Un générique d’un vieux film défile sur le rideau de la scène. Dès la fin du générique, le rideau s’ouvre sur le salon d’un appartement que l’on distingue à peine, car plongé dans l’obscurité.
Il n’y a pas d’unité de lieu, ni de temps. L’histoire d’Allan et Betty peut s’être passée, se passe, se passera dans n’importe quel endroit du globe.
L’appartement est celui de Betty. La décoration se veut très sobre, très épurée. Le début d’un couloir nous est représenté en lignes de fuite. Un grand miroir est fixé sur la porte de la chambre. Deux tableaux représentant des esquisses sont accrochés au mur. Un échiquier sur une table basse et un chevalet vide de toile forment la principale décoration de l’appartement.
Comme chaque vendredi soir, Allan et Betty vont à la cinémathèque et se retrouvent ensuite pour prendre un verre et discuter du film, de tout, de rien, une fois chez l’un, une fois chez l’autre.
L’action de cette pièce se déroulant dans différents temps, les deux personnages évolueront dans le présent en respectant le placement des objets dans l’espace, en revanche dès qu’ils évolueront dans le rêve, ils seront libres d’entrer et de sortir, d’apparaître et de disparaître selon la volonté et l’imagination du rêve mais toujours par le couloir.
SCENE I
Nous entendons des voix et des pas venant du palier. Puis, un bruit de clef dans la serrure. La porte s’ouvre, une main, celle de Betty, tâtonne vers l’interrupteur.
ALLAN Tu y arrives ?
Elle pénètre dans l’appartement, suivie d’Allan. Ils sont tous deux emmitouflés dans des manteaux.
BETTY, râlant. Grrrr ! Décidément, je ne me ferais jamais à ces interrupteurs. On les cherche toujours plus haut ou plus bas, mais jamais au bon niveau. Résultat…
ALLAN Des marques de doigts !
BETTY Ҫa te fait rire toi !
ALLAN Ҫa me fait rire parce que j’ai le même problème à la maison, Betty. À croire que les architectes se sont ligués contre nous. Ils doivent avoir la lumière instantanée dès qu’ils pénètrent chez eux, ces gens-là.
BETTY Tu sais qu’il m’arrive de me dire que si j’y parviens du premier coup, telle ou telle chose va m’arriver.
ALLAN Et alors ?
BETTY Eh bien ça m’arrive de réussir du premier coup ! Un temps. Mais en général j’oublie ce qui devait m’arriver, alors…
ALLAN C’est utile.
Betty ôte son manteau et le dépose négligemment sur le dossier du canapé tandis qu’Allan se frotte vigoureusement les mains.
- Brrr ! Quel froid ! Je suis gelé.
BETTY Je vais te réchauffer !
ALLAN Ahah !
Betty se dirige vers une porte, celle de la cuisine. Allan conserve son manteau et s’installe sur le canapé. Puis, se relève et avance vers le centre de la pièce. Son regard se pose sur une paire de bas posée sur le dessus du canapé. Il en prend un, le porte à sa joue et ferme les yeux.
BETTY off Qu’est-ce que tu veux boire ? Cognac, Vodka…
Allan, plongé dans la douceur d’une rêverie de nylon, ne répond pas.
BETTY off. Allan ? Qu’est-ce que tu fabriques ?
ALLAN, détaché. Je me caresse la joue avec ton bas.
BETTY off Quoi ?
ALLAN Non je plaisante.
Allan replonge dans son rêve. Betty, sur le seuil de la porte, n’aperçoit que le dos d’Allan.
BETTY Alors Cognac ?
ALLAN C’est parfait. Il tousse Ce que ça peut être désagréable cette humidité qui pénètre par tous les pores de la peau.
BETTY C’est souvent le cas en Automne.
ALLAN Je te l'accorde ma chérie, mais si pour une fois la grippe pouvait m’épargner, je ne serais pas contre.
Betty est retournée en cuisine.
BETTY off On n’est jamais content, en été on a toujours trop chaud et en hiver, toujours trop froid. Ah ! La gent humaine est quand même bigrement ronchon face aux saisons.
