SCÈNE I
Octobre 1580. Tard dans la nuit. On jette MIGUEL dans la chambre où il est censé écrire son témoignage.
MIGUEL. — Témoignage.
SI ALI entre en portant une rame de papier qu’il dépose aux pieds de MIGUEL. CARMEN suit et dépose un encrier. ZOHRA entre et tend une plume d’oie à MIGUEL qui la prend sans regarder ZOHRA. MIGUEL lit quelques pages, prend une feuille blanche et commence à écrire. Il ne voit pas les autres, et il est confus lorsqu’ils commencent à parler.
MIGUEL. Témoignage de Miguel de Cervantès. Octobre 1580. Non ! Ça, non, non, et non ! Ah !
Il laisse tomber le papier et prend la tête dans les mains. SI ALI vient prendre la feuille que MIGUEL a laissé tomber.
CARMEN. – Et alors?
SI ALI. — « Témoignage. Octobre 1580. Captif à Alger, sa rançon est maintenant payée, Miguel doit rédiger l’histoire de son séjour… » Une histoire ? Ce public veut toute la vérité.
CARMEN. — Si Ali, tu ne prendras pas de poires d’un peuplier.
SI ALI. — Carmen, l’enjeu est trop grand.
ZOHRA prend le papier à SI ALI.
CARMEN. – Tout à fait ! Ce joueur-né suit le hasard n’importe où. Alors, Mademoiselle Zohra, lis-nous ce qu’il a écrit.
MIGUEL. — Zohra ! Tu es là.
ZOHRA. — Me voici.
MIGUEL. — J’ai cru que tu n’allais plus jamais revenir.
ZOHRA. — J’entre et je sors à ma volonté. Voilà.
SI ALI. — (Il lui prend le papier.) « Il est soldat et a supporté des années de captivité cruelle. Il est de bonne souche, tous les membres de sa famille sont Vieux Chrétiens. »
CARMEN. – Et qui c’est qui t’a dit qu’il allait tout inventer ?
SI ALI. — « Il a toujours été fermement résolu à défendre la liberté, et si quelqu’un est en difficultés ou a subi une injustice, il luttera pour lui donner la liberté. » Chose que tu n’as jamais réussi à faire, pas une seule fois.
ZOHRA. – Il a tenté de le faire, Baba.
SI ALI. – Il a fait des tentatives insensées.
CARMEN. – Et d’autres sont morts à sa place, n’est-ce pas ?
SI ALI. – « Soldat au service du roi. Esclave à Alger. La rançon payée. Il veut témoigner de tout ce qui lui est arrivé »
CARMEN. – Il ne va pas tout raconter.
SI ALI. – « Le tout signé et juré par des témoins. »
CARMEN. – Encore une fois, non ?
SI ALI. – « Témoins qui attestent par la présente de son bon caractère, de sa foi constante, et de ses bonnes actions auprès des chrétiens assujettis »
CARMEN. – Nous n’allons donc pas figurer.
ZOHRA. – Il ne peut pas nous laisser à l’écart !
CARMEN. – Bien sûr que oui.
ZOHRA. — Et tu te demandes pourquoi je m’éloigne de toi.
MIGUEL. — Écoute, s’il te plaît.
ZOHRA. — Pourquoi ?
MIGUEL. — Je veux te lire un poème.
ZOHRA. — Pas maintenant.
MIGUEL. — C’est l’affaire d’un instant.
ZOHRA. — (ensemble) Pour une fois tu vas m’écouter.
SI ALI. — (ensemble) Tu es censé achever ceci.
CARMEN. — (ensemble) Vous n’allez pas vous débarrasser des punaises dans ce lit.
MIGUEL. — (Il porte les mains à la tête.) Arrêtez ce vacarme là-dedans. Taisez-vous.
SI ALI. – Ça alors ! Je ne suis pas les ordres de monsieur le fabuliste.
MIGUEL. – Zohra, tu te rappelles le sonnet ? (Il cherche un papier.). Je m’en suis souvenu hier.
ZOHRA. — Et mon histoire / à moi ?
MIGUEL. — Écoute ceci d’abord :
Pendant le long silence de la nuit,
Quand le doux sommeil berce les dormeurs,
J’énumère toutes mes riches douleurs
Et les inscrit pour Zohra, ange, esprit.
ZOHRA. — Je trouve que le poète s’apitoie sur son sort.
CARMEN. — Dis quelque chose, toi.
SI ALI. — Ah. Attends que cette idée lui sorte de la tête.
MIGUEL. — Laisse-moi terminer.
Quand le soleil se montre aux portes rosées
De l’Orient, je renouvelle mes soupirs,
Et mon ancienne plainte revient croupir
Dans la peine qui m’a été imposée.
MIGUEL continue à lire {VERS} pendant que les autres parlent entre eux.
CARMEN. — C’est pas bon, ça, n’est-ce pas ?
SI ALI. — Il a écrit de meilleurs.
ZOHRA. — Je le trouve barbant, qu’il s’arrête.
CARMEN. — Oh ! Mais c’est toi qui inspire toutes ces belles paroles.
ZOHRA. — Ne me taquine pas, Carmen.
MIGUEL. — {À son zénith le soleil me voit gémir,
Entend mes pleurs redoubler, ma voix frémir.
Ma lamentation se poursuivra la nuit.
Je ne garde aucun espoir car il s’enfuit,}
Et toujours dans cette lutte si inflexible
Le Ciel est sourd et Zohra insensible.
Alors ?
ZOHRA. — Ce n’est que de l’amour-propre, mon pauvre.
MIGUEL. — Tu as tort, je dis que je t’aime beaucoup.
ZOHRA. — Même si c’était le cas, pourquoi donc devrais-je être amoureuse de toi ?
MIGUEL. — Je grimperai des rochers coupants pour arriver à toi.
ZOHRA. — S’il te plaît !
MIGUEL. — Je pense à toi depuis deux ans.
ZOHRA. — Oui, oui. Tu es amoureux d’un souvenir.
MIGUEL. — Tu es si belle.
ZOHRA. — Dieu m’a donné la beauté. Je ne l’ai pas choisie pas plus que la vipère n’a choisi son venin. Arrête tes élucubrations.
MIGUEL. — La beauté n’est pas le venin.
ZOHRA. — Ce n’est pas ce que j’ai dit.
MIGUEL. — Quand j’écrirai notre histoire, tu m’accompagneras. Nous aurons un bateau et nous prendrons la mer pour aller à la liberté. Tu seras toujours, toujours à mes côtés. Nous nous marierons, / nous irons...
SI ALI. — Elle veut t’épouser ?
MIGUEL. — Si Ali, elle s’en est remise, n’est-ce pas ?
SI ALI hausse les épaules.
Quand les gardes m’ont pris, elle avait commencé de parler.
CARMEN. — Et depuis ce moment-là, (CARMEN tapote la tête de MIGUEL) tout se passe ici, n’est-ce pas ?
SI ALI. — Effectivement. Eh bien, ta rançon a été versée, tu es libre de prendre le chemin de retour. (Il prend un des papiers.) Mais il y a toujours ce « témoignage à présenter à sa majesté » ?
CARMEN. — Il croit que le roi se laissera y prendre, et lui donnera ce qu’il veut ?
ZOHRA. — Mais si ils le signent, tous ?
CARMEN. — Le roi ne tombera pas dans ce portrait-piège d’un chevalier portant lance, heaume et armure. (À MIGUEL.) Vous souhaitez être quelqu’un d’autre, non, il faut rester fidèle à vous-même.
MIGUEL. — Je ne peux pas être moi-même ici à Alger.
CARMEN. — Vous ne savez pas qui vous êtes, vous ne pourrez pas vous intégrer là-bas, et ils savent déjà tout de vous.
MIGUEL. — Notre terreur, qui êtes dans l’obscurité, que votre peine soit sanctifiée.
SI ALI. — Mon dieu.
MIGUEL. – Que ma rançon vienne. Donnez-moi ma liberté. Pardonnez-moi ma panique.
CARMEN. — Les cafards ont infesté le placard.
MIGUEL. – Ne nous menez pas à la conversion, mais délivrez-moi mon histoire.
SI ALI. — Miguel, est-ce que tu vas déclarer les faits ?
MIGUEL. — La vérité est toujours une histoire, Si Ali. On sélectionne, on dispose, pas forcément dans l’ordre original. On crée un ensemble pour que tous les éléments aient un sens qu’ils n’avaient pas à l’origine.
CARMEN. — Déclarez ce que nous, nous avons vu, Capitaine Quichotte.
MIGUEL. — Dites-moi, elle n’a pas épousé ce soupirant ?
CARMEN. — (tapote la tête de MIGUEL) Ici dedans, elle est libre de vous épouser.
MIGUEL. — C’est la vérité ?
CARMEN. — Elle peut toujours vous refuser.
MIGUEL. — Répondez.
CARMEN. – Alors que vous m’avez toujours dédaignée ? La petite femme paysanne convertie de Si Ali, là pour s’occuper de la fille.
SI ALI. — Occupons nous de l’affaire en cours.
MIGUEL. — Je veux tout savoir sur Zohra.
CARMEN. — Le diable le fera trébucher quand il écrira son histoire.
ZOHRA. – Ce n’est pas que son histoire à lui, Carmen, c’est notre histoire.
SI ALI. – Ma très chère fille, / je crois que ...
ZOHRA. – Tout le monde devrait connaître notre histoire !
CARMEN. – Tu veux qu’il te lave ton linge sale ?
ZOHRA. – Si ce n’est pas lui, qui va raconter notre histoire ? Miguel, prend ta plume, et j’exige que tu racontes la vérité.
SI ALI. – Regarde-le lui céder.
CARMEN. – J’en connais un autre.
MIGUEL prend une plume et commence à écrire.
ZOHRA. – Fais-le pour moi. Vous voyez ? Il écrit notre histoire. Commence le jour où Baba est venu te chercher au bagne. Chut, Carmen, il va écrire toute la vérité.
SCÈNE II
Vers la mi-matinée, juillet 1578. Cellule du bagne d’Alger. Une porte d’un côté. MIGUEL est à demi-nu.
MIGUEL. — Dans une grande ville de Barbarie et je ne vous dirai pas le nom – qui voudrait se le rappeler ? - il y avait un soldat pris en otage par des pirates. Cet homme s’était battu au nom de Dieu pour son roi et sa patrie. Il portait les cicatrices de blessures de coup de balle et de coup d’épée reçues dans les batailles où il avait guerroyé tant sur terre qu’en mer. Au moment où je reprends son histoire, ce capitaine d’armée courageux attendait debout dans une ruelle. La nuit était obscure comme une cellule de bagne. Son épée à la main, il attendait un vieil ennemi qui s’est interposé entre lui et le moment de s’échapper de la ville diabolique.
SI ALI entre, il porte un petit bouquet de jasmin, et un fardeau, qu’il dépose.
SI ALI. — Je veux juste t’écouter un peu mieux. Poursuis ton histoire.
MIGUEL. — Les rats l’ont déjà écoutée.
SI ALI. — Mais ton ami ne l’a pas écoutée.
MIGUEL. — Mon ami ? Qu’est-ce qui t’a empêché si longtemps de venir me voir ?
SI ALI. — Si j’ai bien compris, tu as la forme. Et rassure-toi, moi aussi, Dieu merci.
MIGUEL. — Qu’est qui t’a retenu ?
SI ALI. — Où en sommes-nous ? D’après ton calendrier chrétien, au mois de juillet, 1578. / Alors j’ai…
MIGUEL. — Cela fait des mois, Si Ali !
Dans le fardeau SI ALI prend un petit bol et un gant de toilette mouillé dont il se sert pour laver MIGUEL. Il revêt MIGUEL d’une chemise et un blouson.
SI ALI. — L’accès n’est pas facile.
MIGUEL. — Plus facile que d’en sortir.
SI ALI. — J’ai une affaire à mener, et une fille qui sait tout chambouler.
MIGUEL. — Alors, pour tout cela tu as le droit d’oublier ton ami ?
SI ALI. — Qu’est-ce que je suis censé faire quand il se met en péril ?
MIGUEL. — Lui venir en secours.
SI ALI. — Qui te dit que je ne l’ai pas fait ?
MIGUEL. — Tu n’as fait que t’occuper de ton commerce.
SI ALI. — C’est comme ça que je gagne ma vie. Quoique, Dieu sait, je viens de faire un investissement risqué.
MIGUEL. — Cela est démuni de sens pour un soldat.
SI ALI. — Soldat ? Jusqu’à ce qu’on te rachète, tu es captif.
MIGUEL. — Soldat.
SI ALI. — Captif. Miguel, tu n’as pas réussi à t’évader. À nouveau.
MIGUEL. — Parce qu’on m’a trahi. À nouveau.
SI ALI. — Néanmoins, on t’a épargné les deux mille coups de fouet. Alors, qui s’en est occupé de cela ?
MIGUEL. — Ce n’était pas fini ?
SI ALI. — Deux mille coups t’auraient enlevé toute la chair du dos, et tu le sais, ça.
MIGUEL. — Je n’arrivais pas à poser les pieds par terre quand ils ont terminé.
SI ALI. — Ils auraient arrêté la bastonnade si tu avais dit la vérité.
MIGUEL. — Mais j’ai tout dit.
SI ALI. — Voilà pourquoi ils ont continué de te battre.
MIGUEL. — Ils ne voulaient pas entendre ce qui s’est vraiment passé.
SI ALI. — Que tu avais tout planifié toi-même et seul ?
MIGUEL. — Voilà, toi, tu ne me crois pas non plus.
SI ALI. — Voyons ! Tous les hommes portés sur cette liste étaient d’un rang supérieur au tien.
MIGUEL. — Cela ne veut pas dire qu’ils savaient tout sur mon projet.
SI ALI. — Tu les as tout simplement inscrits sur ta liste ?
MIGUEL. — Tu sauras le déterminer tout seul. Si j’étais arrivé en Espagne, ils se seraient…
SI ALI. — Tu es toujours ici. Tu sais ce qui est arrivé à ton messager ?
MIGUEL. — Les rats ne me raconte jamais de nouvelles.
SI ALI. — Il a refusé de parler. On allait le suspendre aux crochets, comme son prédécesseur. On a décidé de l’empaler. Il a survécu pendant presque trois heures suspendu au pal.
MIGUEL. — Je te connais. Tu n’as pas regardé un empalement.
SI ALI. — Il est le deuxième de tes complices à se faire exécuter à la suite d’une de tes évasions ratées.
MIGUEL. — Je vous salue, obscurité, pleine de hantise, les rats sont avec vous et vous êtes torturée parmi les païens, / et mise au supplice…
SI ALI. — On me conseille de te laisser ici. Pourtant, j’ai un projet pour toi.
MIGUEL. — Me mettre à ramer sur une galère ?
SI ALI. — Je n’ai pas l’intention de gaspiller mon investissement.
MIGUEL. — Tu as toujours dit que le commerce est fait de risques.
SI ALI. — Miguel, que Dieu m’aide, j’ai acheté ta rançon.
MIGUEL. — Si Ali, tu me libères ?
SI ALI. — J’ai dit acheter, pas payé.
MIGUEL. — Je suis donc ton captif ?
SI ALI. — Je ne veux pas te perdre, mon ami.
MIGUEL. — Ici je suis en sécurité.
SI ALI. — Je veux que tu fasses un travail pour moi.
MIGUEL. — Tuer des rats ?
SI ALI. — J’aurai besoin de faire traduire des lettres.
MIGUEL. — Des lettres d’affaires ?
SI ALI. — Pas exactement.
MIGUEL. — Qu’est-ce que c’est que ceci ?
SI ALI. — Tant que tu n’as pas donné ton accord, je ne te dirai pas davantage.
MIGUEL. — Quelque chose que tu fais pour les Turcs ?
SI ALI. — Dans la mesure où Alger est une ville de cet empire.
MIGUEL. — Tu travailles avec le Gouverneur.
SI ALI. — En tant que délégué du Sultan, / il est...
MIGUEL. — Tu te négocies une entrée.
SI ALI. — Je fais ce que fait un bon citoyen.
MIGUEL. — Ces lettres iraient donc en Espagne ?
SI ALI. — Les lettres seront écrites en espagnol.
MIGUEL. — Alors, il y a une récompense, n’est-ce pas ?
SI ALI. — La paix.
MIGUEL. — Tu veux dire que les mers seront plus faciles d’accès pour les marchands et les négociants. C’est une question de commerce.
SI ALI. — Cela suffit, j’ai déjà trop dit. Est-ce que tu acceptes ma proposition?
MIGUEL. — Et ma récompense ?
SI ALI. — Il faudra que tu acceptes / de…
MIGUEL. — Jamais. Tu le sais d’avance.
SI ALI. — Te convertir ? Il n’en est pas question. Tu peux continuer à croire en un dieu en trois personnes.
MIGUEL. — Tu ne le comprends toujours pas.
SI ALI. — Oh, si. J’ai une trinité en toi : Don Miguel, le poète ; le capitaine Quichotte, le soldat ; et le conteur, Sidi Hamid Fils d’Ange.
MIGUEL. — Tu blasphèmes.
SI ALI. — Je peux te garder sous les verrous, ou tu peux assumer la tâche. Sans faire de tentative d’évasion.
MIGUEL. — Des termes très sévères.
SI ALI. — Ta parole d’honneur d’un officier de l’armée.
