Duel à Londres

Le 9 avril 1787, les deux personnages les plus extraordinaires du Siècle des Lumières s’affrontent dans un duel mondain. Le Chevalier d’Eon, espion, diplomate, écrivain, successivement homme et femme. Le Chevalier de Saint-Gorge, fils de planteur blanc et d’esclave noire, violoniste et compositeur virtuose, doté de toutes les grâces artistiques, intellectuelles et physiques. Victimes, l’un du sexisme, l’autre du racisme, ils affrontent des problématiques plus contemporaines que jamais…

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La scène se déroule à Londres, Carlton House, puis dans la maison de la Chevalière, Brewer Street, le 9 avril 1787

 

 

 

ANGELO

Chevalière, Chevalier, veuillez prendre place.
(Les combattants se saluent.)

En garde. Prêts ? Allez !

STG

A vous, Madame, l’honneur du premier assaut !

EON
Mademoiselle, s’il vous plait… Votre courtoisie me tend un piège, Chevalier, mais je vous remercie quand même… J’ai déjà pu apprécier votre légendaire habileté. Je sais que le maître Angelo vous appelle « le dieu des armes. »

STG
Le Maître Angelo pratique volontiers l‘euphémisme… son origine italienne… Moi, je n’ignore pas que votre réputation ne le cède en rien à la mienne.
EON

Allons, nous ne sommes pas là pour faire assaut de modestie, mais assaut de fer.
STG
Quand vous voudrez. Je suis votre serviteur…

EON
Et moi, votre servante…

(Ils se mettent en position ; premier assaut ; Eon touche ; l’assistance se réjouit.)

Celle-ci est pour moi, foutu dieu ! Mais je suis certaine que je la dois à votre galanterie…
STG
Vous vous sous-estimez, Mademoiselle ! Tout le mérite vous revient.

EON
L’esquive était aisée… surtout pour un champion tel que vous.

STG
Je n’ai pas su la trouver. J’étais ébloui par vos charmes…

EON

Allons, Chevalier ! Pas entre nous !

STG
Sans doute serai-je plus heureux cette fois…

ANGELO

En garde. Prêts ? Allez !

STG
Eh bien, parez ce coup !

EON (elle pare.)

A votre tour de me sous-estimer !

STG
Que dites-vous de celui-ci ? (il touche ; désappointement de l’assistance.)

EON
Ah, foutre ! Je m’incline !

(Les deux reprennent leur souffle.)

STG
Comme je m’incline devant vos attraits… si piquants. Mais je suis certain que votre revanche ne tardera pas.

EON
Trêve de galanterie. Nous sommes entre soldats.
STG
Vous, sans doute, comme en atteste l’ordre de Saint Louis qui orne votre charmante poitrine. Moi, je ne suis qu’un combattant d’estrade. Et encore, l’archet à la main…
EON
On dit que vous excellez aussi aux escarmouches d’alcôve…
STG
Pour vous servir, Mademoiselle. Si tel est votre désir, naturellement.

EON
Jamais personne ne me força à quoi que ce soit. Sinon le Roi de France, et encore pour le service de l’Etat.

STG
Je reconnais là votre noble cœur. Mais nous ne sommes pas devant sa Majesté Louis, mais bien devant le Prince de Galles… qui semble former des vœux pour votre victoire… comme une bonne partie de la noble assistance.

ANGELO

Mademoiselle et Monsieur, reprenons. Une touche partout.
En garde. Prêts ? Allez !

(La passe est silencieuse, chacun se concentre sur son escrime… ou sur ses pensées ; Eon touche ; applaudissements.)

ANGELO
La Chevalière touche. Deux marques à une.

En garde. Prêts ? Allez !
STG (à part)

La courtoisie voudrait que je me laisse vaincre. La diplomatie, je n’en sais trop rien. Monsieur de Beaumarchais m’a prévenu que d’Eon était mêlée aux affaires de la diplomatie. En bien et en mal, m’a-t-il dit, mais en ce moment, plutôt pour le mal… Quelle confiance peut-on faire à ce Beaumarchais - le personnage se complait dans le mystère, avec une certaine suffisance, pour dire le vrai.

La Chevalière ne manque pas d’assurance, non plus, et si je dis qu’elle en a pour deux, c’est pour le Chevalier qu’elle fut également…
Quant à moi, je n’ai rien à cacher. Ma couleur suffit, elle parle pour moi.

EON (à part)

Foutre dieu, je veux gagner. J’ai infiniment d’estime pour Monsieur de Saint-George. Nous avons parfois croisé le fer… il y a peu encore chez le maître Angelo. Je sais qu’il est le meilleur escrimeur d’Europe. Mais je ne suis pas maladroite non plus. L’histoire est pleine d’exemples où le faible a triomphé du fort. Où l’Amazone a vaincu le héros mâle. Je suis plus âgée et mon bras est plus court… mais l’Amazone m’inspire et je veux gagner pour mon sexe. Pour mon état. Et pour le peuple anglais et son prince qui m’accueillent avec tant de sympathie.

STG (à part)

Parons d’abord ce coup. Elle se bat comme un homme, mais j’ai connu d’autres escrimeuses de première force. Et puis elle jure comme un soudard, ce qui manque de féminité pour quelqu’un qui porte robe comme nous la voyons. Cela étant, je ne sache pas qu’on ait médit de ses mœurs, tant homme que femme…
EON (à part)

Il faut que je passe sous ce bras redoutable. S’il me tient à distance, je ne saurai vaincre. Or il le faut, sinon pour ma gloire, du moins pour cette assemblée. Je ne sais si on m’y estime plus qu’on ne m’y méprise. Mais on m’y tient pour Anglaise d’adoption, en tout cas pour une hôte de prix fuyant l’ennemi héréditaire. Et plus d’un serait choqué qu’un fils d’esclave triomphât devant tous. Beaucoup ont misé sur moi, non pour ma force d’escrimeuse, mais parce qu’un Nègre ne saurait en imposer à une dame noble.

STG (à part)
Parons encore. Je connais d’Eon, un coup en masque toujours un autre, comme un sexe se complique de l’autre. Se complète ? La diplomatie fut son emploi, et auprès des plus grandes cours d’Europe. On l’a dite ministre, on l’a dite espionne… Cela révèle une certain tournure d’esprit. Et le bras obéit à l’esprit, même dans le noble art de l’escrime. (Eon lance une attaque.) Voici le premier coup. Voyons le suivant. Quelle vivacité pour son âge ! Mais qui connaît l’âge de la Chevalière ? Et quand elle se présentait comme Chevalier ?
Bon, peut-être devrais-je attaquer un peu ? Je sais que quelques-uns ont parié sur moi… des insensés, sans doute. Ou des naïfs. A moi de leur en donner, sinon pour leur argent, du moins pour leurs illusions. Et pour leur inestimable manque de préjugé…
EON
J’ai bien cru l’avoir avec ce coup. Mais c’est vraiment un maître. En même temps, il sait les enjeux de cette représentation - car nous nous offrons en spectacle, il ne peut l’ignorer, lui qui donne concerts et opéras. On nous paie pour cela, en guinées et surtout en réputation - et même pour ce qui me regarde, en position dans la société. Beaucoup ont parié - les Anglais parient sans cesse, sur tout et rien, et même sur n’importe quoi. Incorrigibles quand il s’agit de s’en remettre au hasard en croyant se fier à la raison...

STG
Ferraillons un peu pour amuser l’honorable société ( il le fait, s’efforçant de la tenir à distance).
EON
Je dois triompher pour le prince de Galles qui m’honore de son amitié - enfin, il aime bien mes histoires, bien qu’il ne les croie pas toujours, ce en quoi il a tort… enfin, pas toujours… il y a toujours eu du vrai dans mes rêveries et beaucoup de féérie dans ma vérité. Quoi qu’il en soit, il n’ignore pas la rumeur sur moi et sa royale mère, et il ne m’en tient pas rigueur. Comment la Chevalière d’Eon aurait-elle pu connaître bibliquement la Reine d’Angleterre ? Non, mon Prince, je peux me vanter de n’avoir jamais procréé… ni avec une femme, ni avec un homme.
STG

Je vois bien que le Prince souhaite ma défaite. La vérité m’oblige à dire que sa compagne me regarde d’un œil plus tendre… Dois-je m’offenser que ma couleur semble provoquer chez les dames de la plus haute noblesse une sorte de frémissement… comment dire… qui leur paraîtrait coupable pour un visage pâle ? J’ai bien vu que certains désirs aiment à jouer avec l’idée du péché, car c’est pécher de désirer un Nègre, bien sûr ! Je ne me formalise pas, moi, de leur blancheur…
EON
… et à Londres, ma situation ne tient qu’au fil de ma lame. Et à la curiosité des parieurs. Il s’est créé des sociétés pour miser sur mon sexe. Des sommes considérables… On m’a dit, jusqu’à cent mille livres sterling, le prix d’une belle propriété… J’ai dû menacer de rosser les plus acharnés… Il y a dix ans, leur justice m’a débouté, quand je réclamais qu’on cessât de me persécuter. La justice anglaise ne résiste pas à une imposture de cent mille livres, et les deux camps continuent à parier…
Je dois bien reconnaître que souvent, j’hésite moi-même sur celui auquel je me rallierais, si j’étais à leur place.

STG
J’ai entendu la rumeur qui court Londres. La Chevalière serait un Chevalier, suffisamment en tout cas pour avoir été le vrai père du Prince de Galles. Il ne serait devenu femme que pour éviter à la reine Charlotte la honte de l’adultère… et au prince George de douter de sa naissance. Voilà au moins une inquiétude qui ne me menace pas : si peu prince que je sois, je porte le nom de mon vrai père et la couleur de ma vraie mère. Quant à ceux qui trouveraient à redire, la honte est pour eux et non pour moi.
EON
… ma position ne tient qu’à l’amitié du Prince et de sa majesté la Reine. Elle n’a pas oublié nos jeux enfantins et ses confidences de jeune fille à la cour de Strelitz, où je la rencontrai sur le chemin de la Russie. Elle ne m’a connue que sous les habits de femme. La carrière du mulâtre ne tient-elle pas de même à l’affection d’une reine ?

STG
Le mulâtre a-t-il le droit de triompher d’une peau blanche ? Qu’elle soit virile ou mulièbre ? Pour l’avoir fait mille fois, au point que personne n’ose me défier, il faut pourtant que cela me soit toujours opposé. Certes, la couleur de la peau n’est d’aucune conséquence dans une salle d’armes. Surtout depuis que mon vieux maître La Boëssière, mon autre père, a inventé le masque que nous portons pendant les assauts. Mais elle oblige. Il faut se montrer l’égal de celui qu’un certain ordre terrestre estime supérieur. Pourtant, jamais il ne fut écrit que les anges avaient la peau claire…
EON
Cela semblera étrange de parler de l’affection d’une Reine très-blanche et très-chrétienne pour un sang-mêlé, né d’une sauvage élevée dans les superstitions de l’Afrique. Mais il n’y a pas d’esclave en France, contrairement aux îles d’Amérique. Un ancien roi l’a interdit il y a des siècles. Et Saint-George n’est pas qu’un fils d’esclave, il est aussi un fils de maître. Il est autant un Blanc déguisé en noir qu’un Noir maquillé de blanc, et qu’avons-nous à y redire, nous bons chrétiens, pour qui tous les hommes sont frères et égaux en dignité… Bon, peut-être pas les femmes autant que les hommes. En ce qui regarde le sexe, je suis aussi une sorte de mulâtre !

Cela étant, même ceux qui médisent le plus de sa couleur sont sans doute vexés qu’un demi-Nègre les surpasse de bien des manières. Et avec cela, bel homme ! Ne devrait-il pas toucher mon cœur de femme ? Que mon cœur d’homme au moins, lui offre un vaillant défi… Si j’essayais la botte de mon vieux maître ? Il y a si longtemps que je ne l’ai tentée, elle est subtile et difficile à porter.

(Eon se fend, prend le fer, mouvement du poignet, esquive et touche ; applaudissements chaleureux du public.)

ANGELO

Trois touches à une en faveur de la Chevalière.
En garde. Prêts ? Allez !

STG
Je dois la laisser gagner, c’est une affaire entendue. Je le dois à l’âge et au sexe. Peut-être le devrais-je aussi au royaume, du diable si je me souviens pour quelle raison. Tant pis pour les parieurs qui m’ont fait l’honneur de miser sur moi. Comme je crains que leur motif n’était pas d’honorer un mulâtre, mais de parier sur le plus fort, je me dispenserai de les plaindre. Quant à l’honneur, j’ignore si un sujet du roi d’Angleterre songerait à en prêter à quelqu’un de ma sorte - sans doute pas davantage que ne le ferait un sujet du roi de France.
EON
A la Cour, on l’appelle le Nègre de la Reine. On m’a assuré qu’elle l’adore… et il le mérite, ne serait-ce que par sa virtuosité au violon, à l’épée, à l’équitation, la danse et mille autres sujets. Sans parler de son charme naturel, auquel on ne saurait résister, si on a la sensibilité délicate d’une noble personne du sexe. Moi-même, malgré mon âge…

STG
Parons toujours ce coup médiocre - peu digne de l’art de la Chevalière… et du mien. Il serait bon qu’elle se montre un peu plus brillante, ne serait-ce que pour sauvegarder mon amour-propre, auquel j’ai la faiblesse de tenir… On a beau ignorer son âge réel, on sait qu’il est certain, peut-être même avancé. Plus en tout cas que sa physionomie encore bien fraîche ne le trahit. Et son sexe… pour moi, je n’en sais rien. Et si je le savais ?
Mais la Chevalière le sait-elle elle-même ?
Rien de cette étonnante belluaire n’est avéré. Quant à son sexe, c’est la première chose dont on entretient un Français quand il débarque à Londres, comme si son mystère représentait tout le génie de notre peuple… Peste, je suis touché ! Je ne m’attendais pas à ce coup-là !

EON
Chevalier, vous m’avez mésestimée. Ce petit coup n’était que pour amener le suivant.

STG
Bien joué. Je m’incline. Il faudra que vous m’appreniez cette botte, fort originale, ma foi.

EON
Avec grand plaisir. Ce n’est pas si souvent qu’on peut apprendre à un maître.

ANGELO
Le point est pour la Chevalière. Quatre touches à une.

Je conseillerai une pause pour que les combattants se désaltèrent… ainsi que la noble assemblée.

(Les combattants s’épongent le visage ; on apporte des verres ; champagne pour tout le monde.)

EON
Faute d’émouvoir la Reine, j’aurai au moins touché son Nègre. Il faut l’avouer, il est terriblement séduisant, je comprends sa Majesté. Ne pourrais-je moi-même me compter parmi ses victimes, qu’on dit nombreuses et du meilleur monde ? Dans l’art d’aimer, je ne doute pas qu’il me surpasse de beaucoup, car si on me prête bien des conquêtes dans les deux sexes, c’est dans l’idée plutôt que dans les actes. Et certes pas dans l’acte même, qui m’a toujours répugné.

Ce que j’ai toujours cru être, je ne le partage avec aucune créature de ce monde. Si je suis sûre d’une chose, c’est que mon corps ne me contient pas tout entier (( ou : entière ?)).

(Les deux adversaires trinquent ; le maître Angelo se joint à eux ; réactions diverses dans l’assistance, brouhaha…)

ANGELO

Mademoiselle, Monsieur, je suis très satisfait de ce combat. Non seulement vous faites honneur à mon enseignement, mais certains de vos échanges méritent d’entrer dans les annales. Continuez de même…

STG
Il est vrai, Chevalière, que vous me mettez vraiment en difficulté. Souffrez que je vous félicite.
EON
Chevalier, je ne méconnais pas ce que mon talent doit à votre courtoisie.

STG
Ne soyez pas modeste. Vous entendez ce que dit Angelo.
EON
Disons que mon savoir doit beaucoup au désir de vous plaire, Chevalier ! Et pas seulement de vous toucher. Et puis, nous avons un public. Des témoins de qualité. Il est de mon devoir de leur montrer que le talent est français.

STG
Je n’ignore pas votre grand attachement au Prince de Galles. Ni que sa majesté la reine Charlotte vous estime plus encore que la Reine de France ne m’apprécie !

EON

J’ai connu la Reine alors qu’elle n’était qu’une enfant, ceci dit afin que rien ne subsiste dans votre esprit de ces viles calomnies… Quant au Prince, je l’estime beaucoup et je crois qu’il a un peu d’amitié pour moi, je l’intrigue et je l’amuse. Et comme il est l’homme le plus libre d’Angleterre de même que je me flatte d’être la femme la plus libre de France, nous nous comprenons souvent… autant que peuvent se comprendre son sexe et le mien.
STG
Ne jase-t-on pas au sujet de vos relations avec la Couronne ?
EON
C’est inévitable quand on s’approche si peu que ce soit du pouvoir suprême et de son mystère. Encore, je trouve qu’on est moins médisant de ce côté de la Manche. Mais les rumeurs y sont plus durables qu’à Versailles, où la dernière a tôt fait de faire oublier la précédente.
STG
Les courtisans anglais ont peut-être l’esprit moins affuté que les nôtres… J’aime à croire que les gens comme nous ont moins à souffrir leur impertinence - si vous me permettez de considérer que nous sommes tous deux une assez notable étrangeté dans le monde où nous vivons.
EON
Oui, je me sens mieux ici, bien que mon pays me manque. Mais le public est moins changeant - il n’est pas prêt à tout oublier d’hier pour mieux se vouer aux chimères de demain. Il est aussi plus difficile à détromper de ses erreurs, hélas. Sachez que cela fait des lustres qu’on me poursuit de toutes les manières pour s’assurer de ma nature. Ce n’est pas pour rien qu’on déplore l’entêtement natif des Anglo-saxons…
STG
Du moins, risquez-vous moins ici l’ingratitude.

EON

En vérité, je souffre surtout que mon pays refuse de me rappeler. Retrouver les miens, ma terre… et aussi certaine atmosphère de légèreté gracieuse que nous autres Français savons mieux que personne susciter autour de nos faiblesses… même les pires… et qui fait beaucoup pardonner de nos inconséquences…
STG
Oublieriez-vous l’ingratitude et la versatilité d’un public qui se détourne de vous pour un mot cruel ou pour une plume de travers à son chapeau ? Du moins ici, sa future Majesté ne semble pas vous tenir rigueur des médisances, loin de là. Je l’ai vu attentif à vous encourager.

EON
Je le sais bien plus intéressé par sa nouvelle épouse, cette délicieuse veuve Fitzherbert. Veuve et catholique, deux raisons pour les médisants de s’intéresser à autre chose qu’à votre servante… Le secret de leur mariage qui n’en est pas un, ni un mariage, ni un secret, suffit à occuper les esprits.
STG
Voyez, il regarde de notre côté.(Il s’incline, la Chevalière de même, oubliant l’art de la révérence). Un charmant jeune homme, en vérité, avec dans les traits une douceur, une langueur, une grâce… un peu féminines.
EON
Souvent, les jeunes Anglais ont de ces grâces… très troublantes… Croyez-moi, elles passent avec l’âge… et l’abus de boisson. D’ailleurs, à ce qu’on m’a dit, il ne laisse pas d’assaillir les dames, nonobstant les charmes de sa belle compagne. Il est vrai que ce mariage ne sera jamais admis, étant contraire à la loi du royaume. Et quelque chose me dit qu’il ne dédaigne pas d’en profiter. Nulle équivoque sur ses mœurs, croyez-m’en, Chevalier. Ses sujets le nomment « le premier gentleman d’Angleterre ».

STG
Vous connaissez l’Angleterre mieux que moi.
EON
Mais vous en savez autant que moi sur l’humaine nature, que les Anglais partagent avec nous… du moins, le plus souvent…
STG
Nous sommes ainsi, vous et moi, qu’il nous est loisible d’observer cette commune nature d’un peu loin - la distance même où on nous relègue, par ignorance autant que par méchanceté.

EON
Je ne me soucie pas d’être différent, je suis comme je suis et je cherche moins que quiconque à me singulariser… A m’illustrer, oui, par contre, et en toutes façons.
STG
N’y a-t-il pas quelque agrément, parfois, à se sentir différent ? Le privilège de la lucidité…

EON

Ce n’est pas à nous de justifier le regard qu’on porte sur nous, mais à ceux qui le portent.

STG
En effet, les autres se soucient trop de notre différence, là est tout le mal. Mais vous avez raison, moi-même je m’intéresse surtout à être considéré comme tout un chacun.

EON
Mais vous n’êtes pas n’importe qui, Chevalier, et tel que je vous vois et sur ce que je sais, vous ne manquez pas de motif de vous sentir supérieur à bien des gens.

STG
Vous êtes trop bonne, Chevalière. Je me contente d’être ce que je puis. Comme mon doigt trouve sa place sur le manche et mon archet sur la corde, je tâche de faire ma note la plus juste possible.
EON
La nature vous a gâté de bien des dons, moi-même ne pourrais prétendre à la moitié. Cependant, avec mes modestes qualités, on me détesterait moins si j’avais pu me montrer plus ordinaire.

STG
Hélas, je n’ai qu’à paraître pour que les sots me détestent  et que les lâches me tournent le dos… Peut-on s’habituer à cela ? Mais je vois que le maître Angelo s’essuie les moustaches. Vidons nos verres.
EON
Vous avez raison. Il n’est pas bon de laisser le public s’enivrer, ce à quoi l’Anglais n’est que trop enclin.
Surtout, il ne faut pas l’ennuyer… Promettez-moi de ne pas me ménager, nous devons assurer le spectacle.
STG
Je n’ai jamais eu l’intention de vous offenser. Vous savez vous faire respecter, le fer en main, et croyez que je l’apprécie. Pour être couru d’avance, ce combat doit demeurer un vrai assaut.

Allons, à nos places. Après vous, Madame !

EON
Mademoiselle, s’il vous plait.
ANGELO
Chevalière, Chevalier, nous allons reprendre. Veuillez regagner vos postes.
En garde. Prêts ? Allez !

STG
Comme vous le dites, donnons notre spectacle, et donnons-le pour l’honneur de l’escrime française. Ne sommes-nous pas, vous et moi, gens de spectacle ?

EON
Artistes, chacun dans son genre… vous avec les Muses, et moi les Amazones. Il vous revient la conquête des cœurs.

STG
Il me semble que votre sexe soit mieux que le mien porté aux doux sentiments. Cependant, prenez garde à un trop vif élan, du cœur ou du bras ! (Il touche.) Ce coup est pour moi.

EON

Foutre dieu, je me suis trop engagée ! Vous m’avez troublée, perfide, avec vos douceurs !

STG (s’inclinant)

Pour vous plaire, Mademoiselle !

ANGELO

La touche est pour le Chevalier. Quatre à deux pour la Chevalière.
EON (à part)
Il m’a eue, le bougre ! Bougre, c’est façon de dire, car je crois bien que la bougrerie n’est pas son fait.
STG
Je dois maintenant la rattraper. Tout le dramatique dans l’art n’est-il pas d’entretenir le « suspense », comme disent nos hôtes britanniques ? Même s’ils ont manifestement pris parti pour elle, ils n’apprécieraient pas qu’elle triomphât trop facilement. Et moi non plus. Concentrons-nous sur la prochaine touche. Je sais où je dois atteindre.
EON
Mais c’est qu’il se rebiffe, le Saint-George ! Je ne doutais pas que ce serait plus difficile que la courtoisie ne le requiert. Même s’il m’est utile, pour cette fois, d’être une femme.

STG
C’est un avantage d’être une femme, mais il n’est pas question qu’elle en abuse.

(Il porte une attaque ;  il touche ; désappointement du public.)

ANGELO

Touche pour le Chevalier qui revient à trois contre quatre.

En garde. Prêts ? Allez !

EON
Je me suis trop facilement laissée percer. Parfois, ce Nègre m’exaspère. Il est trop parfait… et il est trop noir, je ne lis rien sur sa physionomie.

STG
Ah, la Chevalière se révolte ! Je sens son poignet plus ferme et son bras plus agressif. Tant mieux. Son Altesse Royale va en avoir pour son argent. Et sa Maîtresse royale pour sa curiosité. Fort belle femme, et point du tout mièvre d’expression comme tant de ses compatriotes. Je me dois d’honorer sa princière beauté...

