Double muse

Certains auteurs prétendent que les personnages de leurs romans se mettent à vivre malgré eux jusqu’à les surprendre au tournant d’une page. C’est bien ce qui arrive lorsque Paul Quentin, auteur de polars renommé, demande à son personnage favori, la superbe détective Angèle Larsen, de prendre sa femme en filature. Marchant dans les pas l’une de l’autre, ne finiront elles pas par lui échapper toutes les deux au cours de cette histoire abracadabrante.

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Décor (1)

Bureau de l'écrivain en jardin. Bureau de la détective en cour.LE DÉCORLa scène est divisée en deux parties égales. En jardin : le bureau de l’écrivain. Une porte au fond et une fenêtre côté cour. Son bureau, est légèrement en biais tourné vers la fenêtre. Il dispose de deux chaises. Une pour lui, l’autre pour un visiteur éventuel. Près de la fenêtre, un meuble de rangement. Cette pièce est séparée de l’autre par un début de cloison qui suggère un mur. En cour : la réplique de ce bureau, mais inversée. Il s’agit du bureau de la détective. Seule différence, le petit meuble est garni de bouteilles de whisky et de verres.

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ACTE 1

 

 

Scène 1

PAUL - ESTELLE

 

 

(Paul Quentin, auteur de romans policiers, est assis à son bureau. Il travaille. On entend le bruit d’une clé qu'on tourne dans une serrure, puis d'une porte qui s'ouvre. Enfin des pas se rapprochent doucement. L'auteur n'a pas bougé, absorbé par son travail. La porte derrière son dos s'ouvre sur une silhouette féminine).

 

ESTELLE (avançant vers lui) - Tu travailles encore ?

 

PAUL (sans se retourner) - Comme tu le vois. Je me trouve un peu laborieux ces derniers temps.

 

ESTELLE (pose les mains sur les épaules de son mari) - Peut-être devrais-tu te reposer un peu ; ou bien écrire autre chose que tes enquêtes policières.

 

PAUL (pose son stylo plume, se redresse, pose sa tête contre la poitrine de sa femme) - Ecrire mon grand roman ! (il soupire) Et abandonner Angèle à son sort. Je vais finir par croire que tu es jalouse.

 

ESTELLE (quitte ses épaules et vient s'asseoir sur le bord du bureau, face à Paul) - C'est peut-être un peu exagéré, chéri. Mais il est vrai que tu passes plus de temps avec elle qu’avec moi ; et de préférence la nuit.

 

PAUL - Le soir, seulement le soir.

 

ESTELLE – Hum ! Le soir, tard, voire très tard.

 

PAUL - De toute façon, tu sors.

 

ESTELLE - Un peu pour te laisser écrire.

 

PAUL - Tu n'aimes plus tes soirées à ton club de lecture ?

 

ESTELLE – Si, bien sûr. Mais je ne veux pas gêner ton génie créateur lorsqu’il se retrouve en compagnie de sa belle héroïne.

 

PAUL - Donc, d'une certaine manière, c'est toi qui me pousses vers Angèle.

 

ESTELLE - Ben voyons. Je n'insisterai pas sur ta mauvaise foi mais permets moi de te dire que tu n'as pas besoin de mon aide, l'inspiration ne semblant pas te manquer concernant ta fameuse Angèle.

 

PAUL - Que veux-tu ? C'est mon travail. Il se trouve que mes lecteurs en raffolent, et même mes lectrices. Tu es la seule, apparemment, à ne pas l'apprécier.

 

ESTELLE - Je suis également la seule à la côtoyer de très près, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Enfin presque.

 

PAUL – D’où tes soirées au club.

 

ESTELLE – (quitte le bureau, va à la fenêtre) - Je ne te reproche rien. (elle regarde à l'extérieur) Mais tu pourrais changer un peu d'horizon. J'aimais bien tes projets d'avant, quand tu t'emballais en parlant de ton futur best-seller, un prix Renaudot ou même Le Goncourt quand tu avais un peu trop bu. On faisait semblant d'y croire ; on finissait même par y croire. Je m'amusais à être ta muse.

 

PAUL - Sans avoir de prix, mes romans policiers ont beaucoup de succès. Et c'est grâce à Angèle, en quelque sorte que je gagne ma vie.

 

ESTELLE - Oui, ce n'est pas faux. Mais je peux difficilement croire que tu penses à moi quand tu racontes ses enquêtes en t’extasiant sur ses qualités physiques irréprochables.

 

PAUL – Tu préférerais que je suive la mode de ces enquêtrices tonitruantes et mal fagotées qui hantent nos écrans télés ? Remarque, là non plus aucune identification possible avec toi, chérie !

 

ESTELLE (s’adosse à la fenêtre) - Merci quand-même.

 

PAUL - D'ailleurs, Angèle n'est pas sans t’emprunter certains gestes où certaines habitudes.

 

ESTELLE - Je devrais peut-être me sentir flattée mais curieusement je ne suis pas certaine que cela me fasse réellement plaisir ; cette pétasse !

 

PAUL – Chérie ! Qu'as-tu ce soir ? Tu es bien remontée contre Angèle. ça ne s'est pas bien passé au club ?

 

ESTELLE – Si. Enfin… C’est-à-dire que, justement, quelqu'un a lu un chapitre de ton dernier roman. C'était Jean-François. C'est un inconditionnel d’Angèle Larsen. Il a terminé sa lecture en venant me voir et en me lançant à la face : quelle femme ! Et il a cru bon d'ajouter : ton mari a bien de la chance ! Quel abruti !

 

PAUL – Evidemment ce n'est pas très adroit. Que veux-tu, on ne choisit pas toujours ses lecteurs.

 

ESTELLE (se rapproche de lui) - Tout de même un peu, non. Ton Angèle est la proie idéale des machos ou autre vieux libidineux.

 

PAUL - Elle est aussi aimée de mes lectrices, ne l'oublie pas.

 

ESTELLE – Tes lectrices ! Puisqu'on en parle, tu ferais bien de changer ta photo de quatrième de couverture ; elle date d'une bonne dizaine d'années. Fais donc ça pour tes lectrices, qu’elles ouvrent un peu les yeux. Maintenant, je vais me coucher, seule. Je te laisse en compagnie de ta chère détective.

 

PAUL - Je vais bientôt monter.

 

ESTELLE - Ne te presse pas ; j'ai sommeil. Bien des choses à Angèle.

PAUL - Je ne sais pas bien dans quel sens je dois prendre cette formulation.

 

ESTELLE - Comme tu voudras, c'est toi l'auteur. (Elle se dirige vers la porte, se retourne) Bonne nuit quand-même, chéri.

 

PAUL - Bonne nuit à toi aussi, chérie. Je boucle mon chapitre et je te rejoins.

 

ESTELLE - C'est ça, boucle.

 

Elle enlève ses chaussures et sort en les tenant à la main sur le bout de ses doigts.

 

 

Scène 2

PAUL – ANGÈLE

 

 

(Resté seul, après quelques secondes de réflexion, Paul reprend son stylo-plume et son cahier. Il réfléchit à nouveau quelques secondes puis commence à écrire à haute voix).

 

PAUL - En rentrant chez elle, la première chose que fait toujours Angèle, c'est d'enlever ses chaussures. Elle les garde à la main le temps d'aller se verser un whisky puis elle les lance dans la pièce, au pied du fauteuil qui trône près de la fenêtre.

 

(Pendant qu'il écrit, la deuxième partie de la scène – côté cour – s’éclaire. On voit apparaître une jeune femme blonde, un béret rouge posé de travers sur la tête, un imper ouvert sur une jupe rouge et courte et un chemisier noir. Elle enlève ses chaussures et suit les indications de l'auteur.)

 

PAUL - Cette superbe femme de trente-cinq ans exerce la profession de détective privé, ce qui en France se limite aux constats d'adultères ou aux disparitions, voir au chat fugueur d'une petite vieille ou au pigeon capucin d’un gamin du quartier. Rien à voir avec les figures légendaires de la littérature américaine et du cinéma hollywoodien dont elle raffole pourtant. (Pendant ce temps, elle a enlevé aussi son imper qu'elle laisse choir sur le fauteuil puis elle s'est installée à son bureau avec son verre) Ce soir-là, rentrant d'une filature, elle sirote tranquillement son verre de Jack’ Daniel à petites gorgées En faisant le point sur son enquête en cours, elle pose les pieds sur son bureau laissant glisser sa jupe sur ses longues jambes…

 

ANGÈLE - (elle esquisse le geste de rabaisser sa jupe sur ses cuisses puis se ravise) Et merde !

 

PAUL – (Se redressant) – Pardon ?

 

ANGÈLE - Tu ne trouves pas que ça fait un peu cliché, tout ça ?

 

PAUL – (pose son stylo, soupire) - Voilà que ça la reprend ! (se tourne vers elle) Tu vas encore remettre mon travail en question. C'est moi l'auteur, j'écris ce que j'ai envie d'écrire. Tu es le personnage, tu fais ce qui est écrit. Un personnage, même récurrent, reste un personnage, un point c'est tout.

 

ANGÈLE - Trop facile. Après le point, même final, je fais quoi, moi ?

 

(Elle vide son verre, se lève, va se resservir en se déhanchant)

 

PAUL - C'est du grand n'importe quoi, ce soir ; rébellion à tous les étages. J'ai dit point final, et non pas points de suspension. On referme le livre et les personnages font comme le lecteur : ils dorment. Jusqu'à ce que quelqu'un ouvre à nouveau le livre et libère l’histoire.

 

(Angèle est retournée s'asseoir avec son verre qu’elle garde à la main. Elle croise les jambes)

 

ANGÈLE - Ouais. En tout cas, il fait trop chaud dans ton histoire.(soupir) Et cette filature qui n'en finissait pas ; tout ça pour aboutir nulle part. Cette enquête traîne en longueur. Tu manques d'inspiration ces derniers temps, mon cher auteur. Et tu ne t'en sortiras pas simplement avec cette ambiance étouffante. En vérité, tu parviens juste à nous faire suer, et je suis polie.

PAUL – Merci. Tu es de plus en plus agréable. Si tu crois que c'est facile, surtout avec des personnages qui n'en font qu’à leur tête comme cela t'arrive de plus en plus souvent.

 

ANGÈLE – Eh oui, c'est la rançon de la gloire.

 

PAUL - De la tienne, tu veux dire. Cela aurait pu se traduire autrement que par des caprices. tu pourrais avoir un peu plus de reconnaissance envers ton créateur.

 

ANGÈLE – Et voilà, il se prend de nouveau pour Dieu. On s'étonnera moins après ça que tes lecteurs se vouent à mes seins.

 

PAUL – Tu sais que tu es très drôle quand tu veux. Même moi j'évite ce genre de jeux de mots.

 

ANGÈLE - Tu as fait pire ! Mais je vais faire un effort, ou plutôt un beau geste. Ils vont en avoir pour leur argent tes lecteurs. Et je peux sans ton aide satisfaire ton lectorat masculin : je commence à déboutonner le haut de mon chemisier, (elle joint le geste à la parole) le tissu baille légèrement sur la naissance de mes seins lorsque je me penche pour poser mon verre sur le bureau.  Je me redresse dans mon fauteuil, croise les jambes. Ma jupe remonte très haut sur mes cuisses en faisant apparaître une lueur de chair juste au-dessus de mes bas… n'est-ce pas à peu près ce que tu comptes écrire pour la suite de cette palpitante enquête ?

