Louis Donatien Perin
CHEYENNE DE GARDE
Comédie de mœurs en quatre actes.
© Louis Donatien Perin
Pour toute demande de représentation : SACD Paris
ÉDITIONS DU LYS * SAINT-LOUIS
2007
«Les vieux chevaux de bataille fourbus
de la misogynie la plus grossière... courent
toujours et ils courront tant que trop d'hommes
continueront à préférer les personnes du sexe
désarmées, puériles, maladroites, gentiment débiles,
ne sachant pas réparer un pneu, pleurant
pour un rien et ne comprenant pas grand chose
aux chiffres et à la politique».
Benoîte Groult, Ainsi soit-elle.
«Le caractère de la femme, sans exception,
se meut sur deux pôles, qui sont l'amour
et la vengeance».
Lope de Vega, Mudarra le Bâtard.
Merci
aux femmes
qui parlent,
qui écrivent
qui mordent
qui vivent
de m'avoir prêté leurs mots.
L.P.
PERSONNAGES
DIANE
MACHA
FLO
MORGANE
SANDRA
AGNÈS
ANNIE
ANDROS
PHIMOSIS
CACOSTICHE
L’action se passe toujours et partout.
Décor :
Le Bureau des Affaires Féminines doit être austère dans son ameublement : bureau fonctionnel, avec tous les appareils modernes de communication, un placard, une ou deux chaises, et quelques "babioles" pour exalter négativement la Femme. Par exemple : un Superman grandeur nature, un buste de femme sans bras, des inscriptions au mur du genre : «La femme menstruée gâte les moissons, dévaste les jardins, tue les germes, fait tomber les fruits, tue les abeilles et fait aigrir le lait si elle le touche» (Pline), ou encore : «Une olympiade femelle est impensable» (Pierre de Coubertin), et encore : L'envie de réussir chez une femme est névrose, le résultat d'un complexe de castration dont elle ne guérira que par une totale acceptation de son destin passif» (Freud), «L'esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison». (La Rochefoucault), etc...etc...
A C T E I
Scène première
MACHA (au milieu des spectateurs, époussetant de son plumet l’un ou l’autre monsieur)
Mais oui, mais oui, vous pouvez ricaner. Je suis bonne à tout, et je fais tout, sans réserve. On parle de la «réserve» qui sied aux femmes bien éduquées. Réserve des femmes. Vous pensez vraiment que dans cette expression on parle d'êtres vivants mis à part, dans un lieu spécialement affecté à leur conservation, pour qu'ils soient mieux gardés ou protégés? Pas du tout. Quand il s’agit de femmes, il faudrait plutôt dire «parcage», comme pour les voitures en stationnement ou les moutons qui fertilisent le sol par leurs déjections pendant la nuit. Les unes à côté des autres, bien alignées, les femmes, sans qu’aucune d’elles ne sorte jamais du rang, sous aucun prétexte que ce soit. La «réserve des femmes», ça a quelque chose à voir avec la conservation de l’espèce, pour qu’elle reste identique, immuable. Folle femme que celle qui aura la prétention de s'écarter du droit chemin tracé par la prépotence masculine depuis des siècles et de siècles, amen. La fatalité du sexe, quoi ! Et pour que tout se perpétue dans la bonne conscience générale, on a même ouvert un baf, un B.A.F., un Bureau des Affaires Féminines, avec un fonctionnaire zélé, une sorte de tuteur de sexe masculin exerçant une autorité morale et/ou physique sur la femme, et sans lequel les enseignements perdent toute efficacité pédagogique. Un bel homme, le M. Andros, compétent certes, mais non moins cochon... Je ne devrais pas tant parler, sinon je vais encore me faire traiter de provocatrice. Ecoutez plutôt ce qui passe dans la tête de ce cher monsieur, alors qu'il se documente consciencieusement sur la gent féminine qu’il est chargé d'administrer et de préserver.
Scène 2
ANDROS (allongé à plat ventre sur le tapis, lit un vieux livre sur les admirables secrets de magie naturelle. Il manifeste souvent son accord avec l’auteur du grimoire, puis soudain, paraît doublement intéressé par ce qu’il lit)
«A quels signes connaît-on qu’une fille a perdu sa virginité. - Signes de chasteté chez la femme». Ah ! Voilà peut-être de quoi tirer de bons tuyaux sur cette question épineuse. Les anciens maîtres avaient du bon sens, et on ne saurait trop leur accorder l’importance qu’il méritent. Voyons cela : «Les signes de chasteté chez les femmes sont la pudeur (il acquiesce en connaisseur), la honte, la crainte, un marcher honnête et modeste, une parole douce - très révélatrice, la parole douce... et de plus en plus rare - une attitude respectueuse en s’approchant des hommes... Mais il en est de fines et dissimulées qui observent toutes ces choses en apparence, et ne sont ni chastes, ni parfois vierges». (Il se lève)
«Voyons donc à quels signes on peut reconnaître qu’une fille est vierge. Une fille qui a perdue son pucelage a la vulve si large, qu’un homme peut la connaître, sans souffrir aucune douleur à la verge». Comme tout cela est juste. J’en parle en connaissance de cause. Ah oui ! Aucun doute possible. «Autre secret. - Prenez de la poudre bien menue qui se trouve entre les fleurs de lys jaunes et faites-en manger à celle que vous soupçonnez ; soyez assuré que si elle n’est pas pucelle elle ira pisser peu de temps après. Ce secret semble être peu de chose en apparence, mais il a été expérimenté souvent avec succès». Et comment ! J’en ai connue une, à la campagne, qui même sans fleurs de lys, m’en a fait voir de toutes les couleurs : elle n’a pas pu se retenir, la souillon ! Sur moi ! Pour sûr qu’elle n’était pas pucelle. Elle n’en finissait pas de m’inonder. Un vrai tonneau en perce.
«Autre secret. - On peut encore, pour savoir si une fille est vierge, avoir recours à son urine. L’urine des vierges est claire, luisante, quelquefois blanche, d’autres fois verte ou couleur d’azur». Tiens, c’est curieux, je ne savais pas que les pucelles pissaient bleu. Ah, ces vieux chroniqueurs, quel sens de l’observation ils possédaient ! Avec eux, pas moyen de biaiser comme avec ces toubibs d’aujourd’hui qui, malgré leurs machineries ultra-perfectionnées, ont perdu la notion sensible des choses. Les pucelles pissent bleu : cela est admirable. Voilà ce que nous ne sommes plus capables de percevoir à notre époque. Et on ira même jusqu’à prétendre, en se drapant dans la cape de la science évolutionniste, que les pucelles pissent comme n’importe qui. Et le monde entier, devenu daltonien des sens, prend cela pour de l’argent comptant. Quelle misère, je vous jure. La déchéance à chaque coin d’idée.
(On frappe à la porte. M. Andros referme son livre, avec une légère irritation).
ANDROS
Macha. Macha. Où es-tu, vieille jument édentée. Macha, fais entrer.
MACHA (entre ses dents)
Bien, vieux canasson.
Scène 3
CACO STICHE
C’est bien vous qui vous occupez du BAF, le Bureau des Affaires Féminines ?
ANDROS
Oui, je suis monsieur Andros. En quoi puis-je vous être utile ?
CACOSTICHE
Eh bien, voilà. Je suis monsieur Cacostiche et je viens déposer une plainte.
ANDROS (farceur)
Vous êtes menuisier ?
CACOSTICHE (souriant de la méprise)
Mais non, monsieur. Je viens... me plaindre.
ANDROS
Et de quoi, mon dieu ?
CACOSTICHE
D’un état de cœur qui frise le délabrement psychique, l’émiettement intellectuel et physique, qui me corrompt l’organisme au fil des jours, et me jette dans une léthargie mentale qui m’effraie. (Devant l’incompréhension de l’autre) En deux mots, monsieur, je souffre. Je souffre.
ANDROS
Ah bon, vous souffrez. Mais je ne suis pas médecin.
CACOSTICHE
Je le sais bien. Hélas, je souffre dans mon âme et dans ma chair, mais sans remède possible.
ANDROS
Je ne vois pas alors...
CACOSTICHE
Sans remède, monsieur, sans remède, mais avec une soif terrible de justice.
ANDROS
Ah ! Me voilà juge alors. Sans toge et sans toque...
CACOSTICHE
... mais avec le pouvoir de me rendre grâce, et par là même le sourire, et la joie de vivre (s’enthousiasmant) et l’amour, monsieur, l’amour qu’une cruelle créature me refuse. Une femme, monsieur le juge.
ANDROS
Une femme ! Une femme est de la partie. Je suis votre homme, dans ce cas, monsieur Cacostiche. Racontez-moi tout, mon ami.
CACOSTICHE
Une femme méchante. Une hyène, une grenouille, une vipère, une sang-sue...
ANDROS
Une pensionnaire de parc zoologique, en somme.
CACOSTICHE (sans relever l’astuce)
Une bête, une bête faite femme !
ANDROS
Pas de pléonasme, voyons, ni de redite. Ménandre l’a écrit bien avant vous : «La terre et la mer produisent un grand nombre d’animaux féroces, mais la femme est la grande bête féroce entre toutes» . Que dire de plus ?
CACOSTICHE
C’est justement observé. «La grande bête féroce». Et elle me mange le cœur, monsieur, à grands coups de dents acérées. Il n’en reste presque rien, de ce beau cœur palpitant d’amour qui savait s’enflammer pour toute belle créature.
ANDROS (compatissant)
Mon pauvre ami ! Les ravages sont-ils à ce point irréparables ?
CACOSTICHE
Pire encore : irréversibles. Je ne m’en remettrai certainement pas. Il faut vous dire, monsieur, qu’elle est belle à en faire choir l’auréole à un saint.
ANDROS (feignant d’avoir mal compris, avec un geste d’illustration)
L’aréole à un... nichon ?
CACOSTICHE (patient, autre geste à l’appui)
Mais non, le nimbe à un bienheureux.
ANDROS (conclusif)
C’est parfois du pareil au même. Poursuivez.
CACOSTICHE
Je disais : elle est si belle à en faire...
ANDROS
... choir le mamelon à un saint élu. Vous vous répétez, mon vieux.
CACOSTICHE (ne le suivant pas dans la plaisanterie)
Oui. Bref, je l’ai rencontrée un jour, chez un ami. A son apparition, le soleil a pâli, je dirais même a flétri, se parant d’un jaune biliaire de mauvais augure. Mais je n’étais déjà plus en mesure de capter les avertissements de la providence. Elle m’est apparue fine et brune, une beauté silencieuse comme ces filles indiennes qui savent rire des yeux en restant impassibles, ou vous sourire en pensant que vous êtes le dernier des imbéciles. Elle était roulée comme une Ferrari, magnifiquement cambrée sur ses jambes élancées, qui portaient un torse où s’érigeait une poitrine exemplaire, comme deux monuments aux sorts jetés à l’envie de tout homme. Et puis, comme mon regard s’élevait peu à peu vers les grands espaces de sa physionomie, j’ai trébuché sur sa bouche éclatée dans un morceau de chair vive, j’ai expiré dans la mobilité de ses cheveux battant l’air avec aisance comme dans ces pubs à la télé. Et ce n’est pas tout, ni le pire, monsieur. Je me suis senti irrémédiablement perdu quand je me suis noyé dans ses yeux de poix, n’osant plus cligner une paupière par crainte de m’anéantir. Dès cet instant, je parcourais la prairie illimitée. Elle était une indienne, Pacahontas ou Sacajawea, ma princesse peau-rouge surgie tout droit de mes jeux d’enfance, et je l’ai aussitôt surnommée : la Cheyenne. Il n’en fallait pas plus pour que trottassent dans ma tête des mots furieux dont j’ai fait un poème. (Minaudant ridiculement) C’est vrai, je courtise les Muses, à mes heures. Enfin, pour être sincère, je suis poète à chaque instant, du jour et de la nuit. Voici ce qui passait de mon âme à mon cœur, dans un va-et-vient tout enclin au débordement de félicité :
«Je n’aurai de cesse, ma princesse,
tant que je ne poserai mon tapis dans ton tipi».
C’est de la poésie actuelle, évidemment ; les sonorités importent plus que les rimes, vous me suivez ? Ainsi l’astuce basée sur la résonance tapis et tipi porte en elle une force d’évocation très... très...
ANDROS (venant à son secours)
Très fortement évocatrice.
CACOSTICHE
C’est tout à fait cela. Mais écoutez la suite, qui n’est pas mal non plus :
«Et quand d’une flèche, ô ma fleur de pêche,
tu auras transpercé mon cœur de rancœur,
je serai prêt de mourir à ton poteau de torture
en exhalant mon tout ultime «je t’aime» vers ton totem».
ANDROS (faussement appréciateur)
Ah, que c’est bien dit !
CACOSTICHE
Vous sentez la puissance de l’allitération finale en t ? T, t, t...
ANDROS
Parfaitement, à tel point que j’en boirai volontiers un. Vous en prenez aussi ?
CACOSTICHE (ne comprenant pas)
Pardon ? Que dois-je prendre ?
ANDROS
Un thé, vous en parliez à l’instant.
CACOSTICHE (décontenancé)
Ah, un thé. Si vous voulez, merci.
ANDROS
Macha, deux thés.
(Macha sort en ronchonnant)
ANDROS
Donc, si j’ai bien compris votre histoire, vous avez rencontré une indienne de la tribu de Krisna, euh... de la tribu des Cheyennes, chez un de vos amis, et c’est de cette rencontre que découlent tous vos malheurs.
CACOSTICHE
Précisément. Instant fatal et délicieux à la fois ! Dès son premier regard, je demeurai là, comme une poire cuite. C’est une expression italienne.
ANDROS
Je traduis de l’italien : comme deux ronds de flan.
CACOSTICHE
Si vous voulez. Je n’avais plus de voix. Heureusement, c’est elle qui prit l’initiative de s’adresser à moi, et de m’entretenir...
ANDROS
Ah ! Malheureux, que n’avez-vous mis en pratique ce sage conseil du Livre des Rites : «Lorsqu’une femme te parle, souris-lui et ne l’écoute pas».
CACOSTICHE
Mais c’est exactement ce que j’ai fait. Je lui souriais, sans être en mesure de l’écouter vraiment. Je n’entendais pas exactement ses paroles, mais comme des sons mélodieux échappés à une gorge de sirène... antique, celle des navigateurs sur les écueils.
ANDROS
C’est encore un animal, même s’il est fabuleux.
CACOSTICHE
Pas de doute : j’étais moi-aussi subjugué par cette voix enchanteresse.
ANDROS
Et que vous disait-elle ?
CACOSTICHE
Je n’en ai pas la moindre idée. Des conseils pour changer en un tour de main les pneus crevés, peut-être. Mais qu’importe ! J’étais perdu. Fou d’elle, de ses cheveux, de ses cordes vocales, de son corps, de ses pieds, de...
