Cogito

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En 1650, quelques mois après la mort de René Descartes, la princesse Elisabeth de Bohême rend visite à Christine, reine de Suède. Toutes deux ont bien connu le philosophe français et toutes deux sont fondées à s’en déclarer l’héritière. Le duel est lancé.

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Liste des personnages (2)

ChristineFemme • Jeune adulte/Adulte
Reine de Suède
Elisabeth de BohêmeFemme • Adulte/Jeune adulte
Princesse palatine

Décor (1)

Le cabinet de la reine de SuèdeUn bureau en désordre

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(Christine est seule à son bureau où s’amoncellent une bonne quantité de livres et de papiers. On frappe à la porte.)

Christine de Suède : Entrez.

(Elisabeth de Bohême entre.)

Elisabeth de Bohème : Votre Majesté…

Christine de Suède : Madame Elisabeth de Bohême ! Je suis bien aise de vous voir !

Elisabeth de Bohème : Le plaisir est partagé, Majesté.

Christine de Suède : Je vous en prie, mettez-vous à l’aise. Attendez que j’époussette le fauteuil. (Elle se lève et époussette le fauteuil.) Voilà, c’est bien. (Elle va se rasseoir.) Vous pouvez vous asseoir.

(Elisabeth de Bohême s’assoit. Silence gêné.)

Christine de Suède : Excusez le désordre, j’étais en train de résoudre un problème de mathématiques. Quand ma cervelle s’active, je disperse toutes mes affaires sans m’en rendre compte.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est rien.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : Vous devez vous demander pourquoi une reine de Suède s’escrime à résoudre un problème de mathématiques alors qu’elle a tant à faire par ailleurs…

Elisabeth de Bohème : Je ne me le demande pas.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : On m’a dit beaucoup de bien de vous.

Elisabeth de Bohème : On m’en a également dit de vous.

Christine de Suède : Tant mieux. Tant mieux, tant mieux, tant mieux… (Un temps) J’ai appris avec bonheur que vous aviez retrouvé vos états du Palatinat.

Elisabeth de Bohème : Après trente ans d’éloignement, oui.

Christine de Suède : Cela a dû être long.

Elisabeth de Bohème : De toute ma vie, je n’ai connu que l’exil.

(Un temps. Malaise évident.)

Christine de Suède : Et vous venez ici pour… ?

Elisabeth de Bohème : Pour me recueillir sur la tombe de René Descartes.

Christine de Suède : C’est ce que j’ai cru comprendre en effet.

Elisabeth de Bohème : Voilà.

Christine de Suède : C’est très bien.

Elisabeth de Bohème : Oui. Très bien.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : Veuillez m’excuser madame mais… Quelque chose m’échappe.

Elisabeth de Bohème : Qu’est-ce donc ?

Christine de Suède : Enfin m’échappe… Je comprends bien vos raisons mais…

Elisabeth de Bohème : Dites-moi ?

Christine de Suède : Vous avez fait le voyage du Palatinat à la Suède dans le seul but de vous recueillir sur la tombe de Descartes ?

Elisabeth de Bohème : C’était un ami très cher.

Christine de Suède : De toute évidence.

Elisabeth de Bohème : Bien sûr, il aurait été inconvenant de passer à Stockholm sans saluer votre Majesté.

Christine de Suède : Bien sûr. (Un temps.) J’aimais moi aussi beaucoup Descartes.

Elisabeth de Bohème : Je veux bien le croire.

Christine de Suède : Et je crois que lui aussi m’aimait beaucoup.

Elisabeth de Bohème : Je n’en doute pas.

Christine de Suède : Quel malheur qu’il nous ait été ravi si tôt…

Elisabeth de Bohème : Quel malheur qu’il nous ait été ravi chez vous.

Christine de Suède : Monsieur Descartes n’a pas supporté le climat suédois.

Elisabeth de Bohème : Il était de notoriété publique qu’il était sensible au froid.

Christine de Suède : Et alors ?

Elisabeth de Bohème : Et alors vous l’avez tout de même fait venir à Stockholm en plein hiver.

Christine de Suède : Je ne l’ai pas forcé.

Elisabeth de Bohème : Ah non ? Ne lui avez-vous pas ordonné de vous rendre visite chaque matin à cinq heures dans votre bibliothèque mal chauffée, en lui faisant parcourir un chemin glacial ?

Christine de Suède : Pas chaque matin.

Elisabeth de Bohème : Peu importe. Votre pays a été négligent envers la santé de monsieur Descartes.

(Un temps)

Christine de Suède : Lorsque monsieur Chanut, qui est ambassadeur de France à Stockholm…

Elisabeth de Bohème : Je connais très bien monsieur Chanut.

Christine de Suède : Ah oui ?

Elisabeth de Bohème : C’est lui qui m’a appris la mort de monsieur Descartes, ainsi que ses circonstances.

Christine de Suède : Chanut a des plans que je ne connais pas.

Elisabeth de Bohème : Sans doute.

Christine de Suède : Je disais donc : lorsque Chanut, qui est ambassadeur de France à Stockholm, m’a proposé de faire venir Descartes à la cour, il m’a immédiatement prévenu des soucis de santé du pauvre homme et m’a suggéré de le convier pour le printemps. J’ai écouté ce conseil et j’ai envoyé une invitation à Descartes en février en précisant que je souhaitais le voir en avril. A ma grande surprise, comme à celle de Chanut, je dois dire, Descartes m’a répondu qu’il ne se mettrait pas en route avant septembre. Vous me suivez ?

Elisabeth de Bohème : Je sais déjà tout cela.

Christine de Suède : C’est Chanut qui vous l’a dit ?

Elisabeth de Bohème : Oui.

Christine de Suède : Il est décidément bien bavard... Vous voyez donc bien que ce n’est pas ma faute si René Descartes est venu ici à la mauvaise saison.

Elisabeth de Bohème : Vous savez pourtant les raisons pour lesquelles monsieur Descartes a attendu sept mois pour partir.

Christine de Suède : Je crois qu’il voulait se constituer une garde-robe digne de la cour de Suède.

Elisabeth de Bohème : J’ai cru comprendre qu’il avait peur de tomber sur une reine insuffisamment préparée à recevoir son enseignement. Il a préféré vous laisser le temps de vous imprégner de sa pensée.

Christine de Suède : Qui vous a dit cela ?

Elisabeth de Bohème : Personne en particulier. Ce sont des choses que l’on raconte.

Christine de Suède : Bien à tort. Dès l’instant où j’ai invité Descartes, j’étais tout à fait imprégnée de sa pensée.

Elisabeth de Bohème : Pourquoi le faire venir dans ce cas ?

Christine de Suède : J’avais envie de parler de philosophie avec l’un des plus grands penseurs de notre temps, est-ce un mal ?

Elisabeth de Bohème : Certainement pas, Majesté. C’est un grand bien de philosopher, à condition d’y être bien préparée.

Christine de Suède : Je l’étais.

Elisabeth de Bohème : Il m’a pourtant semblé que si vous avez invité monsieur Descartes c’est parce que vous aviez du mal à entendre par vous-même l’un de ses ouvrages. Les Principes, je crois.

Christine de Suède : Les indiscrétions de Chanut commencent vraiment à m’agacer…

Elisabeth de Bohème : Cela étant, je comprends qu’une reine aussi puissante que vous soit trop accaparée par les ennuis quotidiens pour s’abandonner pleinement à la spéculation intellectuelle.

(Un temps)

Christine de Suède : Depuis que je suis enfant, j’étudie plus de dix heures par jour l’histoire, la géographie, la mathématique, la chimie, la biologie, la physique, la philosophie, la théologie et les langues étrangères. Je ne dors que trois heures par nuit pour relire les auteurs latins ou résoudre un point de métaphysique. Quand l’ambassadeur Chanut m’a parlé de Descartes en termes très élogieux, j’étais plongée dans plusieurs travaux scientifiques très prenants. Je lui ai demandé de me livrer les grandes idées de ce français si brillant. Chanut s’est plongé dans les Principes, a essayé de me faire un résumé fidèle mais a buté sur plusieurs difficultés. Il m’a alors conseillé de voir Descartes en personne pour qu’il puisse m’expliquer parfaitement son système. Descartes est venu. Entre-temps, j’ai lu et relu tous ses ouvrages. Il a apprécié mon esprit et ma compréhension de sa philosophie.

Elisabeth de Bohème : Il vous l’a dit ?

Christine de Suède : A plusieurs reprises.

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes était le plus galant des hommes.

Christine de Suède : Vous prétendez que Descartes n’a voulu que me flatter ?

Elisabeth de Bohème : Je ne prétends rien Majesté.

Christine de Suède : Vous deviez tenir sa sincérité en peu d’estime.

Elisabeth de Bohème : Vous vous méprenez.

Christine de Suède : Qui êtes vous madame, pour osez me parler comme vous le faites ? Qui êtes-vous pour affirmer avoir compris Descartes mieux que moi ? Votre attitude pourrait avoir de fâcheuses conséquences diplomatiques si vous continuez sur ce ton.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Pardonnez-moi Majesté. La mort de monsieur Descartes m’a tant désespérée que je me trouble rien qu’en évoquant son nom. Vous avez vécu ses derniers instants, cela devrait suffire à nous rapprocher.

Christine de Suède : Nous rapprocher ? Et pourquoi donc ? Descartes m’a confié son savoir, vous l’avez sans doute rencontré quelquefois pendant votre exil en Hollande, je ne vois pas en quoi cela augurerait une quelconque amitié entre nous.

Elisabeth de Bohème : Nous ne nous sommes pas seulement rencontrés quelquefois.

Christine de Suède : Ah. Je vois.

Elisabeth de Bohème : Que voyez-vous ?

Christine de Suède : Vous avez donc été la maitresse de Descartes.

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Il n’y a pas de honte à cela.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai jamais été la maîtresse de Descartes. Nous avons simplement échangé longuement et je crois l’avoir aidé à affiner son système philosophique.

Christine de Suède : Eh bien vous ne manquez pas d’audace.

Elisabeth de Bohème : C’est la pure vérité.

Christine de Suède : En somme, vous vous croyez dépositaire de la mémoire Descartes parce que vous avez échangé quelques mots avec lui ?

Elisabeth de Bohème : Je crois avoir été sa disciple la plus fidèle.

Christine de Suède : Vous ? (Elle rit.) Allons, un peu de sérieux, madame. Si Descartes a accepté mon invitation à la cour de Suède, c’est bien parce qu’il pressentait que je serai la mieux à même de le comprendre.

Elisabeth de Bohème : Vous le pensez ?

Christine de Suède : Son œuvre n’a aucun secret pour moi.

Elisabeth de Bohème : Aucun ?

Christine de Suède : Interrogez-moi.

Elisabeth de Bohème : Je n’oserais pas.

Christine de Suède : Allez-y je vous en prie.

Elisabeth de Bohème : Eh bien… Quelque chose de simple pour commencer… Connaissez-vous bien la première des Méditations métaphysiques ?

Christine de Suède : Parfaitement. (Elle récite) « Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain ; et dès lors j’ai bien jugé qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences… »

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : « Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n’en pusse espérer d’autre après lui auquel je fusse plus propre à l’exécuter… »

Elisabeth de Bohème : Majesté, s’il vous plait…

Christine de Suède : « Ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir»

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Eh bien quoi ? N’est ce pas ce que vous m’avez demandé ?

Elisabeth de Bohème : Je ne vous ai pas demandé de me réciter la première méditation.

Christine de Suède : Vous m’avez demandé si je la connaissais bien. Vous voilà fixée.

(Un temps.)

Elisabeth de Bohème : Vous en connaissez la lettre. En saisissez-vous l’esprit ?

Christine de Suède : Parfaitement.

Elisabeth de Bohème : Qu’avez-vous compris de ce que vous venez de réciter ?

Christine de Suède : La question est bien impertinente, Madame.

Elisabeth de Bohème : C’est vous, Majesté, qui m’avez demandé de vous interroger.

(Un temps)

Christine de Suède : Très bien. Je souhaite toutefois parler de l’ensemble de la méditation. Pas seulement des passages trop brefs que je viens de dire. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

Elisabeth de Bohème : Aucun.

Christine de Suède : Descartes parle de détruire toutes ses anciennes opinions. Il use du doute comme d’une réponse à une réalité fuyante qu’il ne parvient pas à saisir. Ni le vrai, ni le faux ne sont établis. Seul le douteux l’est. Il révoque la réalité sensible, au risque de la folie et prend par là ses distances avec toute l’histoire de la pensée. Depuis Aristote, la réalité des sens est la première étape vers la connaissance. Descartes n’y croit pas. Tout l’objet de cette première méditation sera de fonder de nouvelles créances, justifiées par l’entreprise du doute.

(Un temps)

Christine de Suède : Cette explication vous convient ?

Elisabeth de Bohème (Un peu sonnée) : Elle est… assez juste…

Christine de Suède : Ravie que vous le reconnaissiez. (Un temps) Vous êtes surprise n’est-ce pas ?

Elisabeth de Bohème : Par ?

Christine de Suède : Par l’acuité de mon jugement.

Elisabeth de Bohème : Je ne doutais pas…

Christine de Suède : Allons, madame… Vous me preniez pour une écervelée admirant plutôt la réputation de Descartes que sa philosophie.

Elisabeth de Bohème : Je savais que vous connaissiez les écrits de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Oui, oui, Chanut vous l’a dit, très bien. Peut-être vous a-t-il dit que, lorsque j’allais chasser avec lui, nous lisions ensemble de longs passages du traité sur les passions de l’âme.

Elisabeth de Bohème : Je l’ignorais.

Christine de Suède : Ces lectures ont si fort éveillé ma curiosité que je me suis jetée à corps perdu dans l’étude du système de Descartes. J’ai tout appris et depuis je connais tout.

Elisabeth de Bohème : C’est intéressant. Vous dîtes être venue à la philosophie par le traité sur les passions de l’âme ?

Christine de Suède : C’est bien cela.

Elisabeth de Bohème : Après avoir échangé avec moi, monsieur Descartes a allongé ce traité d’un bon tiers.

(Un temps)

Christine de Suède : Vous vous prétendez responsable d’un tiers du traité sur les passions de l’âme ?

Elisabeth de Bohème : J’ai inspiré ce tiers, c’est certain.

Christine de Suède : Descartes et vous avez dû vous voir souvent pour arriver à ce résultat.

Elisabeth de Bohème : Nous nous sommes vus deux fois.

Christine de Suède : Deux fois !

Elisabeth de Bohème : Nous nous sommes vus deux fois et nous avons entretenu une longue correspondance.

Christine de Suède : Vous devez en être très fière.

Elisabeth de Bohème : Je le suis.

Christine de Suède : Je suis très heureuse pour vous.

Elisabeth de Bohème : Merci. Je ne pense pas me flatter en vous disant que mes questions et mes remarques ont permis à monsieur Descartes d’affiner son système.

Christine de Suède : Quelques lettres échangées auraient permis cela.

Elisabeth de Bohème : Absolument. Mais vous le savez fort bien.

Christine de Suède : Et comment le saurais-je ?