 

PAUL - Tu caricatures ! J'y mets un peu plus de forme… Enfin...

 

ANGÈLE - De formes, au pluriel, veux-tu dire, et surtout les miennes. C'est un lapsus révélateur. Ah, c'est vrai ! J’ai oublié de préciser que je ne porte jamais de soutien-gorge ; ce qui rendrait l'idée d'autant plus fantasmatique. Il est vrai que ma poitrine est au-dessus de tout soupçon, elle est libre et se porte à merveille. Enfin, pour l'instant, parce qu'avec le temps…

 

PAUL - Le temps ! tu m'énerves quand tu pars sur ce terrain-là ! Le temps n'a aucune emprise sur toi. Il ne tient qu'à moi que tu ne vieillisses pas. Tu resteras la même. C'est là l'apanage des personnages récurrents. Et même, tu me survivras. Regarde Leblanc…

ANGÈLE - Le blanc ! Euh quel blanc ?

 

PAUL – Maurice.

 

ANGÈLE – Maurice ?

 

PAUL – Maurice Leblanc ! Décédé en 1941, son personnage Arsène Lupin est encore sur le devant de la scène, des écrans, et ses bouquins se vendent mieux que jamais. Il est toujours aussi fringant et jouit d'une nouvelle jeunesse.

 

ANGÈLE – Ah, celui-là… J'ignorais.

 

PAUL - Ça vous arrive de communiquer entre personnages de fiction.

 

ANGÈLE - Je ne l’ai jamais rencontré ; nous ne sommes pas de la même époque, tu devrais le savoir.

 

PAUL - Ce n'est pas faux.

 

ANGÈLE – Mais, dis-moi, nous avons les mêmes initiales : Arsène Lupin - Angèle Larsen. Sans parler de mon prénom et de son nom qui sonnent pareil. Simple hasard ?

 

PAUL - Pas tout à fait, puisqu’à son instar, tu te déguises beaucoup.

 

ANGÈLE - Ce qui te permet de m’habiller et surtout de me déshabiller à souhait et de faire étalage de ma beauté.

 

PAUL - Je sais que la mode a changé concernant les héroïnes de polar, j'en parlais tout à l'heure avec Estelle, mais moi j'aime bien le côté glamour des années cinquante. De plus, le fait d'être belle n'empêche pas d'être intelligente. Ou l'inverse, si tu préfères.

 

ANGÈLE - Je préfère. N’empêche que c'est un monde de machos tes années cinquante, toutes les femmes y sont vénales ou garces, quand ce n'est pas les deux.

PAUL - Tout de suite les grands mots ! Angèle, tu es juste belle et tu ne le caches pas, c'est tout. Et tu ne détestes pas être regardée.

 

ANGÈLE - Admettons. Mais là, je suis seule dans mon bureau. J'ai peut-être le droit de me détendre un peu, de me reposer vraiment.

 

PAUL - Raison de plus pour te mettre à l'aise.

 

ANGÈLE - Et pour en profiter pour m'exhiber.

 

(elle boit une dernière gorgée de whisky, repose le verre, quitte le fauteuil et se dirige lentement vers la porte)

 

PAUL - Où vas-tu comme ça ?

 

ANGÈLE  - Me coucher. Je ne suis pas d'humeur à jouer les vamps, ce soir. J'ai envie d'un grand pull et d'un vieux jean usés, de me balader dans l'appartement sans maquillage, à peine coiffée, les pieds et la tête nus.

 

(elle ôte son béret qu'elle avait gardé et le jette sur le fauteuil. Elle secoue sa tignasse, balayant l'air de sa blondeur)

 

ANGÈLE - Je sais, d'habitude, je l’enlève en dernier. Il m'arrive même de me promener avec dans le plus simple appareil comme Piccoli avec son chapeau dans le film de Godard et selon ton expression favorite : superbement à poil. Eh bien, pas ce soir chéri, comme dirait l'un de tes confrères.

 

PAUL - Il y a des soirs où tu as vraiment une tête à claques… Soit, tu as gagné, je le conçois, il m'arrive de me conduire en vieux macho pour satisfaire au plaisir de mes lecteurs.

 

ANGÈLE - Et un peu au tien ; sois honnête jusqu'au bout.

 

PAUL - Si tu veux.

 

ANGÈLE (appuyée contre le chambranle de la porte) - Tu es bien conciliant, ce soir !

 

PAUL (après un temps) – Viens t'asseoir, j'ai à te parler.

 

(Angèle vient s'asseoir sur le bord de son bureau. Paul reste assis au sien à écrire)

 

ANGÈLE - Je t'écoute, Ô créateur. Ce sera long ?

 

PAUL - Je sens que tu vas chercher la petite bête, toi.

 

ANGÈLE - C'est en cherchant la petite bête que je résous mes enquêtes, je me permets de te le rappeler. Et puis, ce serait plus franc de me parler directement plutôt que de te cacher derrière ton cahier. Redouterais-tu une certaine intimité entre nous ?

 

PAUL - N'importe quoi ! Tu délires complètement ma pauvre Angèle. Décidément, je ne devrais pas te laisser trop de liberté dans tes dialogues. Je me demande parfois si tu n'as pas plus d'imagination que moi.

 

ANGÈLE - Allez, pas d'échappatoire. Estelle est au lit, elle doit même dormir à présent ; nous sommes seuls toi et moi.

 

PAUL - Laisse ma femme en dehors de tout ça, si tu le veux bien.

 

ANGÈLE - Bon, je n'insiste pas mais je n'en pense pas moins. N’en parlons plus. Sainte Estelle dormez en paix.

 

PAUL – Euh, justement, concernant Estelle…

 

ANGÈLE (le coupant) Il faudrait savoir : on en parle ou on n’en parle pas ?

 

PAUL – Ah ! Tu m’embrouilles !

 

(Paul se lève, se retourne, s'assoit sur le bord de son bureau, face à Angèle)

ANGÈLE (prenant une pose alanguie) – Ah, quand-même ; tu vois bien que je ne te laisse pas indifférent.

 

PAUL - Arrête ton vieux cinéma et écoute-moi, c'est sérieux.

 

ANGÈLE - Merci pour le qualificatif de « vieux », ça fait plaisir. Mais puisque cela paraît réellement sérieux, je consens à t'écouter.

 

PAUL – Es-tu vraiment certaine d'être dans une position d’écoute totale ?

 

ANGÈLE (soupirant mais prenant tout de même une pose plus neutre) – Bon, vas-y, je suis toute à toi…

 

PAUL - Tu en fais exprès ?

 

ANGÈLE - Toute oreille voulais-je dire.

 

PAUL - Bien, il se trouve que j'ai besoin de toi.

 

ANGÈLE - Au besoin je préfère l'envie, mais je me ferai une raison. Et pour être tout à fait franche, je le savais.

 

PAUL – Ah bon !

 

ANGÈLE – Eh oui. Tiens, que demandent les lecteurs, voire les lectrices dans les librairies, aujourd'hui ? Le dernier Paul Quentin ? Eh bien, non ! Ils demandent la dernière enquête d’Angèle Larsen. Tu vois, je sais à quel point tu as besoin de moi… et moi de toi, bien sûr, j'en suis tout à fait consciente. D'une certaine façon, nous formons un couple.

 

PAUL – C’est, disons amusant, cette façon que tu as de détourner une conversation pour parler de ta petite personne.

 

(elle se redresse et s'approche jusqu'à la séparation entre les deux espaces. Paul ne bouge pas, il attend qu'elle aille au bout de son petit jeu, comme d'habitude. Elle se penche un peu plus vers lui)

ANGÈLE - C'est le mot couple qui te gêne ? Estelle serait-elle jalouse ?

 

PAUL - Je te répète de laisser Estelle en dehors de ça… euh… enfin, non… (il se rapproche lentement d'elle) justement… restons professionnels, surtout toi.

 

ANGÈLE - Mais je le suis ; mon charme est l'un de mes atouts, tu le répètes assez souvent et dans chacune de mes aventures. L'aurais-tu oublié ?

 

PAUL - Ça, je ne risque pas.

 

ANGÈLE (de plus en plus provocante) Alors, de quoi veux-tu me parler, mon cher auteur ?

 

PAUL (gêné mais voulant donner le change, il commence à marcher de long en large) – Voilà, j'aurai un petit travail à te confier : une enquête, en somme.

 

ANGÈLE - Quel genre ?

 

PAUL – Ça commencerait par une filature.

 

ANGÈLE - Une filature ; rien que de très banal jusque-là. Quoi d'autre ?

 

PAUL – Eh bien, c’est assez délicat, c'est personnel.

 

ANGÈLE - Je m'en doute ; c'est toujours personnel.

 

PAUL – Oui, mais là, c'est vraiment… personnel.

 

ANGÈLE (prête à franchir la séparation entre les bureaux) – Ça vient, oui ! Arrête de tourner autour du pot !

 

PAUL (il s'immobilise face à elle et devant son large décolleté, il soupire) - Tu peux te reboutonner, là ?

 

ANGÈLE (elles croisent simplement les bras sur sa poitrine, ce qui la cache à peine) - Comme ça, ça ira ?

PAUL – Ça ira, ça ira, pas la peine de te mettre les seins à nu… (Angèle attend sans bouger) Donc, il s'agit d’Estelle.

 

ANGÈLE (surprise, elle décroise les bras) – Ta femme ?

 

PAUL - Tu en connais d'autres ? Moi pas… Tes bras !

 

ANGÈLE – Hein ?... Oh, pardon ! (elle recroise les bras) Bon, pour être tout à fait honnête, j'avais un peu deviné qu'il s'agissait d'elle. Donc, tu veux que je la file.

 

PAUL - Oui. Voilà, depuis plusieurs mois, elle se rend environ deux fois par semaine à un club de lecture. Ces séances sont organisées dans un bistrot qui a été réaménagé en une sorte de bibliothèque ; j'y suis allé une fois avec elle. Bien, passons les détails…

 

ANGÈLE – Oui, venons-en aux faits.

 

PAUL - Donc, elle s'absente régulièrement.

 

ANGÈLE - Je ne vois là rien que de très normal, et d'ailleurs tu ne t'en plaignais pas jusque-là ; ça te permettait même d'être seul pour écrire, seul avec moi.

 

(elle décroise à nouveau les bras prête à faire un pas vers lui)

 

PAUL - Ne recommence pas, veux-tu, et reste à ta place.

 

(un peu vexée, elle referme deux boutons de son chemisier, ce qui laisse tout de même la part belle à son décolleté)

 

ANGÈLE - Je plaisante. On se détend, mon cher Paul. Tu permets que je t'appelle Paul ?

 

PAUL - Pourquoi pas, si cela te fait plaisir.

 

ANGÈLE – Merci. D’ailleurs cela ne porte pas à confusion, étant donné que je suis bien trop jeune pour toi. Tu as beau être un resplendissant sexagénaire, soigneux de sa personne, tu n'es pas pour autant mon genre d'homme.

 

PAUL - Merci, au moins c'est clair. D'ici quelques temps, il se pourrait même que je devienne ton vieux Paul.