ANDROS (l’interrompant)
Fou d’elle, quoi, toute entière, j’ai bien compris.
CACOSTICHE
Ah ! Si vous l’aviez vue comme moi. Vous comprendriez tout de suite pourquoi je souffre et combien grande est ma douleur. Elle a refusé tout net de me donner son amour, avec tout le reste.
ANDROS
Et pourquoi cela ?
CACOSTICHE
Pour la futile raison que je ne lui plais pas. Je ne suis pas à son goût, paraît-il. Mais où va le monde de ce pas, je vous le demande, si les femmes vous refusent sous prétexte que vous n’êtes pas à leur convenance ! Il n’y aura plus bientôt de liaison possible, ni même envisageable. Pas à son goût, comprenez-vous. Quel manque de fair-play inadmissible : sans même me donner une chance. C’est pourquoi j’ai pensé m’adresser directement à vous, qui êtes chargé par le gouvernement de veiller à la santé morale de l’autre moitié de la société. Je demande une juste réparation. Que l’on réprime l’audace de cette femme pour qui l’amour d’un homme n’a pas plus de valeur qu’un vieux chewing-gum usagé.
MACHA (rentrant avec le thé, en aparté)
Le pauvre chéri ! Voilà qu’il vient réclamer la sucette qu’on n’a pas voulu lui donner. (Avec un clin d’œil vers le public) Ça sert d’écouter aux portes. (A Andros) Le thé est servi. Je profite de la pause-infusion pour vous avertir qu’une mademoiselle est arrivée avec une convocation et qu’elle attend que vous la receviez.
ANDROS
Quel est son nom ?
MACHA
J’ai pas bien lu le papier. Agnès quelque chose. Elle a l’air drôlement embêtée, en tout cas, la pauvre. Et elle est pas d’ici, à l’entendre causer.
ANDROS
Bon, fais-la entrer dans quelques instants. Monsieur Cacostiche, si votre temps vous le permet, je vous invite à assister au règlement d’une affaire au B.A.F., pour vous rendre compte de l’efficacité de nos méthodes. Après quoi, je m’occuperai personnellement de votre cas.
CACOSTICHE
Et bien oui, si cela ne vous dérange pas, vous me voyez tout disposé à vous voir à l’œuvre.
ANDROS
Installez-vous là. Et dégustez tranquillement votre thé, tout en suivant les débats. Vous n’allez pas vous ennuyer. Et moi non plus. Macha, fais entrer la demoiselle.
Scène 4
Entre une jeune fille écrasée de timidité et de déférence. Macha l’escorte et s’immobilise à son côté, plus pour lui venir en aide que pour l’accabler.
ANDROS (autoritaire, posé en tribunal)
Nom, prénom et signalement social.
LA FILLE (d’une voix faible)
Agnès Duranton, femme, profession...
ANDROS (brusque)
Sans importance. De quelle couleur sont vos urines ?
AGNÈS (ne comprenant pas)
Mes urines ?
ANDROS
Vos urines sont-elles bleues ?
AGNÈS
Bleues ?
ANDROS
Vous ne comprenez pas ? Etes-vous encore vierge ?
AGNÈS (éperdue, dans un souffle)
Oui.
ANDROS (paternel)
Ben voilà. Fallait le dire. (Dur) Motif de la convocation.
AGNÈS (gênée, d’une voix presque inaudible)
J’ai donné...
ANDROS
Parlez plus fort.
AGNÈS (même jeu)
J’ai donné une...
ANDROS
Puisque vous avez honte de le dire, je vais le faire pour vous. Vous avez eu l’audace de lever la main sur un jeune homme qui n’aspirait qu’à vous courtiser, à vous complaire. Et vous lui infligez l’humiliation cuisante d’un soufflet. On se battait en duel pour moins que ça, dans le temps. C’est un affront insupportable pour un homme.
AGNÈS (sentant la révolte se réveiller en elle)
Je n’ai fait que lui rendre la pareille.
ANDROS
Non, non, non... pas de ça, Suzette ! Pas question de te placer sur le même plan, car ça n’a rien à voir.
AGNÈS
Comment, ça n’a rien à voir ! Cet individu m’a accostée un soir dans la rue, il m’a poursuivie dans le noir et a fini par poser ses sales pattes sur moi, et ça n’a rien à voir ? Et puis, comme je ne voulais pas, il a commencé à me frapper !
ANDROS
Disons que c’était pour rendre grâce à tes appas. Ce qui est plus que légitime lorsqu’on te regarde. Quoi de plus naturel que d’éveiller l’intérêt des hommes quand on est une belle fleur comme toi... Tu es fiancée ?
AGNÈS (désarçonnée par la question)
Non.
ANDROS
Pas encore ? Pourtant tu es jolie. N’est-ce pas, monsieur Cacostiche ?
CACOSTICHE (joli cœur)
Tout à fait charmante.
ANDROS (à Agnès)
Tu vois ? Allons, ne t’en fais pas. Pour toi aussi viendra le jour où tu rencontreras le Prince Charmant. En temps utile. C’est le destin de toute vraie femme. Tiens, pour te mettre en confiance, je te propose un test-jeu, qui permettra de juger de tes aptitudes matrimoniales. (Il prend une revue de mariages princiers, cherche la bonne page et lit) «Réussissez votre mariage : gagnez le mari idéal». Ecoute bien. «Chère mademoiselle, imaginez votre surprise, puis votre joie et celle de toute votre famille quand, dans quelques jours, après avoir répondu aux questions suivantes, vous recevrez chez vous le prix de vos rêves, en même temps que votre certificat d’aptitude à la vie conjugale. Tu es prête ? Concentrée ? ... Bien. - Première question : à qui une femme doit-elle plaire grâce à sa beauté qu’elle devra soigneusement entretenir ?»
Agnès fait mine de chercher, sans résultat.
MACHA (soufflant comme une écolière)
A un homme... A un homme...
AGNÈS (sans assurance)
A un homme.
ANDROS
Bravo. «Deuxième question : qui doit-elle aimer grâce à sa capacité de se donner ?» Ah ! C’est un peu plus difficile. Réfléchissez.
Agnès sèche visiblement.
ANDROS
«Qui doit-elle aimer ? «
MACHA (soufflant de plus en plus fort)
L’homme... L’homme... L’homme...
ANDROS (la prenant sur le fait)
Macha ! Vieille guenon hirsute ! Va-tu te taire, sinon tu tâteras de la semelle de mes bottes.
Macha, devant la menace, se tait. Mais Agnès avait entendu la réponse.
AGNÈS
L’homme.
ANDROS
L’homme, bien sûr. «Troisième question : quel être doit-elle servir en toutes choses ?»
Il lance un regard d’avertissement à Macha qui ne pipe plus mot.
AGNÈS (ne trouvant pas toute seule)
Quel être... quel être... Je ne sais pas... Je ne trouve pas...
ANDROS
Tu es vraiment une bonne à rien. Et tu mérites amplement les six jours de prison ferme que l’on t’a infligé. Fainéante inculte ! La réponse était : «L’homme», de toute évidence. Ah! Tu n’as absolument rien retenu des leçons que l’on te dispense aux frais de l’Etat. Si tu avais su répondre, tu aurais pu gagner le gros lot du prix «Mariage Printemps-Eté» de cette année. Tu aurais eu la chance de devenir madame, c’est-à-dire une être respectable, en épousant celui qui aurait été pour toi l’élu de ton cœur. Mais décidément, tu as pris un mauvais départ dans la vie. Ça m’étonnerait beaucoup qu’un homme veuille de toi pour le mariage, ou même le PACS, pour le meilleur, et surtout pour le pire.
MACHA (entre ses dents)
«Échangerais mari peu utilisé contre bon vélo en état de marche».
ANDROS (furieux)
Putain fétide ! Veux-tu te taire ! Au lieu de bafouer un sacrement aussi pur que le mariage. (Il se lance à sa poursuite, menaçant) Viens ici, que je t’administre la juste punition pour tes propos infâmes.
MACHA (lui échappant prestement, à l’intention d’Agnès)
Mariez-vous, pacsez-vous, qu’ils disent les Mecs... Mais moi je te dis qu’il vaut mieux brûler que de s’unir à ces négriers.
ANDROS (hors de lui)
Grosse coche! ... Moulin à paroles! Hors de ma vue. (Il se prend les pieds dans une chaise et s’étale de tout son long) Aïe! (De plus en plus furieux, à l’intention d’Agnès) Et toi avec elle, bougre de pucelle. Au trou! Va-t-en purger ta peine plus que méritée.
Macha et Agnès sortent à la hâte.
Scène 5
ANDROS (à Cacostiche, en se relevant)
Voyez-vous ces femmes. Elles sont renversantes. Mais ça ne se passera pas comme ça. Pas question de perdre pied devant ces créatures. Si on leur donne la moindre prise, elles ne lâcheront plus le morceau. Leur esprit de femelles est bien capable de prendre le dessus sur le nôtre, si on ne veille pas au grain.
CACOSTICHE (avec un soupir résigné)
A qui le dites-vous ?
ANDROS
Mais à vous, bien sûr. Il suffit de leur autoriser l’accession à un domaine quelconque, et les voilà qui deviennent les égales de l’homme, et très souvent finissent par le surpasser en compétence et savoir-faire. Femme-ingénieur, femme-médecin, femme-savant, dame-pipi, femme-ministre, femme-président. Si, si, je vous assure, il y en a maintenant. Mais où est encore la femme-femme à laquelle nous aspirons tous? La secrétaire modèle, l’épouse sensuelle, la mère compréhensive, la femme de cœur, la femme d’intérieur?
CACOSTICHE (le rejoignant dans ses regrets)
La femme de nos pensées, l’objet de nos désirs, l’éternelle Dalila, «l’enfant malade et douze fois impure» que chante le poète.
ANDROS
«Impure» est le mot. Souillée par la faute originelle, ineffaçable. Elles ont beau la camoufler sous des tonnes de fard et de minauderie, chercher la liberté d’action dans les tampons hygiéniques, ça ne prend pas. Ce qui est fait est fait... pour elles. Elles l’ont certainement cherché. Je ne sais pas où ni quand, mais ce ne peut être que la punition d’une faute congénitale. Qu’elles continuent de nous faire payer aussi, ces charognes, en se jouant de notre amour, en nous faisant souffrir.
CACOSTICHE (tragique)
... comme des bêtes !
ANDROS
Mais nous savons faire face. Rigoureusement et méthodiquement, comme dans tout conflit digne de ce nom. Nous savons manœuvrer pour que les dissidentes retrouvent au plus vite le droit chemin de la féminité. Fini ces inquiétantes et ridicules amazones à la nuque rasée et aux larges feutres qui se prennent pour des hommes. Fini toutes ces partisanes des relations multiples. En peu de mots : fini la foire des femmes.
CACOSTICHE
Je suis de votre avis. Il n’y a pas trente-six sortes de femmes. La femme vraie, c’est pur, ça ne s’explique pas.
MACHA (arrivant inopinément pour débarrasser)
Et ça sent bon... même dans les bureaux à 17 heures, grâce au savon et au désodorisant...
ANDROS (apocalyptique, lui intimant de sa taire)
La femme vraie est celle qui est armée moralement et socialement contre le vice.
CACOSTICHE
Et capable de défendre la vertu en toute occasion.
ANDROS
A nous de la préserver de la décadence qui mène aux abîmes. Ce ne sont pas les moyens qui nous manquent. Tenez, si vous avez encore un peu de temps, j’aimerais vous présentez une jeune femme comme il faut, une de celles que nous avons sauvée de la perdition féministe. (Contrôlant sa montre) Elle ne devrait pas tarder à se présenter au pointage. C’est le jour. Vous constaterez de visu les résultats de notre méthode de désintoxication. Macha, arrête de faire la bête et va chercher mademoiselle Florence qui doit attendre dans l’antichambre.
Macha sort.
ANDROS (à Cacostiche)
Vous verrez, elle est divine à présent, portant en elle tous les signes évidents de la stupide résignation femelle.
CACOSTICHE
Oh oui, j’adore !
ANDROS
Et elle est si compréhensive. Toujours prête à satisfaire notre moindre désir. Il n’a pas été facile de l’arracher définitivement à l’influence néfaste des pétroleuses qui veulent saboter notre société.
Scène 6
Macha revient, suivie de Flo.
MACHA (un peu méprisante)
Voilà l’élève douée qui vient chercher son bon point. Je préfère ne pas voir ça.
ANDROS (lui donnant l’ordre de rester)
Tais-toi, bécasse d’égout. Tu ferais bien, au contraire, d’être attentive aux réponses de cette jeune femme, et d’en retenir quelque chose... si tu peux. Approchez, mademoiselle.
FLO (mielleusement assujettie)
Bonjour, monsieur l’Agent de notre Bureau. (A Cocastiche) Bonjour à vous aussi, monsieur.
ANDROS (s’extasiant)
Elle est... touchante, n’est-ce pas ? (Il esquisse dans l’air quelques attouchements).
CACOSTICHE (appréciateur en paroles et en gestes)
Tout à fait... Vous avez touché juste.
Macha fait une moue dégoûtée et en profite pour s’esbigner avec le plateau.
ANDROS
Mon enfant, êtes-vous prête à répondre à mes questions ? Je n’ai plus aucune appréhension à votre sujet. Vous êtes pratiquement hors de cause, et les accusations de chienne enragée portées contre vous ne seront bientôt qu’un mauvais souvenir. Grâce à notre indulgence... et à notre méthode de persuasion. Première question : le destin d’une femme est toujours une fatalité biologique ou une vocation, c’est-à-dire quelque chose qu’il vous est interdit de refuser. Qui a décidé cela ?
FLO (sans hésitation, connaissant sa leçon sur le bout des doigts)
C’est le Créateur qui l’a voulu ainsi en nous faisant douces et passives.
ANDROS
Excellente réponse. Poursuivons. Si l’on ne croit pas en Dieu, qui peut-on croire puisqu’il a dit la même chose ?
FLO (même jeu)
Sigmund Freud, qu’il est impossible de récuser.
ANDROS
Absolument. Donc, jeune fille, ne luttez pas contre votre nature et contentez-vous pour votre bien des trois magnifiques rôles que nous vous avons réservés. (A Cacostiche) Si, si, magnifiques, vous allez voir. (A Florence) Quels sont-ils ?
FLO (même jeu)
Primo : vous plaire grâce à notre beauté qu’il faudra soigneusement entretenir.
Secundo : vous aimer grâce à notre capacité de nous donner, qualité qu’il faudra également cultiver.
Tertio : vous servir enfin, vous et plus tard votre descendance.
ANDROS
Un sans-faute jusqu’à présent. Bravo. (A Cacostiche) Que vous disais-je, mon cher Cacostiche ?