Elisabeth de Bohème : Puisque nous sommes venues au sujet de cette correspondance, sachez qu’elle constitue le véritable motif de ma visite.

Christine de Suède : Ah bon ? Vous ne venez pas pour vous recueillir sur la tombe de Descartes ?

 

 

Elisabeth de Bohème : Je suis bien ici pour honorer son souvenir.

Christine de Suède : Quel rapport avec votre correspondance ?

Elisabeth de Bohème : Je veux réparer une faute de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Une faute ?

Elisabeth de Bohème : Assez grave à mon sens.

Christine de Suède : Je ne comprends pas.

Elisabeth de Bohème : Avant qu’il vienne en Suède, vous lui avez demandé, par l’intermédiaire de monsieur Chanut, de vous faire parvenir l’ensemble de ses travaux. A cause de son caractère généreux, monsieur Descartes a fait preuve d’un zèle très dommageable. Il vous a envoyé tous les écrits susceptibles de vous intéresser, y compris les lettres que nous nous sommes échangées, lui et moi. J’avoue en avoir conçu une certaine rancune. J’ai pardonné à monsieur Descartes mais il me reste une chose à accomplir. Les lettres sont chez vous et je viens les reprendre.

Christine de Suède : Notre entrevue n’a donc rien d’une visite de courtoisie de votre part.

Elisabeth de Bohème : Si j’étais venue pour entamer une relation amicale avec vous, avouez que j’aurais manqué mon coup.

Christine de Suède : En effet.

Elisabeth de Bohème : Je vous demande donc solennellement de bien vouloir me rendre mes lettres.

Christine de Suède : Je ne les ai pas.

Elisabeth de Bohème : Je vous demande pardon ?

Christine de Suède : Vous m’avez bien entendue : je n’ai pas les lettres que vous avez échangé avec Descartes.

Elisabeth de Bohème : Allons, Majesté, monsieur Chanut m’a dit…

Christine de Suède : Arrêtez avec Chanut ! Il est certes brillant, mais sa vanité dépasse toute mesure !

Elisabeth de Bohème (à part) : C’est vous qui parlez de vanité…

Christine de Suède : Je vous demande pardon ?

Elisabeth de Bohème : Je n’ai rien dit.

 

Christine de Suède : Je ne sais pas quelle histoire Chanut vous a raconté pour se faire bien voir de vous.

Elisabeth de Bohème : Il ne vous sert à rien d’être aussi véhémente, Majesté.

Christine de Suède : Je ne serai jamais assez véhémente pour défendre mon honneur.

Elisabeth de Bohème : Il ne s’agit pas de votre honneur mais de celui de monsieur Descartes. Je lui avais demandé de garder secrète notre correspondance. Je ne vous reproche rien dans cette pénible affaire. Je ne crois pas que ce soit vous qui avez réclamé ces lettres.

Christine de Suède : Encore heureux !

Elisabeth de Bohème : Cependant, malgré vous, vous les avez reçues.

Christine de Suède : Je vous dis que non ! Et même si je les avais eues, je ne vous donnerais pas ce que m’a adressé Descartes !

Elisabeth de Bohème : Ce que m’aurait.

Christine de Suède : Comment ?

Elisabeth de Bohème : Vous avez dit « ce que m’a adressé Descartes ». Si, réellement, vous n’aviez rien reçu, vous m’auriez dit « Ce que m’aurait adressé Descartes ».

Christine de Suède : Vous devez tenir beaucoup à cette correspondance pour tenir des raisonnements si tortueux.

Elisabeth de Bohème : J’y tiens plus que tout.

Christine de Suède : Qu’a-t-elle de si prodigieux pour vous ?

Elisabeth de Bohème : Suis-je tenue de vous l’expliquer ?

Christine de Suède : Je ne vous y oblige pas. Après tout, vous avez raison : ce n’est pas mon problème.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes m’a aidé à un moment très difficile de ma vie. Les plus grands malheurs ont accablé ma famille depuis ma naissance. Quand j’ai commencé a écrire à monsieur Descartes, la mélancolie me dévorait le cœur. J’étais triste à tout instant. Je faisais un immense effort chaque matin pour me lever du lit où j’aurais aimé me laisser dépérir. J’avais le sentiment que tout, dans le monde, conspirait à me nuire. Pour me détourner de ces pensées, je me plongeais, sans trop y croire, dans toute sorte d’étude. Les travaux de monsieur Descartes avaient attiré mon attention. Malgré l’austérité de leur apparence, je perçu en eux une chaleur propre à me réconforter. J’ai hésité plusieurs mois, lisant et relisant le Discours de la méthode ou les six Méditations et je me suis décidé alors que j’étais au plus mal : j’ai écris à monsieur Descartes. Il m’a répondu de la manière la plus aimable du monde et je l’ai immédiatement considéré comme mon médecin de l’âme. Monsieur Descartes ne m’a pas démenti. Il a accepté de prêter, pour moi, le serment d’Hippocrate. De lettre en lettre, nous avons établi une véritable relation d’amitié. Je lui posais des questions toujours plus précises sur son système philosophique, il me répondait avec beaucoup de bonne volonté. Cela me donnait le courage de m’épancher sur mes malheurs. Le grand savant faisait alors place à un confident attentif et délicat. Il comprenait mes douleurs et s’efforçait de les combattre avec moi. Contre ma mélancolie morbide, rien ne m’a été plus précieux que les avis de monsieur Descartes. Je ne sais pas ce que je serais devenue sans eux.

Christine de Suède : En effet, Descartes et vous aviez l’air très liés.

Elisabeth de Bohème : Je vous remercie de ne pas en douter.

Christine de Suède : Je ne peux pas me vanter d’avoir eu une telle proximité avec lui.

Elisabeth de Bohème : Sans doute n’avez-vous pas eu le temps…

Christine de Suède : Arrêtez madame. Vous me prenez pour une écervelée depuis tout à l’heure et vous pensez que Descartes n’est venu jusqu’à moi que par sens du devoir.

Elisabeth de Bohème : Quand bien même je l’aurais pensé, monsieur Descartes en personne m’a détrompé sur ce point.

Christine de Suède : Ah le brave homme !

Elisabeth de Bohème : Mais vous devez le savoir.

Christine de Suède : Pourquoi le saurais-je?

Elisabeth de Bohème : Il me l’écrivait dans ses lettres.

Christine de Suède : Que je n’ai jamais eues en ma possession.

Elisabeth de Bohème (soupirant) : Majesté…

Christine de Suède : C’est la vérité.

Elisabeth de Bohème : Bon… Admettons.

Christine de Suède : Vous disiez donc que Descartes vous avais détrompé à mon sujet.

Elisabeth de Bohème : Oui, Majesté.

Christine de Suède : Que vous a-t-il dit ?

Elisabeth de Bohème : Il m’a fait un éloge éclatant de vos mérites. Il a essayé de nous trouver des points communs. Il aurait voulu que nous fussions amies. Son grand projet était de nous réunir et de participer à notre entente.

Christine de Suède : C’est réussi.

(Christine et Elisabeth se regardent en silence.)

Elisabeth de Bohème : Je dois ajouter, Majesté, que monsieur Descartes m’a demandé mon approbation avant de s’embarquer pour la Suède.

Christine de Suède : Vous ne l’avez pas dissuadé ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes était trop enthousiaste à l’idée de vous rencontrer. J’ai suivi son inclination.

(Un temps.)

Christine de Suède : Ainsi, l’un des sujets essentiels de votre correspondance avec Descartes était le malheur de votre famille.

Elisabeth de Bohème : Oui, majesté.

Christine de Suède : Il compatissait ?

Elisabeth de Bohème : Beaucoup.

Christine de Suède (souriant) : Récapitulons donc si vous le voulez bien.

Elisabeth de Bohème : Quoi donc ?

Christine de Suède : L’histoire de votre famille.

Elisabeth de Bohème : Pourquoi ?

Christine de Suède : Vous allez comprendre. Votre père a été élu roi de Bohême contre la volonté de son empereur, évidemment catholique, et s’est fait le champion de la cause réformée. Je ne me trompe pas jusque-là ?

Elisabeth de Bohème (agacée) : Non.

Christine de Suède : Quelques mois après son élection, votre père a été défait par les troupes impériales à la bataille de la Montagne Blanche. Il a récolté le sobriquet de « roi d’un hiver » et a été contraint à l’exil avec votre mère, vos frères, vos sœurs et vous-même. J’ai toujours juste ?

Elisabeth de Bohème : Toujours.

Christine de Suède : Quelle était la religion du sieur René Descartes ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes était catholique.

Christine de Suède : Et quel était le métier de Descartes au moment de la bataille de la Montagne Blanche ? (Elisabeth ne répond pas.) Descartes était mercenaire, engagé aux côtés des troupes impériales.

Elisabeth de Bohème : Cela n’a jamais été prouvé.

Christine de Suède : Que vous le vouliez ou non, Descartes a participé à la chute de votre père et à votre bannissement.

(Un temps.)

Elisabeth de Bohème : Vous vous égarez, Majesté.

Christine de Suède : Je ne m’égare pas. Vous êtes la fille d’un roi déchu, en exil depuis toujours ou presque et qui n’a retrouvé ses modestes états qu’à la faveur d’une paix que j’ai moi-même négociée. Je suis reine de Suède, grande victorieuse de la guerre qui a déchiré l’Europe pendant trente ans. Mon père n’était pas surnommé « le roi d’un hiver », lui, mais « le Lion du Nord ». Les réformés d’Allemagne risquaient l’anéantissement depuis que votre père à vous a été vaincu. Le Lion du Nord a volé à leur secours. Il est allé de victoires en victoire, chanté par tous comme un nouveau César ou un nouvel Alexandre. Il a été tué les armes à la main dans une bataille qu’il a toutefois gagnée. J’avais six ans et je suis devenue la femme la plus puissante du monde. Je le demeure encore et personne ne songe à me ravir ce titre.

(Grand silence. Elisabeth se lève soudainement et se dirige vers la sortie.)

Christine de Suède : Vous partez déjà ?

Elisabeth de Bohème : Qu’avons-nous encore à nous dire Majesté ?

Christine de Suède : Nous parlions de Descartes.

Elisabeth de Bohème : De Descartes, oui. Descartes que vous bien déçu. Je peux le comprendre. Je repartirai sans mes lettres, mais si c’est votre volonté, je l’accepte. Adieu, Majesté. Que Dieu vous garde.

Christine de Suède : Un moment, madame. Vous avez dit que j’avais déçu Descartes. Qu’en savez-vous au juste ?

Elisabeth de Bohème : Quand monsieur Descartes était à Stockholm, il habitait chez monsieur Chanut.

Christine de Suède : Encore lui !

Elisabeth de Bohème : Il lui a fait quelques confidences que monsieur Chanut m’a répétées.

Christine de Suède : Je ne ferai pas de commentaire…

Elisabeth de Bohème : A la décharge de monsieur Chanut, je l’ai questionné avec beaucoup d’insistance.

Christine de Suède : Et de quoi Descartes a pu être déçu ?

Elisabeth de Bohème : Peut-être des conversations qu’il a eu avec vous.

Christine de Suède : Attention, madame.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse de ma part.

Christine de Suède : Flatteuse hypothèse, je vous remercie… Sachez que Descartes et moi avons parlé des sujets les plus graves.

Elisabeth de Bohème : Vraiment ? J’ai cru comprendre que vous l’aviez principalement entretenu d’une société des gens de lettres que vous vouliez fonder avec lui.

Christine de Suède : C’est loin d’être le seul sujet que nous avons abordé.

Elisabeth de Bohème : De quoi avez-vous parlé ensemble ?

Christine de Suède : Vous vous en moquez.

Elisabeth de Bohème : Vous voyez bien que non.

Christine de Suède : Nous avons parlé de beaucoup de choses.

Elisabeth de Bohème : Par exemple ?

Christine de Suède : Par exemple… Je l’ai longtemps entretenu… Du souverain bien.

Elisabeth de Bohème : Le souverain bien ?

Christine de Suède : Cela ne vous intéresse pas ?

Elisabeth de Bohème : Bien sûr que si.

Christine de Suède : J’étais très curieuse de cet aspect de sa pensée. J’avais longtemps considéré Descartes comme un analyste brillant détaché des aspirations humaines les plus élémentaires.  Il se révélait en vérité très soucieux du bonheur humain.

Elisabeth de Bohème : Il employait le mot de bonheur ?

Christine de Suède : Non, attendez… Il parlait de… Cela va me revenir… Souveraine félicité, voilà !

Elisabeth de Bohème : Je préfère cela.

Christine de Suède : Bonheur ou souveraine félicité, cela ne change rien.

Elisabeth de Bohème : Si vous voulez. Que vous disait-il à ce propos ?

Christine de Suède : Des choses ma foi très simples… Mais très sensées. Que le bonheur provenait de nous-mêmes et aucunement des événements que nous subissons. Mais vous devez être au courant.

Elisabeth de Bohème : Cela me rassure de savoir que monsieur Descartes tenait le même discours sur ce sujet à toutes ses interlocutrices.

Christine de Suède : Je ne comprends pas.

Elisabeth de Bohème : J‘avoue avoir craint que monsieur Descartes ne m’ai formulé cette idée de la souveraine félicité que pour me consoler.

Christine de Suède : Il a pensé que vous étiez une âme vulgaire ?

Elisabeth de Bohème : Je vous demande pardon ?

Christine de Suède : N’y voyez pas une insulte, madame. Si vous avez pensé que votre bonheur dépendait de la fortune, des honneurs ou de la santé, vous étiez une âme vulgaire. Au sens qu’entendait Descartes, bien évidemment.

Elisabeth de Bohème : Bien évidemment.

Christine de Suède : Descartes nous a appris que tous, rois, pauvres, enfants, malades, mourants, pouvons être heureux tant que nos désirs n’excédent pas nos capacités. Il suffit d’un parfait contentement de l’esprit. Contentement que nous ne pouvons trouver qu’en nous-mêmes. Cela, seules les âmes non-vulgaires peuvent le comprendre.

Elisabeth de Bohème : Je comprends très bien cela.

Christine de Suède : Alors pourquoi avoir pensé que Descartes voulait vous consoler ?

Elisabeth de Bohème : Pour être franche, je ressentais tant de malheur qu’un simple changement de perspective me paraissait dérisoire. Ne trouvez-vous pas vous-même difficile d’admettre que les peines de corps et de cœur ne sont pas un frein à la félicité ?

Christine de Suède : Sans doute. Mais on ne peut pas accuser l’ordre involontaire du monde de nos malheurs.

Elisabeth de Bohème : Je le sais bien mais…

Christine de Suède : Désirer ce qui ne peut pas être, c'est résister injustement à l'ordre du monde. Rien de bon ne peut en sortir.

Elisabeth de Bohème : Je suis bien d’accord avec vous, Majesté. Je vous dis simplement que cette prise de conscience n’est pas aisée. Je me suis toutefois efforcée de comprendre l'ordre des choses, du monde, et de calquer mes désirs sur ce que l’existence pouvait m'offrir. Monsieur Descartes m’a appris que je n'aurais bientôt plus de raison de souffrir de mon état.

