Espèces disparues ?

Dans un futur proche, les émotions comme l’esprit critique ont été interdits : place au confort !
Un groupe d’humains visite en avant-première le Centre international des espèces disparues : du dodo de l’île Maurice au dauphin blanc, ils s’extasient devant ces reliques d’un monde oublié. Jusqu’à un curieux hominidé qui leur semble familier et ravive peu à peu souvenirs et émotions, provoquant des craintes de contamination au sein du groupe.
Stéphane Jaubertie livre une comédie grinçante qui pointe joyeusement les travers de notre société et les menaces qui pèsent sur nos démocraties. Grâce à un humour féroce et un vrai sens du rythme, ce texte offre à des interprètes multiples une matière à jouer jubilatoire, une plongée dans un univers théâtral qui interroge notre avenir.

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Dans le futur. Une salle de musée. La docteure, des visiteurs.

 Bonsoir.

 (tous) Bonsoir !

 Mesdames et messieurs, soyez les bienvenus au CIED, Centre international des espèces disparues. Je suis la docteure Carmaux-Diaz, conservatrice du patrimoine responsable de ce magnifique musée, et je vais avoir l’honneur de vous accompagner durant cette soirée exceptionnelle.

 (tous) Ah !

 Vous le savez, l’ouverture officielle du CIED aura lieu demain soir. Mais avant celle-ci, avant d’ouvrir nos portes et d’offrir au regard du grand public une collection à ce jour unique au monde, mes collaborateurs et moi-même étions tellement impatients que nous avons décidé il y a trois semaines de permettre dès ce soir à quelques privilégiés tirés au sort la découverte en exclusivité mondiale de cette collection. Vous êtes ces privilégiés. Vous pouvez vous applaudir. (Tous applaudissent.) Qui est cette enfant ?

 Ma fille. Je suis désolée, je n’avais personne pour la garder. On vit toutes les deux et…

 Quel âge as-tu, ma belle ?

 Dix ans.

 Bientôt onze. Ça pose un problème ?

 Aucun madame, rassurez-vous.

 Merci.

 Pouvez-vous me présenter votre bras afin que je scanne votre identité ?

 Vous inquiétez pas, on a déjà tous été scannés à l’entrée.

 Je sais.

 Ils ont même déconnecté nos puces de confort.

 Oui mais ils ont expliqué, c’est juste pour la visite.

 Tout à fait.

 Oui, mais bon…

 Ils nous ont dit que c’était sans risque. On peut quand même bien vivre une heure sans puce de confort.

 Qu’est-ce que vous en savez ? Vous avez essayé ?

 Ben non !

 Moi c’était y a longtemps, j’ai plus trop l’habitude.

 Moi non plus.

 C’est vrai que c’est tellement pratique, y a pas à réfléchir.

 Et puis ça nous protège de nous-même !

 Ça fait si longtemps que j’en ai une… sans elle, j’ai un peu l’impression d’être un homme d’autrefois.

 Pareil.

 Ça tombe bien, ce soir, nous allons remonter le temps.

 Comment ça ?

 Avec… une machine ?

 Une machine ?

 Oui, à remonter le temps !

 On va aller dans une machine ?

 Oh mon Dieu !

 Pas du tout. C’est en vous-même que vous allez partir en voyage.

 Parce qu’on part en voyage ?

 Mais j’ai pas mes affaires, moi !

 Moi non plus.

 Oh là là.

 On va où ?

 Dans le passé. Ce soir, vous allez vivre comme autrefois.

 C’est-à-dire ?

 Écouter, regarder par vous-même, échanger avec l’autre, vous poser des questions…

 Pourquoi voulez-vous qu’on échange ?

 Pourquoi voulez-vous qu’on se pose des questions ?

 Ben oui.

 Pour peut-être… penser autrement.

 Penser ? Oh là là.

 Vous faire une autre opinion…

 Faudrait déjà en avoir une.

 Ben oui.

 Votre bras. (Tous s’exécutent.) Parfait. Merci d’avoir répondu favorablement en étant là ce soir.

 De rien.

 Ben c’est nous…

 Pour une fois qu’on sort !

 En même temps on n’avait pas trop le choix.

 Moi j’adore les animaux.

 Alors on a gagné quoi ?

 Oui c’est quoi ?

