Dans un jardin en friche

Rencontre de deux femmes, Marthe sdf et Nora la propriétaire du jardin en friche dans lequel la sdf a établi son campement… leurs confidences, leur entr’aide.

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Liste des personnages (2)

NoraFemme • Adulte
La petite quarantaine, sera vêtue de jeans et pull ou d'une jupe de lainage et chemisier. Elle peut être maquillée et bien coiffée. Elle portera aussi, tour à tour : Un poncho, un manteau, des gants, un bonnet.
MartheFemme • Adulte
Sans âge défini (mais au moins l'âge de Nora), sera vêtue de diverses pièces d’habillement chaudes mais très usagées. A la fin de la pièce, elle portera des marques de blessures au visage et à la main.

Décor (1)

Toute la pièceOn est à la fin de l'automne, il faudra le laisser deviner (feuilles mortes…) Côté Cour : une ébauche de façade de maison dont l'entrée est cachée par une avancée, un porche. En avant scène : la gamelle du chat. Côté Jardin : le campement de Marthe (qui peut être protégé par un auvent d'abri à bûches). Une sortie vers la rue, devant ou derrière le campement. Un banc défraîchi et une poubelle de jardin complètent le décor.

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PREMIER JOUR, LE MATIN.

 

 

Marthe est couchée dans le jardin de Nora. Près d'elle sont posés son sac à dos, un petit camping gaz, divers objets. Elle est enroulée dans son duvet et sa tête repose sur sa veste roulée en boule. Elle dort. Nora sort de chez elle en jetant un poncho sur ses épaules. Elle ramasse la gamelle du chat, puis le cherche en secouant les trois croquettes qui restent dans le fond. Elle découvre Marthe endormie et, mine de rien, elle s'approche de celle-ci, l'examine.

 

NORA          Elle n’a pas bougé ! S’approchant : Vous n’avez besoin de rien ? N'obtenant pas de réponse. Vous n’avez pas froid ?

 

MARTHE     Réveillée en sursaut. Quoi ?

 

NORA          Voulez-vous une couverture ?

 

MARTHE     Non, ça va.

 

NORA          Vous n'êtes pas frileuse, vous alors ! Moi, à votre place, je pense que serais complètement gelée ! Enfin ! Vous devez avoir l’habitude. Mais tout de même je trouve qu’il fait bien froid et si j'étais vous, je craindrais d'attraper une pneumonie ! Vous devriez faire attention. Il n’y a pas des asiles ou des endroits comme ça, pour vous accueillir quand c'est l'automne ou l'hiver ? Parce que je crois que vous ne pourrez pas rester là bien longtemps, avec les gelées qui arrivent !

 

MARTHE     Cherchant à se rendormir. ça va, je vous dis !

 

Nora rentre chez elle et en ressort aussitôt, rapportant la gamelle du chat qu'elle a remplie. Elle la pose, puis extrait une bouteille de vin de sous son poncho. Elle la propose à Marthe.

 

NORA          Prenez quand même ça, en attendant… pour vous réchauffer un peu !

 

Marthe regarde la bouteille, se retourne et tire sa veste sur la tête. Nora, un peu dépitée, cherche un instant son chat puis rentre, en emportant la bouteille. Elle ressort presque aussitôt et s'approche de Marthe.

 

Nora A mi-voix.          Vous dormez ? Elle arrange le duvet qui recouvre Marthe. Voulez-vous une autre couverture ? Elle lui met le poncho en guise de couverture. Bon, ce sera toujours mieux que rien ! Appelant délibérément assez fort. Pomponnet ! Mimimimimimimi…

 

Elle rentre chez elle. Marthe s'agite, rejette le poncho, puis s'assied.

 

MARTHE     Et voilà ! C'est gagné ! En marmonnant, elle relace ses chaussures. Elle est gonflée quand même ! J'aime pas qu'on me réveille ! ça me fout de mauvais poil ! Et ben ouais, c'est gagné, je suis de mauvais poil ! En plus j'ai la dalle, maintenant !

 

Elle enfile sa veste et sort. L'ayant entendue, Nora accourt et crie.

 

NORA          J'ai fait du café ! Vous n’en voulez pas ? Pour vous réchauffer ! Elle aperçoit son poncho roulé en boule et se précipite pour le ramasser. Elle le renifle, le secoue et le plie, cependant que son regard est attiré par le jardin. Pas étonnant qu’elle ait cru qu’il n’y avait personne, avec toutes ces broussailles ! Il faudrait vraiment que je m’y mette… Regardant dans la direction où est partie Marthe. Ou… que je demande à quelqu’un de me défricher tout ça ! Elle soupire. Il faudrait butter les pivoines… faire sécher le reste de menthe, elle commence à avoir mauvaise mine, elle aussi… Ramasser ces tonnes de feuilles… Son regard s’abaisse sur le tas d’objets appartenant à Marthe. Elle s'approche, se penche et soulève le rabat du sac du bout d'un doigt un peu hésitant. Dire qu’on peut vivre rien qu’avec ça ! Mon Dieu ! Comment fait-t-elle ? … Elle voit l’heure à sa montre. Neuf heures !

 

Elle rentre précipitamment dans la maison cependant que Marthe revient marchant nonchalamment tout en dégustant un croissant. Elle examine le jardin. Nora sort presque aussitôt, ayant revêtu un manteau et portant le poncho dans un sac. Elle s'apprête à passer devant Marthe qui l'arrête en lui mettant dans la main un croissant sorti de sa poche.

 

MARTHE     C'est pour vous.

 

NORA          Prenant le croissant du bout des doigts en se demandant ce qu'elle va en faire. Euh… merci bien… mais… j'ai déjà pris mon petit déjeuner, vous savez… Enfin, oui… merci… pourquoi pas ? En tout cas, c’est très gentil d’avoir pensé à moi…. Très gentil, vraiment ! Je suis très touchée… Très, très… Elle continue son chemin, tenant toujours le croissant du bout des doigts, puis fait volte-face. J'ai fait du café, il est encore tout chaud ! Je vous en ai mis une pleine thermos, bien à l'abri sous le porche, dans le renfoncement de la porte de la cuisine, avec une tasse et du sucre… Je n’ai pas osé le sucrer, je ne savais pas si vous en mettiez… ni combien… Enfin, il y a des gens qui préfèrent sans sucre… Alors, comme je ne savais pas… J’espère que ça vous réchauffera, en tout cas. Excusez-moi, il faut que je me sauve, j’ai un rendez-vous à la banque… Quelques petits soucis… Comme tout le monde, pas vrai ?…

 

MARTHE     Ouais sûrement, merci !

 

Nora Sortant et se retournant en montrant le croissant. à vous aussi, merci ! Merci infiniment.

 

MARTHE     C'est rien… Elle se promène dans le jardin. Il est complètement en friche, son jardin ! C'est la zone ! Elle ferait bien de débroussailler un peu et de ratiboiser sa menthe, si elle veut qu’elle repousse… Et si elle butte pas ses pivoines, sûr qu'elles vont crever… Avec le pied, elle rassemble des feuilles mortes qu'elle butte autour des pivoines, tout en leur parlant. Vous allez avoir bien chaud, les petites, maman Marthe s'occupe de vous… Elle se recule pour admirer son œuvre, fait une petite retouche puis, satisfaite, se frotte les mains. Bon ! Ne décevons pas le café-qui-attend-dans-sa-thermos-bien-à-l'abri-sous-le-porche-dans-le-renfoncement-de-la-porte-de-la-cuisine-avec-une-tasse-et-du-sucre…

 

Elle gagne le porche tandis que le noir descend sur scène.

 

Premier JOUR, 13 HEURES.

 

 

Une boite de carottes est posée sur le camping gaz éteint. Marthe entre, constate qu’il n’y a plus de gaz et que les carottes sont froides. Elle prend la boite et commence à manger, assise sur son sac.