 

ANGÈLE – Oh ! Ça reste un compliment, tu sais. Et pour tout dire, si tu m'avais donné ne serait-ce qu'une bonne dizaine d'années en plus, j'aurais peut-être vu les choses différemment.

 

PAUL - Je suis heureux de le savoir, mais je pense que nous nous écartons du vrai sujet. Revenons à Estelle, mon épouse, qui elle, se situe dans ma tranche d'âge.

 

ANGÈLE – Oui, effectivement, elle n'a que quatre ans de moins que toi, ce qui fait la différence entre elle et moi. Permets-moi de m'asseoir et je vais t'écouter avec la plus grande attention.

 

(Elle retourne derrière son bureau, pose les coudes dessus et le regarde, une main sous le menton. Il franchit la ligne de séparation, entre dans l'espace de son bureau, timidement, curieux)

 

PAUL – Ce n’est pas mal ici. Je voyais ça plus petit, de mon bureau.

 

ANGÈLE – Ça l’était sûrement ; j'ai fini par y prendre mes aises.

 

PAUL – Incontestablement. (il s'assoit sur le fauteuil, face à Angèle) Donc, depuis environ trois semaines, Estelle me semble bizarre. Elle revient de ses rendez-vous au bistrot dans un état… disons… songeur, voire troublé, comme si quelque chose la préoccupait.

 

ANGÈLE - Quelque chose ou bien quelqu'un ? Tu penses à une liaison ?

 

PAUL - Ah, n'allons pas trop vite en besogne. Pas de conclusion hâtive. Disons simplement qu'elle a semé le doute en moi.

 

ANGÈLE – Conclusion : tu veux que je la suive pour voir si elle se rend au club de lecture comme elle le prétend ou bien à un rendez-vous galant. A moins, bien sûr, qu’elle se rende au bistrot… pour un rendez-vous galant.

 

PAUL - Evidemment on peut aussi l'envisager sous cet angle mais cela ne reste qu'une hypothèse.

 

ANGÈLE – (s’adossant confortablement au dossier de son fauteuil et croisant de nouveau les bras) - Tout de même, d'un point de vue féministe ça me gêne un peu rapport à Estelle. Et si je découvre qu’elle voit effectivement quelqu'un… Avoue que cela me place dans une position délicate.

 

PAUL (s’avance vers elle) - Je te demande juste de faire ton boulot c'est bien pour ça que je t'ai créé : mener des enquêtes. Tu me dois bien ça !

 

ANGÈLE - Ne t'énerve pas… Je vais le faire. Simplement, ça ne me plaît pas beaucoup, c'est tout.

 

PAUL (il se radoucit, se lève et se penche sur elle) - Bien. Merci, Angèle, tu es…

 

ANGÈLE - Un ange, je sais. Et dans les faits comment pratique-t-on ?

 

PAUL – Eh bien, elle doit retourner au bistrot dans deux jours. (sur le bord du bureau, il se penche sur elle et murmure comme s'il pouvait être entendu) Dès qu’elle sortira d'ici, je reprends la plume et je l’introduis dans notre histoire. Toi, tu attendras postée au coin de la rue, en face de la maison. Elle se rend là-bas toujours à pied. Dès que tu la vois sortir… Bon ! Je ne vais pas t'apprendre ton métier pour ce qui suit.

 

ANGÈLE – Simple, je la suis. Cela me paraît réalisable. C'est d'accord, je suis ta femme… enfin, je veux dire, je suis ton homme, comme vous dites dans les polars.

 

PAUL (il se redresse) – Parfait ! Je te laisse. Tu vas pouvoir enfin monter te coucher. Bonne nuit.

 

ANGÈLE - Merci. Si je comprends bien tu ne comptes pas te remettre au travail ce soir.

 

PAUL – Non. Tu as quartier libre.

 

ANGÈLE (elle se lève) – Génial ! Je vais pouvoir prendre une douche sans que tu décrives la scène en long et en large et en travers pour exhiber mes courbes, mes pleins et mes déliers sous prétexte de faire rêver le lecteur de périphrases en métaphores érotiques. Et quand je dis « rêver », je suis polie.

 

PAUL - Ça recommence.

 

ANGÈLE - Je ne suis pas juste une silhouette bandante ; je suis une femme avant tout. Merde alors !

 

(elle sort)

 

PAUL - Décidément, c'est ma soirée. Je devrais peut-être revoir ma copie.

 

(on voit le chemisier d’Angèle traversée l'ouverture de la porte, puis la tête de celle-ci et ses épaules nues réapparaître)

 

ANGÈLE - Bonne nuit, tout de même.

 

(Elle disparaît. Paul quitte le bureau d’Angèle, regagne le sien. Il rebouche son stylo-plume, ferme son cahier, éteins la lampe de son bureau, ce qui éteint aussi la pièce d’Angèle.

 

NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ACTE II

 

 

Scène 1

PAUL – ESTELLE

 

 

(Paul est assis à son bureau, Estelle regarde par la fenêtre. Il fait nuit. Elle laisse retomber le rideau et se tourne vers son mari)

 

ESTELLE - J'ai pris l'un de tes romans pour ce soir. Suite à la lecture de Jean-François, plusieurs membres du bistrot m’en ont réclamé d'autres. Ils souhaitent que je prête ma voix à tes histoires. Qu'en penses-tu ?

 

PAUL (la regardant) -  J'en suis très flatté. Lequel as-tu choisi ?

 

ESTELLE - L'un de tes premiers romans.

 

PAUL -  Tu veux dire : avant que je ne démarre la série «  Angèle Larsen ».

 

ESTELLE - Oui. La première période, si tu préfères.

 

PAUL - Il semblerait que ce soit plutôt toi qui la préfères.

 

ESTELLE - C'est vrai, j'aimais mieux avant.

 

PAUL – Ce n'est pas l'avis du public et encore moins celui de mon éditeur.

 

ESTELLE (s’approche de lui, pose une fesse sur le bureau) - Tu écris au-dessous de tes moyens, chéri.

 

PAUL - Tout dépend de quels moyens tu parles.

ESTELLE - Ne joue pas sur les mots ; tu sais très bien ce que je veux dire. Quand tu as commencé cette série, tu devais alterner : un polar, un roman, un polar, un roman… Où sont passés les romans ?

 

PAUL - Je sais… Mais la série se vendait beaucoup mieux, mon éditeur m'a demandé d'accélérer le rythme ; tu le sais très bien.

 

ESTELLE - Oui, hélas. Ça a été d'abord un roman, deux polars, puis trois, pour finir par ne plus écrire de romans ni de récits mais juste tes enquêtes ou plutôt celle d'Angèle Larsen. (elle se redresse) La pétasse !

 

PAUL - Estelle ! Ça suffit avec ça. Tu sais bien que je n'aime pas que tu l'appelles comme ça. Elle n'est pas qu'une superbe silhouette ; c'est une femme avant tout !

 

ESTELLE - Dont tu connais les contours par cœur. Parfois j'ai l'impression qu'elle habite ici, avec nous. Je ne serai pas surprise de la croiser un jour au coin de la rue.

 

PAUL - (sursautant) - Et pourquoi pas dans la salle de bain tant que tu y es. Chérie, tu délires ! Cette femme va finir par t’obséder plus que moi.

 

ESTELLE (son visage contre le sien) - Ah ! Tu vois, tu avoues.

 

PAUL (reculant puis se levant comme menacé) - Je n'avoue rien. C'est toi qui exagères, c'est tout.

 

(il va jusqu'à la fenêtre à son tour, soulève le rideau et regarde avec insistance pendant un petit moment)

 

ESTELLE - Qu’y a-t-il de si intéressant dans la rue ? Je viens de regarder, elle est déserte.

 

PAUL (se retournant, un peu gêné) - Rien. Rien du tout. Je… je me demandais simplement pourquoi tu détestes tant Angèle.

 

ESTELLE - Qu'est-ce que tu racontes ? J'aimerais juste que tu écrives un nouveau roman comme tu en avais le secret avant. Ça m'éviterait de fouiller dans tes anciens livres quand je vais lire au Bistrot.

 

PAUL (se rapproche) - Et lequel as-tu pris ?

 

ESTELLE - « Un moment de faiblesse ». J'aimais beaucoup celui-là. (un temps) Je ne déteste pas Angèle Larsen ; elle m'énerve juste un peu, c'est tout. Mais je dois reconnaître que c'est du solide. (elle le regarde au fond des yeux, un peu triste) Bon, j'y vais. Je ne voudrais pas être en retard.

 

(elle prend son sac sur le bureau, se lève, rabaisse sa jupe qui était remontée sur ses cuisses, sous l'œil de Paul. Il veut dire quelque chose mais elle se redresse et dépose un baiser tendre mais rapide sur ses lèvres)

 

ESTELLE - A tout à l'heure, si tu es encore au travail.

 

PAUL - Il y a des chances, oui. J'ai une scène un peu difficile à travailler, ce soir.

 

ESTELLE - Un danger menacerait-il notre héroïne ?

 

PAUL - C'est bien possible, oui.

 

(Estelle lui adresse un petit signe de la main et sort)

 

 

Scène 2

PAUL – ANGÈLE

 

 

(Paul se précipite à son bureau, ouvre son cahier, enlève le capuchon de son stylo-plume avec fièvre et se met à écrire)

 

PAUL (le bureau d'Angèle s’éclaire, elle apparaît sous la plume de Paul) - Angèle entra dans son bureau. La lumière extérieure filtrée par le store de la fenêtre s’étalait sur le sol, projetant l’ombre de sa svelte silhouette contre le mur. Elle prit son imper sur le portemanteau, l’enfila sur son chemisier blanc échancré.

 

ANGÈLE - Ah, c'est vrai ! (elle défait deux boutons du chemisier) Je t'en foutrais moi de l'échancrure !

 

PAUL - Puis elle s'empara de son inséparable béret qu'elle plaça délicatement sur sa chevelure blonde.

 

ANGÈLE - C'est ça, sortons couverte.

 

(La lumière du bureau s'estompe tandis qu'elle sort. Estelle apparaît côté cour. Elle commence à traverser lentement la scène. Angèle surgit derrière elle, discrètement, dans l'angle du décor. Une filature commence en passant par la salle, orchestrée par des changements de lumière allant de Estelle à Angèle sur fond de musique de jazz. Puis on quitte les deux femmes pour revenir sur Paul qui écrit à son bureau, discrètement éclairé)

 

PAUL - Ses talons cliquaient sur le sol comme des gouttes de pluie rafraîchissantes au milieu d'une journée d'été au soleil brûlant. Ils raisonnaient comme les trois coups au théâtre, ménageant le suspense et annonçant le début du spectacle.

 

(la lumière baisse sur Paul, doucement. Une autre, aussitôt, s'allume éclairant Estelle sur le proscenium, assise sur un tabouret de bar, jambes croisées, élégante, un livre à la main. La musique continue bien qu’ Estelle soit en train de lire. Mais on ne l'entend pas. On voit Angèle apparaître au coin du décor, éclairée par une douche. Paul réapparaît également - même douche qu'auparavant. La musique baisse doucement. Estelle continue de lire sans qu'on l'entende

 

ANGÈLE - Décidément, ta femme aime être juchée sur  les hauteurs ; quand ce n'est pas sur ses talons, c'est sur un tabouret de bar. Sa jupe remonte sur ses cuisses. Dis donc, elle est bien foutue ta femme !