 En effet, nous avons décidé de récompenser votre présence ce soir par… l’attribution d’un privilège. (silence)

 Mais y a pas de cadeau ?

 Si.

 (tous) Ah !

 C’est quoi ?

 Ben oui c’est quoi le cadeau ?

 Patience, messieurs-dames, patience ! Avez-vous bien déposé vos skyphones à l’entrée ?

 (tous) Oui !

 Vous savez que nous n’autorisons pas les images avant l’ouverture officielle et que vos skyphones vous seront bien sûr rendus dès la fin de la visite. Pour laquelle, je me permets de vous le rappeler, vous vous êtes engagés à garder secret ce que vous allez découvrir ce soir. De n’en parler à personne. Au risque de perdre votre accès biométrique comme vous le savez, et d’être… diminué. Sommes-nous d’accord ?

 (tous) Oui.

 Merci de votre compréhension. Pas d’image, donc. Mais la possibilité de noter vos impressions.

 Comment ?

 Avec ce crayon. Sur ce papier. (La docteure distribue à chacun un petit papier et un crayon. Ils semblent en voir pour la première fois.)

 Pardon, mais entre le crayon et le papier…

 C’est quoi le rapport ?

 Ben oui.

 Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec ça ?

 Écrire.

 Écrire ?

 Comment ça, écrire ?

 Comme autrefois ?

 Quelle horreur !

 Allons, allons !

 Mais je sais plus moi !

 Ça fait tellement longtemps.

 Vous voulez dire écrire avec les traits, là…

 Moi j’ai jamais réussi.

 Oui, former des lettres…

 Oh là là…

 Qui forment des mots.

 Carrément ! Des mots !

 Oh là là !

 Je sentais qu’il fallait pas venir.

 Je te rappelle qu’on n’avait pas le choix !

 Mais on n’écrit pas, nous !

 Ben non !

 Et puis écrire des mots, pour dire quoi ?

 Ce que vous pensez.

 Mais on pense pas, nous !

 Ben non !

 Dieu m’en préserve !

 Bien sûr que vous pensez, comme tout le monde. Mais vous n’osez pas le dire. Vous avez ce soir la possibilité de vous exprimer. Écrire ce que vous pensez, justement.

 Oh là là…

 Pardon, mais je pourrais pas récupérer ma puce ? Je me sens un peu…

 Moi aussi !

 Pareil !

 Non. Oui ?

 Mais ce qu’on pense… de quoi ?

 Des espèces disparues. C’est déjà pas mal.

 Vous voulez dire… comme un avis personnel ?

 (tous) Oh !

 Voilà.

 Mais j’ai pas d’avis personnel, moi !

 Mais moi non plus ! Pour qui me prenez-vous ?

 De ce côté-là, tout va bien, Dieu merci !

 Pareil. D’ailleurs j’en ai jamais eu !

 Moi non plus j’ai jamais eu d’avis ! Ni personnel ni partagé ! Dans ma famille on a toujours fait attention !

 Pardon, mais… on peut vraiment… dire ce qu’on pense ?

 Allons, allons !

 Bien sûr que non !

 Et pourquoi pas aussi exprimer des désirs !

 (tous) Oh !

 Oui pourquoi pas.

 Quelle horreur !

 Vous ne risquez rien. Ce soir, toute surveillance est mise en veille.

 Et les caméras, là ?

 Éteintes.

 Mais qui nous surveille ?

 Personne.

 Mon Dieu !

 Mais alors on n’est pas sécurisés ?

 Rassurez-vous, madame, ici il n’y a aucun danger. Juste un papier un crayon, et vous écrivez ce que vous pensez. Des animaux.

 Quels animaux ?

 Ceux que vous allez voir.

 On va voir des animaux ?

 Puis vous laisserez vos petits papiers ici avant de sortir. Ils seront pour la communauté scientifique un témoignage très précieux de notre temps. Mais vos commentaires resteront anonymes, soyez sans crainte. Ce soir, vous pouvez écrire ce que vous voulez. Profitez-en. Sommes-nous d’accord ?

 Je suppose qu’on n’a pas le choix.

 Voilà. D’accord ?

 (tous sinistres) Oui.

 Merci pour votre enthousiaste participation.

 Pardon, mais moi, j’ai jamais vraiment écrit…

 Ben moi non plus !

 Pareil !