Christine de Suède : Vous efforcer de comprendre les choses… Exercer votre raison en somme…

Elisabeth de Bohème : Oui Majesté. Pratiquer la philosophie.

Christine de Suède : Donc un art du bonheur.

Elisabeth de Bohème : On peut le dire.

Christine de Suède : La philosophie un art du bonheur ?

Elisabeth de Bohème : C’est vous qui formulez la chose ainsi.

Christine de Suède : Vous ne me contredisez pas.

Elisabeth de Bohème : En effet.

(Silence, Elisabeth semble réfléchir.)

Christine de Suède : Je vois ce que vous faites.

Elisabeth de Bohème : Que fais-je ?

Christine de Suède : Vous faites comme moi. Vous cherchez dans votre mémoire si Descartes a parlé de la philosophie comme d’un art du bonheur, de la félicité, du souverain bien ou de quelque chose d’approchant.

Elisabeth de Bohème (bafouillant) : Majesté je… Je n’ai pas…

Christine de Suède : C’est bien normal après tout, quand on a tenu une correspondance avec Descartes, de vouloir en être l’exégète privilégiée.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas cette prétention.

Christine de Suède : Non, certainement pas.

(Silence.)

Elisabeth de Bohème : Peut-être pourrais-je vous répondre avec précision sur la philosophie en tant qu’art du bonheur…

Christine de Suède : Qu’est-ce qui vous en empêche ?

Elisabeth de Bohème : Il faudrait que je vérifie dans une lettre que monsieur Descartes m’a envoyée… Il est dommage que nous ne l’ayons pas en main.

 

Christine de Suède : C’est dommage en effet.

(Silence)

Elisabeth de Bohème : Il est également dommage que nous soyons si peu liées.

Christine de Suède : Pourquoi le serions-nous ?

Elisabeth de Bohème : Certaines choses nous rassemblent.

Christine de Suède : Hormis Descartes, je ne vois pas bien ce qui nous réunit.

Elisabeth de Bohème : La religion par exemple.

Christine de Suède : La religion ?

Elisabeth de Bohème : Nos pères respectifs étaient des champions de la foi réformée.

Christine de Suède : Ah oui… Je n’y avais pas songé.

Elisabeth de Bohème : C’est d’ailleurs étrange…

Christine de Suède : Que je n’y ai pas songé ?

Elisabeth de Bohème : Que deux femmes ayant tant compté dans la vie de monsieur Descartes suivent le culte réformé alors que lui est resté catholique.

Christine de Suède : Cela n’avait guère d’importance pour lui.

Elisabeth de Bohème : Sans doute. Ses idées sur Dieu dépassaient toutes les divisions. Il avait de ces propos…

Christine de Suède : De très jolis propos en effet.

Elisabeth de Bohème : Comme vous dites cela…

Christine de Suède : Quelque chose vous dérange ?

Elisabeth de Bohème : Rien du tout.

Christine de Suède : Tant mieux.

Elisabeth de Bohème : Seulement…

Christine de Suède : Seulement ?

Elisabeth de Bohème : Sauf votre respect…

Christine de Suède : Oh je commence à avoir une petite idée de votre respect pour moi…

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : Il n’y a pas de mal. Poursuivez.

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez pas l’air de prendre très au sérieux les propos de monsieur Descartes sur Dieu.

Christine de Suède : Rien ne vous permet de l’affirmer.

Elisabeth de Bohème : « De bien jolis propos » avez-vous dit.

Christine de Suède : Ne sont-ils pas jolis ?

Elisabeth de Bohème : Ils ne sont pas que jolis.

Christine de Suède : Je n’ai pas dit le contraire.

Elisabeth de Bohème : Ses propos étaient profonds.

Christine de Suède : Oui… Enfin…

Elisabeth de Bohème : Vous n’êtes pas convaincue.

Christine de Suède : Si, si…

Elisabeth de Bohème : Ce que disait monsieur Descartes sur Dieu était exceptionnel, Majesté. Il faisait appel à l’idée de perfection. Un être imparfait ne pourrait avoir créé un être parfait dans son imagination.

Christine de Suède : « Il doit y avoir autant de réalité dans la cause totale que dans son effet, car d’où l’effet peut tirer sa réalité sinon dans sa cause ? » Je connais, merci.

Elisabeth de Bohème : Qu’y a-t-il là d’insuffisant ?

Christine de Suède : Cela me parait facile.

Elisabeth de Bohème : Facile ?

Christine de Suède : Descartes a voulu douter de tout sauf de sa religion.

Elisabeth de Bohème : Sauf de la religion de son roi et de sa nourrice.

Christine de Suède : C’est trop facile.

Elisabeth de Bohème : Et si c’était au contraire le cœur de sa pensée ?

Christine de Suède : Comment cela ?

Elisabeth de Bohème : Cela vous aurait échappé ?

Christine de Suède : Dieu n’est pas au centre de la pensée de Descartes.

Elisabeth de Bohème : Vous vous trompez peut-être.

Christine de Suède : Je ne le pense pas.

Elisabeth de Bohème : Vous avez pourtant un peu étudié la religion il me semble ?

Christine de Suède : Si je l’ai étudiée ! Sachez madame que l’étude de la théologie a longtemps eu ma prédilection. Si vous le voulez, je peux vous récitez les grandes pages des pères de l’Eglise.

Elisabeth de Bohème : Je n’y tiens pas particulièrement.

Christine de Suède : Je peux vous citer Tertullien par exemple.

Elisabeth de Bohème : Sans doute mais…

Christine de Suède : Vous préféreriez entendre Jean Chrysothome ? Ou Clément d’Alexandrie ?

Elisabeth de Bohème : Je vous…

Christine de Suède : Ou peut-être Origène ? Tenez, le début du Contre Celse.

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : En grec, bien évidemment.

Elisabeth de Bohème : S’il vous plait.

Christine de Suède : Vous préférez une traduction latine ? Cela ne me dérange pas.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas…

Christine de Suède : Contra Celsum in fidei christianae defensionem…

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Eh bien quoi ?

Elisabeth de Bohème : Je vous en prie, laissons de côté les Pères de l’Eglise… (Elle réfléchit) Ou plutôt non, revenons-y.

Christine de Suède : Il faudrait savoir !

Elisabeth de Bohème : Vous vous souvenez de saint Irénée ?

Christine de Suède : Parfaitement.

Elisabeth de Bohème : Sa phrase sur Dieu qui s’est fait Homme…

Christine de Suède : Pour que l’Homme soit fait Dieu.

Elisabeth de Bohème : Cela ne vous fait pas songer à monsieur Descartes ?

Christine de Suède : Pas le moins du monde.

Elisabeth de Bohème : Réfléchissez...

Christine de Suède : Je ne fais que cela !

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes a bouleversé la philosophie par un moyen extraordinaire. Il a pour ainsi dire inventé le sujet.

Christine de Suède : N’exagérez pas.

Elisabeth de Bohème : Il lui a donné en tout cas toute son autonomie.

Christine de Suède : Quel rapport avec saint Irénée ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes a rendu le sujet tout puissant.

Christine de Suède : Oui. Et ?

Elisabeth de Bohème : Il a rendu un peu de divinité à l’Homme.

Christine de Suède (levant les yeux au ciel) : De divinité…

Elisabeth de Bohème : « Dieu s’est fait homme pour que l’Homme soit fait Dieu ».

Christine de Suède : Vous faites de Descartes une sorte de prophète chrétien ?

Elisabeth de Bohème : Et pourquoi pas ?

Christine de Suède : C’est ridicule.

Elisabeth de Bohème : Vous refusez d’en examiner la possibilité ?

Christine de Suède : Je vous dis que c’est ridicule.

Elisabeth de Bohème : Voilà une attitude bien peu philosophe.

Christine de Suède : Vous proférez des absurdités. Il ne m’apparait pas contraire à la sagesse de les rejeter.

Elisabeth de Bohème : J’essaie de vous expliquer les liens étroits entre Descartes et Dieu…

Christine de Suède : Vous pouvez vous abstenir.

Elisabeth de Bohème : Cette association vous gêne ?

Christine de Suède : Vous pouvez cesser.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Votre foi est-elle bien affermie ?

Christine de Suède : Vous m’avez entendue citer les Pères de l’Eglise.

Elisabeth de Bohème : La science ne garantit pas la sincérité.

Christine de Suède : C’est elle qui m’importe.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Que diraient tous les réformés d’Europe s’ils savaient que la fille unique du Lion du Nord est si peu croyante ?

Christine de Suède : Madame je ne vous permets pas.

Elisabeth de Bohème : Ne vous offensez pas, Majesté. Votre attitude envers la religion me rappelle celle qu’affectait l’un de mes frères. Il s’intéressait au sacré surtout pour ses ornements. Il était toujours le premier au temple mais je ne lui trouvais pas une foi intérieure très ardente. Il jugeait le culte réformé trop austère, disait que la gloire des chrétiens ne s’y manifestait pas assez. Il a logiquement accomplit le geste fatal…

Christine de Suède : Il s’est ?

Elisabeth de Bohème : Il a rejoint les catholiques. Même si j’en ai ressenti une immense tristesse, j’ai appris une chose : je sais reconnaitre ceux qui abjureront la foi réformée…(Un temps)

Christine de Suède : Votre rigidité a quelque chose d’effrayant.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est pas…

Christine de Suède (la coupant) : Vous ne me parlez sur ton confinant au mépris alors que je possède une puissance dont vous ne pouvez même pas rêver. Vous baignez dans l’aigreur. Les malheurs que vous m’avez évoqués tout à l’heure ont laissé quelques traces sur votre visage. Pas encore très visible, je vous rassure, mais, si vous vous laissez entrainer à cette rancœur, vous vieillirez bien avant l’âge.

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez que quelques années de moins que moins. Rien ne vous permet de faire autant résonner votre jeunesse.

Christine de Suède : La jeunesse n’a pas d’âge, madame. J’entends simplement que vous me réprimandez comme une douairière outragée par des idées inconvenantes.  Vous ne tolérez ni le moindre écart de comportement, ni le moindre écart de pensée. Même votre Descartes, vous le figez dans vos certitudes. Vous faites un dogme de ses idées alors qu’elles ne tendent précisément qu’à la liberté.

Elisabeth de Bohème : Encore une fois, vous usez des mots avec beaucoup d’imprudence.

Christine de Suède : Imprudence, maladresse, désinvolture… Je revendique ce que vous me reprochez. Je ne veux pas me fixer, alors j’expérimente. Seul compte la voie que je me trace.

Elisabeth de Bohème : Alors c’est vrai…

Christine de Suède : Quoi donc ?

Elisabeth de Bohème : Je ne porte guère d’attention aux rumeurs, d’ordinaire mais tout ce qu’on m’a dit de vous semble se vérifier. La suite est prévisible.

Christine de Suède : Soyez plus claire.

Elisabeth de Bohème : Il se murmure des choses dans les cours princières que j’ai fréquentées…

Christine de Suède (agacée) : Que s’y murmure-t-il ?

Elisabeth de Bohème : On parle beaucoup de votre exubérance et certains prédisent un événement qui me semble à présent inéluctable.

Christine de Suède : Qu’est-ce ?

Elisabeth de Bohème : Votre abdication. Le pouvoir ne s’accommode pas de vos aspirations à la liberté… Ou ce que vous appelez comme cela. Non seulement vous vous convertirez, mais vous abandonnerez votre couronne.

(Silence)

Christine de Suède : Sortez madame.

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : Vous m’avez assez insultée comme cela.

Elisabeth de Bohème : Je vous prie d’excuser…

Christine de Suède : Je vous ai dit de sortir.

Elisabeth de Bohème : Alors je vous salue. Je repars… Sans mes lettres.

(Christine de Suède fouille précipitamment dans son tas de papier et en retire une liasse qu’elle jette à Elisabeth de Bohême.)

Christine de Suède : Mais reprenez-les, vos lettres ! Et cessez de m’ennuyer avec elles !

Elisabeth de Bohème (examinant la liasse) : J’étais certaine que vous les aviez.

Christine de Suède : Puisque c’était un cadeau de Descartes, je voulais les garder, mais en définitive, je m’en moque. Je ne les ai même pas lues.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez pas lu ma correspondance avec monsieur Descartes ?

Christine de Suède : C’est un objet dérisoire.

Elisabeth de Bohème : La pensée de monsieur Descartes n’a jamais été aussi claire que dans ces lettres.

Christine de Suède : Vous vous flattez, madame, comme vous aimez tant à le faire.

Elisabeth de Bohème : Voulez-vous un exemple ?

Christine de Suède : Je n’en ai pas besoin.

Elisabeth de Bohème : Croyez-vous que monsieur Descartes et moi nous nous écrivions des futilités ?

Christine de Suède (sarcastique): Oh non, je ne le pense pas. Je crois même que vous échangiez des choses très importantes sur l’Incarnation de Dieu par exemple.

Elisabeth de Bohème : Non, nous ne parlions pas de cela.

Christine de Suède : Ce que vous m’avez dit tout à l’heure…

Elisabeth de Bohème : C’est une hypothèse que je posais. Personnellement. Monsieur Descartes nous a appris à être libres.

Christine de Suède : Bien sûr…

(Elisabeth se plonge dans la lecture des lettres.)

Christine de Suède : Vous devez les connaitre par cœur.

Elisabeth de Bohème : Pardon ?

Christine de Suède : Les lettres. A force de les lire.

Elisabeth de Bohème : Dois-je vous rappeler que j’en ai été séparée longtemps à cause de vous ?

Christine de Suède : Allons Madame… Je vous imagine bien avoir relu les réponses de Descartes des dizaines de fois après les avoir reçues.

Elisabeth de Bohème : Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Christine de Suède : Vous deviez être flattée.

Elisabeth de Bohème : Autant que vous avez dû l’être.

Christine de Suède : A quelle occasion ?

Elisabeth de Bohème : Celle de sa visite.

Christine de Suède : C’est lui qui était flatté de mon invitation.

Elisabeth de Bohème : Bien sûr.

Christine de Suède : Vous en doutez encore ?

Elisabeth de Bohème : Nullement.

(Elle replonge dans sa lecture. Christine de Suède montre quelques signes d’impatience.)

Christine de Suède : Ne pourriez-vous pas relire ces lettres ailleurs ?

Elisabeth de Bohème : Un instant je vous prie.

(Elle continue de lire. Christine de Suède s’agace de plus en plus.)

Christine de Suède : Il suffit maintenant !

Elisabeth de Bohème : C’est bien ce qu’il me semblait...

Christine de Suède : Quoi donc ?

Elisabeth de Bohème : Il manque une lettre.

Christine de Suède : Voilà qui est dommage. Cependant…

Elisabeth de Bohème : Oui plutôt deux lettres.

Christine de Suède : J’en suis déso…

Elisabeth de Bohème : Une question à monsieur Descartes et sa réponse.

Christine de Suède : C’est bien fâcheux mais…

 

Elisabeth de Bohème : Nous avons correspondu en août 1647 et rien n’apparaît ici.

Christine de Suède : Voyez que vous connaissez vos lettres par cœur.

Elisabeth de Bohème : Qu’avez-vous fait de cet échange, majesté ?