EON
Je sais parfaitement qu’il m’est supérieur. Son bras est plus long que le mien et son déplacement encore fort vif malgré sa blessure. Raison de plus pour m’imposer. Les gens trop supérieurs m’ennuient…

STG
C’est entendu, je feins de croire que la Chevalière est vraiment une femme. C’est après tout se rallier à l’opinion dominante… Bien qu’elle-même me semble parfois loin d’en être convaincue. Il n’empêche : je donnerais cher pour me trouver dans sa chambre le soir, quand elle fait face à son miroir… Ne rêvons plus, j’ai failli me laisser surprendre !
Passe encore pour les Anglais, qui sont gens à ne s’étonner de rien, ou plutôt à s’accommoder de toutes les bizarreries… et même à les rechercher. En vérité, ils prennent les choses comme elles viennent, alors que nous Français… Ah, je suis distrait. Elle m’a touché. Elle ou lui ?

ANGELO

Une touche pour la Chevalière. Cinq à trois pour Mademoiselle d’Eon.

En garde. Prêts ? Allez !

STG
Damnation, je me suis laissé surprendre ! Bon, je ne suis pas le premier à qui cette créature pose une énigme. Il y a beaucoup de féminin dans ses traits, sans parler de son aspect glabre et de son accoutrement. Et sa démarche qui parfois ondule, ondoie… Il est pourtant vrai qu’elle a le bras fort et qu’elle jure comme un soudard. Cependant on m’a assuré qu’un médecin a pu toucher un sein dont l’ampleur et la consistance ne laissaient nulle équivoque. Mais ne sais-je pas trop que rien n’est plus trompeur qu’un sein de femme ?
EON
Je ne doute pas qu’il me concèdera la victoire. Jamais chevalier blanc ne fut plus chevaleresque que ce Noir-là. Ce n’est pas une raison pour ne pas mettre mon honneur à mériter ma victoire.

STG
Quoi qu’il en soit, sa féminité est aussi évidente que sa masculinité. Et cela me plait. J’ai de la tendresse pour les monstres, étant si souvent considéré moi-même comme l’un des plus rares. Tout musicien aime à jouer des contraires et je tiens que l’émotion musicale doit beaucoup à l’effet de contraste et même à l’effet de surprise. Les magnifiques symphonies de monsieur Haydn que je vais créer prochainement à Paris avec mon orchestre en donnent une preuve éclatante.

Et rendons-lui cette justice, Mademoiselle d’Eon ménage remarquablement la curiosité qu’on a pour elle.

EON

Après tout, je ne suis pas sans argument en face de son escrime supérieure.  A la salle d’armes, j’ai quand même pu me familiariser avec son style.

STG

Homme ou femme, il fut officier et on dit qu’il s’est bravement conduit sur le champ de bataille. Mais une femme peut se montrer une vaillante guerrière…

EON
La nature n’a pas fait égales les conformations de nos corps. Même si sa blessure limite quelque peu sa vivacité.  Et puis, c’est un homme accompli… et moi, une femme contrainte !
Parons. Crédieu, impossible de répliquer. Il me tient à distance. Il  faut que je passe par-dessous.

STG
Pas ainsi, Chevalière ! Vous savez mieux que moi travestir les apparences, il est vrai que vous ne portez pas l’évidence sur votre visage… mais c’est une autre chose que la rigueur de l’escrime et la vérité du fer. Eh là, quelle fougue ! Elle voudrait m’embrocher tout de bon ?

EON
Tiens, prends celui-là, violoniste de mes deux… de mes deux sexes, bien sûr, on me comprend !

STG
Jusqu’ici, l’assaut restait dans les limites de la courtoisie. Trop peut-être. Il m’était donc plus agréable de me laisser vaincre. Mais si nous devons nous embrocher, ça change tout… (Eon se rue et touche.) Ah, diable, cette fois elle m’a eu.

ANGELO
La Chevalière touche. Six à trois. Rappelons qu’on ira à sept.

En garde. Prêts ? Allez !

STG
Tu vas voir, ma… mon… Il paraît que Voltaire traite Eon d’ « amphibie »…

EON
Le Chevalier semble ne plus supporter mes assauts. Je vois son œil, plus sombre que sa peau. S’il pouvait perdre son sang-froid, quelle qu’en soit la couleur… Ma présence à Londres dépend de ce combat. Retourner à Paris, c’est le couvent qui m’attend.
STG
Tu vas voir, l’amphibie, si tu es le seul à avoir des couilles !

EON
Eon au couvent ! Sœur Geneviève ! Par mes couilles, j’en rirais si ce n’était tragique…

STG
Pare celui-ci… et cet autre… et je t’emmène dans le coin. Voilà, lève ta garde. Visons cette décoration dont elle semble si fière, cette tache rouge sur sa poitrine suspecte… Quarte, seconde, quarte, quinte… et hop, touché !

ANGELO

Le Chevalier touche. Six à quatre pour la Chevalière.
En garde. Prêts ? Allez !
STG

Dois-je mettre la cinquième ? Ou rester à quatre, à distance respectueuse de cette douteuse créature ?
Mais je suis injuste. La liste de ses malheurs est au moins aussi longue que la mienne. Le royaume qu’elle a servi avec ardeur est celui qui l’a condamnée à l’exil. Ne devrais-je pas plutôt en tirer de leçon pour moi-même… sur ce qu’on gagne à servir les puissants ?

Exilée aussi dans son être, la Chevalière qui jouait au Chevalier… Je ne devrais pas, mais je la plains.
EON
Dois-je lui laisser encore un avantage ? Certes, la liste de ses perfections insupporterait toute créature normalement constituée. Mais ce n’est un secret pour personne que je n’ai jamais été une créature de ce genre…
STG
J’ai aussi le droit de satisfaire un peu de vanité devant ces Anglais, si prompts à nous mépriser, nous Français… Je mets la cinquième, et elle n’aura plus qu’à conclure. Et nous aurons gagné notre poignée de guinées. (Il porte un assaut ; Eon pare.) Belle défense ! Tant mieux si ce n’est pas facile. J’aime à respecter mes adversaires. Surtout si je dois les laisser gagner.
EON
Bien joué… et moi aussi. Allons, concédons-lui ce point. D’autant que je le sais fort bien, il a tout le talent pour le mettre.

(StG porte un nouvel assaut ; Eon pare.) Ah non, pas ainsi ! Je connais trop cette attaque. Mon maître Mottet la pratiquait déjà.

STG
Je me doutais qu’elle connaissait… Voyons ceci. Et veillons à ne pas nous exposer sottement.

(StG attaque ; Eon pare, riposte.)

C’est ce que je disais. Elle a bien failli m’avoir. Mais je dois passer. Avec celle-ci ? (Il attaque ; Eon se dérobe.) Ou celle-là ? Elle va reculer, et quand elle changera de position… Voilà ! (Il touche.)
ANGELO
Le Chevalier touche. Six à cinq pour la Chevalière.
En garde. Prêts ? Allez !

EON

Trêve de civilité. A moi de conclure, et avec honneur… si je puis… Saint-George mérite que je me hausse à son niveau. Au moins pour un coup !

(Ils ferraillent ; la tension monte.)

STG
Allons, elle se comporte mieux que bien. Nous avons suffisamment amusé ces braves Anglais. Laissons-lui une ouverture qui ait l’air d’une feinte astucieuse…
EON
Bon, tu me laisses la place. Ce serait malséant de refuser l’offrande.

(Eon touche.)

ANGELO
La Chevalière l’emporte par sept touches à cinq. Mademoiselle, Monsieur, serrez-vous la main. Le combat fut brillant et l’issue honorable.
(Ils se serrent la main, puis STG baise la main d’Eon ; rumeur du public ; applaudissements, hourras.)

STG
Madame, je m’incline devant la valeur autant que devant la beauté.

EON
Mademoiselle… Je vous remercie, Chevalier. Je vous remercie d’avoir eu la noblesse de concéder à une dame.
STG
Demoiselle, si je ne me trompe ! Je ne pouvais faire mieux, soyez-en sûre.

EON
Souffrez que je n’en croie rien. Vous êtes un grand maître !

STG
Je vous assure, vos coups étaient excellents. Je n’ai tout simplement pas su les parer. Je connaissais votre valeur depuis notre précédent assaut. Mais je dois avouer que vous m’avez surpris.
EON
Disons qu’un chaleureux public et la protection d’un Prince m’ont poussé à exalter mon modeste talent. Je douterais d’y parvenir une seconde fois…

(Le prince et sa compagne les félicitent ; on s’empresse autour d’eux ; on apporte du champagne ; le Prince offre deux pistolets à la Chevalière ; tout le monde trinque.)
ANGELO
Je suggère qu’un toast soit porté à la gloire des combattants. Ils ont mérité notre admiration. Le combat fut disputé, les coups subtils et l’escrime de la plus grande qualité.

(On boit ; l’assistance se disperse ; le Prince et sa suite se retirent.)

STG
Le Prince semble votre plus chaud partisan. J’ai vu comme il a bondi de joie quand vous avez conclu.

EON

Je vous en prie, vous n’allez pas reprendre cette sotte légende !

STG
Est-elle vraiment pour vous déplaire ? N’ajoute-t-elle pas à votre mystère ?
EON
Je ne suis pas sûre de toujours apprécier la curiosité qu’on a pour moi.

STG
Elle est la cause que nous voilà ce soir, non sans un grand bienfait pour nos bourses.
C’est un beau prince, son épouse est aussi charmante que morganatique, et on dit qu’il prend la vie comme il est d’usage pour un prince de Galles doté d’heureuses dispositions au bonheur… Je ne saurais qu’approuver, tant de gens ne sont à la Cour que pour s’ennuyer. Vous-même, chère Mademoiselle, que vous semble ?

EON

Je me suis laissé dire que vos dispositions au bonheur ne le cèdent à aucun prince de la terre…
STG
N’avez-vous pas de votre côté fréquenté ce qu’il y a de plus aimable dans l’Europe ?

EON
Croyez-moi, ce fut plus souvent par devoir que par inclination. Mais j’ai toujours fait en sorte de donner de mon pays la meilleure impression.

STG

Je suis admiratif non seulement de ce qu’on dit de vous, mais de ce qu’on vous prête et même de ce que, vous connaissant si peu, je devine.

EON
Vous êtes trop bon pour moi. Et sans doute trop généreux… Je vous en remercie d’autant plus que tout le monde est loin d’être aussi tolérant à mon endroit. Mais il est vrai cependant que j’ai fait beaucoup plus qu’on ne m’en prête…
STG
Me ferez-vous l’honneur de me conter cela… sans trahir ce qui ne doit pas l’être, bien entendu. Et je vous jure de ne plus vous parler du Prince de Galles - encore qu’il n’y ait nul déshonneur, bien au contraire, à mériter l’amitié d’un si haut personnage. Je dirais même qu’il ajoute à votre mystère. Et ce mystère me fascine, moi qui me suis toujours évertué à ne rien cacher, et d’autant plus qu’on voulait que je me tienne dans l’ombre.
EON
Pour en finir, j’ai connu sa mère, bien avant qu’elle ne devînt la Reine d’Angleterre. Elle n’était qu’une petite princesse dans une petite cour du nord de l’Allemagne. La plus charmante princesse de douze ans qu’on pût imaginer. J’étais moi-même envoyé par le Secret du feu roi Louis XV, non comme espion, comme on l’a insinué avec perfidie, mais comme diplomate… Je me présentais en femme, sur ordre du Roi lui-même. Il s’agissait de gagner la tsarine à nos intérêts en la détournant du parti anglais. Ceux qu’on avait envoyés avant moi avaient été emprisonnés sur ordre du ministre vendu à l’Angleterre. L’idée était qu’il ne se méfierait pas d’une femme, et j’ai pu approcher la tsarine, gagner son amitié. Je suis même devenue sa lectrice. Elisabeth de Russie ne m’a jamais connue autrement qu’en femme. Et de même la petite princesse de Mecklembourg.

STG
Il y a décidément beaucoup de princesses allemandes dans votre histoire… comme dans celle de l’Europe.

EON
Et comme en toutes choses, quand le choix est grand, le pire côtoie le meilleur.

STG
Tant sont princesses en Allemagne qui ne seraient pas baronnes chez nous ! Laissons la volonté divine s’exercer, elle y voit sans doute plus clair que nous dans ce vaste troupeau d’altesses. Nous ne sommes tout au plus que ses modestes instruments.
EON
Pas si modestes. Vous-même approchez de bien près le sommet du pouvoir en France.
STG
Pour l’amuser. Pour l’amuser seulement. Je n’ai d’autre parti que la musique. Mais laissons cela, je vous en prie. La Providence n’a plus grand-chose à faire dans ces débats.

EON
Je vous l’accorde. Quoi que, sans vouloir blasphémer, elle n’est pas toujours des mieux inspirée…

STG
Du moins elle le fut pour cette enfant qui devint reine par l’effet de sa grâce… après vous avoir rencontrée !

EON
Elle  a bien voulu ne pas oublier l’amitié qu’enfant, elle a eue pour moi. Mais vous concevrez que son accession au trône a ramené toute relation entre nous à de très strictes limites.
STG
Trop strictes ? Nul n’ignore la maladie de son royal époux.

EON
Elle ne m’a connue que femme et n’en a jamais douté. Quant au roi, s’il est fol, cela ne le rend pas impuissant. Mais laissons cela…
STG
Vous avez en tout cas un lien très fort avec ce pays.
EON
C’est que le mien ne m’a pas laissé le choix. Je n’ai jamais été en Angleterre qu’obligée par ordre royal.

STG
Je comprends d’autant moins votre exil.

EON (avec beaucoup de nostalgie)
Peut-être suis-je tout simplement passée de mode…

STG
Comment pouvez-vous dire cela ? Rien qu’à voir ce que vous représentez ici, votre pays ne peut être indifférent à votre sort.

EON
L’histoire serait trop longue à conter… Sachez que j’ai eu le malheur de dénoncer l’incurie d’un ambassadeur, pourtant connue de tous, y compris des ministres et du roi lui-même. Mais la supériorité de sa naissance a suffi pour qu’on préfère la nuisance vaniteuse à la modestie du service.

STG
Vous savez comme moi qu’il y a quelque chose d’irrémédiable dans l’ordre injuste qui gouverne la France. Je souhaite sa fin de toute mon âme, et aussi bien je la redoute. Rien de plus injuste que la haine suscitée par l’injustice…
EON
Vous comme moi avons des raisons particulières et personnelles de souhaiter la fin de ce régime.
STG
Je ne pense pas non plus que le peuple l’ignore.

EON
La caste des puissants ne saurait voir ce qui éclate aux yeux de tous. Elle croit toujours que les peuples sont intéressés au jeu puéril et féroce des préséances qu’elle est la seule à comprendre.

STG
Mon ami Chamfort me contait cette anecdote, qu’il tient d’un témoin. Madame, fille du roi, jouant avec une de ses bonnes, regarda à sa main, et après avoir compté ses doigts : « Comment ! dit l’enfant avec surprise, vous avez cinq doigts aussi, comme moi ? »

Et elle recompta pour s’en assurer…

EON
Pour moi, j’ai toujours été empêchée, non par les plus graves questions qui se posent à notre politique, mais par les plus futiles privilèges d’une infime minorité.
STG
Vous avez cependant servi longtemps, et avec un succès qui devrait vous valoir au moins la reconnaissance…
EON
Un nouveau roi aime à défaire ce que l’ancien a bâti. L’amour-propre du souverain l’emporte sur la prudence et même sur la raison. Surtout un si jeune monarque qu’on a négligé d’instruire et qui est entouré de fats incapables. J’ai été ambassadeur, on m’a dit espion. J’ai été ministre, on m’a dépeint en scélérat… Ma naissance m’interdisait de briguer des emplois que mon seul mérite m’a valu d’occuper - un temps. J’ai toujours préféré l’action à l’intrigue.
STG
Si j’en juge par votre escrime, vous n’avez pas perdu une main ferme et une pensée agile !

EON (montrant la décoration qu’elle arbore sur sa poitrine)

J’ai toujours tenu à honorer l’ordre de Saint Louis, reçu ici-même à Londres des mains de Monsieur le duc de Nivernais.

STG
Je ne doute pas que vous le méritiez. Quelque exploit guerrier, vaillante amazone ?

EON
A dire le vrai, je le dois surtout à l’ivresse d’un ministre anglais, à qui j’ai pu subtiliser certains documents… Ils ont permis à la France de négocier un traité qui sauvegardait ce qui nous reste de territoires au Amériques.

STG
Voilà qui vaut bien des batailles gagnées… et même des duels.

EON
Le vin qui a étourdi le brave mister Wood venait de mes vignes de Tonnerre.
STG
Le succès couronne donc bien vos seuls mérites ! Que diriez-vous de rendre hommage au vin de Bourgogne pour continuer dignement cette conversation ?

EON

Vous avez raison. Il est d’autant plus nécessaire de trinquer à notre réconciliation que nous n’avons jamais été fâchés !

STG

Nous n’aurions jamais donné ce plaisir à nos hôtes anglais qui croient notre pays peuplé de sauvages échevelés… bien que, comme eux, nous portions perruque, et à mon avis perruque de meilleur goût.

EON

Vous et moi, ne sommes-nous pas quelque peu sauvages - sans que cela tienne en rien à notre appareil capillaire, mais surtout à notre étrangeté ?
STG
Sans doute, de bons sauvages, comme le pense monsieur Rousseau. En tout cas, on m’a souvent considéré comme tel. Si souvent qu’après m’être acharné à surpasser mes censeurs en mondanité, en courbettes et en ronds de jambe, j’ai fini par m’en faire gloire.

EON
Personne n’est moins sauvage que vous. Ni plus raffiné. Vous excellez dans tous les arts…
STG
Cela serait-il moins admirable , à votre avis, si j’étais le plus blanc de peau ?
EON

Ce n’est pas ce que je veux dire… Mais je comprends que vous l’entendiez ainsi… Après tout, j’ignore ce qui vous plait et ce qui vous déplait… comme vous ne savez rien de ce qui me touche concernant ma nature.
STG
A mon tour de m’excuser de ma vivacité… je donne trop vite la réplique, et ce qui est bon pour l’escrime ne l’est pas toujours pour la conversation. Je tâche de m’en corriger, mais il se trouve toujours quelque circonstance où les mots m’échappent, malgré que j’en aie. Vous m’accorderez cependant que je ne vous ai pas questionnée à ce propos.
EON
Vous seriez peut-être surpris de ma réponse.
STG
J’ai pour principe de prendre les gens comme ils sont, et c’est souvent ce qui leur convient le mieux… sauf à la Cour, bien sûr, où chacun s’évertue à n’être que ce qu’il n’est pas.
EON
Je salue votre malice. Mais je présume que, comme moi, personne ne devrait avoir à répondre d’une seule question.

STG

Je déplore souvent qu’il y ait trop de gens qui répondent à ma place.
EON
Se tairaient-ils s’ils savaient ?
STG
Ceux qui posent de méchantes questions ne se taisent jamais.

EON
Et encore moins dans notre dos… Ils se prévalent pour nous abaisser des vertus de leurs ancêtres qu’ils ont depuis longtemps oublié d’imiter. J’ai encore le souvenir du jour où j’ai rencontré leurs majestés. On ne se cachait pas de chuchoter sur moi et sur mon état, parfois à assez haute voix. La Reine était très animée : elle voulait absolument me composer une garde-robe. Elle a fait venir Mademoiselle Bertin pour prendre mes mesures et me proposer des modèles de robes. On eût dit une enfant qui joue à habiller sa poupée.
STG
Au moins, ne doutait-elle pas de votre sexe.
EON
J’ai eu le sentiment d’être un jouet dont on s’amuse sans se soucier s’il est doué d’une pensée. La Reine entendait décider pour moi ce qui convenait le mieux que je sois. Ou plutôt, à ce qui convenait à la politique du royaume, puisqu’il semble que celle-ci dépendait de celui-là.

STG
Vous m’intriguez. Je n’ignore pas que vous avez participé de fort près à de très hautes affaires, mais pas au point de mettre en question le royaume et ses souverains.
EON
Sans vous révéler des secrets d’état dont beaucoup sont d’ailleurs aujourd’hui périmés et caducs, il fut un temps où les alliances se faisaient et se défaisaient selon l’humeur et le caprice des souverains, autant que pour l’intérêt de leurs peuples. Sachez seulement qu’il s’agissait bien alors de la guerre et du partage du monde.
STG
Je suis fasciné par l’idée que le partage du monde a dépendu d’une personne qui partageait deux sexes.
EON
Disons plutôt, qui était partagée entre les deux sexes.
STG
Et qui l’est toujours ?
EON
Souffrez que je taise cela, qui est mon secret et rien que mon secret. Cependant, loin de me diviser, ce partage-là m’agrandit... Quoi qu’il en soit, j’ai commis alors une sottise. Sans quoi, je ne serais pas ici, exilée…
STG
Exilée dans un sexe ?
EON
Exilée dans les deux, et non pas de ma faute, car l’un comme l’autre, je les ai mis entièrement au service de mon pays.
STG
Faites-moi donc partager vos malheurs, cela me consolera des miens ! (La prenant à part.) Je vois que l’assistance s’est dispersée. Contez-moi donc tout cela. Il y a tant de gens qui divaguent à votre sujet… Et puis, nous sommes chez l’ennemi héréditaire, ce qui pour des gens comme nous, équivaut à se  trouver en terrain neutre.
EON
Je dois reconnaître que l’Angleterre me plait tout à fait. On y trouve ce qui manque le plus à Versailles. La liberté de pensée, la fantaisie… et mieux encore, le respect de la fantaisie d’autrui. Pour tout dire, je me sens ici en sécurité, bien que j’aie été plusieurs fois attaquée dans ma personne et dans mes biens. On a tout de même tenté de m’empoisonner, et ensuite de m’assommer.
STG
Moi-même, j’ai dû affronter des assassins. Ici même à Londres, ce n’étaient que des voleurs vite mis en fuite. Mais surtout, à Paris. Et tout porte à croire, sur un ordre venu du plus haut du pouvoir.

EON
Contez-moi cela. Je devine que vos assassins ont été bien reçus. Puisque j’ai le plaisir de vous voir ce soir en parfaite santé.
STG
A l’exception de cette persistante blessure au tendon… Je ne dis pas cela pour diminuer votre succès, qui n’a dépendu que de votre valeur. Mais parce qu’arrivé à un certain âge, on aime à se plaindre de sa santé…

EON
Je l’entends bien ainsi. Moi-même, quelques infirmités me rappellent sans cesse que le plus beau de ma jeunesse est passée.

STG
Rassurez-vous. Le charme est intact.
EON
Vous vous moquez, sans doute…
STG
Ce n’est pas de la moquerie, mais la pure vérité.

EON
… mais je ne vous en tiens pas rigueur. Un compliment est toujours bien venu.
STG
D’autant plus qu’il est sincère.
EON
Il me plait de le croire… Et cette affaire ?