MIGUEL. — Venez regarder, les rats. On joue, et la mise est ma liberté.
MIGUEL sort deux dés.
SI ALI. — Je ne joue pas avec toi.
MIGUEL. — Juste un petit jeu de hasard. Si tu gagnes, je vais travailler pour toi, si je gagne, tu vas me libérer.
SI ALI. — Je ne joue pas.
MIGUEL. — Si, si, tu joues. Eh bien, un coup simple. Voilà. Ooh, tu as huit.
SI ALI. — Je ne joue pas avec toi.
MIGUEL. — On tente sa chance à tout moment, Si Ali. Cinq. Tu as gagné.
SI ALI. — Je veux que toi, tu décides, pas les dés.
MIGUEL. — Marchands, soldats, nous ne sommes que des joueurs.
SI ALI. — Certainement pas. Je ne laisse pas la chance déterminer ma vie.
MIGUEL. — (Il agite sa main gauche) Tu ne sais pas à quel moment la balle frappera, ni qui sera frappé. Une mise avant la bataille : celui qui prendra le premier une balle. Qui recevra une balle dans les fesses. Le nombre d’oreilles que l’on coupera. Cela t’aiguise les sens. Cette fois tu as gagné.
SI ALI. — Parole d’honneur ?
MIGUEL. — Tu veux la parole d’un officier.
SI ALI. — Dieu merci.
MIGUEL. — Il me faut du papier, de l’encre, des plumes d’oie.
SI ALI. — Bien sûr. Tu seras mon secrétaire.
MIGUEL. — Je dois écrire tout ce que je porte dans ma tête depuis des mois.
SI ALI. — Qu’est-ce qu’il veut d’autre, le conteur ?
MIGUEL. — Du pain frais.
SI ALI. — Le mitron viendra à la maison en courant.
MIGUEL. — Un couscous d’orge. De l’agneau aux pruneaux.
SI ALI. — Je ferai abattre un agneau pour toi.
MIGUEL. — De la soupe aux olives. De l’eau de neige pour me guérir. Des sardines grillées à la pêcherie.
SI ALI. — Nous y irons tout de suite, mon ami, pour déjeuner. Après le hammam.
MIGUEL. — Des nèfles, des abricots, du jus de melon. Tu sais ce que je veux.
SI ALI. — Pourquoi pas la liberté de sentir le souffle du vent, d’abriter tes yeux du soleil ? Et alors ? Discuter et se disputer ensemble comme l’année dernière ? Manger du raisin doux et parfumé, sentir le jasmin ? (SI ALI passe le petit bouquet sous le nez de MIGUEL.) L’été est si beau. Tu me fais attendre dans cette puanteur.
MIGUEL. — C’est mon odeur.
SI ALI. — Alors reste ici ! Ou accepte ma proposition et viens vivre parmi les gens au lieu des rats. Tu écriras les lettres. Et tu seras aux aguets pour apprendre ce qui se passe dans la ville.
MIGUEL. — Il faut espionner les rats, c’est ça ?
SI ALI. — Tu entendras des choses que je ne capte pas.
MIGUEL. — Certainement.
SI ALI. — Fais cela pour moi parce que nous sommes amis. Viens te loger chez moi.
MIGUEL. —Emmène-moi, sortons d’ici. J’écrirai tes lettres.
SI ALI et MIGUEL sortent de la cellule.
SCÈNE III
Août 1578. Le matin. La grande cour intérieure de la maison de Si Ali, ouverte au ciel et qui donne sur une pièce en alcôve le long d’un côté de la cour, une entrée de couloir de chaque côté, l’un mène à la porte d’entrée par un retour (on n’aperçoit donc pas la porte principale) et l’autre mène à l’intérieur de la maison. ZOHRA et SI ALI sont dans la pièce, en train de se disputer.
SI ALI. — Tu es en train de revivre quelle histoire ? Où en sommes-nous dans les Mille et Une Nuits ?
ZOHRA. — Baba, s’il te plaît.
SI ALI. — Ça y est ! Tu te prends pour la princesse Badoure. Alors un djinn a envahi ton sommeil, c’est ça ?
ZOHRA. — Baba !
SI ALI. — Comment s’appelle-t-il ce djinn ?
ZOHRA. — Baba, j’aime et / j’honore…
SI ALI. — Je me la rappelle cette histoire. « Je ne me laisserai pas régenter par un homme ! » C’est celle-là, et si j’ai bon souvenir, son père lui interdit de sortir de la maison. Alors pourquoi ne veux-tu pas suivre / les ordres…
ZOHRA. — Parce que.
SI ALI. — Parce que je veux que tu te maries.
ZOHRA. — Le père de la princesse Badoure avait beaucoup de tendresse et de gentillesse pour sa fille.
SI ALI. — Mais je suis marchand, moi, je ne suis pas roi. Ils bavardent là-dehors. « Il nous donne des ordres, que nous devons accomplir aussitôt (SI ALI claque des doigts), et sa fille le fait tourner ici (SI ALI lève le petit doigt) ».
ZOHRA. — Ce n’est pas vrai !
SI ALI. — Bien sûr que c’est vrai ! « Elle a quel âge ? Oh. Il lui reste très peu de temps pour lui dénicher un mari. »
ZOHRA. — Oh, Baba !
SI ALI. — « Le pauvre homme. Tout seul, il l’a élevée. Quel déshonneur / pour la famille… »
ZOHRA. — Veux-tu m’écouter, Baba ?
SI ALI. — J’écoute tout le temps et j’entends, « il est écrit, “faites marier les célibataires parmi vous”, et elle refuse chaque prétendant qui vient à la maison ».
ZOHRA. — Le jour où l’homme qui est fait pour moi viendra, je l’épouserai.
SI ALI. — Dis-moi, où est-il, ce prince de tes rêves ?
ZOHRA. — L’homme que la Princesse Badoure aime vient d’un pays lointain.
SI ALI. — Précisément. Eh bien, Princesse Zohra, tu dois te fixer sur un homme d’Alger.
ZOHRA. — Écoute, je t’en prie.
SI ALI. — À la longue le roi a trouvé que sa fille était folle, n’est-ce pas ? J’en ai marre. Pour l’instant, comme elle, tu ne sortiras pas. Pas de hammam, pas de visite chez tes cousines.
ZOHRA. — Baba !
SI ALI. — « Dieu est toujours prêt à accepter celui qui se repentit, / Il est miséricordieux. »
ZOHRA. — « Il est miséricordieux. »
SI ALI. — Au nom de Dieu, je ne plaisante pas.
ZOHRA s’approche et fait la bise à SI ALI.
C’est la dernière fois que tu en refuses un, tu m’entends ? Je ne veux plus de discussion. Eh ! Il fait trop chaud pour se disputer. À propos, est-ce que tu as des nouvelles à me raconter au sujet de Don Miguel ?
ZOHRA. — Il m’a dit un poème qu’il écrit. Tu aimes ses poèmes ?
SI ALI. — Là n’est pas le problème.
ZOHRA. — Si je savais ce que tu cherches.
SI ALI. — Tout simplement, que tu me racontes jusqu’à la moindre des choses.
ZOHRA. — C’est ce que je fais. Je t’ai raconté plein de choses. Pourquoi est-ce que tu lui donnes des noms différents ?
SI ALI. — Les chrétiens croient en une Trinité. Je dis qu’il est ma Trinité. Il n’apprécie pas ma plaisanterie, il dit que je blasphème.
CARMEN entre du couloir intérieur.
Carmen, nous parlions justement de Miguel.
CARMEN. — Celui-là. Il va et vient à sa guise.
SI ALI. — Et quoi d’autre ?
CARMEN. — Il va voir le moine, il s’entretient avec ceux de toujours. Et il passe beaucoup de temps ici avec toi, et puis vous partez ensemble en ville. C’est comme ça. Je crois toujours que tu as tort.
SI ALI. — Tu n’as aucune raison pour t’inquiéter.
CARMEN. — Et c’est un fait indéniable ? Il ne devrait pas loger ici, et tu le sais ça.
SI ALI. — Il faut le guetter, comme la petite bergère qui sait qu’il y a un loup dans les parages. Dès que tu en as la preuve, dis-le-moi.
CARMEN. — Oui. Quand il aura mangé l’agneau.
SI ALI touche le bras de CARMEN dans un geste d’affection. Elle se tourne vers lui, le caresse, puis se sépare de lui. SI ALI la suit et lui prend la main.
SI ALI. — Il est ici pour travailler, Carmen.
CARMEN. — Il peut travailler n’importe où. Mais pourquoi le prends-tu pour un ami ?
SI ALI. — Là n’est pas la question.
CARMEN. — Il est brisé.
SI ALI. — C’est ce qu’on dit de lui ?
CARMEN. — Et il ne faut pas s’étonner de ça.
SI ALI. — Nous le sortirons de sa confusion.
CARMEN. — Sans toi il serait mort.
SI ALI. — S’il s’égare, il est fini.
CARMEN. — Je l’observe.
ZOHRA. — Qu’est-ce que cela veut dire, qu’il est brisé ?
CARMEN. — (Se touche le front) Ravagé. Cela fait longtemps qu’il a été enfermé au bagne.
SI ALI. — Cela suffit. Tenez-moi au courant.
CARMEN. — Il faut jamais poser le pouce entre deux molaires.
MIGUEL. — (Dehors, dans le couloir extérieur) Laissez passer !
SI ALI. — Entre !
SI ALI fait signe à CARMEN et à ZOHRA qu’elles peuvent rester. MIGUEL entre et enlève ses chaussures qu’il pose à côté de la porte du couloir.
MIGUEL. — Tout le monde va bien ?
CARMEN. — Oui.
ZOHRA. — Dieu merci. Et toi ?
MIGUEL. — J’ai fait un tour des portes de la ville.
SI ALI. — Tu t’es réchauffé.
MIGUEL. — « Celui qui ne se lève pas avec le soleil, ne profite pas de la journée, » disait ma grand-mère. Je suis parti tôt à la Porte Neuve, et j’ai terminé à la Porte aux Fers. Alors je suis retourné à la Porte des Poissonniers pour écouter le conteur. Il avait ramassé une belle foule. « Écoutez que je vous raconte le sixième voyage de Sinbad ! Seul un marin / saurait… »
SI ALI. — Pas tout de suite. Toi et moi, nous avons une nouvelle lettre à rédiger.
SI ALI prend MIGUEL du bras et ils s’en vont.
ZOHRA. — Carmen ! Carmen ! Il est fou furieux. Il m’a interdit de sortir. Pour quoi que ce soit. Il n’a jamais fait cela avant.
CARMEN. — Ne t’étonne surtout pas. Il était certain cette fois d’avoir trouvé l’homme qu’il te fallait, et toi, qu’est-ce que tu as fait ?
ZOHRA. — Oh, dis donc.
CARMEN. — Tu ne peux pas tous les refuser. Ton père est très indulgent.
ZOHRA. — Tu sais quel âge il a ce dernier ?
CARMEN. — Plus jeune que moi.
ZOHRA. — Si vieux que tu ne saurais ni le rapiécer ni le raccommoder.
CARMEN. — Riche pourtant.
ZOHRA. — Tu ne comprends rien.
CARMEN. — J’avais ton âge quand ils m’ont fait débarquer ici. Tu ne penses pas que moi aussi j’avais des rêves ?
ZOHRA. — Si tu le dis. Est-ce que tu veux venir à la terrasse cette nuit ? Ils vont peut-être chanter encore.
CARMEN. — Ils n’oseront pas après ce qui s’est passé la dernière fois.
ZOHRA. — Mais tu les as écoutés, « oh, gazelle, tu déchires mon cœur ».
CARMEN. — Strictement nous aurions dû nous retirer.
ZOHRA. — Tu as dit qu’ils chantaient très bien.
CARMEN. — Juste parce que tu les entends chanter, cela ne veut pas dire qu’ils chantent pour toi. Elle a bien seize ans, la petite voisine.
ZOHRA. — Oh, mais Yasmina la sainte-nitouche ne monterait jamais à la terrasse pour écouter des garçons chanter des chansons d’amour.
CARMEN. — Allons, allons donc.
ZOHRA. — Je veux courir libre comme une gazelle.
CARMEN. — Oui, pour fuir aussi vite que possible les chasseurs.
ZOHRA. — Ils n’arriveraient pas à me prendre.
CARMEN. — Ah ! Tu te souviens des yeux de cette pauvre bête ? Ce sera toi.
ZOHRA. — Tu sais dire des choses très blessantes.
CARMEN. — Et qui d’autre, Mlle Zohra, va te ramener pieds sur terre ?
Pause.
ZOHRA. — D’après toi, qu’est-ce qu’ils fabriquent, Baba et Miguel ?
CARMEN. — Cela ne nous regarde pas.
ZOHRA. — Il va passer combien de temps chez nous ?
CARMEN. — Le temps qu’il faudra.
ZOHRA. — Ça fait déjà un mois.
CARMEN. — Ils travaillent lentement.
ZOHRA. — Ils se disputent, ensuite ils s’esclaffent…
CARMEN. — Les hommes.
ZOHRA. — Quelques fois je les ai vus… Comme s’ils étaient…
CARMEN. — Cela arrive.
ZOHRA. — Mais, cela, euh…ne te fait pas de la peine ?
CARMEN. — Je t’ai déjà dit, on apprend. Voyons.
ZOHRA. — Il a des lettres de recommandation, n’est-ce pas ?
CARMEN. — Comment le sais-tu ?
ZOHRA. — Je regarde et j’écoute, comme le bulbul au verger.
CARMEN. — Prends garde à chanter moins fort que cet oiseau.
ZOHRA. — Sa rançon est de combien ?
CARMEN. — Aucune idée.
ZOHRA. — Mais tu me le dirais ?
CARMEN. — Si c’est un secret, non.
ZOHRA. — Mais tu m’as dit tous les secrets que ma mère t’a confiés.
CARMEN. — Qu’elle repose en paix. Seulement ceux qu’elle t’aurait confiés.
ZOHRA. — Je prie pour elle tous les jours.
CARMEN. — Tu fais bien.
ZOHRA. — Et pour toi, et pour Baba.
CARMEN. — N’oublie pas de prier pour toi-même aussi.
ZOHRA. — Bien sûr. Carmen, si je te confie un secret, tu ne le diras à personne ?
CARMEN. — Quand est-ce que j’ai trahi un secret ? Et alors ?
ZOHRA. — Il ne faut surtout pas le dire à Baba.
CARMEN. — Je sais garder le secret.
ZOHRA. — Tu n’as pas le temps maintenant, plus tard, alors. Tu ne lui diras pas que je monte à la terrasse ? Ce n’est pas sortir. Il me faut voir le ciel et la mer. (Au milieu de la cour, elle regarde vers le haut.) Ce n’est qu’une tache, ça.
CARMEN. — Ne fâche pas ton père de nouveau. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
ZOHRA. — Je vais lire.
CARMEN. — Pfft !
ZOHRA. — Oh, Carmen !
ZOHRA prend CARMEN dans ses bras. Ensuite elle la regarde partir. ZOHRA prend une feuille de manuscrit et la lit. Elle ne perçoit pas MIGUEL qui s’approche d’elle et lui prend la feuille. ZOHRA recule.
ZOHRA. — Je l’ai vue à nouveau cette nuit.
MIGUEL. — Vous, vous rêviez.
ZOHRA. — Elle m’a parlé.
MIGUEL. — C’est un rêve.
ZOHRA. — Elle m’a dit de m’en aller en Espagne et que tu m’accompagneras pour y aller.
MIGUEL. — Pas moi.
ZOHRA. — Tiens.
ZOHRA donne une bourse en cuir à MIGUEL qui la soupèse un instant et la lui tend. ZOHRA agite ses mains et refuse de la prendre.
MIGUEL. — Alors je le lui rendrai. (ZOHRA a l’air confuse.) À Si Ali.
ZOHRA. — Non !
MIGUEL la fait taire en lui couvrant la bouche d’une de ses mains, et de l’autre, il enfonce la bourse dans le sein de ZOHRA. ZOHRA le gifle et se libère.
Comment oses-tu !
MIGUEL. — Et vous ?
ZOHRA. — Tu as essayé de t’évader.
MIGUEL. — Pas d’ici.
ZOHRA. — C’est pourquoi tu étais emprisonné.
MIGUEL. — L’année dernière.
ZOHRA. — Et cette année, et l’année d’avant.
MIGUEL. — Vous en savez des choses.
ZOHRA. — Tu essaieras donc à nouveau de partir.
MIGUEL. — Il n’y a pas moyen de le faire.
ZOHRA. — Tu n’as pas de quoi payer ta rançon.
MIGUEL. — Cela ne vous regarde pas.
ZOHRA. — Sois respectueux. Ta famille ne t’a pas racheté, donc tu essaieras de t’échapper.
MIGUEL. — Vous vous trompez.
ZOHRA. — Ma mère céleste me l’a dit.
MIGUEL. — Votre mère est morte, Si Ali me l’a dit.
ZOHRA. — Ma mère céleste, Lalla Miriam.
MIGUEL. — Notre Dame, la Sainte Vierge Marie, vous voulez dire.
ZOHRA. — Pourquoi est-ce que vous autres vous chrétiens vous ne pouvez pas l’appeler par le même nom que tout le monde ?