 

PAUL - Merci, je suis au courant. Quant à ses chaussures elle les enlève dès qu'elle rentre ; elle adore marcher pieds nus.

ANGÈLE - Ah ! Encore un de ses traits de caractère que je lui dois. Tu parles si c'est pratique pour les filatures. Heureusement, j'ai échappé à l'ensemble jupe tailleur.

 

PAUL - Ça t'irait pourtant bien, je pense ; il faudrait essayer.

 

ANGÈLE – Arrête de penser, ta tête est bourrée de clichés. Désolée, je préfère mes robes colorées, légères ou fendues, ou bien mes chemisiers ouverts et mes jupes courtes.

 

PAUL - Et même très courtes.

 

ANGÈLE - A qui la faute ? Voyeur ! Tu sais, je n'ai rien contre un simple jean et un pull tout aussi simple.

 

PAUL – Oui, je sais ! Moi non plus, mais je ne suis pas le seul à te regarder.

 

(elle hausse les épaules, sort des jumelles de sa poche et scrute Estelle qui est toujours sur son tabouret en train de lire)

 

ANGÈLE - La vache ! Ce n'est même pas un de mes livres !

 

PAUL - Non, elle a préféré prendre un de mes premiers romans.

 

ANGÈLE - Attends. Je crois que je peux lire le titre.

 

PAUL - Ne te fatigue pas, elle me l'a dit avant de partir. Il s'agit de : Un moment de faiblesse.

 

ANGÈLE – Ah ! Et c'est bien, ça ?

 

PAUL - C'est un roman psychologique. Je le lui avais dédié. Ce qu'on a pu être heureux à sa parution ; de vrais gosses. Il était en vitrine de la librairie du quartier et Estelle n'arrêtait pas de passer devant, d'aller et de venir, pour l'admirer.

 

ANGÈLE - Et moi qui suis en tête de gondole, elle ne me regarde même pas.

PAUL - Que veux-tu ? Elle les trouve mal fréquentées.

 

ANGÈLE - Merci quand même. (elle range ses jumelles) En tout cas, elle se trouve bien à son club. Conclusion : tu te fais des idées. Tu veux savoir ? Je crois que tu as trop d'imagination.

 

PAUL - Cette remarque venant de toi, c'est un comble. Je me permets de te rappeler que tu es le fruit de cette imagination.

 

ANGÈLE – Le fruit ! Tu as peut être raison, il y a des soirs comme aujourd'hui où je me sens un peu poire. Alors si tu le veux bien, j'aimerais bien rentrer chez moi à présent, il fait froid, et je commence à me peler.

 

PAUL - C'est que tu commences par avoir toi aussi une certaine autonomie dans la répartie ! Mais concernant tes actes, laisse-moi encore te guider, je préfère que tu attendes la fin de la lecture.

 

ANGÈLE - C'est beau la confiance !

 

PAUL - Ne fais pas de mauvais esprit, s'il te plaît.

 

ANGÈLE - Qui est le mauvais esprit ? Toi ou moi ?

 

PAUL – L’un ne va pas sans l'autre, tu le sais bien.

 

ANGÈLE - Ben voyons ! Et pourquoi ne dis-tu pas : l'une sans l'autre ?

 

PAUL – Pardon ?

 

ANGÈLE - Pourquoi serait-ce automatiquement moi qui serait l'autre ? Parce que je suis une femme ?

 

PAUL - Ça y est, c'est reparti pour les revendications féministes. L’un sans l'autre, l'une sans l'autre, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Pour l'instant celle qui me préoccupe, c’est Estelle.

 

ANGÈLE - Ah oui, l'autre, là !

 

PAUL - Cette autre, comme tu le dis, c'est ma femme, je te le rappelle.

 

ANGÈLE - Ah, tu vois bien. Nous ne sommes pas égales. Moi, je dois me contenter d'être l'autre, mais pas elle, Estelle. Moi je ne suis qu’Angèle, la femme de papier, inconsistante, qu’on prend et qu'on jette, bonne pour le divertissement. L'intelligence, c'est elle, c’est Estelle.

 

PAUL - Ce n'est pas bientôt fini, dis ! Raconte-moi plutôt où ils en sont, Miss Détective.

 

ANGÈLE - Attention, pas de vanne ! Sinon, j'arrête l’enquête.

 

PAUL - Impossible. De toute ta carrière tu n'as jamais arrêté une enquête sans en venir à bout.

 

ANGÈLE - Oui, mais là c'est différent, ce n'est pas réellement mon enquête mais plutôt la tienne.

 

PAUL - Ah, tu le prends comme ça ! Tu veux que je te recase dans la marge, ou bien dans un vieux cahier de brouillon, au fond d'un tiroir.

 

ANGÈLE - Tu ne tarderais pas à venir me rechercher pour satisfaire ton lectorat. Vieil ingrat.

 

PAUL - Parce que tu ne l’es pas, toi !

 

ANGÈLE - Non, je suis encore jeune, moi.

 

PAUL - Je ne parlais pas de ça, bien que je trouve ta remarque assez déplaisante et passablement exacte. Je parle de ton ingratitude. Moi qui t’aie sortie de…

 

ANGÈLE - Tu serais bien incapable de le dire.

 

(un temps)

PAUL – Bon, c'est vrai… je dois bien l'avouer… Alors, que se passe-t-il maintenant ?

 

ANGÈLE – Ça bouge à l'intérieur. Ah ! Elle est très applaudie. Mais est-ce bien elle qu'on acclame ou l'œuvre de l'écrivain ?

 

PAUL - Très drôle ! Tu vois, je m’aperçois que j'aurais peut-être dû accentuer cette propension à l'humour dans ton personnage. Mais pour en revenir à ce qui nous préoccupe pour l'instant, je dirais que c'est peut-être un peu les deux. Après tout, nous sommes un couple.

 

ANGÈLE - Et nous ? Que sommes-nous ?

 

PAUL - Ça suffit ! (un temps) Quand elle sort, tu la suis. Je veux être sûr.

 

ANGÈLE – C’est bien les mecs, ça : être sûr !

 

PAUL - Ça va !

 

ANGÈLE - Ce que j'en dis, c'est pour ton bien.

 

PAUL - Et pourquoi pas aussi pour le sien. N'essaye pas de me doubler ; je connais la solidarité féminine dans ce genre de situations.

 

ANGÈLE – Aurais-tu perdu toute confiance ? Aujourd'hui tu doutes de ta femme, je peux le comprendre, ce peut même être  interprété comme une preuve d'amour. Mais moi ! tu me connais par cœur.

 

PAUL - Ne joue pas l'innocente. Je te connais très bien, c'est vrai, mais ça ne t'empêche pas de me surprendre encore, à l'occasion.

 

ANGÈLE - Tu m'en vois ravie. Et ta chère femme, te surprend-elle encore quelques fois ?

 

PAUL - C'est peut être justement ce que j'essaye de savoir.

 

ANGÈLE – Ah ! Elle sort. Je te quitte.

 

 

NOIR

 

 

Scène 3

PAUL – ESTELLE

 

 

(Paul est toujours assis à son bureau. On entend de nouveau le bruit d'un verrou et d'une porte qui s'ouvre. Il se redresse dans son fauteuil.)

 

PAUL (pour lui-même, avec le sourire) - Elle n'a pas traîné. Je ne connais aucune femme capable de marcher aussi vite avec des talons hauts. Ça a dû faire râler Angèle.

 

ESTELLE (elle apparaît sur le seuil, les chaussures à la main) - Encore elle ! Et tu en parles à voix haute maintenant.

 

PAUL - Euh… Oui… Non… Je… Tu as fait vite pour ren… Euh…

 

ESTELLE - Je ne sais pas, je n'ai pas chronométré. Je pense que ça a duré deux heures comme d'habitude.

 

PAUL - Oui, bien sûr… J'ai travaillé, je n'ai pas vu le temps passer. C'était comment ?

 

ESTELLE (elle vient s'asseoir sur le bord du bureau, face à lui) - J'ai lu le premier chapitre de ton livre. Ça a beaucoup plu. Cela confirme ce que je pensais. Tu ne pourrais pas l’enfouir au fond d'un vieux brouillon cette Angèle Larsen !

 

PAUL - Elle n'en a pas envie… enfin, je veux dire…je n'en ai pas envie. Je me suis habituée à elle.

 

ESTELLE - Tu veux dire attaché. Quoi qu'il en soit, l'habitude ce n'est pas bon pour un créateur. Veux-tu que je te dise ?...

 

PAUL - Ce n'est pas que j'y tienne particulièrement mais comme je pense que j’y aurai droit de toute façon, autant que ce soit maintenant plutôt qu'au lit.

 

ESTELLE - vous êtes comme un vieux couple tous les deux, un vieux couple sans amour qui est resté ensemble car vous ne savez pas comment vous séparer. À la différence que dans ce cas présent, il ne tient qu'à toi de prendre la décision

 

PAUL - Si tu crois que c'est aussi simple.

 

ESTELLE (se redressant) - Oui, je le crois. Tu sais ce qu'on dit : il faut savoir tourner la page. Pour toi, c'est un exercice journalier.

 

(Estelle dépose un baiser sur les lèvres de Paul puis elle se dirige vers la porte)

 

PAUL - C'est facile, ça.

 

ESTELLE (se retournant avant de sortir) Evidemment dans ton cas, c'est plutôt dans les trois cents pages qu'il faudra tourner. Bon courage.

 

PAUL - Merci.

 

(Estelle sort)

 

 

Scène 4

PAUL – ANGÈLE

 

 

(Paul rouvre son cahier, prend son stylo. La lumière s'allume dans le bureau d'Angèle. Elle entre, ses chaussures à la main. Elle les balance un instant au bout de ses doigts puis les pose sur le sol. Ensuite elle se débarrasse de son imper qu’elle pose sur le fauteuil, va se servir un verre et s'assoit à son bureau normalement)

ANGÈLE - Ho là ! on fait dans le style elliptique, ce soir. Pas d’échancrures, d'allusions à ma poitrine à demi dénudée, pas de jambes sur le bureau, de jupe qui glisse lentement sur mes bas dans un bruissement évocateur… Des faits, rien que des faits. Serais-tu encore préoccupé par ta femme ?

 

PAUL - Tu ne t'es pas faite repérer, au moins ?

 

ANGÈLE - Tu sais à qui tu parles, là ?

 

PAUL (ironique) – Ah oui, pardon, madame est une professionnelle.

 

ANGÈLE - Qu'est-ce que c'est que ce ton ? C'est bien ce que je suis, non. C'est ainsi que tu me décris, comme une professionnelle.

 

PAUL – Oui, mais je peux me tromper.

 

ANGÈLE - Ben voyons… Moi pas, figure-toi. Estelle est rentrée directement, n'a vu personne, n'a parlé à personne, n'a pas téléphoné, ni reçu d'appel. À mon avis, tu t'inquiètes pour que dalle.

 

PAUL – Eh, doucement sur le vocabulaire. À petites doses l’argot, à petites doses. Sinon on t'accuse de ne faire que ça. De très grands s’y sont ruinés.