ALLAN Je partage entièrement ton avis sur la gent humaine, Betty, mais je t’avoue que je le partage également concernant ta proposition de petit cognac.
BETTY Ҫa vient, ça vient.
Betty ressort de la cuisine, une bouteille et deux verres dans la mes mains.
- Ah ! Le petit cognac du vendredi soir, ça ne se refuse pas hein ? Monsieur a ses habitudes.
Betty pose un regard complice sur Allan, qui ôte son manteau et s’affale jambes tendues sur le canapé.
ALLAN Il faut reconnaître que certains rites ont du bon parfois.
À peine Betty a-t-elle posé la bouteille qu’Allan se remplit son verre et boit d’une traite. Il s'étrangle.
- Ouah ! C’est tonique ! Mais… ça réchauffe bien.
BETTY C’est du dix ans d’âge.
ALLAN Il a bien vieilli. Ton orchidée est superbe ma chérie. Cela fait quoi ? Deux semaines ? C’est dingue ! Toi tu as un secret. Tu lui donnes aussi du…
BETTY Comme à toi et dans le même rythme, chaque vendredi une petite lichette de cognac dans l’orchidée et hop ! ça pousse. J’en suis très fière.
ALLAN Moi mon hortensia me fait la gueule, pourtant je le vaporise tous les matins comme la fleuriste me l’a dit, mais il est buté. Il refuse toute communication.
BETTY Il n’y a pas assez de lumière dans ton appartement Allan, cela fait vingt fois que je te le répète, ton hortensia serait bien mieux ici. C’est bien les mecs, ça vous êtes toujours dans des appartements sombres et vous vous plaignez que les plantes ne poussent pas.
ALLAN Tu ne l’auras pas, Betty.
BETTY Il crèvera !
ALLAN C’est toi qui le dis. Je vais le bichonner et tu verras.
BETTY Tu vas le bichonner ?
ALLAN Parfaitement. Je lui ferai la causette. Je lui demanderai des nouvelles de ses petites pousses chaque matin. Je…Je lui passerai du Mozart, ton orchidée aura le même allure qu’une plante tropicale plantée sur la banquise à côté de mon hortensia.
BETTY Vantard !
ALLAN On verra.
Sur le même ton, enchaînant.
BETTY On met un disque ?
ALLAN Je m’en charge.
Allan se lève,mais sous l’effet du Cognac retombe net dans le canapé.
- Il est vraiment tonique.
Après avoir reconsidéré les lois de l’apesanteur, Allan se lève et se dirige vers la chaîne hi-fi, fouille un peu puis choisit un disque. Il est de dos par rapport à Betty.
ALLAN Tu veux quoi ? Jazz, classique ?
BETTY Je ne sais pas… Oh ! Si, Rav…el.
Allan se tourne et tient dans la main un disque, exactement celui qu’elle vient d’évoquer. Un long silence dans lequel passe beaucoup de sentiments.
ALLAN Pavane pour une infante défunte ?
BETTY Ce qu’on a pu l’écouter, ce disque.
ALLAN Peut-être trop, j’ai l’impression que les sillons ont gagné en profondeur.
BETTY Mais l'écoute d'un vinyle restera quand même ce qui se fait de mieux.
ALLAN Quel morceau...
BETTY Tu te souviens le concert du 31 ?
ALLAN Mes extrémités s’en souviennent. Moins 10 degrés en pingouin dans les rues, ça aide à se souvenir.
BETTY Mais quel concert ! Nous étions beaux comme des cœurs…
ALLAN Je ne me suis jamais senti très à l’aise dans ces tenues de soirée.
BETTY À propos de soirée, ça fait longtemps qu’on n’a pas assisté à un concert. J’ai entendu parler d’un trio pour clarinette, paraît-il génial. Faudra mettre ça dans nos programmes.
ALLAN J’en ai entendu parler aussi. Quand tu veux, je suis ton homme.
BETTY Viens !
Les premières notes de musique du morceau de Ravel envahissent l’appartement. Betty saisit Allan par le bras et l’attire vers le canapé d’un geste sec qui le déséquilibre.