CACOSTICHE
Remarquable ! Tout à fait remarquable ! Quel savoir ! Et quel charme ! Le contenu vaut bien le contenant.
ANDROS
Je ne le vous fais pas dire. (A Flo) Une dernière question sans piège. Quelle est, de par la constitution délicate des femmes, quelle est leur destination principale ?
Flo hésite, puis soudain éclate en pleurs.
ANDROS (voulant l’aider)
Voyons... la principale destination des femmes est celle de... celle de... celle de...
CACOSTICHE (pris par le pathétique de la situation, à Andros)
Mais accouchez, voyons !
ANDROS
... de faire des enfants.
Flo redouble de pleurs.
ANDROS (à Cacostiche)
Mais qu’est-ce qu’elle a ? Qu’est-ce qu’elle a ?
CACOSTICHE (chevaleresque, au bord de l’émotion)
Allons, mademoiselle, calmez-vous. Ce n’est pas grave, une mauvaise réponse. Monsieur Andros sera indulgent... sur ma demande expresse. N’est-ce pas, monsieur Andros ?
ANDROS
Mais bien sûr. Vous vous rattraperez la prochaine fois.
FLO (entre deux hoquets)
Il n’y aura pas de prochaine fois.
ANDROS (plein de sollicitude)
Et pourquoi ?
CACOSTICHE (en écho)
Pourquoi donc ?
MACHA (qui arrive, attirée par les pleurs)
Mais pourquoi ?
FLO (véhémente)
Parce que je suis un homme. (Elle se remet à pleurer de plus belle)
ANDROS (incrédule)
Un homme ?
CACOSTICHE (même jeu)
Un mec ?
MACHA (explicative)
Un gus, quoi !
ANDROS
Vous n’avez rien à faire ici !
CACOSTICHE
Pourquoi êtes-vous habillé en femme ?
MACHA
Tout de suite la question de confiance.
ANDROS (se faisant menaçant)
Pourquoi cacher votre vrai sexe ?
FLO (apeurée)
Je ne sais pas... Je ne suis pas sûre...
ANDROS (se dressant furibond)
Comment, infâme, tu ne connais même pas ta vraie nature !
CACOSTICHE (idem)
Vous êtes un être entre deux eaux !
MACHA
Suffit de savoir nager correctement.
FLO
Mais je me ferai opérer dès...
ANDROS (avec violence)
Pas question, mon gars ! Il ne sera pas dit que la chirurgie permette de changer de peau sans changer de souvenirs.
CACOSTICHE
Bonne formule !
ANDROS
Ce n’est pas un coup de bistouri qui te rendra différent. Tu garderas ton sexe comme la marque cuisante et constante d’une perversion de ta chair.
FLO (s’insurgeant à ces mots)
Ce n’est pas vrai ! Je passerai de cet état hybride à celui de vraie femme si je le veux, quand je le veux !
MACHA
Bien dit, ma sœur.
ANDROS
Qui t’a appris cela ? Ce n’est pas ici que tu as entendu ces abominations. Allez, parle. Dis-moi de qui tu tiens ces propos.
FLORENCE
D’une femme qui comprend les autres, hommes, femmes et androgynes.
CACOSTICHE
Et les mysogines ?
FLO
Ah, ceux-là… elle sait comment leur parler.
ANDROS
Qui est-ce ? Son nom !
FLO
Elle s’appelle Diane. Diane Misandre. Elle est mon amie et saura me...
A ce nom, Cacostiche s’est dressé, comme piqué par une tarentule.
CACOSTICHE
Diane Misandre... Mais c’est elle ! C’est la Cheyenne. La femme de ma vie... et de ma mort ! C’est elle, monsieur Andros.
ANDROS
Diane Misan... quoi ? Qui est-ce encore ? Une étrangère ?
CACOSTICHE
Mais non ! Diane, la lumineuse, la céleste, la divine... Elle est belle ! Si belle...
ANDROS
Je sais, je sais, à en faire choir... et caetera. Ne nous égarons pas dans les futilités, voulez-vous, ce n’est pas le moment. Je ne pensais pas que cette Diane... Cheyenne, comme vous l’appelez, pouvait faire tant de dégâts. Toute une rééducation foutue en l’air, par sa faute. Sans compter l’état où elle vous a mis vous-même. Contrôlons cela de plus près, dans le fichier des subversives européennes. (Il se place devant son ordinateur) Vous disiez donc : Misan...
CACOSTICHE
Misandre. M.I.S.A.N.D.R.E.
ANDROS (les yeux rivés sur son écran)
Mis, mis, mis ,mis... Miss France... Miss Europe... Miss Monde... Voilà : Misandre Diane. Trois étoiles. Cela veut dire qu’elle est particulièrement commés... euh, dangereuse. (Lisant) «A fait ses premières armes de militante en Amérique du Nord, puis du Sud». C’est normal : elle ne pouvait pas descendre plus bas ! «Arrivée depuis peu dans notre pays. A surveiller de très près, notamment pour son attrait physique, sa beauté hors-classe et, paraît-il, son intelligence. Agissements par écrit (plusieurs livres à son actif) et tous les médias possibles, et par contact direct avec les femmes en détresse. Collabore à des émissions de radio et de télé satiriques. On la voit chez Ruquier, chez Dechevanne, Delarue, Ardisson, Cauet et j’en passe.. Connue déjà sous l’appellatif « Cheyenne de garde». Je vois : une sauvage qui mord, une pisse-gris et une emmerdeuse.
CACOSTICHE (à tant d’évocation)
Je souffre ! Je souffre !
ANDROS
Je sais, je sais... vous souffrez sans remède possible. Eh bien, un remède, moi, je vais pourtant le trouver pour neutraliser au plus vite cette chipie malfaisante. (A Flo) Vous, ne croyez pas vous en tirer à si bon compte. Dès demain, nous reprendrons les séances de rééducation, et il faudra y mettre les bouchées doubles... Partez, mais je vous interdis formellement de rencontrer à nouveau cette femme de mauvaise compagnie. (Flo sort, sans demander son reste. A Cacostiche) Quant à vous, je vous promets que dans peu de temps, vous aurez votre « soupirée » à vos pieds, toute entière ligotée à votre moindre caprice. Il me vient une petite idée pour y parvenir. J’ai l’homme chic qu’il nous faut pour cette mission de choc. Il connaît tous les raffinements pour l’amener à la raison, la rendre vulnérable...
CACOSTICHE (l’œil allumé)
Vulvérable ?
ANDROS
Mais non, voyons ! ... la réduire aux bons sentiments. Une fois séduite, il la conduira à l’endroit que nous voudrons et elle sera à votre merci. Est-ce clair ?
CACOSTICHE
Oh oui ! ... Mais ce sera presque un viol !
ANDROS
Allons donc, tout de suite les grands mots. Elle n’est pas vierge, je suppose ; elle n’est pas nonne non plus à ma connaissance. Vous aurez le droit, je vous le dis.
CACOSTICHE (peu convaincu)
Si vous l’assurez. Mais je continue de croire que le procédé est...
ANDROS
Il faudrait savoir ce que vous voulez, mon ami. Faites confiance à qui pratique les femmes depuis assez longtemps pour savoir comment les prendre... pour leur bien et notre intérêt. Laissez-moi à présent, afin que je prenne les dispositions qui s’imposent. Au revoir, cher ami. Revenez sous peu, dès que l’affaire prendra tournure.
CACOSTICHE
A bientôt, mon sauveur, et d’avance merci pour la juste revanche que je m’apprête à prendre sur cette scélérate tant aimée. (Il sort)
ANDROS (à Macha)
Toi aussi, roupie de sansonnet, disparais et que je ne te revoies plus jusqu’à la fermeture du bureau.
Macha s’en va en maugréant)
Scène 7
Resté seul, Andros ouvre le placard et décroche un cintre où pend un homme d’une élégance canaille : l’agent Phimosis, celui des missions délicates. Andros le dépoussière, le réanime, l’astique et l’encaustique puis, dans un murmure, lui donne ses instructions. Alors, ils partent d’un rire immense de connivence, parfaits larrons en foire.
Rideau.
A C T E II
Scène première
Au café, l'après-midi du même jour. Flo est attablée en compagnie de Morgane et Sandra.
MORGANE
Calme-toi, Flo. Je te dis qu'elle ne va pas tarder à venir. Bien sûr, elle court à gauche et à droite toute la journée. Elle a assez à faire pour combattre le mépris contre les femmes qui se déverse quotidiennement dans la pub, les médias, la politique ou la littérature.
SANDRA
Mais ne t'en fais pas, elle ne te laissera pas tomber. Dès qu'elle arrive, tu lui raconteras ta séance de pointage ce matin au B.A.F.
MORGANE
Et on trouvera bien ensemble le moyen de parer le coup.
FLO
Tu as raison, Morgane, il est temps qu'on se prenne en main, comme Diane nous le répète souvent.
MORGANE
C’est très important. Il faut exprimer haut et fort notre ras le bol face à l'attitude sexiste généralisée à laquelle il convient de dire stop.
SANDRA
Le sexisme et le racisme sont le fruit d’une même plante, horrible, dont il faut arracher les racines avant qu'elle se développe.
FLO
Tout à fait d'accord avec toi, Sandra. Je ne vois pas pourquoi le fait d'être femme ou de vouloir l’âtre doit nous mettre en situation d'attaques qu'on n'aurait pas à subir si on était un homme. Pourquoi traiter une femme de pouffiasse quand elle est au volant de sa voiture ?
MORGANE
Ou lui demander : «Combien tu prends ?» quand elle marche dans la rue. C'est vrai : c'est dégueulasse.
SANDRA
Diane a bien raison de dire qu’on ne peut pas répondre à toute cette violence - verbale et parfois physique - uniquement par de l’angélisme et de la douceur. Elle a compris qu’il ne faut plus se laisser faire.
FLO
Vous la connaissez depuis longtemps ?
SANDRA
Je l'ai rencontrée il y a quelques mois au cours d’une émission sur France 2, chez Delarue. J'étais en pleine déprime. Elle, elle était en pleine discussion. En quelques minutes, elle a su faire percevoir pêle-mêle aux femmes présentes, ce que certaines mettent des années à entrevoir. Toute cette misogynie ambiante diluée dans le quotidien : quelques évidences qui ne le sont pas pour tout le monde.
MORGANE
Eh bien, moi je lui dois une fière chandelle. Figure-toi que j'ai toujours été une femme libre de mes mouvements, avec mon sacré caractère de battante. Et puis, un jour, je suis tombée sur un mec dans le malheur. C'est les pires, tu peux me croire. Sa femme venait de le quitter pour une autre femme, et depuis, il s'était mis à boire pour oublier. Moi, évidemment, sa détresse m’a attendrie et je lui ai ouvert ma porte et mon cœur, comme une conne. Le problème, c’est que ce mec était barge : il avait pris l'habitude de boire comme un trou, il était jaloux comme un pou - tu vois, tous les stéréotypes. De plus, il avait des idées fermes et définitives sur un tas de choses. Notamment sur la vie de couple et de famille. Je te dis pas : en quelques mois j'ai failli me retrouver derrière un voile grillagé comme n'importe quelle femme taliban. Heureusement que j'ai rencontré Diane qui m'a aidée de son mieux à me sortir de ce merdier religioso-conjugal...
FLO
Eh ben dis donc, à notre époque !
MORGANE
On n'est jamais à l'abri d’une tuile de ce genre, même de nos jours, et dans nos pays dits civilisés. Par bonheur, il y a des femmes comme Diane, toujours sur ses gardes.... Tiens, elle arrive.
Scène 2
Diane entre et rejoint les deux femmes à la table. Derrière elle est entré, en filature, l’agent Phimosis, tel qu’il est apparu à l’acte précédent. Il s’installe à une table voisine, déplie indifféremment le journal, commande à boire. Il se contente dans un premier temps de prêter l’oreille discrètement aux propos des femmes. Puis, il commence à prendre des notes.
DIANE
Bonjour, les filles. Vous êtes déjà là ?
MORGANE
On t'attendait.
SANDRA
Flo en a de bonnes à t'apprendre sur les agissements du B.A.F.
DIANE
Ah, M. Andros a encore fait des siennes ? Il pourra se vanter, celui-là, d’avoir eu les idées les plus fumeuses pour enquiquiner les femmes. Je m'occupe justement du cas d'Agnès, une jeune nana qu'Andros, le bien nommé, a envoyé en prison. Et vous savez pourquoi ?
MORGANE, SANDRA & FLO
Non.
DIANE
Parce qu'elle a osé donner une baffe à un mec alors que tous les deux jours une femme meurt sous les coups d’un homme.
MORGANE, SANDRA & FLO (ayant du mal à le croire)
Oh !
DIANE
Mais si ! Vous croyez que ce n'est pas un motif suffisant pour le Chargé du Bureau des Affaires Féminines ? Détrompez-vous. Avec son esprit mal tourné par des millénaires de virilité triomphante, il est capable d’inventer les pires monstruosités pour faire du tort à une femme.
MORGANE
Et dire que c’est à un type pareil qu’on a confié le prétendu Bureau nous concernant. Quelle aubaine pour les meufs, j'vous jure.
DIANE
Et vous pensez qu’il a été pris de scrupules d'envoyer Agnès au fond d’un cachot pour un motif débile ? Mais pas du tout ! Le pied ça a dû être pour le mec, un pied jouissif et délectable comme je l'imagine. «A eu le culot de frapper un homme, même en légitime défense ? Au cabanon !»
FLO
C’est dégueulasse ! Si je ne l'entendais pas de ta bouche, j'aurais du mal à le croire.
DIANE
Ce n'est pas étonnant. On t'a si bien fait la leçon. Il a failli venir à bout de toi, l'Andros, avec ses arguments à l’eau de vaisselle et au parfum de langes
MORGANE (singeant Andros démagogue)
«Tu as tout ce qu'il te faut, femme au foyer ! Ton petit mari, tes petites robes, ta ribambelle d’enfants.
SANDRA
Et ton petit tablier. !
MORGANE
Mais pour la liberté, pas de ça, quéquette ! (Elle ponctue le tout d'un efficace bras d’honneur)
DIANE
Et ils voudraient qu’on marche, les mecs, qu’on marche, toujours et encore, accrochées religieusement à la toute puissance de ce machin pendouillard et de ses deux pauvres minouchettes qu’ils trimbalent entre les jambes.
Les autres rient. De ce moment, Phimosis commence son jeu de séduction.
MORGANE
La belle panoplie d’où nos flasques du scoubidou tirent leur supériorité : c’est dur, mais y a pas d’os dedans.
FLO
Ça bouge tout seul, mais que c’est lourd à trimbaler, croyez-moi.