ZOHRA lui jette la bourse que MIGUEL attrape peu avant l’arrivée de SI ALI, qui sort du couloir intérieur.
« Dieu déterminera la différence entre les croyants ».
MIGUEL. — Et Il s’en prendra fort à ceux qui ne sont pas de la seule et vraie foi.
SI ALI. — Et c’est là-dessus que nous ne sommes pas d’accord.
ZOHRA. – « Tous ceux qui croient en Dieu trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur. »
SI ALI. – Précisément.
ZOHRA. — Je fais de mon mieux, Baba.
SI ALI. — Tu lui montres ses erreurs. Très bien.
SI ALI lui fait signe de partir, et ZOHRA s’en va par le couloir intérieur.
MIGUEL. — Elle sait bien défendre son point de vue.
SI ALI. — Dieu merci.
MIGUEL. — Elle plaide comme une étudiante zélée. (Il a la bourse dans la main.) Ah, je crois qu’elle est à toi.
SI ALI la prend, et la retourne.
SI ALI. — Elle ne m’appartient pas.
MIGUEL. — Elle traînait ici.
SI ALI. — Zohra, qu’est-ce qu’elle a dit ?
MIGUEL. — Je ne lui ai pas posé la question.
SI ALI. — (Il met la bourse dans une poche et s’assied.) Il fait plus frais ici. Quand je confie une tâche à quelqu’un, je m’attends à ce qu’il la fasse. Ah, les lettres sont excellentes. Mais il y a une autre mission que / je t’ai confiée.
MIGUEL. — Bien sûr.
SI ALI. — Tu as passé une bonne partie de la matinée à faire le badaud en ville, qu’est-ce que tu as entendu ?
MIGUEL. — Il y a eu une bataille au Maroc. (SI ALI ne réagit pas.) Une fort grande. Trois rois sont morts.
SI ALI. — Et Dieu merci, la croisade portugaise est vaincue. Je le sais, ça. Capitaine Quichotte, tu es censé écouter et me rapporter tout ce que tu entends. Je veux des nouvelles révélatrices.
MIGUEL. — Je fais de mon mieux.
SI ALI. — Peut-on croire un conteur ?
MIGUEL. — Ça fait à peine un mois, Si Ali. Il faut mériter la confiance des gens. À qui ai-je parlé depuis un mois ? Des captifs, des immigrés, des soldats, des marins, / des commerçants.
SI ALI. – Et alors ?
MIGUEL. – Des Vénitiens, des Albanais, des Turcs, un Irlandais, des Français, des Gênois, / des Grecs…
SI ALI. – Et quoi donc ?
MIGUEL. – Je les rencontre tous, je les connais. Ils me regardent et ils ne disent pas mot.
SI ALI. — Il faut simplement écouter.
MIGUEL. — Puis tout le monde a deux noms.
SI ALI. — Ça par exemple. Quand on a informé le Palais de ta première tentative, on ne savait pas qui chercher. Capitaine Quichotte.
MIGUEL. — Et alors ?
SI ALI. — C’est le nom que tu as adopté, Miguel. Cela fait parti d’une de tes fables. Cheikh Sidi Brahim nous disait que dans notre quête du moi nous devions nous dépouiller de nos histoires pour nous rapprocher du vrai moi, et ceci afin de nous rapprocher de Dieu.
MIGUEL. — Il y a des moines qui te diraient la même chose.
SI ALI. — Tandis que toi, tu ne fais qu’en rajouter d’histoires.
MIGUEL. — Une bonne histoire a sa propre vérité.
SI ALI. — Bien sûr. Et la vérité de l’histoire qu’en réalité tu es juif ?
MIGUEL. — Quel rat menteur ?
SI ALI. — On me dit que tout le monde le sait. Que les juifs portent souvent deux noms.
MIGUEL. — Je ne suis surtout pas juif !
SI ALI. Mais le nom Quichotte est un peu révélateur, n’est-ce pas ?
MIGUEL. Alors on n’a pas le droit de faire un emprunt ?
SI ALI. Quechotte ! Le Capitaine Vérité ! Le Capitaine Certitude.
MIGUEL. Qui ne dit pas que je suis juif.
SI ALI. — Doucement. Il y a beaucoup de juifs ici.
MIGUEL. — Je ne suis pas juif.
SI ALI. — Les Vieux Chrétiens t’appelle Marrane.
MIGUEL. — Dans ma famille nous sommes tous Vieux Chrétiens !
SI ALI. — Ne te fâche pas comme ça ! Ici nous jugeons un homme d’après son caractère, non pas d’après ses grands-parents.
MIGUEL. — Mon père tient le document. Il l’a fait pour que j’obtienne le poste à Rome. Trois témoins. Ils ont juré, la main sur la Bible devant le lieutenant-gouverneur de Madrid.
SI ALI. — Qu’est-ce qu’ils ont attesté?
MIGUEL. — Que mes parents sont mariés ensemble. Qu’il n’y a ni Juifs, ni convertis, ni Maures parmi mon ascendance.
SI ALI. — Tu désignerais un moulin à vent et me dirais que voici un géant qui agite les bras.
MIGUEL. — Je te dis, Si Ali, que nous sommes Vieux Chrétiens.
SI ALI. — Comment cela se fait-il quand vous avez tous du sang juif et maure ? Et Alcalá. La ville où tu es né porte toujours un nom arabe, et les Juifs y vivaient. Allons. 1492. C’était ton grand-père, il s’est converti, n’est-ce pas ?
MIGUEL. — D’abord les sauterelles me mangeront. Quand le fil de ma vie s’est cassé, il ne me restait que ma foi. J’y adhère.
SI ALI. — Ce n’était pas le cas de ton grand-père.
(Pause.)
MIGUEL. – J’ai entendu une rumeur.
SI ALI. – Aha !
MIGUEL. — Celui qui m’a parlé de la bataille m’a dit que les Anglais ont envoyé des marchands qui vendent des armes à Marrakech. Des arquebuses, des canons. Ensuite ils achètent du salpêtre pour fabriquer de la poudre à canon. Ils veulent un traité.
SI ALI. — Enfin, tu as bien appris quelque chose.
MIGUEL. – Fais-moi confiance, Si Ali.
SI ALI. — Ton père et ton grand-père, n’exigeaient-ils pas la confiance ?
ZOHRA entre de l’intérieur.
Et en voici une qui en fait toujours son apprentissage. La confiance, ma très chère, la confiance. Nous en tirons tous profit.
MIGUEL. — Si Ali, j’aurai des nouvelles.
SI ALI. — Plût à Dieu que tu en aies. Ma fille, aussi. Des nouvelles d’un mariage ?
ZOHRA. — Baba.
SI ALI. — Où sont mes petits enfants ?
ZOHRA. — Baba, Carmen m’a prié de / te rappeler…
SI ALI. — Bien sûr, oui. Ah ! Ceci, c’est à toi ?
SI ALI lui tend la bourse, que ZOHRA prend.
ZOHRA. — Dieu merci. Elle était où ?
SI ALI. — Demande à Miguel.
MIGUEL. — Elle, elle…par terre.
SI ALI. — Je dois m’en aller. Nous avons rendez-vous cet après-midi.
SI ALI met ses babouches.
MIGUEL. — Au Palais.
SI ALI. — Profitez de la journée.
ZOHRA. — Bien sûr.
SI ALI s’en va en ville.
MIGUEL. — Priez. Allez prier la Sainte Vierge.
ZOHRA. — Qui me dit que tu m’aideras.
MIGUEL. — Je ne peux pas vous aider.
ZOHRA. — On t’a envoyé ici pour me sauver.
MIGUEL. — Je ne le pense pas.
ZOHRA. — Fais ta prière avec moi. Prions ensemble maintenant.
ZOHRA s’agenouille, les mains jointes, et regarde MIGUEL.
Mets-toi à genoux.
MIGUEL hésite, puis se met à genoux. ZOHRA ferme les yeux. Un projecteur illumine ZOHRA.
Je vous salue, Miriam, mère de Jésus. Ma mère, je m’adresse à vous en prière à nouveau pour vous demander de me venir en aide. Lalla Miriam ! (petite pause) Lalla Miriam, comment dois-je faire pour m’évader d’ici et aller dans un lieu sûr où je serai libre ? (petite pause) Mais il dit qu’il ne veut pas. Il est ici, dites-lui qu’il doit suivre votre volonté. (petite pause) Merci, Sainte Mère. Regardez-nous et prenez pitié de nous. Amen.
ZOHRA regarde MIGUEL.
MIGUEL. — Je n’ai rien entendu de ce qu’elle a dit.
ZOHRA. — Tu devrais avoir plus de foi.
MIGUEL. — Moi ? Je fais sans cesse la prière.
ZOHRA. — Elle m’a dit, « Parle avec Miguel à nouveau. Il prépare constamment des projets d’évasion et de fuite pour plusieurs. » Puis elle t’a dit de m’emmener en Espagne.
MIGUEL. — Mais je n’ai pas de projet.
ZOHRA. — Si, tu en as un maintenant, et c’est Lalla Miriam qui te le confie. (ZOHRA lui tend la bourse.) Tiens, je t’en donnerai plus. Va. Lalla Miriam veille sur toi.
MIGUEL prend la bourse, met ses chaussures et s’en va en ville.
SCÈNE IV
Septembre 1578. L’après-midi. CARMEN et SI ALI sont installés dans la pièce. Sur la table il y a un plateau en cuivre où sont posés trois verres et un pichet de lait d’amandes.
CARMEN. — Plus sourd que celui qui ne veut pas écouter, il n’existe pas.
SI ALI. — J’ai bien entendu tout ce que tu as dit.
CARMEN. — Elle pourrait apprendre des choses qui lui seront importantes.
SI ALI. — Il faut l’occuper !
CARMEN. — C’est toi qui lui as interdit de sortir.
SI ALI. — Tu sais très bien pourquoi.
CARMEN. — Ce serait la moindre des choses de lui permettre d’aller voir ses cousines. Rania, elle a une bonne influence sur ta fille.
SI ALI. — Pas encore. Il faut qu’elle comprenne.
CARMEN. — Ton ami ne lui enseigne pas la compréhension.
SI ALI. — Elle aime bien apprendre des choses.
CARMEN. — J’espère que cela lui plaira à son futur mari. Ce n’est pas avec la poésie qu’elle nourrira une maisonnée.
SI ALI. — Ma fille n’est pas comme les filles de tout le monde.
CARMEN. — Et tu te demandes pourquoi elle ne t’obéit pas.
MIGUEL. — (Dehors) Laissez-passer !
SI ALI. — Entre ! Nous reparlerons de tout cela plus tard.
MIGUEL entre et enlève ses chaussures.
CARMEN. — Je ne te permettrai pas de l’oublier.
MIGUEL. — Je n’ai pas pu le voir.
SI ALI. — Ah. Il fait la sieste ! Bon, il fait toujours chaud. Et toi, tu as certainement chaud, alors goûtons ceci.
SI ALI verse le lait d’amande dans deux des verres.
CARMEN. — Merci.
SI ALI. — Sûre ? Voyons, est-ce que la servante l’a préparé correctement cette fois. Tiens. Mmm. Il y a toujours trop de fleur d’oranger.
MIGUEL. — Je le trouve bien.
SI ALI. — Assieds-toi. Ils en seront contents, c’est du bon travail.
CARMEN. — Tu veux que je m’en aille ?
SI ALI. — Reste-là. Eh bien, d’un jour à l’autre les négociations vont commencer.
MIGUEL. — Je parie toujours qu’il n’y aura pas de trêve.
SI ALI. — Mais si, il y en aura une. Réfléchis à ce que tu m’as dit. Ton roi doit s’inquiéter des Anglais.
MIGUEL. — De cette bande d’hérétiques ?
SI ALI. — Mais tout indique qu’ils aimeraient collaborer avec nous.
MIGUEL. — Des pirates protestants !
SI ALI. — Précisément. S’il n’a pas cette trêve avec nous, comment donc est-ce que ton roi va libérer des bateaux pour patrouiller dans l’Atlantique ?
MIGUEL. — Les pirates sont comme les rats. Bien sûr, on perd de la graine, mais il suffit de les tenir en échec.
SI ALI. — Les rats grossissent, mais les ennemis de ton roi s’enrichissent, et cela leur donne plus de pouvoirs. Ton roi a fait banqueroute, il ne veut perdre ni une pépite de son or ou de son argent, et c’est pour ça qu’il signera la trêve avec nous.
MIGUEL. — Il peut en perdre quelques pépites. Il en reste des quantités aux Indes.
SI ALI. — Vois-tu, Carmen ? Miguel rêve d’aller aux Amériques, et de se servir dans la grotte d’Aladin. Il pourra ainsi rembourser celui qui rachètera sa rançon.
CARMEN. — Je lui souhaite bonne chance. Qui va chercher de la laine souvent revient tondu.
MIGUEL. — Je serai aussi riche qu’Aladin.
SI ALI. — Sauf que, comme Sinbad, les pirates prendront tes vaisseaux.
MIGUEL. — Il a fait fortune tout de même.
SI ALI. — À la longue, une fois qu’il s’est installé. C’est ce que tu devrais faire ; tu apprendras à diriger un commerce avec moi. Tu t’enrichiras immédiatement.
MIGUEL. — J’irai aux Indes. Là-bas chacun est libre pour faire marcher l’affaire pour lui-même. À la fin du jour il ne faut remercier que Dieu et soi-même pour l’eau qu’on boit et le pain qu’on mange.
SI ALI. — Tu vois le problème que j’ai, Carmen. Celui-ci se croit être Sinbad, et l’autre se prend pour la princesse Badoure !
CARMEN. — Ils ont trop lu de livres tous les deux.
SI ALI. — Quoique Sinbad n’était pas croisé.
MIGUEL. — Je leur apporterai la vraie foi !
SI ALI. — Une croisade nous apporte le chaos, la mort et le désordre.
MIGUEL. — Là-bas c’est un nouveau monde / qui nous attend.
SI ALI. — Nouveau ? Il est déjà peuplé.
MIGUEL. — Ils n’ont pas la vraie foi.
SI ALI. — En Andalousie vous avez saisi nos mosquées, nos terres, nos foyers. Vous nous en avez chassés. En Amérique vous prenez les terres et l’or de ces peuples, et vous les réduisez en esclavage.
MIGUEL. — Je n’aurai jamais d’esclave.
SI ALI. — Voici l’homme qui m’a dit que son grand-père avait des esclaves. Tu feras comme tout le monde, tu achèteras des esclaves des pirates anglais, parce que sinon tu ne t’enrichiras pas.
MIGUEL. — Je n’embaucherai que des hommes libres.
CARMEN. – Facile à dire.
SI ALI. — « Prenez vos esclaves en compagnons à parts égales et partagez avec eux les dons que Nous vous avons accordés. » (Il verse du lait d’amandes dans le verre de MIGUEL.) Voilà.
MIGUEL. — Aucun esclave.
SI ALI. — Nous cédons tous une partie de notre liberté pour vivre ensemble.
MIGUEL. — Personne ne choisit d’être esclave. Chaque homme a le droit d’être libre.
SI ALI. — Dans certaines limites. Je t’ai donné autant de liberté que possible.
MIGUEL. — Je n’ai pas la liberté de sortir de la ville.
SI ALI. — Tu crois que tu devrais être libre de te promener partout dans le monde. C’est ça? Eh bien, aujourd’hui je ne peux pas me rendre à la maison de mon grand-père à Grenade car il y a une loi en Andalousie qui exige que tout le monde soit chrétien. Ici nous pleurons nos foyers en Espagne parce que nos ancêtres y sont nés, ils y ont vécu pendant des siècles, et, quoique ton roi dise, c’est aussi notre pays.
MIGUEL. — Tu devrais avoir la liberté de t’y rendre.
SI ALI. — Pourquoi n’as-tu pas demandé à Carmen de t’accompagner dans ta fuite en Espagne ?
CARMEN. — Merci ! Je suis bien installée ici.
SI ALI. — Exactement. Comme tous ceux qui choisissent de venir à Alger, et que nous ne refusons pas. Ils progressent ici. La solde de nos marins est plus élevée que chez vous.
MIGUEL. — Chacun est libre de choisir.
SI ALI. — Et libre de venir ici parce qu’on n’exige pas que vous soyez vieux quoique ce soit. Carmen, dans ta famille vous êtes vieux quoi?
CARMEN. — Nous ? Nous sommes de vieux paysans. Certains des voisins étaient musulmans, tout comme moi aujourd’hui.
SI ALI. — Grâce à Dieu.
MIGUEL. — Tu devrais donc avoir deux noms.
CARMEN. — Je les ai, mais tu m’as toujours appelée Carmen.
SI ALI. — C’est vrai. Voici l’homme qui a trois noms. Je fais tout mon possible pour le persuader de penser à l’avenir. Il pourrait apprendre le commerce. Il a tous les talents nécessaires, et je lui servirai de maître.
CARMEN. — J’en connais qui saisiraient cette opportunité.
SI ALI. — Avec lui il faut beaucoup de persuasion.
CARMEN. — Les uns sont sourds, Si Ali.
MIGUEL. — J’écoute toujours.
SI ALI. — C’est vrai ? Et ma fille ? (à CARMEN) Tu sauras la persuader, plaise à Dieu.
CARMEN. — Elle sait qu’il lui faut écouter son père.