 

MARTHE     C'est dégueu ! C'est vraiment dégueu ! C'est déjà dégueu quand c'est chaud, mais là… Tiens, la belle jardinière est pas encore revenue de sa banque ? Elle se penche pour voir si Nora n’arrive pas. J'aurais parié qu'elle aurait rappliqué juste après son rendez-vous… pour voir si j'aurais pas pris froid par hasard… Elle continue de manger, tout en parlant. Non, en fait, c'est couru, elle va pas revenir avant ce soir ! Après la banque, elle a dû filer ventre à terre à son boulot. Ouais, c'est ça : elle est à son boulot… comme tout le monde… Et elle bouffe bien sagement à la cantine, avec tout le monde… tiens, non !

 

Arrive, Nora, portant des paquets de victuailles. Sur son bras, le poncho, dans une housse de teinturier. Elle s’arrête auprès de Marthe, déçue.

 

NORA          J’avais espéré que nous pourrions déjeuner ensemble.

 

MARTHE     Trop tard, j’ai presque fini ! Avalant une cuillerée de carottes. J'attaque le dessert !

 

NORA          Ah… Eh bien, bon appétit !

 

Elle rentre chez elle.

 

MARTHE     Ouais, pas de problème.

 

Nora Revenant. Pardon ? Vous disiez ?

 

Marthe     Regardant autour d’elle, comme cherchant quelqu’un. Moi ? Rien…

 

Nora Déçue.   Ah ? Excusez-moi, alors…

 

Elle rentre à nouveau chez elle.

 

MARTHE     En tout cas, elle était pas à la cantine… et pas à son boulot non plus… Ben, Marthe ! De quoi je me mêle ? Pourquoi, tu lui demanderais pas où elle était, tant qu'on y est ? Hein ? Puisque ça te passionne tellement ! Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre où elle était ? ça te regarde pas ! Non, c’est sûr… mais quand même, j'ai bien vu, un petit bavardage, ça lui aurait fait plaisir ! On est dans son jardin… j'ai bu son café… Un peu de civilité, de temps en temps, ça me ferait pas de mal ! Ah, mais si, mais si, mais si, mais si ! On revient pas là dessus ! Parce que si on sait où ça commence, on sait jamais où ça s’arrête, ce genre de méli-mélo ! Ni comment ça s’arrête, d'ailleurs… Tiens, ni même si ça s’arrête ! Alors on stoppe avant ! C'est beaucoup mieux !

 

Elle mange encore quelques carottes, sans appétit. Il en reste une moitié de boite. Nora apparaît et lui sourit.

 

NORA          Je n'ai pas envie très de déjeuner finalement… Les visites à la banque, les comptes, ça me coupe toujours l'appétit. Pas à vous ?

 

MARTHE     Bof… Ouais ! Oui, oui évidemment ! Si on va par là… Ouais, en fait, ça me coupe toujours l'appétit ! C'est même radical !

 

NORA          Excusez-moi… Je suis stupide… Vous voulez boire un café ?

 

MARTHE     Se forçant à engouffrer une bouchée supplémentaire et la bouche pleine. Si vous y tenez… Se reprenant. Avec grand plaisir ! Pour elle-même. C'est bien ça : "Avec grand plaisir", je vais la replacer : « Avec grand plaisir ! »

 

NORA          C'est parti ! Deux cafés ! Deux ! Ne bougez pas, je reviens tout de suite, j'en ai du tout frais.

 

MARTHE     Tu vois, quand tu veux…

 

Nora disparaît, Marthe va poser la boite de carottes sur le réchaud. Nora revient, ayant revêtu une grosse veste, un bonnet et des gants et portant un plateau garni d’une thermos et de deux tasses.

 

NORA          J’ai mis carrément six sucres dans la thermos, puisque j'ai vu que vous aviez bien sucré votre café, ce matin. Elle montre ses gants. Ce sera plus commode. Et puis par ce froid, ça nous fera une petite réserve de calories. Elle s’arrête pile. Oh ! Zut ! C’est tout moi, ça ! J’avais oublié que je dois repeindre la table de jardin… Je l'ai descendue à la cave avec les chaises. Où va-t-on bien pouvoir s’installer ?

 

MARTHE     Montrant le banc. Ben, là…

 

NORA          Sans table ? Dites, j'y pense : si on allait plutôt dans la cuisine ?

 

MARTHE     Non, j’peux pas…

 

NORA          Ah ? Pourquoi ? Vous ne me gênez pas, vous savez.

 

MARTHE     C'est pas ça, c'est que j'voudrais pas m’enrhumer…

 

NORA          Vous avez de l’humour, vous alors…

 

MARTHE     Pas plus que ça…

 

NORA          Mais si, c'est drôle : "J'voudrais pas m'enrhumer !"

 

MARTHE     Je trouve pas… C'est très chiant un rhume !

 

NORA          Oui, sûrement, mais c'est la façon dont vous avez dit : " J'voudrais pas". C'était très "Titi", enfin "Kitch", enfin, très branché, finalement…

 

MARTHE     Ah, ouais ?

 

NORA          Oui, je vous assure… Mais, pour en revenir à mon invitation, je ne vois pas bien comment vous pourriez vous enrhumer en venant vous mettre au chaud quelques minutes…

 

MARTHE     Parce que c’est la différence de température qui fait prendre un rhume… Dans les deux sens !

 

NORA          Posant le plateau sur le banc et s’asseyant auprès de lui. Je n’y avais jamais réfléchi, dites donc, mais je suppose que vous avez raison. Oui, en fait, c’est très compréhensible, c’est une réaction physiologique des parois nasales, certainement. Un chaud et froid ou un froid et chaud, c'est équivalent et hop, ça coule, vous éternuez, vous avez des frissons et vous êtes enrhumé. Ça marche dans les deux sens.

 

MARTHE     Ouais, moi, en tout cas, après trois rhumes, j’ai compris.

 

NORA          Vous vivez depuis longtemps dans la rue ?

 

MARTHE     Vous vivez depuis longtemps dans une maison ?

 

NORA          Pardonnez-moi…

 

MARTHE     Pour changer de conversation. Faudrait butter vos pivoines, elles vont geler.

 

NORA          Alors, ça, c’est une excellente idée, je n’y avais pas pensé, dites donc ! Oh ! Mais je vois que vous avez commencé ! C’est vraiment très gentil à vous. Mais il ne fallait pas ! Je ne suis pas si débordée que j’en ai l’air, vous savez… Il faudrait aussi que je ratisse toutes ces feuilles et que je défriche un peu, ce serait sûrement beaucoup mieux. Les ronces, dés que vous avez le dos tourné, hop, elles avancent ! Comme un, deux, trois, soleil ! … Vous voyez ? Non ? J'ai honte, ce pauvre jardin ne ressemble plus à ce qu'il était ! Je devrais peut-être aussi cueillir la menthe. Qu’est-ce que vous en pensez ?

 

MARTHE     Rien. Euh… enfin… oui, pourquoi pas !

 

NORA          Vous comprenez, ça fait dix ans que je vis seule, ici, avec mon chat… Le jardinage n’a jamais été mon fort, ni le sien. Le ménage, oui ! ça, le ménage, je me défends bien, mais le jardin, non, ce n’est pas ma tasse de thé ! Pleine d’espoir. Vous aimez ça, vous ?

 

MARTHE     J’y connais rien.

 

NORA          Tant pis, sinon, je vous aurais proposé un petit job ! ça pouvait vous dépanner !

 

MARTHE     J'suis pas en panne…

 

NORA          Non, bien sûr, ce n’est pas ce que je voulais dire ! Seigneur que je suis maladroite ! Je vous ai blessée !