Christine de Suède : Vous n’allez pas recommencer ?

Elisabeth de Bohème : Je veux ma correspondance complète.

Christine de Suède : Je vous ai donné ce que j’avais, je ne peux rien de plus.

Elisabeth de Bohème : Je suis fatiguée Majesté.

(Un temps)

Christine de Suède : Etes-vous certaine qu’il manque des lettres ?

Elisabeth de Bohème : Tout à fait certaine.

Christine de Suède : Sont-elles si importantes que cela ?

Elisabeth de Bohème : Elles sont toutes importantes.

Christine de Suède : Evidemment. Et j’imagine que celles-ci en particulier étaient les plus essentielles.

Elisabeth de Bohème : Je ne dirais pas cela.

Christine de Suède : Que diriez-vous alors ?

Elisabeth de Bohème : La réponse de monsieur Descartes devait éclaircir un point obscur et elle m’est précieuse pour cela.

Christine de Suède : Devait éclaircir ?

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas été complètement convaincue par les propos de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Tiens donc ! Descartes vous aurait déçu ?

Elisabeth de Bohème : Au contraire. Il m’a encore une fois prouvé la richesse de sa pensée.

Christine de Suède : Voulez-vous bien m’éclaircir, dans ce cas ?

Elisabeth de Bohème : Il me semblait que monsieur Descartes traitait un sentiment de façon quelque peu superficielle dans son traité des passions l’âme.

Christine de Suède : Je croyais que vous étiez la rédactrice secrète de ce traité ?

Elisabeth de Bohème : Je n’ai jamais prétendu une chose pareille !

Christine de Suède : Je vous taquine. Poursuivez donc.

Elisabeth de Bohème (pincée) : Merci. Je demandais donc à monsieur Descartes un éclaircissement.

Christine de Suède : Et cet éclaircissement n’a pas eu l’heur de vous plaire.

Elisabeth de Bohème : Il m’a paru incomplet, et cette incomplétude m’a frappée. Elle révélait, à mon sens, une contradiction dans l’œuvre de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Une contradiction, vraiment ? Je pensais qu’on pouvait reprocher beaucoup de choses à Descartes mais pas vraiment de se contredire.

Elisabeth de Bohème : Oh, c’était moins une contradiction qu’un point de résistance par ailleurs….

Christine de Suède : Je vous suis mal.

Elisabeth de Bohème : Ah oui ?

(Elles se toisent.)

Elisabeth de Bohème : J’ai parlé à monsieur Descartes du sentiment de jalousie.

Christine de Suède : Il le mentionne lui-même dans le traité sur les passions de l’âme.

Elisabeth de Bohème : Oui, c’est ce que je vous disais à l’instant.

Christine de Suède : Ce qu’il dit est assez clair.

Elisabeth de Bohème : Justement, je n’ai pas trouvé.

(Christine de Suède se lève précipitamment, tire un livre de sa bibliothèque, le parcourt frénétiquement.)

Elisabeth de Bohème : Que faites-vous Majesté ?

Christine de Suède : Un instant. (Elle continue à chercher un passage dans le livre et le trouve soudainement.) Voilà ! « La jalousie est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien; et elle ne vient pas tant de la force des raisons qui font juger qu'on le peut perdre, que de la grande estime qu'on en fait, laquelle est cause qu'on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, et qu'on les prend pour des raisons fort considérables. » Rien n’est obscur là dedans.

Elisabeth de Bohème : Quelque chose manque.

Christine de Suède : Quelle est cette chose ?

Elisabeth de Bohème : Comme nous l’avons déjà dit, l’apport fondamental de la pensée de monsieur Descartes consiste en la mise en lumière de notre autonomie.

Christine de Suède : Vous allez me ressortir saint Irénée ?

Elisabeth de Bohème (elle rit) : Et c’est vous qui me dites cela. (Elle se reprend.) Notre nature est absolument singulière n’est-ce pas ?

Christine de Suède : Oui…

Elisabeth de Bohème : Alors pourquoi est-ce si douloureux de se comparer ?

(Un temps.)

Christine de Suède : Qui se compare ?

Elisabeth de Bohème : Tout le monde.

Christine de Suède : Votre cas n’est pas universel.

Elisabeth de Bohème : Hélas si.

Christine de Suède : Péché d’orgueil, madame.

Elisabeth de Bohème : Regardez les hommes vivre entre eux, Majesté. Aucune de leurs actions n’est spontanée. Aucune de leurs motivations ne leur appartient en propre. Ils se copient les uns les autres. Ils s’imitent et ne savent faire que cela.

(Un temps.)

Christine de Suède : Eh bien... Tant de dogmatisme à l’égard de Descartes pour en arriver là… Nier le sujet…

Elisabeth de Bohème : Je ne nie pas le sujet.

Christine de Suède : Que faites-vous alors ?

Elisabeth de Bohème : Je me pose des questions.

(Un temps.)

Christine de Suède : L’autonomie du sujet n’est pas celle des désirs.

Elisabeth de Bohème : Quelle différence faites-vous ?

Christine de Suède : Ne vous moquez pas.

Elisabeth de Bohème : Je vous pose une question légitime. A peu près la même que celle que j’ai posée à monsieur Descartes.

Christine de Suède : Pourquoi me la poser ?

Elisabeth de Bohème : Parce que vous avez lu mes lettres.

Christine de Suède : Encore !

Elisabeth de Bohème : Vous savez ce que m’a répondu monsieur Descartes au sujet de la jalousie.

Christine de Suède : Non. Mais vous qui le savez, pourquoi m’ennuyer avec cela ?

Elisabeth de Bohème : Je ne le sais plus vraiment.

Christine de Suède : Allons donc !

Elisabeth de Bohème : J’ai lu la lettre il y a trois ans. Je me souviens que la réponse m’avait satisfaite mais je n’avais pas vu, à l’époque, qu’elle constituait un point essentiel de sa pensée. Depuis quelques mois, j’essaie de me rappeler… J’ai besoin de relire la réponse de monsieur Descartes.

Christine de Suède : La jalousie serait un point essentiel de la pensée de Descartes ?

Elisabeth de Bohème : C’est sur ce sujet que vont se nicher toutes ses contradictions. C’est donc par là qu’il est le plus fécond.

Christine de Suède : Vous devez avoir fait un double de cette lettre.

Elisabeth de Bohème : Je l’avais espéré mais non.

Christine de Suède : Voilà qui est dommage...

Elisabeth de Bohème : Je ne pensais pas que ce sujet m’obséderait tant…

Christine de Suède : C’est au moment du voyage à Stockholm n’est-ce pas ?

Elisabeth de Bohème : Je vous demande pardon ?

Christine de Suède : Au moment où vous avez su que Descartes venait me voir, vous avez repensé à cette histoire de jalousie et elle n’a plus quitté votre esprit.

Elisabeth de Bohème : Ne vous méprenez pas.

Christine de Suède : Vous êtes consumée par la jalousie et vous essayez de la rationaliser. C’est tout à fait louable.

Elisabeth de Bohème (furieuse, elle essaie de se contenir) : La question de l’altérité est obscure chez monsieur Descartes. La jalousie en constituant un point problématique majeur, je crois…

Christine de Suède : Dites simplement que vous m’enviez. Personne ne vous en voudra.

Elisabeth de Bohème : Rendez-moi cette lettre, Majesté.

Christine de Suède : Arrêtez cela.

Elisabeth de Bohème : Rendez-moi la lettre.

Christine de Suède : Je ne l’ai pas.

Elisabeth de Bohème : C’est ce que vous m’avez dit à propos du reste de la correspondance.

Christine de Suède : Je vous aurais rendu toutes vos lettres sauf celles-ci ?

Elisabeth de Bohème : Peut-être que le thème de la jalousie vous intéresse aussi particulièrement.

Christine de Suède : Précisez votre idée.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai rien à préciser.

Christine de Suède : De qui serais-je jalouse ?

Elisabeth de Bohème : J’ai dit que je n’avais rien à préciser.

(Un temps assez long où elles se regardent avec défiance.)

Christine de Suède : Votre histoire de jalousie n’est qu’un prétexte pour m’attaquer.

Elisabeth de Bohème : Absolument pas.

Christine de Suède : Votre discours est incohérent.

Elisabeth de Bohème : En quoi l’est-il ?

Christine de Suède : Résumons-le, puisqu’il le faut.

Elisabeth de Bohème : C’est bien aimable de votre part.

Christine de Suède : Vous partez du doute méthodique que Descartes expose dans sa première méditation. Vous révoquez la réalité et ne fondez plus vos créances que sur votre propre esprit. C’est juste jusqu’ici ?

Elisabeth de Bohème : Jusqu’ici oui.

Christine de Suède : Partant de là, vous ne vous fondez plus que sur le sujet… Ou l’individu, comme vous préférez.

Elisabeth de Bohème : C’est ce que monsieur Descartes…

Christine de Suède : Laissez-moi terminer. Tout doit donc partir du sujet et en particulier sa propre félicité. Cette toute-puissance du sujet vous fait penser à la toute-puissance de Dieu et vous amène aux rapports qu’entretenait Descartes avec la religion. Vous en concluez une correspondance bancale entre la pensée de Descartes et l’Incarnation du Christ via saint Irénée.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est qu’une interprétation…

Christine de Suède : Heureuse que vous le reconnaissiez enfin !

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas affirmé…

Christine de Suède : Seulement pour vous, la toute-puissance du sujet serait mise à mal par l’existence de la jalousie, passion qui remettrait en cause la singularité des êtres.

Elisabeth de Bohème : Exactement…

Christine de Suède : Descartes aurait répondu à cette interrogation dans une lettre que j’aurais subtilisée. C’est cela ?

Elisabeth de Bohème : A peu près, oui.

Christine de Suède : Pourquoi aurais-je fait cela ?

Elisabeth de Bohème : Eh bien, je suppose que vous êtes-vous-même trop sujette à cette passion pour supporter sa mise en lumière.

Christine de Suède : Décidément vos interprétations sont plus stupides les unes que les autres.

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez pas supporté que monsieur Descartes et moi avions pu entretenir une correspondance aussi féconde…

Christine de Suède : Vous recommencez !

Elisabeth de Bohème : Il le faut bien.

Christine de Suède : Vous n’auriez jamais dû sortir de l’exil.

Elisabeth de Bohème : Vous n’auriez jamais dû succéder au Lion du Nord.

Christine de Suède : Je crois qu’il est temps pour vous de partir.

Elisabeth de Bohème : Je le crois aussi.

Christine de Suède : Adieu, madame.

Elisabeth de Bohème : Adieu Majesté. (Elle prend la direction de la porte puis se ravise.) Nous allons donc nous quitter comme cela ?

Christine de Suède : J’en ai peur.

Elisabeth de Bohème : Il faudra bien que nous fassions la paix un jour.

Christine de Suède : Pourquoi ?

Elisabeth de Bohème : En l’honneur de monsieur Descartes qui nous a aimées toutes les deux.

Christine de Suède : Aimées ?

Elisabeth de Bohème : Estimées tout du moins.

(Un temps.)

Christine de Suède : Vous avez raison. (Elle lève).

Elisabeth de Bohème : Pour René Descartes.

Christine de Suède : Pour René Descartes.

(Elles vont s’embrasser mais se ravisent et s’éloignent l’une de l’autre, gênées.)

Elisabeth de Bohème : Veuillez m’excuser pour tout à l’heure…

Christine de Suède : Veuillez m’excuser aussi…

Elisabeth de Bohème : Les mots ont dépassé ma pensée.

Christine de Suède : Et les miens donc !

Elisabeth de Bohème : De très loin !

Christine de Suède : De très très loin !

(Silence. Elles se regardent, toujours gênées.)

Elisabeth de Bohème : Il est temps que je vous quitte, Majesté.

Christine de Suède : Vous comptez toujours vous recueillir sur la tombe de Descartes ?

Elisabeth de Bohème : Mon intention n’a pas changé.

Christine de Suède : Vous saurez la trouver ?

Elisabeth de Bohème : Quoi ?

Christine de Suède : La tombe.

Elisabeth de Bohème : Chanut m’y mènera.

Christine de Suède (pincée) : Ah oui, Chanut c’est vrai… (Un temps) J’ai un conseil royal tout à l’heure. C’est dommage. J’aurais voulu vous accompagner.

Elisabeth de Bohème : Cet hommage commun aurait tout même trop senti la comédie. Monsieur Descartes n’aurait pas aimé.

Christine de Suède : Il n’était pas ennemi de la comédie.

Elisabeth de Bohème : Croyez-vous ?

Christine de Suède : J’en suis certaine. Nous voir nous disputer comme nous l’avons fait pendant une heure… Il aurait adoré cela.

Elisabeth de Bohème : Vous êtes une vraie extravagante.

Christine de Suède : Puisque vous parlez d’extravagance…  J’organiserai un bal ce soir. Vous êtes conviée.

Elisabeth de Bohème : Vous organisez des bals ?

Christine de Suède : N’est-ce pas ce que Descartes m’aurait conseillé ? Me distraire un peu de toute cette science. M’en éloigner pour mieux y revenir.

Elisabeth de Bohème : C’est en effet ce qu’il vous aurait dit si vous l’aviez laissé parler.

Christine de Suède : Vous viendrez donc ?

Elisabeth de Bohème : Cela aurait été avec plaisir mais je dois repartir pour le Palatinat au plus vite.

Christine de Suède : Qu’avez-vous de si pressé à faire ?

Elisabeth de Bohème : Ma famille va rouvrir l’université de Heidelberg. Je dois y enseigner.

Christine de Suède : La philosophie je suppose ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes est mort, il faut bien que son esprit demeure. Adieu Majesté.

Christine de Suède : Adieu, Madame.

(Elisabeth de Bohême se dirige vers la porte puis se tourne vers Christine de Suède.)

Elisabeth de Bohème : Et encore merci pour les lettres.

Christine de Suède : Je vous en prie. Je sais tout le prix qu’on peut y attacher et combien il est agréable de s’y replonger.

Elisabeth de Bohème : Je croyais que vous négligiez les correspondances.

Christine de Suède : Peut-être n’ai-je pas été tout à fait sincère sur ce point.

Elisabeth de Bohème : Vous avez correspondu avec Descartes ?

Christine de Suède : Ce n’est pas le seul  philosophe au monde, Madame.

Elisabeth de Bohème : Avec qui alors ?

Christine de Suède : Cela n’a aucune importance.

Elisabeth de Bohème : Dites-le moi.

Christine de Suède : Vous me l’avez appris tout-à l’heure : il vaut mieux que ces choses-là restent secrètes. Bon retour Madame. Et veillez à ne pas prendre froid.

(Elisabeth de Bohême reste interdite quelques instants puis sort en claquant la porte. Christine de Suède se lève, retire fébrilement deux bouts de papiers d’un livre et lit une phrase.)

Christine de Suède : « Puisque vous m’interrogez sur le sentiment de jalousie, je vous répondrai en termes très nets… » Sottises. (Elle déchire les deux feuillets et en jette les morceaux loin d’elle.)

 

 

 

 

 

Cogito

 

Rémi Delieutraz

 

 

Personnages :

Christine, reine de Suède

Elisabeth de Bohême, princesse palatine.