SANDRA
C’est doux et touchant quand ça a fini de jouer, arrogant et obstiné quand ça veut jouer.
DIANE
Oui, mais tout rouge et amusant que ça puisse être, c'est surtout le prétexte d'une tyrannie sans fin pour la femme. Une panoplie de chasseur qui ne traitera jamais sa proie avec dignité. Mais la dignité ne se demande pas, mes sœurs, elle se conquiert à l'arraché... Il n'y faut que de l'audace et de la solidarité. Or ce sont justement les deux qualités qui nous manquent le plus généralement. Les femmes n'osent pas oser. Nous avons peur, peur de ne pas pouvoir, peur d'être empêchées, peur d'échouer, d'être punies, d'être seules, d'être ridicules, peur du qu'en dira-t-on, peur de tout.
Les autres se taisent. Phimosis applaudit poliment, en connaisseur. Diane le foudroie du regard et, à partir de ce moment, prendra garde à son manège donjuanesque.
DIANE
Il faut qu'on s'occupe sérieusement du cas d'Agnès. On ne peut pas la laisser dans cette situation idiote. Mais avant ça, Flo, raconte-nous ton dernier démêlé avec Andros.
SANDRA
Une sacré crise ç'a été pour l'homme chargé de la femme !
MORGANE
Il en a été tout chamboulé, le pauvre homme.
FLO
Une telle crise qu'il m'a menacée de toutes les horreurs du monde. J'ai commencé la séance de pointage en répondant correctement aux questions débiles, comme tu m'avais conseillé de le faire. Andros et un de ses amis qui se trouvait là s'extasiaient en stéréo devant ma bravoure. Mais au moment de répondre à la dernière question, sur la conception des enfants, j'ai fait comme prévu : j'ai avoué, avec les gémissements et les cris nécessaires, que j'étais né homme. Fallait voir leurs têtes ! Andros est monté sur ses grands chevaux, et malgré l'intervention de son pote, il m'a jetée à la porte, comme une malpropre, quand j'ai refusé de dire que je me sentais mec…
DIANE
J'imagine le trouble existentiel qui l'agite. Depuis lors, il doit mariner dans son jus, à se poser la question primordiale : comment peut-on rêver de devenir femme !
MORGANE
Décider d’effectuer le saut de l’ange !
DIANE
Je l’imagine en train de consulter son pendule… si rouge et amusant... Mais ne nous égarons pas. Continue, Flo.
FLO
Andros a piqué une colère démente, et a sorti sa théorie contre les changements de sexe. Avant de me flanquer à la porte, Andros a voulu savoir qui m'influençait. Je me suis fait un plaisir à lui parler de toi. C'est à ce moment que le type qui se trouvait là est devenu comme fou en entendant ton nom. Il disait que tu étais la femme de sa vie et de sa mort, et il t'appelait la Cheyenne.
DIANE
La Cheyenne ? Mais il est zinzin, ce type ! La Cheyenne.
SANDRA
Moi, je trouve que ça te va bien.
MORGANE
Très bien même ! Je t'imagine courant la prairie en foutant la raclée aux hommes renégats, à tous ces bouffis d'arrogance qui ne savent pas que, quand on vit en société, il faut vivre poliment, en traitant tous les gens avec respect.
SANDRA
Moi aussi je rêve de foutre à bas de leurs montures tous les shérifs, cow-boys et héros justiciers de nos vies.
DIANE
Le machisme n'est pas seulement un truc pour far-west, avec moustachus ombrageux, gâchette facile et haciendas transpirant sous un soleil d'injustice. Ce sont les non-humains qu'il faut combattre avant toute chose. Mais dis-moi, Florence, tu ne connais pas le nom de ce donneur de surnom ?
FLO
Il me semble qu'Andros l'a appelé Cacostiche. Ça te dit quelque chose ?
DIANE
Et comment ! Cacostiche, tu penses bien qu'on n'oublie pas un nom pareil. C’est un maniaque de la rime qui ne me lâche pas les baskets depuis des semaines.
MORGANE
Celui des poèmes débiles à hurler de rire ?
SANDRA
Le rimailleur des amours désespérées ?
DIANE
Oui, c'est lui. Une sorte de parano qui se prend pour Hugo ou Baudelaire et qui s'imagine conquérir les femmes en leur adressant des suites de mots sans queue ni tête. Une espèce de dragueur "verbal", si vous voyez ce que je veux dire. Un peu comme le mickey de la table à côté. Vous avez remarqué son manège ?
FLO
Il s'est collé un sourire ultra-brite sur la figure et fait des signes affligés dans notre direction. Je crois que c'est après toi qu'il en a.
MORGANE
Ça saute aux yeux.
FLO (moqueuse)
Quelle invention tout de même dans la gestuelle. Et quelle éloquence dans son jeu de sourcils.
DIANE
Les yeux en forme de protoplasme et les biceps dans le regard ! Il a tout pour plaire, le novo. Je sens que je vais défaillir.
FLO
Tu vas le laisser faire ?
DIANE
Pourquoi pas? C’est toujours marrant de flasher sur quelqu'un, non? Et pour l'encourager, je vais même lui adresser le sourire de lapin que les hommes adorent voir se dessiner sur nos frimousses quand ils balancent une vanne à la con. (Elle le fait) Après ça, je suis sûre qu'il ne va pas tarder à passer à l’action, monsieur Brise-Femme.
FLO
Si ça t’amuse... Nous, en attendant, on va aller voir les filles de la revue Partisane pour leur parler du cas d'Agnès. O. K. ? A tout à l'heure.
MORGANE & SANDRA
A plus !
DIANE
Salut.
Florence, Sandra et Morgane sortent.
Scène 3
Diane demeure à sa place, comme si de rien n'était. Phimosis se lève et s'approche d'elle, en souriant de plus en plus fort.
PHIMOSIS (parlant rapidement, comme s'il disait tout ce qui lui passe par la tête)
C'est une chance extraordinaire. Mon horoscope avait donc raison de dire que je me sentirais beaucoup mieux aujourd'hui, que les relations s'en ressentiraient et qu'il y avait de la rencontre dans l'air. Comme je suis seul, j'ai bien fait de me bichonner l'allure et le moral, car j'entre indubitablement dans une période importante de ma vie privée. (Il s'arrête soudain, fait semblant de réfléchir et demande avec beaucoup d'aplomb) Je suis vraiment heureux de vous avoir reconnue, mais je ne parviens pas à me souvenir où nous nous sommes déjà rencontrés.
DIANE (entrant dans le jeu)
Pareil pour moi.
PHIMOSIS
Puis-je ? Vous permettez, n'est-ce pas ?
DIANE
Pourquoi pas ?
(Phimosis s’'nstalle à la table)
PHIMOSIS
Vous venez souvent dans cet endroit ?
DIANE
Assez, pour espérer un jour vous y rencontrer.
PHIMOSIS
Comme c'est gentil. Je ne sais plus quand ni où, mais je suis sûr de vous avoir croisée. Et vous étiez déjà aussi belle qu'aujourd’hui, tout à fait enchanteresse. Cela explique que je n'ai pas oublié une femme telle que vous. Vous me faites tellement d'effet.
DIANE
Ça ne vous dérange pas trop pour marcher ?
PHIMOSIS (sans relever l'allusion)
Ne vous méprenez pas. Une beauté comme la vôtre ne s'oublie pas, elle se réinvente au besoin.
DIANE
Vous êtes courriériste du cœur à Gala ?
PHIMOSIS
Ne vous moquez pas. Laissez les compliments à nous les hommes. Nous avons si bien appris à les ciseler, à les utiliser à l'intention des femmes. Mais laissons cela. Il faudrait qu'on se voie un de ces jours, ça me ferait plaisir.
DIANE
Eh bien, moi non, ça ne me ferait pas plaisir.
PHIMOSIS
Comment pouvez-vous le savoir ? Vous me plaisez à chaque instant davantage. Vous avez un goût de luxure "batailleuse". Et cette volonté que l'on sent d'aller au fond des choses vous rend particulièrement troublante. Le rendez-vous que je ne manquerai pas de vous arracher sera pour moi un triomphe et un bonheur.
DIANE
Vous ne manquez pas ... d'espoir.
PHIMOSIS
Jamais quand il s'agit d'une belle femme. L'espoir, c'est du bonheur prévu, anticipé, rêvé, caressé. Une sorte de jubilation à l'intérieur de moi-même me dit que vous allez venir.
DIANE
Pourquoi pas ? Allons fouiner dans les abîmes d'extase, au milieu des ciels étoilés.
PHIMOSIS
Oh mademoiselle, vous me donnez à penser qu'en plus d'être incomparablement belle, vous êtes une personne de décision. C'est si inhabituel, convenez-en, chez vos semblables.
DIANE
Vous parlez des femmes ?
PHIMOSIS
Bien sûr. Les femmes que j'aime tant et si bien qu'elles me rendent torrent tumultueux, volcan impétueux...
DIANE (goguenarde)
Bref, une force de la nature. Avec son beau tableau de chasse : le pucelage de la cousine, le bronzage intégral de la G.O. du Club, le cou de la femme-girafe, et que sais-je encore.
PHIMOSIS
J'avoue qu'il manque la pièce maîtresse à ma collection.
DIANE
Laquelle ?
PHIMOSIS
Le scalp d’une Cheyenne.
DIANE (étonnée, à part)
Tiens, lui aussi. Bizarre ! Ils se sont donné le mot, les mecs. (A Phimosis) Vous êtes sur une piste ?
PHIMOSIS
Je le sens pratiquement pendre à ma ceinture. (Il lui tend le bras) Venez, ne laissons pas le clair de lune mourir inutilement sur la prairie.
DIANE
Vous avez raison : ne laissons pas les coyotes se morfondre dans la solitude.
(Ils sortent en riant).
Scène 4
Un temps. Macha arrive, l'air pressé. Elle jette un coup d'œil dans le café.
MACHA
On m’avait dit que je la trouverais ici, au besoin. Mais apparemment, il n'y a pas foule. Bon, profitons-en pour mettre de l'ordre dans mes idées. Andros a beau se barricader dans son bureau, ce n'est pas suffisant pour m'empêcher de savoir ce qu'il manigance. Or, le fait qu'il ait convoqué l'agent Phimosis ne me dit rien qui vaille. Quand Monsieur Devanture est sur un coup, c'est généralement très sérieux. Je ne me suis pas trompée puisqu'ils s’en prennent cette fois-ci à Diane. Il faut que je l'avertisse coûte que coûte. Qu'elle se méfie des agissements de ces deux jolis cœurs sans scrupules, prêts à tout pour arriver à leurs fins. Mais où peut-elle être ? Comment la mettre en garde ?
Elle s'assied à une table, nerveuse.
Scène 5
Morgane et Sandra entrent.
MORGANE (en aparté, à Sandra)
Tiens, Macha, la souffre-douleur d'Andros.
SANDRA
Qu'est-ce qu'elle fait là ? (Vers elle) Alors, Macha, tu as réussi à t'échapper du bastion de l'Homme, avec un grand h ?
MACHA (allant vers elles)
Bonjour, Morgane. Salut les Sandra. Je cherche Diane, de toute urgence. Vous ne l’avez pas vue ?
SANDRA
Si, elle est venue ici tout à l’heure.
MORGANE
Il y avait aussi Flo qui nous a raconté ses malheurs chez Andros.
MACHA
Ne m'en parlez pas. J'ai assisté à la scène, et c'était pas beau à voir, croyez-moi. La pauvre petite, martyrisée par ce rat lubrique. Faut dire, j'avais pas trop de sympathie pour elle, à la voir arriver chaque matin, studieuse et soumise, gobant sans sourciller les enseignements d'Andros. Mais quand elle a craqué parce qu'elle a avoué être un transexuel, qu'elle a crié le nom de Diane, j'ai compris qu'elle était des nôtres et qu'elle jouait le jeu de la petite fille modèle pour donner le change. N'empêche qu'Andros, furieux comme il est d'avoir été dupé, ne va pas lui rendre la vie facile ces prochains temps. Tout comme à Diane. C'est pour ça que je suis venue, d'ailleurs.
MORGANE
Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as l'air catastrophée ?
MACHA
Il y a de quoi. La chasse aux sorcières est ouverte. Andros a juré de détruire Diane. Quand il a vu son dossier, il n'a pas hésité à sortir l'artillerie lourde, c'est-à-dire son agent le plus dangereux pour nous.
SANDRA
Qui c'est ?
MACHA
Phimosis, le roi de la séduction. Andros lui a donné pour mission de réduire Diane à sa merci. Ça va faire mal quand il entrera en action.
MORGANE
Il est si terrible ?
MACHA
Pire que ça. On lui prête l’art et la manière de faire succomber n'importe quelle femme. Il pratique la drague comme un sport, avec assiduité et compétence, comme d'autres font du jogging ou de la planche à voile. Il part du principe que la quasi totalité des femmes, même les plus réservées en apparence, sont prêtes à tout en amour. Il pense que la plupart n'attendent que celui qui saura l'art de les débrider, de libérer enfin le volcan érotico-sentimental qui sommeille, paraît-il, au plus profond de chacune d'entre nous. Toutes y passent, je te dis : la femme magouille, la romantique, la bringueuse dorée, la bavarde, la jalouse ou l'extravertie à souhait.
MORGANE
Quel homme ! Meurtrier comme un papier tue-mouches.
SANDRA
Je parie qu'il a un look d'enfer.
MACHA
Tu peux me croire ! Il a un regard de feu, à la Valentino embrasant de passion le désert. Je ne te parle pas de ses mimiques : un film muet à lui tout seul.
MORGANE
Mais dis donc, ta description me rappelle le type qui faisait du gringue à Diane ici même, tout à l’heure, et avec qui elle est sûrement partie.
MACHA
Quoi ! Diane dans les griffes de Phimosis ! Mais alors, elle est perdue.
SANDRA
T’affole pas. Elle avait l'air de bien s'amuser du manège de ce rigolo.
MACHA
On ne se méfie jamais assez des mecs comme Phimosis.
MORGANE
D’accord. Mais Diane n'est pas tombée de la dernière pluie. Même s'il s'agit du destructeur des cœurs dont tu parles, elle a assez de ressource pour se tirer d'affaire.
MACHA
Je l'espère. Je suis tout de même inquiète pour elle. Moi qui étais venue pour la prévenir, eh bien, c'est râpé.
SANDRA
Calme-toi, Macha. De toute manière, il n'y a rien à faire pour le moment. Juste attendre.
MORGANE
Nous avons rendez-vous ici avec elle et Flo, pour une affaire concernant une certaine Agnès, emprisonnée pour avoir eu le culot de se défendre. Tu dois être au courant.