 

MARTHE     Mais non…

 

NORA          à force de vivre seule, je ne sais plus me comporter correctement. Enfin, j’exagère, je ne suis pas vraiment vraiment seule, puisque j’ai mon chat ! Et c'est quelqu'un, ce petit bonhomme-là ! Pour moi, c'est comme une personne… Mieux, parfois… Enfin presque, parce que pour la conversation… Quoique quelques fois… Si vous l'entendiez, le soir, on pourrait croire qu'il vous raconte sa journée ! Enfin, je l’aime… Elle tend une tasse à Marthe qui la prend, et s'assied sur le banc. C’est curieux qu’il ne soit pas venu vous voir encore. Il n’est pas timide d’habitude ! Et il est tellement adorable ! … Si cajoleur, si séducteur… Il adore les femmes, vous savez… Et les minettes aussi, naturellement…

 

MARTHE     C’est quoi son nom ?

 

NORA          Pomponnet ! Je l’ai appelé Pomponnet à cause de la "Pomponnette" du boulanger… de Pagnol… Vous voyez ?

 

MARTHE     Ouais, ouais peut-être… Quel rapport ?

 

NORA          C'est en souvenir de quelqu’un… très cajoleur, très séducteur lui aussi et très… enfin…

 

MARTHE     Je vois…

 

NORA          Non, vous ne voyez pas ! Vous ne pouvez pas voir ! Vous croyez que vous comprenez… mais vous n’êtes pas moi et, à cause de ça, vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne pouvez pas voir !

 

MARTHE     Après un temps. C’est vachement profond ce que vous venez de dire.

 

NORA          Non, c’est grotesque… impoli et stupide ! Pardonnez-moi.

 

Elle ramasse le plateau et entre dans la maison. On entend un appel, côté rue. Marthe répond.

 

MARTHE     Ouais ? … Ouais, on arrive !

 

Elle sort… Nora, qui a entendu crier, accourt. Marthe revient aussitôt, tenant à la main une lettre recommandée.

 

NORA          J’ai cru entendre quelqu’un, non ? Je me trompe ?

 

MARTHE     C’était la factrice. Sa mob est presque en carafe, alors elle veut pas arrêter son moteur, sinon il paraît qu'il repartirait plus ! C'est beau le progrès, non ? En plus, elle est pas bien dégourdie ou alors c'est une nouvelle, vu qu’elle croyait que c'était moi… euh… Lisant l’enveloppe. "Nora Verchery"… Elle m'a pas bien regardée ! Elle présente la lettre à Nora. Mais c'est vrai aussi qu'il y a rien de marqué sur votre boite… C’est vous Nora Verchery ?

 

NORA Elle tend la main pour avoir sa lettre. Oui… Ne la recevant pas comme espéré. Vous ne me donnez pas ma lettre ?

 

MARTHE Retirant vivement la main. Hé ! Qu’est-ce qui me prouve qu'elle est pour vous ? Mmmmm ?

 

NORA          Vous vous moquez de moi ?

 

MARTHE     Pas vraiment : C’est une lettre recommandée et une lettre recommandée doit toujours être remise en mains propres, c'est archi-connu !

 

NORA          Mais vous la tenez dans les vôtres !

 

MARTHE     Ouais ! Parce que la factrice, qui est une personne assermentée, je vous le rappelle, responsable de son courrier aussi, et probablement aussi très je m'en foutiste, me l’a confiée, sans rien me demander, elle. J'ai juste signé son reçu…

 

NORA          Vous avez signé ? Vous êtes gonflée !

 

MARTHE     Mais non, c’est elle !

 

NORA          C’est la factrice qui a signé ? Vous venez de dire…

 

MARTHE     J'ai dit qu'elle était gonflée, pas qu'elle avait signé ! On pose pas deux questions à la fois, aussi ! ça embrouille ! Non, elle, elle a juste dit :"Signez, là !" Alors moi, j'ai signé, pour pas lui faire lâcher sa mob qui aurait calé sans ça. C'est moi, qui ai signé, pas elle ! Okay ?

 

NORA          Okay… Et vous avez signé : "Nora Verchery ?"

 

MARTHE     Mais non ! … Qu'est-ce que vous allez chercher ! Pour qui vous me prenez ? J’ai fait une croix… C’est passe-partout une croix, ça va à tout le monde et ça évite les questions ! … La preuve !… Moi, c’est simple, je signe toujours d’une croix ! Pour les questionnaires, je fais même des croix au hasard dans les cases… Et ça, je peux vous dire que ça embrouille encore plus que deux questions à la fois ! Et alors… pour me mettre le grappin dessus ! Pfffft, personne ! C’est génial, non ?

 

Nora Un peu dépassée. Oui, peut-être, je ne sais pas…

 

MARTHE     J'ai même dû oublier mon nom depuis le temps que je fais des croix ! Bon, mais c'est pas le tout quand même : vous, vous savez encore qui vous êtes ?

 

NORA          Oui ! Enfin, je crois…

 

MARTHE     Et vous êtes ?

 

NORA          Machinalement. Nora Verchery.

 

MARTHE     Elle tend la lettre à Nora. D’accord pour cette fois, mais n’y revenez pas… La voilà votre lettre. Tout ça c'était que pour rigoler !

 

NORA          Oui, merci, je me suis bien amusée.

 

Nora décachette la lettre, la lit et, prise d’une faiblesse, s'assied sur le banc. Marthe l'observe.

 

MARTHE     ça va pas ?

 

NORA          Si… Si…

 

MARTHE     Eh, dites, je vois bien que ça va pas…

 

NORA          Péniblement. Il va falloir quitter la maison…

 

MARTHE     ouais, je sais… on l'avait dit, hier…

 

NORA          non, pas vous… Moi !

 

MARTHE     Mais je vais pas rester si vous partez !

 

NORA          Vous le faites exprès ?

 

MARTHE     Ouais. Enfin… je sais pas… pas toujours…

 

NORA          Vous êtes drôle !

 

MARTHE     Je sais… Vous l'avez déjà dit ! Bon, alors ? Faut qu’on quitte la maison ? C’est bien ça ? … Vous et moi ?

 

NORA          Oui…

 

MARTHE     Aujourd'hui ?

 

NORA          Tout de même pas !

 

MARTHE     Ben, alors ! On a le temps d'aviser ! C’est la vie, ça ! Un jour ici, un jour là ! Vous verrez : On s'habitue ! Et même que c’est pas désagréable, un peu de mouvement !

 

NORA          Parlez pour vous… Moi…

 

MARTHE     C’est un coup du Pomponnet ?

 

NORA          Comment ?

 

MARTHE     La lettre ! … C’est un coup du Pomponnet ?

 

NORA          Pomponnet ? Réalisant après un long temps. Ah ! … Non… Sa mère… La maison est à elle…

 

MARTHE     Ouais… Et pourtant, d'habitude, les chats font pas des chiens… Enfin, le contraire… Les chiens font pas des chats… Parce que, sa mère, je la trouve plutôt chienne !

 

NORA          Qu’est-ce que vous racontez ?

 

MARTHE     C’est vache ! Voilà ce que je dis ! Vous foutre à la porte, alors que l’hiver arrive… C'est pas la meilleure saison pour débuter !

 

NORA          Débuter ?

 

MARTHE     Mais y aurait peut-être un plan… Vous aimez la mer ?

 

NORA          Ou…i…

 

MARTHE     Cassis, ça vous dirait ?

 

NORA          Cassis ? Pour quoi faire ?

 

MARTHE     Ben, j’ai une planque, là-bas… Eh ! Ayez pas peur, c'est une super chouette baraque ! Classe presque. Toute en planche ! J’y vais de temps en temps, comme ça, en hiver. La Méditerranée, c’est bon pour le moral parce qu'elle gèle jamais, elle !

 

NORA          Et elle est à qui, cette… baraque "classe presque"?

 

MARTHE     On s'en fout… à personne, tiens… Mais elle est direct sur la plage, et il y a de grandes fenêtres pour regarder la mer à travers sans se les cailler, parce que le Mistral, l'hiver ! Et y a aussi un très beau barbecue, tout incrusté de coquillages. Mais le barbecue, vaut mieux oublier, à cause de la fumée ! Et c'est plein de tableaux super partout, peints direct sur les murs, même dans les toilettes ! Oui, madame !