STG
Bah, petite affaire. Deux contre dix. Quand un ami qui passait par là est venu nous prêter main forte, à trois la lutte est devenue inégale… Mais dites-moi, vous-même…
EON
Je me suis trouvée comme le bouc de la fable, au fond du puits. On a versé de l’opium dans mon verre, puis on a mis un poignard dans la main d’un assassin - heureusement, les assassins sont souvent lâches et maladroits… On a aussi soudoyé des scribouillards pour éditer des libelles honteux, souillés d’injures. On m’a traîné devant la justice de ce pays étranger, n’osant le faire devant la nôtre, et celle-ci étant dans le cas de m’acquitter, on m’a empêchée de me défendre. Tout cela, au nom de mon propre pays et de mon propre Roi. En réalité, tout était manigancé par un personnage aussi jaloux qu’incapable. Il ne devait qu’à son nom et aux relations de sa famille une charge d’ambassadeur qu’il s’employait à déshonorer, le seul talent qu’on lui eût connu. Cet être méprisable est désormais sorti de mon existence à laquelle il eût tant voulu mettre fin. Il a rejoint à la Cour ceux de son espèce, parmi lesquels il peut continuer à ne rien faire de notable, mais cette fois à l’abri de nuire à son pays.
Mais vous-même… Il y eut quand même un duel ?
STG
Je ne sais de quelle raison d’Etat je faillis être la victime, car je devine que plusieurs se conjuguèrent pour tramer cet attentat. Un soir d’avril, rentrant du spectacle en compagnie d’un ami, nous sommes environnés de malfrats armés de gourdins. A deux contre dix, heureusement rejoints par un autre ami, nous les mettons à mal sans trop de difficulté. Un exempt de police se montre, par hasard à ce que je crois. Je m’en remets à lui, et j’ai tort : il se fait l’allié de nos agresseurs et me traîne au Chatelet devant un commissaire que je trouve fort embarrassé… Trop même pour que cela soit parfaitement honnête, si jamais un forfait peut être honnête.
La qualité, si je peux oser le mot, de mes agresseurs, gens de basse police, voire de plus haute, désigne des ordres venus du pouvoir. Sans la garantie de mes deux amis, heureusement gens de grande noblesse, on me jetait dans une geôle et sans doute, on m’éliminait dans l’obscurité. Pensez-vous qu’au sommet de l’Etat, quelqu’un se fût entremis pour sauver un Nègre ?
EON
Et le mobile de cet attentat…

STG
Non que j’aie quelque illusion sur l’importance de ma personne, il s’agissait sans doute de porter un coup au Duc d’Orléans. Ce prince, que j’ai l’honneur de servir à l’occasion, et pas uniquement comme artiste, quand il s’est plaint au Lieutenant de police Lenoir, celui-ci lui a fait entendre de ne point se mêler de l’affaire. Lenoir n’étant qu’un serviteur, le plus haut dans son grade mais serviteur d’autant plus, son assurance prouve que tout venait de tout près du trône.
Le Duc passait déjà pour le principal adversaire de la Couronne… une tradition dans sa famille. Comme vous le savez, il l’est encore. J’étais pourtant alors le maître de musique préféré de la Reine. Elle me faisait l’honneur de me faire conduire dans son carrosse... Il y avait donc des jalousies, mais les jaloux se déclarent-ils ?

EON

Certainement pas devant la meilleure lame d’Europe !

STG
Oui, certains n’appréciaient pas l’amitié dont m’honorait la souveraine, amitié qui ne s’est jamais trahie… ou presque. Je n’ose croire que le Roi lui-même en ait pris ombrage…

Sans doute quelque conseiller de l’ombre a-t-il glissé d’infâmes insinuations. Il en court tellement par le pays sur notre malheureuse souveraine…

EON
Nos deux affaires disent une même chose : nous sommes, vous comme moi, et quoi que nous fassions, irréductibles à l’ordre établi. Même sacrifiant nos talents et nos âmes au service du royaume, quels que soient même les services rendus, on nous calomnie, on tente de nous éliminer. C’est notre être lui-même qui dérange.
STG
On n’a jamais cessé de me le faire sentir. Savez-vous qu’on songeait à me confier la direction de l’Académie royale de musique, que le Roi lui-même en était d’accord, quand un parti des plus glorieuses artistes l’a supplié de leur épargner la honte d’être aux ordres d’un mulâtre ? Pourtant, je les aurais motivées à progresser, car elles n’ont que trop tendance à paresser dans le souvenir de leur gloire… Mais bon, j’ai renoncé à l’Opéra. Il est vrai que je n’y ai pas connu le même succès qu’avec les instruments et les orchestres.
Sauf qu’à la différence de ces dames, je travaille sans cesse à m’améliorer. Je prépare en ce moment même un nouvel opéra dont le titre, j’en suis sûr, vous amusera.
EON
Instruisez-moi. Je ne suis que trop peu familier de l’art où vous excellez.
STG
Il s’intitule « La fille garçon ». Je vous jure que je ne pensais pas à vous, et d’ailleurs le livret est de monsieur Eve Demaillot, un comédien on ne peut plus viril… et blanc.

EON
Je suis curieux d’en connaître l’intrigue… Je sais déjà que la musique en sera brillante, mais je ne connais pas Demaillot.
STG
Il s’agit d’une comédie… au sujet austère. Une mère veut épargner à son fils d’aller à la guerre et le déguise en fille… Vous imaginez la suite…

EON

Achille chez les filles de Lycomède !

STG
Plus modestement, une comédie dans le goût du moment et qui n’a rien de mythologique. Il est vrai que votre personne est très au-dessus des fictions de l’esprit et même des légendes de l’antiquité. Tirésias peut-être…

EON

Je devine que vous regretterez de n’avoir pas eu l’occasion de me mettre en musique !
STG

Un sexe mêlé ne peut que passionner un sang mêlé. Et j’avoue que tel Tirésias, j’ai souvent rêvé de connaître l’extase selon chaque sexe.

EON

Je ne saurais vous en instruire. Pas plus que le don de double vue, je n’ai celui du plaisir double. Hélas, je n’ai rien de Tirésias. Un autre Dieu m’inspire et je renoncerai sans regret au plaisir sensuel pour aspirer à la félicité céleste.
STG

Pour moi, il m’arrive de me sentir captif dans les limites de mon sexe. Et aussi d’être fasciné par ce que je vois parfois dans le regard de l’autre. Ma curiosité n’avait rien d’une indécence, soyez-en sûr. Je crois qu’un être double possède des richesses qui se dérobent à la plupart.

EON
C’est la contrepartie de n’être pas simple. C’est qu’on est doublement unique ! Et parfois doublement proscrit…

STG

Et puis, ne sommes-nous pas frères ?

EON
Il est vrai. Frères en maçonnerie.
STG
Je me flatte d’avoir été le premier initié à la peau… hâlée !

EON

Mon âge fait que j’ai été moi-même la première femme à avoir reçu l’initiation. Et savez-vous, aux sources de la Maçonnerie, ici même, à Londres. La chose est plaisante, car le fondateur de la loge, qui se disait parfois moine et ne l’était point, a fait lui aussi carrière dans le Secret de sa Majesté. Je dois à la vérité, et même à la modestie, de reconnaître que dans ce dernier rôle, il fut loin de m’égaler. Il était plus apte aux mystères de l’esprit qu’à ceux de la politique.

STG
Vous avez été la première maçonne ?
EON
Je m’en flatte… même si cela fit débat parmi les frères. Et si de méchants esprits s’en servirent pour dénigrer notre ordre. Mais la maçonnerie a bien une vocation universelle et que je sache, l’univers est peuplé d’autant de femmes que d’hommes.
STG (riant)
Mais vous demeurez l’unique à être les deux !

EON

Mes amis maçons de ma Bourgogne natale m’appellent « Mademoiselle et cher Frère » !

STG

Preuve que notre ordre éveille les esprits autant que les consciences. En effet, les femmes sont des hommes comme les autres !
EON (avec malice)

On comprend que la maçonnerie oppose à l’ordre ancien l’usage de la raison.  Nous inspirons l’univers… mais il s’en faut que ces principes s’imposent à toute l’humanité.

STG
Dont les femmes  sont une part aussi essentielle que mon propre sexe. D’ailleurs, je ne saurais vivre sans elles !

EON
Des dames de la plus haute noblesse y travaillent au sein même des loges de France. La sœur du Duc d’Orléans, qui je crois est votre obligé…
STG

Certains préfèrent dire mon maître.
EON
Mais comme moi, vous n’avez point de maître. C’est le rare privilège d’être différent, pour ne pas dire dissemblable.
STG
Le Duc m’honore de son amitié.
EON
Homme de pouvoir comme vous êtes un homme de talent. Vous qui surpassez le pouvoir en talent… en talents si brillants qu’on les trouverait rarement sous une couronne,  fût-elle princière.
STG
Il m’honore de son amitié, en effet… mais sans plus… Tout au plus, je lui sers parfois, les uns disent d’ambassadeur, les autres de commissionnaire. En tout cas, telle est la raison de ma venue à Londres. Je l’accompagne auprès de son ami le Prince de Galles.

EON
Je vous comprends. Nous demeurons, au sein même de l’amitié comme du pouvoir, à la lisière de tous les ordres.

STG
Et de tous les genres.

EON
Mon père voulait que je fusse un garçon. Il s’est moins soucié que je sois un homme. Je ne cache pas que j’ai profité de son indifférence. Ou de son inattention. J’ai passé de l’état de fille à celui de garçon et de l’état d’homme à celui de femme.
STG
Vous êtes donc né fille ?
EON
Vous comprendrez que je n’aie aucun souvenir de l’état dans lequel j’ai paru dans le monde ! En fait, personne n’en a rien su, pas même le médecin, car on m’a dit que j’étais née coiffée.
STG
C’est tout votre mystère et ce mystère fait votre charme, auquel je m’honorerai de présenter mes hommages.
EON
Croyez-moi, j’en ai été bien plus souvent punie que récompensée. Le monde n’a pas votre clairvoyance… ni votre courtoisie. Il n’aime pas à être dérangé dans ses certitudes. Et je suis pour lui l’incertitude même.
STG (riant)

Il faut bien que je sois clairvoyant, dans un monde qui ne voit souvent que ma noirceur…

(A partir de là, ils marchent dans les rues de Londres.)

EON
Prenez mon bras, je vous emmène chez moi. Brewer Street n’est pas loin d’ici. En votre compagnie, une mauvaise rencontre n’est pas trop à redouter.
STG

A nous deux, nous sommes de taille à décourager tous les malintentionnés de Londres…
EON
Nous avons bien fait de garder nos épées.
STG
Ne sommes-nous pas de cette noblesse qui se porte à la pointe de l’épée ?

EON

La noblesse n’a d’autre couleur que celle du sang, monsieur le mulâtre, et celle-là, je défie quiconque de venir nous la disputer.
STG
J’ai créé pour ma loge de l’Olympique un orchestre, le plus grand et je m’en flatte, le meilleur de Paris, soixante musiciens et dix chanteurs. Il compte dans ses rangs aussi bien des amateurs de la plus haute noblesse que des roturiers, professionnels confirmés - les meilleurs de la capitale. Tous sont de nos frères maçons. Je tiens à ce que lors des concerts publics, tous les musiciens paraissent en habit brodé, avec manchettes de dentelle, chapeau à plumes, et l’épée au côté !
EON
Préfiguration de la société de demain, que la maçonnerie œuvre à faire advenir.
STG
Un orchestre n’est-il pas le meilleur exemple de société idéale ? Chacun y est responsable de l’harmonie de tous.

EON
Et l’harmonie de tous du bonheur de chacun.

STG
Tel est le projet de notre ordre.
EON
Ce pourquoi il ne saurait exclure les femmes, qui sont souvent les plus aptes à engendrer l’harmonie.

STG
Que le Grand Architecte vous entende !

EON
J’ai cru comprendre que certaines vous ont plutôt fait entendre de grinçantes dissonances…

STG
Concédons à ces mégères qu’elles n’appartenaient pas à l’ordre maçon… Maçonne, devrais-je dire !

EON
Je suis étonnée et même déçue que vous n’ayez pu les charmer, elles aussi.
STG
On ne peut rien contre la vanité… Oublions ces créatures d’un autre temps.
EON
En effet, nous prêchons des temps nouveaux, où les différences de rang…

STG
… et de race…
EON
… oserai-je ajouter, de sexe… bref, toutes ces différences d’apparence n’auront plus de place, car elles n’auront plus de sens.
STG
Vous êtes la preuve que cela va de soi : l’égalité de tous et toutes. Au nom de la raison tout autant que de la justice.
EON
Quand je considère toutes les sottises qu’on a dites sur moi, je me sens en effet le plus sain d’esprit de notre temps. Savez-vous que Monsieur de Beaumarchais allait conter partout que j’étais folle de lui et que je rêvais de l’épouser ?

STG
L’eussiez-vous fait ?
EON
Savez-vous que vous êtes le premier à me poser la question ?

STG
Soyez la première à me répondre.

EON
Je n’ai pas épousé de femme quand j’étais homme, ce n’est pas pour épouser un homme maintenant que je suis femme !

STG
Beaumarchais est un plaisant coquin, n’est-ce pas ? On le dit partout, bien qu’il ne manque pas de talents divers, lui aussi…
EON

Hélas, bien moins honnêtes que les vôtres. Il ne m’a pas trompé sur son cœur car je soupçonne qu’il n’en a point, malgré ses déclarations - que j’ai prises comme il convenait, pour les agaceries d’un esprit caustique… Mais il m’a volé, et il a aidé le gouvernement à me priver de ce que me doit le royaume. Un coquin…

Laissons-là, on pardonne une galanterie, même un libertinage, mais pas un vol.
STG
La tromperie ne va-t-elle pas de pair avec toute promesse de mariage ?

EON
Ni vous ni moi ne sommes faits pour le mariage, et c’est sans doute une grande consolation.

STG
S’il est un avantage de ma couleur, c’est de me mettre à l’abri de bien des sollicitations de ce côté. Mais quelques grandes dames se sont employées à me démontrer que j’étais fait pour de toutes autres satisfactions que les joies domestiques.

EON
La jalousie n’a pas dû vous épargner. N’êtes-vous pas l’un des plus beaux hommes de la Cour… foi de Chevalière !

STG
Je suis surtout le plus noir !

EON
Vous êtes bien plus que cela…
STG
En effet, comme vous, je suis double. Je suis noir et je suis blanc, je suis fils d’esclave et fils de maître. Ce sont choses qui pour un courtisan ne peuvent aller ensemble, car tout à la Cour est fausse blancheur et servitude. On se poudre le visage et la perruque pour ramper au pied du monarque…
EON
On loue beaucoup la blancheur de sa Majesté la Reine…
STG
C’est sans doute par attrait pour les contrastes qu’elle aime à m’appeler auprès d’elle.
EON
N’est-ce pas plutôt par amour de l’art ?
STG
Elle aime en effet à écouter mes leçons. Je lui offre mon savoir au clavecin, qui est pourtant loin d’être digne de sa patience.
EON
Ne soyez pas si modeste. Et ne vous faites pas courtisan, comme vous l’avez dit cela vous sied mal au teint. Ici, personne ne croit ce qu’à la Cour de France, on tient pour la vérité.
STG
Je ne feins pas avec la Reine. A vrai dire, je n’ai pas même à le faire, car son talent au clavier, même s’il n’est pas des plus habiles, est des plus gracieux.
Et je ne suis pas modeste. Quel intérêt, tout noir que je suis, aurais-je à me noircir davantage ?

EON
Vous vous moquez, et vous avez  raison.
STG
Oui, je suis noir comme ma mère et je suis blanc comme mon père, et je défie quiconque de m’ôter un de ces deux qualités, également dignes et respectables.
EON
Ce n’est pas moi qui vous disputerai là-dessus. Beaucoup de gens me reprochent d’être ce que je suis, et aussi bien de ne l’être pas… et ce sont parfois les mêmes. Suis-je femme, ne le suis-je pas ? Suis-je homme ? Que vous semble, Monsieur ?

STG
Ma foi, ce que vous voudrez. Pourquoi se priver d’être et l’un et l’autre ?

EON
Vous m’avez compris. J’ai résolu depuis longtemps de me cacher au milieu du monde. Du meilleur monde. Afin de n’y paraître qu’avec plus de vérité. Ceux qui ont de l’intérêt pour moi ne s’y trompent pas. Quant aux autres… demandez à Monsieur de Beaumarchais ! Vous devez me comprendre…

STG
En vérité, je ne me sens ni noir ni blanc, ni même mulâtre. Je me sens un homme. Rien qu’un homme, je n’ai pas sur ce point votre double qualité ! Mais je dois souvent persuader les Blancs que je ne suis pas noir, les Noirs que je ne suis pas blanc… et les mulâtres, que nous avons place autant que n’importe qui dans l’espèce humaine. Et auprès du Créateur qui nous a voulu tels que nous sommes.

EON
J’ai le privilège d’être plus âgée que vous et d’avoir connu d’autres temps. Oh, notez bien qu’ils n’étaient pas plus cléments envers tout ce qui dérangeait leurs préjugés. Le feu roi était beaucoup plus pervers que le nouveau, et ses caprices étaient d’un tout autre genre, ils sentaient par trop le soufre. Cependant, bien qu’ils diffèrent en toutes choses, les deux se sont défiés de moi, comme si je fusse une extravagance… moi qui n’ai songé qu’à les servir avec une même loyauté.

STG
La seule fois où le présent Roi avait à décider en ma faveur, et bien qu’il s’y fût d’abord résolu, il a préféré complaire à une coterie de vieilles actrices pour qui, disaient-elles, « leur honneur et la délicatesse de leur conscience ne leur permettraient jamais d’être soumises à l’ordre d’un mulâtre… »

EON

Leur honneur ne leur a jamais interdit de se soumettre à ces quelques vieux boucs titrés qui paient pour les faire servir leur lubricité.
STG
Et leur délicatesse a toujours été plus sensible à la couleur de l’épiderme d’autrui qu’à celle de leur propre vertu, je suis d’accord avec vous.
EON
Louis XVI est quelqu’un sur lequel nul ne peut compter. Il est faible et changeant où il devrait affirmer la majesté royale, mais entêté et exagéré quand il faudrait se montrer libéral. Il ne sait pas être roi. Sait-il seulement être un mari pour sa femme ?

STG

Ne blasphémez pas, sa Majesté est sacrée… Mais la médiocrité de la Cour fait qu’il lui est plus difficile d’être femme que d’être reine. Quant à Louis, il est encore jeune, le temps lui apportera ce qui lui manque aujourd’hui…
EON
Est-on sûr que l’histoire lui en laissera le temps ? Un royaume sans tête ne saurait marcher bien longtemps.
STG
Ne dites-vous pas que le roi d’Angleterre est fol ? Fol comme un roi de Shakespeare ?

EON
Mais dans ce pays, tout ne dépend pas du roi, comme chez nous. Le gouvernement se passe fort bien de lui. C’est la différence entre les Anglais et nous, ils sont accoutumés à la démesure et à la tragédie, et elles ne les empêchent pas d’aller leur chemin. Alors que chez nous, tout est comédie et chansons, et cela ne peut finir qu’en désastre.

Leur futur roi George, lui, a tout le temps de dépenser sa jeunesse dans les plaisirs, de sorte qu’arrivé au trône, il ne sera pas distrait par la nécessité de rattraper le temps perdu.
STG
En effet, le Prince de Galles est un parfait gentilhomme. Et un plaisant compagnon. J’ai eu le plaisir de croiser le fer avec lui chez Angelo. Savez-vous qu’il m’a défié l’autre jour à ce jeu puéril qui consiste à sauter un fossé les pieds joints ?
EON
Et vous l’avez laissé gagner… lui aussi ?
STG
Ma foi non. Il a eu l’obligeance de se laisser vaincre. Affaire de jarret n’est point affaire d’Etat. Je crois qu’il voulait surtout voir comment on s’y prenait. Je n’ai pas cru devoir le décevoir. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut battre un prince…
EON
Sur le champ de bataille, parfois. J’en ai vu quelques-uns, quand j’étais officier dans notre armée, et ils n’étaient pas tous d’une grande bravoure.
STG
Je m’efface devant la gloire militaire, moi qui n’ai jamais été qu’un soldat d’apparat. Mousquetaire du roi, cependant … et là encore, le premier à la peau sombre.
EON
Je ne doute pas que vous ayez rehaussé le prestige de cet uniforme.
STG
Vous êtes trop aimable. Mais il est vrai que certains de mes compagnons étaient parfois un peu trop pâles. Le nom de leurs ancêtres était tout ce qui brillait chez eux…
EON
Ma victoire de tout à l’heure n’en a que plus de prix. Même si je sais à quel point je la dois à votre générosité.

STG
Quelque chose me dit que votre victoire était attendue, et d’autant plus appréciée. D’ailleurs, on m’a dit qu’on avait beaucoup moins parié sur moi que sur vous !

EON

Ici on est habitué à me voir, sinon à me comprendre. Je fais partie de la vie londonienne, pour le meilleur et quelquefois pour le pire. L’Anglais apprécie autant ce qu’il connaît déjà que ce qu’il découvre. Alors qu’en France, on n’aime ni à être surpris, ni à ne l’être pas.
STG

Disons qu’on désire passionnément d’être surpris, mais qu’on s’obstine à n’en avoir jamais l’air. Mais ne médisons pas de notre pays, les Anglais s’en chargent. Pour moi, j’ai eu tant de mal à m’en faire accepter que je lui passe volontiers ses petits ridicules.
EON
C’est parce que j’aime passionnément mon pays que je peux, que je dois m’autoriser à le critiquer. Sans vouloir faire de mon cas un signe divin, je crois qu’il y a dans la France une profonde maladie, et qu’elle finira par l’emporter. Du moins, à la porter à des excès où elle se perdra.
STG
Nous qui sommes par la naissance les victimes de ses excès, peut-être nous revient-il d’être les plus intéressés à l’en prémunir.
EON
Il est vrai que souvent, j’ai le sentiment d’être la seule comme je suis…  On me méprise, parfois on m’envie, mais personne ne voudrait se dire mon semblable…
STG
Pour moi, ma nature est de plaire, et je m’efforce d’y répondre quoi qu’il en soit. ( riant ) Mais j’y réussis mieux avec ma musique qu’avec ma figure.
EON
Beaucoup  de belles dames ne doivent pas être de cet avis… Mais voici que nous arrivons chez moi. Que diriez-vous de goûter de mon vin de Tonnerre ? Je serais flatté que vous acceptiez cet hommage de mon pays natal.

STG
Avec grand plaisir. Certes, le vin de Champagne s’imposerait pour le vainqueur, mais le Prince y a déjà pourvu, et le vin de Bourgogne me semble plus approprié à la rigueur et à la chaleur de l’escrime.
EON

Vous savez bien que je n’ai gagné que parce que vous l’avez voulu.

STG
Laissons  cela, je vous en prie. Nous avons montré à l’Anglais, et c’était bien l’essentiel, qu’en France, la courtoisie est toujours reine des débats. Jusque sur le champ de bataille, comme monsieur le comte d’Anterroches l’a montré à Fontenoy. « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! »

EON
Il a dit aussi : « Impossible n’est pas français …»

STG
Je gage que la formule sera souvent reprise !

(Ils entrent dans la maison. Un salon.)

EON
Je propose que nous portions un toast à la santé du roi d’Angleterre, non pas le présent, ce serait en pure perte, étant donné son état, mais au futur, qui nous fait la grâce de nous accueillir chez lui… et à qui toute sa santé sera bien nécessaire pour imposer l’objet de son amour… J’ai vu d’ailleurs que Madame Fitzherbert vous regardait avec beaucoup d’intérêt.

STG
Les Anglaises sont très sensible au prestige des athlètes. Sans doute fondent-elles plus d’espérances sur les muscles de leurs hommes que sur leur esprit… Buvons à notre santé, qui est pour tant d’imbéciles un sujet de détestation.

EON
Veuillez prendre place. Ma femme de chambre est retenue auprès de sa vieille mère, je vous servirai moi-même.
STG

La main si habile à porter le fer aura sans nul doute la tournure qu’il faut pour servir le nectar…

(Elle le sert ; ils lèvent leur verre.)

STG
Au roi futur d’Angleterre et à sa piquante compagne !

EON
Et au roi de France, qui m’a déclaré la guerre…
Que diriez-vous d’une partie d’échecs ?
STG
Une sorte de revanche… quoique je ne sois pas trop expert à ce jeu.

EON
J’en doute. Sans vous flatter, vous possédez toutes les perfections !

STG
Et les imperfections qui vont avec !

EON

Soyons grands seigneurs. Je miserai ces guinées d’or que je ne dois qu’à votre bienveillance. Mais souffrez que je conserve les pistolets que son Altesse m’a offerts. Des objets qui ne sont d’aucun bénéfice pour un musicien…

STG
Vous les avez mérités. C’est le prix du talent. Et de la bravoure. Et les mufles disent que les femmes manquent de courage !
EON

Pour les Anglais, rien n’existe qui ne s’estime en argent comptant… même la vertu.