ALLAN Attention ! Tu vas me faire tomb…er.
BETTY Chut !
ALLAN Soit ! Je cède à la force et j’accepte le pèlerinage musical. Moqueur Comme des petits vieux.
Ils trinquent et c’est les jambes posées sur la petite table basse, bien enfoncés dans le canapé, qu’ils savourent ce fabuleux morceau de Ravel.
ALLAN C’est d’une modernité incroyable.
BETTY. Cette version est peut être, un brin académique.
ALLAN. Je ne trouve pas.
BETTY Bon ! Le vieux, tu veux des Bretzels ?
ALLAN Ah ! Quand même, ça m’étonnait aussi que tu n’aies pas réagi avant. Il te reste de la cancoillotte ?
BETTY S’il me reste de cette chose immonde ? Evidemment, il n’y a que toi qui en mange.
ALLAN Quelqu’un d’autre aurait pu…
BETTY Non ! Cette chose t’est exclusivement réservée. D’ailleurs ton nom est marqué d’un gros feutre noir sur tout le tour de la boîte.
ALLAN J’apprécie, j’apprécie.
(Betty pince le gras du ventre d’Allan.)
BETTY Je me demande si j’ai bien fait.
ALLAN Ce n’est pas de ma faute, j’ai mis six mois avant de trouver une piscine qui n’était pas réservée aux scolaires. La vie des citoyens est gérée par nos chères têtes blondes figure-toi.
BETTY Tu te plains toujours que les enfants ne font jamais assez de sport.
ALLAN Oui c’est vrai, mais rien ne les empêche d’en faire à d’autres horaires que les miens.
BETTY C’est sûr. Tu sais, je disais ça c’est pour t’embêter, moi j’aime bien les hommes un peu…
ALLAN Un peu quoi ?
BETTY Le petit côté nounours m’a toujours…
ALLAN Mais je ne suis pas nounours du tout !
BETTY Oh ! Il n’aime pas ça qu’on lui parle de son ventre, hein ! Ҫa vous travaille, les bonshommes, les abdominaux qui se font la belle.
ALLAN Oui oh ! Ce n'est pas mon genre.
ALLAN Et puis mes abdominaux sont tout à fait corrects.
BETTY Bien sûr.
ALLAN Je m’entretiens un peu, c’est normal, plus pour les autres que pour moi. Ne me compare pas avec ces types qui passent leur temps dans une salle de gym quand même.
BETTY Bien sûr…
Allan regarde Betty qui transforme peu à peu son visage impassible en un immense rire.
BETTY Ҫa marche à chaque fois.
ALLAN Salope.
Ils trinquent encore une fois. Betty son verre en main, se dirige vers la cuisine. Le disque usé rend une écoute approximative. Allan vient ôter le disque. Puis, sur le palier de la cuisine.
ALLAN Alors… Par quoi allons-nous commencer ce soir ?
(Betty répond de la cuisine.)
BETTY Off. Eh bien pour commencer nous avons au programme de ce vendredi une discussion enflammée sur le film de la soirée.
ALLAN Pourquoi enflammée ?
BETTY Parce qu’elles le sont à chaque fois. Comme pour les interprétations musicales. Et que celle-ci devrait l’être également…
ALLAN On discute, on défend nos points de vue, c’est tout Betty.
Betty réapparaît avec dans les mains un plateau plein de victuailles. Allan chope un bretzel au passage. Elle dépose le plateau sur la petite table située devant le canapé.
BETTY Je suis entièrement d’accord avec toi mon chou. Rien que de simples points de vue échangés dans le calme et la bonne humeur. Et ensuite nous avons… Ah oui ! Le moment croustillant de la soirée. Compte-rendu et notes sur nos aventures amoureuses.
ALLAN Ah. T’as du nouveau ?
BETTY Oui. Pourquoi ? Tu as l'air étonné.
ALLAN Du tout. Moi aussi.