 

NORA          On ne vous dit rien ?

 

MARTHE     Pourquoi ?

 

NORA          On vous la prête, comme ça, sur votre bonne mine ?

 

MARTHE     Non, pas vraiment… Mais si on se fait pas prendre…

 

NORA          C'est illégal !

 

MARTHE     Rigolant. Cette blague… Mais je dérange rien et, avant de partir, je range ce que j'ai pas dérangé ! Alors…

 

NORA          Vous n'avez jamais d'ennui ?

 

MARTHE     Personne me voit… Vous savez bien, puisque je suis personne…

 

NORA          Et vous me proposez d'aller avec vous, comme ça ?

 

MARTHE     Oui… Enfin, un coup de cœur un peu rapide, peut-être… faut que j'y réfléchisse encore !

 

Nora Soupirant. Mon Dieu !

 

MARTHE     Réfléchissez de votre côté…

 

NORA          C'est tout réfléchi… Au fait c’est comment votre nom, madame Personne ?

 

MARTHE     Personne, c’est bien… Ouais, Personne, si vous voulez, ou alors Marthe-Personne ou Personne-Marthe, ou Marthe tout court, au choix…

 

NORA          Marthe, on ne part pas… Je ne pars pas !

 

MARTHE     C’est comme vous le sentez…

 

NORA          Doucement. Marthe… J’ai un métier… J’ai des amis… J’ai des habitudes…

 

MARTHE     Bah, alors ! Si vous avez des potes, ils vont vous loger ! Y’a plus de souci !

 

NORA          Vous y croyez à tout ce que vous dites ?

 

MARTHE     Quelques fois… Sérieuse. Mais faut pas vous décourager, il y aura d'autres solutions, si Cassis c’est pas votre truc.

 

NORA          Elle froisse la lettre et rentre dans la maison. Merci Marthe. C’est gentil.

 

MARTHE     C'est rien.

 

Marthe sifflote un moment en rangeant son sac, puis elle s'assied sur son duvet et commence à découper un livre ancien dont les pages n'ont jamais été détachées. Elle s'y applique et s'y absorbe complètement. Au bout d'un long moment, Nora ressort de sa maison, buvant un verre de vin. Elle observe Marthe qui ne la voit pas. Elle retourne chez elle pour en revenir presque aussitôt, portant une bouteille à moitié pleine et deux verres.

 

NORA          Cognant dans le bras de Marthe, du bout du pied. Si on buvait un coup pour se remettre des émotions ?

 

MARTHE     Je bois pas…

 

NORA          Mettant la bouteille sous le nez de Marthe. Même pour trinquer à une amitié débutante ?

 

MARTHE     Même…

 

NORA Se détournant et buvant à la bouteille. Peut-être une autre fois, alors… à une autre plus grande occasion…

 

MARTHE     Y'en aurait pas de plus grande… mais je bois pas…

 

NORA          Et si on se tutoyait ? Hein ? ça, c'est un truc qui me ferait vraiment très très plaisir ! Vous êtes une gentille, vous, je l'ai vu tout de suite ! Avant vous, on ne m'a jamais, mais alors jamais de chez jamais, invitée dans une super baraque à Cassis ! Je suis très touchée ! Très ! Et si on se tutoyait, je serais…

 

MARTHE     C’est pas une bonne idée…

 

NORA          Est-ce qu'on peut s'embrasser, alors ?

 

MARTHE     Avec un mouvement de recul. Non ! J’y tiens pas… Et oubliez ce que j’ai dit pour Cassis, ça aurait pas marché, de toute façon…

 

NORA Buvant encore à la bouteille. Je vous ai blessée…

 

MARTHE     Mais non…

 

NORA          Mon Dieu !

 

MARTHE     Encore !

 

NORA          Comment ça : "Encore ?"

 

MARTHE     ça fait trois fois que vous l’appelez !

 

NORA          Mais… je n’ai appelé personne…

 

MARTHE     Vous dites n’importe quoi alors… Vous avez dit : "Mon Dieu !"

 

NORA          J’ai dit ça comme ça…

 

MARTHE     Ben, faut pas !

 

NORA          Ah ! Vous êtes très croyante, peut-être ? Excusez-moi… Je ne pensais pas… il me semblait que dans votre position…

 

MARTHE     Non, je suis pas très croyante ! Et ma position a rien à voir là-dedans. Je vais même vous dire que quand on dort sous les étoiles, c’est pas la plus mauvaise des positions pour lui parler ! C’est pas plus difficile, couchée sur un banc, qu’agenouillée au milieu des pauvres pêcheurs venus se goinfrer de pain béni, à heure fixe, et à la même mangeoire !

 

NORA          ça se défend ! Et comment vous faites ?

 

MARTHE     Comment je fais quoi ?

 

NORA          Comment vous lui parlez ?

 

MARTHE     Ben…

 

NORA          Dites ! Si ! Comment vous lui parlez ? Dites…

 

MARTHE     C’est pas facile à expliquer…

 

NORA          Vexée. Je peux essayer de comprendre !

 

MARTHE     Cherchant. J’en doute pas, mais je sais pas, moi… ça se fait tout seul… Je suis là, à penser… et l’instant d’après, je me retrouve à lui parler… c’est tout…

 

NORA          Et, lui, il vous parle…

 

MARTHE     Ben…

 

NORA          Il vous répond ?

 

MARTHE     Pas toujours… Parfois…

 

NORA          Qu’est-ce qu’il vous raconte ? Attendez, ne dites rien ! Il vous dicte les dix commandements ? Non ? ça, c’est déjà fait ! Il vous révèle le menu du jour ? Non, plus ? Il vous dévoile l’avenir ! Il vous donne le tiercé dans l’ordre !

 

MARTHE     Nooon…

 

NORA          Dans le désordre, alors ? Un peu mesquin !

 

MARTHE     Non, c’est pas ça…

 

NORA          Pardonnez-moi… En tout cas, vous avez bien de la chance !

 

MARTHE     Ouais.

 

NORA          Pourquoi ne lui demandez-vous pas de vous aider, puisqu'il vous entend ?

 

MARTHE     Parce que j’ai pas besoin d’aide. Et puis, c’est pas son job !

 

NORA          Ah, bon ! Et c’est quoi, son job, d'après vous ?

 

MARTHE     J'en sais rien ! Vous posez de ces questions, vous ! Non, ce que je sais c’est que c’est à moi de me débrouiller avec ma vie…

 

NORA          Vous êtes pleine de contradictions !

 

MARTHE     Ouais… Et alors ?

 

NORA          Et vous trouvez que vous vous débrouillez bien ?

 

MARTHE     ça va.

 

NORA          Pourtant, moi, il me semble que si vous aviez un métier… si vous habitiez quelque part…

 

MARTHE     Ironique. Comme vous ?

 

NORA          Ce n'est pas gentil de faire de l'ironie sur le malheur des gens…

 

MARTHE     ça dédramatise…

 

NORA          Je suis morte de peur, vous savez !

 

MARTHE     Je sais. ça passera.

 

NORA          Je ne vois pas comment.

 

MARTHE     L'habitude.

 

NORA          Je ne m'habituerai jamais ! Je ne suis pas vous ! Je vous l'ai dit : J'ai peur !

 

MARTHE     Vous verrez, quand on n’a plus rien à perdre, que sa propre vie… on n'a plus peur de rien… parce que, de toutes façons, la vie, on la perdra… Et on comprend vite que ça vaut pas la peine de s’enquiquiner à chercher à savoir le jour, l’heure et le lieu, hein ? On peut vivre à fond, quand on est sans attaches… On se retrouve comme un ballon qui a largué ses sacs de lest et qui se laisse porter par les vents… On se sent libre ! Une fois qu'on a compris… Mais comprendre, ça, ça demande beaucoup, beaucoup de temps.

 

NORA          Je n'ai pas envie de comprendre votre vol en aéronef, moi ! Moi, ce que j'aime, c'est le plancher des vaches ! Et je ne veux pas être ballotée au gré de vents que je ne contrôlerais pas ! Moi ce que je veux c'est une maison avec un mari et des enfants dedans !