 C’est des techniques tellement compliquées…

 Des techniques d’autrefois !

 Ben oui ! On sait plus faire !

 Et puis dire ce qu’on pense, les impressions, les avis, tout ça…

 Et puis les désirs…

 Quelle horreur !

 On n’a pas trop l’habitude.

 Ben oui ! On sait plus faire !

 Moi perso j’ai jamais fait.

 En plus, sans ma puce de confort, là je me sens un peu… vulnérable.

 Moi aussi !

 Pareil.

 Vous ne risquez absolument rien.

 Est-ce qu’on pourrait pas plutôt… mettre une note ? Entre zéro et dix, par exemple.

 Ah oui, c’est bien ça ! Juste une note !

 Oui, voilà ! C’est facile !

 On voit un animal… huit !

 Et un autre… deux !

 Mais sans expliquer !

 Ben non !

 Juste comme ça.

 Oui, voilà ! Mais entre zéro et dix, pas plus ! Parce que sans ma puce de confort, je me sens pas très à l’aise en calcul.

 De toute façon, moi je sais compter que jusqu’à dix.

 Parce qu’on peut compter jusqu’à plus ?

 Une note entre zéro et dix ! Voilà ! Ça, on peut faire !

 Ah oui ! C’est bien, ça !

 Vous croyez ?

 En tout cas, ce sera toujours moins difficile qu’avec les mots !

 Ben oui ! Pourquoi pas écrire des phrases aussi !

 Allons, allons !

 Des phrases ?

 Oui, tu sais, quand y a des mots partout !

 Mon Dieu !

 J’ai vu un livre ouvert une fois, c’était horrible !

 Tu m’étonnes !

 Déjà dire ce qu’on pense… mais en plus avec des mots ! Alors là… (en larmes) J’y arriverai jamais !

 Ça va aller, ma chérie.

 Bon. Je vois que vous n’êtes pas tout à fait prêts. D’accord. Une note de zéro à dix.

 (tous) Ah !

 Merci docteure.

 Elle est docteure ?

 Alors sans doute vous arrive-t-il de vous demander : pourquoi sommes-nous là ?

 Parce qu’on a été tirés au sort !

 Et qu’on n’a pas le choix.

 Ben oui ! On décide pour nous et c’est très bien comme ça !

 Sur cette terre. Pourquoi sommes-nous là ?

 (tous) Ah ! (silence)

 À cette question qui forcément vous anime… vous travaille… je n’ai pas la réponse.

 (tous) Oh !

 Elle a pas dit qu’elle était docteure ?

 Ça part mal, si elle, elle sait pas, alors nous…

 Depuis que la vie est apparue sur Terre il y a près de 4 milliards d’années…

 Quand même.

 Près de, c’est-à-dire ?

 3,8.

 Ah ! Merci. Soyons précis.

 D’innombrables espèces ont évolué sur cette planète. Avec ce musée, nous avons souhaité donner à voir un spécimen de toute espèce animale connue ayant évolué sur cette terre depuis l’apparition de la vie.

 Waouh !

 Faire découvrir ces espèces disparues, voilà ce qui nous anime. Transmettre aux générations futures, montrer toute la richesse inimaginable de notre biodiversité, la poésie souvent, le génie toujours, le génie oui dont la vie a fait preuve pour sortir de la nuit profonde et trouver son chemin sur lequel hasard et logique avancent main dans la main vers la lumière, chemin qui parcourt près de 4 milliards d’années…

 3,8.

 Et sur lequel nous, homo sapiens, faisons nos premiers pas très récemment. D’après vous, depuis quand sommes-nous là ?

 À peine dix minutes.

 Environ 300 000 ans.

 Déjà ?

 (tous) Waouh !

 Ça passe à une vitesse.

 Aujourd’hui la seule espèce humaine ! Pourquoi nous ? Pourquoi ici ?

 Pour le cadeau ?

 Pour comprendre d’où l’on vient et où l’on va, je crois vital de se mettre face à l’animal.

 Moi j’adore les animaux.

 Se mettre face à l’animal, c’est se mettre face à soi-même, et essentialiser peut-être cette vie terrestre qui nous a précédés et sans laquelle nous ne serions évidemment pas là. Oui ?

 Pardon docteure, mais… y avait pas un apéritif ?

 (tous) Oh !

 C’est prévu.