BETTY Et si nos esprits sont encore frais et disponibles un zeste de philosophie sur les rapports entre les humains et nos amis les chiens. Le tout sauce Ravel, Bach, Debussy, Art Tatum, Miles Davis et…accompagné d’un petit vin de Médoc d’une grande année. Comme d’hab ! On va refaire le monde quoi !
ALLAN C’est excellent pour le cœur paraît-il.
BETTY De refaire le monde ?
ALLAN Le Médoc.
BETTY Tu l’as lu aussi ?
ALLAN Oui.
BETTY C’est quand même fou. On lit les mêmes articles maintenant.
ALLAN, détaché. C’est amusant, c’est vrai.
BETTY Amusant...Je dirais plutôt, étrange. Et cela fait plus de sept ans que ça dure.
ALLAN Sept ans ?
BETTY C’était pour le vernissage de la galerie de Papa. Tu étais accompagné d’une fille vulgaire. Une slave qui parlait très fort.
ALLAN … Ah ! Oui. Irina !
BETTY Ne prends pas cet air niais quand tu prononces son nom, elle n’avait rien d’extraordinaire, du moins avec des vêtements sur elle.
ALLAN, rêveur. C’est vrai que sans…
BETTY Enfin ! C’était il y a sept ans. Il y a prescription.
ALLAN Absolument. C’est du passé. Et le passé, c’est dépassé.
BETTY Tout ça pour dire que ça fait plus de sept ans que nous nous connaissons, mon petit gars. On dit toujours que le cap des sept années est le plus difficile à passer dans un couple. Les quarantièmes rugissants sont derrière nous. On a doublé le cap mon capitaine.
ALLAN Dans ce cas, trinquons moussaillons !
(Ils trinquent comme des amoureux, les verres entrelacés.)
BETTY Une sorte de couple parfait.
ALLAN En quelque sorte, oui. En revanche, je suis en train de me demander si ce n’était pas chez moi ce soir ?
BETTY Non rappelle-toi, on est allé deux vendredis de suite chez toi parce que j’avais eu des problèmes avec les voisins, rapport à notre soirée Brando. Tu te souviens ?
ALLAN, geste à l’appui. VROUM ! VROUM !
Betty acquiesce de la tête. Ils éclatent de rire. Allan monte sur le canapé, à cheval sur le dossier, il fait comme s’il kickait une moto. Betty relève sa jupe et monte derrière lui. Sous les vroums vroums de ces deux « gamins », la moto rugit. Betty s’agrippe à la taille d’Allan et c’est dans un bruit de pétarade qu’ils partent pour une balade imaginaire comme seuls des êtres comme eux sont capables de la vivre. Une certaine séduction doit se dégager de cette scène : la jupe relevée de Betty, sa façon de s’agripper à la taille d’Allan… Bref, tous ces gestes peuvent être mal interprétés.
ALLAN Attention virage !
Ils se penchent pour suivre la courbe fictive dressée par Allan. Puis, en sortie de virage, Allan relance les gaz. Bruit de dérapage. Ils finissent par se laisser retomber dans le canapé et se retrouvent les pieds en l’air contre le dossier du canapé. La tête à l’envers. La suite de la scène se poursuit la tête en bas.
ALLAN C’est vrai, je me souviens maintenant. Mais bon, c’était un Brando, aussi. Un Brando, ça se discute, ça ne laisse pas indifférent.
BETTY Va faire comprendre cela à des acariâtres.
ALLAN T’as raison…
Ils se remettent à l’endroit.
BETTY. Tu ne l’avais jamais vu celui-là ?
ALLAN Non.
BETTY Moi non plus. Comment s’appelle le réalisateur déjà ?
Allan sort un papier de la poche de sa veste.
ALLAN Attends, je vais te dire ça. Equipé qu'il est le garçon.
BETTY, joueuse. Je sais !
ALLAN Oui ?
BETTY John Sturges.
ALLAN Désolé. Vous avez perdu.
Betty s’approche et tente de regarder par-dessus l’épaule d’Allan.
On ne triche pas. On recule de trois pas. Allez…
Betty obéit et recule de trois pas.
Alors…Ferry…1946… Ah voilà, réalisateur, Robert Miller.