 

MARTHE     Ouais, des mômes, c'est bien ! J’en rencontre pas mal… on se cause… on se marre… Ouais, j’aime bien être avec les enfants, moi aussi… Mais y'en a déjà beaucoup trop sur la terre, non ? … Et qui crèvent la dalle ! Alors… en faire d'autres ! Non… ça c'est un truc qui serait pas bien raisonnable… Ceux des autres suffisent…

 

NORA          Mais vous arrêter quelque part, un jour, vous faire un cercle d'amis, avoir un métier, vous enraciner au lieu de vagabonder, ça ne vous tente jamais ?

 

MARTHE     Une maison ? Avec des murs garnis de tessons de bouteilles autour du jardin… un portail télécommandé… une alarme… un chien teigneux ? … Non… J’aimerais pas ça vivre en prison ! Et des amis… j’en ai plein… un peu partout… Ce qui compte… c’est de pas s’attacher à un seul, ou une seule… Parce que ça vous coupe des autres, les liens trop serrés… Et un jour vous pouvez vous retrouver tout seul, au milieu des ruines de votre bonheur à serrer le vide entre vos bras.

 

NORA          Mais, vivre sur une terre qui se transmet de génération en génération, dans laquelle on plante profondément ses racines, qui vous appartient et à laquelle vous appartenez… qui porte vos marques… celles de votre lignée… ça ne vous tente pas ? Imaginez une belle grande maison de famille avec une cheminée dans laquelle crépite un feu de bois… vous êtes assises, en train de lire, un chat est lové sur vos genoux, un chien couché auprès de vous… des enfants jouent sur un tapis de laine, un homme veille sur vous tous… un homme en qui vous avez confiance, qui vous aime, que vous aimez… sur lequel vous pouvez compter…

 

MARTHE     Ouais… Ouais, tout ça, ça peut faire un beau rêve… ! Mais y’a combien de gens qui arrivent à le vivre, sur la planète ? Et tous les autres qui passent à côté de leur vie, sans apprécier ce qu’ils ont, à cause de votre cliché du bonheur parfaitement normalisé, ils vivent comment ? Hein ? Faut pas rêver au-dessus de ses moyens !

 

NORA          ça s’applique à moi, votre discours ?

 

MARTHE     Pas seulement, mais, oui, aussi, certainement… Vous n'avez rien de tout ce dont vous parlez et vous attendez…

 

NORAAvec conviction et force. Mais je le veux… J’en ai envie !

 

Elle entre dans la maison et en ressort avec une bouteille non ouverte et un tire-bouchon. Elle s’évertue ensuite à essayer de déboucher la bouteille, tandis que Marthe la regarde faire.

 

MARTHE     Si c'est vraiment si important, qu'est-ce que vous faites pour l'avoir ?

 

NORA          Merde ! Elle s'assied et s'énerve sur le tire-bouchon. Vous posez de ces questions, vous !

 

MARTHE     Ne me répondez pas… Mais répondez-vous…

 

NORA          Philosophe, hein ? Il a fallu que je tombe sur une philosophe qui trouve que tout va bien, qu’il n’y a qu’à… mais qui voudrait pourtant refaire le monde et pourquoi pas sauver la planète… et même qui parle à Dieu, lequel a la bonté de lui répondre… Et comment je peux faire, dite un peu, pour lui parler, à lui, qui ne me parle pas, à moi, hein ? Comment je peux faire, si je n'y crois pas ? Hein, madame Marthe-la-Philosophe ? comment je peux faire pour vivre ? En parlant à un chat égoïste et borné comme tous les hommes et qui n'est même pas fichu de déboucher une bouteille parce que ce n’est qu’un chat ?

 

MARTHE     Calme. J'ai jamais dit que tout va bien… Mais si j’étais vous, j'arrêterai de boire, vous êtes à jeun…

 

NORA          Essayez de m’en empêcher, on verra !

 

Marthe va chercher la boite de carottes. Elle s'assied auprès de Nora et tente de la faire manger.

 

MARTHE     Mangez-en un peu, ça vous calera.

 

NORA Mangeant sans réfléchir, puis repoussant la boite. Merci. Qu’est-ce que je disais ?

 

MARTHE Toujours très calme et lui représentant une bouchée. Vous me parliez de votre chat qui sait pas déboucher les bouteilles…

 

NORA Mangeant. Il ne sait pas parler, non plus…

 

MARTHE     Mmmm…

 

NORA          Il n’est plus bon à rien…

 

MARTHE     Mmmm…

 

NORA          Il ne peut même plus faire d'enfants…

 

MARTHE     Vous l’avez castré ?

 

NORA          Non, c’était un accident… un accident de voiture…

 

MARTHE     C’est lui qui conduisait ?

 

NORA          Non, une minette, justement…

 

MARTHE     Il est où ?

 

NORA          Devinez !

 

MARTHE     Voyons, voyons, voyons, voyons… Pas difficile : Chez sa mère…

 

NORA          Ouais ! Chez madame sa mère qui a enfin récupéré son chaton adoré pour toujours ! youppiiiiii !!

 

MARTHE     Vous le voyez jamais ?

 

NORA          Non, elle prétend qu’il ne veut pas… Et comme il est coincé dans un fauteuil…

 

MARTHE     Peut-être qu'elle le boucle et qu'il vous aime toujours, alors ?

 

NORA          Philosophe ou Midinette ?

 

MARTHE Elle va jeter les carottes dans la poubelle de jardin et s'assied sur sa couverture. Qu’est-ce que vous foutez encore dans cette maison ? Je comprends pas…

 

NORA          Bienvenue au club, moi non plus ! Et de toutes façons, ça ne va pas durer, hein ? Quand est-ce qu’on part ? Hein ? On y va quand à Cassis ? Elle se lève. Attendez, je fais mon sac et on y va !

 

Elle sort.

 

MARTHE     Et votre boulot, Nora ?

 

NORA Off. Pffff…

 

MARTHE     C’est quoi, votre métier ?

 

NORA Idem. Devinez…

 

MARTHE     Journaliste ?

 

NORA Idem. Noooon…

 

MARTHE     Styliste ?

 

NORA Idem. Noooon…

 

MARTHE     Décoratrice ?

 

NORA Idem. Noooon…

 

MARTHE     Chanteuse ?

 

NORA Idem. Noooon…

 

MARTHE     écrivaine ?

 

NORA Idem. Noooon…

 

MARTHE     Danseuse nue au Crazy Horse ?

 

NORA Idem. Vous brûlez…

 

MARTHE     Je sais pas, moi…

 

NORA Sur le pas de la porte. Chômeuse !

 

MARTHE     Ah…

 

NorA Idem. Je travaillais avec lui, dans sa société…

 

Elle rentre.

 

MARTHE     Bon ! Si on résume : Pas de maison, pas d’enfant, pas de mari, pas de métier… Pas de doute, vous êtes en route pour la liberté.

 

Nora ressort portant un élégant sac de voyage d'où dépassent des vêtements, jetés dedans en vrac.

 

NORA          Pour la grande traversée du désert, oui !

 

MARTHE     Beaux bagages ! Vous avez l’air de vivre à l’aise…

 

NORA          Ah, oui ! J’avais oublié : J’ai du fric…

 

MARTHE     Alors la banque, ce matin, c'était pas grave ?

 

NORA          Non…

 

MARTHE     Vous aimez l’argent ?

 

NORA          Il m’aide à vivre…

 

MARTHE     Vous vivez ?

 

NORA          Si je vis ? Oui… Sans doute…

 

MARTHE     Insistante. Vous vivez ?

 

NORA          Merde !

 

MARTHE     Ah, d'accord.

 

NORA S'approchant. Et vous ?

 

MARTHE     Quoi, moi ?

 

NORA          Vous vivez ?

 

MARTHE Doucement. Mais oui.