STG
Il est vrai qu’on s’accorde plus souvent sur un prix que sur une vertu.
EON
C’est la différence entre eux et nous. La noblesse française met son honneur à s’endetter, la leur à s’enrichir. Cela les protège d’une révolution, car leur aristocratie ne vit pas aux dépens du royaume. Chez nous, un moment viendra où il faudra que le bilan soit dressé et que tous les comptes soient réglés.
STG
Les Anglais n’ont-ils pas décapité un roi ?

EON
C’est ainsi que la monarchie a apuré ses dettes. Elle a perdu dans l’affaire le pouvoir de ruiner le pays dans ces folles dépenses où notre propre pays s’enfonce sans remède. Portons un toast au présent roi d’Angleterre, qui lui aussi a perdu sa tête… et à la reine de France, pour vous être agréable.(Levant son verre.) A la santé de leurs Majestés.

STG

Et à la nôtre, qui gardons toute notre tête ! Votre vin est délicieux - et je me flatte de m’y connaître !

EON
C’est celui des vignes de ma famille. Un excellent vigneron s’en occupe. Sans me vanter, car je ne suis pour rien dans la qualité du terroir de Tonnerre, tous ceux qui l’ont goûté en ont fait l’éloge. J’ai même eu le projet d’en faire le négoce, mais le commerce des biens matériels n’est pas dans mes capacités.
STG
Seriez-vous, comme moi, inapte à vendre autre chose que nos modestes talents… Où en étions-nous, Mademoiselle ?
EON
Nous sommes à Londres. Une assez douce soirée d’avril, au milieu d’un peuple accueillant…
STG
Serions-nous plus mal à Paris ?
EON
Nous n’aurions peut-être pas eu le plaisir de nous rencontrer. Je ne fréquente guère les concerts… ni l’hôtel du Duc d’Orléans ! Et certainement pas dans de telles circonstances !

STG
J’entends que vous n’êtes plus bien reçu à la Cour. Mais il n’y a pas que la Cour à Paris. D’ailleurs, elle est à Versailles, on vit tout autrement à Paris.
EON
Je n’y ai plus ma place, hélas. J’ai ici de meilleures relations que dans mon propre pays.
STG
Je n’ai pas non plus à me plaindre de Londres. Mais je préfère tout de même Paris. La musique y est meilleure.
EON
Je me suis laissé dire que vous y êtes pour beaucoup.
STG
J’ai eu la grande satisfaction de pouvoir former un orchestre selon mon goût. Et qui plus est composé, comme je vous l’ai dit, uniquement de nos frères.
EON
C’est grande merveille qu’ils se plient à jouer ensemble !

STG
Nous ne serions pas un modèle d’harmonie à soixante, quand nous aspirons à donner au monde l’harmonie universelle ?
EON
Nous sommes ce que la société a de plus avancé, mais nous sommes aussi ce qu’elle doit devenir, dans l’égalité de tous… et de toutes. Le duc d’Orléans est-il le mieux placé pour nous y conduire ?
STG
Je conçois vos réticences. Même si je ne les partage pas… entièrement. Chacun doit œuvrer à sa place avec ses capacités et ses moyens. Et ceux du Duc sont immenses. Il peut faire avancer la cause plus vite que la plupart d’entre nous. C’est pourquoi je me suis mis à son service. Et pas seulement comme musicien.
EON
C’est un grand homme, en tout cas l’un des plus grands du royaume, mais je doute que son ambition pour l’humanité aille au-delà du désir de régner.

STG
Il pourrait en tout cas faire changer ce que le roi et son entourage s’obstinent non seulement à conserver, mais à ne même pas voir.

EON
Je vous accorde que le pays serait mieux gouverné par ce prince que par un roi d’une insigne maladresse.
STG
Il a la prescience que les temps doivent changer, il a la volonté que ce soit dans le sens auquel nous aspirons, vous et moi. Et il a plus de pouvoir que quiconque pour faciliter la venue des temps nouveaux - du moins sommes-nous quelques-uns à le penser, et pas seulement parmi nos frères. Et nos sœurs - sa sœur, d’ailleurs, est la plus élevée parmi… nos sœurs.

EON

Mais le Duc est de l’Ancien monde… dans ce qu’il a de meilleur, certes, mais aussi…

STG

Si je vous entends, notre singularité serait moins étrange que la sienne…
EON
Un temps viendra où ce que nous sommes ne sera point une exception ni une bizarrerie, mais l’exemple de la diversité de la Création… et l’ordre même des choses.

STG

Disons, un heureux et fertile désordre.
EON

Au lieu qu’on nous voie aujourd’hui comme des êtres divisés, nous serons l’achèvement des races et des sexes. Nous portons en nous les ferments d’une révolution. Notre être même est incompatible avec l’ordre qui nous juge. La vraie révolution ouvrira au vieux monde la porte d’une humanité réconciliée. Toutes les possibilités de l’être humain, et pourquoi pas, celles dont nous sommes porteurs, contribueront à la richesse commune.

STG
Vous allez sans doute un peu loin, mais cela me plait. J’ai depuis longtemps - depuis toujours peut-être - le sentiment de porter en moi une énergie libératrice que notre époque ne sait pas voir et ne veut employer.

EON
Nous annonçons les temps nouveaux. Nous sommes les maçons de la cité future.

STG
Mais pour l’instant, vous êtes à Londres, étranger au pays et, pardonnez-moi, également considéré comme une exception. Et moi, à Paris, exilé parmi tous et étranger parmi mes propres amis… Je les comprends, certes. Et c’est pourquoi je désire un monde nouveau où je n’aurai pas à les comprendre.
Mais dites-moi, une chose m’inquiète, moi qui n’ai pas connu l’exil…
EON
… sinon dans votre chair et sur votre peau…

STG
… Au moins, vivez-vous ici comme il faut ?
EON
Sans chevaux, sans chiens, sans perroquet et sans amant. Ma vie, je l’estime quatre sous, et ces quatre sous, je les donne aux pauvres…
STG
J’aurai scrupule à vous disputer les guinées princières.
EON

Je prise plus haut le plaisir de jouer avec vous. Si je gagne, je ne le devrai qu’à mon mérite. Si je perds, je ne serai pas plus pauvre ! Jouons, voulez-vous…

(Elle dispose l’échiquier devant eux.)

STG
L’honneur exige que je vous laisse les blancs.
EON
Mais la politesse que je prenne les noirs… Et aussi ce que les Anglais appellent l’« humour »…

STG
Bah, prenons ce que nous sommes… personne n’en sera choqué ! Et puis, l’avantage du blanc sur le noir n’est que d’un coup !

EON
Raison de plus pour que je vous le concède. Les noirs, j’y tiens !

STG
Pour vous plaire… Vous verrez qu’on n’est pas si mal avec les noirs !

EON
Si j’en avais jamais douté, notre rencontre m’aurait rassuré !

STG
En vérité, les blancs n’ont qu’un mince avantage - telle est du moins l’opinion de mon ami Philidor… et c’est le plus fort joueur de notre temps !

EON
Savez-vous qu’il vient souvent à Londres ? Il m’a été donné de le rencontrer.
STG
Avez-vous joué contre lui ?
EON
J’aurais eu une meilleure chance à l’épée…

STG
J’espère qu’il ne vous a pas fait partager son savoir, sinon ma partie est perdue. Pour moi, j’avoue que nos quelques conversations portaient sur l’art musical. Plutôt que sur les échecs où il règne sans partage. Mais, à vous de jouer…

EON
Je crains tout de même que vous ne soyez aussi expert dans ce noble art que dans tous les autres. A vous.
STG

N’avez-vous pas montré que vous saviez l’emporter sur moi ?
EON
J’ai seulement montré qu’un homme, un homme de qualité, pouvait accepter de se laisser battre par une femme. Tout bien considéré, cela ne vaut-il pas une révolution ?
STG
Si cette révolution advenait, vous m’y trouveriez à vos côtés… A vous de jouer.

EON
Nous aurons donc l’occasion de tirer l’épée du même côté. S’il le faut.

STG
Pourquoi l’épée ? Je compte que la raison rendra inutile le recours aux armes.
EON
Parce que la raison n’a jamais triomphé seule d’un ordre injuste. Parce que nous sommes, vous et moi, gens de cape et d’épée, comme  disent les Espagnols !

STG
Mon tempérament, il est vrai, m’entraîne d’abord vers l’action. Il ne me protège pas toujours contre certains emportements. Mais si ma vie est souvent fort agitée, c’est pour la noble et belle cause de l’harmonie. A vous, Chevalière.

EON
J’aime à penser qu’un nouveau monde sera plus tolérant aux faiblesses de chacun, dût-il se montrer plus sévère sur le respect des principes.
STG

Cela ne vaudrait pas la peine de changer, si ce n’était pour un monde plus doux.

EON

Je me contenterais qu’il soit plus tolérant. A vous…

STG

Votre coup me pose un problème.

EON
C’est un peu mon privilège, de poser problème. Et aussi mon premier défaut.

STG
Nous supprimerons les privilèges qui ne donnent rien de bon… même au jeu d’échecs. Voyez, je me sors de votre piège. A vous…
EON
Aux échecs aussi, vous excellez dans l’art de la parade.
STG

Pour mieux porter la riposte.
EON
Cela va de soi. A vous…

STG
Bonne réplique ! Il est peut-être temps de commencer à échanger des pièces, il faut éclaircir la situation…
EON
A votre aise. Je me méfie de votre cavalier, faisons l’échange.
STG
Je crains que vous n’outrepassiez les limites de la courtoisie. Mon cheval est très bien où il est.
EON
Soit. Je me passerai de votre accord. Vous avez raison, point de courtoisie sur le champ de bataille… n’en déplaise à Monsieur d’Anterroche...

STG

Je l’entends bien ainsi : égalité de chances et de traitement quel que soit le sexe ou la couleur. C’est d’ailleurs la loi aux échecs. A vous…
EON
Voilà. Qui n’ose rien n’a rien. Mon compatriote Charles le Téméraire était le plus fort joueur de son temps. Les tours de la Bourgogne lui doivent beaucoup !

STG
Désolé pour la tour bourguignonne. Souffrez que je m’en empare.

EON
Croyez-vous que je l’offre sans arrière-pensée ?

STG
Je devine un piège. Mais les pièges sont faits pour être franchis, comme je l’ai appris du prince de Galles et de son fossé ! Comme vous dites, qui n’ose rien…

EON
Pour dire vrai, je ne suis pas sûre de ma manœuvre. Mais après tout, en bonne hôtesse, je vous dois bien quelque faveur. Après ma tour, reprendrez-vous de mon vin ?
STG
Avec grand plaisir. Ce nectar est en tout point digne de votre radieuse beauté.
EON
Vous me faites trop de grâce. Toute la beauté est dans l’art de mon vigneron ! Echec au roi !

STG
Il est velouté comme votre regard et ardent comme votre âme. Paré. A vous de jouer.
EON
Ce coup aussi, je l’ai anticipé…

STG

Votre reine s’aventure…
EON
Pas autant que la vôtre, que vous semblez tant aimer… et qui  est aussi ma souveraine ! Elle , c’est au peuple français qu’elle semble par trop aventureuse !

STG

Je crains bien de n’avoir pas autant de respect pour votre reine d’échecs que pour celle que calomnie si injustement la canaille. Peut-être devons-nous ici faire l’échange…

 

(Peut-être, changement d’éclairage, voire de décor.)

 

EON
Un jour, j’achèterai une pierre de la Bastille.

Un jour, bientôt, les tours de la tyrannie tomberont, et avec elles l’ordre ancien qui m’a sans cesse été cruel, et le monarque qui n’a répondu que par l’ingratitude et le mépris à mon dévouement fidèle et constant.
J’offrirai cette pierre à Lord Stanhope, le plus illustre de mes frères anglais. Nous nous réjouirons ensemble que la Grande Révolution ouvre à la France les horizons que la Glorieuse Révolution de 1689 a offert aux peuples britanniques. Je jurerai fidélité à la Constitution. J’abandonnerai la particule acquise et honorée par mes ancêtres. La citoyenne Déon se portera au secours du pays attaqué. J’offrirai de reprendre les armes et de sacrifier ma vie pour la République. On méprisera mon bras. En récompense, on me privera des ressources que je recevais pour tant d’années de service patriotique. Plus tard, on me spoliera de tout ce qui me restait de ma famille dans ma ville de Tonnerre. J’espérais donner ma vie à la République. La République se contentera de me voler mes biens.
Mais cette République est-elle bien celle que j’attendais, dont avec nos frères maçons nous avions conçu les plans ?

Je mettrai beaucoup d’espoir dans l’union pacifique de toute la Nation, sous l’égide d’une monarchie bienveillante qui, comme l’anglaise, saurait trouver sa voix, son âme et sa pensée dans la juste représentation de ses peuples. Je croyais à la nécessaire réforme des abus qui asservissaient la  France. J’attendais qu’elle vînt par la sagesse des plus justes. Des fous s’empareront du pouvoir et pour sauver la maison, ils y mettront l’incendie.
Notre glorieuse révolution devrait libérer vingt-quatre millions de citoyens. Elle remplira les prisons et laissera derrière elle une trainée sanglante. Elle prétendait libérer l’humanité, elle n’aura même pas su libérer les femmes.
J’avais espéré rentrer parmi un peuple réconcilié. Je serai contrainte à faire de l’Angleterre ma dernière patrie. Certes, je ne renierai jamais celle de ma naissance. Mais je la verrai avec douleur, loin d’offrir l’égalité à tous les sexes, couper plus de têtes de femmes, royales ou paysannes, nobles ou roturières, que les plus sanguinaires tyrans du passé. L’égalité, c’est seulement devant la mort qu’elle la donnera à mon sexe.
Malade, ruinée, blessée gravement dans un duel que je donnais pour subvenir à ma pauvreté, je garderai l’estime de Londres. Je n’en souffrirai que plus de l’ingratitude de la France.
Je mourrai pauvre, mais riche de savoir et d’actions éclatantes.

Une vie sans queue ni tête. Mais non sans gloire.

A vous de jouer, Chevalier.
STG

Un jour, je créerai une troupe de combattants que je choisirai parmi les hommes à la peau noire et les mulâtres comme moi.

Elle s’appellera la Légion franche des Américains. J’y consacrerai mes ressources et les restes de la fortune familiale. Et je le ferai de grand cœur, au nom de la cause de tous mes frères opprimés. Je les mènerai au combat contre les ennemis de la République. Mais d’autres ennemis viendront du cœur même de la République. Je verrai la troupe que j’ai formée dénaturée, démembrée, dispersée et comble d’ingratitude, ceux que j’ai appelés et formés pour lutter contre la servitude seront envoyés aux Îles pour réprimer leurs propres frères.

Je serai un soldat citoyen et on m’appellera George.
Je mettrai dans la Révolution les espoirs de toute une vie et j’aurai un jour la récompense de voir la République abolir l’esclavage dans les Îles où je suis né. Mais je verrai que cela ne suffira pas à purger l’esprit des maîtres de l’odieuse idée de la servitude. Ni celui de mes concitoyens de l’odieux préjugé de la couleur de peau.

On récompensera mon engagement total en me privant de commandement. Obéissant à l’infâme et répugnant Marat, que j’ai eu le malheur de remettre à sa place d’agitateur crasseux, je serai traduit devant le tribunal révolutionnaire qui ne pourra que m’acquitter. Mais un honteux délateur donnera à des bureaucrates obscurs le prétexte pour me jeter en prison, sans autre motif que la confusion des esprits et la bassesse des intérêts personnels. Un geôlier imbécile me refusera la consolation d’avoir un violon, au prétexte qu’il s’agit d’un instrument « contre-révolutionnaire ». La République qui paraît-il n’a pas besoin de savants, quel besoin aurait-elle d’un artiste ? Elle aura si vite oublié que je l’ai sauvée, le jour où j’ai éventé et dénoncé la conspiration de Dumouriez qui aurait dû la renverser.
Je verrai les anciens maîtres chassés et punis par de nouveaux maîtres, tout aussi cruels et impitoyables. Je verrai le peuple qui a exécuté un roi misérable devenir le despote de lui-même. On vengera les siècles passés sur des prisonniers démunis, le plus souvent innocents de tout crime, sauf, comme moi, d’être ce qu’ils sont et de le porter sur leur visage. Ce sera une époque sauvage, mais les esprits égarés continueront de penser que la sauvagerie est l’apanage de la race et non de la politique.
J’attendrai dix-huit mois que Robespierre et la clique des exagérés soient enfin chassés du pouvoir pour recouvrer mes droits et mon honneur. Enfin libéré d’une odieuse accusation de trahison, je retournerai à l’armée et aux Amériques où la République vient d’abolir l’esclavage, sans en supprimer les effets. J’aurai même le chagrin de voir qu’à Saint Domingue, Rigaud, un mulâtre comme moi, prétendant ne régner qu’avec ses semblables, rétablira l’esclavage pour les Noirs et l’imposera aussi aux Blancs.

Pourtant, dans la prodigieuse confusion des esprits et des actes, jamais je ne renierai la Révolution. Jamais je ne renoncerai aux idées de justice, d’égalité, d’émancipation et de république, toutes les choses auxquelles je crois et croirai à jamais. J’irai seulement chercher dans la musique la foi dans l’homme et dans ses œuvres qui ne m’a jamais trahie.

A vous de jouer, Mademoiselle.

EON
Je suis née coiffée, de sorte que ni mes parents, ni même le médecin, n’ont pu se prononcer sur ma nature. Je mourrai dans la même confusion, vêtue en femme. L’excellente Madame Cole, veuve d’un amiral et comme moi dans le plus grand dénuement - nous serons même emprisonnées pour nos dettes, ou plus exactement pour notre misère - apprendra devant mon lit de mort que la femme avec qui elle vivait possédait tous les attributs d’un homme. Mais qui pourra dire à quel sexe appartenait mon esprit, de quel genre était mon âme ? Qui aura su mon mystère ? Qui l’aura compris ? Pas mon siècle, qui n’aura pas su me donner la place que méritaient mon cœur et mes talents. Peut-être celui qui partage ma vie depuis toujours et que j’appelle mon frère, le capitaine de dragons, autre moi-même, moi-même autre ?
Mes dernières années, je me rapprocherai de la religion. La seule qui reconnaisse que les anges sont indéterminés quant au sexe. J’aurai l’occasion de croiser, de loin, l’ancien Prince de Galles devenu George IV. Obèse, difforme, les plaisirs auront eu raison du plus beau gentleman d’Angleterre. Il ne me reconnaîtra pas, bien que j’aie moins changé que lui-même. Serai-je encore républicain ? La République n’a pas davantage voulu de moi que la monarchie…

Echec au roi. A vous de jouer, Monsieur le Chevalier.

STG

Qu’on ne donne pas une peau à mon ombre. L’histoire s’est chargée de l’écorcher. Qu’on ne donne pas une couleur à mon histoire. La République en qui j’avais mis tous mes espoirs et tous ceux de mes semblables, s’est chargée de la salir. Je laisse aux gens de bonne foi un souvenir assez présentable. Et surtout je lègue le reste, qui n’est que musique, à la sensibilité des siècles à venir. Paré. A vous, Chevalière.
EON
Qu’on ne donne pas un sexe à mon ombre. Ni celui qu’a cru voir le chirurgien Chotard qui a disséqué ce qui n’était que mon cadavre. Ni celui que par jeu, m’a donné la Reine de France.

Finalement, je serai enterré au cimetière de Saint Pancras. Dans le Middlesex. L’histoire ne m’aura pas épargné une dernière ironie. Est-ce vraiment pour me déplaire ?

J’ai vécu pleinement toute la richesse de la nature humaine. Qui peut se vanter de l’avoir fait autant que moi ? Echec au roi. Vous allez parer de même, et je n’aurai qu’à recommencer. Je propose donc la nullité de la partie par répétition de coups.
STG
Je vous l’accorde bien volontiers. A charge de revanche ? Mademoiselle…

 

 

 

( RIDEAU )

 

 

 

DUEL À LONDRES

 

Personnages

 

Charles Geneviève d’Eon de Beaumont, dit le Chevalier d’Eon, puis la Chevalière d’Eon, 59 ans

Joseph Bologne, Chevalier de Saint-George, 42 ans

Angelo, maître d’armes

 

La scène se déroule à Londres, Carlton House, puis dans la maison de la Chevalière, Brewer Street, le 9 avril 1787

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ANGELO

Chevalière, Chevalier, veuillez prendre place.

(Les combattants se saluent )

En garde. Allez !

STG
A vous, Madame, l’honneur du premier assaut !

EON
Mademoiselle, s’il vous plait… Votre courtoisie me tend sans doute un piège, mais je vous remercie quand même, Chevalier… Votre habileté est légendaire, j’en ai déjà fait l’expérience. Le maître Angelo lui-même, qui nous fait l’honneur de nous assister, ne vous nomme-t-il pas « le dieu des armes » ?
STG
Le maître Angelo pratique volontiers l’euphémisme. Son origine italienne… Mais moi, je n’ignore pas que votre réputation ne le cède en rien à la mienne.
EON
Allons, nous ne sommes pas là pour faire assaut de modestie, mais assaut de fer.
STG
Quand vous voudrez. Je suis votre serviteur…

EON

Et moi, votre servante…
(Ils se mettent en position ; premier assaut ; Eon touche ; l’assistance se réjouit )

Celle-ci est pour moi, foutu dieu ! Mais je suis certaine que je la dois à votre galanterie…
STG
Vous vous sous-estimez, Mademoiselle ! Tout le mérite vous revient.
EON
Le coup n’était que pour nous mettre en place. L’esquive était aisée… surtout pour un champion tel que vous.
STG
Je n’ai pas su la trouver. Vous m’avez surpris.

EON ( sceptique )

Allons, Chevalier ! Pas entre nous !

STG
Sans doute serai-je plus heureux cette fois.

ANGELO
En garde. Allez !

STG
Eh bien, parez ce coup-là !

EON ( elle pare )
A votre tour de me sous-estimer !

STG
Que dites-vous de celui-ci ? ( il touche ; désappointement de l’assistance )

EON
Ah, foutre ! Je m’incline !

(Les deux reprennent leur souffle )

STG
Comme je m’incline devant vos charmes… si piquants. Mais je suis certain que votre revanche ne tardera pas.

EON
Comptez sur moi, mon cher Saint-George. Mon devoir est de vous transpercer.

STG
Pour moi, je me garderai bien de vous rendre la pareille. Toucher, piquer, certes, transpercer, je n’y songe pas. Je n’ai jamais transpercé, comme vous dites, aucune belle… à son corps défendant.

EON

Trêve de galanterie Nous sommes entre soldats.
STG
Vous, sans doute, l’êtes-vous, comme en atteste l’ordre de Saint Louis dont l’éclat sanglant orne votre charmante poitrine. Moi, je ne suis qu’un combattant d’estrade. Et encore, l’archet à la main…

EON

On dit que vous excellez aussi aux escarmouches d’alcôve…
STG

Pour vous servir, Mademoiselle. Si tel est votre désir, naturellement. L’honneur d’un gentilhomme est de ne jamais user de la force où l’acquiescement est de rigueur.

EON
Je n’entends rien à cela. Jamais personne ne me força à quoi que ce soit. Sinon le Roi de France, et encore pour le service de l’Etat.
STG
Des plaisantins m’ont chuchoté que vous ne seriez pas pour rien dans l’existence d’un autre souverain. Un futur roi, tout au moins. Celui-là même qui préside ce soir à notre rencontre… et qui, je n’en doute pas, forme des vœux pour votre victoire.
EON
N’attendez pas de moi que je trahisse un secret d’Etat. Ni même que je révèle, d’un secret d’Etat, qu’il n’existe pas et qu’il n’est qu’un fantasme créé de toutes pièces et porté par des calomniateurs.

STG
C’est avouer que vous êtes dans le secret… si je vous concède volontiers que je ne suis pas, moi, dans la confidence…
EON
Je peux le dire, du temps du feu roi Louis le Quinzième, j’ai fait partie du Secret du Roi. Je n’en suis plus, je n’ai donc rien à dire sur ce qu’il fut et ce que j’y fis. J’ai encore moins à dire sur le présent état de ce service, si tant est qu’il existe encore. Le nouveau souverain répugne à tout ce qui est trop compliqué. D’ailleurs, s’il existait, vous en sauriez probablement plus que moi-même. On vous dit proche de sa Majesté la jeune souveraine…

STG
Si je puis me flatter de trouver auprès d’elle une oreille attentive, c’est qu’elle apprécie ma musique. Et qu’elle daigne me faire la grâce d’accepter mes leçons de clavecin. Rien de plus, et c’est pour moi une bien suffisante raison de fierté.

