-I- IDENTITÉS
Ema, dame âgée, dans sa maison de retraite. Elle se tire les cartes. Emy, la cinquantaine. Vient en visiteuse.
Ema - Un deux trois quatre cinq… Valet de cœur ! C’est bon ça… Un deux trois quatre cinq… As de trèfle… C’est très bon ça… Un deux trois quatre cinq… Valet de carreau ! Le messager heureux ! C’est très très très bon ça… Un deux trois quatre cinq… (Elle regarde la carte, qui ne lui plaît pas. Elle la dissimule dans le jeu, en se cachant, comme si elle avait peur d’être surprise, tire une autre carte qui ne lui plaît pas non plus. Tire une autre carte. S’énerve ! La jette par terre.) Ce n’est pas vrai !!! (Tire une autre carte qui lui convient.) Ah… Encore du cœur, c’est super bon ça… (On frappe à la porte.) Oh non…
Voix d’Emy - C’est moi !
Ema - Oh non…
Voix d’Emy - On peut entrer ?
Ema - Oh non…
Voix d’Emy - Ouh ouh ! C’est moi, c’est moi Emy, je peux entrer ?
Ema (désabusée) - Si vous voulez…
Emy (entre) - Bonjour Ema ! C’est moi ! Vous me reconnaissez ?
Ema (sèche, agacée) - Et vous ? Vous me reconnaissez ?
Elles s’embrassent.
Emy - Quelle drôle d’idée… Bien sûr que je vous reconnais puisque je viens vous voir. Je vous ai apporté un bouquet de fleurs champêtres.
Ema - Vous les avez cueillies sur le boulevard ?
Emy - Ah ! sacrée Ema ! Vous aimez toujours plaisanter !
Ema (sinistre) - Vous l’aviez remarqué ?
Emy - Je les ai achetées chez le fleuriste du boulevard. Je vais les mettre dans un vase. Un petit peu de soleil dans un vase… (Elle le fait.) Et à part ça, comment ça va ?
Ema - Pourquoi êtes-vous là ? Aujourd’hui ?
Emy - Voilà, c’est ça, je m’en doutais, vous ne me reconnaissez pas. Je suis Emy, la visiteuse qui vient tous les jeudis.
Ema - On n’est pas jeudi.
Emy - Justement si, on est jeudi…
Ema - On n’est pas jeudi, on est mardi.
Emy - Mais si voyons on… (Puis fuyant l’oiseuse discussion.) Oui, oui, bon, on est mardi, si vous voulez. Cette manie de dire non, vous ne l’abandonnerez jamais. Il faut faire avec.
Ema - On est mardi et j’ai tiré la dame de cœur, l’as de trèfle et le valet de carreau.
Emy - Le fleuriste est formidable. Il a l’accent italien. Il serait bel homme s’il n’avait pas un si gros ventre. J’avais une cousine, une cousine lointaine, qui disait : « Les hommes qui ont un gros ventre me donnent le mal de mer. Ils tanguent. » Qu’est-ce qu’elle était rigolote !
Ema (désabusée) - Mon Dieu…
Emy - Vous le connaissez ? Sa boutique n’est pas très grande, mais des fleurs, des fleurs, des fleurs, partout, et de partout. Des grosses, des petites, des énormes, des minuscules, de toutes les couleurs, exotiques, asiatiques, champêtres. Moi, j’aime mieux les champêtres. C’est plus frais.
Ema - Et moins coûteux…
Emy (un peu vexée) - Je les achète sur mon budget personnel. Ils n’ont pas encore prévu les fleurs. On a parlé. Il est très causant, comme tous les Italiens. (Elle pouffe.) Devinez de quoi on a parlé ? De fleurs !!! On a parlé de fleurs ! C’est amusant, non ? Chez un fleuriste ! (Elle rit. Ema reste de marbre.) Mais je vous ai interrompue. Que faisiez-vous ?