SI ALI. — J’attends la preuve. Voyons, tu as souvent des conversations avec ma fille.
MIGUEL. — Seulement / au sujet de…
SI ALI. — Naturellement. Elle t’aurait dit pourquoi elle a refusé cette dernière offre de mariage ?
MIGUEL. — Femme ou mule qui ne frappe pas du pied ne mérite pas de coucher sur la paille.
L’appel à la prière s’entend.
Elle le dirait à Carmen, pas à moi.
CARMEN. — De toute façon cela ne le regarde pas.
SI ALI. — C’est vrai. « Il ordonna que l’amour et la bonté se répandent entre vous ». C’est ce que nous voulons. (Il se lève.) Il est l’heure de la prière. Je vous donne la paix.
SI ALI se chausse et sort. MIGUEL fait pour se resservir du lait d’amandes.
CARMEN. — Ne profitez pas.
MIGUEL. — (Il pose le verre.) Excusez-moi.
CARMEN. — De Si Ali.
MIGUEL. — Ah. (Il reprend le verre.) Je le respecte beaucoup.
CARMEN. — Agissez en conséquence.
MIGUEL. — Tout est pour le mieux, Carmen.
CARMEN. — Pour vous.
MIGUEL. — Pas seulement pour moi, pour les autres aussi.
CARMEN. — Pensez à ce jardinier.
MIGUEL. — Je prie pour lui tous les jours.
CARMEN. — Cela ne le ramène pas à la vie.
MIGUEL. — Si je savais comment.
CARMEN. — Je l’ai vu au supplice des crochets. On l’a déchiré.
MIGUEL. — Il a été très fidèle.
CARMEN. — Noyé dans son propre sang.
MIGUEL. — J’ai dit que tout était de ma faute.
CARMEN. — Vous avez fait couler le sang. Là, on vous a suppléé.
MIGUEL. — On m’a donné deux mille coups de fouet.
CARMEN. — Quoi ? Si Ali vous cinglera de remarques mordantes ? Je sais supporter cela.
MIGUEL. — S’il vous plaît.
CARMEN. — Le seul homme à survivre.
MIGUEL. — À quoi ?
CARMEN. — Aux coups. On ne vous les a pas donnés parce qu’ils se sont rendu compte que vous êtes un moins-que-rien.
MIGUEL. — Qu’est que vous dites là ?
CARMEN. — Zohra croit que je ne m’en rends pas compte. Mais je vous le dis. Vous êtes capable de lui arracher le cœur à Si Ali.
MIGUEL. — Vous avez élevé sa fille.
CARMEN. — Je ne lui ai pas appris à se martyriser pour un soldat fou.
ZOHRA sort et court à CARMEN.
ZOHRA. — Qu’est-ce qui se passe ? Carmen, ne pleure pas ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?
MIGUEL. — Rien.
ZOHRA. — Qu’est-ce qui s’est passé ?
CARMEN. — Espèce de soldat.
MIGUEL. — À vos ordres.
CARMEN. — Tu ne devrais pas fréquenter un soldat.
MIGUEL. — Si Ali m’a donné ordre de lui enseigner à lire l’espagnol.
CARMEN. — Tu es très jeune.
ZOHRA. — Tu m’avais promis.
CARMEN. — Ah, viens ici.
ZOHRA. — Tu te fais trop de soucis.
CARMEN. — La femme qui se met du côté des hommes rend la vie plus difficile pour le reste d’entre nous.
ZOHRA. — Il m’apprend à lire, il est poète.
CARMEN. — Un beau parleur n’est pas celui qu’il te faut.
ZOHRA. — Tu aimes les histoires qu’il nous raconte. Il les fait vivre.
CARMEN. — Il est comédien en plus.
ZOHRA. — Elle est allée voir une pièce de théâtre. Là-bas en Espagne.
CARMEN. — Une fois seulement.
MIGUEL. — C’était comment ?
CARMEN. — Mes amis et moi, nous l’avons trouvé merveilleux.
ZOHRA. — Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas voir de pièces ici ?
CARMEN. — Ici on ne laisserait pas entrer les femmes.
ZOHRA. — Ce n’est pas juste.
CARMEN. — Rien n’est juste pour les femmes, ici ou là-bas.
MIGUEL. — J’irai chercher les poèmes. Nous sommes censés faire de la lecture.
MIGUEL sort.
CARMEN. — Zohra, que la jarre heurte la pierre ou la pierre la jarre, il est mauvais pour la jarre.
ZOHRA. — Oh, Carmen, je ne me briserai pas.
CARMEN. — Pourquoi crois-tu que le Gouverneur ne voulait pas que ton père le sorte de prison ?
ZOHRA. — Ils se sont mis d’accord à la fin.
CARMEN. — Tant de personnes ont souffert à cause des projets de ce fou.
ZOHRA. — Nous ne souffrons pas.
CARMEN. — Demande-lui de te parler du jardinier qui leur apportait à manger l’année dernière quand ils se cachaient tous dans cette grotte. Je l’ai vu mourir aux crochets ce pauvre homme. Et ils ont empalé le second.
ZOHRA verse du lait d’amandes dans un des verres et l’offre à CARMEN.
ZOHRA. — Tu me l’as déjà dit. Tiens.
CARMEN. — Ils ont bu là-dedans.
ZOHRA. — Vas-y.
CARMEN. — Si c’était son verre.
ZOHRA. — (Elle boit le verre.) Je fais ce que je veux faire, et personne ne m’obligera à faire ce que je ne veux pas faire.
CARMEN. — Qu’est-ce que nous avons dit / au sujet…
ZOHRA. — Oui ! Oui ! Je suis toujours ta fille têtue.
CARMEN. — J’aurais tort ?
ZOHRA. — « Quand tu étais petite, je devais te laisser courir et tomber. »
CARMEN. — Mais je dois t’arrêter avant que tu ne te lances dans le vide que tu n’aperçois même pas.
ZOHRA. — Il y a peu de péril dans la lecture.
CARMEN. — Je ne peux pas cacher longtemps tout ceci de ton père.
ZOHRA. — Il sait tout.
CARMEN. — Il ne sait pas ce que moi je sais.
MIGUEL entre en portant des papiers. CARMEN se lève et prend le plateau.
ZOHRA. — Formidable. On va lire.
CARMEN. — Que tu en tires grand bénéfice.
ZOHRA et MIGUEL regardent CARMEN partir.
MIGUEL. — Gare à l’espèce de soldat.
ZOHRA. — J’écoute toujours ses conseils.
MIGUEL. — Tu te disputes avec elle.
ZOHRA. — Tu ne devrais pas nous écouter.
MIGUEL. — Je ne vous écoute pas. Je te connais.
ZOHRA. — Qu’est-ce que tu faisais avec Baba ce matin ?
MIGUEL. — Je n’ai pas le droit de te le dire. Après tout, il veut que tu lui racontes tout ce que je te dis.
ZOHRA. — Comment le sais...
MIGUEL. — N’est-ce pas ? Il veut savoir ce que tu me dis.
ZOHRA. — Tu me taquines.
MIGUEL. — Tu l’inquiètes.
ZOHRA. — Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
MIGUEL. — Qu’est-ce que moi je lui ai dit ?
ZOHRA. — Bourreau !
MIGUEL. — Tortionnaire ? (Il pose les papiers et mime tout ce qui suit.) Tu vois, cet homme était assis à casser des noix avec une vis à ailette. (Il saisit le pouce de ZOHRA.) Puis il saisissait ton pouce, / et le mettait…
ZOHRA. — Je ne veux plus rien entendre.
MIGUEL. — (Il lui tient toujours le pouce.) Non. Bien sûr que non.
ZOHRA. — (MIGUEL relâche le pouce de ZOHRA.) Tu fais toujours des cauchemars ?
MIGUEL. — Il n’y a pas la moindre lumière mais tu regardes circuler les rats. Pendant que tu essaies de protéger ton esprit, l’obscurité s’y infiltre. Je racontais des histoires parce qu’alors je voyais des gens.
ZOHRA. — Je crois que tu devrais lire le nouveau poème.
MIGUEL. — Ils s’ennuyaient et s’en allaient, alors je devais améliorer les contes.
ZOHRA. — Lisons un poème.
MIGUEL. — (Il reprend les documents.) Je ne l’ai pas terminé.
ZOHRA. — Alors je dois dire à Baba que tu n’achèves pas tes poèmes.
MIGUEL. — N’est-il pas dit, « Soyez gentils avec vos esclaves » ?
ZOHRA. — Bien sûr. Sois gentil, et lis le poème.
MIGUEL. — C’est un sonnet. (Il lit le vers, sans dire « Zohra » et bat de la main deux fois pour marquer les deux syllabes.)
Pendant la tranquillité de la nuit,
Lorsque le sommeil berce les êtres heureux,
Je reprends tous mes soucis onéreux,
En fait registre pour mm, mm, ange, esprit.
ZOHRA. — Mm, mm ?
MIGUEL. — « En fait registre pour mm, mm, ange, esprit. »
ZOHRA. — Oh ! Qu’est-ce que tu dis là ?
MIGUEL. — Je vais en lire un autre.
ZOHRA. — Quand j’aurais appris à lire l’espagnol, je t’enseignerai à lire l’arabe.
De droite à gauche, MIGUEL écrit « Zohra » en arabe sur le mur.
Qui t’a enseigné ?
MIGUEL. — Ah.
ZOHRA. — Dis-le-moi.
MIGUEL. — Il vaut mieux que tu ne saches pas ce que tu n’as pas besoin de savoir.
ZOHRA. — Je n’aime pas quand tu ne me fais pas confiance.
MIGUEL. — Oh, si, je le fais, mais il vaut / mieux…
ZOHRA. — Mieux que tu me le dises.
MIGUEL. — Si je ne te dis pas certaines choses, c’est que certaines personnes en savent trop déjà.
ZOHRA. — Mais je ne sais pas assez de toi.
MIGUEL. — Quand il sera opportun.
ZOHRA. — Comment te faire confiance ? Eh ? Quelqu’un t’as appris à écrire.
MIGUEL. — Ton père. Je racontais l’histoire du Curieux Malavisé. Au hammam.
ZOHRA. — Tu l’aimes, non ? Je suis sûre qu’il t’aime, toi.
MIGUEL. — Je… Il est mon maître.
ZOHRA. — Mais il ne l’était pas quand il t’a appris à écrire.
MIGUEL. — Tous les deux, nous aimons les histoires.
ZOHRA. — Vous aimez vous disputer aussi. Et gourmands, vous parlez des plats que vous aimez manger.
MIGUEL. — Curiosité malavisée. Nous perdons notre temps. Voyons si tu as fait des progrès.
MIGUEL choisit une des feuilles et ZOHRA vient s’asseoir à côté de lui.
Vas-y.
ZOHRA. — Lis-le toi d’abord.
MIGUEL. — Non. Vas-y, lis-le.
ZOHRA. — Marie… Lalla Miriam !
Oh, Marie, demoiselle et mère très sainte,
Étoile constante de cet océan houleux,
Notre intermédiaire auprès de Dieu
Pour ceux qui, ballottés, souffrant sans plainte…
Je veux savoir, et j’oublie de te le demander, pourquoi écrivez-vous dans l’autre sens ?
MIGUEL. — C’est vous qui écrivez à l’envers.
ZOHRA. — L’arabe est la langue de Dieu.
MIGUEL. — L’hébreu.
ZOHRA. — C’est faux ! Oh. Une autre question.
MIGUEL. — Bien sûr.
ZOHRA. — Mais tu n’y répondras pas.
MIGUEL. — Au contraire.
ZOHRA. — C’est promis ?
D’une main, MIGUEL fait le geste de se couper la gorge.
Je le ferais moi-même.
ZOHRA fait le même geste et MIGUEL fait semblant de mourir.
Tu n’es pas chrétien, tu es juif.
MIGUEL. — Il y a un scorpion sous chaque pierre.
ZOHRA. — (Elle fait le geste de lui couper la gorge.) Sa promesse a moins de valeur que la vapeur / qui sort de la bouilloire.
MIGUEL. — Je ne suis pas juif.
ZOHRA. — Oh ! Mon soldat est blessé.
MIGUEL. — C’est qui le rat qui te l’a dit ?
ZOHRA. — Il vaut mieux que tu ne le saches pas. Tu en sais déjà trop de choses. Il y a beaucoup de Juifs ici, et tu les fréquentes.
MIGUEL. — Qui te dit tout ceci ?
ZOHRA. — Je ne sais pas. Ah, tu étais prêt à te convertir, n’est-ce pas ?
MIGUEL. — Ça suffit, ou nous allons nous battre comme des rats. (Il prend un autre papier.) Tiens, lis ceci.
ZOHRA. — Triste condition flanquée
À tout esclave ! Cette dure peine,
Si longue et si amère qu’entraîne
La perte de la liberté.
Pas seulement les esclaves ! Je vis la même condition. Enfermée.
MIGUEL. — Tu vois comment les poèmes te parlent.
ZOHRA. — Je pourrai écrire un poème ?
MIGUEL. — Essaie de le faire.
SI ALI entre de la rue et enlève ses chaussures. ZOHRA pose les papiers sur la table. MIGUEL et ZOHRA se lèvent et SI ALI lui fait une bise au front de celle-ci. SI ALI pose les papiers qu’il porte sur la table.
SI ALI. — Ah, le cours de lecture.
MIGUEL. — Nous parlions du fait que j’écris de cette façon et vous de l’autre.
ZOHRA. — Les chrétiens sont malavisés, n’est-ce pas ?
SI ALI. — Ils ne connaissent pas la langue de Dieu. Voyez à quel point nous sommes bénis.
ZOHRA. — Il croit que l’Hébreu est la langue de Dieu, mais on l’écrit de droite à gauche aussi, je crois.
SI ALI. — Il le sait, bien sûr. « Lisez ! Dieu le Seigneur enseigna à travers le mot écrit, Il enseigna aux peuples ce qu’ils ignoraient. »
MIGUEL. — Certains croient que la lecture est périlleuse.
SI ALI. — Ce sont des ignares qui ont tort.
MIGUEL. — Le danger réside peut-être dans ce que tu lis.
SI ALI. — Il faut savoir comment lire. « En vérité, il y a des signes ici pour ceux qui se servent de la raison ».
ZOHRA. — La vie serait horrible si on m’interdisaient la lecture.
SI ALI. — (à MIGUEL) Où en es-tu de la tâche pour demain ?
ZOHRA. — Quelle tâche ?
SI ALI. — Il ne te l’a pas dit ?
MIGUEL. — (ensemble) Non.
ZOHRA. — (ensemble) Que non !
SI ALI. — Alors tout se passe dans l’ordre. Et ?
MIGUEL. — Tout sera prêt.
ZOHRA. — Pourquoi est-ce que je ne peux pas la connaître, votre tâche ?
SI ALI. — Parce qu’ils me font confiance.
ZOHRA. — Si j’étais habillé en homme. Comme la princesse Badoure / quand elle se déguise…
SI ALI. — Tu me casses les pieds avec cette histoire !
ZOHRA. — Je vivrai aux ordres d’aucun homme.
SI ALI. — Écoute-moi bien, mademoiselle. Dans cette maison, tu m’obéis, s’il te plaît. Et quand tu iras bientôt vivre dans la maison de ton mari, tu lui obéiras aussi.
ZOHRA. — Attends ! Quand la princesse était séparée de son mari, elle a mis ses vêtements à lui et habillée en homme elle a très bien gouverné.
SI ALI. — La lecture est dangereuse, Princesse Zohra, si tu crois pouvoir te transformer en un des personnages d’une histoire que tu as lue.
ZOHRA. — Si on lit cette histoire intelligemment, comme tu dis, elle s’est montrée être dirigeant éclairé. Et si moi j’étais habillée en homme, vous me permettriez d’écouter ce que vous avez à faire, et vous trouveriez peut-être que j’ai des idées qui vous seraient utiles.
SI ALI. — Mais tu portes des vêtements de femme. S’il te plaît, oublie cette histoire.
SI ALI se lève et fait une bise à ZOHRA. SI ALI prend les papiers de MIGUEL.
Un de ces jours je dois t’écouter lire des poèmes.
MIGUEL. — Un instant. Voici tes papiers.
MIGUEL donne ses papiers à SI ALI et lui reprend les siens.
SI ALI. — La poésie serait sans doute plus amusante. La prochaine fois. Que Dieu t’aide dans tes études. (à MIGUEL) Tu peux monter de suite pour me montrer ce que tu as fait.
SI ALI rentre dans la maison.
ZOHRA. — Il a lu quelques-uns de tes poèmes ?
MIGUEL. — Pas de ceux-ci.
ZOHRA. — Qu’est-ce que tu lui racontes ?
MIGUEL. — Ce qu’il veut savoir.
ZOHRA. — Sur moi ?
MIGUEL. — Bien sûr que non.
ZOHRA. — Je veux savoir ce que tu fais pour nous.
MIGUEL. — Pas maintenant.
ZOHRA. — Très bien. À minuit alors. Je serai à la terrasse.
MIGUEL. — Les hommes n’ont pas le droit d’y monter !
ZOHRA. — Ce soir tu peux. Tu connais l’escalier ? C’est parfait. Va, Baba t’attend.