ANGELO

Reprenons, Madame et Monsieur. Une touche partout.
En garde. Allez !

 

( la passe est silencieuse, chacun se concentre sur son escrime… ou sur ses pensées ; Eon touche ; applaudissements )

 

ANGELO
La Chevalière touche. Deux marques à une.

STG ( à part )

La courtoisie voudrait que je me laisse vaincre. La diplomatie, je n’en sais trop rien. Y a-t-il derrière ce duel un enjeu d’Etat ? Monsieur de Beaumarchais m’avait prévenu que d’Eon avait été mêlé aux affaires de la diplomatie. En bien et en mal, m’avait-il dit, mais en ce moment, plutôt pour le mal. Quelle confiance peut-on faire à ce Beaumarchais, je n’en sais rien et j’en sais d’autant moins que quand il se confie à vous, il le fait avec tant d’assurance qu’on a envie de le croire. La Chevalière ne manque pas d’assurance, non plus, et si je dis qu’elle en a pour deux, c’est pour le Chevalier qu’elle fut également…
Quant à moi, je n’ai rien à cacher. Ma couleur suffit, elle parle pour moi. Nul ne saurait s’y tromper.

EON ( à part )

Foutre dieu, je veux gagner. Non pour moi, j’ai infiniment d’estime pour Monsieur de Saint-George. Nous avons quelquefois croisé le fer dans les salles d’armes, et encore il y a peu chez le maître Angelo. Je sais qu’il est meilleur escrimeur que moi. Même Faldoni n’en a pas triomphé, malgré la fausse rumeur colportée par les partisans de l’Italien, vantards comme on l’est dans cette nation. Cependant, je ne suis pas maladroite non plus. J’ai ma chance. L’histoire est pleine de duels où le faible a triomphé du fort. Ou l’Amazone a vaincu le plus mâle des héros. Déjà, dans les Saintes Ecritures, David du Philistin Goliath. C’est même considéré comme une preuve de la Providence divine. Mon handicape n’est pas plus grand que celui d’un enfant contre un puissant géant. Certes, je suis plus âgée et mon bras est plus court… Mais je suis une amazone et je veux gagner pour mon sexe, pour mon état et pour le peuple anglais et son prince qui m’ont accueilli avec tant de sympathie.

STG ( à part )

Parons d’abord ce coup-là. Le bougre est habile. Ou dois-je dire la bougresse ? Les  deux termes, que je dois à la décence de garder pour moi, sont-ils appropriés ? Le premier injurie les mœurs, l’autre injurie l’état. A vrai dire, je n’en sais rien. Elle se bat comme un homme, mais j’ai connu des escrimeuses de la plus grande habileté. Et elle jure commun soudard, ce qui manque d’élégance pour qui porte robe, cotte et bonnet comme nous la voyons. Cela étant, je ne sache pas qu’on ait médit de ses mœurs, tant homme que femme…
EON ( à part )

Il faudra que je passe sous ce bras redoutable. S’il me tient à sa distance, je ne saurai vaincre. Or il le faut, sinon pour ma gloire, du moins pour cette assemblée. Je ne sais si on m’y estime plus qu’on ne m’y méprise. Mais on m’y tient pour Anglaise d’adoption, en tout cas pour un hôte fuyant l’ennemi héréditaire. Et on fait cas de ma naissance - plus d’un serait choqué qu’un fils d’esclave triomphât devant tous. Beaucoup ont misé sur moi, en dépit de l’apparence. Et on l’a fait non pour ma force d’escrimeuse, mais parce qu’un nègre ne saurait triompher d’une femme noble.

STG ( à part )

Parons encore. Je dois me méfier, je connais d’Eon, un coup en masque toujours un autre, comme un sexe se complique de l’autre… La diplomatie fut son emploi, et auprès des cours les plus puissantes et les plus retorses de l’Europe. On l’a dite ministre, on l’a dite espionne… Cela montre assez sa tournure d’esprit. Et le bras obéit à l’esprit, même dans le noble art de l’escrime. (Eon lance une attaque ) Voici le premier coup. Attendons le suivant… Je vois bien son jeu. Elle est étonnamment vive pour une personne de son âge. Mais qui connaît l’âge de la Chevalière ? Et quand elle se présentait comme Chevalier ?
Bon, peut-être devrais-je attaquer un peu ? Il s’agit quand même d’en donner pour leur argent à ces Anglais. Je sais qu’on a parié sur moi, même si moins que sur elle… des insensés, sans doute. Des naïfs en tout cas, ignorant des usages diplomatiques. A moi de leur en donner sinon pour leur argent, du moins pour leurs illusions. Et pour leur inestimable manque de préjugé…
EON

J’ai bien cru l’avoir avec cette feinte. Mais c’est vraiment un maître. En même temps, il sait les enjeux de cette représentation - car nous nous offrons en spectacle, il ne peut l’ignorer, lui qui donne concerts et opéras. On nous paie pour cela, en guinées mais surtout en réputation - et même, pour moi, en situation. Beaucoup ont parié, les Anglais parient sur tout et rien, et même sur n’importe quoi. Incorrigibles quand il s’agit de s’en remettre au sort en croyant se confier à la raison. Quoi que, je les préfère ainsi, puérils et obstinés, que lorsqu’ils se lancent dans la guerre et la conquête, avec une froide férocité dont nous Latins, n’avons pas idée…
STG
Ferraillons un peu pour amuser l’honorable assemblée…

EON
Cela étant, je dois triompher pour le prince de Galles qui m’honore de son amitié - enfin, il aime bien mes histoires, qu’il les croie ou pas, ce en quoi il aurait tort… enfin, pas toujours… il y a toujours eu du vrai dans mes rêveries et beaucoup de féérie dans ma vérité.
Quoi qu’il en soit, il n’ignore pas la rumeur mauvaise sur ses prétendues origines - j’y serais pour quelque chose - et il ne m’en tient pas rigueur. Ce qui prouve son discernement : comment la chevalière d’Eon aurait-elle pu connaître bibliquement la reine d’Angleterre ? En vérité, je n’ai connu qu’une charmante enfant, avec qui j’ai partagé des jeux innocents, ceux  de l’enfance. Et rien de plus. Non, Prince, rien qui doive vous troubler. Je peux me vanter de n’avoir jamais procréé, ni avec une femme ni avec un homme… Et vous êtes ma meilleure protection, depuis que Londres est devenue ma ville. Puisque Paris me renie…
STG
Je vois bien que le Prince souhaite ma défaite. La vérité m’oblige à dire que sa compagne me regarde d’un meilleur œil… Dois-je m’offenser que ma couleur semble provoquer chez les dames de la plus haute noblesse une sorte de frémissement… comment dire… qui leur paraîtrait coupable pour un visage pâle ? J’ai bien vu que certains désirs aiment à jouer avec l’idée du péché, car c’est péché de désirer un Nègre, bien sûr ! Mais est-ce mon affaire ? Je ne me formalise pas, moi, de leur blancheur… ni même de leur rousseur toute britannique, n’est-ce pas Madame Fitzherbert ? J’ai assez connu de certains sentiments qui ne se montrent que dans l’intimité, loin du regard de la société… Et que je tiens, pour mon honneur, pour suffisamment sincères.

EON
… Et à Londres, ma situation ne tient qu’au fil de ma lame. Et sans doute aussi à la curiosité des parieurs. Il s’est créé des sociétés qui misent sur mon sexe des sommes considérables, et jamais un Anglais ne sacrifie l’argent à quoi que ce soit, fût-ce l’honneur. On m’a dit jusqu’à cent mille livres sterling, le prix d’une belle propriété, presque un comté… J’ai dû menacer de rosser les plus acharnés… et aucun n’est allé jusqu’à me défier. Mais ils ne désarment pas. Il y a dix ans, leur justice m’a déboutée, quand je réclamais qu’on cessât de me persécuter. La justice anglaise ne résiste pas à une imposture de cent mille livres, et les deux camps parient toujours…

Je dois bien reconnaître que souvent, j’hésite moi-même sur celui auquel me rallier.

STG
J’ai entendu la rumeur qui court Londres. La Chevalière serait un Chevalier, en tout cas suffisamment pour avoir été le père du Prince de Galles. Il ne serait devenu femme que pour éviter à la reine Charlotte la honte de l’adultère et à son Altesse le prince George le doute d’une origine scandaleuse. Voilà au moins une inquiétude que je n’ai pas à partager : si peu prince que je sois, je porte le nom de mon père et la couleur de ma mère. Personne n’en doute… moi pas plus qu’un autre ! Quant à ceux qui y trouvent à redire, la honte est pour eux et non pour moi.

EON

Ma situation ne tient qu’à l’amitié du Prince et de sa majesté la Reine qui n’a pas oublié nos jeux enfantins et ses confidences de jeune fille à la cour de Mecklenbourg ( Strelitz). Elle ne m’a connue que sous des habits de femme. La carrière du mulâtre ne tient-elle pas de même à l’affection d’une Reine ? Mais lui en France, et moi ici, dans ce pays qui m’accueille mais qui n’est pas le mien… voilà qui nous sépare… mais ne nous oppose pas.
STG
Le mulâtre a-t-il le droit de triompher d’une peau blanche ? Qu’elle soit virile ou mulièbre ? Pour l’avoir fait mille fois, au point que plus personne n’ose me défier, il faut pourtant que cela me soit toujours opposé. Certes, la couleur de peau n’est d’aucune conséquence dans une salle d’armes. Surtout depuis que mon vieux maître La Boëssière a inventé le masque que nous portons tous désormais pendant les assauts. J’ai même aidé son fils, mon cher Antoine, à le porter à la perfection - j’étais donc tellement intéressé à cacher les visages ?

(malicieux) Mais la couleur de peau n’interdit pas la courtoisie, n’est-ce pas ? Je crois même qu’elle oblige, puisqu’il faut se montrer l’égal de celui qu’un stupide ordre terrestre estime supérieur. Et le surpasser, pour rétablir l’ordre divin… jamais il ne fut écrit que les anges avaient la peau claire…

EON
Cela semblera étrange de parler de l’affection d’une Reine très-blanche et très-chrétienne pour un sang-mêlé né d’une sauvage élevée dans les superstitions de l’Afrique. Mais il n’y a pas d’esclave en France, contrairement aux Îles. Un roi ancien l’a interdit depuis des siècles. Et Saint-George n’est pas qu’un fils d’esclave, il est aussi un fils de maître. Il est tout autant un Blanc maquillé de noir qu’un Noir déguisé en blanc, et qu’avons-nous à y redire, nous autres bons chrétiens, pour qui tous les hommes sont frères et égaux ? Bon, les femmes peut-être pas autant que les hommes, si je puis me permettre, moi qui en ce qui concerne le sexe, suis une sorte de mulâtre !

Cela étant, même ceux qui médisent le plus fort de sa couleur sont sans doute vexés qu’un demi-Nègre les surpasse de bien des manières et de tant de talents divers.  Et de plus, bel homme. Ne devrait-il pas toucher mon cœur de femme ? Que mon cœur d’homme, du moins, lui offre un vaillant défi… Si j’essayais la botte de mon vieux maître ? Même le meilleur élève de la Boëssière ne doit pas la connaître. Moi-même, il y a si longtemps que je ne l’ai tentée, tant elle est subtile et difficile. Mais je me dois d’honorer mon adversaire et mon Prince…

( Eon se fend, prend le fer, mouvement du poignet, touche. Applaudissements chaleureux du public )

ANGELO

Trois touches à une en faveur de la Chevalière.

En garde. Allez !

STG
Je dois la laisser gagner, c’est une affaire entendue. Je le dois à l’âge et au sexe. Peut-être le devrais-je aussi au royaume, pour une raison que j‘ai oubliée. Tant pis pour les parieurs qui m’ont fait l’honneur de me soutenir, malgré ma couleur. La courtoisie commande, et comme je suppose que leur motif n’était pas d’honorer un mulâtre, mais de parier sur le plus fort, je n’aurai pas le moindre scrupule. Quant à l’honneur, j’ignore si un sujet du roi d’Angleterre songerait à en prêter à quelqu’un de ma sorte - sans doute pas davantage que ne le ferait un sujet du roi de France...

EON

A la Cour, on l’appelle le Nègre de la Reine. On m’a assuré qu’elle l’adore… et il le mérite, ne serait-ce que par sa virtuosité au violon, à l’épée, à l’équitation, à la danse et à mille autres sujets. On dit même qu’il patine divinement sur la glace - ce qui est plus admirable que de se perdre en reptations devant la galerie du même nom à Versailles. Sans parler de son charme naturel, auquel on ne saurait résister, si on a la sensibilité délicate d’une personne du beau sexe. Moi-même, je n’y serais pas insensible, malgré mon âge… et le sien.

Mais je suis mauvais juge des sentiments de sa Majesté la Reine, car elle ne m’a jamais manifesté la moindre affection. Tout au plus s’est-elle entremise pour me déguiser en femme. Sans doute s’est-elle beaucoup amusée à me faire couvrir de chiffons par sa modiste favorite, comme si je fusse une poupée. Comme si j’avais besoin qu’on m’amputât d’une moitié de moi-même pour devenir une sujette acceptable et présentable. On m’eût même souhaitée dans un couvent, moi qui ai fait la guerre, et je m’en flatte avec quelque bravoure.
STG
Parons toujours ce coup médiocre - peu digne de l’art de la Chevalière et indigne du mien. Il faudrait qu’elle se montre un peu plus brillante, ne serait-ce que pour sauvegarder mon amour-propre, auquel j’ai la faiblesse de tenir… On a beau ignorer son âge réel, on sait qu’il est certain, et peut-être même avancé. Plus en tout cas que sa physionomie encore bien fraîche ne le trahit. Et quant au sexe… pour moi, je n’en sais rien. Et si je le savais ?
Mais la Chevalière le sait-elle elle-même ?
Rien de cette étonnante belluaire n’est avéré. Sa noblesse, peut-être… tout aussi établie que la mienne, en tout cas. Quant à son sexe, c’est la première chose dont on entretient un Français quand il débarque à Londres, comme si son mystère représentait tout l’esprit du génie de notre peuple… Ah, peste, je suis touché ! Je n’attendais pas ce coup-là !

EON
Chevalier, vous m’avez mésestimé. Ce petit coup n’était que pour amener le suivant.
STG

Bien joué. Je m’incline. Il faudra que j’apprenne cette botte fort originale, ma foi.
ANGELO
La touche est pour la Chevalière. Quatre touches à une.

Je conseillerai une pause pour que les combattant se désaltèrent… ainsi que la noble assemblée.

( les combattants s’épongent le visage ; on apporte des verres ; champagne pour tout le monde ! )

EON
Faute d’émouvoir la Reine, j’aurai au moins touché son Nègre. Il faut avouer, il est terriblement séduisant. Ne pourrais-je me compter parmi ses victimes, qu’on dit nombreuses et du meilleur monde ? Si j’étais ce que veut la Reine et que je ne suis pas, peut-être… Je n’entends guère à la musique, mais il passe auprès des connaisseurs pour un grand maître, tant pour l’art du jeu que pour celui de la composition. Quant à l’art d’aimer, je ne doute pas qu’il domine également son siècle… et me surpasse de beaucoup, car si on me prête des conquêtes dans les deux sexes - le premier surtout, certes - c’est dans l’idée plutôt que dans les actes. Ni dans l’acte même, qui m’a toujours répugné.

Mais ceux qui me rêvent selon leur goût ou leur pensée, qui sait si je suis étrangère à l’idée qu’ils se font de moi ? Qui sait si je suis vraiment l’innocente innocent que je me flatte d’être, devant Dieu ? Ce que j’ai toujours cru être, au fond de moi, au plus vrai de mon enfance, je ne le partage avec aucune créature de ce monde.

(Les deux adversaires trinquent ; le maître Angelo se joint à eux ; réactions diverses dans l’assistance, brouhaha…)

STG
Chevalière, je vous félicite. Vous me mettez vraiment en difficulté.
EON
Chevalier, je ne méconnais pas ce que mon talent d’escrimeuse doit à votre courtoisie.
STG
Ne soyez pas modeste. Quand nous avons croisé le fer chez Angelo, ces derniers jours, je ne vous avais pas trouvée aussi incisive ! Il me semble même que votre escrime n’était pas aussi savante…
EON
Disons que mon savoir doit beaucoup au désir de vous plaire, Chevalier ! Et pas seulement de vous toucher. Et puis, nous avons un public. Des témoins de qualité. Il est de mon devoir de les satisfaire. Et de leur montrer que le talent est français.
STG
Je n’ignore pas votre grand attachement au Prince de Galles. Et que sa majesté la Reine Charlotte vous estime plus encore que la Reine de France ne m’apprécie…
EON
J’ai connu la Reine alors qu’elle était encore une enfant, ceci dit afin qu’il ne subsiste dans votre esprit trace d’aucune de ces viles calomnies… Quant au Prince, je l’estime beaucoup et je crois qu’il a un peu d’amitié pour moi, je l’amuse et je l’intrigue, et comme il est ainsi que je me flatte d’être, une personne la plus libre d’Angleterre, nous nous comprenons souvent mieux que nos détracteurs. Et puis, l’amitié d’un futur monarque n’est pas à dédaigner pour la tranquillité d’une aventurière.
STG
Vous avez connu beaucoup de souverains… et de souveraines…

EON
Certains m’ont été favorables, d’autres non. Il m’incombait d’en séduire certains dans l’intérêt de notre pays. J’y ai parfois réussi… Mais tout cela semble bien oublié. Le roi de France est hélas, de ceux qui m’ont témoigné le plus d’ingratitude. Alors que le feu roi s’est toujours loué de mes services. Souvent, les rois aiment à contredire non seulement les actes, mais même les sentiments de leur prédécesseur…

STG

Ne médit-on pas ici même de vos relations avec la Couronne ?
EON
C’est inévitable quand on s’approche si peu que ce soit du pouvoir suprême et de son mystère - quand bien même il procède de Dieu Lui-même. Encore, je trouve qu’on est moins médisant de ce côté de la Manche. Mais les rumeurs y sont plus durables qu’à Versailles, où la dernière a tôt fait de chasser la précédente.
STG
Les courtisans anglais ont peut-être l’esprit moins affuté que les nôtre… J’aimerais croire que les gens comme nous ont moins à souffrir leur sotte impertinence - si vous me permettez de considérer que nous sommes tous deux  une assez notable étrangeté dans le monde où nous vivons.

EON
Oui, je me sens mieux ici, bien que mon pays me manque et que mon cœur soit toujours prêt à le servir. Le public est moins changeant - surtout, il n’est pas prêt à tout oublier d’hier pour mieux se vouer aux chimères de demain. Il est aussi plus difficile à détromper de ses erreurs. Sachez que cela fait des lustres qu’on me poursuit de toutes les manières pour s’assurer de ma nature. Ce n’est pas pour rien qu’on déplore l’entêtement des anglo-saxons…

STG
Du moins, risquez-vous moins d’ingratitude.
EON
En vérité, je souffre beaucoup que mon pays refuse de me rappeler, ce à quoi j’aspire plus qu’à toute richesse. Retrouver les miens , ma terre, et aussi certaine atmosphère de légèreté gracieuse que nous autres Français savons mieux que personne créer autour de nos faiblesses, même les pires et qui fait beaucoup pardonner…
STG
Oublieriez-vous l’ingratitude et la versatilité d’un public qui se détourne de vous pour un mot cruel ou pour une plume de travers à son chapeau ? Du moins ici, sa future Majesté ne semble pas vous  tenir rigueur des médisances, loin de là. Je le vois attentif à vous encourager.
EON
Je le sais bien plus occupé de sa nouvelle épouse, cette délicieuse veuve. Veuve et catholique, deux raisons pour les médisants de s’intéresser à autre chose que votre servante… Le secret de leur mariage qui n’en est pas un suffit à occuper les esprits.
STG

Voyez, il regarde de notre côté ( il s’incline, la Chevalière de même, oubliant l’art de la révérence ). Un charmant jeune homme, en vérité, avec dans les traits une douceur, une langueur, une grâce… un peu féminine. Vous m’en excuserez, mais je comprends la curiosité des médisants…

EON
Souvent, les jeunes Anglais ont de ces grâces… très troublantes… Mais croyez-moi, elles passent vite avec l’âge… et l’abus de boisson. Même si leur teint demeure fort clair, ce dont rêvent nos élégantes de la Cour. Cependant, pour ce que j’en sais, et encore je ne le tiens que de la rumeur, il ne laisse pas d’assaillir les dames, nonobstant les charmes de sa belle compagne. Il est vrai que ce mariage ne sera jamais reconnu, étant contraire à la loi du royaume. Et quelque chose me dit qu’il ne dédaigne pas d’en profiter. Nulle équivoque, croyez-moi, Chevalier. Ses sujets en sont contents. Ne le nomme-t-on pas le « premier gentleman d’Angleterre » ?
STG
Je n’en doute pas. Vous connaissez l’Angleterre et les Anglais mieux que moi.
EON
Mais vous en savez autant que moi sur l’humaine nature, que les Anglais partagent avec nous… du moins, le plus souvent…

STG
Nous sommes ainsi, vous et moi, qu’il nous est loisible d’observer cette commune nature d’un peu loin - la distance même où l’on nous relègue, par ignorance autant que par méchanceté. Et cela n’est pas sans parfois nous amuser, vous comme moi, je le devine.
EON
Je ne me soucie pas d’être différent, je suis comme je suis et je cherche moins que quiconque à me singulariser. A m’illustrer, oui, par contre, et en toutes façons.

STG
Les autres s’en soucient pour vous, comme pour moi, là est tout le mal. Mais vous avez raison, je me soucie surtout moi-même d’être considéré comme tout un chacun.

EON
Mais vous n’êtes pas n’importe qui, Chevalier, et tel que je vous vois et sur ce que je sais, vous ne manquez pas de raisons de vous sentir supérieur à bien des gens.
STG

Vous êtes trop aimable, Chevalière. Mais savez-vous, je me contente d’être ce que je puis.

EON

La nature vous a gâté de bien des dons, moi-même je n’en ai pas la moitié, bien que je n’aie cessé d’œuvrer pour me rendre utile… On me détesterait moins si j’avais pu me montrer moins aimable.

STG
Hélas, je n’ai qu’à me montrer pour que les sots me détestent… Peut-on s’habituer à cela ? Mais je vois que le maître Angelo s’essuie les moustaches. Finissons nos verres.
EON
Vous avez raison. Il n’est pas bon de laisser le public s’enivrer, ce à quoi l’Anglais n’est que trop  enclin.
Aussi ne faut-il surtout pas l’ennuyer… Promettez-moi de ne pas me ménager, nous devons assurer le spectacle.

STG
Je n’ai jamais eu l’intention de vous offenser. Vous savez vous faire respecter, le fer en main, et croyez que je l’apprécie. Pour être couru d’avance, ce combat doit demeurer un vrai assaut.
Regagnons nos postes… Après vous, Madame !

EON
Mademoiselle, s’il vous plait.
MAÎTRE ANGELO

Chevalière, Chevalier, nous allons reprendre. Veuillez regagner vos postes.
En garde. Allez !

STG
Comme vous dites, donnons notre spectacle, et donnons-le pour l’honneur de l’escrime française.

EON
Le Prince lui-même a voulu ce divertissement, et en faire profiter toute sa compagnie. Est-ce pour nous déplaire ?
STG
Croiser le fer est en effet l’une des choses que nous faisons le mieux. Ne sommes-nous pas, vous et moi, des gens de spectacle ?
EON
Artistes, chacun dans son genre. Vous excellez dans plusieurs, et aussi bien dans la conquête des cœurs, ce qui n’est pas le moindre…
STG
J’ose espérer que le vôtre ne me sera pas trop farouche.
EON
Nous sommes là pour nous battre, n’est-ce pas ? Le cœur n’a rien à voir à cela.
STG
Vous n’en manquez cependant pas.