 

La scène est à Stockholm, autour du mois d’avril 1650

 

 

 

 

 

 

(Christine est seule à son bureau où s’amoncellent une bonne quantité de livres et de papiers. On frappe à la porte.)

Christine de Suède : Entrez.

(Elisabeth de Bohême entre.)

Elisabeth de Bohème : Votre Majesté…

Christine de Suède : Madame Elisabeth de Bohême ! Je suis bien aise de vous voir !

Elisabeth de Bohème : Le plaisir est partagé, Majesté.

Christine de Suède : Je vous en prie, mettez-vous à l’aise. Attendez que j’époussette le fauteuil. (Elle se lève et époussette le fauteuil.) Voilà, c’est bien. (Elle va se rasseoir.) Vous pouvez vous asseoir.

(Elisabeth de Bohême s’assoit. Silence gêné.)

Christine de Suède : Excusez le désordre, j’étais en train de résoudre un problème de mathématiques. Quand ma cervelle s’active, je disperse toutes mes affaires sans m’en rendre compte.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est rien.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : Vous devez vous demander pourquoi une reine de Suède s’escrime à résoudre un problème de mathématiques alors qu’elle a tant à faire par ailleurs…

Elisabeth de Bohème : Je ne me le demande pas.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : On m’a dit beaucoup de bien de vous.

Elisabeth de Bohème : On m’en a également dit de vous.

Christine de Suède : Tant mieux. Tant mieux, tant mieux, tant mieux… (Un temps) J’ai appris avec bonheur que vous aviez retrouvé vos états du Palatinat.

Elisabeth de Bohème : Après trente ans d’éloignement, oui.

Christine de Suède : Cela a dû être long.

Elisabeth de Bohème : De toute ma vie, je n’ai connu que l’exil.

(Un temps. Malaise évident.)

Christine de Suède : Et vous venez ici pour… ?

Elisabeth de Bohème : Pour me recueillir sur la tombe de René Descartes.

Christine de Suède : C’est ce que j’ai cru comprendre en effet.

Elisabeth de Bohème : Voilà.

Christine de Suède : C’est très bien.

Elisabeth de Bohème : Oui. Très bien.

(Nouveau silence gêné.)

Christine de Suède : Veuillez m’excuser madame mais… Quelque chose m’échappe.

Elisabeth de Bohème : Qu’est-ce donc ?

Christine de Suède : Enfin m’échappe… Je comprends bien vos raisons mais…

Elisabeth de Bohème : Dites-moi ?

Christine de Suède : Vous avez fait le voyage du Palatinat à la Suède dans le seul but de vous recueillir sur la tombe de Descartes ?

Elisabeth de Bohème : C’était un ami très cher.

Christine de Suède : De toute évidence.

Elisabeth de Bohème : Bien sûr, il aurait été inconvenant de passer à Stockholm sans saluer votre Majesté.

Christine de Suède : Bien sûr. (Un temps.) J’aimais moi aussi beaucoup Descartes.

Elisabeth de Bohème : Je veux bien le croire.

Christine de Suède : Et je crois que lui aussi m’aimait beaucoup.

Elisabeth de Bohème : Je n’en doute pas.

Christine de Suède : Quel malheur qu’il nous ait été ravi si tôt…

Elisabeth de Bohème : Quel malheur qu’il nous ait été ravi chez vous.

Christine de Suède : Monsieur Descartes n’a pas supporté le climat suédois.

Elisabeth de Bohème : Il était de notoriété publique qu’il était sensible au froid.

Christine de Suède : Et alors ?

Elisabeth de Bohème : Et alors vous l’avez tout de même fait venir à Stockholm en plein hiver.

Christine de Suède : Je ne l’ai pas forcé.

Elisabeth de Bohème : Ah non ? Ne lui avez-vous pas ordonné de vous rendre visite chaque matin à cinq heures dans votre bibliothèque mal chauffée, en lui faisant parcourir un chemin glacial ?

Christine de Suède : Pas chaque matin.

Elisabeth de Bohème : Peu importe. Votre pays a été négligent envers la santé de monsieur Descartes.

(Un temps)

Christine de Suède : Lorsque monsieur Chanut, qui est ambassadeur de France à Stockholm…

Elisabeth de Bohème : Je connais très bien monsieur Chanut.

Christine de Suède : Ah oui ?

Elisabeth de Bohème : C’est lui qui m’a appris la mort de monsieur Descartes, ainsi que ses circonstances.

Christine de Suède : Chanut a des plans que je ne connais pas.

Elisabeth de Bohème : Sans doute.

Christine de Suède : Je disais donc : lorsque Chanut, qui est ambassadeur de France à Stockholm, m’a proposé de faire venir Descartes à la cour, il m’a immédiatement prévenu des soucis de santé du pauvre homme et m’a suggéré de le convier pour le printemps. J’ai écouté ce conseil et j’ai envoyé une invitation à Descartes en février en précisant que je souhaitais le voir en avril. A ma grande surprise, comme à celle de Chanut, je dois dire, Descartes m’a répondu qu’il ne se mettrait pas en route avant septembre. Vous me suivez ?

Elisabeth de Bohème : Je sais déjà tout cela.

Christine de Suède : C’est Chanut qui vous l’a dit ?

Elisabeth de Bohème : Oui.

Christine de Suède : Il est décidément bien bavard... Vous voyez donc bien que ce n’est pas ma faute si René Descartes est venu ici à la mauvaise saison.

Elisabeth de Bohème : Vous savez pourtant les raisons pour lesquelles monsieur Descartes a attendu sept mois pour partir.

Christine de Suède : Je crois qu’il voulait se constituer une garde-robe digne de la cour de Suède.

Elisabeth de Bohème : J’ai cru comprendre qu’il avait peur de tomber sur une reine insuffisamment préparée à recevoir son enseignement. Il a préféré vous laisser le temps de vous imprégner de sa pensée.

Christine de Suède : Qui vous a dit cela ?

Elisabeth de Bohème : Personne en particulier. Ce sont des choses que l’on raconte.

Christine de Suède : Bien à tort. Dès l’instant où j’ai invité Descartes, j’étais tout à fait imprégnée de sa pensée.

Elisabeth de Bohème : Pourquoi le faire venir dans ce cas ?

Christine de Suède : J’avais envie de parler de philosophie avec l’un des plus grands penseurs de notre temps, est-ce un mal ?

Elisabeth de Bohème : Certainement pas, Majesté. C’est un grand bien de philosopher, à condition d’y être bien préparée.

Christine de Suède : Je l’étais.

Elisabeth de Bohème : Il m’a pourtant semblé que si vous avez invité monsieur Descartes c’est parce que vous aviez du mal à entendre par vous-même l’un de ses ouvrages. Les Principes, je crois.

Christine de Suède : Les indiscrétions de Chanut commencent vraiment à m’agacer…

Elisabeth de Bohème : Cela étant, je comprends qu’une reine aussi puissante que vous soit trop accaparée par les ennuis quotidiens pour s’abandonner pleinement à la spéculation intellectuelle.

(Un temps)

Christine de Suède : Depuis que je suis enfant, j’étudie plus de dix heures par jour l’histoire, la géographie, la mathématique, la chimie, la biologie, la physique, la philosophie, la théologie et les langues étrangères. Je ne dors que trois heures par nuit pour relire les auteurs latins ou résoudre un point de métaphysique. Quand l’ambassadeur Chanut m’a parlé de Descartes en termes très élogieux, j’étais plongée dans plusieurs travaux scientifiques très prenants. Je lui ai demandé de me livrer les grandes idées de ce français si brillant. Chanut s’est plongé dans les Principes, a essayé de me faire un résumé fidèle mais a buté sur plusieurs difficultés. Il m’a alors conseillé de voir Descartes en personne pour qu’il puisse m’expliquer parfaitement son système. Descartes est venu. Entre-temps, j’ai lu et relu tous ses ouvrages. Il a apprécié mon esprit et ma compréhension de sa philosophie.

Elisabeth de Bohème : Il vous l’a dit ?

Christine de Suède : A plusieurs reprises.

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes était le plus galant des hommes.

Christine de Suède : Vous prétendez que Descartes n’a voulu que me flatter ?

Elisabeth de Bohème : Je ne prétends rien Majesté.

Christine de Suède : Vous deviez tenir sa sincérité en peu d’estime.

Elisabeth de Bohème : Vous vous méprenez.

Christine de Suède : Qui êtes vous madame, pour osez me parler comme vous le faites ? Qui êtes-vous pour affirmer avoir compris Descartes mieux que moi ? Votre attitude pourrait avoir de fâcheuses conséquences diplomatiques si vous continuez sur ce ton.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Pardonnez-moi Majesté. La mort de monsieur Descartes m’a tant désespérée que je me trouble rien qu’en évoquant son nom. Vous avez vécu ses derniers instants, cela devrait suffire à nous rapprocher.

Christine de Suède : Nous rapprocher ? Et pourquoi donc ? Descartes m’a confié son savoir, vous l’avez sans doute rencontré quelquefois pendant votre exil en Hollande, je ne vois pas en quoi cela augurerait une quelconque amitié entre nous.

Elisabeth de Bohème : Nous ne nous sommes pas seulement rencontrés quelquefois.

Christine de Suède : Ah. Je vois.

Elisabeth de Bohème : Que voyez-vous ?

Christine de Suède : Vous avez donc été la maitresse de Descartes.

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Il n’y a pas de honte à cela.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai jamais été la maîtresse de Descartes. Nous avons simplement échangé longuement et je crois l’avoir aidé à affiner son système philosophique.

Christine de Suède : Eh bien vous ne manquez pas d’audace.

Elisabeth de Bohème : C’est la pure vérité.

Christine de Suède : En somme, vous vous croyez dépositaire de la mémoire Descartes parce que vous avez échangé quelques mots avec lui ?

Elisabeth de Bohème : Je crois avoir été sa disciple la plus fidèle.

Christine de Suède : Vous ? (Elle rit.) Allons, un peu de sérieux, madame. Si Descartes a accepté mon invitation à la cour de Suède, c’est bien parce qu’il pressentait que je serai la mieux à même de le comprendre.

Elisabeth de Bohème : Vous le pensez ?

Christine de Suède : Son œuvre n’a aucun secret pour moi.

Elisabeth de Bohème : Aucun ?

Christine de Suède : Interrogez-moi.

Elisabeth de Bohème : Je n’oserais pas.

Christine de Suède : Allez-y je vous en prie.

Elisabeth de Bohème : Eh bien… Quelque chose de simple pour commencer… Connaissez-vous bien la première des Méditations métaphysiques ?

Christine de Suède : Parfaitement. (Elle récite) « Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que fort douteux et incertain ; et dès lors j’ai bien jugé qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences… »

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : « Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr que je n’en pusse espérer d’autre après lui auquel je fusse plus propre à l’exécuter… »

Elisabeth de Bohème : Majesté, s’il vous plait…

Christine de Suède : « Ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute si j’employais encore à délibérer le temps qui me reste pour agir»

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Eh bien quoi ? N’est ce pas ce que vous m’avez demandé ?

Elisabeth de Bohème : Je ne vous ai pas demandé de me réciter la première méditation.

Christine de Suède : Vous m’avez demandé si je la connaissais bien. Vous voilà fixée.

(Un temps.)

Elisabeth de Bohème : Vous en connaissez la lettre. En saisissez-vous l’esprit ?

Christine de Suède : Parfaitement.

Elisabeth de Bohème : Qu’avez-vous compris de ce que vous venez de réciter ?

Christine de Suède : La question est bien impertinente, Madame.

Elisabeth de Bohème : C’est vous, Majesté, qui m’avez demandé de vous interroger.

(Un temps)

Christine de Suède : Très bien. Je souhaite toutefois parler de l’ensemble de la méditation. Pas seulement des passages trop brefs que je viens de dire. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

Elisabeth de Bohème : Aucun.

Christine de Suède : Descartes parle de détruire toutes ses anciennes opinions. Il use du doute comme d’une réponse à une réalité fuyante qu’il ne parvient pas à saisir. Ni le vrai, ni le faux ne sont établis. Seul le douteux l’est. Il révoque la réalité sensible, au risque de la folie et prend par là ses distances avec toute l’histoire de la pensée. Depuis Aristote, la réalité des sens est la première étape vers la connaissance. Descartes n’y croit pas. Tout l’objet de cette première méditation sera de fonder de nouvelles créances, justifiées par l’entreprise du doute.

(Un temps)

Christine de Suède : Cette explication vous convient ?

Elisabeth de Bohème (Un peu sonnée) : Elle est… assez juste…

Christine de Suède : Ravie que vous le reconnaissiez. (Un temps) Vous êtes surprise n’est-ce pas ?

Elisabeth de Bohème : Par ?

Christine de Suède : Par l’acuité de mon jugement.

Elisabeth de Bohème : Je ne doutais pas…

Christine de Suède : Allons, madame… Vous me preniez pour une écervelée admirant plutôt la réputation de Descartes que sa philosophie.

Elisabeth de Bohème : Je savais que vous connaissiez les écrits de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Oui, oui, Chanut vous l’a dit, très bien. Peut-être vous a-t-il dit que, lorsque j’allais chasser avec lui, nous lisions ensemble de longs passages du traité sur les passions de l’âme.

Elisabeth de Bohème : Je l’ignorais.

Christine de Suède : Ces lectures ont si fort éveillé ma curiosité que je me suis jetée à corps perdu dans l’étude du système de Descartes. J’ai tout appris et depuis je connais tout.

Elisabeth de Bohème : C’est intéressant. Vous dîtes être venue à la philosophie par le traité sur les passions de l’âme ?

Christine de Suède : C’est bien cela.

Elisabeth de Bohème : Après avoir échangé avec moi, monsieur Descartes a allongé ce traité d’un bon tiers.

(Un temps)

Christine de Suède : Vous vous prétendez responsable d’un tiers du traité sur les passions de l’âme ?

Elisabeth de Bohème : J’ai inspiré ce tiers, c’est certain.

Christine de Suède : Descartes et vous avez dû vous voir souvent pour arriver à ce résultat.

Elisabeth de Bohème : Nous nous sommes vus deux fois.

Christine de Suède : Deux fois !

Elisabeth de Bohème : Nous nous sommes vus deux fois et nous avons entretenu une longue correspondance.

Christine de Suède : Vous devez en être très fière.

Elisabeth de Bohème : Je le suis.

Christine de Suède : Je suis très heureuse pour vous.

Elisabeth de Bohème : Merci. Je ne pense pas me flatter en vous disant que mes questions et mes remarques ont permis à monsieur Descartes d’affiner son système.

Christine de Suède : Quelques lettres échangées auraient permis cela.

Elisabeth de Bohème : Absolument. Mais vous le savez fort bien.

Christine de Suède : Et comment le saurais-je ?

Elisabeth de Bohème : Puisque nous sommes venues au sujet de cette correspondance, sachez qu’elle constitue le véritable motif de ma visite.

Christine de Suède : Ah bon ? Vous ne venez pas pour vous recueillir sur la tombe de Descartes ?

 

 

Elisabeth de Bohème : Je suis bien ici pour honorer son souvenir.