MACHA
Et comment ! J'étais présente quand Andros a reçu la fille et qu'il l'a soumise - on peut le dire - à la question. Elle n'a pas tenu longtemps devant les assauts de cette brute. De toute façon, elle était condamnée à l'avance par le tribunal. Six jours de trou pour une petite baffe de rien du tout, et en plus bien méritée. C'est tout bonnement une honte. Et on trouve ça tout à fait normal.
MORGANE
Évidemment puisque le sexisme est socialement imperceptible, donc c’est comme s'il n’existait pas.
SANDRA
Et c’est pourquoi il faut nous bouger de plus en plus. Avec Diane et Flo, justement, on essaie de secouer le cocotier du machisme : on aboie et on mord de toutes nos forces.
Scène 6
FLO (qui arrive)
Et on bien raison : plus question de supporter la méprisante suffisance des mecs. On en a assez de se faire insulter en public, et après de raser les murs et d'enrager en silence. Aujourd’hui, on passe à l'action, on montre les crocs et on cogne s'il le faut. Et Diane nous ouvre le chemin.
MORGANE
A propos, tu ne sais pas où elle est ?
FLO
Qui, Diane ? Aucune idée depuis que je l'ai vue passer, il y a deux heures, avec le gigolo rigolo.
MACHA
C’est Phimosis, l'agent très spécial du B.A.F. Andros l'a chargé de mettre Diane hors-circuit, dès qu'il a compris à qui il avait affaire. Je me fais franchement du souci à son sujet.
FLO
Du souci pour Diane ? A cause de Mister Love ? Moi, ça me fait plutôt marrer.
MORGANE
C’est ce que je disais à Macha. Le mec qui mettra Diane à genoux n'est certainement pas encore né.
SANDRA
Je dirais plus : il n'a même pas été conçu.
MACHA
Oui, oui, on dit ça, et puis on se retrouve toutes tant que nous sommes à faire la bête pour les beaux yeux du mâle du siècle. Et on fait n’importe quoi pour être désirable et correspondre à l'image désirée : perle de caviar pour que le visage ait la richesse du monde marin, mini-cures en plein soleil pour la peau et les cheveux, le déodorant de poche rechargeable, l'émulsion hydratante formule enrichie de lacto-protéines, j'en passe et des meilleures.
MORGANE
Tu as raison, Macha. Mais si certaines femmes veulent être belles, ce n'est pas seulement pour se dégotter un jules et jouer la dinde en société.
SANDRA
Ni pour être le parfait modèle produit par tous les médias.
FLO
On veut être présentables pour nous-mêmes, par respect de ce qu'on est, pour être bien dans nos têtes aussi. Et tant pis si les mecs s'imaginent encore que c'est pour les faire baver de désir qu'on amincit notre silhouette ou qu'on raffermit notre poitrine.
MACHA
On continue pourtant à vouloir être roulées comme les sauveteuses de Malibu, et à prendre des poses de panthère sur une râpe à fromage pour attirer les regards.
FLO
A chacune ses phantasmes.
MORGANE
Et sa façon de concevoir l'érotisme, les relations amoureuses avec les autres.
MACHA
Moi, je suis bien d'accord. Ça fait longtemps, croyez-moi, que je ne demande plus l'autorisation aux hommes pour prendre mon pied. Quand quelqu’un me plaît, j'en fais mon affaire, et c'est tout.
FLO
Et tu t'en sors, en étant constamment dans l'entourage d'Andros ?
MACHA
Andros, comme tous les types de son espèce, est une bête qu'il est facile de tromper. Il a beau être marié depuis des lustres, il n'a rien compris à l'âme féminine, aux subtilités de l'esprit, et il ne comprendra plus désormais, le pauvre biquet.
SANDRA
On dirait que tu le plains.
MACHA
Le plaindre, lui ? Ne me fais pas rire, j'ai des gerçures. (Avec un geste vulgaire) Je le verrais volontiers empalé sur l'emblème même de sa sexualité triomphante.
FLO (riant)
Eh bien, dis donc, tu n'es pas tendre avec ton employeur.
MACHA
Je le vomis de partout.
MORGANE
Ne prends pas trop de temps pour le faire, je vois Diane qui arrive.
Scène 7
Diane entre, relax. Macha se précipite vers elle.
MACHA
Tu n'as rien ? Il ne t'a pas fait de mal ?
DIANE
Qui ça ? Qui aurait dû me faire du mal ?
FLO
Elle parle du gars avec qui tu étais.
MACHA
Je te dis que c'est Phimosis, l'agent d'Andros, le plus redoutable.
DIANE (amusée)
Ah bon ! Le frétilleur de paupières est donc un envoyé d'Andros.
MORGANE
Pour te mettre hors d'état de nuire, paraît-il.
FLO
Mais, à te voir, on dirait qu'il n’a pas trop réussi, non ?
MACHA
Qu'est-ce qu'il t'a fait ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
SANDRA
Oui, dis-nous, qu'est-ce qu'il t'a fait ?
DIANE
Rien de particulièrement nouveau. Il m'a dit les mots que disent tous les dragueurs, et il m'a fait les propositions habituelles. «Vous avez de beaux yeux, voulez-vous coucher avec moi ?» Ça se résume à cela. Bien sûr, celui-là y a mis plus de fioritures et de mimiques, mais le résultat voulait être le même.
TOUTES LES AUTRES
Et alors ? Alors ?
DIANE
Alors, je l'ai regardé faire, je l'ai écouté, et j'ai marché un peu dans sa combine parce que ça m'amusait. Et effectivement, il était marrant avec ses belles phrases toutes faites et ses tics de salon. Son numéro était si beau à voir que j'ai accepté de le suivre chez lui.
MACHA
Tu es allée chez lui ? Chez Phimosis ?
DIANE
Mais oui. Et j'en suis revenue intacte, comme tu vois.
MORGANE
Macha à l'air de penser que c'est un exploit.
MACHA
C'en est un, je vous dis. Phimosis n'a jamais échoué dans sa mission. Tu dois le revoir ?
DIANE
Je ne crois pas de sitôt.
SANDRA
Pourquoi ? Il renonce à ta conquête ?
FLO
Ce n'est pas dans ses habitudes, à ce qu'on dit.
DIANE
Ce n'est pas ça. Mais en partant brusquement de chez lui, je l'ai laissé confronté à un grave problème personnel.
MACHA
Quoi ! Il est impuissant ?
SANDRA
Éjaculateur précoce ?
DIANE
Vous n'y êtes pas du tout. Encore plus grave. Je lui ai révélé l'esthétique de la symétrie. Je viens de lui dire...
Elle se penche vers Macha et murmure quelque chose à son oreille. A son tour, Macha le susurre à Morgane qui le répète à Flo, qui le souffle à Sandra.
FLO (incrédule)
Ce n'est pas vrai ?! Et il a marché ?
DIANE
Comme un seul homme !
Elles rient.
DIANE
Ce n'est pas tout de se gausser de Phimosis. Pensons plutôt à ce que nous pouvons faire pour Agnès. Flo, peut-on compter sur les copines de Partisane ?
FLO
Sans problème. Elles viendront ce soir à notre réunion.
MORGANE
Moi j'ai pris contact avec les responsables de Téva qui sont prêtes à nous recevoir.
DIANE
Parfait. Tu verras, Macha, que quand toutes les femmes auront décidé de prendre leur sort en main, les Andros et autres décontractés du gland et agiles du verbe auront fini de nous échotomographier et de nous asticoter avec leurs plaisanteries crapoteuses.
MACHA
J'aime entendre causer comme ça.
DIANE
Pour le moment, allons chez moi. Ensemble, nous allons mettre sur pied un plan d’action pour venir en aide à Agnès.
Elles sortent.
Rideau
A C T E III
Scène première
Au Bureau des Affaires Féminines, le lendemain. Andros est assis à son bureau où il fignole une nouvelle inscription à la « gloire » de la femme. (Pourquoi pas de Wolinski : «Les femmes sont des mensonges éhontés. Enlevez-leur leurs artifices, elles sont poilues, basses du cul, elles ont les seins qui tombent, la fesse molle, rancie, geignarde, celluliteuse, boudinée. Un homme, un vrai, c’est beau. Une femme, une vraie, c’est moche.» Ou de Boris Vian : «Je n’ai jamais rencontré une femme qui m’ait fait regretter d’être un homme. Je les prie de ne pas prendre ça pour un compliment.»)
MACHA (entrant, d’une voix acrimonieuse)
Monsieur Phimosis, au rapport.
Elle sort. Phimosis entre, inhabituellement déguenillé. Andros qui s’est levé pour accrocher son panneau, sans le regarder vraiment lui indique un siège de la main. Phimosis s’assied sans mot dire et, prostré, attend qu’Andros veuille bien s’intéresser à lui. Un temps. Andros se rend compte soudain de l’étrange attitude de Phimosis.
PHIMOSIS
Vous regardez mon nez ?
ANDROS
Non, pourquoi ?
PHIMOSIS
Il penche à droite, vous ne le voyez pas ?
Andros n’en croit pas ses oreilles et esquisse un sourire.
PHIMOSIS
Oh, inutile de jouer la comédie plus longtemps. Vous le savez depuis toujours et vous vous êtes bien gardé, comme tout le monde d’ailleurs, de me le faire savoir.
ANDROS
Mais de quoi parlez-vous ?
PHIMOSIS
De mon nez, tiens ! Je ne m’étais jamais rendu compte qu’il penchait vers la droite. (Il sort un énorme miroir et se met à tripoter son nez) C’est cette femme, hier, qui me l’a fait remarquer.
ANDROS
Quelle femme ?
PHIMOSIS
La Cheyenne. Enfin, je veux dire, Diane, la femme-objet de ma mission.
ANDROS
Parlons-en justement de votre mission.
PHIMOSIS
Au diable, votre mission !
ANDROS
Comment ! Et vous m’annoncez ça comme ça. Mais c’est insensé, impensable de votre part.
PHIMOSIS
Je m’en fous ! Ça n’a plus aucune importance désormais. Tout marchait à merveille pourtant, elle avait mordu à l’appât d’amour que je lui avais insidieusement préparé. J’en étais à la phase ultime de mon approche, dans ma garçonnière, sur le canapé, quand je sens une petite douleur dans cette narine. Je l’effleure délicatement du doigt, mais comme la démangeaison persiste, je demande à la Cheyenne de me prêter le petit miroir portatif que possède toute femme dans son sac-à-main. Elle me le tend en disant : «C’est pour voir de quel côté il penche ?» «Mon nez à moi penche ?», je lui demande avec étonnement. «Mais oui, mon cher. Regardez-le bien : il penche vers la droite». Et là-dessus, elle me plante au milieu de la pièce, me fait by-by de la main et s’en va. Je crois même qu’elle riait en me quittant.
ANDROS
Mais enfin, c’est grotesque. Quelle importance cela a-t-il que votre nez penche à gauche ou à droite ?
PHIMOSIS
Vous ne comprenez pas ? Peu importe qu’il penche à gauche ou à droite. Le fait est que j’ignorais complètement qu’il penche. Et c’est elle qui me l’a fait remarquer !
ANDROS
Et alors ?
PHIMOSIS (dans un cri)
Elle me trouve ridicule !
ANDROS
A cause de votre nez ?
PHIMOSIS
Et de tout le reste. Je me suis précipité dans la salle de bain et, me plantant devant le miroir, j’ai passé au crible l’image que le monde a de moi. Ah ! Quelle déconfiture. Non seulement mon nez penche sérieusement vers la droite - elle a parfaitement raison -, mes sourcils, eux, paraissent deux accents circonflexes au-dessus des yeux, mes oreilles sont mal collées et, prenez-y bien garde, l’une est plus détachée que l’autre. Et tant d’autres défauts.
ANDROS (moqueur)
Encore ?
PHIMOSIS (affligé)
Mais oui. Les mains, regardez : le petit doigt est visiblement trop court.
ANDROS (pointant son majeur)
Mais il fallait prendre celui-là, mon vieux !
PHIMOSIS
Et les jambes alors ! Non, on ne peut pas dire qu’elles soient tordues, mais la gauche est plus arquée que la droite : au niveau du genou, un tout petit peu.
ANDROS
Enfin, Phimosis, vous n’allez pas passer au microscope toutes les parties de votre corps.
PHIMOSIS
Ce n’est pas moi. C’est elle qui a commencé. Rendez-vous compte, monsieur Andros. Elle si extraordinairement belle, a décelé dès le premier coup d’œil tous les défauts de mon physique. Comment pourrais-je encore lui plaire ?
ANDROS
Pourquoi tenez-vous tant à lui plaire ?
PHIMOSIS (criant presque, illuminé)
Parce que je l’aime !
ANDROS
Vous l’aimez ?
PHIMOSIS
De toute mon âme !
ANDROS (à part)
Voilà autre chose. Lui aussi !
PHIMOSIS
Comme un fou, je vous dis.
ANDROS
Ah, vraiment. Mais qu’a-t-elle donc...
PHIMOSIS
C’est même pour cela que je suis venu. Je savais que, malgré la faillite de ma mission, je pouvais compter sur vous. J’ai besoin de vous. Faites-lui entendre raison.
ANDROS (à part)
Ma B.A. quotidienne. En véritable enfant de Don Quichotte…
PHIMOSIS
Comment ?
ANDROS
Non, rien. Je disais que je ferai ce que je pourrai pour vous aider. Entre hommes, n’est-ce pas, il faut s’entraider pour ces choses-là.
PHIMOSIS
Oh, il s’agit d’une chose simple. Il faut que je la revoie à tout prix, et que je trouve le moyen de la séduire pour de bon. Elle doit savoir que depuis hier, je ne vis plus, je pense à mon nez, à ce nez ridicule qui penche vers la droite et m’empêche de lui plaire. Mon bon monsieur Andros, vous devez lui faire comprendre mon agitation, le chamboulement où elle m’a plongé depuis le moment où je l’ai vue. Vous avez les moyens de l’intéresser à moi.
ANDROS (légèrement excédé)
Oh, que d’histoires pour un nez qui penche un peu à droite.
PHIMOSIS
Je voudrais vous y voir, vous, à aimer une femme qui ne prête guère attention à vous à cause de votre nez.
ANDROS
Il n’y a pas que le nez ! Nous ne sommes pas tous des Cyrano. Et puis, les femmes ne sont-elles pas faites exprès pour découvrir les petits défauts des hommes ?
PHIMOSIS
D’accord, tant qu’il s’agit de ceux des autres. Mais dès que l’objet de la dérision est planté au milieu de votre propre figure, ça change tout, croyez-moi. On finit par ne plus savoir qui on est. On ne se reconnaît plus, en admettant que l’on ait jamais su qui l’on est vraiment. On doute de toute chose parce qu’on n’a plus l’idée juste de soi-même. Ainsi, moi, depuis hier, je cherche à connaître l’image objective que l’on a de moi.