EON
C’est celui qui donne du courage, je vous laisse celui qui donne de la tendresse.

STG
Je sens que nous ne tomberons pas d’accord sur ce sujet… Il me semble pourtant que votre sexe soit plus que le mien porté aux doux sentiments. Cependant, prenez garde à un trop vif élan, qu’il soit du cœur ou du bras ! Cette touche est pour moi.

EON
Foutre dieu, je me suis trop engagée ! Vous m’avez troublée, perfide !

MAÎTRE ANGELO
La touche est pour le Chevalier. Quatre à deux pour la Chevalière.

EON ( à part )

Il m’a eue, le bougre ! Bougre, c’est façon de dire, car je crois bien que la bougrerie n’est pas son fait. Ni son style.
STG
Je dois maintenant le rattraper. Tout le dramatique de l’art n’est-il pas d’entretenir le « suspense » comme disent nos hôtes britanniques, qui savent si bien détourner ((les mots de)) notre langue pour leur((lui)) donner un mystère si étranger à notre tempérament ? Ne sont-ils pas maîtres dans l’art du théâtre - différemment de nous autres, mais à ce que j’en sais, avec davantage de démesure ? Quelque révérence que je puisse avoir envers la Chevalière, il n’est pas de bon spectacle qui se termine trop vite. Même si nos hôtes ont manifestement pris parti pour mon adversaire, ils n’apprécieraient pas qu’elle triomphe trop facilement. Et moi non plus, il faut le reconnaître. Concentrons-nous sur la prochaine touche. Je sais où je dois atteindre.

EON

Mais c’est qu’il se rebiffe, le Saint-George ! En vérité, je ne doutais pas que ce serait plus difficile que ne l’exige la courtoisie. Même s’il m’est utile, pour cette fois, d’être une femme.

STG
C’est un avantage d’être une femme, mais il n’est pas question qu’elle en abuse.

( il porte une attaque ; il touche ; désappointement du public )

MAÎTRE ANGELO

Touche pour le Chevalier qui revient à quatre à trois.

En garde. Allez !

EON
Je me suis trop facilement laissé percer. Parfois, ce Nègre m’exaspère. Il est trop parfait… et il est trop noir, je ne lis rien sur sa physionomie.
STG
Ah, la Chevalière se révolte. Je sens son poignet plus ferme et plus agressif. Tant mieux. Son Altesse Royale doit en avoir pour son argent. Et sa Maîtresse Royale également. Fort belle femme, et point du tout ((fade)) comme tant de ses compatriotes. Je me dois d’honorer sa beauté toute princière et qui est loin de me déplaire.
EON
Je sais parfaitement qu’il m’est supérieur. Son bras est bien plus long que le mien et son déplacement vif comme la foudre. Je le reconnais volontiers. Raison de plus pour m’imposer. Les gens trop supérieurs m’ennuient… Comme si je n’avais pas moi-même dû surmonter d’aussi grands défis que la couleur de la peau !

STG

C’est entendu, je feins de croire que la Chevalière est vraiment une femme. Après tout, c’est se rallier à l’opinion dominante, même si celle-ci est à juste titre divisée… alors qu’elle-même me semble loin d’en être convaincue. Elle fait même beaucoup pour entretenir le doute, qui n’est pas sans la servir. Il n’empêche : je donnerais cher pour être dans sa chambre le soir, quand elle quitte ses vêtements… Ne  rêvons plus, j’ai failli me laisser surprendre !

Passe encore pour les Anglais, qui sont gens à ne s’étonner de rien, ou plutôt, à s’accommoder de toutes les bizarreries… et même à les rechercher. En vérité, ils prennent les choses  comme elles viennent, alors que nous Français ne songeons qu’à nous révolter contre elles, pour en fin de compte nous reconnaître insatisfaits de ce que notre caprice en a fait. Heureux mortels qu’une absurdité ne surprend pas davantage qu’une vérité ! Ce pourquoi il se crée sans cesse des sociétés de parieurs au sujet de  tout et de rien - non qu’ils soient joueurs, comme à la Cour de France, tous ces nobles désoeuvrés - mais dans le seul but de montrer qu’ils ne sauraient s’étonner de rien. Et puis, une sottise sur laquelle on mise des milliers de livres devient une chose sérieuse. Comme le sexe véritable d’Eon… Ah, je suis distrait. Elle m’a touché. Elle ou lui ?

MAÎTRE ANGELO

Une touche pour la Chevalière. Cinq à trois pour Mademoiselle d’Eon.

En garde. Allez !

STG

Damnation, je me suis laissé surprendre ! Bon, je ne suis pas le premier à qui cette créature pose une énigme. Il y a beaucoup de féminin dans ses traits, sans parler de son aspect glabre et de son accoutrement - combien porte-t-elle donc de jupons, sa robe est d’un volume étonnant ? Et sa démarche qui parfois ondule, ondoie… comme d’une gourgandine, ou plutôt d’un antiphysique efféminé… Mais il est vrai qu’elle a le bras trop fort et qu’elle jure comme un soudard. Pourtant, on m’a assuré qu’un médecin a pu toucher un sein dont l’ampleur et la consistance ne laissaient nulle équivoque. Mais ne sais-je pas trop que rien n’est plus trompeur qu’un sein de femme ?

EON

Je ne doute pas qu’il ne manquera pas de me concéder la victoire. Jamais chevalier blanc ne fut aussi chevaleresque que ce Noir-là. Ce n’est pas une raison pour ne pas mettre mon honneur à mériter ma victoire.
STG
Quoi qu’il en soit, sa féminité est aussi évidente que sa masculinité. Et cela me plait. J’ai de la tendresse pour les monstres, étant si souvent considéré moi-même comme l’un d’entre eux ! Si ce n’est pas vraiment son fait pour l’escrimeur, le musicien lui, aime à jouer des contraires et à concilier ce qui diffère dans une même harmonie. Je crois même que l’émotion musicale doit beaucoup à l’effet de contraste et même à l’effet de surprise. Monsieur Haydn nous en donna il y a peu à Paris une brillante démonstration, dans ces symphonies que j’ai eu l’honneur de créer avec mon orchestre. Quelle que soit la véritable nature d’Eon, elle ne manquera pas de me surprendre.

EON
Après tout, je ne suis pas sans argument en face de son escrime supérieure. Nous nous sommes rarement affrontés dans la salle d’armes, mais j’ai quand même pu me familiariser avec son style. Sinon avec ses feintes…

STG
Homme ou femme, il fut officier et on dit qu’il s’est bravement conduit sur le champ de bataille. Une femme peut être une vaillante guerrière… et le champ militaire n’est pas le seul où elle a pu le prouver…

EON
Il est plus jeune que moi, il est plus grand et son bras est plus long. Nous ne sommes donc pas égaux… par la nature. Et puis, c’est un homme accompli… et moi une femme contrainte !

STG
Et puis, j’aime mieux une femme guerrière que ces perfides femelles dont j’ai eu tant à pâtir. Quitte à être vaincu par un jupon, je dirai même que je préfère que ce soit sur la piste d’escrime qu’à l’Opéra royal dont des cantatrices sur le retour m’interdirent l’accès.

EON
Parons. Crédieu, impossible de répliquer. Il me tient à distance. Il faut que je passe par-dessous.

STG
Pas ainsi, Chevalière ! Vous savez mieux que moi travestir les apparences, il est vrai que vous ne portez pas l’évidence sur votre visage… mais c’est autre chose que l’art de l’escrime et la vérité du fer. Eh là, quelle fougue ! Elle voudrait m’embrocher pour de bon ?

EON
Tiens, prends celle-là, violoniste de mes deux… de mes deux sexes, bien sûr, on me comprend !

STG
Jusqu’ici, l’assaut était courtois. Trop peut-être. Je n’avais pas en face de moi une sorte de furie. Il m’était donc plus agréable de me laisser vaincre. Mais si nous devons nous embrocher tout de bon, ça change tout… ( Eon se rue et touche ) Ah diable, cette fois, elle m’a eu. Même ma galanterie a été surprise !

MAÎTRE ANGELO

La Chevalière touche. Six touches à trois. Rappelons qu’on ira à sept.
En garde. Allez !

STG
La bienveillance n’est plus de mise. Tu vas voir, ma… mon… Il paraît que Voltaire traite Eon d’ « amphibie »…
EON
Le Chevalier semble ne plus supporter mes assauts. Je l’excède, sans doute. Je vois son œil, plus sombre que sa peau. S’il pouvait perdre son sang-froid, quelle que soit sa couleur… Je dois l’emporter. Ma présence à Londres dépend de ce combat… et je ne peux plus rentrer à Paris, sinon pour y mourir, et encore… Certains me vouent au couvent…
STG
Tu vas voir l’amphibie, si tu es le seul à avoir des couilles !

EON
Eon au couvent ! Sœur Geneviève ! Par mes couilles, j’en rirais si ce n’était si ridicule… Mon Dieu ne porte pas cornette.

STG
Pare celui-ci… et cet autre… et je t’emmène dans le coin. Voilà, lève ta garde. Quarte, seconde, quarte, quinte… et hop, touché !

MAÎTRE ANGELO

Le Chevalier touche. Six à quatre pour la Chevalière.
En garde. Allez !

STG
Dois-je mettre la cinquième ? Ou rester à quatre, à distance respectueuse de cette douteuse créature ?
Mais je suis injuste. La liste de ses malheurs est au moins aussi longue que celle de ses bonnes fortunes. Pourquoi en ajouter, moi qui n’ai ici rien à perdre ? Le royaume qu’il a servi avec ardeur est le même qui l’a condamné à l’exil. Ne devrais-je pas plutôt en tirer de leçon pour moi-même… sur ce qu’on gagne à servir les puissants ? La faveur royale se paie souvent en monnaie de sang.

Exilé aussi dans son être, la Chevalière qui jouait au Chevalier… Je ne devrais pas, mais je la plains.

EON
Dois-je lui laisser encore un avantage ? Certes, la liste de ses perfections insupporterait toute créature pècheresse normalement constituée. Mais ce n’est un secret pour personne que je ne suis pas, si je l’ai jamais été, une créature de ce genre…
STG
C’est trop tentant. J’ai aussi le droit de satisfaire un peu de vanité devant ces Anglais, n’est-ce pas, si prompts à nous mépriser, nous Français ? Je mets la cinquième, et elle n’aura plus qu’à conclure. Pas la sixième, ce serait risqué, une maladresse n’est jamais à exclure… un mauvais réflexe… Et nous aurons gagné notre poignée de guinées. ( il porte un assaut ; Eon pare ) Ah, belle défense ! Tant mieux si ce n’est pas facile. J’aime à respecter mes adversaires. Surtout si je dois les laisser gagner.

EON
Bien joué… et moi aussi. Allons, concédons-lui cette touche. D’autant que je le sais fort bien, il a tout le talent pour la mettre.

(STG porte un nouvel assaut ; Eon pare ) Ah non, pas ainsi ! Je connais trop cette prise de fer.

STG
Je me doutais qu’il connaîtrait cette attaque. Voyons celle-ci. Et veillons à ne pas nous exposer sottement.

(STG attaque ; Eon pare, riposte )

C’est ce que je disais. Elle a bien failli m’avoir. Mais je dois passer. Avec celle-ci ? ( il attaque ; Eon se dérobe ) Ou celle-là ? Elle va reculer, et quand elle changera de position… Voilà ! ( il touche )

MAÎTRE ANGELO

Le Chevalier touche. Six à cinq pour la Chevalière.
En garde. Allez !

EON
Trêve de complaisance. A moi de conclure, et avec honneur… si je puis… Saint George mérite que je me hausse à son niveau. Au moins pour un coup !

( ils ferraillent ; la tension monte )

STG
Allons, elle se comporte mieux que bien. Je sais qu’elle est bonne escrimeuse… Nous avons suffisamment amusé cette galerie de braves Anglais. Laissons-lui une ouverture qui ait l’air d’une feinte astucieuse…
EON
Bon, tu me laisses la place. Ce serait malséant de refuser cette offrande.

( Eon touche )

MAÎTRE ANGELO

La Chevalière l’emporte par sept touches à cinq. Madame, Monsieur, serrez-vous la main. Le combat fut beau et l’issue honorable.

 

( Ils se serrent la main, puis STG baise la main d’Eon ; rumeur du public ; applaudissements, hourras )

 

STG
Madame, je m’incline devant la valeur autant que devant la beauté.

EON

Mademoiselle… Je vous remercie, Chevalier. Je vous remercie d’avoir eu la noblesse de concéder à une dame.

STG

Demoiselle, si je ne me trompe ! Je ne pouvais faire mieux, soyez-en sûre.

EON
Souffrez que je n’en croie rien. Vous êtes un grand maître… dans cet art comme dans les autres.
STG
Je vous assure que vos coups étaient excellents. Je n’ai tout simplement pas su les parer. Je connaissais votre valeur depuis nos assauts précédents. Mais je dois avouer que vous m’avez surpris.

EON
Disons qu’un chaleureux public et la protection d’un Prince m’ont poussé à exalter mon modeste  talent.

( Le Prince et sa compagne/épouse les félicitent ; on s’empresse autour d’eux ; on apporte du champagne ; le Prince offre deux pistolets à la Chevalière ; tout le monde trinque )

 

MAÎTRE ANGELO

Je suggère qu’un toast soit porté à la gloire des combattants. Ils ont mérité notre admiration. Le combat fut disputé, les coups subtils et l’escrime de la plus grande qualité.

 

( on boit ; l’assistance se disperse selon son gré et ses occupations ; le Prince et sa suite se retirent )

 

STG
Il est vrai que le Prince semble votre plus chaud partisan. J’ai vu comme il a bondi de joie quand vous avez touché.
EON
Je vous en prie, vous n’allez pas reprendre cette sotte légende !

STG
Est-elle pour vous déplaire ? N’ajoute-t-elle pas à votre mystère ?
EON
Je ne suis pas sûre de toujours apprécier la curiosité qu’on a pour moi.
STG

Elle est cause que nous voilà ce soir, et non sans un grand bienfait pour nos bourses respectives.
C’est un beau Prince, son épouse est aussi charmante que morganatique, et comme on dit qu’il ne dédaigne pas de festoyer avec la plus grande liberté, et qu’il prend la vie comme il est d’usage pour un Prince de Galles… Ne se doit-il pas de s’amuser de son mieux avant que les charges de la couronne ne pèsent sur ses heureuses dispositions au bonheur ? Toutes choses que je ne saurais qu’approuver, tant de gens ne sont à la Cour que pour s’ennuyer… Et vous-mêmes, chère Mademoiselle, qu’en pensez-vous ?
EON
Je me suis laissé dire que vos dispositions au bonheur ne le cèdent à aucun prince de la terre… et je vous en félicite.
STG
N’avez-vous pas, de votre côté, fréquenté ce qu’il y a de plus aimable dans toute l’Europe ?

EON
Croyez-moi, ce fut plus souvent par devoir que par inclination. Rassurez-vous tout de même, j’ai tâché de prendre les choses en meilleur part et d’éviter de me morfondre. Mais j’ai d’abord fait en sorte de donner de mon pays la meilleure impression ((image)).
STG
Je suis admiratif non seulement de ce qu’on dit de vous, mais de ce qu’on vous prête et même de ce que, vous connaissant si peu, je devine de vos aventures et de la façon dont vous les avez vécues.
EON

Vous êtes trop bon pour moi. Et sans doute trop généreux… Je vous en remercie d’autant plus que tout le monde est loin d’être aussi tolérant à mon endroit. Mais il est vrai cependant que j’ai fait beaucoup plus qu’on ne m’en prête…

N’est-ce pas inévitable, en diplomatie, que l’apparence voile le secret du mieux possible ?
STG
Me ferez-vous l’honneur de me conter cela… sans trahir ce qui ne doit pas l’être, bien entendu. Et je vous jure de ne plus vous parler du Prince de Galles - encore qu’il n’y ait nul déshonneur, bien au contraire, à mériter l’amitié d’un si haut personnage. Je dirais même qu’il ajoute à votre mystère, et que ce mystère me fascine, moi qui me suis toujours évertué à ne rien cacher, et d’autant plus qu’on voulait que je fusse dans l’ombre.

EON
Oui, et pour en finir, j’ai connu sa mère, bien avant qu’elle ne devînt la Reine d’Angleterre. Elle n’était qu’une petite princesse dans une petite cour du nord de l’Allemagne. La plus charmante princesse de douze ans qu’on pût imaginer. J’étais moi-même envoyé par le Secret du feu roi Louis XV, non comme espion, comme on l’a insinué par vilenie, mais comme diplomate… Et pour couper court à la stupide rumeur, je me présentais alors comme une femme, sur ordre du roi lui-même. Il s’agissait de gagner la tsarine à nos intérêts, en la détournant du parti anglais. Ceux qu’on avait envoyés avant moi avaient été emprisonnés sur ordre du ministre pro-anglais. L’idée était que celui-ci ne se méfierait pas d’une femme, et elle a connu le succès. J’ai pu approcher la tsarine et gagner son amitié. Je suis même devenue sa lectrice. Pas plus que la petite princesse de Mecklembourg, Elisabeth de Russie ne m’a jamais connue autrement qu’en femme.

Je peux maintenant parler de ces choses, elles sont loin dans le passé. Plus rien ne subsiste de l’alliance à laquelle j’ai œuvré auprès de la tsarine Elisabeth et que la nouvelle tsarine Catherine a voulu ignorer. Il faut dire que les femmes ne sont pas de son goût et qu’on trouve de tout parmi les princesses allemandes.

STG
Il y a décidément beaucoup de princesses allemandes dans votre histoire… comme dans celle des monarchies européennes !
EON
Comme de toutes choses, quand le choix est grand, le pire côtoie le meilleur.

STG
Il serait vain de s’en plaindre. Laissons s’exercer la volonté divine, elle y voit sans doute plus clair que nous. Nous ne sommes que ses modestes instruments. Au mieux.
EON

Pas si modestes. Vous-même approchez de bien près le sommet du pouvoir en France.
STG
Pour l’amuser. Pour l’amuser seulement.

EON
On vous dit à la fois proche de la Reine et du duc d’Orléans. Vous touchez aux deux partis de la Cour… et du royaume.

STG
Je n’ai d’autre parti que la musique. Mais laissons cela, je vous en prie. La Providence n’a plus grand-chose à faire dans ces débats. L’orgueil des hommes lui déplait.

EON
Je vous l’accorde. Quoi que, sans vouloir blasphémer, elle n’est pas toujours des mieux inspirée…
STG
Elle le fut pour cette enfant qui devint reine par l’effet de sa grâce…
EON
J’ai eu beaucoup de tendresse pour cette enfant, et elle a bien voulu ne pas oublier l’amitié qu’elle eut pour moi. Mais vous concevrez que son accession au trône a ramené toute relation entre nous à de très strictes limites.
STG

Trop strictes ? Nul n’ignore la maladie de son époux…
EON
Elle ne m’a connue que femme. Quant au roi, s’il est fou((l)), cela ne le rend pas impuissant. Mais laissons cela…
STG

Vous avez en tout cas un lien très fort avec ce pays.
EON
C’est que le mien ne m’a pas laissé le choix. Je n’ai jamais été en Angleterre qu’obligée par ordre royal. La France est toujours au cœur de mes pensées comme de mes actions. J’ai toujours servi mon pays et mon roi, et je ne désespère pas que l’un comme l’autre s’en souviennent. De là à  ce qu’ils m’en soient reconnaissants…
STG
Je comprends d’autant moins que vous en soyez chassée.
EON
L’histoire serait longue à conter… Sachez que j’ai eu le malheur de dénoncer l’incurie d’un ambassadeur, laquelle était pourtant connue de tous, y compris du ministre et du roi lui-même. Mais la supériorité de sa naissance sur la mienne a suffi au gouvernement pour préférer l’erreur à la vérité.

STG
Vous savez comme moi qu’il y a quelque chose d’irrémédiable dans l’ordre injuste qui règne sur la France. Pour moi, je redoute la façon dont notre pays pourra y survivre. Autant que je la crains. Rien de plus injuste que la haine suscitée par l’injustice…

EON
C’est que vous comme moi avons des raisons particulières et personnelles de souhaiter la fin  de ce régime, et que nous en voyons la nécessité mieux que quiconque.
STG
Je ne pense pas non plus que le peuple l’ignore.
EON
La caste des puissants ne saurait voir ce qui éclate aux yeux de tous les autres. Elle croit toujours que le peuple est intéressé à respecter le jeu puéril et féroce de préséances qu’elle est la seule à comprendre. Pour ma part, j’ai toujours été empêché, non par les plus graves questions qui se posent à notre politique, mais par les plus futiles privilèges d’une infime minorité.
STG
Vous avez cependant servi bien longtemps, et semble-t-il, avec un succès qui devrait vous valoir la reconnaissance du gouvernement.
EON
Un nouveau roi aime à défaire ce que l’ancien a bâti. L’amour-propre du souverain l’emporte toujours sur la prudence et même sur la raison. Surtout un si jeune monarque qu’on a négligé d’instruire et qui est entouré de médisants. J’ai été ambassadeur, on m’a dit espion, j’ai été ministre, on m’a dépeint en scélérat…
STG

Sur ce dernier point, je me garderai de faire un mot. Je n’ai cependant guère à me louer d’aucun ministre.
EON
Je vous entends. Il y a beaucoup de canailles dans les ministères, chamarrées de la gloire d’ancêtre qu’ils n’ont jamais su prolonger. Ma naissance m’interdisait de briguer des fonctions que mon seul mérite m’a valu d’occuper un temps. Mais très vite, quelque grand nom s’employait à m’en déposséder. D’ailleurs, j’ai toujours préféré l’action à l’intrigue.

STG

Si j’en juge par votre escrime, vous n’avez cependant pas perdu une main ferme  et une pensée agile !

EON ( montrant la décoration qu’il arbore sur sa poitrine )

J’ai toujours tenu à honneur de justifier l’ordre de Saint Louis, reçu ici même à Londres des mains du duc de Nivernais.

STG
Je ne doute pas que vous le méritiez. Quelque exploit guerrier ?

EON

A dire le vrai, je le dois surtout à l’ivresse d’un ministre anglais, à qui j’ai pu subtiliser certains documents… Ils ont permis à sa Majesté de négocier plus favorablement un traité qui sauvait ce qui nous reste de colonies aux Amériques.

STG
Voilà qui vaut bien des batailles gagnées… et même des duels.
EON
Le vin qui a étourdi le brave mister Wood venait de mes vignes de Tonnerre.

STG

Le succès couronne donc bien vos seuls mérites ! Que diriez-vous de sacrifier de nouveau au vin de Bourgogne pour poursuivre dignement cette conversation ?

EON

Vous avez raison. Il est d’autant plus nécessaire de nous réconcilier que nous n’avons jamais été fâchés.

STG
Nous n’aurions jamais donné ce plaisir à nos hôtes anglais, qui croient notre pays peuplé de sauvages échevelés… bien que, comme eux, nous portions perruque, et à mon avis perruque de meilleur aloi.

EON ( méditatif )

Vous et moi, ne sommes-nous pas quelque peu sauvages - sans que cela tienne en rien à notre appareil capillaire, mais surtout à notre étrangeté ?

STG
Sans doute, comme le pense monsieur Rousseau, de bons sauvages. En tout cas, on m’a souvent considéré comme tel. Si souvent que j’ai fini par m’en faire gloire.

EON
Personne n’est moins sauvage que vous. Ni plus raffiné. Vous excellez dans tous les arts…

STG
Cela serait-il moins admirable, à votre avis, si j’étais le plus blanc de peau qui se puisse trouver ?
EON
Ce n’est pas ce que je veux dire… mais vous pouvez l’entendre ainsi… si cela vous agrée. Après tout, j’ignore ce qui vous plait et ce qui vous déplait… comme vous ne savez rien de ce qui me touche concernant ma nature.
STG
A mon tour de m’excuser de ma vivacité… une sorte de réflexe que je m’évertue pourtant à chasser… mais il se trouve toujours quelqu’un pour me rappeler ce que j’oublie quand je suis en présence de gens dignes d’estime. Vous m’accorderez cependant que je ne vous ai pas questionné sur ce sujet.