 

ANGÈLE - De ce côté-là, je crois que tu ne risques rien. Mais revenons à nos moutons. Que fais-je maintenant ? Dois-je poursuivre les filatures de notre suspect ou lui rend-on sa totale liberté d'action, monsieur mon auteur favori ?

 

PAUL - Qu'en penses-tu, toi ?

 

ANGÈLE - Monsieur culpabilise et veut me faire porter le chapeau. Pardon ! Je voulais dire que monsieur rejette la responsabilité de l'affaire sur mes frêles épaules.

 

PAUL - Je ne t'ai jamais décrite avec de frêles épaules.

 

ANGÈLE - C'est vrai, mes épaules sont de vrais perchoirs à baisers.

PAUL - C'est drôle, dès qu'il est question de ton physique, il faut toujours que tu en rajoutes.

 

ANGÈLE - Ah oui, j'oubliais, ce soir, le joli corps d'Angèle est au repos. La fameuse détective n'a plus ni épaules, ni seins, ni cuisses, ni fesses, mais seulement une tête pensante. Avec toi, c'est tout l’un ou tout l'autre.

 

PAUL - Si tu veux bien finir tes digressions et simplement répondre à ma question.

 

ANGÈLE - D'accord, puisque tu insistes. (un temps) C'était quoi au juste la question ?

 

PAUL (énervé) - Poursuit-on, oui ou non, les filatures ?

 

ANGÈLE - Eh bien, la prochaine séance ayant lieu dans trois jours… c'est bien ça ?

 

PAUL - Oui, c'est exactement ça, dans trois jours.

 

ANGÈLE - Bien ! Alors, on la laisse tranquille jusque-là et le soir dit, je la filoche. Oh, pardon, je poursuis mes investigations dans une filature discrète et…

 

(Paul referme le cahier pendant qu'elle parle, la lumière diminue au fur et à mesure. Elle ne finit pas sa phrase une fois dans le noir)

 

PAUL - Je me demande si Estelle n'a pas un peu raison à propos d’Angèle.

 

 

NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ACTE III

 

 

Scène 1

 

ANGÈLE – ALEX – PAUL – ESTELLE

 

 

(Angèle apparaît au coin du bureau et de la rue - en jardin - une autre silhouette apparaît - en cour - c'est un homme. Il porte un imperméable et un chapeau mou. Il se dirige vers elle. Elle semble inquiète.)

 

ANGÈLE - Paul ! C'est quoi celui-là ?... (pas de réponse) Hé, Paul ! Réponds ! D'où il sort celui-là ? Tu m'entends, Paul ?

 

(La lumière monte un peu dans le bureau de Paul. Celui-ci s'est endormi sur son cahier ouvert)

 

ANGÈLE - Merde ! Paul. Il se rapproche. Il ne me dit rien qui vaille ce type. En plus, je ne suis pas armée, moi… Paul ?... Ah, il s'arrête.

 

(L'homme s'est arrêté en effet dans un coin, à l'abri des regards. Il semble attendre quelque chose. Angèle s'approche doucement en silence. - en jardin - Estelle apparaît marchant lentement de sa démarche souple. Angèle se cache. Estelle passe devant Angèle sans la voir, puis elle s'arrête. Elle regarde autour d'elle puis repart et disparaît derrière le décor. L'homme sort de sa planque et se met à la suivre. Il disparaît aussi. Angèle sort de sa cachette.

 

ANGÈLE - Paul ! Merde. Jamais là quand on a besoin de lui, celui-là.

 

( Angèle part derrière Estelle. Paul dort toujours.)

NOIR

Scène 2

ANGÈLE – PAUL

 

 

ANGÈLE (entrant dans son bureau) - La salope ! Elle m'a semée. Et plus de trace de l'autre.

 

(Elle lance son imper sur le fauteuil, puis le béret et elle balance ses chaussures)

 

ANGÈLE - Putain ! C'est la première fois que ça m'arrive. Mais qu'est-ce qu'il fout cet auteur de merde ?... En plus, je deviens vulgaire.

 

(Elle se sert un whisky, en boit une rasade)

 

ANGÈLE - Paul ! Je ne sais plus quoi dire. Vite, un dialogue correct, bordel ! Oh merde ! Euh… Paul…

 

PAUL (se réveille lentement) – Hein ? Qu'est-ce que c'est ? Ah, c'est toi Angèle ?

 

ANGÈLE - Ah, Paul, enfin !

 

PAUL - Je crois bien que je me suis endormi sur le cahier. (Il se redresse, se lève, vient jusqu'à elle) Que s'est-il passé ? Tu as l'air bouleversée ; ça ne te ressemble pas. C'est si grave ?

 

ANGÈLE - Je crois que ta femme m'a repérée. En tout cas, elle a réussi à me semer. Et puis surtout, il y avait ce drôle de type.

 

PAUL (Reprenant tout à fait ses esprits et s'énervant d'un coup) - Je le savais ! Il y a un homme là-dessous. Tu vois, je te l'avais dit…

 

ANGÈLE (le coupant) - Calme toi ; ce n'est pas ce que tu crois.

 

PAUL (sur le même ton) – Alors là, excuse -moi, mais si elle n'est pas « cliché » cette réplique ! Il est plus que temps que je te reprenne en mains ; tu commences à dire n'importe quoi. Si cela se trouve, tu as profité de mon sommeil pour te laisser aller à quelques vulgarités.

 

ANGÈLE - Fais chier ! Tu ferais mieux de m'écouter.

 

PAUL – Quand on voit ce que ça donne !

 

(Angèle franchit la zone de séparation entre les deux pièces, le fait reculer et s'asseoir derrière son bureau. Elle s'installe sur le meuble, face à lui)

 

ANGÈLE - Ça suffit maintenant. Laisse-moi t'expliquer.

 

PAUL - Tu ne devrais pas être ici, dans mon bureau, ce n'est pas ton monde.

 

ANGÈLE - Et ce type, lui non plus, n'avait pas à être là. Il ne fait pas partie de l'histoire en cours et n'a aucun rapport avec ta femme, me semble-t-il. Il l'a suivie pendant un moment puis a abandonné. Tu vois, c'était le genre Bogart, trench-coat et chapeau mou ; plutôt une allure de vrai tueur.

 

(Paul se lève d'un bond, se met à arpenter le bureau sous l'œil inquiet d'Angèle)

 

PAUL – C'est à ne pas y croire.

 

ANGÈLE - Tu m'expliques ou je retourne de l'autre côté mener l’enquête moi-même ?

 

PAUL – Non. Reste. Effectivement, il n'a rien à voir avec le livre en cours. Mais je connais cet individu. Je viens de rêver de lui. D'ailleurs je devrais peut-être dire cauchemarder, tant il a effectivement une tête de tueur. Ceci explique sa présence dans ton histoire dans laquelle j'avais introduit Estelle. Mon rêve s'est mêlé à ma création artistique.

 

ANGÈLE - Que faisait-il dans ton rêve, ce sale type ?

 

PAUL - Je ne sais pas. J'ai dû rêver à de vieux films et créer ce personnage à partir de mes souvenirs. Comme je n'arrête pas de penser à Estelle…

ANGÈLE - Tu ne serais pas plutôt en train d'imaginer un autre détective pour tes histoires, un de ces vieux machos des films noirs, sentant le whisky, prêt à cogner sur tout ce qui bouge et prenant les femmes pour moins que rien.

 

PAUL - Qu'est-ce que tu vas imaginer ?

 

ANGÈLE - Ou peut-être mieux, c'est effectivement un tueur pour te débarrasser de moi.

 

PAUL – N'importe quoi ! Tu lis trop de romans policiers, toi. De toute façon, les personnages récurrents, vous êtes quasiment immortels.

 

ANGÈLE - Tu confonds avec les académiciens. (s'assoit sur le siège de Paul, au bureau) Vous savez bien nous faire disparaître quand nous devenons gênants pour votre propre notoriété. Vous n'appréciez pas de vous faire voler la vedette, messieurs les auteurs.

 

PAUL - Je ne dis pas, ça arrive parfois. Mais la plupart du temps, les lecteurs savent très bien vous ressusciter. Ils ont pour ça des moyens de pression auxquels nous ne résistons pas.

 

ANGÈLE - Comme d’arrêter de vous lire, ou bien d’en lire un autre. La concurrence est rude.

 

PAUL - Eh oui, malheureusement notre plus grand désir étant d'être lus, peut-être ne sommes-nous pas toujours intègres dans notre écriture. Aussi, tu n'as pas à t'inquiéter.

 

ANGÈLE - Je ne sais pas comment je dois prendre ça. J'aurais préféré un mot gentil de ta part. Après toutes ces années passées ensemble. Remarque, je ne suis qu’à moitié surprise.

 

PAUL - Surprise de quoi ?

 

ANGÈLE - De ton manque d'intérêt à mon égard. Tu me négliges ces derniers temps.

PAUL - Tu l'as déjà dit. (Il se penche sur elle) Pour l'instant, je pense à Estelle et à ce curieux inconnu. Pourquoi la suivait-il ? Et pourquoi s’est-il, disons, évaporé ensuite ?

 

ANGÈLE - Tu lui as peut être demandé dans ton rêve. Tu n'oses pas me l'avouer, ni même à toi, mais inconsciemment tu t'es rendu compte que tu ne me faisais plus confiance. Tu as donc demandé à cet inconnu la même chose qu’à moi : surveiller ta femme. Sans doute m'a-t-il repéré, et il s'est, comme tu le dis, évaporé.

 

PAUL - C'est une éventualité. (il se redresse et marche à nouveau dans la pièce) Voilà ce que nous allons faire, ou plutôt ce que tu vas faire.

 

ANGÈLE - Je reprends du service ?

 

PAUL - Ne recommence pas.

 

ANGÈLE - Je note juste que tu es bien content de me trouver quand tu as besoin de moi. Tu sens bien que ce balourd en imper ne fera pas le poids. Alors on appelle Angèle Larsen à la rescousse, son héroïne intelligente, casse-cou à l'occasion, mais surtout belle et sexy.

 

PAUL - Tu as bientôt fini l'inventaire de tes qualités ?

 

ANGÈLE (elle pose les pieds sur le bureau, dans une position assez provocante) - Bien que la liste ne soit pas exhaustive, je consens à m'arrêter là et à t'écouter.

 

PAUL (il la regarde, se penche sur elle, ramène sa jupe sur ses cuisses d'un geste lent mais ferme) - Garde ça pour lui ; tu en auras peut être besoin. Tu vas retourner chez toi, sortir et retrouver cet homme.

 

ANGÈLE - Comment ?

 

PAUL - Je vais l'intégrer à ton histoire, tout comme Estelle. Je pense que ça devrait marcher. Alors maintenant, tu libères ma place et tu files dans ton bureau.

 

ANGÈLE (Elle se lève avec un grand mouvement de jambes) - Dommage, j'aime beaucoup ton bureau.

 

PAUL - Je t'en ferai un à l'identique, si tu es sage.

 

ANGÈLE - C'est malin ! La place est chaude, si j'ose dire.

 

PAUL - Eh oui, tu oses.