 (tous) Ah !

 Eh bien je crois qu’il est temps de rendre hommage à ce que la vie a inventé, de regarder ses créations et de nous en émerveiller ! On remonte le temps ? On entame le voyage ?

 (tous) Oui !

 Moi j’adore les animaux.

 Vous ne pourrez sans doute pas tout voir ce soir, mais sachez que les animaux les plus imposants sont ici, au rez-de-chaussée, comme l’argentinosaurus, un dinosaure sauropode de quatre-vingts mètres de long.

 (tous) Waouh !

 Il est où ?

 Juste à côté, et sachez que plus on monte dans les étages, plus les animaux sont de petite taille.

 C’est surtout les gros qui sont intéressants.

 Ah oui ? Et la vie serait quoi sans les insectes ?

 Agréable.

 Il fait vraiment quatre-vingts mètres ?

 Oui, soyons précis.

 Quasiment la taille d’un terrain de football, oui.

 Waouh ! On ira, chéri ?

 Évidemment ! Tu sais bien que j’adore le foot !

 Tous les animaux sont de taille réelle. Durant votre voyage, vous allez croiser des caméléons de deux centimètres…

 Non ?

 Aussi bien que des libellules de deux mètres d’envergure…

 (tous) Waouh !

 Deux mètres d’envergure ?

 Comme ça ? Une libellule ?

 Allons, allons !

 Mais c’est pas possible !

 Si.

 Elle est où ?

 Derrière vous. (Tous se retournent.) En salle 4. Après le scorpion géant. Je suis certaine que ce soir vous allez passer un moment très… singulier.

 Géant comment ?

 Un peu plus de trois mètres.

 Quelle horreur ! Un scorpion de plus de trois mètres ?

 Pardon, mais… un peu plus combien ?

 Trois mètres douze.

 Ah ! Voilà ! C’est pas pareil !

 Ben si, c’est pareil.

 Non, c’est pas pareil, pardon ! Soyons précis.

 Oui, enfin si madame se fait bouffer par un scorpion de trois mètres ou de trois mètres douze, pour elle, c’est pareil !

 Ben oui, quelle différence ?

 Douze centimètres. Pardon d’être précis.

 Pourquoi vous dites que je vais me faire bouffer par un scorpion de trois mètres ?

 Douze.

 Je dis ça comme ça.

 Mais pourquoi moi ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?

 Mais rien ! J’aurais pu dire monsieur…

 Non non non non non ! Sûrement pas ! J’irai pas le voir, le scorpion !

 C’est dommage.

 Peut-être mais moi j’ai mon programme !

 Ah bon ?

 Je vais aller voir le caméléon de deux centimètres, je vais passer un moment très singulier et après je rentre et au lit !

 Et moi ?

 Toi tu rentres quand tu veux.

 Mais poussin on est venus ensemble !

 Oui ben… moi je voulais pas venir !

 Tu sais bien qu’on n’avait pas le choix !

 De toute façon, il est mort.

 Mon Dieu ! Qui ?

 Le scorpion.

 Ah !

 Maman, ça existe ?

 Mais non, mon ange.

 Allons, allons ! C’est inventé tout ça ! Comme les libellules géantes ! On est dans un musée ! Ce sont des œuvres imaginaires !

 Vous voulez dire comme les sirènes ou les licornes ?

 C’est imaginaire, les licornes ?

 Rassurez-vous, ce scorpion vivait il y a 390 millions d’années.

 (tous) Ah !

 Mais il est mort ?

 Évidemment qu’il est mort ! Réfléchis ! 390 millions d’années !

 Ne me crie pas dessus ! J’en sais rien, moi, combien ça vit, un scorpion !

 Pauvre bête.

 Moi j’adore les animaux.

 Alors ici y a que des animaux morts ?

 C’est pas un musée, c’est un cimetière.

 Mais le scorpion géant ?

 Oui, ma belle ?

 Il a vraiment existé ?

 Bien sûr.

 Avec les dinosaures, c’est ça ?

 Pas du tout, monsieur. Bien avant. Ces derniers apparaissent 140 millions d’années après notre scorpion !

 (tous) Waouh !

 Mais comment on sait tout ça ?

 Oui, soyons précis.

 La science, messieurs-dames, la science.

 Eh ben.

 On est peu de chose.

 Ce...

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