ANDROS
Ne dramatisez pas, voyons !
PHIMOSIS
Mais pas du tout. Le drame n’est pas où vous pensez.
Macha entre à ce moment.
Scène 2
PHIMOSIS (en se levant)
Tenez, vous allez voir. Macha, approchez. Regardez mon nez.
MACHA (s’exécutant soigneusement)
Oui, monsieur.
PHIMOSIS
Macha, qu’est-ce qu’il a mon nez ?
MACHA (sans hésitation)
Il penche à droite, évidemment. (Elle éclate de rire)
PHIMOSIS (malheureux, retournant s’asseoir)
Qu’est-ce que je vous disais ! Vous l’entendez rire, comme toutes les autres.
ANDROS (à Macha)
Espèce de tourte, qu’avais-tu besoin de lui dire ça.
MACHA
Mais c’est lui qui me l’a demandé. Et puis, c’est vrai que son nez penche à droite. Ça se voit comme un nez tordu au milieu de la figure. (Elle rit de plus belle)
ANDROS
Ça suffit. Que voulais-tu en entrant ?
MACHA
Je voulais vous dire que monsieur Cacostiche demande à vous voir.
ANDROS
Fais-le entrer. (A part) Ça fera peut-être diversion.
Macha introduit Cacostiche et disparaît derrière la porte.
Scène 3
CACOSTICHE
Cher ami, bonjour. (Remarquant Phimosis dans son coin) Mais je vois que vous êtes occupé. Excusez-moi, je reviendrai plus tard.
ANDROS
Mais pas du tout : vous ne dérangez pas. Au contraire. Vous n’arrivez pas en étranger. (Montrant Phimosis) Monsieur s’occupe de notre affaire.
CACOSTICHE
Ah ! Monsieur s’occupe de ... notre affaire. Mais c’est très bien. Heureux de vous connaître, monsieur...
ANDROS
Il s’appelle Phimosis. Un de nos meilleurs agents. Hélas, il n’est pas dans un bon jour.
CACOSTICHE (plein de sollicitude)
Ah non ? Et pourquoi cela, mon dieu ?
PHIMOSIS (se dressant soudain, menaçant, devant Cacostiche)
Regardez mon nez ! Allez, dites-le, ce qu’il a, mon nez !
CACOSTICHE (surpris)
Mais ... votre nez ... il est très bien, votre nez.
PHIMOSIS (frénétique)
Menteur, menteur, menteur ! Croyez-vous que j’ignore encore qu’il penche à droite ?
CACOSTICHE
Il penche à droite ? Ma foi, maintenant que vous me le faites remarquer. Evidemment, vous avez raison, il penche effectivement un peu à droite. Mais si peu qu’on a du mal à s’en rendre compte.
PHIMOSIS
Que vous dites ! A elle, il ne lui a suffi que d’un regard.
CACOSTICHE (balbutiant, cherchant le soutien d’Andros)
Oui ... en effet ...
ANDROS
Ne vous en faites pas. Notre ami est amoureux.
CACOSTICHE
Ah ! quelle bonne nouvelle ! Monsieur est amoureux. Voilà ... voilà. Félicitations, cher ami. Oh, je ne doute pas que vous ayez su choisir une fleur admirable dans l’immense jardin exquis de la féminité.
ANDROS
Ne spéculez pas de la sorte, sans connaître l’élue de son cœur. Car, malheureusement, lui aussi ne prend pas garde aux épines, et soudain, se retrouve souffrant.
CACOSTICHE
Comment ! Il souffre aussi d’amour. (Il l’embrasse, fraternellement réconfortant) Dans mes bras, mon frère de larmes, compagnon d’infortune que blesse certainement une diablesse sans cœur.
ANDROS
Une sale bête !
PHIMOSIS
Une biche démoniaque !
ANDROS
Pour tout dire, la Cheyenne !
CACOSTICHE (piqué au vif)
Quoi ! La Cheyenne ! Il est amoureux de la Cheyenne ?!
ANDROS
Mais oui. Lui aussi.
CACOSTICHE
Ce n’est pas possible. Il n’a pas osé tomber amoureux de Diane !
ANDROS
Mais si, mais si. Il a osé cela, je vous assure. Pris au piège de sa mission.
PHIMOSIS
Certainement je suis amoureux d’elle, au point de me laisser refaire le nez bientôt.
CACOSTICHE
Il est inutile de refaire votre nez, car elle ne pourra aimer que moi.
PHIMOSIS (haussant le ton)
Ah oui ! Et pourquoi donc ?
CACOSTICHE (même jeu)
Mais ... mais parce que je suis le premier.
PHIMOSIS (criant)
Et le dernier des prétentieux !
CACOSTICHE
Je ne supporterai pas que vous doutiez de mon ordre de préséance. J’ai été le premier à l’aimer.
PHIMOSIS
Mal, évidemment. Et tout d’abord, vous a-t-elle parlé de votre nez ?
CACOSTICHE
Non.
PHIMOSIS
Ou d’une autre partie de votre corps ?
CACOSTICHE
Non.
PHIMOSIS
Alors, vous voyez bien. Elle ne vous aime pas. Elle ne s’intéresse pas à vous.
CACOSTICHE
Il est idiot, votre raisonnement. N’est-ce pas, Monsieur Andros ? Si elle ne m’a pas parlé de mon nez, c’est qu’il est droit, tout simplement. Tenez, vérifiez. L’aile gauche dans la symétrie parfaite de la droite. C’est un nez équilibré. Et non comme le vôtre qui, même à l’œil nu, a plus l’air d’un cockpit de chasseur endommagé que d’un appendice nasal.
PHIMOSIS (hors de lui)
Je ne vous permettrai pas...
CACOSTICHE
De dire la vérité ? Mais on comprend parfaitement qu’une femme aussi belle ne puisse aimer un museau de vieux coucou.
PHIMOSIS (se ruant sur lui)
Oh ! Vous ... je vais vous faire rentrer ces insanités dans la gorge.
CACOSTICHE
Pauvre minable ! Vous avez lamentablement échoué dans votre mission. Dire que vous deviez la plier à mes désirs, me l’amener pieds et poings liés pour que j’assouvisse mon trop plein d’amour.
PHIMOSIS
Plutôt crever !
ANDROS (jubilant)
Eh, eh ! Que c’est beau ! Ils se battent pour une femme. Comme dans le bon vieux temps. Quel palpitant moment d’histoire chevaleresque. (Se résolvant à s’interposer) Messieurs ... messieurs... Je vous en prie. Gardez votre sang froid. Pensez à la belle victoire que vous offrez à la Cheyenne, en vous battant pour elle comme des charretiers.
Les deux adversaires se lâchent, mais restent sur leurs gardes, chacun dans son coin.
CACOSTICHE
Jamais je ne lui céderai la Cheyenne !
PHIMOSIS
Jamais je ne lui abandonnerai cette femme !
ANDROS
Quelle réussite pour elle. Tourner la tête et les sangs à deux hommes de votre trempe. Monsieur Cacostiche, étant poète, a quelques excuses. Mais vous, Phimosis, le tombeur de ces dames, en être arrivé à ce point. Amoureux comme un collégien. Voilà qui me pousse à reconsidérer votre participation dans nos services...
A ce moment, la porte s’ouvre.
ANDROS
Qu’est-ce que c’est ? Oh ! ... Macha !
Scène 4
Macha entre, complètement métamorphosée. Maquillée avec outrance, elle porte une jupe-corsage qui met en valeur son sex-appeal, et, pendue au cou, une grande pancarte où il est inscrit : «Un baiser pour un euro».
MACHA (s’avançant, décidée)
Un baiser pour un euro ! ... Un baiser pour un euro ! Qui en veut en demande.
ANDROS
Quoi ! Des baisers à un euro ? (Aux deux autres) Vous vous rendez compte ?
CACOSTICHE
Quelle honte ! On lapide la poésie du baiser à coups de pièces d’un euro ! Ah ! Lèchement de flamme ! Mystérieux breuvage des lèvres !
PHIMOSIS
Et c’est encore plus cher que chez les putes !
MACHA
Oh, doucement, monsieur Phimosis. Les putes, les putes, c’est vite dit, les putes. Alors, qu’après tout, vous êtes bien content de les trouver au coin de la rue ou dans leurs nids d’amour pour vous offrir la minute d’extase fugitive. Pas vrai ?
ANDROS
Ne dis pas d’insanités, vieille peau, et explique-moi à quoi rime cet accoutrement de femme-sandwich délurée.
MACHA (innocemment)
C’est pour mieux faire tourner les têtes, monsieur Andros.
ANDROS
A qui, à moi ?
MACHA
A vous, pas tellement. Encore que ... Mais à tout homme qui a la bite en fleur. A ces deux-là, par exemple.
ANDROS
Tu n’as pas la prétention de les séduire ? Pauvre laideron, tu n’as aucune chance.
MACHA
Je sais bien. C’est pourquoi j’ai fait venir deux copines.
Elle fait un signe vers la porte. Morgane et Flo, habillées en marchandes d’amour, s’avancent lascivement, l’une vers Phimosis, l’autre vers Cacostiche.
Scène 5
MORGANE (à Phimosis, mutine)
Alors, beau ténébreux, ça ne va pas ? Y a pus de joie dans le cœur ?
PHIMOSIS (sombre)
Je connais mon premier chagrin d’amour.
MORGANE
Mes condoléances.
FLO (à Cacostiche, mutine)
Et vous, bel homme, pourquoi cet air tragique ?
CACOSTICHE (dans un sursaut, sombre)
Ah vous, ne m’approchez pas !... Je souffre d’une maladie terrible.
FLORENCE
Oh, pardon, je ne savais pas.
MORGANE (à Phimosis)
Il faut être bien misérable pour faire souffrir un homme tel que vous.
FLO (à Cacostiche, continuant à s’approcher de lui))
Il faut franchement avoir les yeux pollués pour ne pas remarquer un homme tel que vous.
PHIMOSIS (avec un haussement d’épaules d’impuissance)
Mon nez.
CACOSTICHE (avec le même haussement d’épaules)
Pas à son goût.
MORGANE
Quoi, votre nez ? Il est mignon comme tout. J’ai un béguin particulier pour les nez qui penchent un peu à droite.
FLO
Quoi, pas à son goût ? Mais vous pourriez l’être au mien. Tout à fait.
PHIMOSIS ET CACOSTICHE
Ah oui ?
MORGANE
Mais certainement. Votre nez fait parfaitement mon affaire.
FLO
Comment donc. Vous êtes terriblement mon type, je vous assure.
PHIMOSIS
Vous savez, il ne penche pas autant qu’il en a l’air.
CACOSTICHE
Ne croyez pas, je ne suis pas toujours d’humeur aussi morose.
MORGANE
Juste ce qu’il faut pour me plaire.
FLO
L’humeur est le baromètre des sentiments. Elle peut varier comme le temps.
PHIMOSIS ET CACOSTICHE (extasiés)
Vous parlez d’or !
FLO
Et vous ne connaissez pas mes talents d’amuseuse.
MORGANE
Et vous ne savez rien de mes dons d’infirmière du cœur.
MORGANE ET FLO
Vous n’en voulez pas un échantillon ?
PHIMOSIS ET CACOSTICHE (avec un cri du cœur)
Quand ?
MORGANE
Tout de suite, si vous voulez.
FLO
A l’instant même, si vous le désirez.
PHIMOSIS ET CACOSTICHE
Oh oui !
MORGANE (entraînant Phimosis par la main)
Alors viens, grand coquin. Tu me fais bouillir le sang.
Ils sortent d’un côté.
FLO (entraînant Cacostiche par la main)
Suis-moi, ensorceleur, je vais te faire découvrir un monde nouveau.
Ils sortent de l’autre côté.
ANDROS (criant après eux)
Mais ... et la Cheyenne ? Il n’y a pas dix minutes, vous ne juriez que par elle, et vous étiez prêts à vous étriper !
Scène 6
MACHA (goguenarde)
Une belle preuve de la constance des sentiments masculins. Les serments fous au bord des lèvres et la concupiscence dans le regard pour chaque nouvelle paire de fesses qui passe à votre portée. C’est ce que vous appelez l’amour dévastateur, l’amour-passion.
ANDROS
Mais qu’est-ce que tu racontes, pauvre esprit minuscule, dérisoire et grotesque. Tu prétends disserter sur l’amour ?
MACHA
Et pourquoi non ? Parce que je suis femme ? Evidemment ! Les femmes n’ont pas le sens commun, c’est bien connu. Elles passent toujours à côté de la réalité, petits esprits mesquins, médiocres, sautant de platitudes en lieux communs, de nettoyage de chiottes en parties de jambes en l’air. C’est comme ça qu’elles fonctionnent les bonnes femmes d’après vous, hein ?
ANDROS
Cesse de réciter tes boniments mal appris et va plutôt m’ôter immédiatement la peinture qui te défigure et cette pancarte imbécile.
MACHA
Elle vous dérange tellement, ma pancarte ? Pourtant un baiser pour un euro, c’est donné. Ça ne vous tente vraiment pas ? Même un des miens ? Soyez honnête, vous y pensez depuis belle lurette. A vous entendre, constamment l’insulte à le bouche, on dirait que vous vomissez les femmes. Mais moi je vous connais assez pour savoir que vous ne pensez qu’à ça : à nos jambes galbées, à nos seins insolents, à nos lèvres pulpeuses. (Elle arrondit sa bouche en un baiser sensuel) Smack, smack, smack. C’est pas bon, ça ? Et les rapports rapprochés, c’est encore meilleur, vous le savez bien.
Elle s’approche de lui, agressivement érotique. Andros ne sait résister plus longtemps à la tentation. Il s’élance vers elle.
MACHA
Tout doux, tout doux, mon beau dinosaure excité. Pas ici. Quelqu’un pourrait venir. Ta femme, par exemple. Viens par là.
Elle l’entraîne vers la pièce du fond où ils disparaissent. Quelques secondes après, Macha sort précipitamment et ferme la porte à clé. On entend les coups de poings et les cris furieux d’Andros pris au piège. Sans se soucier de lui, Macha fait un signe et Diane entre.
Scène 7
DIANE
Bravo, Macha. Tu as manœuvré en maîtresse-femme.
MACHA Tu parles. Un jeu d’enfant... au féminin.
DIANE
Et maintenant, au travail.
Toutes les deux se mettent à transformer le B.A.F., le déviant de sa destination première. Macha substitue la pancarte «Bureau des Affaires Féminines» par «Bureau de l’Action Féminine». Diane décroche les citations au mur et y accroche un drap couvert de taches entourées de crayon-feutre, etc...
Rideau.
A C T E IV
Scène première.
Peu après, au Bureau de l'Action Féminine. Diane est là avec Macha et Sandra.