Christine de Suède : Quel rapport avec votre correspondance ?

Elisabeth de Bohème : Je veux réparer une faute de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Une faute ?

Elisabeth de Bohème : Assez grave à mon sens.

Christine de Suède : Je ne comprends pas.

Elisabeth de Bohème : Avant qu’il vienne en Suède, vous lui avez demandé, par l’intermédiaire de monsieur Chanut, de vous faire parvenir l’ensemble de ses travaux. A cause de son caractère généreux, monsieur Descartes a fait preuve d’un zèle très dommageable. Il vous a envoyé tous les écrits susceptibles de vous intéresser, y compris les lettres que nous nous sommes échangées, lui et moi. J’avoue en avoir conçu une certaine rancune. J’ai pardonné à monsieur Descartes mais il me reste une chose à accomplir. Les lettres sont chez vous et je viens les reprendre.

Christine de Suède : Notre entrevue n’a donc rien d’une visite de courtoisie de votre part.

Elisabeth de Bohème : Si j’étais venue pour entamer une relation amicale avec vous, avouez que j’aurais manqué mon coup.

Christine de Suède : En effet.

Elisabeth de Bohème : Je vous demande donc solennellement de bien vouloir me rendre mes lettres.

Christine de Suède : Je ne les ai pas.

Elisabeth de Bohème : Je vous demande pardon ?

Christine de Suède : Vous m’avez bien entendue : je n’ai pas les lettres que vous avez échangé avec Descartes.

Elisabeth de Bohème : Allons, Majesté, monsieur Chanut m’a dit…

Christine de Suède : Arrêtez avec Chanut ! Il est certes brillant, mais sa vanité dépasse toute mesure !

Elisabeth de Bohème (à part) : C’est vous qui parlez de vanité…

Christine de Suède : Je vous demande pardon ?

Elisabeth de Bohème : Je n’ai rien dit.

 

Christine de Suède : Je ne sais pas quelle histoire Chanut vous a raconté pour se faire bien voir de vous.

Elisabeth de Bohème : Il ne vous sert à rien d’être aussi véhémente, Majesté.

Christine de Suède : Je ne serai jamais assez véhémente pour défendre mon honneur.

Elisabeth de Bohème : Il ne s’agit pas de votre honneur mais de celui de monsieur Descartes. Je lui avais demandé de garder secrète notre correspondance. Je ne vous reproche rien dans cette pénible affaire. Je ne crois pas que ce soit vous qui avez réclamé ces lettres.

Christine de Suède : Encore heureux !

Elisabeth de Bohème : Cependant, malgré vous, vous les avez reçues.

Christine de Suède : Je vous dis que non ! Et même si je les avais eues, je ne vous donnerais pas ce que m’a adressé Descartes !

Elisabeth de Bohème : Ce que m’aurait.

Christine de Suède : Comment ?

Elisabeth de Bohème : Vous avez dit « ce que m’a adressé Descartes ». Si, réellement, vous n’aviez rien reçu, vous m’auriez dit « Ce que m’aurait adressé Descartes ».

Christine de Suède : Vous devez tenir beaucoup à cette correspondance pour tenir des raisonnements si tortueux.

Elisabeth de Bohème : J’y tiens plus que tout.

Christine de Suède : Qu’a-t-elle de si prodigieux pour vous ?

Elisabeth de Bohème : Suis-je tenue de vous l’expliquer ?

Christine de Suède : Je ne vous y oblige pas. Après tout, vous avez raison : ce n’est pas mon problème.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes m’a aidé à un moment très difficile de ma vie. Les plus grands malheurs ont accablé ma famille depuis ma naissance. Quand j’ai commencé a écrire à monsieur Descartes, la mélancolie me dévorait le cœur. J’étais triste à tout instant. Je faisais un immense effort chaque matin pour me lever du lit où j’aurais aimé me laisser dépérir. J’avais le sentiment que tout, dans le monde, conspirait à me nuire. Pour me détourner de ces pensées, je me plongeais, sans trop y croire, dans toute sorte d’étude. Les travaux de monsieur Descartes avaient attiré mon attention. Malgré l’austérité de leur apparence, je perçu en eux une chaleur propre à me réconforter. J’ai hésité plusieurs mois, lisant et relisant le Discours de la méthode ou les six Méditations et je me suis décidé alors que j’étais au plus mal : j’ai écris à monsieur Descartes. Il m’a répondu de la manière la plus aimable du monde et je l’ai immédiatement considéré comme mon médecin de l’âme. Monsieur Descartes ne m’a pas démenti. Il a accepté de prêter, pour moi, le serment d’Hippocrate. De lettre en lettre, nous avons établi une véritable relation d’amitié. Je lui posais des questions toujours plus précises sur son système philosophique, il me répondait avec beaucoup de bonne volonté. Cela me donnait le courage de m’épancher sur mes malheurs. Le grand savant faisait alors place à un confident attentif et délicat. Il comprenait mes douleurs et s’efforçait de les combattre avec moi. Contre ma mélancolie morbide, rien ne m’a été plus précieux que les avis de monsieur Descartes. Je ne sais pas ce que je serais devenue sans eux.

Christine de Suède : En effet, Descartes et vous aviez l’air très liés.

Elisabeth de Bohème : Je vous remercie de ne pas en douter.

Christine de Suède : Je ne peux pas me vanter d’avoir eu une telle proximité avec lui.

Elisabeth de Bohème : Sans doute n’avez-vous pas eu le temps…

Christine de Suède : Arrêtez madame. Vous me prenez pour une écervelée depuis tout à l’heure et vous pensez que Descartes n’est venu jusqu’à moi que par sens du devoir.

Elisabeth de Bohème : Quand bien même je l’aurais pensé, monsieur Descartes en personne m’a détrompé sur ce point.

Christine de Suède : Ah le brave homme !

Elisabeth de Bohème : Mais vous devez le savoir.

Christine de Suède : Pourquoi le saurais-je?

Elisabeth de Bohème : Il me l’écrivait dans ses lettres.

Christine de Suède : Que je n’ai jamais eues en ma possession.

Elisabeth de Bohème (soupirant) : Majesté…

Christine de Suède : C’est la vérité.

Elisabeth de Bohème : Bon… Admettons.

Christine de Suède : Vous disiez donc que Descartes vous avais détrompé à mon sujet.

Elisabeth de Bohème : Oui, Majesté.

Christine de Suède : Que vous a-t-il dit ?

Elisabeth de Bohème : Il m’a fait un éloge éclatant de vos mérites. Il a essayé de nous trouver des points communs. Il aurait voulu que nous fussions amies. Son grand projet était de nous réunir et de participer à notre entente.

Christine de Suède : C’est réussi.

(Christine et Elisabeth se regardent en silence.)

Elisabeth de Bohème : Je dois ajouter, Majesté, que monsieur Descartes m’a demandé mon approbation avant de s’embarquer pour la Suède.

Christine de Suède : Vous ne l’avez pas dissuadé ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes était trop enthousiaste à l’idée de vous rencontrer. J’ai suivi son inclination.

(Un temps.)

Christine de Suède : Ainsi, l’un des sujets essentiels de votre correspondance avec Descartes était le malheur de votre famille.

Elisabeth de Bohème : Oui, majesté.

Christine de Suède : Il compatissait ?

Elisabeth de Bohème : Beaucoup.

Christine de Suède (souriant) : Récapitulons donc si vous le voulez bien.

Elisabeth de Bohème : Quoi donc ?

Christine de Suède : L’histoire de votre famille.

Elisabeth de Bohème : Pourquoi ?

Christine de Suède : Vous allez comprendre. Votre père a été élu roi de Bohême contre la volonté de son empereur, évidemment catholique, et s’est fait le champion de la cause réformée. Je ne me trompe pas jusque-là ?

Elisabeth de Bohème (agacée) : Non.

Christine de Suède : Quelques mois après son élection, votre père a été défait par les troupes impériales à la bataille de la Montagne Blanche. Il a récolté le sobriquet de « roi d’un hiver » et a été contraint à l’exil avec votre mère, vos frères, vos sœurs et vous-même. J’ai toujours juste ?

Elisabeth de Bohème : Toujours.

Christine de Suède : Quelle était la religion du sieur René Descartes ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes était catholique.

Christine de Suède : Et quel était le métier de Descartes au moment de la bataille de la Montagne Blanche ? (Elisabeth ne répond pas.) Descartes était mercenaire, engagé aux côtés des troupes impériales.

Elisabeth de Bohème : Cela n’a jamais été prouvé.

Christine de Suède : Que vous le vouliez ou non, Descartes a participé à la chute de votre père et à votre bannissement.

(Un temps.)

Elisabeth de Bohème : Vous vous égarez, Majesté.

Christine de Suède : Je ne m’égare pas. Vous êtes la fille d’un roi déchu, en exil depuis toujours ou presque et qui n’a retrouvé ses modestes états qu’à la faveur d’une paix que j’ai moi-même négociée. Je suis reine de Suède, grande victorieuse de la guerre qui a déchiré l’Europe pendant trente ans. Mon père n’était pas surnommé « le roi d’un hiver », lui, mais « le Lion du Nord ». Les réformés d’Allemagne risquaient l’anéantissement depuis que votre père à vous a été vaincu. Le Lion du Nord a volé à leur secours. Il est allé de victoires en victoire, chanté par tous comme un nouveau César ou un nouvel Alexandre. Il a été tué les armes à la main dans une bataille qu’il a toutefois gagnée. J’avais six ans et je suis devenue la femme la plus puissante du monde. Je le demeure encore et personne ne songe à me ravir ce titre.

(Grand silence. Elisabeth se lève soudainement et se dirige vers la sortie.)

Christine de Suède : Vous partez déjà ?

Elisabeth de Bohème : Qu’avons-nous encore à nous dire Majesté ?

Christine de Suède : Nous parlions de Descartes.

Elisabeth de Bohème : De Descartes, oui. Descartes que vous bien déçu. Je peux le comprendre. Je repartirai sans mes lettres, mais si c’est votre volonté, je l’accepte. Adieu, Majesté. Que Dieu vous garde.

Christine de Suède : Un moment, madame. Vous avez dit que j’avais déçu Descartes. Qu’en savez-vous au juste ?

Elisabeth de Bohème : Quand monsieur Descartes était à Stockholm, il habitait chez monsieur Chanut.

Christine de Suède : Encore lui !

Elisabeth de Bohème : Il lui a fait quelques confidences que monsieur Chanut m’a répétées.

Christine de Suède : Je ne ferai pas de commentaire…

Elisabeth de Bohème : A la décharge de monsieur Chanut, je l’ai questionné avec beaucoup d’insistance.

Christine de Suède : Et de quoi Descartes a pu être déçu ?

Elisabeth de Bohème : Peut-être des conversations qu’il a eu avec vous.

Christine de Suède : Attention, madame.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse de ma part.

Christine de Suède : Flatteuse hypothèse, je vous remercie… Sachez que Descartes et moi avons parlé des sujets les plus graves.

Elisabeth de Bohème : Vraiment ? J’ai cru comprendre que vous l’aviez principalement entretenu d’une société des gens de lettres que vous vouliez fonder avec lui.

Christine de Suède : C’est loin d’être le seul sujet que nous avons abordé.

Elisabeth de Bohème : De quoi avez-vous parlé ensemble ?

Christine de Suède : Vous vous en moquez.

Elisabeth de Bohème : Vous voyez bien que non.

Christine de Suède : Nous avons parlé de beaucoup de choses.

Elisabeth de Bohème : Par exemple ?

Christine de Suède : Par exemple… Je l’ai longtemps entretenu… Du souverain bien.

Elisabeth de Bohème : Le souverain bien ?

Christine de Suède : Cela ne vous intéresse pas ?

Elisabeth de Bohème : Bien sûr que si.

Christine de Suède : J’étais très curieuse de cet aspect de sa pensée. J’avais longtemps considéré Descartes comme un analyste brillant détaché des aspirations humaines les plus élémentaires.  Il se révélait en vérité très soucieux du bonheur humain.

Elisabeth de Bohème : Il employait le mot de bonheur ?

Christine de Suède : Non, attendez… Il parlait de… Cela va me revenir… Souveraine félicité, voilà !

Elisabeth de Bohème : Je préfère cela.

Christine de Suède : Bonheur ou souveraine félicité, cela ne change rien.

Elisabeth de Bohème : Si vous voulez. Que vous disait-il à ce propos ?

Christine de Suède : Des choses ma foi très simples… Mais très sensées. Que le bonheur provenait de nous-mêmes et aucunement des événements que nous subissons. Mais vous devez être au courant.

Elisabeth de Bohème : Cela me rassure de savoir que monsieur Descartes tenait le même discours sur ce sujet à toutes ses interlocutrices.

Christine de Suède : Je ne comprends pas.

Elisabeth de Bohème : J‘avoue avoir craint que monsieur Descartes ne m’ai formulé cette idée de la souveraine félicité que pour me consoler.

Christine de Suède : Il a pensé que vous étiez une âme vulgaire ?

Elisabeth de Bohème : Je vous demande pardon ?

Christine de Suède : N’y voyez pas une insulte, madame. Si vous avez pensé que votre bonheur dépendait de la fortune, des honneurs ou de la santé, vous étiez une âme vulgaire. Au sens qu’entendait Descartes, bien évidemment.

Elisabeth de Bohème : Bien évidemment.

Christine de Suède : Descartes nous a appris que tous, rois, pauvres, enfants, malades, mourants, pouvons être heureux tant que nos désirs n’excédent pas nos capacités. Il suffit d’un parfait contentement de l’esprit. Contentement que nous ne pouvons trouver qu’en nous-mêmes. Cela, seules les âmes non-vulgaires peuvent le comprendre.

Elisabeth de Bohème : Je comprends très bien cela.

Christine de Suède : Alors pourquoi avoir pensé que Descartes voulait vous consoler ?

Elisabeth de Bohème : Pour être franche, je ressentais tant de malheur qu’un simple changement de perspective me paraissait dérisoire. Ne trouvez-vous pas vous-même difficile d’admettre que les peines de corps et de cœur ne sont pas un frein à la félicité ?

Christine de Suède : Sans doute. Mais on ne peut pas accuser l’ordre involontaire du monde de nos malheurs.

Elisabeth de Bohème : Je le sais bien mais…

Christine de Suède : Désirer ce qui ne peut pas être, c'est résister injustement à l'ordre du monde. Rien de bon ne peut en sortir.

Elisabeth de Bohème : Je suis bien d’accord avec vous, Majesté. Je vous dis simplement que cette prise de conscience n’est pas aisée. Je me suis toutefois efforcée de comprendre l'ordre des choses, du monde, et de calquer mes désirs sur ce que l’existence pouvait m'offrir. Monsieur Descartes m’a appris que je n'aurais bientôt plus de raison de souffrir de mon état.

Christine de Suède : Vous efforcer de comprendre les choses… Exercer votre raison en somme…

Elisabeth de Bohème : Oui Majesté. Pratiquer la philosophie.

Christine de Suède : Donc un art du bonheur.

Elisabeth de Bohème : On peut le dire.

Christine de Suède : La philosophie un art du bonheur ?