 

NORA Radoucie et presque suppliante, elle vient s'asseoir auprès de Marthe. Vous voulez bien m’apprendre… m’expliquer le comment et le pourquoi… parce que moi, je ne sais plus… J’ai oublié. Peut-être même que je n’ai jamais su, hein ? Sans ça, pourquoi ça aurait foiré ? Sinon, pourquoi il aurait couru après toutes ces minettes ? Sa mère a raison, tout ça, c’est tout de ma faute ! Oui, ça a toujours été ma faute, d’ailleurs ! Déjà, quand j'étais petite… Mais, bon ça c'est une autre histoire… Enfin, non, ça va avec… Dites, vous voulez bien me dire comment on fait, pour vivre ? Par quoi je commence ? Qu'est-ce que je dois faire ?

 

MARTHE     Rien…

 

NORA          Rien ? D'accord, rien ! Je commence quand ? Expliquez-moi puisque c'est si facile !

 

MARTHE     Il n'y a rien à expliquer. Et j'ai pas dit que c'était facile… Ou vous comprenez seule, ou vous comprenez pas. Ça s'enseigne pas.

 

NORA          Vous avez bien une méthode ?

 

MARTHE     Non…

 

NORA          Dites-moi, vous qui prétendez être libre et libérée, dites-moi pourquoi vous n'avez pas accepté que je vous embrasse tout à l’heure ! Pourquoi vous avez eu ce mouvement de recul ?

 

MARTHE     Nora…

 

NORA          Oui ! Pourquoi ce refus ? C’est moral ? C’est physique ? C’est quoi ?

 

MARTHE     C’est comme ça que j’évite les problèmes, justement !

 

NORA          Vous n’avez jamais aimé personne ?

 

MARTHE     J’évite…

 

NORA          Vous évitez beaucoup…

 

MARTHE     C’est possible…

 

NORA          Et, tant que vous y êtes, vous évitez aussi de boire !

 

MARTHE     Ouais…

 

NORA S'agenouillant en face de Marthe. Et maintenant, si je voulais très fort vous embrasser ?

 

MARTHE     Nora…

 

NORA Suppliante. Vous voulez bien m’embrasser ?

 

MARTHE ouvrant les bras. Ouais, bon, venez.

 

Très maladroitement Marthe prend Nora dans ses bras, puis se lève rapidement.

 

MARTHE     Il faut que je m’occupe de mon dîner…

 

NORA Elle retient Marthe par le pan de sa veste. Faites-moi plaisir, dînez avec moi ! J’ai des provisions, vous savez…

 

MARTHE     D’accord… puisque vous avez mangé mes carottes… Je reviendrai en fin d’après-midi. Allez dormir un peu… ça vous fera du bien.

 

Elle sort. Nora se laisse tomber sur le duvet de Marthe, s'enroule dedans et s'endort cependant que le noir descend sur scène.

 

premier JOUR, LE SOIR.

 

 

Marthe sort de la maison. Elle tient une tasse de café qu'elle boit tout en regardant le jardin et la maison. Elle parle à Nora restée à l'intérieur.

 

MARTHE     Ouais ! C'est vrai que vous avez une chouette baraque, Nora ! Pour ceux qui aiment ça, bien sûr… Mais c’est quand même qu’une maison.

 

Nora Sortant à son tour en buvant également une tasse de café.

C’est ma maison, je l’aime, je l’ai reconstruite, je l’ai nettoyée, décorée… Vous savez, quand nous avons commencé à l’habiter, elle était sale, triste, sans cachet, sans attrait… Mais j'avais deviné ce qu'elle pouvait devenir et, à force d'amour et de travail, nous lui avons donné une nouvelle âme…

 

MARTHE     Nous ?

 

NORA          Alexandre et moi.

 

MARTHE     Pomponnet ?

 

NORA          Pomponnet, oui… Si vous voulez…

 

MARTHE     Oh, moi, je ne veux rien…

 

NORA          Je sais : ni embrasser, ni attraper un rhume, ni…

 

MARTHE     Eh, dites ! J'ai mangé chez vous…

 

NORA          Mais vous refusez de dormir dans ma chambre d'amis.

 

MARTHE     J'aime pas les murs.

 

NORA          Vous pouvez changer d'avis. Je trouve qu'il fait de plus en plus froid ! On voit bien trop les étoiles et la pleine lune, il va certainement geler, cette nuit.

 

MARTHE     Je sais… Mais, non… Parlez-moi plutôt d'Alexandre, puisque vous en avez envie…

 

NORA          Pas si je vous ennuie.

 

MARTHE     Alors ?

 

NORA          Au début notre amour était merveilleusement fusionnel et Alex était très attentif à tous mes désirs, à toutes mes envies ! Il me couvrait d'attentions délicates, il m'offrait des voyages, des cadeaux, à la moindre occasion. Moi, je l'adorais, j'étais heureuse. Tellement heureuse, vous ne pouvez pas savoir ! C'est moi qui ai eu le coup de foudre pour cette maison. Je sentais qu'elle n'attendait que nous. Pour l'acheter, nous avons emprunté l'argent au deuxième mari de sa mère, son beau père, quoi. Elle n'était pas tout à fait à nous, mais c'était tout comme. Du moins, je le croyais jusqu'à aujourd'hui… jusqu'à cette lettre…

 

MARTHE     Mais c'est quand même qu'une maison…

 

NORA          Si détachée des biens de ce monde que vous vous prétendiez, vous pouvez tout de même comprendre que des pierres peuvent avoir une âme… garder l'empreinte des merveilleux moments vécus sous leur protection !

 

MARTHE     Vous y tournez en rond entre vos murs, vous y êtes prisonnière de vos des souvenirs.

 

NORA          J'aime ces souvenirs, je vibre avec eux… c'est tout ce qu'il me reste de… Mais vous ne pouvez pas comprendre, c'est évident.

 

MARTHE     Il y a plein d’autres lieux qui ne demandent qu’à vous faire vibrer encore ! Et vous les connaîtrez jamais, si vous vous bornez à rester ventousée ici, comme une moule sur un rocher.

 

NORA          Je n’ai pas envie de les connaître ! Et merci pour la comparaison !

 

MARTHE     Vous avez plus le choix ! Et on dirait que c’est… comme une nouvelle chance.

 

NORA          Une chance ! On me fout à la porte de la maison que j’ai fait revivre, dans laquelle j’ai vécu un amour merveilleux et vous osez me parler de chance, alors qu’on me déracine et qu’on m’arrache le cœur !

 

MARTHE     Nora… Vous avez envie de vivre ? Vous aimez la vie ?

 

NORA          Mais, oui ! Bien sûr !

 

MARTHE     Je crois pas.

 

NORA          Comment ça : je crois pas ? Mais qui vous permet de me juger ? Et sur quoi vous basez-vous, du haut de votre superbe et splendide solitude, de votre glorieuse liberté, pour être aussi péremptoire ?

 

MARTHE     Depuis dix ans, qu’est-ce que vous avez récolté à vous accrocher à cette maison ? Vous avez ressassé des souvenirs en vous égratignant le cœur sur son crépi, en vous repliant sur vous même et en laissant passer la vie !

 

NORA          Je fais ce que je veux ! Et je ne vous permets pas ! Ce que j'ai vécu seule ici, c’était encore de l’amour, même si ça vous dépasse !

 

MARTHE     Avec un chat baptisé Pomponnet ?

 

NORA          Je l’aime mon petit Pomponnet, tout cajoleur, séducteur et coureur qu’il soit… et quoi que vous en pensiez ! Il est le doux souvenir d’instants très tendres… très rares…

 

MARTHE     Je vois ! Le doux souvenir d’un homme qui n’aimait que lui !

 

NORA          Qu’est-ce que vous racontez ? Vous dites n'importe quoi ! Qu'est-ce que vous savez de lui, vous ? Qui vous permet de le juger cet homme que j’ai aimé… et qui m’a aimée, même si vous en doutez ? Comment osez-vous douter de son amour ?

