Des murs et des rebonds
Une balle de pelote basque qui vole au fil des jours de mon adolescence
🔥 Ajouter aux favorisUne balle de pelote basque qui vole au fil des jours de mon adolescence
🔥 Ajouter aux favorisA trois sur la banquette arrière de la DS, assis au milieu pour séparer les deux sœurs qui se chamaillent sans arrêt, Jean-Cri a la tête dans ses rêves. Il a fallu attendre que maman, professeure de français, ait fini de faire passer les examens de fin d’année, puis de corriger les copies, pour pouvoir enfin partir en voyage. Quand tu as treize ans, tu en as des rêves. C’est ensuite que tu passes aux désirs, puis plus tard aux réalités.
Les parents avaient toujours de bonnes idées. Cette année, on l’avait dit c’était promis, ils emmenaient la famille en vacances dans le pays basque. Et ce serait l’occasion de découvrir toutes sortes de drôles de choses avec de drôles de noms : les férias, les corridas, les toros de fuego, la pelote basque, les frontons, les trinquets ... L’exotisme serait au rendez-vous.
C’est maman qui conduit et papa qui dort sur le siège avant. Un papa écrasé par la chaleur, bercé par la suspension hydraulique de la voiture, assoupi par les mois de travail, les années passées à rebondir d’une carrière à une autre, d’une ville à une autre.
Pour Jean-Cri, - on va l’appeler comme ça : les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes-, treize ans, ça rime avec l’anniversaire qui tombe toujours en juillet, loin des copains, avec neuf fois sur dix des engueulades entre les parents et les deux grands frères problématiques et insupportables et aussi les parents entre eux, ça c’est le pire, du genre qui te traumatise à vie et pas de cadeau parce que, au bord de la mer ou en campagne, bref loin de chez soi, on n’a jamais le temps de trouver quelque chose de bien et, de toute façon, il n’y a pas de boutiques comme à la maison et puis c’est déjà pas mal comme cadeau de partir en vacances ! Donc treize ans c’est surtout l’occasion de passer à quatorze et d’espérer que ce sera mieux. Pour des rêves, il en a plein le crâne ! Du genre qui t’aide à grandir et fermer ta gueule pendant que les autres autour de toi font leur cirque et pourrissent l’ambiance.
Il faut déjà savoir ce que c’est qu’un grand chistera si on veut s’intéresser au pays basque.
Un chistera, c’est une espèce de panier recourbé, tressé en osier, qui ressemble à une grosse cuillère et qu’on peut s’attacher comme un gant au bout du bras. Ça sert à jouer à la pelote basque. Il n’y a qu’au pays basque qu’on joue à la pelote basque. Ben oui, sinon ça voudrait rien dire et puis ça serait vraiment pas la peine de se cogner huit ou neuf heures de bagnole pour aller voir des gars habillés tout en blanc, avec des espadrilles aux pieds, qui poussent des cris en envoyant de toutes leurs forces une petite balle sur un mur peint en rose. Il y a aussi le petit chistera. C’est la même chose que le grand mais en plus petit. Et on peut dire un ou une chistera. Mais personne n’a vraiment décidé.
Ils tapent comme des malades ceux qui jouent à ça. C’est incroyable. On raconte que, dans les années 1920, le meilleur joueur de l’époque avait frappé tellement fort, que la balle, après avoir déjà traversé tout le terrain, avait rebondi contre le mur pour le retraverser dans l’autre sens et finir par faire un gros trou dans la vitrine de la boulangerie, de l’autre côté de la place. La boulangerie existe toujours et à l’époque, on y mangeait les meilleurs sablés de tout le pays.
Le jour de son anniversaire, papa lui a offert une pelote, une vraie balle en cuir avec laquelle on joue à ce jeu extraordinaire. En la prenant dans sa main, Jean-Cri n’aurait jamais imaginé que la balle était si dure.
Fabriquer une pelote est un secret bien gardé par quelques initiés. Aujourd’hui, on dit qu’ils ne sont plus que deux en France à le connaître. Et déjà dans les années soixante-dix, ils devaient pas être bien nombreux. On entoure un noyau de buis avec une fine couche de caoutchouc. Le buis c’est ce qu’il y a de plus dur comme bois. On peut en faire des bâtons de marche presque indestructibles. Ou encore des cuillères qui te durent toute la vie. Sauf si tu les fais brûler sur ta casserole, mais là c’est une autre histoire si tu fais n’importe quoi en cuisine. Puis on recouvre le noyau avec de la laine et ensuite du coton. Enfin, on termine avec deux couches de cuir de chèvre qui sont cousues à la main. Il existe un geste particulier pour entourer le bois avec la laine et c’est une partie du secret. L’autre partie, c’est la couture de l’enveloppe extérieure de cuir. Cette finition magique ajoute à la vitesse de la balle lorsqu’elle est projetée et c’est l’intérieur de la pelote, son cœur, qui fait la qualité du rebond. Et voilà ! Maintenant qu’on a dit tout ça, les initiés de la pelote sont plus nombreux, d’un seul coup.