Elisabeth de Bohème : C’est vous qui formulez la chose ainsi.

Christine de Suède : Vous ne me contredisez pas.

Elisabeth de Bohème : En effet.

(Silence, Elisabeth semble réfléchir.)

Christine de Suède : Je vois ce que vous faites.

Elisabeth de Bohème : Que fais-je ?

Christine de Suède : Vous faites comme moi. Vous cherchez dans votre mémoire si Descartes a parlé de la philosophie comme d’un art du bonheur, de la félicité, du souverain bien ou de quelque chose d’approchant.

Elisabeth de Bohème (bafouillant) : Majesté je… Je n’ai pas…

Christine de Suède : C’est bien normal après tout, quand on a tenu une correspondance avec Descartes, de vouloir en être l’exégète privilégiée.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas cette prétention.

Christine de Suède : Non, certainement pas.

(Silence.)

Elisabeth de Bohème : Peut-être pourrais-je vous répondre avec précision sur la philosophie en tant qu’art du bonheur…

Christine de Suède : Qu’est-ce qui vous en empêche ?

Elisabeth de Bohème : Il faudrait que je vérifie dans une lettre que monsieur Descartes m’a envoyée… Il est dommage que nous ne l’ayons pas en main.

 

Christine de Suède : C’est dommage en effet.

(Silence)

Elisabeth de Bohème : Il est également dommage que nous soyons si peu liées.

Christine de Suède : Pourquoi le serions-nous ?

Elisabeth de Bohème : Certaines choses nous rassemblent.

Christine de Suède : Hormis Descartes, je ne vois pas bien ce qui nous réunit.

Elisabeth de Bohème : La religion par exemple.

Christine de Suède : La religion ?

Elisabeth de Bohème : Nos pères respectifs étaient des champions de la foi réformée.

Christine de Suède : Ah oui… Je n’y avais pas songé.

Elisabeth de Bohème : C’est d’ailleurs étrange…

Christine de Suède : Que je n’y ai pas songé ?

Elisabeth de Bohème : Que deux femmes ayant tant compté dans la vie de monsieur Descartes suivent le culte réformé alors que lui est resté catholique.

Christine de Suède : Cela n’avait guère d’importance pour lui.

Elisabeth de Bohème : Sans doute. Ses idées sur Dieu dépassaient toutes les divisions. Il avait de ces propos…

Christine de Suède : De très jolis propos en effet.

Elisabeth de Bohème : Comme vous dites cela…

Christine de Suède : Quelque chose vous dérange ?

Elisabeth de Bohème : Rien du tout.

Christine de Suède : Tant mieux.

Elisabeth de Bohème : Seulement…

Christine de Suède : Seulement ?

Elisabeth de Bohème : Sauf votre respect…

Christine de Suède : Oh je commence à avoir une petite idée de votre respect pour moi…

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : Il n’y a pas de mal. Poursuivez.

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez pas l’air de prendre très au sérieux les propos de monsieur Descartes sur Dieu.

Christine de Suède : Rien ne vous permet de l’affirmer.

Elisabeth de Bohème : « De bien jolis propos » avez-vous dit.

Christine de Suède : Ne sont-ils pas jolis ?

Elisabeth de Bohème : Ils ne sont pas que jolis.

Christine de Suède : Je n’ai pas dit le contraire.

Elisabeth de Bohème : Ses propos étaient profonds.

Christine de Suède : Oui… Enfin…

Elisabeth de Bohème : Vous n’êtes pas convaincue.

Christine de Suède : Si, si…

Elisabeth de Bohème : Ce que disait monsieur Descartes sur Dieu était exceptionnel, Majesté. Il faisait appel à l’idée de perfection. Un être imparfait ne pourrait avoir créé un être parfait dans son imagination.

Christine de Suède : « Il doit y avoir autant de réalité dans la cause totale que dans son effet, car d’où l’effet peut tirer sa réalité sinon dans sa cause ? » Je connais, merci.

Elisabeth de Bohème : Qu’y a-t-il là d’insuffisant ?

Christine de Suède : Cela me parait facile.

Elisabeth de Bohème : Facile ?

Christine de Suède : Descartes a voulu douter de tout sauf de sa religion.

Elisabeth de Bohème : Sauf de la religion de son roi et de sa nourrice.

Christine de Suède : C’est trop facile.

Elisabeth de Bohème : Et si c’était au contraire le cœur de sa pensée ?

Christine de Suède : Comment cela ?

Elisabeth de Bohème : Cela vous aurait échappé ?

Christine de Suède : Dieu n’est pas au centre de la pensée de Descartes.

Elisabeth de Bohème : Vous vous trompez peut-être.

Christine de Suède : Je ne le pense pas.

Elisabeth de Bohème : Vous avez pourtant un peu étudié la religion il me semble ?

Christine de Suède : Si je l’ai étudiée ! Sachez madame que l’étude de la théologie a longtemps eu ma prédilection. Si vous le voulez, je peux vous récitez les grandes pages des pères de l’Eglise.

Elisabeth de Bohème : Je n’y tiens pas particulièrement.

Christine de Suède : Je peux vous citer Tertullien par exemple.

Elisabeth de Bohème : Sans doute mais…

Christine de Suède : Vous préféreriez entendre Jean Chrysothome ? Ou Clément d’Alexandrie ?

Elisabeth de Bohème : Je vous…

Christine de Suède : Ou peut-être Origène ? Tenez, le début du Contre Celse.

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : En grec, bien évidemment.

Elisabeth de Bohème : S’il vous plait.

Christine de Suède : Vous préférez une traduction latine ? Cela ne me dérange pas.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas…

Christine de Suède : Contra Celsum in fidei christianae defensionem…

Elisabeth de Bohème : Majesté !

Christine de Suède : Eh bien quoi ?

Elisabeth de Bohème : Je vous en prie, laissons de côté les Pères de l’Eglise… (Elle réfléchit) Ou plutôt non, revenons-y.

Christine de Suède : Il faudrait savoir !

Elisabeth de Bohème : Vous vous souvenez de saint Irénée ?

Christine de Suède : Parfaitement.

Elisabeth de Bohème : Sa phrase sur Dieu qui s’est fait Homme…

Christine de Suède : Pour que l’Homme soit fait Dieu.

Elisabeth de Bohème : Cela ne vous fait pas songer à monsieur Descartes ?

Christine de Suède : Pas le moins du monde.

Elisabeth de Bohème : Réfléchissez...

Christine de Suède : Je ne fais que cela !

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes a bouleversé la philosophie par un moyen extraordinaire. Il a pour ainsi dire inventé le sujet.

Christine de Suède : N’exagérez pas.

Elisabeth de Bohème : Il lui a donné en tout cas toute son autonomie.

Christine de Suède : Quel rapport avec saint Irénée ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes a rendu le sujet tout puissant.

Christine de Suède : Oui. Et ?

Elisabeth de Bohème : Il a rendu un peu de divinité à l’Homme.

Christine de Suède (levant les yeux au ciel) : De divinité…

Elisabeth de Bohème : « Dieu s’est fait homme pour que l’Homme soit fait Dieu ».

Christine de Suède : Vous faites de Descartes une sorte de prophète chrétien ?

Elisabeth de Bohème : Et pourquoi pas ?

Christine de Suède : C’est ridicule.

Elisabeth de Bohème : Vous refusez d’en examiner la possibilité ?

Christine de Suède : Je vous dis que c’est ridicule.

Elisabeth de Bohème : Voilà une attitude bien peu philosophe.

Christine de Suède : Vous proférez des absurdités. Il ne m’apparait pas contraire à la sagesse de les rejeter.

Elisabeth de Bohème : J’essaie de vous expliquer les liens étroits entre Descartes et Dieu…

Christine de Suède : Vous pouvez vous abstenir.

Elisabeth de Bohème : Cette association vous gêne ?

Christine de Suède : Vous pouvez cesser.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Votre foi est-elle bien affermie ?

Christine de Suède : Vous m’avez entendue citer les Pères de l’Eglise.

Elisabeth de Bohème : La science ne garantit pas la sincérité.

Christine de Suède : C’est elle qui m’importe.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Que diraient tous les réformés d’Europe s’ils savaient que la fille unique du Lion du Nord est si peu croyante ?

Christine de Suède : Madame je ne vous permets pas.

Elisabeth de Bohème : Ne vous offensez pas, Majesté. Votre attitude envers la religion me rappelle celle qu’affectait l’un de mes frères. Il s’intéressait au sacré surtout pour ses ornements. Il était toujours le premier au temple mais je ne lui trouvais pas une foi intérieure très ardente. Il jugeait le culte réformé trop austère, disait que la gloire des chrétiens ne s’y manifestait pas assez. Il a logiquement accomplit le geste fatal…

Christine de Suède : Il s’est ?

Elisabeth de Bohème : Il a rejoint les catholiques. Même si j’en ai ressenti une immense tristesse, j’ai appris une chose : je sais reconnaitre ceux qui abjureront la foi réformée…(Un temps)

Christine de Suède : Votre rigidité a quelque chose d’effrayant.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est pas…

Christine de Suède (la coupant) : Vous ne me parlez sur ton confinant au mépris alors que je possède une puissance dont vous ne pouvez même pas rêver. Vous baignez dans l’aigreur. Les malheurs que vous m’avez évoqués tout à l’heure ont laissé quelques traces sur votre visage. Pas encore très visible, je vous rassure, mais, si vous vous laissez entrainer à cette rancœur, vous vieillirez bien avant l’âge.

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez que quelques années de moins que moins. Rien ne vous permet de faire autant résonner votre jeunesse.

Christine de Suède : La jeunesse n’a pas d’âge, madame. J’entends simplement que vous me réprimandez comme une douairière outragée par des idées inconvenantes.  Vous ne tolérez ni le moindre écart de comportement, ni le moindre écart de pensée. Même votre Descartes, vous le figez dans vos certitudes. Vous faites un dogme de ses idées alors qu’elles ne tendent précisément qu’à la liberté.

Elisabeth de Bohème : Encore une fois, vous usez des mots avec beaucoup d’imprudence.

Christine de Suède : Imprudence, maladresse, désinvolture… Je revendique ce que vous me reprochez. Je ne veux pas me fixer, alors j’expérimente. Seul compte la voie que je me trace.

Elisabeth de Bohème : Alors c’est vrai…

Christine de Suède : Quoi donc ?

Elisabeth de Bohème : Je ne porte guère d’attention aux rumeurs, d’ordinaire mais tout ce qu’on m’a dit de vous semble se vérifier. La suite est prévisible.

Christine de Suède : Soyez plus claire.

Elisabeth de Bohème : Il se murmure des choses dans les cours princières que j’ai fréquentées…

Christine de Suède (agacée) : Que s’y murmure-t-il ?

Elisabeth de Bohème : On parle beaucoup de votre exubérance et certains prédisent un événement qui me semble à présent inéluctable.

Christine de Suède : Qu’est-ce ?

Elisabeth de Bohème : Votre abdication. Le pouvoir ne s’accommode pas de vos aspirations à la liberté… Ou ce que vous appelez comme cela. Non seulement vous vous convertirez, mais vous abandonnerez votre couronne.

(Silence)

Christine de Suède : Sortez madame.

Elisabeth de Bohème : Majesté…

Christine de Suède : Vous m’avez assez insultée comme cela.

Elisabeth de Bohème : Je vous prie d’excuser…

Christine de Suède : Je vous ai dit de sortir.

Elisabeth de Bohème : Alors je vous salue. Je repars… Sans mes lettres.

(Christine de Suède fouille précipitamment dans son tas de papier et en retire une liasse qu’elle jette à Elisabeth de Bohême.)

Christine de Suède : Mais reprenez-les, vos lettres ! Et cessez de m’ennuyer avec elles !

Elisabeth de Bohème (examinant la liasse) : J’étais certaine que vous les aviez.

Christine de Suède : Puisque c’était un cadeau de Descartes, je voulais les garder, mais en définitive, je m’en moque. Je ne les ai même pas lues.

(Un temps)

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez pas lu ma correspondance avec monsieur Descartes ?

Christine de Suède : C’est un objet dérisoire.

Elisabeth de Bohème : La pensée de monsieur Descartes n’a jamais été aussi claire que dans ces lettres.

Christine de Suède : Vous vous flattez, madame, comme vous aimez tant à le faire.

Elisabeth de Bohème : Voulez-vous un exemple ?

Christine de Suède : Je n’en ai pas besoin.

Elisabeth de Bohème : Croyez-vous que monsieur Descartes et moi nous nous écrivions des futilités ?

Christine de Suède (sarcastique): Oh non, je ne le pense pas. Je crois même que vous échangiez des choses très importantes sur l’Incarnation de Dieu par exemple.

Elisabeth de Bohème : Non, nous ne parlions pas de cela.

Christine de Suède : Ce que vous m’avez dit tout à l’heure…

Elisabeth de Bohème : C’est une hypothèse que je posais. Personnellement. Monsieur Descartes nous a appris à être libres.

Christine de Suède : Bien sûr…

(Elisabeth se plonge dans la lecture des lettres.)

Christine de Suède : Vous devez les connaitre par cœur.

Elisabeth de Bohème : Pardon ?

Christine de Suède : Les lettres. A force de les lire.

Elisabeth de Bohème : Dois-je vous rappeler que j’en ai été séparée longtemps à cause de vous ?

Christine de Suède : Allons Madame… Je vous imagine bien avoir relu les réponses de Descartes des dizaines de fois après les avoir reçues.

Elisabeth de Bohème : Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Christine de Suède : Vous deviez être flattée.

Elisabeth de Bohème : Autant que vous avez dû l’être.

Christine de Suède : A quelle occasion ?

Elisabeth de Bohème : Celle de sa visite.

Christine de Suède : C’est lui qui était flatté de mon invitation.

Elisabeth de Bohème : Bien sûr.

Christine de Suède : Vous en doutez encore ?

Elisabeth de Bohème : Nullement.

(Elle replonge dans sa lecture. Christine de Suède montre quelques signes d’impatience.)

Christine de Suède : Ne pourriez-vous pas relire ces lettres ailleurs ?

Elisabeth de Bohème : Un instant je vous prie.

(Elle continue de lire. Christine de Suède s’agace de plus en plus.)

Christine de Suède : Il suffit maintenant !

Elisabeth de Bohème : C’est bien ce qu’il me semblait...

Christine de Suède : Quoi donc ?

Elisabeth de Bohème : Il manque une lettre.

Christine de Suède : Voilà qui est dommage. Cependant…

Elisabeth de Bohème : Oui plutôt deux lettres.

Christine de Suède : J’en suis déso…

Elisabeth de Bohème : Une question à monsieur Descartes et sa réponse.

Christine de Suède : C’est bien fâcheux mais…

 

Elisabeth de Bohème : Nous avons correspondu en août 1647 et rien n’apparaît ici.

Christine de Suède : Voyez que vous connaissez vos lettres par cœur.

Elisabeth de Bohème : Qu’avez-vous fait de cet échange, majesté ?

Christine de Suède : Vous n’allez pas recommencer ?

Elisabeth de Bohème : Je veux ma correspondance complète.