EON
Vous seriez peut-être surpris de ma réponse.

STG
J’ai pour habitude de prendre les gens comme ils sont, et c’est le plus souvent ce qui leur convient le mieux… sauf à la Cour, bien entendu, où chacun s’évertue à n’être que ce qu’il n’est pas.

EON

Merci de votre politesse. Je salue votre malice. Mais je présume que, comme moi, votre personne ne répond pas à une seule ((question/interrogation))

STG
Je déplore souvent qu’il y ait trop de monde pour répondre à ma place.
EON
Se tairaient-ils s’ils savaient ?
STG
Les gens qui posent de mauvaises questions ne se taisent jamais.
EON

Mais ils chuchotent dans notre dos… et parfois même, ils se prévalent pour nous abaisser de vertus que seuls ont eues leurs ancêtres. J’ai encore le souvenir du jour où j’ai rencontré leurs Majestés. La Reine était très animée : elle voulait absolument me composer une garde-robe. Elle a fait appeler mademoiselle Bertin pour s’enquérir de mes mesures et me proposer des modèles de robes. On eût dit une enfant qui joue à habiller sa poupée.
STG
Au moins, ne doutait-elle pas de votre sexe.

EON
Les poupées n’ont de sexe que celui que veut bien leur donner celle qui en joue. Disons qu’elle entendait décider celui qui conviendrait le mieux à mon état… ou plutôt, à la politique du royaume, puisqu’il semble que celle-ci dépendait de celui-là.

STG
Vous m’intriguez. Je n’ignore pas que vous avez participé de fort près à de très hautes affaires, mais pas au point de mettre en péril le royaume et son monarque !

EON
Sans vous révéler des secrets d’état dont beaucoup sont d’ailleurs aujourd’hui périmés et caducs, il fut un temps où les alliances se faisaient et se défaisaient selon le caprice des souverains autant que pour l’intérêt bien compris de leurs peuples. Sachez seulement qu’il s’agissait bien alors de la guerre et du partage du monde.

STG
Il est assez… disons, intéressant… d’imaginer que le partage du monde a dépendu d’une personne qui a partagé deux sexes !

EON
Disons, qui était partagée entre les deux sexes.
STG
Et qui l’est toujours ?

EON
Souffrez que je taise cela, qui est mon secret et rien que mon secret… Quoi qu’il en soit, j’ai commis alors une sottise. Mais c’est pour n’avoir pas su bien réagir à un malheur… sans quoi je ne serais pas ici, peu ou prou exilé…
STG
Exilé dans un sexe ?
EON
Exilé dans les deux, et non pas de ma faute, car l’un comme l’autre, je les ai mis entièrement au service de mon pays.

STG
Faites-moi donc partager vos malheurs, cela me consolera des miens ! ( le prenant à part ) Je vois que l’assistance s’est dispersée. Nous avons tout le temps de nous intéresser à nous, après leur avoir laissé celui de s’intéresser à nous… Contez-moi donc tout cela. Nous sommes chez l’ennemi héréditaire, c’est-à-dire pour des gens comme nous, en terrain neutre.

EON
Quel que soit mon attachement à mon pays, celui-ci dût-il n’en rien vouloir, je dois reconnaître que l’Angleterre me plait tout à fait. On y a ce qui manque le plus à notre Cour de Versailles, la liberté de penser, la fantaisie… Et mieux encore, le respect de la fantaisie d’autrui. Pour tout dire, je me sens ici en sécurité, bien que j’aie été plusieurs fois attaqué dans ma personne comme dans mes biens. Attaqué par des sbires à la solde de Français que je dédaignerai de nommer. On a tout de même tenté de m’empoisonner, et ensuite de m’assommer.
STG
Je vous comprends. Moi-même, j’ai dû affronter des assassins. Et c’était à Paris. Et tout porte à croire, sur ordre venu du plus haut du pouvoir.

EON
Contez-moi cela. Je devine que vos assassins ont été bien reçus. Puisque j’ai le plaisir de vous voir ce soir en parfait état.
STG
Bah, une petite affaire, dix contre deux. Quand un ami qui passait par là est venu nous prêter main forte, la lutte est devenue inégale… Mais dites-moi, vous-même…

EON

Je me suis trouvé, comme le bouc de la fable, au fond du puits. On a versé de l’opium dans mon verre, puis on a mis un poignard dans la main d’un assassin - heureusement, les assassins sont souvent lâches et maladroits... On a aussi soudoyé des scribouillards pour éditer des libelles honteux, souillés d’injures. On m’a traîné devant la justice de ce pays étranger, n’osant le faire devant la nôtre, et celle-ci étant dans le cas de m’acquitter, on m’a empêché de me défendre. Et tout cela, au nom de mon propre pays et de mon propre Roi. Alors qu’en réalité, tout était tramé par un noble aussi jaloux qu’incapable. Il ne devait qu’à son nom et aux relations de sa famille, pas même à ses propres mérites, une charge d’ambassadeur qu’il s’employait à déshonorer, le seul talent qu’on lui eût connu. Cet être méprisable est désormais sorti de mon existence à laquelle il eût tant voulu mettre fin. Il a rejoint à la Cour ceux de son espèce, parmi lesquels il peut continuer à ne rien faire de notable.
Mais vous-même… il y eut quand même un duel ?
STG
Je ne sais de quelle raison d’Etat je faillis être la victime, car je devine qu’il y en eut plusieurs. Un soir d’avril, rentrant de spectacle en compagnie d’un ami, nous fumes environnés de malfrats armés de gourdins. A deux contre dix, heureusement rejoints par un ami qui passait par là, nous les mettons à mal sans trop de difficulté. Un exempt de la maréchaussée vint à passer fort à propos, par hasard à ce que je crus. Je m’en remis à lui et j’eus tort : il se fit l’allié de nos agresseurs et me conduisit au Chatelet devant un commissaire que je trouvais fort embarrassé… trop même pour que tout cela fût parfaitement honnête, si un forfait peut être honnête.
La qualité, si je peux oser le mot, de mes agresseurs, gens de basse police, voire de plus haute, désignaient des ordres venus du pouvoir. Sans la garantie de mes deux amis, heureusement gens de haute noblesse, on m’eût jeté dans une geôle, on m’eut sans doute éliminé. Pensez-vous qu’au sommet de l’état, on se fût entremis pour sauver un Nègre ?

EON
Et quel était le mobile de cet attentat ?

STG
Non que j’aie quelque illusion sur l’importance de ma personne, il s’agissait sans doute de porter un coup au duc d’Orléans. Ce prince, que j’ai l’honneur de servir, et pas uniquement comme artiste, quand il s’est plaint auprès du lieutenant de police Lenoir, celui-ci lui fit entendre de ne point se mêler de l’affaire. Lenoir n’étant qu’un serviteur, le plus haut dans son grade mais serviteur d’autant plus, son assurance prouve que tout venait de très haut, tout près du trône.
Le duc passait déjà à l’époque pour le principal adversaire de la Couronne… une tradition dans sa famille. Comme vous le savez, il l’est encore. J’étais pourtant alors le maître de musique préféré de la Reine, qui me faisait l’honneur de me faire conduire dans son propre carrosse. Il y avait donc bien des jalousies, mais les jaloux se déclarent-ils ?

EON

Certainement pas devant la meilleure lame d’Europe !

STG
Oui, certains n’appréciaient pas l’amitié dont m’honorait la souveraine, amitié qui ne s’est jamais trahie… ou presque. Mais je n’ose croire que le roi lui-même en ait pris ombrage… Vous comme moi savons que nous devons limiter nos prétentions à figurer aux côtés des Grands. Non seulement ne pas viser plus haut que notre rang, mais ne pas même être soupçonné de pouvoir le faire !

EON
Quoique différentes, nos deux affaires disent une même chose : nous sommes, vous comme moi, irréductibles à l’ordre établi. Quels que soient nos soins et nos efforts pour le servir, quoi que nous lui sacrifiions nos talents et nos âmes, quels que soient même les services que nous avons rendus et rendons encore à notre pays et à ses rois, on s’en prend à nous, on tente de nous éliminer. C’est notre être lui-même qui dérange.
STG
On n’a jamais cessé de me le faire sentir. Sans doute la couleur de ma peau me désigne-t-elle plus facilement à la détestation de… de certains. Je me demande même si elle ne les sert pas plus qu’elle ne les chagrine : mépriser les dispense de se comparer… et sans vanité de ma part. Savez-vous qu’on songeait à me confier la direction de l’Académie royale de musique, quand un parti des plus glorieuses artistes supplia sa Majesté de leur épargner la honte d’être aux ordres d’un mulâtre ? Pourtant, je les eusse pu motiver à progresser, car elles n’ont que trop tendance à paresser dans une gloire désormais un peu passée… et dans la technique qui va - qui allait - avec. Mais bon, j’ai renoncé à l’Opéra… Il est vrai que je n’y ai pas connu le même succès qu’avec les instruments et les orchestres…
Sauf qu’à la différence de ces dames, je travaille toujours à m’améliorer. Je prépare même en ce moment un nouvel opéra dont le titre, j’en suis sûr, vous amusera.
EON
Instruisez-moi. Je ne suis que trop peu familier de l’art où vous excellez.
STG
Il s’intitule «  La  fille garçon ». Je vous jure que je ne pensais pas à vous, et d’ailleurs le livret  est de monsieur Eve Demaillot, un comédien on ne plus viril… et blanc.

EON
Je suis curieux d’en connaître l’intrigue… je sais déjà que la musique en sera brillante, mais je ne connais pas Demaillot…

STG

Il s’agit d’une comédie… au sujet austère. Une mère qui veut épargner à son fils d’aller à la guerre et le déguise en fille… Vous imaginez la suite…
EON
Achille chez les  filles de Lycomède !

STG

Plus modestement, une comédie dans le goût du moment et qui n’a rien de mythologique. Il est vrai que votre personne est très au-dessus des fictions de l’esprit et même des légendes de l’antiquité. Quel auteur eût été capable de concevoir ce que vous avez été le seul à accomplir ?

EON
Je devine que vous regretterez de n’avoir pas eu l’occasion de mettre ma vie en musique !

STG
Mon savoir-faire est trop ordonné et trop classique pour exprimer une si brillante fantaisie !

EON
Il est vrai que la fantaisie règne sur ma vie, comme sans doute dans mon esprit. Mais les circonstances et surtout la méchanceté des hommes l’ont souvent empêchée… quand elles ne la forçaient pas à passer par des chemins qu’on ne souhaite pas forcément connaître. J’ai dû beaucoup m’engager et me compromettre pour ne pas être qu’un être original qu’on exploite sans l’aimer.

STG
Ces chemins vous menaient aux palais plutôt qu’aux chaumières. Et dans la familiarité des souverains plutôt que celle des manants et des ruffians - malgré cet épisode que vous venez de me conter.

EON

J’ai couru l’Europe à la suite de cet être qui est moi et que je ne comprends pas toujours… sans jamais le rattraper tout à fait.
STG
J’apprécie de vous rencontrer enfin. On parle beaucoup de vous à la Cour comme à la ville, et croyez-m’en, pas seulement en termes déplaisants.
EON
Je m’efforce toujours de plaire, c’est ce qui ne plait pas à beaucoup.

STG

Ma curiosité n’avait rien de malsain, soyez-en sûr. Tant de gens me considèrent comme une bête curieuse. Je suis très attiré par ceux qui sortent de l’ordinaire, du banal… je me sens en familiarité avec eux. Avec elles…
EON
J’espère n’avoir pas déçu votre curiosité.

STG
L’intérêt qu’on trouve à votre personne est bien supérieur à la curiosité qu’elle inspire. Et puis, ne sommes-nous pas frères ?
EON
Il est vrai, frères en maçonnerie.
STG

Je me flatte d’avoir été le premier initié à la peau… hâlée !

EON
Mon âge fait que j’ai été la première femme à avoir reçu l’initiation, et savez-vous, aux sources de la maçonnerie, ici même, à Londres. La chose est plaisante, car le fondateur de la loge, qui se disait parfois moine et ne l’était point, a fait lui-même carrière dans le Secret de sa Majesté. Je dois à la vérité, et même à la modestie, de reconnaître que dans ce dernier rôle, il fut loin de m’égaler.

STG

Vous avez été la première initiée ?

EON

Je m’en flatte… même si cela fit débat parmi les frères, et si à l’extérieur de mauvais esprits s’en servirent pour dénigrer notre ordre. Mais la maçonnerie n’a-t-elle pas une vocation universelle ?

Plus sages sont mes compatriotes de ma Bourgogne natale, qui m’appellent «  Mademoiselle et cher Frère ».
STG
Ils ont plus de finesse que tant de ceux qui se disent subtils et se croient avisés. Preuve que notre ordre éveille les esprits autant que les consciences. En effet, les femmes sont des hommes comme les autres…

EON

L’un ne saurait aller sans l’autre. On comprend que la maçonnerie ait à se protéger de l’ordre ancien, dont elle se distingue par la raison.
STG
Son secret me touche moins que la justesse des principes et la noblesse des procédés.

EON
Certes, nous inspirons l’univers… encore manque-t-il que ces principes s’imposent à toute l’humanité.
STG
Dont les femmes sont une part aussi essentielle que mon sexe ! ((….))

EON

Des dames de la plus haute noblesse y travaillent au sein même du royaume de France. La sœur du duc d’Orléans, qui je crois est votre obligé…
STG
Certains préfèrent dire mon maître.
EON
Mais comme moi, vous n’avez point de maître

STG
Le Duc m’honore de son amitié.

EON
Homme de pouvoir comme vous êtes un homme de talent. Et qui surpassez le pouvoir en talent… en talents si divers qu’on les trouve rarement sous une couronne, fût-elle ducale…

STG
Il m’honore de son amitié, en effet… mais sans plus… Elle ne va pas jusqu’à me considérer comme son égal… Tout au plus, je lui sers parfois les uns disent d’ambassadeur, les autres de coursier.

EON
Je comprends ce que vous voulez dire. Nous demeurons, vous et moi, à la lisière de tous les ordres.
STG
Et de tous les genres.
EON
Mon père voulait que je fusse un garçon. Il s’est moins soucié que je sois un homme. Je ne cache pas que j’ai profité de son indifférence. Ou de son inattention. J’ai passé de l’état de fille à celui de garçon, et de l’état d’homme à celui de femme.

STG
Vous êtes bien née fille…
EON
Vous comprendrez que je n’aie aucun souvenir de ma naissance et de l’état dans lequel j’ai paru dans le monde ! En fait, personne n’en a rien su, car on m’a dit que j’étais né coiffé.
STG
Vous m’intriguez beaucoup. Mais c’est tout votre mystère et ce mystère fait votre charme… Mademoiselle.

EON

Croyez-moi, j’en ai été plus souvent punie que récompensée. Tout le monde n’a pas votre clairvoyance… votre courtoisie.
STG ( riant )
Il  faut bien que je sois clairvoyant, dans un monde qui ne me voit que sombre… quand il daigne me voir !

EON
Prenez mon bras, je vous emmène chez moi. Brewer Street n’est pas loin d’ici. Et en votre compagnie, une mauvaise rencontre n’est pas à redouter.
STG
A nous deux, nous sommes bien de taille à décourager quiconque voudrait nous faire un mauvais parti !

EON
Nous avons bien fait de garder nos épées.
STG
Ne sommes-nous pas, malgré que certains en aient, de cette noblesse qui s’honore de porter l’épée ?
EON

La noblesse n’a d’autre couleur que celle du sang, monsieur le mulâtre, et celle-là, nous le partageons !

Une épée est un instrument moins mélodieux qu’un violon, mais quelquefois plus utile.

STG
Vous ne pensez pas si bien dire ! J’ai créé pour ma loge, l’Olympique de la Parfaite Estime, un orchestre, le plus grand de Paris, soixante musiciens et dix chanteurs ; Il n’est composé que de nos frères maçons. Je tiens à ce que lors des concerts publics, tous les musiciens paraissent en habit brodé, avec manchettes de dentelle, chapeau à plumes et l’épée au côté.

EON

Il  faut plus que beaucoup d’art pour jouer dans un tel appareil : une noble éducation !

STG
Il compte cependant dans ses rangs aussi bien des amateurs de la plus haute noblesse que des roturiers, professionnels confirmés.
EON
Un avant-goût de la société de demain, que la maçonnerie s’emploie à faire advenir…
STG
Un orchestre n’est-il pas le meilleur exemple d’une société idéale ? Chacun y est responsable de l’harmonie de tous.
EON
Et l’harmonie de tous du bonheur de chacun.

STG
Tel est le projet de notre ordre.
EON
Ce pourquoi il ne saurait exclure les femmes, qui souvent sont les plus aptes à générer l’harmonie.

STG
Que le Grand Architecte vous entende !

EON
J’ai cru comprendre que certaines vous ont plutôt fait entendre bien des dissonances.
STG

Comme vous dites. Concédons à ces mégères qu’elles n’appartenaient pas à notre ordre.

EON
Je suis étonné et même déçu que vous n’ayez pas su les charmer,  elles aussi...
STG
Le charme ne peut rien contre la vanité, pas plus que la raison, ni même la nature… Laissons là ces créatures d’un autre temps.
EON
En effet, nous prêchons des temps nouveaux, où les différences de rang…

STG
… et de race…
EON

Oserai-je ajouter, de sexe ?

STG

Vous êtes l’exemple même que cela va de soi : l’égalité de tous et toutes. Au nom de la raison tout autant que de la justice.
EON
Quand je considère toutes les sottises qu’on a dites sur moi, je me sens en effet le plus sain d’esprit de mon temps. Savez-vous que Monsieur de Beaumarchais allait conter partout que j’étais folle de lui et que je rêvais de l’épouser ?

STG
L’eussiez-vous fait ?
EON
Savez-vous que vous êtes le premier à me poser la question ?
STG
Soyez le premier à me répondre !

EON
Je n’ai pas épousé de femme quand j’étais homme, ce n’est pas pour épouser un homme quand je suis femme !

STG

Beaumarchais est un plaisant coquin, n’est-ce pas ? On le dit, bien qu’il ne manque pas de talents divers, lui aussi…

EON
Il ne m’a pas trompé sur son cœur, car je soupçonne qu’il n’en a point, ou du moins que cet organe est enfoui sous un monceau d’écus et de vanité. Il m’a volé, ou plutôt il a aidé le gouvernement à me priver de ce que me devait le royaume. Mais laissons-là, on pardonne une galanterie, même un libertinage, pas un vol.
STG
La tromperie ne va-t-elle pas de pair avec toute promesse de mariage ?
EON
En avez-vous été la victime ? Ou l’artisan ?

STG
S’il est un avantage de ma couleur, c’est de me mettre à l’abri de toute sollicitation de ce côté.
EON
Ni vous ni moi ne sommes faits pour le mariage, et c’est sans doute une grande consolation.
STG
Ma foi, trop de grandes dames se sont employées à me démontrer que je n’étais pas fait pour les joies domestiques.
EON
Il se dit pourtant que…
STG
On vous aura menti, car un homme d’honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes. Et plus la fortune est élevée, plus elle doit s’obliger à la discrétion.

EON
Ce qui n’empêche pas la médisance. La jalousie n’a pas dû vous épargner. N’êtes-vous pas un des plus beaux hommes de la Cour ?
STG
Je suis surtout le plus noir !

EON
Vous êtes bien plus que cela…
STG
En effet, comme vous, je suis double. Je suis noir et je suis blanc, je suis fils d’esclave et fils de maître. Ce sont choses qui pour un courtisan ne peuvent aller ensemble, car tout à la Cour est fausse blancheur et servitude. On se poudre le visage et même la perruque, pour mieux ramper au pied du souverain…
EON
On loue beaucoup la blancheur de sa Majesté la Reine…
STG
C’est sans doute par attrait pour les contrastes qu’elle aime à m’appeler auprès d’elle.
EON
N’est-ce pas plutôt par amour de l’art ?

STG
En effet, elle aime à écouter mes leçons. Je lui offre mon savoir au clavecin, qui est pourtant loin d’être digne de sa patience.
EON
Ne soyez pas si modeste. Et ne soyez pas courtisan, comme vous l’avez dit, cela vous sied mal au teint. Ici, personne ne croit ce qu’à la Cour de France on prend pour vérité. L’art de feindre ne saurait figurer au nombre de vos talents.

STG

Je ne feins pas avec la Reine. A vrai dire, je n’ai même pas à le faire, car son talent au clavier est des plus gracieux, même s’il n’est pas des plus habiles.
Et je ne suis pas modeste. Quel intérêt, tout noir que je suis, aurais-je à me noircir davantage ?

EON
Vous vous moquez, et vous avez raison.
STG
Oui, je suis noir comme ma mère et blanc comme mon père, et je défie quiconque de m’ôter une de ces deux qualités, également dignes et respectables.
EON
Ce n’est pas moi qui vous disputerai là-dessus. Beaucoup de gens me reprochent d’être ce que je suis, ou de ne l’être pas… Et ce sont parfois les mêmes. Suis-je femme, ne le suis-je pas ? Suis-je homme ? Que vous semble, Monsieur ?

STG
Ma foi, ce que vous voudrez. Pourquoi se priver d’être et l’un et l’autre ?
EON
Vous m’avez compris. J’ai résolu depuis longtemps de me cacher au milieu du monde. Du meilleur monde. Ceux qui ont de l’affection pour moi ne s’y trompent pas. Quant aux autres… demandez à Monsieur de Beaumarchais ! Vous devez me comprendre, vous qui êtes l’ornement de la Cour et qui cependant, sans s’arrêter à cette vaine gloire, continuez à courir le monde et à l’étonner.
STG
En vérité je ne me sens ni noir ni blanc, ni même mulâtre. Je me sens un homme. Mais je dois souvent en persuader les autres, les Blancs que je ne suis pas noir, les Noirs que je ne suis pas blanc… et les mulâtres, que nous avons place autant que n’importe qui dans l’espèce humaine, et auprès du Créateur qui a voulu ce que nous sommes.
EON
J’ai le privilège, certes douloureux, d’être plus âgé que vous et d’avoir connu d’autres temps. Oh, notez bien qu’ils n’étaient pas plus cléments envers tout ce qui dérangeait leurs préjugés. Le feu roi était beaucoup plus pervers que le nouveau, et ses caprices étaient d’un tout autre genre, qui sentaient par trop le soufre. Bien qu’ils diffèrent en toutes choses, le deux se sont défiés de moi comme si je fusse une extravagance… moi qui n’ai songé qu’à les servir avec la même loyauté.
STG
Je n’en dirai pas tant, mais la seule fois où le présent roi avait à décider en ma faveur, et bien qu’il s’y fût d’abord résolu, il a préféré complaire à une coterie de vieilles actrices pour qui, disaient-elles, « leur honneur et la délicatesse de leur conscience ne leur permettraient jamais d’être soumises à l’ordre d’un mulâtre… »

EON
Leur honneur ne leur a jamais interdit de se soumettre aux ordres de quelques vieux boucs qui ont les moyens de faire chatouiller leur lubricité par ces dames de l’Opéra.
STG
Et leur délicatesse a toujours été plus sensible à la couleur ((des autres)) qu’à celle de leur propre vertu.

EON

Louis XVI est quelqu’un sur qui nul ne peut compter. Il est faible et changeant où il devrait affirmer la majesté royale, entêté et exagéré quand il faudrait se montrer libéral. Il ne sait pas être roi. Sait-il seulement être un mari pour sa femme ?

STG

N’allons pas au blasphème, sa Majesté est sacrée… Mais la médiocrité de la Cour fait qu’il lui est plus difficile d’être femme que d’être reine. Quant à Louis, il est encore jeune, le temps lui apportera ce qui lui manque.
EON

Est-on sûr que l’histoire lui en laissera le temps ? Un royaume sans tête ne saurait marcher bien longtemps.
STG
Ne dites-vous pas que le roi d’Angleterre est fol ? Fol comme un roi de Shakespeare ?
EON

Tout dans ce pays ne dépend pas du roi, comme chez nous. Le gouvernement se passe fort bien de lui. C’est une différence entre les Anglais et nous, ils sont accoutumés à la démesure et à la tragédie, elles ne les empêchent pas de vivre et d’aller leur chemin. Alors que chez nous, tout est comédie et chanson, et cela ne peut finir qu’en désastre.