SCÈNE V
Minuit le même jour. Pleine lune, la terrasse de la maison dans la Casbah d’Alger. ZOHRA entre, portant une grande bougie décorée de symboles. Elle la place sur la terrasse, puis fait un tour pour s’assurer qu’il n’y a personne sur les terrasses avoisinantes. Elle fait un geste pour appeler MIGUEL. MIGUEL entre, il porte un haïk afin d’avoir une silhouette de femme.
MIGUEL. — (retire le haïk) Hah !
ZOHRA. — Chut. Remets-le. Assied-toi.
MIGUEL. — C’est une très mauvaise idée.
ZOHRA. — C’est la première fois que tu es monté à une terrasse ?
MIGUEL. — J’ai toujours compris que seul vous les femmes avez le droit de venir ici.
ZOHRA. — Mon soldat risque-tout n’y est jamais monté? En l’espace de trois ans ?
MIGUEL. — Cela fait trois ans ce mois-ci. Ah, et à la fin du mois j’aurai trente-et-un ans. Je veux être libre avant d’en avoir trente-deux.
ZOHRA. — C’est pour ça que nous sommes ici.
MIGUEL. — On n’est pas plus libres sur cette terrasse.
ZOHRA. — Quand je suis dans la cour, je regarde le brin de ciel qu’on aperçoit d’en bas, et je veux être ici. Regarde tout cela ! Les collines, la baie, la mer. Je contemple les goélands, je me demande d’où ils viennent, où ils vont aller, et je voudrais prendre mon vol moi aussi.
MIGUEL. — Tu n’as jamais été libre.
ZOHRA. — Oh, si. En haut ici, et quand on allait à la campagne, je me promenais seule au verger, je courais à la rivière. Je grimpais dans un grand arbre. Mais Baba ne me laisse plus y aller.
MIGUEL. — En Espagne, les maisons ont de grandes fenêtres qui donnent sur la rue.
ZOHRA. — On pourrait prendre son vol.
MIGUEL. — Il y a une grille.
ZOHRA. — Un oiseau passerait à travers les barreaux.
MIGUEL. — C’est vrai.
ZOHRA. — Je serai oiseau. Je serai guêpier. Ils sont si splendides et beaux, n’est-ce pas ?
MIGUEL. — Pourquoi ce cierge ?
ZOHRA. — C’est la pleine lune.
MIGUEL. — Et alors ?
ZOHRA. — Tu n’as pas besoin de savoir pourquoi. Chut ! Garde-le.
MIGUEL. — La pleine lune.
ZOHRA l’indique.
Qu’est-ce que cela signifie ?
ZOHRA hausse les épaules.
Cela n’aura pas d’effet.
ZOHRA. — Puisque tu es ici, et pas en bas, tu peux me le dire.
MIGUEL. — Quoi ?
ZOHRA. — Ce que tu es en train de faire.
MIGUEL. — Cela est secret où que je sois.
ZOHRA. — Évidemment tu ne sais pas qu’ici il n’y a pas de secrets. Le secret est interdit. On va te libérer ?
MIGUEL. — Me libérer ? Non.
ZOHRA. — Je veux être libre, et tu veux être libre. Alors ?
MIGUEL. — Quoi donc ?
ZOHRA. — Tu as reçu beaucoup d’argent.
MIGUEL. — Tu peux voir l’ensemble des comptes quand tu voudras.
ZOHRA. — Comment est-ce que tu penses le faire ? Je dois partir d’ici.
MIGUEL. — T’envoler d’ici ?
ZOHRA. — Ne fais pas l’idiot ! Dis-moi ce que tu penses faire. Je suis fortement impliquée. C’est très important pour moi.
MIGUEL. — Personne doit savoir.
ZOHRA. — Personne n’est au courant sauf toi.
MIGUEL. — Tout comme il faut.
ZOHRA. — Non, ce devrait être toi et moi.
MIGUEL. — Je n’ai jamais trahi personne.
ZOHRA. — Le jardinier.
MIGUEL. — Ce n’était pas moi. Je leur ai dit que j’étais le seul responsable du projet. Il n’en savait strictement rien.
ZOHRA. — Pourtant il est mort.
MIGUEL. — As-tu la moindre idée / de ce que je ressens…
ZOHRA. — Bien sûr que oui. C’est épouvantable. Arrête de penser pour moi. Tu n’as pas su le sauver, tu ne pourras pas me sauver maintenant. Je veux que tu organises notre fuite d’ici.
MIGUEL. — Tu sais parfois les sentiments / nous…
ZOHRA. — C’est secret secret.
MIGUEL. — Et Carmen ?
ZOHRA. — (hoche la tête) Cela me fait beaucoup de peine, mais je ne peux évidemment pas le lui dire. J’assume le risque aussi. Nous sommes impliqués tous les deux et tu dois me prendre avec toi. Je veux une promesse, je veux constater que tu me fais confiance exactement comme je te le fais.
MIGUEL. — Là n’est pas la question.
ZOHRA. — Je n’en crois pas mes oreilles.
MIGUEL. — Puis-je prendre ce risque ?
ZOHRA. — Quoi ! Que j’en parle à mon père ?
MIGUEL. — Ou à Carmen.
ZOHRA. — J’ai pris le même risque.
MIGUEL. — Ils ne me croiraient pas.
ZOHRA. — Si je pensais faire cela, je l’aurais fait il y a longtemps, afin de pouvoir sortir.
MIGUEL. — C’est vrai ça.
ZOHRA. — On t’a envoyé dans cette maison avec la mission de me sauver, de m’emmener loin d’ici. Il n’y a rien que je désire autant que d’être libre. Alors, dis-moi.
MIGUEL. — J’ai un projet.
ZOHRA. — Dieu merci !
MIGUEL. — Par terre, ce n’est pas possible. On ne peut pas atteindre Oran. J’ai essayé de le faire. Alors, il faut un bateau, ce sera un chebec. Il faut tenter sa chance en mer.
ZOHRA. — (Elle parle à la bougie) Il a parlé !
ZOHRA embrasse MIGUEL, puis elle court, les bras étendus, autour de la terrasse, elle a pris son vol.
MIGUEL. — Nous partirons, toi et moi. Loin d’ici. J’achète un bateau. Nous mettrons notre cap sur les Indes. Nous partirons en bateau comme Sinbad et sa femme.
SCÈNE VI
L’après-midi, octobre 1578. La cour de la maison de Si Ali. ZOHRA est assise et lit pendant que MIGUEL arpente la cour en mimant le nettoyage, la charge et le tir d’une arquebuse. Il peut se servir de la main gauche, et ne porte pas de pansement jusqu’au moment où il est blessé.
MIGUEL. — Nous ne verrons jamais plus pareille journée. Lépante ! Je t’ai dit combien je suis fier d’avoir été présent ce jour-là ?
ZOHRA. — Oui. On peut lire un poème ?
MIGUEL. — Il y a sept ans aujourd’hui.
ZOHRA. — Tu es censé écouter ma lecture.
MIGUEL. — Le Tout-Puissant et Notre Dame la Vierge nous ont regardés du ciel et nous ont bénis.
ZOHRA. — Tu m’entends ?
MIGUEL. — Lépante ! Je m’y trouvais.
ZOHRA. — Je sais ce qui s’est passé.
MIGUEL. — C’est inoubliable.
ZOHRA prend des papiers.
ZOHRA. — Je vais en choisir un.
MIGUEL. — Ceux qui sont morts à la bataille ont eu plus de chance que ceux qui, comme moi, y ont survécu.
ZOHRA. — (pose les papiers) Comment ?
MIGUEL. — Tu te serres à l’éperon d’une galère longue de plus de quarante pas. Regarde par là.
ZOHRA. — Oh ! Il y en a combien ?
MIGUEL. — Plus de deux cents galères voguent droit vers nous.
ZOHRA. — Combien / avons-nous…
MIGUEL. — Il y en a cent de chaque côté de nous qui voguent à leur encontre. Tiens. Capitaine d’infanterie.
ZOHRA. — Nous restons ici ?
MIGUEL. — Tout en avant, tu tiens tout juste debout, ne bouge pas. Voici, prend ton arquebuse.
ZOHRA. — Elle est lourde.
MIGUEL. — Serre la sangle de ton casque. En Italie on nous appelait les perroquets à cause de nos tenues bariolées. Maintenant : cartouches, poudrier, balles, pousse ton épée pour qu’elle te gêne pas.
ZOHRA. — Elles s’approchent. Il faut tirer ?
MIGUEL apprend à ZOHRA comment se servir de son arquebuse.
MIGUEL. — Tiens. Allume ta mèche de la mienne, et n’oublie pas de souffler dessus. Si elle s’éteint tu auras des problèmes. La serpentine en arrière. Charge-la. Très bien. Un peu de poudre pour amorcer le bassinet. Tiens-toi prête.
ZOHRA. — J’ai peur.
MIGUEL. — Faut bien l’épauler. Nous ne pourrons pas manœuvrer, nous allons droit sur eux. Tu vois celui-là ? Vise-le. Feu !
ZOHRA. — (Le recul la pousse.) Loupé ! Ils sont à combien ?
MIGUEL. — Cinquante pas, c’est limite. Prends-le. Je t’ai dit de souffler dessus, ta mèche. Recharge ! Recharge !
ZOHRA. — Aussi vite que je peux.
MIGUEL. — Vise bien, suis le mouvement du bateau.
ZOHRA. — Comme ça ?
MIGUEL. — À tout moment. Feu ! Attention, le canon s’échauffe ! Nettoyage, charge, vise bien. Ils nous arrivent dessus.
ZOHRA et MIGUEL sont secoués par la collision des galères.
ZOHRA. — (ensemble.) Feu !
MIGUEL. — (ensemble.) Feu ! Faut pas qu’ils nous abordent.
ZOHRA. — Nettoie, recharge, vise, feu.
MIGUEL. — Euh ! (MIGUEL est frappé à la poitrine par une balle d’arquebuse, comme un fort coup de poing, mais il se remet.)
ZOHRA. — Tu es blessé.
MIGUEL. — Ils m’ont juste frappé. Nettoie, / recharge, vise, feu !
ZOHRA. — Recharge, vise, feu !
MIGUEL. — (Une deuxième balle le frappe à la poitrine.) Arrgh !
ZOHRA. — Ça va ?
MIGUEL. — Ils m’ont coupé le souffle, j’aurai un bleu. Laisse-la se refroidir un peu. Ah, on voit plus le soleil.
ZOHRA. — Que se passe-t-il ?
MIGUEL. — Tu ne le sauras jamais. Juste les personnes à côté de toi, la fumée et le bruit.
ZOHRA. — Recharge, vise, / feu !
MIGUEL. — Ah, non ! (Il s’empare de la main gauche.) Le chirurgien !
ZOHRA lui met un pansement.
ZOHRA. — Écoute ! Ils se rendent, c’est terminé !
MIGUEL. —Nous avons vaincu la flotte turque, Dieu merci !
ZOHRA. — Mais regarde notre galère. Le capitaine et quarante autres sont morts. Cent vingt, dont toi, sont blessés.
MIGUEL. — Cette blessure est belle car je l’ai reçue en ce jour. N’oublie jamais que tu te battais sous le drapeau de Don Juan d’Autriche.
MIGUEL s’agenouille et prie.
ZOHRA. — Les marins turcs étaient exténués, ils étaient depuis trop longtemps en mer.
MIGUEL. — Nous avons vaincu parce que nous nous sommes battus comme jamais avant !
ZOHRA. — Cela fait des années que vous Chrétiens vous n’osiez pas mettre à l’eau plus que des bateaux de pêche.
MIGUEL. — Ça, c’est dans le passé maintenant. On se souviendra de cette bataille pendant des siècles.
MIGUEL se lève rapidement afin de faire des tirs pour célébrer l’événement. CARMEN est entrée et les regarde.
Le jour le plus beau de ma vie ! Je ne me suis jamais senti plus vivant. Recharge, feu ! Bénis soit la Vierge, soit Dieu ! Nous avons gagné.
CARMEN. — Qu’est-ce que vous avez gagné ?
ZOHRA. — (ensemble) Oh !
MIGUEL. — (ensemble) Lépante !
CARMEN. — Ton père, votre maître, veut savoir pourquoi on crie si fort.
ZOHRA. — Il nous entendait ?
CARMEN. — Je ne sais pas ce qu’il pouvait entendre.
MIGUEL. — La vie militaire fait beaucoup de bruit.
CARMEN. — Bien sûr ! Les grandes gueules, prends ce que tu veux.
MIGUEL. — Ah. En plein hiver ta paie n’arrive pas. Tu te les gèles, faut garder ton sang-froid et vivre à l’improviste.
CARMEN. — Être voleur.
MIGUEL. — Quand est-ce que vous vous êtes trouvée dans une redoute ? Trop tard quand vous les entendez vous saper, baboum ! Vous volez sans porter d’ailes.
CARMEN. — J’étais dans un village qu’ils ont attaqué. Que pensez-vous qu’ils m’ont fait ?
ZOHRA. — Carmen !
MIGUEL. — J’irai parler à Si Ali.
MIGUEL sort. ZOHRA cache les papiers sous un coussin.
ZOHRA. — Carmen, tu ne m’as jamais parlé de cela.
CARMEN. — C’était il y a longtemps, et je n’ai pas envie d’en parler.
ZOHRA. — Mais ils t’ont fait mal.
CARMEN. — Je n’étais pas la seule. Puis ils nous ont emmenés ici, et ton père m’a achetée.
ZOHRA. — Et il le sait, ça ?
CARMEN. — Ton père voit toujours le bon côté. Il ne ferait jamais… Mais l’espèce de soldat, qui sait ce qu’il a fait ?
ZOHRA. — Tu crois ?
CARMEN. — Va savoir. Le héros de Lépante est une grande gueule.
ZOHRA. — Je lui avais demandé de faire autre chose.
CARMEN. — Il t’a parlé des marins ? Non, les soldats ne parlent que d’eux-mêmes. Eh bien, ne crois pas que je ne remarque pas ce qui se passe. Ton père ne voit pas ce qui se passe sous son propre nez.
ZOHRA. — Quoi alors ?
CARMEN. — Heureusement pour toi.
ZOHRA. — Carmen. (Elle prend CARMEN dans ses bras.) Je ne te l’ai pas dit.
CARMEN. — Tu n’es pas obligée.
ZOHRA. — Je vais te le dire.
CARMEN. — Je t’ai déjà dit, j’ai une bonne idée.
ZOHRA. — Laisse-moi te le dire.
ZOHRA regarde partout pour s’assurer qu’elles sont seules.
CARMEN. — Tu n’as pas besoin de me le dire.
ZOHRA. — Je veux être religieuse.
CARMEN. — Ayez pitié de nous !
ZOHRA. — Chut ! Depuis que j’étais toute petite. Je me rappelle / que…
CARMEN. — Je n’ai jamais dit que c’était quelque chose pour toi.
ZOHRA. — C’est mon projet.
CARMEN. — Ton secret ?
ZOHRA. — Je te l’avais dit !
CARMEN. — Tu ne peux pas.
ZOHRA. — Mais je pourrai le faire.
CARMEN. — Il n’y a pas de couvent.
ZOHRA. — Bien sûr que non.
CARMEN. — Comment / donc…
ZOHRA. — Chut. Je veux que tu viennes avec moi.
CARMEN. — Moi ?
ZOHRA. — Je ne peux pas rester ici.
CARMEN. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
ZOHRA. — Miguel ? Je ne lui dirai rien à ce sujet.
CARMEN. — Il n’est pas impliqué ?
ZOHRA. — C’est un secret entre toi et moi.
CARMEN. — Et il n’en sait rien ?
ZOHRA. — C’est toi qui m’as parlé du couvent.
CARMEN. — J’étais enfant.
ZOHRA. — Tu m’as dit que les sœurs ont toutes épousé le Christ, et ne voient jamais leur mari, et elles vont au jardin, s’y promènent, et elles ont beaucoup de temps pour lire et pour faire les choses qui leur plaisent.
CARMEN. — Rêveuse ! Tu veux porter un cilice ?
ZOHRA. — (Elle fait un geste pour désigner une cornette.) Comme un haïk ?
CARMEN serre fort la cuisse de ZOHRA.
CARMEN. — Un bracelet fait d’épines que tu portes autour de ta cuisse.
ZOHRA. — Aïe!
CARMEN. — Des épines ou des aiguilles.
ZOHRA. — Je ne te crois pas.
CARMEN. — Très bien. Et le prêtre ?
ZOHRA. — Quoi alors ?
CARMEN. — Gare au cheval quand tu es derrière lui, le taureau quand tu es devant, et gare au prêtre où qu’il soit. Ah, ma petite fille, qu’est-ce qui te passe par la tête ?
ZOHRA. — Je ne te dirai plus rien.
CARMEN. — Zohra, Zohra. Nous avons toujours partagé tes secrets depuis que tu étais, oh, toute petite.
ZOHRA. — J’ai cru que tu m’aimais.
CARMEN. — Personne ne t’aime plus que moi.
ZOHRA. — S’il te plaît. Comme ça je serai heureuse.
CARMEN. — Vu que tu passes autant de temps avec cet homme loufoque, faut-il s’étonner si tu sors des rêvasseries pareilles ?
ZOHRA. — C’est mon idée.
CARMEN. — Certainement. Comment te faire comprendre que cet homme va souffrir pour ses fantasmes? Qu’il assume ce qui lui est dû. Je vais t’empêcher de le suivre avant qu’il ne soit trop tard.