Christine de Suède : Je vous ai donné ce que j’avais, je ne peux rien de plus.

Elisabeth de Bohème : Je suis fatiguée Majesté.

(Un temps)

Christine de Suède : Etes-vous certaine qu’il manque des lettres ?

Elisabeth de Bohème : Tout à fait certaine.

Christine de Suède : Sont-elles si importantes que cela ?

Elisabeth de Bohème : Elles sont toutes importantes.

Christine de Suède : Evidemment. Et j’imagine que celles-ci en particulier étaient les plus essentielles.

Elisabeth de Bohème : Je ne dirais pas cela.

Christine de Suède : Que diriez-vous alors ?

Elisabeth de Bohème : La réponse de monsieur Descartes devait éclaircir un point obscur et elle m’est précieuse pour cela.

Christine de Suède : Devait éclaircir ?

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas été complètement convaincue par les propos de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Tiens donc ! Descartes vous aurait déçu ?

Elisabeth de Bohème : Au contraire. Il m’a encore une fois prouvé la richesse de sa pensée.

Christine de Suède : Voulez-vous bien m’éclaircir, dans ce cas ?

Elisabeth de Bohème : Il me semblait que monsieur Descartes traitait un sentiment de façon quelque peu superficielle dans son traité des passions l’âme.

Christine de Suède : Je croyais que vous étiez la rédactrice secrète de ce traité ?

Elisabeth de Bohème : Je n’ai jamais prétendu une chose pareille !

Christine de Suède : Je vous taquine. Poursuivez donc.

Elisabeth de Bohème (pincée) : Merci. Je demandais donc à monsieur Descartes un éclaircissement.

Christine de Suède : Et cet éclaircissement n’a pas eu l’heur de vous plaire.

Elisabeth de Bohème : Il m’a paru incomplet, et cette incomplétude m’a frappée. Elle révélait, à mon sens, une contradiction dans l’œuvre de monsieur Descartes.

Christine de Suède : Une contradiction, vraiment ? Je pensais qu’on pouvait reprocher beaucoup de choses à Descartes mais pas vraiment de se contredire.

Elisabeth de Bohème : Oh, c’était moins une contradiction qu’un point de résistance par ailleurs….

Christine de Suède : Je vous suis mal.

Elisabeth de Bohème : Ah oui ?

(Elles se toisent.)

Elisabeth de Bohème : J’ai parlé à monsieur Descartes du sentiment de jalousie.

Christine de Suède : Il le mentionne lui-même dans le traité sur les passions de l’âme.

Elisabeth de Bohème : Oui, c’est ce que je vous disais à l’instant.

Christine de Suède : Ce qu’il dit est assez clair.

Elisabeth de Bohème : Justement, je n’ai pas trouvé.

(Christine de Suède se lève précipitamment, tire un livre de sa bibliothèque, le parcourt frénétiquement.)

Elisabeth de Bohème : Que faites-vous Majesté ?

Christine de Suède : Un instant. (Elle continue à chercher un passage dans le livre et le trouve soudainement.) Voilà ! « La jalousie est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien; et elle ne vient pas tant de la force des raisons qui font juger qu'on le peut perdre, que de la grande estime qu'on en fait, laquelle est cause qu'on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, et qu'on les prend pour des raisons fort considérables. » Rien n’est obscur là dedans.

Elisabeth de Bohème : Quelque chose manque.

Christine de Suède : Quelle est cette chose ?

Elisabeth de Bohème : Comme nous l’avons déjà dit, l’apport fondamental de la pensée de monsieur Descartes consiste en la mise en lumière de notre autonomie.

Christine de Suède : Vous allez me ressortir saint Irénée ?

Elisabeth de Bohème (elle rit) : Et c’est vous qui me dites cela. (Elle se reprend.) Notre nature est absolument singulière n’est-ce pas ?

Christine de Suède : Oui…

Elisabeth de Bohème : Alors pourquoi est-ce si douloureux de se comparer ?

(Un temps.)

Christine de Suède : Qui se compare ?

Elisabeth de Bohème : Tout le monde.

Christine de Suède : Votre cas n’est pas universel.

Elisabeth de Bohème : Hélas si.

Christine de Suède : Péché d’orgueil, madame.

Elisabeth de Bohème : Regardez les hommes vivre entre eux, Majesté. Aucune de leurs actions n’est spontanée. Aucune de leurs motivations ne leur appartient en propre. Ils se copient les uns les autres. Ils s’imitent et ne savent faire que cela.

(Un temps.)

Christine de Suède : Eh bien... Tant de dogmatisme à l’égard de Descartes pour en arriver là… Nier le sujet…

Elisabeth de Bohème : Je ne nie pas le sujet.

Christine de Suède : Que faites-vous alors ?

Elisabeth de Bohème : Je me pose des questions.

(Un temps.)

Christine de Suède : L’autonomie du sujet n’est pas celle des désirs.

Elisabeth de Bohème : Quelle différence faites-vous ?

Christine de Suède : Ne vous moquez pas.

Elisabeth de Bohème : Je vous pose une question légitime. A peu près la même que celle que j’ai posée à monsieur Descartes.

Christine de Suède : Pourquoi me la poser ?

Elisabeth de Bohème : Parce que vous avez lu mes lettres.

Christine de Suède : Encore !

Elisabeth de Bohème : Vous savez ce que m’a répondu monsieur Descartes au sujet de la jalousie.

Christine de Suède : Non. Mais vous qui le savez, pourquoi m’ennuyer avec cela ?

Elisabeth de Bohème : Je ne le sais plus vraiment.

Christine de Suède : Allons donc !

Elisabeth de Bohème : J’ai lu la lettre il y a trois ans. Je me souviens que la réponse m’avait satisfaite mais je n’avais pas vu, à l’époque, qu’elle constituait un point essentiel de sa pensée. Depuis quelques mois, j’essaie de me rappeler… J’ai besoin de relire la réponse de monsieur Descartes.

Christine de Suède : La jalousie serait un point essentiel de la pensée de Descartes ?

Elisabeth de Bohème : C’est sur ce sujet que vont se nicher toutes ses contradictions. C’est donc par là qu’il est le plus fécond.

Christine de Suède : Vous devez avoir fait un double de cette lettre.

Elisabeth de Bohème : Je l’avais espéré mais non.

Christine de Suède : Voilà qui est dommage...

Elisabeth de Bohème : Je ne pensais pas que ce sujet m’obséderait tant…

Christine de Suède : C’est au moment du voyage à Stockholm n’est-ce pas ?

Elisabeth de Bohème : Je vous demande pardon ?

Christine de Suède : Au moment où vous avez su que Descartes venait me voir, vous avez repensé à cette histoire de jalousie et elle n’a plus quitté votre esprit.

Elisabeth de Bohème : Ne vous méprenez pas.

Christine de Suède : Vous êtes consumée par la jalousie et vous essayez de la rationaliser. C’est tout à fait louable.

Elisabeth de Bohème (furieuse, elle essaie de se contenir) : La question de l’altérité est obscure chez monsieur Descartes. La jalousie en constituant un point problématique majeur, je crois…

Christine de Suède : Dites simplement que vous m’enviez. Personne ne vous en voudra.

Elisabeth de Bohème : Rendez-moi cette lettre, Majesté.

Christine de Suède : Arrêtez cela.

Elisabeth de Bohème : Rendez-moi la lettre.

Christine de Suède : Je ne l’ai pas.

Elisabeth de Bohème : C’est ce que vous m’avez dit à propos du reste de la correspondance.

Christine de Suède : Je vous aurais rendu toutes vos lettres sauf celles-ci ?

Elisabeth de Bohème : Peut-être que le thème de la jalousie vous intéresse aussi particulièrement.

Christine de Suède : Précisez votre idée.

Elisabeth de Bohème : Je n’ai rien à préciser.

Christine de Suède : De qui serais-je jalouse ?

Elisabeth de Bohème : J’ai dit que je n’avais rien à préciser.

(Un temps assez long où elles se regardent avec défiance.)

Christine de Suède : Votre histoire de jalousie n’est qu’un prétexte pour m’attaquer.

Elisabeth de Bohème : Absolument pas.

Christine de Suède : Votre discours est incohérent.

Elisabeth de Bohème : En quoi l’est-il ?

Christine de Suède : Résumons-le, puisqu’il le faut.

Elisabeth de Bohème : C’est bien aimable de votre part.

Christine de Suède : Vous partez du doute méthodique que Descartes expose dans sa première méditation. Vous révoquez la réalité et ne fondez plus vos créances que sur votre propre esprit. C’est juste jusqu’ici ?

Elisabeth de Bohème : Jusqu’ici oui.

Christine de Suède : Partant de là, vous ne vous fondez plus que sur le sujet… Ou l’individu, comme vous préférez.

Elisabeth de Bohème : C’est ce que monsieur Descartes…

Christine de Suède : Laissez-moi terminer. Tout doit donc partir du sujet et en particulier sa propre félicité. Cette toute-puissance du sujet vous fait penser à la toute-puissance de Dieu et vous amène aux rapports qu’entretenait Descartes avec la religion. Vous en concluez une correspondance bancale entre la pensée de Descartes et l’Incarnation du Christ via saint Irénée.

Elisabeth de Bohème : Ce n’est qu’une interprétation…

Christine de Suède : Heureuse que vous le reconnaissiez enfin !

Elisabeth de Bohème : Je n’ai pas affirmé…

Christine de Suède : Seulement pour vous, la toute-puissance du sujet serait mise à mal par l’existence de la jalousie, passion qui remettrait en cause la singularité des êtres.

Elisabeth de Bohème : Exactement…

Christine de Suède : Descartes aurait répondu à cette interrogation dans une lettre que j’aurais subtilisée. C’est cela ?

Elisabeth de Bohème : A peu près, oui.

Christine de Suède : Pourquoi aurais-je fait cela ?

Elisabeth de Bohème : Eh bien, je suppose que vous êtes-vous-même trop sujette à cette passion pour supporter sa mise en lumière.

Christine de Suède : Décidément vos interprétations sont plus stupides les unes que les autres.

Elisabeth de Bohème : Vous n’avez pas supporté que monsieur Descartes et moi avions pu entretenir une correspondance aussi féconde…

Christine de Suède : Vous recommencez !

Elisabeth de Bohème : Il le faut bien.

Christine de Suède : Vous n’auriez jamais dû sortir de l’exil.

Elisabeth de Bohème : Vous n’auriez jamais dû succéder au Lion du Nord.

Christine de Suède : Je crois qu’il est temps pour vous de partir.

Elisabeth de Bohème : Je le crois aussi.

Christine de Suède : Adieu, madame.

Elisabeth de Bohème : Adieu Majesté. (Elle prend la direction de la porte puis se ravise.) Nous allons donc nous quitter comme cela ?

Christine de Suède : J’en ai peur.

Elisabeth de Bohème : Il faudra bien que nous fassions la paix un jour.

Christine de Suède : Pourquoi ?

Elisabeth de Bohème : En l’honneur de monsieur Descartes qui nous a aimées toutes les deux.

Christine de Suède : Aimées ?

Elisabeth de Bohème : Estimées tout du moins.

(Un temps.)

Christine de Suède : Vous avez raison. (Elle lève).

Elisabeth de Bohème : Pour René Descartes.

Christine de Suède : Pour René Descartes.

(Elles vont s’embrasser mais se ravisent et s’éloignent l’une de l’autre, gênées.)

Elisabeth de Bohème : Veuillez m’excuser pour tout à l’heure…

Christine de Suède : Veuillez m’excuser aussi…

Elisabeth de Bohème : Les mots ont dépassé ma pensée.

Christine de Suède : Et les miens donc !

Elisabeth de Bohème : De très loin !

Christine de Suède : De très très loin !

(Silence. Elles se regardent, toujours gênées.)

Elisabeth de Bohème : Il est temps que je vous quitte, Majesté.

Christine de Suède : Vous comptez toujours vous recueillir sur la tombe de Descartes ?

Elisabeth de Bohème : Mon intention n’a pas changé.

Christine de Suède : Vous saurez la trouver ?

Elisabeth de Bohème : Quoi ?

Christine de Suède : La tombe.

Elisabeth de Bohème : Chanut m’y mènera.

Christine de Suède (pincée) : Ah oui, Chanut c’est vrai… (Un temps) J’ai un conseil royal tout à l’heure. C’est dommage. J’aurais voulu vous accompagner.

Elisabeth de Bohème : Cet hommage commun aurait tout même trop senti la comédie. Monsieur Descartes n’aurait pas aimé.

Christine de Suède : Il n’était pas ennemi de la comédie.

Elisabeth de Bohème : Croyez-vous ?

Christine de Suède : J’en suis certaine. Nous voir nous disputer comme nous l’avons fait pendant une heure… Il aurait adoré cela.

Elisabeth de Bohème : Vous êtes une vraie extravagante.

Christine de Suède : Puisque vous parlez d’extravagance…  J’organiserai un bal ce soir. Vous êtes conviée.

Elisabeth de Bohème : Vous organisez des bals ?

Christine de Suède : N’est-ce pas ce que Descartes m’aurait conseillé ? Me distraire un peu de toute cette science. M’en éloigner pour mieux y revenir.

Elisabeth de Bohème : C’est en effet ce qu’il vous aurait dit si vous l’aviez laissé parler.

Christine de Suède : Vous viendrez donc ?

Elisabeth de Bohème : Cela aurait été avec plaisir mais je dois repartir pour le Palatinat au plus vite.

Christine de Suède : Qu’avez-vous de si pressé à faire ?

Elisabeth de Bohème : Ma famille va rouvrir l’université de Heidelberg. Je dois y enseigner.

Christine de Suède : La philosophie je suppose ?

Elisabeth de Bohème : Monsieur Descartes est mort, il faut bien que son esprit demeure. Adieu Majesté.

Christine de Suède : Adieu, Madame.

(Elisabeth de Bohême se dirige vers la porte puis se tourne vers Christine de Suède.)

Elisabeth de Bohème : Et encore merci pour les lettres.

Christine de Suède : Je vous en prie. Je sais tout le prix qu’on peut y attacher et combien il est agréable de s’y replonger.

Elisabeth de Bohème : Je croyais que vous négligiez les correspondances.

Christine de Suède : Peut-être n’ai-je pas été tout à fait sincère sur ce point.

Elisabeth de Bohème : Vous avez correspondu avec Descartes ?

Christine de Suède : Ce n’est pas le seul  philosophe au monde, Madame.

Elisabeth de Bohème : Avec qui alors ?

Christine de Suède : Cela n’a aucune importance.

Elisabeth de Bohème : Dites-le moi.

Christine de Suède : Vous me l’avez appris tout-à l’heure : il vaut mieux que ces choses-là restent secrètes. Bon retour Madame. Et veillez à ne pas prendre froid.

(Elisabeth de Bohême reste interdite quelques instants puis sort en claquant la porte. Christine de Suède se lève, retire fébrilement deux bouts de papiers d’un livre et lit une phrase.)

Christine de Suède : « Puisque vous m’interrogez sur le sentiment de jalousie, je vous répondrai en termes très nets… » Sottises. (Elle déchire les deux feuillets et en jette les morceaux loin d’elle.)

 

 

 


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