Le futur roi d’Angleterre est charmant. Il a la sagesse de dépenser sa jeunesse dans les plaisirs, de sorte qu’arrivé au trône, il ne sera pas distrait par la nécessité de rattraper le temps perdu.
STG

En effet, le Prince de Galles est un parfait gentilhomme, le « premier gentleman d’Angleterre » dit-on à Londres. Et un plaisant compagnon : savez-vous qu’il m’a défié l’autre jour à ce jeu stupide qui consiste à sauter un fossé les pieds joints ?

EON
Et vous l’avez laissé triompher ?
STG
Ma foi non. Il a eu l’obligeance de me laisser gagner. C’était affaire de jarret et non affaire d’Etat. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut battre un prince…
EON
Sinon sur le champ de bataille. J’en ai vu quelques-uns, quand j’étais officier de notre armée, et ils n’étaient pas tous d’une extrême bravoure.
STG
Je m’efface devant votre gloire militaire, moi qui n’ai jamais été qu’un soldat d’apparat. Mousquetaire du roi, cependant, ce qui n’est pas  rien… et là encore, le premier à la peau sombre.
EON
Je ne doute pas que vous ayez rehaussé le prestige de cet uniforme.
STG
Vous êtes trop aimable. Mais il est vrai que certains de mes compagnons sont parfois un peu pâles. Leurs titres de noblesse sont ce qui brille le plus chez eux…
EON
Ma victoire de tout à l’heure n’en a que plus de prix. Même si je sais à quel point je la dois à votre générosité.
STG
Quelque chose me dit que votre victoire  était attendue, et d’autant plus appréciée. D’ailleurs, on m’a dit qu’on avait beaucoup moins parié sur moi !

EON
Je ne songe nullement à me vanter, mais je crois que nous avons été à la hauteur du public… princier. Mais c’est qu’on est habitué ici à me voir, sinon à me comprendre. Je fais partie de la vie londonienne, pour le meilleur et quelquefois pour le pire. L’Anglais apprécie également ce qu’il connaît déjà que ce qu’il découvre. Alors qu’en France, on n’aime ni à être surpris, ni à ne l’être pas.
STG
Disons qu’on désire passionnément d’être surpris, mais qu’on s’obstine à n’en avoir jamais l’air. Mais ne médisons pas de notre pays. Pour moi, j’ai eu tant de mal à m’en faire accepter que je lui passe volontiers ses petits ridicules.
EON
C’est parce que j’aime passionnément mon pays que je peux, que je dois m’autoriser à le critiquer. Je me demande seulement, parfois, pourquoi il ne me le rend pas. Sans vouloir faire de mon cas quelque signe divin, je crois qu’il y a en France une profonde maladie, et qu’elle finira par l’emporter. Du moins, à le porter à des excès où il se perdra.
STG
Il nous faut nous résigner à être ce que nous sommes, et cela ne saurait plaire à tout le monde.

EON

Il est vrai que parfois, j’ai le sentiment d’être la seule comme je suis. On me méprise, parfois on m’envie, mais personne ne voudrait se sentir mon semblable. Le ciel m’est pourtant témoin que je fais de mon mieux pour être agréable à tous, sans exception… Sans presque d’exception !

STG

Pour moi, je m’efforce de plaire, telle est ma nature. Mais j’y réussis mieux avec ma musique qu’avec ma figure.

EON

Beaucoup de belles dames ne semblent pas de cet avis… Mais voici que nous arrivons chez moi. Que diriez-vous de goûter mon vin de Tonnerre ? Je serais flatté que vous acceptiez cet hommage de mon pays natal…
STG
Avec grand plaisir. Certes, le vin de Champagne s’imposerait pour le vainqueur, mais le vin de Bourgogne est plus approprié à la rigueur de l’escrime.
EON
Vous savez bien que je ne suis vainqueur que parce que vous l’avez voulu.
STG
C’était souhaitable, en effet. Pour monter à l’Anglais, qu’en France, la courtoisie est toujours maîtresse des débats. Jusque sur le champ de bataille, comme paraît-il, monsieur le comte d’Anterroches l’a montré à Fontenoy. « Messieurs les Anglais, veuillez tirer les premiers »…

EON
Il a dit aussi : « impossible n’est pas français »…
STG
Je gage qu’on lui prendra la formule…

 

( ils entrent dans la maison ; un salon )

 

EON

Je propose que nous portions un toast… à la santé du roi d’Angleterre, qui nous fait la grâce de nous accepter sur son sol… et à qui toute sa santé sera bien nécessaire pour imposer l’objet de son amour. J’ai vu d’ailleurs que Madame Fitzherbert vous regardait avec beucoup d’intérêt.

STG
Buvons d’abord à notre santé, qui est pour tant de mauvais esprits un sujet de détestation.

EON
Veuillez prendre place. Ma femme de chambre est en congé, je vous servirai moi-même.
STG
Votre vin ne peut m’être servi par de meilleure main.

 

( elle le sert ; ils lèvent leur verre )

 

STG
Au roi d’Angleterre

EON
Et au roi de France, qui m’a déclaré la guerre…

Que diriez-vous d’une partie d’échecs ?

STG
Vous m’accorderiez une sorte de revanche… Quoi que je ne sois pas trop expert en ce jeu.
EON

J’en doute. Sans vous flatter, vous possédez toutes les perfections !
STG
Et les imperfections qui vont ensemble !

EON

Soyons grands seigneurs. Je miserai ces guinées d’or que je ne dois qu’à votre bienveillance. Mais souffrez que je conserve les pistolets que son Altesse m’a offerts. Ce sont des objets qui ne sont d’aucun bénéfice pour un musicien.

STG
Vous les avez mérités. C’est le prix du talent. Et de la bravoure. Et l’on dit que les femmes manquent de courage ! En outre, ils sont fort beau et leur éclat va bien avec votre teint.
EON
Pour les Anglais, rien n’existe qui ne s’estime en argent comptant… même la vertu.

STG
Il est vrai qu’on s’accorde plus aisément sur un prix que sur une vertu.
EON
C’est la différence entre eux et nous. La noblesse française met son honneur à faire des dettes, la leur à gagner de l’argent. Cela les protège d’une révolution, car leur aristocratie ne vit pas aux dépens du pays. Chez nous, un moment viendra où il faudra que le bilan soit dressé et que tous les comptes soient réglés.

STG
Je ne vous entends pas. Les Anglais n’ont-ils pas déjà décapité un roi ?
EON
Et c’est ainsi que la monarchie a apuré ses dettes. Elle a perdu dans l’affaire le pouvoir de ruiner le pays par ces folles dépenses où notre pays s’enfonce sans remède. Portons un toast au roi d’Angleterre… et à la reine de France, pour vous être agréable. ( levant son verre ) A la santé de leurs Majestés !

STG
Et à la nôtre. Votre vin est fort bon - et je me flatte de m’y connaître !

EON
C’est celui des vignes de ma famille. Un excellent vigneron s’en occupe. Sans me vanter, car je ne suis pour rien dans la qualité de la terre de Tonnerre, tous ceux qui l’ont goûté l’ont apprécié. J’ai même eu le projet d’en faire le négoce, mais le commerce des biens matériels n’est pas dans mes capacités.
STG
Vous seriez comme moi, inapte à vendre autre chose que nos modestes talents… Où en étions-nous, Mademoiselle ?
EON
Nous sommes à Londres. Une assez douce soirée d’avril, au milieu d’un peuple accueillant…
STG
Serions-nous plus mal à Paris ?

EON

Nous n’aurions peut-être pas eu le plaisir de nous rencontrer. Et certainement pas dans ces conditions !

STG
J’entends bien que vous n’êtes plus en Cour. Mais il n’y a pas que la Cour à Paris. D’ailleurs elle est à Versailles, on vit tout autrement à Paris.

EON
Je n’y ai plus ma place, hélas. J’ai ici de meilleures relations que dans mon propre pays.

STG
Je n’ai pas à me plaindre non plus. Mais je préfère tout de même Paris. La musique y est meilleure.

EON

Je me suis laissé dire que vous y êtes pour beaucoup.
STG
J’ai eu la grande satisfaction de pouvoir former un orchestre selon mon goût. Et qui plus est, composé comme je vous l’ai dit, uniquement de nos  frères.
EON
C’est grande merveille qu’ils se plient à jouer ensemble !

STG
Nous ne serions pas un modèle d’harmonie à soixante, quand nous aspirons à donner au monde l’harmonie universelle ?

EON

Nous sommes ce que la société a de plus étonnant, mais nous sommes aussi ce qu’elle doit devenir, dans l’égalité de tous… et de toutes. Le duc d’Orléans est-il le mieux placé pour nous y conduire ?

STG
Je devine vos réticences. Même si je ne les partage pas… entièrement. Chacun œuvre à sa place avec ses capacités et ses moyens. Et ceux du duc sont immenses. Il peut faire avancer notre cause plus vite que la plupart d’entre nous.

EON
C’est un grand homme, en tout cas l’un des plus grands du royaume, mais je doute que son ambition pour l’humanité aille au-delà de son désir de régner.

STG
Du moins peut-il faire changer ce que le roi et ceux qui l’entourent s’obstinent non seulement à conserver, mais à ne même pas voir.
EON
Je vous accorde que le pays serait mieux gouverné par ce prince que par un roi d’une insigne maladresse.
STG
Il a la prescience que les temps doivent changer, il a la volonté que ce soit dans le sens auquel nous aspirons, vous et moi. Et il a peut-être le pouvoir de faciliter la venue de temps nouveaux - du moins, nous sommes quelques-uns à le penser, et pas seulement parmi nos frères. C’est pourquoi je me suis mis à son service.
EON
Mais le Duc est de l’ancien monde… dans ce qu’il a de meilleur, certes, mais…
STG
Notre singularité est moins étrange que la sienne, si je vous entends…

EON

Un temps viendra où ce que nous sommes ne sera point l’exception, mais l’ordre même des choses.
STG
Disons, un heureux et fertile désordre.
EON
Au lieu qu’on nous voit comme des êtres divisés, nous serons l’achèvement des races et des sexes. Nous portons en nous les ferments d’une révolution. Notre être même est incompatible avec l’ordre qui nous juge. La vraie révolution ouvrirait au vieux monde la porte d’une humanité réconciliée avec et dans tous ses membres.
STG
Vous allez sans doute un peu loin, mais cela me plait. J’ai le sentiment de porter en moi une énergie que notre époque ne sait ou ne veut employer.
EON
Nous annonçons les temps nouveaux. Nous serons les maçons de la cité future.

STG
Mais pour l’instant, vous êtes à Londres, étranger au pays ((comme à l’ordre des sexes)). Et moi, à Paris, exilé parmi tous et étranger parmi mes propres amis. Au fait, rassurez-moi :

vivez-vous au moins comme il faut ?
EON

Sans chevaux, sans chien, sans perroquet et sans amant. Ma vie, je l’estime quatre sous, et ces quatre sous, je les donne aux pauvres…
STG
J’aurais scrupule à vous priver des guinées princières.
EON
Je prise plus haut le plaisir de jouer avec vous. Si je gagne, je ne le devrai qu’à mon mérite. Si je pers, je ne serai pas plus pauvre ! Jouons, voulez-vous.

 

( il dispose l’échiquier devant eux )

STG
L’honneur exige que je vous laisse les blancs.
EON

Mais la politesse que je prenne les noirs.
STG
Bah, prenons ce que nous sommes… personne ne le prendra en mauvaise part ! Et puis, l’avantage du blanc sur le noir n’est que d’un coup !

EON

Raison de plus pour que je vous le concède. Les noirs, j’y tiens !

STG
Pour vous plaire… Vous verrez qu’on n’est pas si mal avec les noirs.
EON

Je n’en ai jamais douté.

STG
Les blancs n‘ont qu’un mince avantage - telle est du moins l’opinion de mon ami Philidor…
EON
Savez-vous que ce maître parmi les maîtres se trouve souvent à Londres ?

STG
J’espère qu’il ne vous a pas fait partager son savoir, sinon ma partie est perdue. Pour moi, j’avoue que nos rares conversations portaient sur l’art musical, où effectivement j’ai pris quelques idées dans ses mélodies et dans ses  tournures. Plutôt que sur les échecs qui sont son royaume sans partage. Mais, à vous de jouer…

EON
Je crains tout de même que vous ne soyez aussi expert dans  ce noble art que dans tous les autres… A vous.
STG
N’avez-vous pas montré que vous pouviez l’emporter surs moi ?

EON
J’ai seulement montré qu’un homme pouvait accepter de se laisser battre par une femme. Quand même, tout bien considéré, cela ne vaut-il pas une révolution ?

STG
Rassurez-vous. Si cette révolution advenait, vous m’y trouveriez à vos côtés. A vous.
EON

Nous aurons l’occasion de tirer l’épée du même côté. S’il le faut.
STG

Pourquoi l’épée ? Je compte que la raison rendra inutile le recours aux armes.

EON

Parce que la raison n’a jamais triomphé d’un ordre injuste. Parce que nous sommes, vous et moi, gens de cape et d’épée, comme disent les Espagnols !

STG
Mon tempérament, il est vrai, me porte de préférence vers l’action. Il ne me protège pas toujours contre certains emportements. Mais si ma vie est souvent fort agitée, c’est pour la noble et belle cause de l’harmonie. A vous, Chevalière.

EON
J’aime à penser qu’un nouveau monde sera plus tolérant aux ((faiblesses)) de chacun, dût-il se montrer plus sévère sur le respect des principes.
STG
Cela ne vaudrait pas la peine de changer, si ce n’était pour un monde plus doux.

EON
Je me contenterai qu’il soit plus tolérant. A vous…
STG
Votre coup me pose un problème.
EON
C’est un peu mon privilège, de poser problème. Et aussi mon premier ((défaut)).

STG
Nous supprimerons les privilèges, qui ne donnent rien de bon… même au jeu d’échecs. Voyez, je me sors de votre embûche. A vous…
EON
Aux échecs aussi, vous excellez dans l’art de la parade…
STG
Pour mieux porter la riposte.
EON
Cela va de soi. A vous…
STG
Bien répliqué ! Il est peut-être temps de commencer à échanger des pièces, il faut éclaircir la situation…

EON
A votre aise. Je me méfie de votre cavalier, faisons l’échange.

STG

Je crains que vous n’outrepassiez les capacités de ma galanterie. Mon cheval est très bien où il est.
EON
Soit. Je me passerai de votre accord. Vous avez raison, point de galanterie sur le champ de bataille !

STG
Je l’entends bien ainsi : égalité de chances et de traitement quel que soit le sexe ou la couleur. C’est d’ailleurs la loi aux échecs. A vous…

EON

Voilà. Qui n’ose rien n’a rien. Ne dit-on pas que Charles le Téméraire, mon compatriote, était le plus fort joueur de son temps ? Les tours de la Bourgogne lui doivent beaucoup !

STG
Désolé pour la tour bourguignonne. Souffrez que je m’en empare.
EON
Croyez-vous que je l’offre sans arrière-pensée ?
STG

Je devine un piège. Mais les pièges sont faits pour être franchis, comme je l’ai appris hier du prince de Galles et de son fossé ! Comme vous dites, qui n’ose rien…

EON
Pour dire vrai, je ne suis pas sûre de mon embûche. Mais après tout, en tant qu’hôtesse, je vous dois bien quelque faveur. Après ma tour, reprendrez-vous de mon vin ?

STG
Avec grand plaisir. Ce nectar est digne de votre divine beauté…

EON
Vous me faites trop de grâce. Toute la beauté est dans l’art de mon vigneron ! Echec au roi !

STG
Il est velouté comme votre regard et ardent comme votre jeu. Paré. A vous de jouer.

EON

Ce coup aussi, je l’ai anticipé…

 

 

( peut-être, changement d’éclairage, voire de décor )

 

EON
Un jour, j’achèterai une pierre de la Bastille. Un jour, bientôt, les tours de la tyrannie tomberont, et avec elles l’ordre ancien qui n’a pas su me traiter à ma juste valeur. Qui à mon travail fidèle et constant, n’a su répondre que par l’ingratitude et le mépris.
J’offrirai cette pierre à Lord Stanhope, le plus illustre de mes frères anglais. Tous se  réjouiront que la Grande Révolution ouvre à la France les horizons que la Glorieuse Révolution de 1688 a offerts aux peuples britanniques. Je jurerai fidélité à la Constitution. J’abandonnerai la particule acquise par la vaillance de mes ancêtres pour devenir la citoyenne Geneviève Déon. Je me porterai  au secours de mon pays attaqué par tous les tyrans de l’Europe. J’offrirai de reprendre les armes et de sacrifier ma vie pour un royaume libre et apaisé. On méprisera mon bras. En récompense, on me privera des ressources que je recevais pour des dizaines d’années de services patriotiques. Plus tard, on me spoliera complètement de tout ce qui me restait de ma famille dans ma ville de Tonnerre. J’espérais donner ma vie à mon pays. La République se contentera de voler mes biens.

Mais cette république est-elle bien celle que j’attendais, dont avec mes frères maçons nous avons conçu les plans ?

Je mettrai beaucoup d’espoir dans l’union apaisée de toute la Nation, sous l’égide d’une monarchie bienveillante qui, comme l’anglaise saurait inspirer sa pensée, sa voix et son âme dans la juste représentation de ses peuples. Je croyais à la nécessaire réforme des abus extraordinaires qui asservissaient la France. J’attendais qu’elle vînt par la sagesse des plus justes. La folie l’emportera. Des fous s’empareront du pouvoir et pour sauver la maison, ils y mettront l’incendie.

Notre glorieuse révolution devait libérer vingt-quatre millions de citoyens. Elle remplira les prisons, laissant derrière elle une traînée sanglante. Elle a prétendu libérer l’humanité, elle n’aura même pas su libérer les femmes.
J’avais espéré rentrer parmi un peuple réconcilié. Je devrai faire de l’Angleterre ma dernière patrie. Certes, je ne renierai jamais celle de ma naissance. Je ferai taire les moqueurs qui me promettent la citoyenneté du Middlesex en les forçant à s’agenouiller devant ma robe. Défiant aux armes les plus hardis, ils se montreront les plus lâches. Mais je verrai avec douleur ma patrie, loin d’offrir l’égalité à tous les sexes, couper plus de têtes de femmes, royales ou roturières, venues des palais comme des chaumières, que n’en firent les plus sanguinaires tyrans. L’égalité, c’est devant la mort qu’elle la donnera à mes semblables.
Malade, ruinée, blessée gravement dans un duel que je donnais pour subvenir à ma pauvreté, je garderai l’estime de la société londonienne. Je n’en souffrirai que plus de la méconnaissance de mes compatriotes.
Je mourrai pauvre, mais riche de savoir et d’actions éclatantes.
Une vie sans queue ni tête. Mais non sans gloire.

A vous, Chevalier.

STG
Un jour, je créerai une troupe de soldats que je choisirai parmi les hommes à la peau noire et les mulâtres comme moi. Elle s’appellera la Légion franche des Américains du Midi. J’y consacrerai mes ressources et les restes de la fortune familiale. Celle que mon Père avait constituée aux dépens de ses esclaves, et celle que mon oncle avait arrachée aux dépens du royaume. Je les mènerai au combat contre les ennemis de la République. J’essaierai de sauver ce qui peut l’être dans la grande confusion des actes et des personnages. L’outrance des exagérés, la trahison du parti aristocrate.
Je serai un soldat citoyen et on m’appellera George.

Je mettrai beaucoup d’espoir dans la révolution, et j’aurai la récompense de voir la fin de l’esclavage dans les Îles où je suis né. Mais je verrai que cela ne suffit pas pour que l’esprit des maîtres soit purgé de l’idée de l’esclavage, et pour que tous les habitants de mon pays chassent le sentiment que la couleur de la peau les distingue les uns des autres. Je verrai la troupe que j’ai constituée démembrée, dénaturée, dispersée et finalement envoyée réprimer ses propres frères.

On récompensera mon engagement sincère en me privant de commandement et en me jetant en prison, sans autre raison que la confusion des esprits et le déchirement des partis. Un geôlier imbécile me refusera la consolation d’un violon, au prétexte qu’il s’agit d’un instrument contre-révolutionnaire. La république qui paraît-il n’a pas besoin de savant, quel besoin aurait-elle d’un artiste ?

Je verrai les anciens maîtres chassés et punis par de nouveaux maîtres, tout aussi cruels et impitoyables. Je verrai le peuple qui a exécuté un roi misérable devenir le despote de lui-même. Ce sera une époque sauvage, mais les  esprits égarés continueront à penser que la sauvagerie est l’apanage des gens de ma race. On vengera les siècles passés sur des prisonniers démunis, le plus souvent innocents de tout crime, sauf, comme moi, d’être ce qu’ils sont et de le porter sur leur visage.
J’aurais placé beaucoup d’espoir dans la Révolution mais je n’aurai de satisfaction que dans la musique.

Plus tard même, enfin libéré d’une odieuse accusation de trahison, je retournerai aux Amériques où la République aura aboli l’esclavage sans en supprimer les causes ni les moyens. J’aurai la tristesse de voir qu’à Saint Domingue, un mulâtre comme moi, Rigaud, prétendant ne régner qu’avec ses semblables, rétablira l’esclavage pour les Noirs et l’instaurera également pour les Blancs.
Pourtant, je ne renierai pas la justice, l’égalité, la République, toutes les choses auxquelles je crois et croirai à jamais. J’irai seulement chercher dans la musique la foi dans l’homme et dans ses œuvres qui ne m’a jamais trahie.

A vous de jouer, Mademoiselle.
EON
Je suis née coiffée, comme on dit, de sorte que ni mes parents, ni même le médecin, n’ont pu se prononcer sur ma nature. Je mourrai dans la même confusion des genres, vêtue en femme. Mrs Cole, veuve d’un amiral et comme moi dans le plus grand dénuement - nous serons même emprisonnées pour nos dettes, ou plus exactement pour notre misère - apprendra devant mon lit de mort que la femme avec qui elle vivait possédait tous les attributs d’un homme. Qui aura su mon mystère ? Qui l’aura compris ? Pas mon siècle, qui n’a jamais su me donner la place que méritaient mon cœur et mes talents. Peut-être celui avec qui je vis depuis si longtemps, mon frère, le capitaine de dragons ?

Mes dernières années, je me rapprocherai de ma religion. La seule qui reconnaisse que les anges sont indéterminés quant au sexe. J’aurai l’occasion de croiser, de loin, l’ancien Prince de Galles devenu George IV. Obèse, difforme, les plaisirs auront eu raison du plus beau gentleman d’Angleterre. Il ne me reconnaîtra pas, bien que j’aie changé moins que lui. Serai-je encore républicain ? La République n’a pas davantage voulu de moi que la monarchie.

Echec au roi. A vous de jouer, Monsieur le Chevalier.

STG

Qu’on ne donne pas une peau à mon ombre. L’histoire s’est par trop occupée à l’écorcher. Qu’on ne donne pas une couleur à mon histoire. Je laisse, ma foi, un souvenir assez présentable. Et surtout le reste, qui n’est que musique. Cela suffit.

Paré. A vous, Chevalière.
EON

Qu’on ne donne pas un sexe à mon ombre. Ni celui qu’a déterminé le chirurgien Copeland, qui a disséqué mon cadavre… Ni celui que m’a donné la Reine de France, par jeu. J’ai vécu ---. Je laisse la postérité

Finalement, je serai enterré au cimetière de Saint Pancras. Dans le Middlesex…

Echec au roi. Vous allez parer de même, et je n’aurai qu’à recommencer. Je propose donc la nullité de la partie par répétition de coups.
STG
Je vous l’accorde bien volontiers. A charge de revanche ? Mademoiselle.

 

 

 

 

 

N O I  R

 

 

 

« Madame, fille du roi, jouant avec une de ses bonnes, regarda à sa main, et après avoir compté ses doigts : « Comment ! dit l’enfant avec surprise, vous avez cinq doigts aussi, comme moi ? »

Et elle recompta pour s'en assurer.

 

 


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