ZOHRA. — Oh, Carmen. Viens avec moi.
CARMEN. — Veux-tu réfléchir un instant à ce que je viens de te dire ?
ZOHRA. — C’est horrible.
CARMEN. — Pourquoi penses-tu que jusqu’ici je ne t’aie rien dit à ce propos?
ZOHRA. — Tu es ma mère.
CARMEN. — J’ai fait de mon mieux.
ZOHRA. — Tu m’a appris à faire la prière, je t’ai écouté.
CARMEN. — Je ne t’ai jamais dit de devenir chrétienne.
ZOHRA. — Mais non ! Bien sûr que je ne serai pas chrétienne, je veux tout simplement être religieuse.
CARMEN. — Toute règle a ses exceptions, mais pas celle qui dit que les religieuses sont chrétiennes.
ZOHRA. — Je pourrai faire semblant.
CARMEN. — Comme le Marrane ? Ah ! Et ton père ?
ZOHRA. — J’aime Baba, je l’adore. Mais il ne comprend pas que je ne peux épouser aucun de ces hommes.
CARMEN. — Tu pousses notre patience à la limite.
ZOHRA. — Il n’abandonne pas. Il est si fâché.
CARMEN. — Tu l’as exaspéré / au-delà des…
ZOHRA. — Il se met dans une colère noire. Et au fond il a raison, les autres filles acceptent.
CARMEN. — Bon, écoute.
ZOHRA. — C’est Lalla Miriam qui m’a dit que je serai religieuse.
CARMEN. — Notre Dame ?
ZOHRA. — Quand je prie, elle entre dans mon rêve et nous parlons ensemble. Elle dit que c’est ce que je dois faire, et elle a raison. Puis j’ai pensé que tu pourrais retourner au couvent leur dire qui je suis et nous pourrions y vivre toutes les deux.
CARMEN. — Évidemment je t’ai raconté les parties qui risquaient de te plaire. Nous étions orphelines, ce n’était pas formidable pour nous, parfois c’était horrible.
ZOHRA. — Tu as dit que c’était ta famille.
CARMEN. — Ça ne veut pas dire qu’elles étaient gentilles. J’étais une petite campagnarde enfermée dans une prison. As-tu aucune idée de combien j’étais heureuse de retourner au village quand j’avais ton âge ? Je voulais me marier et être mère de famille.
ZOHRA. — À nous deux cela se passera différemment !
CARMEN. — Ma petite écervelée ! D’abord, j’en ai déjà un de mari et je veux vivre à se côtés.
ZOHRA. — Je veux te garder auprès de moi.
CARMEN. — Zohra, ma chérie, tu es notre famille, et nous voulons que tu sois ici.
ZOHRA. — Dis-moi que tu m’accompagneras!
CARMEN. — Écoute-moi bien. Tout d’abord, il n’y a pas de couvent où tu peux aller. Dieu merci. Il y avait des moments agréables, mais on passait des moments épouvantables aussi. Si tu n’es pas riche, tu fais tout le ménage : la cuisine, le nettoyage, le linge, la couture, tu es au service des riches. Et tu ne seras pas riche.
ZOHRA. — J’emporterai tous mes bijoux !
CARMEN. — Et tu les perdras. Si les pirates ne te les prennent pas, il y a autant de voleurs là-bas qu’ici. Là-bas tu ne peux être ni Juif ni Maure. Il n’y a pas de secours pour les pauvres comme ici. Il faut oublier ce projet. Épouse quelqu’un d’ici.
ZOHRA. — Non. Aucun ne me conviendra jamais.
CARMEN. — Ton père fait de tels efforts.
ZOHRA. — Est-ce qu’il le choisit pour moi ou pour lui-même ?
CARMEN. — Veux-tu réfléchir un peu sur le nombre de fois où il a cédé à tes caprices ?
ZOHRA. — Parce qu’il cherche à éviter les conflits.
CARMEN. — Parce qu’il pense à toi.
ZOHRA. — À travers ce mariage il cherche à tisser des liens. Il est question de sa situation dans la ville. Il veut du pouvoir, un statut. Et des petits-enfants.
CARMEN. — Nous voulons tout cela pour toi.
ZOHRA. — Et je ne veux pas me marier.
CARMEN. — Tu me casses les oreilles. Tu y seras obligée. Je veux que tu te maries. Et crois-moi, une fois mariée tu seras beaucoup, beaucoup plus contente que tu ne serais au couvent.
ZOHRA. — Non, Carmen.
CARMEN. — Bien sûr je serai là à tes côtés. Tu ne savais pas marcher quand j’ai commencé à t’accompagner. Je ne te quitte pas maintenant.
ZOHRA. — Carmen, Lalla Miriam me dit que je ne dois pas m’épouser.
CARMEN. — Il n’y a pas de différence, tu seras enfermée dans les deux cas.
ZOHRA. — Si je peux choisir, je serai libre.
CARMEN. — Qui c’est qui jacasse des niaiseries semblables ? Tu dois oublier ces bêtises. Je ne plaisante pas. (Pause.) Tu m’as perturbée. Je venais t’annoncer une bonne nouvelle. Ton père m’a dit que nous devrions te faire faire de nouvelles robes pour le mois prochain. Pour l’Aïd, du moins.
ZOHRA. — Oh ! Nous pourrions sortir ?
CARMEN. — J’inviterai Rania pour qu’elle nous accompagne.
ZOHRA. — Cela fait si longtemps que je ne l’ai pas vue. Elle m’est si chère.
SI ALI et MIGUEL entrent.
SI ALI. — Qui est-ce qui t’est très chère ?
ZOHRA. — Ma cousine, Rania.
SI ALI. — Tu aimerais la revoir ? Tu me parais impatiente.
ZOHRA. — La couturière, Baba. Tu es très gentil. Je t’en remercie. Mais quand j’y pense. Ce n’est pas vraiment…
SI ALI. — Pas vraiment ?
ZOHRA. — C’est que. J’ai des robes, de très bonnes, de très élégantes / de l’année dernière.
CARMEN. — Tu es folle ! Nous voulons que tu sois ravissante.
SI ALI. — Assurément.
CARMEN. — Allons donc.
CARMEN se met derrière ZOHRA afin de lui donner un petit coup de coude sans que SI ALI le perçoive. ZOHRA sursaute et s’approche de SI ALI pour lui faire la bise.
ZOHRA. — Merci, Baba, merci infiniment.
SI ALI. — Je suis fort content, ma chère. Nous voulons que tu sois élégante, n’est-ce pas, Carmen ? Voyons.
ZOHRA. — Bien sûr, Baba. Merci.
SI ALI. — Miguel te faisait un cours sur Lépante.
ZOHRA. — Mille excuses, je suis désolée.
SI ALI. — Tu peux crier très fort mais tu ne convaincras pas ce monsieur du fait qu’Alger a de grands marins, qui n’ont pas été capturés ce jour-là. Il ne croit pas non plus que c’était un mauvais jour pour les deux flottes.
MIGUEL. — La victoire de l’Espagne était glorieuse.
SI ALI. — Vraiment? Ce n’était donc pas une alliance où tous les navires et les deux tiers des hommes étaient italiens ?
ZOHRA. — Il a toujours dit que c’était une victoire pour l’Espagne.
SI ALI. — Qu’en sait-il ?
MIGUEL. — Tout d’abord je m’y trouvais !
SI ALI. — Tu n’as donc perçu que ceci d’un événement grand comme ça.
MIGUEL. — Et toi, qu’est-ce que tu as vu ?
SI ALI. — Je me renseigne le plus possible, je cherche la vérité. Allons, ton pape a voulu savoir pourquoi des Chrétiens ont tué d’autres Chrétiens. Il voulait savoir pourquoi on avait tant blasphémé, sodomisé, fait de mises. Tu plaides innocent ou coupable en ce qui concerne ces accusations ?
MIGUEL. – Soldats, nous nous sommes battus comme des lions.
SI ALI. Mais bien sûr. Aujourd’hui nous parlons de l’histoire, et il faut donc interroger tout et tous pour s’approcher de la vérité sur cette bataille.
MIGUEL. — Tu veux dire / que je…
SI ALI. — Miguel ! Nous te croyons ferme quand tu nous dis ce que tu as vu. C’est ton histoire. Mais quand nous regardons l’ensemble, il faut s’interroger, pourquoi tant de gens disent-ils que c’est une victoire espagnole ?
ZOHRA. — Alors pourquoi voulez-vous négocier avec l’Espagne ?
SI ALI. — Qui t’a dit ça ?
ZOHRA. — Je vous ai entendu parler de ça.
SI ALI. — Oublie tout ce que tu n’aurais pas dû écouter. Mais j’ai des nouvelles du grand chef de Miguel.
MIGUEL. — Don Juan d’Autriche ?
SI ALI. — Il est mort. Empoisonné, dit-on. Ou peut-être c’était le typhus. Il avait rendu ton roi jaloux, n’est-ce pas ?
MIGUEL. — (Il fait le signe de la croix.) C’est son propre frère.
SI ALI. — « Ne vous tuez pas les uns les autres. Ne convoitez pas ce que Dieu a donné en abondance. »
ZOHRA. — Qu’est-ce qu’il convoitait ?
SI ALI. — Les succès de Don Juan.
MIGUEL. — Nous avons perdu un grand homme.
SI ALI. — Et celui qui l’a empoisonné ?
MIGUEL. — Je ne le crois pas.
ZOHRA. — Pourquoi ?
MIGUEL. — Tu as dit le typhus.
SI ALI. — Si on choisit bien le poison, personne ne sait exactement ce qui s’est passé.
ZOHRA frémit.
Il est triste qu’un homme perde la confiance de son frère. Et en plus sa vie.
MIGUEL. — C’est une journée noire.
SI ALI. — Tu aurais su le tuer s’il avait perdu ta confiance ?
MIGUEL. — Il ne l’a jamais perdue.
SI ALI. — Là n’est pas la question. Si on ne peut plus se fier d’une personne dans une position puissante de confiance, que doit faire un chef ?
ZOHRA. — Je ne sais pas, Baba.
SI ALI. — S’en débarrasser. Tout dépend de leur puissance, n’est-ce pas, Miguel ?
MIGUEL. — C’est une rumeur.
SI ALI. — « Dieu sait qui fait du mal. Il ne tombe même pas une feuille sans qu’Il le sache. »
MIGUEL. — Ça ne peut pas être vrai.
SI ALI. — Les rumeurs apparaissent comme les brumes.
ZOHRA. — Qu’est-ce qui s’est passé à l’exact ?
MIGUEL. — Il a servi son roi.
CARMEN. — Et il arrive que les frères se brouillent.
SI ALI. — Tu crois que le roi a pu le faire ?
CARMEN. — Ben, voyons, il est roi en fin de compte, n’est-ce pas ? La reine d’Angleterre vient de faire écrouer sa cousine, la reine d’Écosse, n’est-il pas vrai ?
ZOHRA. — Je suis donc comme la reine d’Écosse.
SI ALI. — Oh, mon âme ! Maintenant elle est reine. La reine d’Angleterre s’en est débarrassée parce qu’elle est vigilante. Néanmoins, la princesse d’Alger va faire une sortie. Je crois que tu devrais l’aider à se préparer.
ZOHRA et CARMEN sortent.
Don Juan a gagné sa dernière bataille, mais il a échoué dans sa mission. Il nous faut réussir à la nôtre.
MIGUEL. — De toute façon, je ne pourrai pas aller à Constantinople.
SI ALI. — Istamboul !
MIGUEL. — Ma place est ici, je suis membre de ton foyer.
SI ALI. — Cela me touche, mais ce n’est pas moi qui aie pris la décision.
MIGUEL. — Je veux rester ici.
SI ALI. — C’est un ordre.
MIGUEL assentit.
En tant que soldat, tu le suivras. Pense aux grandes villes que tu as connues. En voici encore une. Combien de tes parents s’y sont exilés ?
MIGUEL. — À ma connaissance, aucun.
SI ALI. — Tu pourras t’enquérir de ce sujet.
MIGUEL. — Si Ali, je veux rester ici.
SI ALI. — J’aime beaucoup ta présence.
MIGUEL. — J’attends ma rançon, et si elle arrive pendant mon absence, que se passera-t-il ?
SI ALI. — On attendra ton retour.
MIGUEL. — Quand est-ce qu’on part ?
SI ALI. — Oh, après l’Aïd.
MIGUEL. — Nous serons en hiver.
SI ALI. — Ils te mettront dans un navire solide commandé par un grand capitaine. Tu pourras aider les rameurs. Si on avait su ton grade, on t’aurait mis tout de suite à la rame.
MIGUEL. — Tu le sais.
SI ALI. — Je sais ce que tu nous as dit.
MIGUEL. — Je, bien, je suis soldat d’élite.
SI ALI. — Où donc est parti le capitaine Cervantès, ou est-ce Quichotte ?
MIGUEL. — Une fois libre, je solliciterai la charge.
SI ALI. — Ah, voici pourquoi tu as ces lettres de recommandation !
MIGUEL. — J’ai participé à toutes les batailles.
SI ALI. — Tu as donc persuadé les grands chefs à les signer ?
MIGUEL. — J’ai fait valoir mes arguments. Je savais qu’elles me seraient nécessaires.
SI ALI. — Le Vieux Chrétien avec son certificat, l’aspirant capitaine avec ses lettres du Duc de Sessa et Don Juan.
MIGUEL. — Pourquoi te moques-tu ?
SI ALI. — Le Capitaine Quichotte n’est pas amusé ?
MIGUEL. — Et alors ?
SI ALI. — Personne n’est celui que tu crois. Je peux te faire confiance ?
MIGUEL. — Bien sûr.
SI ALI. — Tout marchand doit s’occuper de ses biens.
MIGUEL. — Il peut tout perdre lors d’un naufrage.
SI ALI. — Et tout recommencer. Quoique je serai très heureux de perdre ta rançon si tu te convertis.
MIGUEL. — Tu ne la perdras pas.
SI ALI. — Néanmoins, ta famille doit avoir beaucoup de mal à réunir une rançon de capitaine pour un soldat d’élite.
MIGUEL. — Je leur fais confiance. Ça fait combien de temps que tu le sais ?
SI ALI. — Les conteurs nous cachent toujours des faits, n’est-ce pas ? Cela fait partie de votre art.
MIGUEL. — Tu connais toute l’histoire maintenant.
SI ALI. — J’ai compris pourquoi tu étais si empressé à t’évader.
MIGUEL. — Je ne cède pas.
SI ALI. — Tout comme ma fille, qui doit se marier. Mais n’oublie pas qu’ « aucun ne sait ce qu’il récoltera au lendemain. »
MIGUEL. — Autant jouer alors.
SI ALI. — Certainement pas. « Ne manigancez pas vous-même votre chute. »
MIGUEL. — Ça, c’est différent.
SI ALI. — Pourquoi alors attendre la rançon quand ta Sainte Inquisition se méfie des captifs libérés, sans parler des Juifs ?
MIGUEL. — Voici pourquoi j’ai mes lettres.
SI ALI. — Elles ont déjà trois ans, et l’un des signataires est mort et n’a surtout pas la cote.
MIGUEL. — J’ai toujours la lettre du Duc.
SI ALI. — Il y a tant d’autres possibilités. Tu pourrais commander ta propre galère.
MIGUEL. — Je ne suis pas marin.
SI ALI. — Accompagne-moi demain. On va donner sa charge à un nouveau. C’est une fête splendide.
MIGUEL. — Cette ville aime beaucoup ses marins.
SI ALI. — Viens faire la connaissance du nouveau commandant. Ce sera peut-être lui qui te conduira à Istamboul! Parce que tu vas y aller.
L’appel à la prière s’écoute au loin. SI ALI se lève et va mettre ses chaussures quand CARMEN sort.
Heureusement tu sais suivre les ordres.
CARMEN. — Tu t’en vas ?
SI ALI. — À la mosquée.
CARMEN. — Avant de partir.
SI ALI. — Ça prendra peu de temps ?
CARMEN. — Zohra et moi avons parlé, et je l’ai avertie. Elle a des projets farfelus en tête, et je lui ai dit d’écouter personne, seul son père. Et de bien penser à se marier.
SI ALI. — Excellent.
CARMEN. — J’ai mis un moment pour le faire.
SI ALI. — Merci, Carmen. À plus tard.
SI ALI sort.
CARMEN. — Je ne lui ai rien dit à ce sujet, mais quelles idées êtes-vous allé fourrer dans la tête de sa fille avec votre poésie ?
MIGUEL. — Comment ?
CARMEN. — Pourquoi diable est-ce que vous lui tournez la tête ?
MIGUEL. — Je lui apprends à lire.
CARMEN. — Pourquoi un homme de votre condition apprend-il à lire à une dame qui ne sait pas faire la cuisine ?
MIGUEL. — Ma condition ?
CARMEN. — Fils de chirurgien barbier.
MIGUEL. — Poète. Qui ira aux Indes.
CARMEN. — Vous aimez jouer, qui mise sur cette fanfaronnade ?
MIGUEL. — Soyez la première.
CARMEN. — Je prie constamment pour elle. Votre poésie lui a bourré le crâne d’idées débiles.
MIGUEL. — La poésie ne fait pas cela, elle vous incite à penser le plus clairement possible.