 

(Angèle regagne son bureau, reprend son verre sur le bureau et boit. Paul s'assoit derrière le sien, reprend son stylo, se met à écrire. Angèle pose son verre, s'approche de la fenêtre, sursaute)

 

ANGÈLE – Paul ! Le tueur en trench-coat ! Il est là, en bas, devant ma fenêtre ! On dirait qu'il fait les cent pas.

 

PAUL - Super ! Ça a marché !

 

(À ce moment, le bruit de la serrure de la porte d'entrée se fait entendre. Paul referme précipitamment son cahier. La lumière s'éteint chez Angèle)

 

 

Scène 3

PAUL – ESTELLE

 

 

(Estelle entre dans le bureau. Elle n'a pas ses chaussures à la main)

 

ESTELLE - Bonsoir chéri. Tu as bien travaillé ?

 

PAUL - Euh… Oui, pas mal. Bien que certains personnages me donnent un peu de mal. Et toi, ta lecture s'est bien passée ?

 

ESTELLE – Très bien, oui. D'ailleurs je ressors. Nous avons décidé de faire une petite virée entre quelques lectrices. Je suis juste passée prendre quelques livres de ton premier cru pour Sylvie ; la lecture de la dernière fois lui a donné envie de te lire.

 

PAUL - Si c'est pour Sylvie… Je la connais ?

 

ESTELLE - Non.

 

PAUL - Peut-être devrais-je te prendre comme agent, dis-moi.

 

ESTELLE (elle s'approche de lui) – Merci bien, mais je préfère être ta femme. Pas toi ?

 

PAUL - Tu en doutes ?

 

ESTELLE - Qui sait ? On ne sait jamais vraiment ce que pense un auteur.

 

PAUL - Ni un mari ?

 

ESTELLE - Tu vois, la question peut se poser doublement.

 

PAUL - À part ces questions existentielles, pas de problème sur la route ?

 

ESTELLE – Non, pas le moins du monde. Pourquoi ?

 

PAUL - Je ne sais pas, une idée comme ça. Je dois lire trop de polars, moi aussi.

 

ESTELLE – Toi aussi ?

 

PAUL - Oui, je me comprends. Bon, ne te mets pas en retard, puisque tes petites copines t'attendent.

 

ESTELLE - Tu es bête. Mais tu as raison, ne perdons pas de temps.

 

(Elle passe dans la pièce à côté sous le regard de Paul, qui a la main posée sur le cahier, impatient. Elle revient très vite avec une pile de livres sous le bras)

 

ESTELLE - Voilà de quoi satisfaire ta nouvelle lectrice. (elle se penche pour l'embrasser. Il lui rend son baiser) Bonne soirée mon chéri. Travaille bien.

 

PAUL - Toi aussi. Je veux dire, passe une bonne soirée. Tu comptes rentrer tard.

 

ESTELLE - Je ne sais pas, sans doute un peu. Bye.

 

(Elle sort. Il reste un court instant songeur, un peu amer. Puis il ouvre précipitamment son cahier, le stylo en main. La lumière s'allume dans le bureau d'Angèle. Il est vide)

 

PAUL - Angèle ?... Angèle !

 

NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ACTE IV

 

 

Scène 1

PAUL – ESTELLE (sous les traits d’ANGÈLE)

 

 

(Paul est dans son bureau, il tourne en rond)

 

PAUL - C'est incroyable, ça ! Depuis quand les personnages disparaissent-ils sans le consentement de leur auteur. J'en perds ma plume. Pourvu qu'elle ne finisse pas dans une mauvaise adaptation ou une série télé à la con. (Il s'arrête, réfléchit) Je deviens complètement hystérique. Elles me rendent fou toutes les deux.

 

(À ce moment, la silhouette d’Angèle entre dans le bureau. Paul s'immobilise. La silhouette s'approche du bar. Elle se verse un whisky et va s'asseoir à son bureau, gardant son imper et son béret. Elle boit une gorgée puis déclare)

 

ESTELLE (Angèle) - À ta santé, mon cher auteur !

 

PAUL (surpris) - Angèle ?

 

ESTELLE (Angèle) - Qui veux-tu que ce soit dans ce bureau ?

 

PAUL - Où étais tu ? J'étais mort d'inquiétude.

 

ESTELLE (Angèle) - Tout de suite les grands mots ! Toutefois c'est quand même gentil.

 

PAUL - Pourquoi as-tu disparu comme ça d'un seul coup ?

 

ESTELLE (Angèle) - Ta femme était rentrée, je me suis occupée de ton mystérieux homme.

 

PAUL - Oui, elle est montée se coucher, enfin je pense. Je ne suis plus sûr de rien, à présent. Alors qui est-ce, ce fameux type ?

 

ESTELLE (Angèle) - Oh, c'est juste un petit malin qui joue les durs mais sans conviction. Un personnage non abouti, un second rôle sans charisme. En résumé : pas très intéressant. Je me demande comment tu as pu engendrer un tel personnage, toi qui a tant d'imagination. Tu me diras que tu te débrouilles mieux avec les personnages féminins, n'est-ce pas !

 

PAUL - Oui, ce n'est pas faux, je dois bien l'avouer.

 

(Paul se rapproche un peu plus vers le bureau d’Angèle dont la lumière est tamisée)

 

PAUL - Tiens, tu as gardé ton imper et ton béret ! C'est curieux.

 

(elle se lève et s'assoit sur le bord du bureau en croisant les jambes, les pans de l’imper s’écartent sur ses cuisses nues)

 

ESTELLE (Angèle) – En fait, pour tout t’avouer, avant de partir en filature, j'ai pris le temps d'une douche. Quand je suis revenue à la fenêtre, intégralement nue bien sûr, j'ai vu ma cible qui allait fiche le camp. Alors j'ai enfilé mon imper vite fait, j'ai pris mon béret et je suis sorti comme ça, voilà. Cela dit, ce n'est pas la première fois que j’enquête en tenue légère, n'est-ce pas, mon cher auteur qui ne se prive pas de me déshabiller selon ses propres désirs.

 

PAUL - Mes propres désirs, mes propres désirs, c'est vite dit ; j’obéis surtout aux impératifs de mon histoire et aux désirs, si tu veux, de mon lectorat. Cela dit, bien que tu y mettes beaucoup de bonne volonté, je préfère quand c'est moi qui raconte.

 

ESTELLE (Angèle) - Tu trouves sans doute que je n'en fais pas assez.

 

(elle défait les boutons du haut de son imper, boit une longue gorgée de whisky, repose le verre sur le bureau et adopte une pose très sexy)

 

ESTELLE (Angèle) - Et comme ça, qu'en penses tu ?

 

PAUL (il se lève, agacé, bien que réellement troublé et ne comprenant pas trop pourquoi) - Tu veux bien arrêter ton cinéma, là. Qu'est-ce que tu cherches au juste ?

 

ESTELLE (Angèle) - Mon cinéma ! Tu sais que c'est une bonne idée, ça ! Tu devrais m'écrire un scénario. Tu sais qui je vois dans le rôle ? Juliette Binoche.

 

PAUL - N'importe quoi. Elle n'est pas le rôle. Et puis ce n'est pas toi qui ressemble à Binoche, c'est Estelle.

 

ESTELLE (Angèle) - Oui, je sais, on le lui dit  assez souvent. D'ailleurs elles ont le même âge. Et moi je suis bien plus jeune que ça, n'est-ce pas.

 

PAUL - Oui… un peu, enfin, pas mal, même. En fait, tu n'as pas encore le charme des femmes de plus de cinquante ans.

 

ESTELLE (Angèle) (elle se redresse, s'approche de lui, toujours aguicheuse mais se tenant dans l'ombre. Paul garde ses distances) - Que veux-tu dire par là ?

 

PAUL - Eh bien, Je te trouve sexy, attirante, mais Estelle, c'est autre chose ! Elle est bien davantage. Elle a ce vécu qui la rend à nulle autre pareille, cette grâce naturelle, sa façon bien à elle d'être à moi… je dis « à moi», je devrais plutôt dire «avec moi». Estelle est une femme libre, tu comprends.

 

ESTELLE (Angèle) - C'est sans doute pour cette raison que tu me l'as fait surveiller. Une liberté totale doit s’accompagner d'une confiance totale.

 

PAUL (Un peu gêné) - J'ai eu peur. Je ne sais pas pourquoi, c'est idiot. Je me suis mis à douter de mon travail, de mes livres, de moi-même. L’inspiration me file entre les doigts. L'impression de faire fausse route en abordant la soixantaine. J'ai cru voir Estelle s'éloigner de moi, comme dans un rêve, ou plutôt un cauchemar. J'ai imaginé le pire ; enfin, ce qui était le pire pour moi.

 

ESTELLE (Angèle) (elle retourne s'asseoir au bureau, pose les coudes dessus et son menton sur ses mains jointes) - Tu peux être rassuré. Elle n'avait pas rendez-vous avec l'homme au trench-coat et il ne la suivait pas vraiment. Ce n'était qu'un intrus dans ton sommeil. Il s'est retrouvé là par hasard, il a suivi ses pas, la musique de ses talons sur la chaussée, à la lueur d’un vieux réverbère, comme dans ces vieux polars que tu affectionnes, puis il a rejoint une autre fiction, te laissant à ton sommeil. Et en parlant de cela, je crois que moi aussi, je vais aller me coucher et m'endormir sur mes deux oreilles. (elle se lève, se dirige vers la porte puis se tourne vers lui, sensuelle) Je ne t'interdis pas d'écrire une scène sensuelle sur mon déshabillage. J'aime quand tu viens me border.

 

PAUL - Oui, cela terminera le chapitre d'une façon agréable.

 

(Paul s'installe à son bureau après un dernier regard vers Estelle qui éteint la lumière. Resté seul, ils se met à écrire)

 

 

NOIR

 

 

Scène 2

ESTELLE – ANGÈLE – ALEX

 

 

(côté bureau d’Angèle, la lumière se rallume. Estelle réapparaît vêtue de sa robe. Elle vient ranger l’imper et le béret au portemanteau. Elle entend des bruits de porte puis de pas. Elle se retourne. Angèle et Alex entrent, menaçants)

 

ANGÈLE (veste et chapeau mou) - Qu'est-ce que tu fais ici, toi ? Tu te fais passer pour moi. Tu vois bien je ne m'étais pas trompée, tu essayes d'écarter ton mari de moi depuis quelques temps. Je ne suis pas assez bien pour les projets littéraires de Madame. Paul Quentin auteur de polars renommé mériterait tout de même mieux que ça, hein ! En plus, tu me piques mes fringues.

ESTELLE (s’écartant vers la porte) - Oh ! Je te les rends volontiers, après tout ce n'est qu'un costume de détective de roman ; ce n'est pas pour moi.

 

ALEX (menaçant) – Doucement, ma belle ! Tu ne vas pas nous quitter comme ça…

 

ANGÈLE - Ma belle ! Tu parles, à son âge…

 

ALEX - Ben quoi ? C’est plutôt une belle môme pour son âge, justement.

 

ESTELLE - Merci, c'est très délicat. Mais d'où est-ce que vous sortez, vous ? D’un vieux bouquin des années cinquante, réminiscence cauchemardesque des lectures de jeunesse de mon mari. Vous savez, depuis les choses ont bien changé, surtout les femmes.

 

ALEX - Tu parles, toutes les mêmes !