Dans un merveilleux petit village qui se nomme Aïnhoa, juste avant la frontière Espagnole, un petit gars tape avec la paume de sa main dans une pelote toute neuve, contre le mur. Pas évident comme truc. Trois fois sur quatre, la balle fait n’importe quoi, ou plutôt elle fait ce qu’elle veut. Elle te vole au-dessus de la tête ou bien elle décide de tomber devant tes pieds et tu peux pas la rattraper. La pelote basque, quand tu n’as pas l’habitude, ça demande de la patience. Mais c’est comme tout. Les quatorze ans ont fini par arriver et avec eux le calme d’une après-midi sans les chamailleries des deux sœurs parties visiter le village avec maman. Papa il sait jouer à la pelote. Quand il avait quatorze ans et même quand il en avait que onze ou douze, il jouait déjà à la balle contre un mur. Parce qu’il est fils unique papa et que plutôt que de rester à la maison quand il avait terminé ses devoirs, il descendait derrière la maison et sur le mur du voisin, dans la ruelle où il y a que des chats qui t’observent, il jouait avec une balle de tennis. La pelote du pauvre. C’est pour ça qu’il joue bien maintenant, papa. En tout cas, c’est comme ça qu’il apprend à son Jean-Cri.
Une frappe particulièrement vicieuse de papa et c’est comme si le petit gars avait un trou dans la main. Il rate son coup droit et voilà que la balle roule au sol et s’en va. C’est un monsieur qui la rattrape et la lui donne. Il dit que c’est une très belle pelote qu’il a là. Et une vraie en plus. Et il peut l’essayer ? Il la prête un instant ? Et Jean-Cri accepte. C’est un bon petit gars, toujours poli, ou presque, prêt à rendre service. C’est pas qu’il est timide mais il a quatorze ans, alors quand c’est un monsieur qu’il connaît pas qui lui demande si il peut essayer sa pelote, Jean-Cri dit oui. Et en plus le monsieur il a un accent et il est aussi large que haut. Une vraie baraque le type. Et puis ils sont deux du même gabarit qui se mettent à taper dans la balle et là, c’est un spectacle fantastique qui commence. La balle fuse à une vitesse hallucinante d’un côté à l’autre du terrain et le bruit de la pelote contre le fronton, sec, violent, ressemble à celui d’un coup de fouet. Les deux hommes rivalisent d’adresse et de force pour frapper la pelote de leurs mains nues, à tour de rôle, à droite, puis à gauche, parfois sans qu’elle touche le sol durant plusieurs minutes. La partie dure une heure, presque. Jean-Cri et papa ont des étoiles dans les yeux. La pelote toute neuve est toute usée maintenant, lorsque le monsieur la rend à Jean-Cri avec un grand merci et un beau sourire. Le gars il a de ces mains, on dirait des battoirs. Un vieux s’approche : « Petit, sais-tu à qui tu viens de prêter ta balle toute neuve ? » « Non, Monsieur » « Tu te souviendras d’eux, mon garçon, ceux-là sont les champions du monde de pelote basque à mains nues ! ». Pendant la nuit suivante, Jean-Cri a du mal à s’endormir parce qu’il entend encore le bruit de la partie qu’il avait regardée d’abord seul avec papa, au bord du terrain, puis accompagné d’une foule de gens qui s’étaient rassemblés peu à peu, attirés par les clameurs, les rires, les applaudissements et la rumeur.
Deux hommes qui faisaient preuve de toute leur force pour faire voler à toute vitesse une petite balle dure. Ils ne voulaient pas vaincre le mur, ils s’en servaient comme d’un allié, un partenaire de jeu. Dans certaines occasions de la vie, Jean-Cri a pu oublier cette qualité du rebond, cette indispensable faculté qui consiste à recommencer, repartir ailleurs, plus vite, plus fort aussi, poussé par le coup que l’on vient de recevoir, propulsé par une énergie qui nous incite à recommencer. Il a même commis l’erreur de croire que sa colère montrait sa force, alors qu’elle n’avait permis que de briser les vitres des boulangeries de son enfance.
A présent, Jean-Cri est devenu Jean-Christophe. Il a une famille et deux enfants qui sont presque des adultes, à leur tour. Il ne sait plus ce qu’est devenue la pelote. Sans doute l’a-t-il laissée dans un carton rempli des souvenirs de son enfance. Où a-t-il bien pu ranger ce carton ? Mais ce n’est pas si grave : la petite balle dure et noire est là tout de même, cachée aux confins de son esprit, prête à rejouer une autre partie animée, prête à revivre.
C’est l’histoire d’une pelote devenue volonté, légèreté, force et courage devant les épreuves de l’existence. Une petite balle recouverte de cuir, de joie et de complicité, qui vole dans les airs, à toute allure et qui se moque des bassesses, des petitesses, des étroitesses. Une minuscule sphère insaisissable qui n’a peur de rien et ressemble à la liberté conquise par soi-même. C’est l’histoire d’un cadeau qu’un père fait à son fils et qui renferme un secret en son cœur : quand tu te heurtes à un mur, rebondis et envole-toi !
Il était une fois un mur utile et merveilleux : c’est le fronton de pelote d’un petit village, perdu au fond de la montagne basque, accroché au bord d’une route qui serpente vers la frontière et s’enfonce dans la forêt.
Guy-Pierre Couleau
Paris, mai 2020