CARMEN. — Ce n’est pas ce que je perçois.
MIGUEL. — Faites attention à ce que vous dites.
CARMEN. — Je fais toujours très attention.
ZOHRA les regarde depuis la porte du couloir.
Tu sais que je dois tout rapporter à ton père.
ZOHRA. — Ne t’inquiète pas. Je sais bien lire maintenant, n’est-ce pas ?
CARMEN. — Tu en lis déjà assez, c’est un tissu de rêves.
MIGUEL. — Rêver n’est pas mauvais. Cela dépend du rêve.
CARMEN. — Moi, je rêve de te voir mariée.
MIGUEL et ZOHRA regardent CARMEN sortir.
ZOHRA. — Je voulais l’inviter à venir.
MIGUEL se crispe.
Ne t’inquiète pas. Je ne l’ai pas fait parce que je crois qu’elle ne viendrait pas.
MIGUEL. — Dieu merci. Tu ne dois strictement rien dire à personne.
ZOHRA regarde autour avant de donner une bourse à MIGUEL.
ZOHRA. — Ce sera assez ?
MIGUEL. — Ils sont avides.
ZOHRA. — Bien sûr.
MIGUEL. — Il y a un bateau, et j’ai presque scellé l’accord. Avant longtemps.
ZOHRA. — Ce sera bientôt hiver.
MIGUEL hausse les épaules.
Je ne peux pas attendre beaucoup plus.
MIGUEL. — Nous avons attendu des mois entiers dans la grotte.
ZOHRA. — Nous avons si peu de temps. Carmen m’emmène chez la couturière pour faire de nouvelles robes pour l’Aïd.
MIGUEL. — Et alors ?
ZOHRA. — Cela veut dire que mon père a trouvé un nouveau soupirant.
MIGUEL. — Tiens ! Et ils veulent m’envoyer à Constantinople.
ZOHRA. — Istamboul ? Raison de plus pour faire vite.
MIGUEL. — Ils n’ont pas fixé de date.
ZOHRA. — Il faut que ce soit très bientôt.
MIGUEL. — Doucement. J’ai dit que je dois rester ici.
ZOHRA. — Ce bateau ne prendra pas la mer.
MIGUEL. — Au contraire. Et nous serons à bord.
SCÈNE VII
Le matin, novembre 1578, le mois du Ramadan. La cour de la maison. MIGUEL, assis sur une banquette lance des dés ; il y a des papiers et une bourse sur la table. ZOHRA lui tourne le dos et fait des gestes d’impatience.
MIGUEL. — Nous savions que la mise était risquée. Quatre.
ZOHRA. — Toi, tu le savais.
MIGUEL. — Sept. Dans ce genre d’affaire, c’est comme ça.
ZOHRA. — Je ne le savais pas, moi.
MIGUEL. — Tu es à leur merci. Six.
ZOHRA. — Tu m’as dit que tu le connaissais.
MIGUEL. — Je croyais le connaître. Deux.
ZOHRA. — Arrête.
MIGUEL. — Nous allons tout recommencer. (Il met les dés dans une poche, et prend la bourse.) J’ai toujours ça.
ZOHRA. — Tu le perdras aussi.
MIGUEL. — Il n’est pas allé plus loin que Cherchell, mais il sait que je ne le poursuivrai pas.
ZOHRA. — Si je t’en donne encore. Comment savoir ?
MIGUEL. — Parce que tu vas venir avec moi.
ZOHRA. — Tu as dit que la saison est terminée.
MIGUEL. — Pour un chebec. Il est trop petit comme bateau pour se déplacer en sécurité l’hiver. On attendra le printemps.
ZOHRA. — Quand il sera trop tard !
MIGUEL. — Personne ne voudra tenter sa chance maintenant.
ZOHRA. — Si, moi, je veux le faire. Il a trouvé un nouveau soupirant.
MIGUEL. — La fête de mariage aura lieu en été.
ZOHRA. — Tu te trompes. Pense aux femmes qui sont venues.
MIGUEL. — Ah.
ZOHRA. — Alors débrouille-toi. (Elle regarde MIGUEL, et puis le ciel.) Tu as remarqué combien elle est minable et grise cette vue ?
SI ALI. — (Dehors.) Bonjour !
MIGUEL met la bourse dans sa poche. SI ALI entre et enlève ses chaussures.
Tu as entendu le cri des gavroches ?
MIGUEL. — « Où est ta rançon ? Tu ne pourras pas fuir. Don Juan ne viendra pas. Ici tu vas mourir. » Ils veulent devenir poètes.
SI ALI. — Ils ont plus d’ambition que ça.
ZOHRA. — (Elle a remarqué les papiers qui traînent sur la table.) Quelles nouvelles Baba ? Que se passe-t-il dans le monde ?
SI ALI. — Elle porte des vêtements d’homme aujourd’hui ?
ZOHRA. — Alors prête-moi des habits !
SI ALI. — Je suis frileux ce matin.
MIGUEL. — On n’a jamais plus froid que quand on a l’estomac vide.
SI ALI. — Néanmoins, « Dieu est au cœur de nos pensées ».
ZOHRA. — Tu n’as jamais jeûné, toi.
MIGUEL. — Pendant le carême.
SI ALI. — Vous ne faites que vous abstenir de la viande.
ZOHRA. — Vous vous désaltérez quand vous voulez.
MIGUEL. — J’ai passé des journées entières sans croquer la moindre chose. Je sais ce que c’est que de faire de la marche et de se battre sans rien dans l’estomac.
SI ALI. — J’oublie quelque chose. Va chercher Carmen, Zohra, s’il te plaît.
ZOHRA s’approche de la table pour prendre les papiers.
Tout de suite !
ZOHRA sort.
Ah, du calme avant la prière de midi.
MIGUEL. — On a terminé ?
SI ALI. — Pour aujourd’hui. Ce que tu m’avais dit m’a beaucoup servi.
MIGUEL. — C’est parfait.
SI ALI. — Demain, si Dieu le veut, toi et moi, nous allons traduire le document.
MIGUEL. — Tout ceci peut durer encore plus longtemps ?
SI ALI. — Il faut un accord avant le printemps, comme ça nous aurons la paix avant que la saison ne commence.
MIGUEL. — Il ne sera plus tellement nécessaire que j’aille à Constantinople.
SI ALI. — Personne n’a dit cela.
MIGUEL. — On a presque atteint le but. Une trêve organisée par des intermédiaires, un peu comme un mariage.
SI ALI. — Si Dieu le veut, ce sera un bon mariage.
MIGUEL. — Un peu comme un mariage musulman, on pourra l’annuler quand on voudra. Seul Dieu annule un mariage chrétien.
SI ALI. — Ton pape annule les mariages ! Mais il faut être roi. Ah.
CARMEN entre.
Carmen.
CARMEN. — À tes ordres.
SI ALI. — Oui, veux-tu m’apporter le petit livre qui est sur ma table ?
CARMEN sort.
Lors du septième voyage de Sinbad, te rappelles-tu ?
MIGUEL. — Quand il a fait la connaissance du vieil homme ?
SI ALI fait oui.
« Un homme âgé et vénérable, qui m’a accueilli chaleureusement, et m’a installé allégrement au sein de sa famille. »
SI ALI. — Le vieux dit, « Mon fils, accepte la proposition que je vais te faire, car je te souhaite beaucoup de bien ».
MIGUEL. — « Alors, si tu suis mon conseil, / je te ferai épouser ma fille. »
SI ALI. — « Je te ferai épouser ma fille. » Il ne faut pas lui dire un mot.
MIGUEL. — Chose que je n’ai jamais faite.
SI ALI. — Il est jeune. Je ne te dirai pas son nom aujourd’hui. Issu d’une vieille famille de bonne souche, il s’imposera. Il a valu la peine d’attendre. Écoute : qui plus est, il adore les livres. J’ai réussi ! Je lui ai trouvé quelqu’un de bien instruit, elle pourra se croire à la cour de Haroun ar-Rachid.
MIGUEL. — Tu sembles très sûr.
SI ALI. — Cette fois, si Dieu le veut, cette fois, elle saura que ça y est !
MIGUEL. — Ce sera pour quand ?
SI ALI. — Il faut du temps pour faire un bon mariage. Mais avec l’aide de Dieu, le mariage se fera avant la trêve.
MIGUEL. — Tu ne devrais pas lui donner le temps de s’habituer un peu à l’idée?
SI ALI. — Elle sait bien que le Prophète, que Dieu le protège, a dit qu’en nous mariant nous accomplissons la moitié de nos devoirs religieux. C’est l’homme qu’il lui faut.
MIGUEL. — Désireux de se distraire avec elle.
SI ALI. — Ah, « résister aux attraits d’une femme est obéir à Dieu ».
MIGUEL. — Je prédis qu’il aura du mal à obéir à Dieu.
CARMEN entre, en portant le livre. SI ALI fait signe de le donner à MIGUEL.
SI ALI. — Merci, Carmen. Bon, c’est pour Hadj Youssef. J’essaie de maintenir de bonnes relations.
MIGUEL met ses chaussures et sort.
MIGUEL. — Ce sera fait.
SI ALI. — Vas-y. J’ai envie de te demander de préparer une menthe bien chaude avec beaucoup de sucre.
CARMEN. — Tu ne dois pas !
SI ALI. — Pardonne-moi.
SI ALI prend et feuillette les papiers qui se trouvent sur la table.
Tous ces papiers…
CARMEN. — Elle les lit.
SI ALI. — Tu sais ce qui est écrit ici ?
CARMEN. — Qu’est-ce que j’en saurais, moi ?
SI ALI. —« Marie très sainte, mère de Dieu. » C’est quoi, ça ?
CARMEN. — Je ne connais pas cette prière.
SI ALI. — « Marie, mère de Dieu » ? Et ceci ! « Le Ciel est sourd et Z insensible ». Z ! Z !
CARMEN. — Je ne l’ai pas écouté.
SI ALI. — Carmen, j’ai dit qu’il me fallait des preuves. Lis-le toi.
CARMEN. — Je ne sais pas lire, tu le sais ça.
SI ALI. — Que Dieu me le pardonne.
« Oui, Mohamed, je le blâme,
Et le refuse comme seigneur.
Je suis servante de l’amour
Qui assujettit et dompte l’âme. »
Que Dieu m’exonère du fait que ma fille ait lu ces mots pendant le mois sacré de Ramadan. Comment ce blasphème se trouve-t-il dans ma maison ?
CARMEN. — Tu l’as emmené ici !
SI ALI. — J’ai pris une martre pour un chat. Je t’ai dit de l’écouter et de le surveiller.
CARMEN. — Chose que j’ai faite.
SI ALI. — Pour protéger l’honneur de ma maison !
CARMEN. — Si Ali, elle ne t’a pas déshonoré.
SI ALI. — Ceci est le déshonneur. Dis-moi tout ce que tu sais. Tu jures sur la vie de ma fille de me dire tout, absolument tout.
CARMEN. — Je l’aime, Si Ali.
SI ALI. — Alors dis-moi.
CARMEN. — Je te l’ai dit. Ils lisent de la poésie. Il l’arrête. Lui fait répéter la phrase. Des bribes. Ils les rabâchent. Je ne capte pas le sens.
SI ALI. — Et quoi d’autre ?
CARMEN. — Parfois je ne les entends pas bien.
SI ALI. — Qu’as-tu vu ?
CARMEN. — Je t’ai toujours dit qu’elle ne devait pas passer du temps avec lui, n’est-ce pas ?
SI ALI. — Là n’est pas le problème.
CARMEN. — Au contraire. Tu voulais des preuves. Qui a découvert le rang du faux capitaine ? Qui a découvert qu’il est juif ? Et qui a ri et dit que ce ne sont que des manières de conteur ?
SI ALI. — Et tout ceci ?
CARMEN. — Qui c’est la petite bergère qui t’a dit que tu avais fait entrer le loup chez toi ? Ne me dis pas que je me suis trompée.
SI ALI. — (Il agite les papiers.) Mais il y a ceci.
CARMEN. — C’est toi qui m’a dit, n’est-ce pas, qu’elle avait l’air d’être contente ? Qui a dit qu’apprendre à lire l’espagnol l’occupait ? Qui a dit que ça lui bourrait la tête de niaiseries ?
SI ALI. — Cela n’explique pas tout ceci.
CARMEN. — Quand la faute est à l’âne, n’inculpe pas le harnais .
SI ALI va à la porte du couloir et crie.
SI ALI. — Zohra ! Zohra !
CARMEN. — Tu veux que j’aille la chercher ?
SI ALI. — La servante la cherchera. Qu’est-ce que Zohra t’a dit ?
CARMEN. — À vingt ans on a beaucoup de rêves. Il faut la marier.
SI ALI. — C’est ce qu’on fait. Bon. Pas un mot.
SI ALI regarde les papiers et les pose quand ZOHRA entre.
Entre, ma chère. Ici. Nous aurions dû faire ceci il y a déjà un bon moment, mais enfin l’occasion se présente.
ZOHRA. — Oui.
SI ALI. – Tu sais bien lire maintenant, je pense.
ZOHRA. – Plus ou moins.
SI ALI. — Tu lis des poèmes.
ZOHRA. — Oui.
SI ALI. — Ses poèmes ?
ZOHRA. — Parfois.
SI ALI. — Ils sont bons ?
ZOHRA. — Parfois il ne les a pas terminés.
SI ALI. — Comment ça ?
ZOHRA. — Il veut les améliorer.
SI ALI. — Je veux t’écouter.
SI ALI feuillette les pages et en choisit une qu’il donne à ZOHRA.
ZOHRA. — Baba. Je ne sais pas lire ce texte.
SI ALI. — Pourquoi ?
ZOHRA. — Trop difficile.
SI ALI donne une deuxième page à ZOHRA.
SI ALI. — Et celui-ci ?
ZOHRA. — Je ne sais pas. Je…
SI ALI. — Essaie un peu.
ZOHRA. — Non, Baba.
ZOHRA donne les papiers à SI ALI.
SI ALI. — Tu connais le sens des mots, n’est-ce pas ?
ZOHRA. — Je… Je ne suis pas sûre.
SI ALI. — Tu sais que ces poèmes m’offusqueraient.
ZOHRA. — Bon, le sens n’est pas très évident, n’est-ce pas ?
SI ALI. — Oh, trop évident.
SI ALI fait une boule des deux feuilles et les jette par terre.
Ces poèmes déshonorent ma maison.
ZOHRA. — Baba !
SI ALI. — Tu as prononcé ces mots.
ZOHRA. — Je n’en connaissais pas le sens !
SI ALI. — Notre poète a dit : « Ne vous fiez pas à une femme, de peur d’être trahi » ! Il a raison, n’est-ce pas ?
ZOHRA. — Crois-moi !
SI ALI. — Tu m’as trahi et déshonoré ta famille. Tu ne me mènes plus par le bout du nez. Carmen ! Je crois qu’il est temps d’écouter les explications de Zohra.
CARMEN. — Si Ali, s’il te plaît.
SI ALI. — Je t’indiquerai quand il faudra parler. Zohra, Carmen m’a dit ce qu’elle sait. Non, regarde-moi. Maintenant, c’est ton tour. Vas-y.
ZOHRA. — C’est le jeûne. Je ne me sens pas bien.
SI ALI. — Tu te sentiras beaucoup mieux une fois que tu auras commencé.
ZOHRA. — Lalla Miriam, aide-moi ! / Lalla Miriam !
CARMEN. — Je lui ai appris à prier.
SI ALI. — Silence ! Qui est-ce ?
ZOHRA. — J’ai vu Lalla Miriam. La nuit. Elle vient me parler. Elle m’a dit que j’étais sienne, et que je dois faire tout ce qu’elle me dit.
SI ALI. — Tu lui as dit de s’en aller ?
ZOHRA. — Je ne peux pas. Elle…
SI ALI. — Tu es possédée.
ZOHRA. — Non !
SI ALI. — C’est un génie.
ZOHRA. — Elle est mère de Jésus.
SI ALI. — C’est un mauvais djinn !
ZOHRA. — Elle m’a dit que je dois devenir religieuse.
SI ALI. — Devenir chrétienne ?
ZOHRA. — Non ! Je veux simplement devenir religieuse.
SI ALI. — Comment ?
ZOHRA. — Je veux être libre pour me promener dans un jardin et faire de la lecture. Je ne veux pas de mari.
SI ALI. — Arrête de proclamer ces idées profanes.
ZOHRA. — Elle me dit que je devrais aller à un couvent.
SI ALI. — Seule une diablesse te dirait de faire quelque chose de si pernicieux comme faire ta profession de religieuse. Carmen, apporte de l’encens.
CARMEN sort.
ZOHRA. — Baba, c’est ce qu’elle m’a dit de faire.
SI ALI. — Ma pauvre fille, nous allons faire tout notre possible pour te ramener à nous. Nous irons faire la prière au tombeau de Sidi Brahim. Nous ne laisserons pas cette diablesse t’anéantir.
ZOHRA. — Lalla Miriam m’aime.
SI ALI. — Comme une sangsue, elle t’ôte la vie. La prochaine fois qu’elle viendra, il te faudra avoir un couteau. Tiens.
SI ALI dégaine sa dague.
La prochaine fois, avant qu’elle s’approche de toi, tu l’enfonces dans le sol. Alors tu pourras lui dire de ne plus s’approcher de toi.