 

ANGÈLE - Faut pas exagérer tout de même ; tu ne vas pas me comparer avec cette vieille.

 

ESTELLE - Vraiment n'importe quoi ! Il faudrait peut-être vous tenir un peu au courant des changements, tous les deux. La cinquantaine se porte avec légèreté maintenant. Nous ne sommes plus les vieilles d'antan. N'oublie pas que nous avons porté des mini-jupes bien avant toi, ma grande. Et nous sommes descendues dans la rue pour bien des revendications : la contraception, le droit à l'avortement, le droit de vote, et cetera. Alors aujourd'hui, nous avons le droit à quelques prolongations. Et, vous en déplaise, la cinquantaine, voire la soixantaine n'a rien à voir avec la vieillesse.

 

ANGÈLE - Cause toujours. En attendant, j'ai bien envie de te garder ici, à l'abri de notre fiction. Tu verras, le temps ne passe pas ici. Ça fait des années que j'ai trente-cinq ans pour le plus grand plaisir de ton mari et de nos lecteurs. Tu ne veux pas goûter de ce plaisir-là ?

 

ESTELLE - Non merci. Je préfère la vraie vie et vieillir près de l'homme que j'aime. Tu vois, j'ai le goût de l'éphémère.

ANGÈLE - Arrête, tu vas me faire pleurer.

 

ALEX - Bon, elle nous emmerde la vieille avec ses discours. Toute façon, j'y comprends rien. On a qu’à l’attacher au fauteuil et la laisser au frais. Ensuite on passera à autre chose ; n'oublie pas ta promesse, toi.

 

ANGÈLE - Y a pas le feu ! Laisse-moi d'abord m'amuser avec elle ; j'ai bien le droit à ma petite vengeance. Par contre, pour ce qui est de l'attacher au fauteuil, c'est une bonne idée. Pendant ce temps, notre cher auteur va chercher l'héroïne de sa vie partout. Lui qui s'inquiétait, le tourment ne fait que commencer. Et là, il sera bien content de me retrouver et de me consacrer encore son temps.

 

(Estelle veut s'échapper mais Alex l'attrape à bras-le-corps et l’assoit sur le fauteuil du bureau avec brutalité. Angèle en ouvre un des tiroirs et sort une corde)

 

ANGÈLE (ironique) - Finalement, je sens que je vais m'attacher à toi.

 

ESTELLE (criant) - Paul ! Paul…

 

 

Scène 3

PAUL

 

 

(Paul entre dans la pièce en peignoir, il vient de se réveiller. Il allume son bureau, s’y assoit. Il feuillette son cahier en parlant)

 

PAUL - C'est dingue, je l'entends même dans mon sommeil. J'ai cru qu'elle était rentrée. Apparemment pas… Tout de même, cette soirée commence à s’éterniser. Et si mes doutes étaient fondés !... Non, je ne peux y croire. Quel idiot je fais ! Estelle n'a été que trop patiente envers mon travail. Suis-je allé trop loin ? Elle a raison. Il est vrai qu’Angèle est presque devenue une personne pour moi. Pourtant, c'est bien à Estelle que je voulais rendre hommage à travers la beauté d’Angèle. Simplement, celle d’Estelle ne se raconte pas. Il a donc bien fallu que j’invente des mots compréhensibles pour tous, des images. Bien sûr, je n'avais pas pensé qu'elle ne s'y reconnaîtrait pas. Estelle… Ce soir, les mots me manquent et c'est bien le comble pour un écrivain. (Il regarde l'heure sur le bureau) Minuit ! Pour un auteur de romans policiers c'est l'heure du crime. Mais pour une nuit normale, ce n'est pas si tard pour une virée nocturne. Je me fais des idées. Je ferais mieux d'aller me recoucher. Ah oui, sacré auteur de polars ! Minuit, l'heure du crime…

 

(il rit, éteint la lumière)

 

 

Scène 4

ESTELLE – ANGÈLE – ALEX

 

 

(Estelle est attachée au fauteuil, au milieu de la pièce, les cheveux en bataille, quelques boutons de sa robe défaits, on constate qu'elle a été un peu bousculée)

 

ALEX (regardant sa montre) - Minuit ! Ça te dit quelque chose ma poulette ?

 

ANGÈLE (penchée sur Estelle) - Bien sûr qu'elle sait. Elle pavoise moins maintenant. Tiens, à propos, tes belles chaussures à talons… puisqu’apparemment on s'échange les fringues. Alex, enlève-les-lui.

 

(Alex s'agenouille devant Estelle. Il l'attrape par les jambes, remonte sa robe et lui enlève ses chaussures. Estelle se débat un peu puis finit par le laisser faire. Il se relève et tend les chaussures à Angèle. Celle-ci s'assoit sur le bord du bureau, enlève les siennes avec sensualité et passe les chaussures d’Estelle. Elle fait quelques pas puis revient devant Estelle. Elle s'assoit sur le bord du bureau, face à elle, provocante)

 

ANGÈLE - Tout à fait ma pointure. Elles me vont à merveille. Ce qui ne m'étonne pas vraiment. Tu sais que ton mari m'a fait cadeau de quelques-unes de tes caractéristiques. À croire que même dans ses fictions, il ne peut pas se passer de toi. Je trouve cela très agaçant et je pense que tu peux comprendre une certaine jalousie de ma part.

 

ESTELLE - Jalouse ! Mais de quoi ? Tu te pavanes en tête de gondole, tu es plus connue que lui, ton nom a fini par figurer en plus gros caractères que le sien sur les couvertures de vos livres, c'est toi qui te pavanes sur les premières de couverture, alors que lui n'a le droit qu’à une petite photo noir et blanc en quatrième.

 

ANGÈLE - Oui, je sais. Je lui ai d'ailleurs conseillé de la changer ; elle n'est plus d'actualité.

 

ESTELLE - C'est exact. Mais c'est par discrétion, figure-toi. Cela dit, j'imagine que tu ignores la signification de ce mot ; toi qui est toujours en représentation…

 

ANGÈLE (se levant, passant derrière Estelle) - La faute à qui ? Peut-être se vengeait-il de toi sur moi. Peut-être me fait-il faire ce que tu es incapable de lui offrir. (revient devant Estelle, se penche sur elle) Je suis en quelque sorte sa maîtresse de papier.

 

(Estelle se renfrogne, attachée, mais elle voudrait la gifler)

 

ANGÈLE - Ah ! C'est dur d'être attachée, de ne pas pouvoir bouger de sa position, enfermée dans une case, une page, une cage. Est-ce que tu crois que moi non plus je n'ai pas rêvé de m'échapper, de quitter ces jupes fendues ou si courtes, ces décolletés vertigineux à en tomber par terre, pour pouvoir me balader avec des tenues un peu plus simples, juste pour me sentir à l'aise, sans être regardée, toisée, soumise.

 

ALEX - Tu vaux mieux que ça, poulette !

 

ANGÈLE - Toi, ta gueule !

 

ALEX - Oh, ça va pas, non ! Comment tu me parles, toi ? Déjà que je suis obligé de supporter vos discussions sans fin qui ne servent à rien. En plus, je me fais insulter. C'est vraiment le monde à l'envers. Tu mériterais que je t'en colle une !

 

ANGÈLE (s'approchant de lui, menaçante, buste en avant) - Essaye un peu pour voir !

 

ALEX - Me tente pas… Je te rappelle qu'on est en affaires tous les deux. Tu m'avais promis…

 

ANGÈLE - Eh bien, j'ai changé d'avis, j'ai plus envie.

 

ALEX (la giflant) - Salope !

 

ESTELLE - Bien fait !

 

ANGÈLE (giflant à son tour Estelle) - Toi, ta gueule aussi !

 

ESTELLE - Merde ! C’est vrai que t’es une salope.

 

(Alex saisit de nouveau Angèle par les bras, elle veut se défendre, il la gifle à nouveau, elle va s'étaler par terre contre le mur, occise, elle a du mal à récupérer. Pendant ce temps Alex va s'occuper d’Estelle)

 

ALEX (commençant à détacher Estelle) - Puisque c'est comme ça je vais commencer à m'amuser avec toi. Tu as l'air d'une bonne petite garce, toi aussi.

 

ESTELLE - C’est vraiment du grand n'importe quoi, celui-là ! Je n'ai jamais vu un ringard pareil ! Personne n'emploie plus un vocabulaire pareil : une garce. Tu sors de quel polar poussiéreux, mon pauvre vieux ?

 

ALEX (finissant de la détacher pendant qu’Angèle commence à se relever. Il sort son flingue et les menace) - Assises toutes les deux sur le burlingue, les mômes. Si vous croyez que je vais me laisser repasser par deux gonzesses, vous vous gourez.

 

ESTELLE (obéissant et rejointe par Angèle) - Ça y est, il nous sort sa panoplie de gros dur avec l’argot en prime. S’il croit nous impressionner avec ça, il se la fourre profond.

 

ALEX - Vas-y mollo, la vioque, si tu veux pas que je t’abîme. Soyons sages, Mesdames. Pour commencer, vous allez vous foutre à loilpé. J'ai bien l’droit un strip-tease en bonne et due forme et au moins je suis certain que comme ça vous ne filerez pas.

 

ANGÈLE - T'es vraiment un malade, toi.

 

ALEX - Comme tu dis si bien, ta gueule, toi ! Magnez-vous, vos frusques !

 

ESTELLE (se levant du bureau, venant près de lui) - Ecoute, tu vas pas nous balancer une bastos comme ça, à bout portant. Tu nous prends vraiment pour des caves. D'abord, c'est pas poli de défourailler l'artillerie lourde comme ça, devant deux dames. Si tu veux qu'on se déloque, tu n'as qu'à le demander gentiment. Nous, on est prêtes à écraser, à condition que tu remises ton flingue dans ta fouille. (Alex  reste sans voix, immobile) Gamberge vite, avant qu'on change d'idée.

 

ANGÈLE (elle rejoint Estelle d’une démarche chaloupée) - C'est vrai, ça, t'es plutôt godant comme micheton. si tu veux rengracier, pour la mandale on passe l'éponge et on en parle plus. Allez, libère tes paluches si tu veux me les mettre aux noix.

 

ESTELLE - A quoi bon faire du rebecca quand on peut arranger les choses en douceur. Tiens, je vais être bonne fille, je te balancerais même pas à Paul, mon mari… Paulo, si tu préfères.

 

ALEX - L'aut’ branque. C'est pas une épée, celui-là !

 

ESTELLE - T'y fie pas, peut devenir coriace suivant les circonstances. Mais nous, me dis pas qu'on te file les flubes.

 

ALEX - N'importe quoi. Tu crois tout de même pas que j'aurais le traczir devant deux gonzesses.

 

ANGÈLE - C'est exactement ce qu'elle vient de te dire. Alors, largue ton flingue et arrête de nous chercher du rif.

 

ALEX (troublé par les deux femmes qui commencent à le coller sévèrement et dont les tenues laissent à désirer) - Ouais… mais essayez pas de me doubler sinon pourrait y en avoir, du rififi.

 

(il range son flingue dans sa poche et pose les mains sur les fesses d’Angèle. Alors Estelle lui tord le bras. Angèle vient à la rescousse. Elle lui pique son arme. Elles s'écartent en le menaçant. Il se recule, rageant)

 

ALEX - Les salopes ! Je le disais bien, toutes les mêmes !