Ema - Je classais des photos. De vieilles photos.
Emy (jetant un coup d’œil aux cartes) - Ce sont des photos ça ?
Ema - Oui. Regardez… Elles me ressemblent. Malgré l’âge je me ressemble.
Emy (conciliante) - Bien sûr. Vous vous tiriez encore les cartes ? Comment va votre avenir ?
Ema - Ce sont des photos. On peut très bien se tirer les cartes avec des photos.
Emy - Évidemment.
Ema - La dame de cœur, l’amour ; l’as de trèfle, l’argent ; le valet de carreau, de bonnes nouvelles, et puis après, un voyage. Il faut que j’achète un billet de loterie.
Emy - Eh bien ma chère Ema, vous vous préparez de joyeux lendemains.
Ema - Les photos, les cartes, les tarots, l’avenir, le présent, le passé, c’est la même chose. On finit par tout mélanger.
Emy - Il y en a un qui est derrière, il y en a un qui est devant. Et un en plein dedans.
Ema - Et alors ? Où est le problème ? Vous voulez qu’on regarde mes autres photos ? On peut prédire l’avenir avec des photos.
Emy - Vous me les montrez à chaque fois, Ema, je les connais. Si vous voulez…
Ema - Elles sont dans le deuxième tiroir, là.
Emy va chercher et pose l’album sur la table.
Emy - Ça fait du bien de revoir son passé, n’est-ce pas ? De se revoir. Ça m’arrive à moi aussi, bien que je sois plus jeune que vous. « C’est moi ça ? » se dit-on… Eh ?… Cette petite fille boudeuse, c’est vous Ema ? Que vous êtes drôle… Regardez…
Ema - Cessez de m’appeler Ema, ça m’énerve.
Emy - Voilà autre chose ! Comment voulez-vous que je vous appelle ?
Ema - Par mon prénom.
Emy - Vous détestez qu’on vous appelle Emmanuelle. C’est vous qui exigez qu’on vous appelle Ema.
Emy - Je ne m’appelle pas Ema.
Ema - Ça y est. Ça recommence. Comment faut-il que je vous appelle ?
Ema - Appelez-moi Emy.
Emy - Pardon ?
Ema - Appelez-moi Emy. Pas Ema.
Emy - Emy, c’est le diminutif d’Émilienne. Ema, c’est le diminutif d’Emmanuelle. Votre prénom c’est Ema. Pas Emy.
Ema - Si, c’est Emy. Je connais bien mon prénom quand même !
Emy - Qu’est-ce que vous délirez ? Emy c’est moi. Ema c’est vous.
Ema - Non. Vous c’est Ema. Moi c’est Emy.
Emy - Ça s’aggrave. Vous perdez complètement la tête. Je suis Emy.
Ema - Non, c’est moi Emy.
Emy - Écoutez, ce coup-ci, je ne céderai pas. Je suis Emy. Vous êtes Ema. Point barre !
Ema - Emy moi, Ema vous. Vous êtes vraiment têtue.
Emy - Une lubie. Une nouvelle lubie. Mme Tiperton, hein, comment elle vous appelle Mme Tiperton ?
Ema - Mme Tiperton ne m’appelle pas, c’est moi qui l’appelle.
Emy - Vous voulez voir ma carte d’identité ?
Ema - Ah ! celle-là je l’attendais ! La dernière fois que vous êtes venue vous m’avez fauché ma carte d’identité. C’est facile.
Emy, furieuse, sort sa carte d’identité.
Ema - Et là ? Sur la carte d’identité, c’est la photo de qui ?
Ema - De moi.
Emy - Vous me tuez…
Ema - Si seulement…
Emy (plus grave) - Vous avez envie que je meure, Ema ? Vous avez envie que je meure ?
Ema - Ne m’appelez pas Ema. Je n’ai pas envie que vous mourriez. Je m’amuse trop avec vous. On ne...