BETTY Vraiment intéressant ce film. Avant-gardiste en plus.
ALLAN Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
BETTY Tout ! Tout est avant-gardiste dans ce film. Les dialogues, les vêtements, le physique des comédiens. À cette époque, les femmes avaient des hanches, portaient de petits tailleurs cintrés.
ALLAN Et alors ?
BETTY Mais elles sont minces ! Elle porte des pantalons. Je trouve ce film bien en avance sur son temps. Tu as vu l’indépendance de cette femme ?
ALLAN Hum ! Moui… Ҫa m’a pas frappé tu vois.
BETTY Machiste !
ALLAN Moi ? Machiste ?
BETTY Oui ! Toi, machiste.
ALLAN T’es gonflée de me dire ça. Machiste. Moi…
BETTY Parfaitement, Al… Machiste.
ALLAN Je ne vois pas, Betty, mais alors pas du tout.
BETTY Mais Allan, ce film date de 1946 ! Tu te rends compte, 1946 et elle part seule en vacances.
ALLAN Forcément, elle vit seule.
BETTY Là n’est pas le problème, elle part seule, c’est ça qu’il faut voir, rien de plus.
ALLAN Rien de plus ?
BETTY Rien de plus. Et puis la mise en scène ; admirable, tous ces effets décalés en une série de flash-back dans des flash-backs, fallait oser. Et toute cette galerie de personnages marqués par leur destin. Ҫa c’est du grand art !
ALLAN Notre destin… Est-il la caution d’une envie créée par notre imagination ? Et notre imagination est-elle l’esquisse d’un passé ? D’une quelconque hérédité ? On en revient toujours à l'inné et l'acquis. Vaste sujet. Abyssal sujet.
BETTY Toi, tu te sens bien ce soir.
ALLAN On est toujours bien quand on est tous les deux.
BETTY Ҫa c’est vrai...
ALLAN Mis à part un petit truc qui me chiffonne.
BETTY Qu’est-ce qui te chiffonne ?
ALLAN Bon, tu me diras, ça change pas grand-chose à l’histoire mais… Quand même, ça me gêne.
BETTY Quoi ?
ALLAN On s’en est bien passé pendant des années, on peut continuer.
BETTY C’est le souvenir évoqué de ta slave qui…
ALLAN De ?... C’est vrai que cette fille avait des talents qui, je dois t’avouer, convertiraient plus d’un homosexuel.
BETTY Tu prends un air pour dire ça.
ALLAN Quel air je prends ?
BETTY Un air… Dépravé.
ALLAN Je prends l’air de quelqu’un qui avait pris son pied comme il ne l’avait pas pris depuis longtemps, "rien de plus". C’est si rare de tomber sur une fille qui n’a pas de problème de ce côté-là. Un temps C’est vrai qu’à petite dose, les femmes sont vraiment la plus belle chose que la création nous ait apporté. Et bien meilleur pour la santé qu’un Prozac…
BETTY Psychotrope, va ! Doublé d’un salaud de misogyne. Tu iras en Enfer et ce ne sera pas mixte, mon bonhomme... Bon, alors, qu’est-ce qui te chiffonne dans ce film ?
ALLAN ...C’est bizarre, cette volonté qu’ils ont de vouloir transformer les choses.
BETTY Transformer quoi ?
ALLAN D’autant que…
Le regard fixé sur son verre, Allan ne dit mot.
BETTY. Allan !!!
ALLAN Qu’est-ce qui te prend ? Crie pas comme ça, tu m’as fait peur.
BETTY Excuse-moi, mais tu partais je ne sais où. La volonté de vouloir transformer quoi ?
ALLAN, fixant son verre de Médoc. La couleur.
BETTY La couleur ? Quoi, la couleur ?
Betty saisit le verre de vin et le porte à la lumière.
BETTY. Elle est superbe cette couleur. Une robe parfaite, des cuisses juste ce qu’il faut, un Médoc d’une année exceptionnelle, t’es gentil.
ALLAN Je ne parle pas du Médoc.
BETTY Allan !