 

MARTHE     Vous avez déjà oublié ce que vous m'avez dit, à midi !

 

NORA          à midi ? … Qu'est-ce que j'ai dit, à midi ? Ah ! Oui ! Mais à midi, j'étais un peu… Enfin ! à quoi ça sert de discuter de tout ça ? Vous savez ce que sa mère dit ? : Qu’aujourd’hui, il ne veut plus de moi ! Des dizaines de fois je suis allée sonner chez elle, pour tenter de le voir ! Je lui 'ai écrit 10000 lettres d'amour ! Je l'ai suppliée de lui transmettre des messages, de lui dire que je l'aimais ! Elle m'a assuré que ce n'était plus réciproque ! Que je devais le laisser en paix, que je devais le respecter dans son malheur et dans son désir de paix ! Et elle ne m'a jamais laissé entrer…

 

MARTHE     Si vous aviez vraiment voulu le voir, Nora, vous l’auriez vu…

 

 

NORA          Un peu facile, d’arriver, de dire, de décider de ce qui se peut et ne se peut pas ! Un peu facile !

 

MARTHE     Peut-être, mais la vérité, c’est que vous avez peur de la vie ! Autant que de la liberté…

 

NORA          Non… J'ai retourné tout notre histoire des millions de fois dans ma tête et je crois que la vérité c'est qu'il ne m'aime plus, sinon dans mes souvenirs. C'est pour ça que je m'y sens bien. J'y suis avec lui, tel que je l'ai connu, encore fidèle et tendre et doux et…

 

MARTHE     Bon ! C'est bien ce que je disais ! Et si c’est ça votre vérité, vous faites semblant de vivre…

 

NORA          Non, je vis différemment de vous ! C'est simplement que…

 

MARTHE     Que vous êtes morte…

 

NORA          Mais…

 

MARTHE     Vous avez cherché un nouveau boulot, depuis qu’on vous a chassée de sa société ?

 

NORA          No… on…

 

MARTHE     Vous avez pensé que cette maison n'était pas à vous et qu’on finirait par vous foutre à la porte, comme pour votre job ? Vous avez essayé d’en trouver une autre ?

 

NORA          Mais je vous ai expliqué…

 

MARTHE     Et aimer, vous avez essayé ?

 

NORA          Certainement pas !

 

MARTHE     ça vous est arrivé de désirer un autre homme ?

 

NORA          Non !

 

MARTHE     Pourquoi ?

 

NORA          Mais je viens de vous le dire : Parce que c’était trop merveilleux, lui et moi !

 

MARTHE     Et les minettes…

 

NORA          Oui ! Même avec les minettes ! Il me trompait parfois, parce qu'il était trop gourmand de la vie… mais j’oubliais tout quand il revenait… Parce qu'il revenait toujours… C'était si bon ses retours : il m’emmenait dans une auberge, toujours la même, au bord du canal… Et là nous pouvions parler, nous retrouver, nous pardonner… Nous y restions parfois une semaine… C’était de merveilleux moments volés à tous… au travail… à sa famille… Ensuite nous revenions chez nous et c'était toujours comme une première fois dans cette maison que nous aimions tant tous les deux ! Il m'appelait "Ma Source", vous savez ! Parce qu'il se régénérait auprès de moi… Alors je pouvais oublier… C’était comme un rite, à chaque fois… Oui ! Il revenait toujours… jusqu’à ce jour terrible…

 

MARTHE     Un peu pervers votre rite, non ?

 

NORA          On repartait à zéro… ça n’avait rien de pervers… Je ne vous demande pas de comprendre…

 

MARTHE     Vous vous complaisez dans le regret d'un amour qui n’existe plus…

 

NORA          Si ! Il existe !

 

MARTHE     Vous venez de dire le contraire ! …

 

NORA          Et alors ? Vous ne vous contredisez jamais, vous ? Non, bien sûr ! Vous contrôlez vos émotions, vous êtes maîtresse de votre vie et de vos sentiments, vous !

 

MARTHE     On parle pas de moi…

 

NORA          Ben, tiens donc ! Non, Alex a sans doute changé, mais il m’aime, il a besoin de moi, j’en suis sûre… Comme j’ai besoin de lui…

 

MARTHE     Alors vivez, bon sang ! Aimez-le ! Dites-le-lui ! Prouvez-vous que vous êtes vivante et lui aussi ! Retirez-le des griffes de sa punaise de chatte de mère et ressuscitez-le cet homme, s’il le faut ! Mais vivez, merde !

 

NORA          Vous croyez que ce serait possible, vous ? …

 

MARTHE     Vous avez quelque chose à perdre à essayer ?

 

NORA          Et si je ne réussis pas ?

 

MARTHE     Vous aurez bougé votre… Et vous pourrez continuer votre route… pourquoi pas aimer encore… rebâtir une autre maison… si c’est toujours ça qui vous tente ?

 

NORA          Mais si je reviens à la charge maintenant, après cette fichue lettre, sa mère va dire que c’est pour la maison !

 

MARTHE     Et alors ? Si cette maison-là est si importante pour vous deux !

 

NORA          Elle va dire que je n’en veux qu’à son argent… comme elle l’a toujours répété ! En particulier, quand elle nous a aidés à créer la société…

 

MARTHE     Dont elle vous a licenciée, tout de même…

 

NORA          Oui, c'est vrai ! Elle voulait rester seule maîtresse à bord, au nom de son fils…

 

MARTHE     Comment ça se fait qu'elle vous ait laissé profiter de cette maison aussi longtemps ?

 

NORA          Elle appartenait au beau-père d’Alex, je vous l'ai dit, à travers le prêt qu'il nous avait fait… Il m'aimait bien… Il est mort le mois dernier, sans que j'aie pu le revoir, lui non plus. Elle a certainement hérité. Et, vous voyez, le courrier n’a pas traîné… Même si j'ai de l'argent, je n'en ai pas assez pour couvrir ma dette et payer la part d'Alex !

 

MARTHE     Vous êtes intéressée par son fric à cette punaise ?

 

NORA          Bien sûr que non !

 

MARTHE     Alors, qu’est-ce que ça peut vous foutre, ce qu’elle dira…

 

NORA          Mais la maison…

 

MARTHE     Si elle a un cœur en forme de porte-monnaie, c’est son affaire. Et que vous soyez en cause, ou pas, ça changera rien pour elle. Elle se le trimballera toujours, partout… Elle verra le monde qu’à travers lui… C’est bien triste pour elle… Et pour l’instant, c’est peut-être votre Alexandre qui en fait les frais…

 

NORA          Mon Dieu ! Vous croyez ?

 

MARTHE     C’est à moi que vous posez la question ?

 

NORA          à qui d’autre ?

 

MARTHE     Vous avez dit : "Mon Dieu !"

 

NORA          Vous croyez que c’est possible, vous ?

 

MARTHE     Quoi ?

 

NORA          Ben, tout ça : Qu’il y ait une chance qu'il m’aime encore ? Qu’il veuille bien recommencer avec moi ?

 

MARTHE     J’en sais foutre rien… mais si vous allez pas voir, vous en saurez rien non plus !

 

NORA          ça tient la route…

 

MARTHE     Alors… prenez-la !

 

NORA          Je vais y réfléchir… mais je vois pas comment…

 

Marthe Se dirigeant vers son campement. Cherchez. Bonne nuit, Nora.

 

NORA          Vous pouvez dormir dans la chambre d’amis, Marthe.

 

MARTHE     Non… Je veux pas attraper de rhume.

 

NORA          Comme vous voudrez… Bonne nuit… et merci pour tout…

 

Nora rentre chez elle. Marthe se couche puis se tourne et se retourne.