 

ANGÈLE - Ce n'est pas parce que tu me mets la main au valseur que tu vas me faire danser, mon beau. Maintenant, dégage, y'en a marre des mecs, surtout dans ton genre. Retourne d'où tu viens, disparais de la circulation, va aux oubliettes, t'enterrer dans une grotte chez les Cro-Magnon.

 

ALEX - Pour une fois nous sommes d'accord ; je ne veux surtout plus vous revoir. Je retourne chez moi. Les gonzesses de ce siècle, j'y comprends rien. C’est un monde quand même ! Tout fout l’camp.

 

ESTELLE - Oui, à commencer par toi, ça craint fort pour les attardés de ton genre. Allez, monsieur le macho, tire-toi avant que je t’envoie mes targettes dans la tronche ! (à Angèle) Quand tu me les auras rendues.

 

ANGÈLE - Ah ! Oui, bien sûr. (elle enlève les chaussures et les donne à Estelle qui les garde à la main, menaçant Alex) Tu as entendu ce qu'elle t'a dit, du con ?

(Alex recule jusqu'à la porte puis s'enfuit sans demander son reste. Restées seules les deux femmes éclatent de rire)

 

 

NOIR

 

 

 

 

 

 

Scène 5

PAUL – ANGÈLE

 

 

(Paul revient à son bureau. Il semble inquiet. Il n'arrive plus à dormir. Il s'installe dans son fauteuil)

 

PAUL - Tout de même, je la trouve un peu longue à revenir. Je vais essayer d'écrire un peu en l'attendant ici.

 

(il se met à écrire)

 

PAUL - Ce soir-là, Angèle se sentait fatiguée et un peu nostalgique C'était souvent le cas à la fin d'une enquête mais ce qui la rendait un peu triste c'était que celle-ci semblait n’aboutir nulle part.

 

(la lumière s'est allumée à côté. Angèle est assise dans le coin de son bureau, pieds nus, son chemisier en désordre, elle est décoiffée et sa jupe déchirée. Son rimmel a coulé. Sans doute a-t-elle pleuré)

 

ANGÈLE - Et pourtant…

 

PAUL (se redressant, il se tourne vers elle) - Ah ! tu réintègres enfin  ton univers, toi… Mais… qu'est-ce que c'est que cette tenue ? Que t’est-il arrivé ?

 

ANGÈLE - Quelques démêlés, d'abord avec Estelle puis avec cet imbécile d’Alex. Un vrai cauchemar ce type !

 

PAUL - Oui, c'est apparemment de là qu'il sort. Que veux-tu, même dans un monde imaginaire, on ne maîtrise pas tout. Mais parle-moi plutôt d’Estelle, qu’apparemment, tu appelles à présent par son prénom. Où est-elle ? Que s'est-il passé ?

 

ANGÈLE - Ho là ! Tu vas m’obliger à utiliser cette petite phrase courante dans les films policiers et pas souvent les meilleurs : c'est moi qui pose les questions. Mais ce soir, je ne me formaliserai pas, je veux bien te rassurer.

PAUL - Merci quand même.

 

ANGÈLE - Bien, je reconnais que j'ai été plutôt… pour employer un terme digne d’Alex, garce avec elle, je suis dans mon tort…

 

PAUL - Bon, accouche. Où est-elle ?

 

ANGÈLE - Rassure-toi, elle va bien, nous nous sommes même quittées un peu copines. En fait, Alex et moi l'avions séquestrée dans le but de t'inquiéter un peu. Mais quand Alex est devenu trop menaçant, là j'ai vu rouge. Bref, à toutes les deux nous en sommes venus à bout et l'avons envoyé ad patres. Estelle s'est changée ici et elle vient de repartir.

 

PAUL - Se changer ?

 

ANGÈLE - Oui, sa tenue ne valait guère mieux que la mienne. Mais, rassure-toi c'est une coriace. Elle s'en tire avec quelques égratignures.

 

PAUL - C'est toi qui…

 

ANGÈLE – Non, cet abruti d’Alex

 

PAUL - Mais je vais lui péter la gueule à ce con !

 

ANGÈLE - Quel vocabulaire pour un auteur qui ne me met jamais de gros mots dans ma si jolie bouche.

 

PAUL - Ça va. Moi aussi je peux me lâcher, de temps en temps. Alors où-est-il ?

 

ANGÈLE - Je te l'ai dit nous l'avons envoyé ad patres. Tu n'en entendras plus parler. Il était tellement nul ce personnage que je ne vois pas quel auteur pourrait bien en vouloir, même dans le plus mauvais des polars.

 

PAUL - Bon. Et Estelle, quand rentre-t-elle ?

 

ANGÈLE (chantonnant) - Estelle, belle Estelle, quand rentre-t-elle, toujours plus belle ? (Puis parlant normalement) Elle ne devrait pas tarder à arriver chez vous. Elle en a de la chance.

 

PAUL - Tu dis ça sur un ton ; te voilà attendrie à présent.

 

ANGÈLE - Et pourquoi pas ?... J'ai compris bien des choses grâce à elle. Tu sais, je m'accrochais mais je sentais bien que tu n'y croyais plus, et moi non plus finalement. Il est peut-être temps que je raccroche. Je pourrais quitter le métier à la fin de cette enquête, tomber amoureuse et partir loin avec mon homme… mais pas un du genre d’Alex, s'il te plaît, un vrai, qui ne bat pas les femmes. Sois gentil, ne me fais pas mourir à la fin de l'histoire, ce serait trop triste pour mes lecteurs.

 

PAUL - Tu le mériterais pourtant avec ce que tu as fait subir à Estelle.

 

ANGÈLE - Je sais. Je t'en demande pardon ; j'étais jalouse. Aujourd'hui j'ai appris une chose, à reconnaître l'amour et c'est ce que j'ai vu dans les yeux d’Estelle. Et je crois qu'elle a raison quand elle te demande de m'abandonner un peu. Tu sais, je suis sincère. La liberté n’est-il pas le plus beau cadeau que l'on puisse faire à l'être aimé, puisqu'il signifie la confiance.

 

PAUL - Je vois que tu changes de registre. Eh bien soit, je t'écrirai une fin digne de cette nouvelle Angèle. Nous n’y perdrons au change ni toi ni moi.

 

ANGÈLE - Bien. Merci Paul. Je vous laisse ; elle ne va pas tarder. Moi je vais me déshabiller et prendre une bonne douche, tranquille, à l'abri des regards.

 

PAUL - Ne t'inquiète pas, je ferme le cahier.

(Angèle se lève, se dirige vers la porte tandis que Paul referme le cahier. La lumière s'éteint dans le bureau d'Angèle)

 

 

 

 

 

 

Scène 6

PAUL – ESTELLE

 

 

(Paul se lève et va jusqu'à la fenêtre. Il reste un court instant puis on entend le bruit de la porte d'entrée. Quelques secondes et Estelle entre, ses chaussures à la main. Elle porte un jean et un pull échancré ainsi qu’un foulard autour du cou. Elle s'appuie contre le chambranle de la porte ses chaussures se balançant  au bout de ses doigts. Paul se retourne et la regarde avec insistance comme s'il la voyait pour la première fois)

 

ESTELLE - Tu en fais une tête. On dirait que tu as vu un fantôme. Ce n'est que moi.

 

PAUL - C'est un euphémisme.

 

ESTELLE - Oh… je prends ça comme un compliment.

 

PAUL – C’en est un, chérie.

 

(Estelle s'avance, lance ses chaussures au loin, défait son foulard qu'elle laisse choir, découvrant un peu sa gorge. Elle s'assoit sur le bord du bureau sous l'œil admiratif de son mari)

 

ESTELLE - C'est vrai, je me suis éloignée de toi pour réveiller ton attention. Je dois bien l'avouer, j'en avais assez de cette Angèle trop parfaite : jeune, belle, athlétique, intelligente, sexy en diable, adulée, et toujours en représentation. Dès qu'elle bougeait un peu, c'était pour mieux dévoiler une partie de son corps dont tu nous faisais une description détaillée avec une déferlante de qualificatifs haut en couleur : un sein rond et ferme dévoilé, des cuisses brunes offertes sous une jupe extra-courte, des jambes au galbe parfait mis en valeur par une jupe fendue ou carrément un cul superbe que l'on suivait tout le long d'un couloir jusqu'à la salle de bains où nous avions le droit à une scène de douche dans laquelle sa nudité jouait à cache-cache avec le savon et le jet puissant ou léger de l’eau. J'en passe et des plus « superbement à poil » dont tu avais le secret. Moi, j'essayais bien de lutter avec mes ensembles jupe tailleur, mes talons hauts… et mon âge. Mais je ne faisais pas le poids face à ton fantasme sur papier qui ne se froissait pas avec le temps. Et quand je dis que je ne faisais pas le poids, ce n'est qu'une façon de parler puisqu'elle-même ne possédait pas une once de graisse ; une vraie sculpture, une effigie pour programme minceur. Alors que moi, malgré un régime constant, je cultive tout de même quelques bourrelets, légers certes, mais bien installés. J'ai donc décidé de l'éliminer. Etant donné que grâce à toi j'avais maintenant accès à son univers, je me suis rendue chez elle. Mais elle était absente. Je l'ai attendue, patiemment, sous ses traits ; c'est de cette façon d'ailleurs que nous avons eu notre dernière conversation, souviens toi…

 

PAUL - C'était donc toi. Je me disais aussi, je l'avais trouvée bizarre. Tu m'as bien eu.

 

ESTELLE - Oui, mais moi aussi j'ai failli me faire avoir. Quand elle est rentrée, elle n'était pas seule. Elle était accompagnée par cette espèce de brute aux allures de gangster mais qui n'avait pas en vérité les épaules plus larges que son cerveau qu'il avait très étroit. Bref, un abruti comme on n’en fait plus. Enfin… si, malheureusement.

 

PAUL - La suite, je la connais, Angèle me l’a expliquée tandis que tu rentrais.

 

ESTELLE - Ah, tu l'as revue.

 

PAUL - Oui. Et dans un sale état.

 

ESTELLE (riant) - Ce n'est pas toujours drôle la vie de détective privée, surtout quand on est une femme.

 

PAUL - Tu sais, tu n'as vraiment plus à lui en vouloir.

 

ESTELLE - C’est-à-dire ?

 

PAUL - Je sais qu'elle te faisait de l'ombre, aussi j'ai décidé de l'envoyer sous un autre soleil. À la fin de cette enquête elle quittera le métier et partira avec un bel inconnu vers de nouvelles amours.

 

ESTELLE - Oh ! plus d’enquêtes policières alors, plus d’Angèle à moitié nue ?

 

PAUL - Non, plus rien de tout ça. J'ai l'intention d'écrire un nouveau roman, un roman d'amour, pour toi. Estelle, veux-tu être ma muse ?

 

ESTELLE - C'est tentant.

 

(elle se recule, va vers la porte, prend une pose alanguie)

 

ESTELLE - Que dirais-tu d'une muse à nue ?

 

PAUL - C'est un bon début.

 

ESTELLE - Viens. Je connais la suite.

 

(Elle disparaît dans le couloir)

 

PAUL - Je te suis.

 

NOIR

 


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