ZOHRA. — Je veux qu’elle vienne.
SI ALI. — Dans le sol. Tiens.
SI ALI enfonce la dague dans le sol.
ZOHRA. — Elle m’a dit d’aller au couvent.
SI ALI. —Elle ne doit pas t’enlever aux gens qui t’aiment pour de vrai.
ZOHRA. — Baba, je t’aime. Mais je dois partir.
CARMEN entre en portant un brûloir à encens.
SI ALI. — Il n’y a pas de couvent ici, Dieu merci. Je veux que cette diablesse sorte de ma maison. Là. C’est ça. Bon. Qu’elle n’entre plus jamais dans ma maison.
SI ALI se promène dans la pièce en agissant le brûloir. CARMEN le regarde et lève la tête juste au moment où ZOHRA, ayant roulé la manche de sa robe, prend la dague et se coupe le poignet gauche. ZOHRA s’évanouit, CARMEN pousse un cri. SI ALI se retourne, CARMEN se sert de son foulard comme pansement.
CARMEN. — Zohra, non !
SI ALI. — « Cherchons le refuge et l’abri chez Dieu ; qu’il nous protège du serpent chuchoteur qui cherche à installer le mal dans nos cœurs. »
CARMEN. — Qu’est-ce que tu pensais faire, ma fille ?
SI ALI. — Elle est ici, maintenant ! Nous devons faire partir cette diablesse.
CARMEN. — Je peux lui donner à boire à Zohra ?
SI ALI. — De l’eau ! Et qu’ils lui préparent une infusion de carvi. Oh, Dieu, ramène Zohra à moi, comme vous avez ramené Job à sa famille.
CARMEN sort. SI ALI prend un des papiers qui traîne par terre et fait les cent pas en regardant ZOHRA et en lisant le papier, qu’il regarde des deux côtés. Il le plie et s’assied à côté de ZOHRA. CARMEN revient en portant un verre d’eau qu’elle donne à SI ALI.
Ma Zohra chérie. Doucement. Zohra, chérie. Ne parle pas. Tiens. Regarde le pansement.
CARMEN. — Ce n’est pas profond. Tu te remettras.
SI ALI. — Qu’est-ce que tu lui as appris ?
CARMEN. — À prier.
SI ALI. — Prier cette diablesse ?
CARMEN. — Certainement pas ! La Sainte Vierge.
SI ALI. — Ta vierge l’a rendue folle.
ZOHRA. — Baba, elle est belle.
CARMEN. — Je lui ai appris les prières que je connaissais.
ZOHRA. — Ça n’a rien à voir avec Carmen, Baba.
SI ALI. — Tiens-toi tranquille, repose-toi, et prie Dieu.
CARMEN. — Je ne lui ai certes jamais dit qu’elle devait devenir religieuse.
SI ALI. — Plus tard. Va chercher le carvi. Dis-leur aussi de faire brûler des feuilles de laurier dans la chambre de Zohra.
CARMEN sort. SI ALI prend le papier.
Et ce bateau ?
ZOHRA. — De quoi parles-tu ?
SI ALI. — Où est ce bateau ?
ZOHRA. — C’est un poème.
SI ALI. — Ici, au verso. « Chebec ».
ZOHRA. — Ce sont des lettres.
SI ALI. — Ce sont des chiffres romains. Cinquante-cinq. Vingt. Et ici, Z B A.
ZOHRA. — (Elle hoche la tête.) Personne ne sait lire ceci, Baba.
SI ALI. — Z B A. Zohra bint Ali. Tu ne m’en as pas dit la moitié.
ZOHRA. — Lalla Miriam !
SI ALI. — Que Dieu nous protège. Ne dis pas ce nom !
ZOHRA. — Tout est de travers. Elle m’a dit / que je…
SI ALI. — Mais bouche-toi les oreilles. Ah.
CARMEN sort en portant l’infusion dans un verre. SI ALI pose le papier.
Ceci te protégera. Doucement. Qu’est-ce que tu sais du bateau ?
CARMEN. — De quoi parles-tu ?
SI ALI. — Ceci. Où est-ce que le poète a eu tout cet argent ?
ZOHRA. — Tu ne comprends pas.
SI ALI. — Alors tu l’aiderais à s’évader ?
ZOHRA. — Je dois être libre pour devenir religieuse.
CARMEN. — Combien de fois t’ai-je dit de te marier ?
ZOHRA. — Tu dois m’accompagner, je ne peux pas y aller seule. Tu les connais.
SI ALI. — Qui connais-tu ?
CARMEN. — Les bonnes sœurs au couvent où j’étais orpheline.
SI ALI. — Il t’emmène là-bas ?
ZOHRA. — Dans mon bateau.
CARMEN. — C’est tout un fantasme.
SI ALI. — Voici le compte.
ZOHRA. — C’est mon argent.
SI ALI. — Où est ce bateau ?
ZOHRA. — Elle ne sait pas, Baba.
SI ALI. — Tu m’as dit que tu connaissais tout ce qui lui passait par la tête.
MIGUEL. — (dehors.) Laissez passer !
SI ALI fait signe à CARMEN de s’asseoir à côté de ZOHRA, et met son doigt aux lèvres.
SI ALI. — Entre ! Viens ici.
MIGUEL entre et se déchausse pendant que SI ALI sort par le couloir de l’entrée.
MIGUEL. — Hadj Youssef te remercie. Il… Ah.
SI ALI. — (dehors.) Gardien ! Faites venir la patrouille.
MIGUEL aperçoit ZOHRA et CARMEN.
MIGUEL. — Qu’est-ce qui s’est passé ?
SI ALI. — (Dehors.) Personne n’entre et ne sort de la maison.
SI ALI entre.
Il y a un rat traître qui dévaste ma maison.
MIGUEL. — Sainte Mère.
SI ALI. — Le rat que j’ai accueilli, auquel je me fiais en tant qu’ami. Mais il fait tout pour ruiner mon honneur. Tu vas recevoir chaque coup de fouet des deux mille que l’on te doit. Tu retourneras chez tes rats pour qu’ils te mangent vivant.
MIGUEL. — Si Ali je ne t’ai / jamais caché.
SI ALI. — Parole d’honneur d’un soldat chrétien.
MIGUEL. — Un soldat captif, je ne pouvais pas donner ma parole.
SI ALI. — Tu avais donc le droit de me tromper ? De tricher au jeu. Prendre ma confiance et la brûler. Misez l’honneur de ma maison.
MIGUEL. — Saisir la chance de me libérer.
SI ALI. — Et la mise, tu livres ma fille à une diablesse.
MIGUEL. — Zohra prie la Sainte Vierge Marie.
SI ALI. — Elle prie une diablesse.
MIGUEL. — La Mère de Dieu !
SI ALI. — Dieu n’a pas de mère ! Dieu est unique, éternel.
MIGUEL. — Elle guide ta fille pour trouver sa liberté, / pour devenir…
SI ALI. — Vous lui avez volé l’âme et l’esprit. Vous l’avez détournée de la vraie foi.
MIGUEL. — C’est son choix à elle. Quand nous serons arrivés en Espagne, je l’épouserai dès qu’elle sera baptisée.
SI ALI. — Tu peux épouser une nonne ? Carmen, de qui les religieuses sont les épouses ?
CARMEN. — Elles se disent épouses du Christ.
SI ALI. — Tu n’épouserais pas une Morisque. Tu vas la trafiquer, la rendre esclave.
MIGUEL. — Parole d’honneur. Nous irons aux Indes.
SI ALI. — Un Maranne ayant épousé une Morisque ? Ils vous mettront en prison.
MIGUEL. — Ta fille / mérite…
SI ALI. — Tu m’as dit que tu ne veux pas t’enfermer dans la maison de ton mari, eh bien, ta diablesse t’enfermera dans le couvent. Les nonnes ne sortent pas !
ZOHRA. — Baba, je n’ai pas / dit…
SI ALI. — Non, toi, tu m’écoutes.
ZOHRA. — Je n’ai jamais eu l’intention d’épouser celui-ci. Lalla Miriam / ne m’a pas dit…
SI ALI. — Ne prononce pas ce nom !
MIGUEL. — Elle cherche à être libre.
SI ALI. — Cela te donne le droit de me voler ma fille ?
MIGUEL. — Je secours toute personne qui dit vouloir atteindre la liberté.
SI ALI. — Elle n’est pas libre, elle est possédée.
ZOHRA. — C’est mon idée, Baba.
SI ALI. — Comment pourrais-tu nous quitter comme ça ?
ZOHRA. — Partout autour de moi il y a des limites et des frontières. Je ne peux pas vivre ma vie. Je veux pouvoir choisir, même la mort. Un mari ne me laissera pas faire ce que je veux. J’ai choisi d’être religieuse.
MIGUEL. — La liberté fait partie de notre nature.
SI ALI. — Et pour cela tu joues la vie des gens. Cette fois, pendu, brûlé, empalé, aux crochets, mais tu vas souffrir à cause de la ruine que tu as infligée / à ma maison…
ZOHRA. — Je l’ai incité, Baba. Tout ceci est mon projet. Ne le tue pas.
SI ALI. — Il sera tué.
MIGUEL. — Non sans se battre. Zohra.
MIGUEL a repéré la dague ; il va s’en emparer, mais SI ALI en est plus près et la saisit le premier. MIGUEL se retire et les deux hommes se regardent.
Tu ne sais pas t’en servir.
SI ALI se rue sur MIGUEL qui ne bouge pas. ZOHRA s’interpose, SI ALI a déjà commencé sa fente et l’atteint donc de toutes ses forces.
ZOHRA. — Non ! Ah !
ZOHRA tombe ; CARMEN et MIGUEL se précipitent sur elle ; SI ALI est à genoux à côté de sa fille.
CARMEN. — Zohra ! Zohra !
SI ALI. — Que Dieu me pardonne. Zohra ! Ma fille !
SI ALI se lève et fait comme s’il pensait se tuer. MIGUEL le désarme.
MIGUEL. — Donne-moi un coup de main. Zohra, parle nous. Tu m’entends ?
MIGUEL et CARMEN tiennent ZOHRA. SI ALI va à la porte et lance au gardien :
SI ALI. — Allez chercher un chirurgien! Tout de suite !
CARMEN. — Regarde-moi. Zohra, s’il te plaît. Il faut la mettre dans sa chambre.
MIGUEL prend ZOHRA dans ses bras et sort accompagné de CARMEN. SI ALI prend la dague et l’enfonce dans le sol.
SI ALI. — Lalla Miriam, sortez de chez moi. Dieu protège ma fille, qu’elle guérisse vite. (Il va à la porte.) Gardien, où est la patrouille ?
SI ALI sort.
Scène VIII
Octobre 1580. Tard dans la nuit – suite de la scène I. SI ALI entre.
SI ALI. — Alors, monsieur le maître fabuliste, aujourd’hui je veux toute la vérité. Gardiens, par ici.
CARMEN et ZOHRA (en gardiens) entrent en poussant MIGUEL, qui a les mains liées derrière lui ; elles le tabassent.
CARMEN. — (en gardien) On lui doit combien de coups de fouet ?
ZOHRA. — (en gardien) Deux mille.
CARMEN. — (en gardien) Faut commencer de suite.
ZOHRA. — (en gardien) Demain ! On veut une foule.
SI ALI. — Arrêtez !
CARMEN. — (en gardien) Comment ?
SI ALI. — Cela suffit.
CARMEN. — (en gardien) Jusqu’à demain ?
SI ALI. — Non. Cela suffit. Arrêtez.
ZOHRA et CARMEN lâchent MIGUEL (elles ne sont plus gardiens) ; ZOHRA l’aide à se relever et délie la corde.
CARMEN. — Je n’ai jamais su comprendre.
SI ALI. — Il m’a empêché de me tuer.
CARMEN. — Tu parles.
SI ALI. — Tu as vu ce que j’ai fait à ma fille.
CARMEN. — Et alors ?
SI ALI. — Sidi Brahim a toujours dit de laisser à Dieu le soin de juger les autres. Il les punira s’ils le méritent.
MIGUEL. — Tu ne les as pas empêchés de me passer à tabac.
SI ALI. — Tu essayais de t’enfuir !
MIGUEL. — Terreur au captif, et à l’esclave, et au soldat mutilé.
ZOHRA. — Toujours des reviviscences.
MIGUEL. — Comme il était au bagne le plus obscur, maintenant et toujours, pour la trouille des peurs. Tranchez, coupez, cisaillez.
MIGUEL ferme les yeux et bouche ses oreilles. ZOHRA le secoue doucement.
ZOHRA. — Tu n’as pas terminé notre histoire.
CARMEN. — Ah, non. Plus d’histoire. Toutes ces histoires t’ont éloignée de nous.
SI ALI. — Toute la vérité, j’ai dit.
CARMEN. — Tu ne l’as pas découverte il y a deux ans, tu n’as aucune chance de l’entendre actuellement.
ZOHRA. — Je veux que tu finisses l’histoire.
MIGUEL. — Nous prendrons le large, dans ton bateau. Nous mettrons le cap sur l’Espagne.
SI ALI. — Zohra, qui prend soin de toi ? Qui te protège ? Qui t’aime et t’adore ? C’est nous. Ne nous quitte pas !
MIGUEL. — Donne-moi le petit coffre.
ZOHRA. — Prends-en grand soin, ce sont tous mes bijoux.
MIGUEL. — Ta main. Et voilà.
SI ALI. — Où est-ce qu’il t’emmène ? Reste avec moi. Tu es ma fille.
ZOHRA. — Pardonne-moi. Je dois partir.
MIGUEL. — Nous naviguons vers la liberté.
CARMEN. — Un bateau les attend à l’horizon.
MIGUEL. — Des corsaires français !
ZOHRA. — Mais qu’est-ce que tu fais ?
MIGUEL. — S’ils le trouvent, nous serons cuits.
ZOHRA. — C’est toute ma fortune.
MIGUEL. — Il faut t’en débarrasser. (Il jette le coffre dans la mer.) Fais ta prière, il faut prier.
SI ALI. — (en pirate) Mettez-vous à la cape et ne bougez pas. Où allez-vous ?
MIGUEL. — En Espagne.
SI ALI. — (en pirate) Tu peux les contrôler.
CARMEN (en pirate) monte à bord, fouille ZOHRA et MIGUEL et inspecte le bateau.
CARMEN. — (en pirate) Y a rien. Je les déshabille ?
MIGUEL. — Prenez mes souliers.
SI ALI. — (en pirate) Et alors ?
CARMEN. — (en pirate) Pleins de trous.
SI ALI. — (en pirate) Et le bateau ?
CARMEN. — (en pirate) Guère mieux.
SI ALI. — (en pirate) C’est pas la peine. Laisse-les couler. Reviens à bord.
ZOHRA. — Lalla Miriam a écouté ma prière !
MIGUEL. — C’est sûr!
ZOHRA. — Combien de temps encore ?
MIGUEL. — Demain nous serons en Espagne.
CARMEN. — Et bonne chance tous les deux. Vous ne pourrez pas vous intégrer. Personne se fiera de vous : vous n’avez ni la pureté de sang, ni du langage, ni la croyance.
ZOHRA. — Cela ne se termine pas là.
CARMEN. — Dieu me soit en aide !
ZOHRA. — Ce n’est qu’un chapitre d’une grande histoire.
MIGUEL. — Il me faut davantage de personnages.
SI ALI. — Un monsieur qui croit à la réalité telle qu’il la voudrait, un monde qu’il crée pour lui-même.
ZOHRA. — Une femme qui est libre.
CARMEN. — Un monsieur qui empêche les maîtres de battre les apprentis, qui livre bataille contre les géants, qui pense venir en secours aux demoiselles aussi illusionnées que lui.
SI ALI. — Dis-nous ce qui se passe quand tu t’aventures dans le monde avec tes notions de liberté et de justice.
MIGUEL. — Qui va nous raconter cette histoire ?
ZOHRA. — Mais Sidi Hamid, bien sûr.
CARMEN. — Vous n’aurez pas souvent un bon conseil de femme, mais vous souffrirez si vous ne le suivez pas. Elle finira par vous conduire à la réussite.
SI ALI. — Sidi Hamid, poursuis ton histoire. (ensemble) Nous sommes tout ouïe.
CARMEN. — (ensemble) Quelle bêtise.
ZOHRA. — (ensemble) Vas-y, mon conteur !
MIGUEL. — Écoutez l’histoire de Zohra et de son bateau enchanté. Écoutez que je vous raconte tout cela. Soyez attentifs, vous entendrez comment apprendre la prudence, la patience, la sagesse, et alors vous entendrez les événements fabuleux qui s’ensuivent. Dans une grande ville fortunée du vaste empire des Turcs, dont je ne me souviens pas du nom tout de suite, vivait, il n’y a pas longtemps, un marchand du nom de Si Ali. Vous connaissez ce genre de commerçant, il a des entrepôts sombres, ni pleins, ni vides, et son magasin est poussiéreux et plein de conversation. Il travaille dur, mais n’a toujours pas fait fortune, il a de quoi bien vivre avec sa concubine, et la fille que Dieu a voulu lui donner. Pourtant, sa fille, Zohra, est gâtée et parfois capricieuse.
SI ALI. — Tu es censé écrire cette histoire.
MIGUEL. — Ainsi tout le monde pourra lire mon histoire du captif.
Fin