, y a pas de piège. Tu prends… ? Tu prends la direction du panneau. Ben, tout droit. Non. Maman, maman, ça, c’est à gauche, c’est à gauche ! On va être à la bourre.

Isabelle — Ne me dispute pas.

Camille — Tu peux nous aider, Julie ?!

Julie — Mais sérieux, m’agresse pas !

Isabelle — Julie, on dirait ton oncle quand tu t’énerves comme ça.

Julie — What ? Mais d’où je ressemble à tonton ?!

Camille — C’est bon. On est arrivées. Un peu en retard, un peu stressées, mais on est arrivées. Le...

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