 

MARTHE     Ouais, pour tout ! Bon, demain, si je me grouille, je pourrai partir dans le camion de Jean-Marc qui descende sûrement sur Marseille, c'est sa semaine… Bof ! Si je le rate, je demanderai à Nicolas… D'abord, je dors ! … C'est pas vrai ça ! J'y arriverai pas… Allez, dors ! … Ouais, mais j'ai pas sommeil ! T’occupes ! Dors, je te dis ! Elle se tourne se retourne, grogne, puis rejette sa couverture :Eh puis merde ! J'y vais !

 

Elle se lève et sort.

 

deuxIEME JOUR, LE MATIN.

 

 

Cependant que Marthe finit de ranger son paquetage, Nora sort sur le pas de la porte.

 

NORA          Bonjour… Du café ?

 

MARTHE     Non, merci, faut que je file. Se ravisant devant la mine déçue de Nora. Bon, d’ac… juste un petit, pour la route !

 

NORA          Vous partez, déjà ?

 

MARTHE     Je vais à Cassis, voir si la mer a pas gelé.

 

NORA          Ce n’est pas la peine que j’essaye de vous retenir ?

 

MARTHE     Non.

 

NORA          Alors, on ne se reverra plus ?

 

MARTHE     Qui sait ?

 

NORA          Mais quand vous reviendrez, j’aurai probablement déjà déménagé…

 

MARTHE     Qui sait !

 

NORA          Mais vous savez bien que je n'ai pas le choix…

 

MARTHE     Qui sait…

 

NORA          Vous pensez revenir bientôt, alors ?

 

MARTHE     Je sais pas.

 

NORA          J’en serais si contente, vous savez. Je vous aime bien, Marthe.

 

Marthe Tout en bouclant son sac. Moi aussi… Je vous aime bien.

 

Nora Voyant la gêne de Marthe. Bon, je vais vous chercher une tasse de café. Très sucré, bien sûr. Se forçant à rire. Vous avez apporté les croissants ?

 

Marthe Embarrassée. C’est pas des croissants que j’ai rapporté !

 

NORA          Non ? C’est quoi ?

 

MARTHE     Ben…

 

NORA          Ne dites rien ! Laissez-moi deviner… Des pains aux raisins ? …

 

MARTHE     Non…

 

NORA          Des petits pains au lait alors ? …

 

MARTHE     No-on…

 

NORA          Je ne vois pas !

 

Marthe Elle fouille dans ses poches. Non… C’est ça… Elle extrait, du fond d’une poche, une enveloppe un peu chiffonnée qu'elle lisse avant de la présenter à Nora. Voilà…

 

NORA          Qu’est-ce que c’est ? Ah ! Le facteur est déjà passé !

 

MARTHE     C’est une factrice, votre facteur…

 

NORA          Sa mobylette était encore en… carafe ?

 

MARTHE     No-on…

 

NORA          Je parie qu'elle vous a encore prise pour moi…

 

Marthe Donnant la lettre. Je l'ai pas vue…

 

NORA          Alors ? Je ne comprends pas… Lisant l'adresse sur l'enveloppe. C'est vous qui m'avez écrit ?

 

MARTHE     Mmmm…

 

NORA          Et je peux lire ?

 

Marthe Vivement. Non, attendez que je sois partie.

 

NORA          Vous êtes sûre ?

 

MARTHE     Ouais ! J’y tiens !

 

NORA          Comme vous voudrez, Marthe… Elle met la lettre dans sa poche et, avise une balafre sur la joue de Marthe. Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?

 

MARTHE     C’est rien !

 

NORA          Mais si ! Vous êtes blessée !

 

MARTHE     J'ai dit : c'est rien !

 

NORA          Laissez-moi voir.

 

Marthe Reculant. Non ! On touche pas !

 

NORA          Vous vous êtes battue ?

 

MARTHE     C’est juste un tesson de bouteille…

 

Nora Montrant la main, marquée elle aussi. Et ça ?

 

MARTHE     ça ?... C’est rien… Peut-être un chien teigneux !

 

NORA          Mais ça peut s'infecter une morsure de chien ! Vous êtes vaccinée, au moins.

 

MARTHE     Mais oui…

 

NORA          ça veut dire : mais non !

 

MARTHE     La rue ça vaccine. Vous savez pas ça, vous ? Non, forcément ! C'est rien, je vous dis, pas la peine d’en faire un roman !

 

NORA          On vous a agressée dans mon jardin ?

 

MARTHE     Ouais ! Un tigre est sorti de votre jungle et il a voulu me bouffer !

 

NORA          Vous vous êtes battue avec des clochards ! C'est gens-là sont souvent accompagnés de molosses et j'ai entendu dire qu'ils se servaient de bouteilles qu'ils cassaient exprès…

 

MARTHE     Bon, alors, ce café ? J’ai pas que ça à faire, moi !

 

Blessée, Nora rentre chez elle pour chercher une tasse de café.

 

NORA          Vous avez raison, moi non plus…

 

MARTHE     à propos… vous faites quoi, ce matin ?

 

Nora Ressortant, pleine d'espoir. Pourquoi ?

 

MARTHE     Comme ça… Pour rien… pour savoir…

 

Nora Désabusée. Je ne sais pas… Rien, sans doute, comme d'habitude… je n'ai rien décidé encore…

 

Elle rentre à nouveau dans la maison, puis en ressort avec une tasse qu'elle donne à Marthe. Elle a rapporté également de quoi soigner Marthe.

 

NORA          Laissez-moi vous soigner.

 

MARTHE     J'ai dit : on touche pas, alors : on touche pas !

 

NORA          D'accord, mais buvez votre café, il va refroidir…

 

Marthe boit et pose la tasse par terre.

 

MARTHE     Merci. Il est costaud, ça va me tenir éveillée !

 

NORA          Vous n’avez pas dormi ?

 

MARTHE     Et alors ? C’est grave ? …

 

NORA          Vous avez eu froid, c'est ça ! Je vous l'avais dit, vous auriez dû dormir dans la chambre d'amis ! Je suis impardonnable de ne pas vous avoir obligée…

 

MARTHE     Obligée !!?

 

NORA          Non, ce n'est pas ce que je voulais dire… Dieu, que je suis maladroite avec vous !

 

MARTHE     J’avais pas sommeil, c'est simple ! ça vous arrive jamais, les nuits de pleine lune ? Alors j’ai fait un tour en ville !

 

NORA          Où vous vous êtes fait agresser par des voyous ! Je le savais !

 

MARTHE     Vous savez rien ! J'ai juste parlé… avec des gens… dans des bistros… et ailleurs… On parle facilement la nuit à quelqu’un qui est personne…

 

NORA          Mais vous n’êtes pas personne, Marthe !

 

MARTHE     C’est pas le sujet.

 

NORA          C’est quoi, le sujet, alors ?

 

MARTHE     C’est… Pfffff…

 

Nora Parlant en riant, pour rendre l’atmosphère moins tendue. Et puis aussi, pendant votre longue nuit, en plus de vous faire massacrer et de bavarder gentiment à droite à gauche, vous m’avez écrit, hein ?

 

MARTHE     Ouais, c’est ça… Bon, j'me sauve ! Salut ! à un d’ces…

 

Marthe prend son bazar et sort.

 

Nora Prise de court. à un d’ces… Marthe…

 

Elle regarde partir Marthe, puis se détourne vers l'emplacement du petit campement. En soupirant, elle ramasse la tasse de Marthe, puis la gamelle du chat qui a été vidée pendant la nuit, cherche un instant Pomponnet, et se retourne pour rentrer chez elle. Se souvenant de la lettre, elle fouille dans sa poche. Elle en extrait l'enveloppe puis lit ce qui est écrit dessus.

 

NORA          "Pour Nora… de la part de Marthe"… Elle retourne l'enveloppe. "Factrice intérimaire, sans mobylette". Elle sourit en ouvrant l’enveloppe, mais son sourire se fige lorsqu’elle en sort la lettre qu’elle contient.

Puis, montant en avant-scène  "Ma Source… ma source, on m'avait dit que tu avais refait ta vie… et voilà que j'apprends qu'il n'en est rien… "

 

Le noir descend doucement pendant la lecture.


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