DIANE (assise à la place d'Andros)
Nous voilà dans la place, mes amies. Tu entends, Macha, dans notre bureau.
MACHA (indiquant la coulisse)
L'autre s'est enfin calmé.
SANDRA
Vive la jungle et le droit du plus fort.
DIANE
Le droit surtout d'aider Agnès à sortir de prison. Les autres femmes sont-elles arrivées, Macha ?
MACHA (montrant la salle)
Elles sont toutes là. Il n'en manque pas une.
SANDRA
Prêtes à t'écouter. Vas-y, dis-leur.
DIANE
Est-il possible, dites-moi, de se sentir maître de sa propre vie et de ne pas réussir à se libérer d'un rôle qu'on refuse de toutes ses forces ? N'écoutez plus les anges gardiens de notre pôle sud qui prétendent subtilement régenter notre condition. Les hommes ont toujours été ravis, et ils continueront à l'être, quand nous sommes capricieuses, coquettes, jalouses, possessives, vénales, frivoles - excellents défauts, soigneusement encouragés parce rassurants pour eux. Mais que nous nous mettions à penser, à vivre en dehors des rails, c'est la fin d'un équilibre, c’est la faute inexpiable. Alors, dorénavant, pensons, cogitons comme on ne nous l'a jamais permis. Gardons la pose, bombons le torse, bandons nos muscles, faisons face !
MACHA
Ces mots ont quelque chose de terrifiant. Comment leur donner un sens positif ?
DIANE
Balançons par dessus bord les signes de la stupide résignation femelle que nous prêtent tous les mâles.
LA VOIX D'ANDROS (furieuse, dans la coulisse)
Les femmes courent après la folie ! La folie !
MACHA (menaçante)
Je vais l'arranger ?
DIANE
Allez le chercher.
Scène 2
Macha et Sandra vont libérer Andros qui se précipite sur scène.
ANDROS (demeurant interdit devant les transformations apportées à son bureau)
Qu'est-ce que c'est que ça ?! Ce n'est pas croyable ! (Remarquant Diane) Qui est cette femme ?
MACHA
Diane Misandre, bien sûr.
ANDROS
La Cheyenne ? Chez moi ?
DIANE
Plus tout à fait chez vous. Vous avez lu la banderole ? (Elle lui indique le nouveau panneau).
ANDROS (riant nerveusement)
L'Action féminine ! Ah, ah ! l'Action féminine ! Quelle bonne blague. Ah, ça va être encore le monologue des vagins, et on ose appeler ça l'action féminine. Ah , ah !
MACHA
Et mon poing sur la figure, c'est pas de l'action féminine ?
DIANE
Du calme, Macha, laissons-leur ces manières. Monsieur Andros aime rire, et il pratique naturellement l'humour sur le dos des femmes comme un sport national d'une grande banalité.
ANDROS
Ce n'est jamais méchant, voyons.
DIANE
Peut-être, mais c'est insultant.
SANDRA
Pour ne pas dire humiliant.
ANDROS (devant le drap pendu au mur)
Qu'est-ce que c'est ? Une exposition de blanc ? ... Pas si blanc, d'ailleurs.
DIANE
C’est ma carte du tendre.
ANDROS
Connais pas.
DIANE
Ça ne m'étonne pas. Expliquez-lui, vous autres.
MACHA
C’est en quelque sorte l'étendard de Diane, qui manifeste publiquement sa liberté d'action. Ce que vous voyez là c'est l'une des paires de drap que la mère de Diane gardait pour son trousseau.
SANDRA
Mais Diane préfère faire avec lui la tournée de ses amants. Sur chaque lit, elle étend le drap et, après avoir fait l'amour dessus, elle le replie. Ensuite elle s'amuse à souligner chaque tache de sperme au crayon feutre.
MACHA
C'est mieux que de l'art moderne, non ?
ANDROS (diaboliquement prédicateur)
Vade retro, spermatas ! Les démons sont venus aujourd'hui dans vos corps ; les démons sont venus, renversant les idées établies de la bienséance, et l'ordre millénaire des choses. Que voulez-vous à la fin ? Vous n'êtes jamais satisfaites. Avant le droit de vote et la pilule, vous auriez eu raison de vous plaindre. Mais maintenant !Vous avez votre Journée.
DIANE
Au diable votre Journée de la Femme qui n’est qu’un truc publicitaire pour les hommes.
MACHA
Tout comme le Ministère au tricot.
SANDRA
Et la nouvelle manière d'être féministe en faisant trois journées en une en se dévouant au patron, au mari, aux enfants.
ANDROS
Pourtant vous avez entendu les bandes de petites cinglées qui se sont jetées là-dessus en aboyant.
DIANE
Et bien moi, je suis pour une journée sans femmes. Ça vous dirait, messieurs ?
ANDROS
Mais qu'est-ce que vous voulez alors ? Vous voulez devenir hommes ?
DIANE
Oh non ! Il y a des trucs inimitables chez les mecs qu'une pauvre femme ne peut accomplir, des trucs imprimés dans l'acide désoxyribonucléique, des trucs soudés au cerveau reptilien, des trucs qui remontent au Big Bang.
SANDRA
Comme par exemple, la cannette de bière, le canapé du salon...
MACHA
... et le grattage de roubignolles.
DIANE
Faut des siècles de répétition, des générations de pratique pour en arriver là. C’est la grandeur de l'Homme. Y a pas une fille, un mérou ou un E.T. qui peut faire ça.
ANDROS
Ah ah. Et vous vous croyez drôle, en plus ? ... Pourquoi ne pas profiter du bonheur présent ? Vous les dures, vous ne savez plus ce que signifie ce mot. Un enfant en bonne santé, un travail régulier, un mari aimant. Pauvres petites femmes, vous faites pitié. Vous me faites pitié. Un jour vous saurez, quand vous ne l’aurez plus, que ce que vous aviez était le bonheur.
DIANE
Le bonheur journalier d'être fourbues ?
MACHA
Moulues ?
DIANE
Courbatues ?
SANDRA
Abattues ?
DIANE
Tendues ?
SANDRA
Déçues ?
DIANE
Foutues ?
MACHA
Battues ?
ANDROS
N’en jetez plus !
DIANE
Pour les beaux yeux d'un maque domestique ?
ANDROS
Parfaitement, mais fières d'avoir fait votre devoir d'épouse et de mère.
DIANE
Ah, elle est belle la fierté.
MACHA
A partir de maintenant, on se l'accroche !
ANDROS
Bon, d'accord. Admettons que vous ayez raison d'agir ainsi. Vous êtes très bien en avocates, en P.D.G., en exploitantes agricoles, en déléguées syndicales, en informaticiennes, en dame-pipi, en académiciennes, en tout ce que vous voudrez. Très très bien même. Mais vous oubliez le principal : vos enfants ne peuvent se passer de vous... et nous non plus.
DIANE
Ça suffit avec votre chantage aux sentiments: on n'en veut plus de votre sublime auréole sur nos têtes.
ANDROS
Vous croyez pouvoir changer mon opinion sur votre compte à toutes ?
DIANE
On peut toujours essayer.
ANDROS
Peine perdue, puisque je connais mes raisons. Toutes les raisons. A l'avance.
MACHA
Vieux cabochard !
SANDRA
Tête de mulet avariée !
DIANE
Raison, entre autres, d'avoir fait coffrer Agnès, parce qu'elle a osé se défendre contre un sale type ?
ANDROS
Absolument. C'est la loi.
DIANE (lui tendant le papier qu'elle a rempli)
Il faut pourtant que vous signiez cet ordre de libération.
ANDROS
Pas question, tant qu'elle n'a pas purgé sa peine, jusqu'au bout.
MACHA
Il commence sérieusement à m'énerver, celui-là !
On frappe à la porte. Macha va s'enquérir du visiteur.
MACHA (doucement, à Diane)
C’est madame Andros.
DIANE
Madame Andros ?
ANDROS
Quoi ! Ma femme, ici ?
DIANE
Qu'est-ce qu'elle peut bien vouloir ?
SANDRA
Elle cherche peut-être son mari.
MACHA
Je ne le pense pas. Elle ne vient jamais au bureau.
DIANE
Alors il vaut mieux qu'elle ne le voie pas. Cachons-le à côté.
Toutes les trois poussent sans ménagement Andros dans l'autre pièce.
DIANE
Elle peut entrer maintenant.
Scène 3
Madame Andros entre et s'avance calmement. Elle salue d'un signe de la tête et va s'asseoir en face de Diane.
MADAME ANDROS
Je suis madame Andros.
DIANE
Nous le savons, madame.
MADAME ANDROS
N'ayez crainte, je ne viens pas en ennemie. Je ne cherche même pas à savoir où est mon mari pour l’instant. J'ai entendu aux informations que vous aviez occupé le B.A.F..
MACHA (jubilante)
Tu entends, Diane, on parle de nous aux infos. C'est déjà une victoire.
SANDRA
Et ce n'est pas la dernière.
DIANE
Ne vous emballez pas comme ça. Rien n'est joué encore. Ecoutons plutôt madame.
MADAME ANDROS
Appelez-moi Annie, ça me ferait plaisir. Je suis venue pour me confier à quelqu'un. Et je crois qu'ici, maintenant, on peut le faire sans arrière-pensée. Je suis vraiment contente que vous soyez là, vous pouvez me croire.
DIANE
Merci, Annie. Allez-y, dites nous ce que vous avez à nous dire.
MADAME ANDROS
Je veux parler de la vie en ménage.
MACHA (dégoûtée)
Pouah ! Mariage, concubinage, pacs : on peut vraiment parler de "ménage".
MADAME ANDROS
En fait, je ne parlerai que de la femme mariée parce que ça ne veut rien dire que de parler du mari. Un mari, ça n'existe pas ; ou plutôt, c'est une réalité inconnaissable, abstraite. Etre mariée, pour moi, c'est me retrouver au fond d’un trou, enfoncée dans un sable jaune et aveuglant ; c'est traverser tant de fois le miroir qu'on ne sait plus de quel côté est la réalité ; c'est répéter mille fois les mêmes gestes, du bain à l'amour, du rêve à la lessive ; c'est ne plus pouvoir sortir d'un horizon où l'on se sent coupable si l'eau n'est pas chaude, si le sucre manque ou si la tasse est sale.
MACHA
J'aurais juré que vous au moins vous étiez heureuse en ménage.
SANDRA
Et plutôt du genre "néoféministe", c'est-à-dire de celles qui célèbrent le travail repris le plus vite possible après l'accouchement et portent l'allaitement au pinacle.
MADAME ANDROS
Évidemment, avec l'éducation qu'on m'a donnée, j'étais prédisposée à vivre heureuse "en ménage", comme vous dites. Et pourtant, au bout d'un moment, il est douloureux de retrouver la vie lente et arrangée du couple, avec ses rituels immuables, et toutes les tracasseries de la vie quotidienne.
DIANE
Il y a beaucoup de femmes mariées qui sont anesthésiées par l'illusion de l'amour qui dure toujours.
MADAME ANDROS
Peut-être... On se sauve comme on peut. On se réfugie dans les histoires des autres, des stars et des gens en vue, ou dans les mélos des feuilletons à la télé. Quelle misère, n'est-ce pas ?... Même quand on vit dans une situation matérielle enviable, on se sent vivre par procuration. C'est le plus désespérant. Se dire et se redire bêtement : «un jour, n'importe lequel, j'irai boire un café, dans un café...»
DIANE
C’est ce que vous avez fait aujourd'hui, d'une certaine manière, en venant ici, dans le bureau de votre mari. Vous savez tout ce qu'il manigance dans cette pièce pour embêter les femmes ?
MADAME ANDROS
Nous ne parlons jamais de son travail.
DIANE
C’est bien dommage car vous apprendriez les belles dispositions d'esprit de votre mari.
MACHA
Quand on pense avec ses génitoires, ça limite forcément un peu la comprenette.
DIANE
Il refuse de relâcher la jeune nana qu'il a dans le collimateur.
MADAME ANDROS
Il doit avoir des raisons pour cela, des motifs administratifs peut-être.
DIANE
Il n'a que dalle, si ce n'est sa volonté de nous tenir sous sa botte.
SANDRA
Pour lui, et tous les hommes de son espèce, la femme libérée est un sujet de films comiques, de chansons, et surtout de cas de divorce.
MADAME ANDROS
Je pourrai peut-être vous aider à le convaincre. Je peux le voir ?
DIANE
Si vous y tenez. Sinon le moyen de le faire revenir sur sa décision est tout trouvé. Allons le chercher, Macha.
Scène 4
Andros entre et s'avance rapidement vers sa femme.
ANDROS
Pourquoi es-tu venue ici ? Pourquoi ?
MADAME ANDROS (calme)
Pour voir un jour l'autre face de la victoire.
ANDROS
Mais qu'est-ce que tu racontes ? Quelle victoire ? Celle de ces quelques excitées qui se sont installées par la ruse dans mon bureau ? Une victoire de courte durée, tu peux me croire, puisque je vais les faire expulser sur le champ, par la force s’il le faut.
MADAME ANDROS
Je ne crois pas que tu le feras.
ANDROS
Et pourquoi pas ? Je ne vais pas les laisser faire la loi chez moi.
MADAME ANDROS
Il n'est plus question de loi ici, mais de reconnaissance de droits humains, de justice sociale, de compréhension. Mais ce sont peut-être des notions qui t'échappent.
ANDROS
Annie ! Mais voyons ! Comment peux-tu parler ainsi ? Tu ne peux pas entrer dans leur jeu truqué. Tu es une vraie femme, toi. Tu es ma femme, mon épouse.
MADAME ANDROS
C’est exact : c’est ce que disent tous les documents officiels. Je suis ta moitié réduite à néant, assurant fidèlement les services utiles d'entretien et de reproduction.
ANDROS
Je n'en crois pas mes oreilles ! T'entendre parler de la sorte ! Qu'est-ce qu'elles t'ont fait ?
MADAME ANDROS
Elles ? Rien… Mais toi, mon cher mari prêt à succomber à toutes les avances coquines qui me rendent indigne.
ANDROS
Ta dignité n’a rien à voir avec tout cela, c’est un bien précieux que je garde dans mon cœur même quand mes lèvres profèrent des blagues irréfléchies. Tiens, je me mets à tes genoux pour te prier de m’excuser et de prendre ce témoignage public de mon orgueil qui cède à ta colère comme un acte d’amour. Un parmi tant d’autres.
MADAME ANDROS
Je te retrouve bien là, tricheur et menteur. Faussaire des sentiments. Le tort est parfois de ne pas trouver le courage de former certains mots qui explosent dans la bouche, et qui savent délier les situations de compromission. Oser dire les choses, c'est sans doute la meilleure façon de pouvoir les dépasser.
ANDROS
Mais que veux-tu dépasser ? Ne t'ai-je pas offert ma vie ? Une vie de famille exemplaire ? Si on se marie, c'est pour avoir des enfants, c'est pour assurer une famille. Celle qu'on choisit ne doit pas être une bécasse. Les bécasses, on les tire avant et l'on s'amuse avec. Comme il y a plus de bécasses que d'intelligentes, il faut faire un choix. Moi j'ai bien choisi ma femme et je lui ai offert sur un plateau une situation sociale estimable.
DIANE
Et la franchise de se regarder dans un miroir sans se contenter de son image résignée, vous la lui avez offerte ?
MACHA & SANDRA
Vous la lui avez offerte ?
ANDROS
Qu'a-t-elle besoin d'un miroir ? La franchise et la résignation ne vont pas de pair dans une vie bien réglée.
DIANE
Tout comme la liberté de choix.
ANDROS
Qu'est-ce que c'est que ces raisonnements ? De quoi vous plaignez-vous ? Qu'est-ce que vous diriez si vous étiez en Afghanistan, en Iran ou tant tellement d'autres pays d'Afrique ou d'Orient où les femmes restent soumises au dogme des religieux.
DIANE
Vous en rêvez encore d'un monde où les femmes n'ont pas droit à l'éducation, ni à la santé, ni au travail, ni à l'autonomie. Un monde parfait où les jeunes filles n'ont pas le droit de sortir sans être accompagnées d'un homme de leur famille. Un monde de misère intellectuelle, morale et sexuelle.
ANDROS
Mais pas du tout ! Pas du tout... Nous savons reconnaître les souffrances de tout le monde.
DIANE
Mais quand il faut choisir, vaut mieux s'émouvoir devant la destruction de bouddhas en pierre que devant la situation catastrophique des femmes de certains pays, où on les marie de force à dix ans, quand ce n’est à quatre ans !
ANDROS
Ma femme, en tout cas, n'a jamais eu à regretter mes choix en ce qui la concerne.
MACHA
C’est elle qui vous l'a dit ?
ANDROS
Non, mais elle n'a jamais dit le contraire non plus. N'est-ce pas, Annie ? Dis-leur que j'ai toujours fait le bon choix pour nous deux. Allez, dis-leur. (Annie se tait) Pourquoi tu ne veux pas le dire ?
DIANE
Vous cherchez de l'aide, monsieur Andros ? Hélas, on dirait que même la vraie femme n'est plus votre alliée.
ANDROS
C’est faux. Ma femme ne peut me désavouer. Si elle le faisait, ce serait détruire d'un coup le sens de la féminité et de la bienséance. Parle, Annie, au nom de notre couple, je t'en prie.
MADAME ANDROS
Les prières ne sont pas de mise entre gens qui s'aiment. Je dirai qu'une femme peut passer une vie à se conformer aux bons choix de son mari, mais elle peut aussi, comme c'est mon cas aujourd'hui, avoir envie d’'tre une personne à part entière.
ANDROS
Toi, la seule femme en qui j'ai déposé ma confiance, tu renies notre vie en commun ?
MADAME ANDROS
Mais oui. Je la renie parce qu'elle s’est jouée dans un seul camp, le tien. Je ne veux plus de cette partie faussée par les règles des hommes.
ANDROS
Tu veux me quitter ?
MADAME ANDROS
Je ne l'ai pas dit encore. On peut reprendre la partie, à condition d'utiliser équitablement le terrain mis à notre disposition.
ANDROS
C’est ce que j'ai toujours fait, voyons... (Toutes les femmes lui jettent un regard noir) Enfin, presque toujours.
MADAME ANDROS
Fais-moi confiance, je veillerai dorénavant à ce que la balle passe correctement d’un camp à l'autre. Pour commencer, tu vas faire libérer la fille que tu gardes en prison pour un motif débile.
ANDROS
Quoi ! Donner une gifle à un homme, un motif débile ! Elle mérite amplement sa peine. Elle restera où elle est.
MADAME ANDROS (élevant le ton)
Et moi je te dis que tu vas signer immédiatement son ordre de sortie.
Diane tend le papier à Andros qui, sous la menace de sa femme, signe et tamponne.
MADAME ANDROS
Voilà qui n'était pas bien difficile, n'est-ce pas, mon ami ? D'ailleurs, si Diane et Macha n'y voient pas d'inconvénient, je vais t’'accompagner moi-même pour aller libérer la petite.
DIANE
Très bonne idée, Annie. Je vous fais confiance. Revenez-nous vite avec Agnès. Nous ne bougeons pas d'ici jusqu'à votre retour.
MADAME ANDROS
Merci pour votre confiance, mes amies. Nous ne serons pas longs
Elle sort avec son mari qu'elle tient fermement par le bras. Ils sont à peine partis que la porte s'ouvre avec fracas. Phimosis entre, suivi de Morgane.
Scène 5
PHIMOSIS
Où est monsieur Andros ? Je veux parler à monsieur Andros.
DIANE
Monsieur Andros ne s'occupe plus de ce service.
PHIMOSIS
Ah ! Vous êtes-là, vous. Comme je suis content de vous revoir. Vous savez, je vais laisser refaire mon nez.
La porte s'ouvre à nouveau et Cacostiche paraît, tout aussi excité, suivi par Flo.
CACOSTICHE
Cher ami directeur, où êtes-vous ? Qu'on me dise où est le directeur du Baf.
DIANE
C’est moi qui m'occupe à présent de ce bureau.
CACOSTICHE
Ah ! c'est vous. Je suis heureux de vous retrouver. Vous savez, j'ai écrit un petit quelque chose plein de cheynneries et d'amour.
PHIMOSIS
Ne l'écoutez pas, mademoiselle. Quand j'aurai mon nez tout neuf, je saurai me faire aimer de vous.
CACOSTICHE
Votre flair est toujours autant... dérouté, mon pauvre ami. Mademoiselle Diane ne saurait prêter attention à vos actes... inconséquents. Se refaire le nez, quelle ineptie !
PHIMOSIS
Votre clairvoyance est toujours aussi... fumeuse, mon petit poétereau. Mademoiselle Diane ne saurait prêter l'oreille à vos vers... inconfortables. Ecrire de la sorte, quelle incurie !
CACOSTICHE
Vous êtes un ruffian de bas étage !
PHIMOSIS
Et vous, un boucher de la rime !
CACOSTICHE
Gredin incommensurable !
PHIMOSIS
Moulinette dithyrambique !
DIANE
Silence, messieurs. J'ai appris qu'un besoin urgent vous a jeté dans les bras de mes amies.
CACOSTICHE
Parlons-en de ces... coureuses. Ça fait des heures que je cavale après cette jument furieuse.
PHIMOSIS (montrant Morgane)
Et moi après cette foutue merluche.
CACOSTICHE
Et pourquoi, je vous le demande !
MACHA
Certainement pas par amour pour la Cheyenne.
PHIMOSIS
Vous, la pochetée, je ne vous permets pas d'insinuer...
MORGANE
Macha n'insinue rien, histrion de l'orgasme. En dehors de tes hautes considérations sur l'amour, une paire de fesses en vaut bien une autre, non ?
FLO (à Cacostiche)
Et toi, bouffon de la bagatelle, en dehors de tes envolées lyriques, une fille ou une demi-fille en vaut bien une autre pour te servir de matelas, n'est-ce pas ?
SANDRA
On sait bien que les hommes entrent en érection dès qu'ils aperçoivent un accroche-cœur.
MACHA (pleine de malice)
Et puis, un coup sûr aujourd'hui vaut mieux qu'un meilleur coup demain.
PHIMOSIS (furieux, à Macha)
Toi, si je t'attrape...
MACHA (lui échappant)
Tu ne cours même pas assez vite pour soulager ton envie, alors tu parles de ta rage !
CACOSTICHE
Diane, ma Cheyenne, je vous assure que mon intention était pure en suivant Florence. J'ai été poussé uniquement par un sentiment d'amitié...
FLO
... très très érectif.
DIANE
C’est très bien, monsieur Cacostiche, de courtiser les filles, de les convoiter.
CACOSTICHE
Il n'y a que vous que je veux.
PHIMOSIS (résolu)
Il faudra d'abord passer sur mon corps.
MORGANE (insidieuse)
En voilà de drôles de propositions !
DIANE
Nos hommes ne se font pas de compliments.
CACOSTICHE
Ne vous moquez pas, femme cruelle.
PHIMOSIS
Elle ne veut rien comprendre à la peine des autres.
DIANE
Suffit, polichinelles. Vos plaisanteries ne m'amusent plus. Vous vous croyez sans doute irrésistibles avec vos tics de séducteurs, vos paroles creuses et vos promesses d'extase. L'essentiel, le respect de l'autre, vous ne l'avez pas compris. Vos voix emplissent notre silence pour rien, pour répéter des slogans, histoire de croire que vous êtes vivants. Or, vous êtes morts dans vos cœurs.
CACOSTICHE
C’est donc la guerre que vous voulez, mademoiselle la raisonneuse. Parfait, je retire sur le champ mes propositions d'amour, en regrettant que les magnifiques vers que j'ai écrit dernièrement m'aient été inspirés par vous.
DIANE
Le recueil que vous ne manquerez pas de publier sera une consolation suffisante à votre immense chagrin.
PHIMOSIS
Lui a de quoi se consoler, mais mon nez à moi ?
DIANE
Il trouvera à qui plaire, comme cela est arrivé si souvent jusqu'à maintenant. N'accusez pas votre nez, le pauvre n'est pour rien dans mon refus. C'est toute votre personne qui me fait penser à un distributeur d'orgasmes à gogo.
Les autres femmes rient.
PHIMOSIS
Faire de l'esprit ne sied pas à votre beauté.
DIANE
Il est vrai que seuls les hommes ont droit à l'humour, au second et même au troisième degré.
PHIMOSIS
Vous êtes fière de votre intelligence. Mais méfiez-vous : un grand savoir est un immense tourment. Plus on est intelligent, plus on souffre.
DIANE
Vous souffrez beaucoup ?
PHIMOSIS
Toujours quand une femme me refuse.
CACOSTICHE
Nous l'avons cherché, nous l'avons cherché ! Les femmes se foutent de nous. On n'aurait jamais dû leur ouvrir les écoles. Le chemin qui va des mathématiques au réfrigérateur, de Sophocle à Bernard-Henri Lévy, leur tourne la tête et ne les arrange pas du côté de la galipette.
PHIMOSIS
Je suis d'accord : la tête et le sexe, chacun à sa place.
CACOSTICHE
Les chercheurs l'ont prouvé : plus on poursuit d'études, moins on jouit. Ce sont les femmes noires analphabètes qui atteignent l'orgasme presque à cent pour cent.
DIANE
Ah! ah! Vous entendez ça, les copines ? Nos super mâles rêvent de la jungle. Détrompez-vous, mes chéris. Il n'est pas nécessaire d'être idiote pour être heureuse et rendre un être heureux. L'intelligence est une qualité, même en amour, et même pour une femme.
CACOSTICHE
Je constate qu'il n'y a plus de terrain d'entente. Si vous aviez une parcelle de bon sens, vous arrêteriez d'aboyer comme vous le faites. Retirons-nous ; c'en est assez.
PHIMOSIS
Vous avez raison, mon ami, je vous suis. Je laisse cette hyène à ses tourments futurs.
Ils sortent dignement, sans se retourner.
MORGANE ET FLO
Bon voyage, les cocos.
SANDRA
À cet été sur la glace...
MACHA
Encore deux prétendus philogynes qui n'ont rien compris
Scène 6
Madame et monsieur Andros arrivent, suivis d'Agnès.
MADAME ANDROS
Nous voilà de retour, et Agnès est avec nous, comme promis.
DIANE
Votre mari n'a pas fait d'histoire ?
MADAME ANDROS
Je crois qu'il a compris qu'il valait mieux être coopératif.
ANDROS (ôtant le mouchoir qu'il tenait sur un œil, et dévoilant un magnifique coquard)
Ça ne change rien à ma façon de voir les choses. Une bataille perdue, rien de plus.
MACHA (maugréant)
Bougre de bourrique ! C'est des coups qu'il te faudrait !
MORGANE (à Agnès)
Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
FLO
Ça été dur, je pense. Allez, raconte.
AGNÈS
Que voulez-vous que je dise ? Quand on tombe dans les griffes des mecs obtus et bornés, c'est forcément la galère. On m'a enfermée pour de bon dans une cellule minable, comme si j'étais la pire des criminelles. Certainement pour me faire comprendre l'abomination de mon crime : un homme giflé ne se met pas sur le même rang que les milliers de femmes battues et humiliées chaque jour de par le monde. La dignité masculine n'a pas de prix. Alors on s'est chargé de me faire payer comme il faut mon geste déplacé. Je me préparais déjà aux pires vexations... Heureusement que cette femme est arrivée avec le bon dieu en personne et, comme par miracle, on m'a relâchée. Merci encore, madame.
ANNIE
Non, non, surtout ne me remerciez pas. J'ai tellement honte de ce que je vois...
DIANE
Vous entendez, monsieur Andros ? Les idées tordues ne sont pas faites pour durer.
ANDROS
Ah, vous avez beau croire que...
ANNIE
Tais-toi, je t’en prie. Ne te couvre pas plus de ridicule. Ta carrière au B.A.F. est finie, crois-moi. Tu ne remettras plus les pieds ici, j'y veillerai. Aucune femme au monde n'a besoin qu'on se charge d'elle. Adieu, Diane... et merci. Pour moi, aujourd'hui, trop de couloirs noirs, obscurs viennent de s'éclairer brutalement. J'ai pris en main un levier qui me soulève un coin du monde. Vous y êtes mes invitées éternelles. Au revoir, mes amies.
Elle sort, en entraînant manu militari son mari.
Scène 7
MACHA
Ah, cette fois, Diane, on a bien gagné. Agnès est libérée et la B.A.F. est à nous.
MORGANE
Après dix mille ans de pouvoir absolu, les hommes commencent à flancher et cèdent du terrain.
DIANE
Ne crions pas victoire trop tôt. Malgré les apparences, il y a encore bien du travail à faire, ici et ailleurs...
FLO
Andros, en tout cas, ne m'obligera plus à suivre ses séances débiles.
AGNES
Et moi, je ne sais comment vous remercier toutes pour ce que vous avez fait pour moi.
DIANE
Ce qu'on a fait pour toi, on l’a fait pour nous toutes. Le cri que nous avons poussé pour toi n'a pas été un cri de haine, à peine un cri de grande colère. C'est un cri de vie. Il faut que nous, femmes, nous criions encore, parce que nous sommes plus près des arbres, de l'eau originelle, parce que nous avons le sens du bonheur ayant survécu si longtemps au malheur. Il faut que les autres femmes, - et après, les hommes aussi - aient envie d'entendre ce cri.
R i d e a u