ALLAN J’aime pas les versions colorisées ! C’est mon droit.
BETTY Les versi… ?... D’accord, j’y suis.
ALLAN T’es pas d’accord ?
BETTY Si, enfin, il faut te suivre, mais… Je t’adore, je t’adore mon Allan.
ALLAN Moi aussi je t'adore.
BETTY On dirait un enfant, tu évolues sur ton nuage, t’es heureux.
ALLAN, concentré. Ҫa me bloque, c’est pas naturel, tu le sens que les couleurs ont été rajoutées, ça fait bizarre. On dirait…du théâtre filmé, je trouve que ça fout en l’air le film. Tu ne trouves pas ?
BETTY … Ҫa ne m’a pas gênée.
ALLAN Evidemment, la seule couleur que tu aies vue c’est celle des yeux de Spencer Tracy. D’ailleurs, tiens ! En v’là un bel exemple de loupé. T’as vu ses yeux ? Oui, t’as vu ses yeux. Eh bien, excuse-moi Betty, mais des yeux de cette couleur je trouve ça un peu exagéré quand même.
BETTY Il avait les yeux très clairs, Spencer Tracy.
ALLAN Mais là, ce n’est pas clair qu’ils sont, ses yeux, c’est fluorescent ! On… on dirait des lasers ! Ou des lucioles ! Tu sais, comme elles que l’on s’amusait à jeter de la fenêtre pendant les nuits d’été quand nous étions enfants. Non, c’est ridicule.
BETTY Tu es encore un enfant...
ALLAN Pardon ?
BETTY Rien. Jaloux, va !
ALLAN Mais de quoi veux-tu que je sois jaloux Betty ? De ne pas avoir des yeux couleur "laser" ?
BETTY Ҫa te ressemblerait assez, oui. Tu aimes ça, que l’on te dise que tu es beau.
ALLAN Alors pas du tout, et puis d’abord je ne suis pas beau, j’ai peut-être un charisme assez développé, et encore pas pour tout le monde… Mais on ne peut pas parler de beauté. Enfin, là n’est pas le problème, je suis désolé de te décevoir mais pas du tout et Mes yeux me conviennent parfaitement. Non, c’est par respect pour le film. Tout simplement. Regarde, sur Lana Turner, il n’y a rien à dire. Bon travail.
BETTY Evidemment, elle avait les yeux marron.
ALLAN Pardon, elle n’avait pas les yeux marron du tout.
BETTY Ah non ?
ALLAN Non.
BETTY Et quelle couleur alors ? Jade peut-être ?
ALLAN Noisette.
BETTY Noisette ?
ALLAN Noisette, parfaitement. Et ça, ça c’est subtil à l’image.
BETTY Très, mais alors très subtil.
ALLAN Ya même un léger pailleté doré dans ses yeux. Comme des étoiles dans le ciel.
BETTY Tous les gens qui ont les yeux marron disent ça.
ALLAN C’est pas marron, c’est noisette.
BETTY Tous les gens qui ont les yeux noisette disent ça, alors.
Allan se lève et en passant devant le miroir jette un furtif regard sur ses yeux.
Ҫa va ? Tes étoiles n’ont pas filé ?
ALLAN Betty, t’es lourde.
BETTY Oh je l’ai vexé.
ALLAN Non, tu ne m’as pas vexé, mais c’est noisette, c’est pas marron. Evidemment, quand on te regarde ça c’est sûr, il n'y a pas beaucoup de subtilité dans cette couleur.
BETTY Oh ! Mais il deviendrait agressif si on le laissait mordre. Saligaud ! Tu m’as toujours dit que j’avais de beaux yeux. Exactement la couleur de la mer sous l’équateur. Je te cite.
ALLAN Je ne suis jamais allé sous l’équateur.
BETTY N’empêche que tu l’as dit que j’avais de beaux yeux. Avec certaines femmes on parle de leurs yeux, et avec d’autres… Enfin.
ALLAN D’abord je parlais de la forme qui, elle, est ascendante, ce qui est assez rare chez l’humain. Je n’ai pas parlé de la couleur. La couleur des yeux m’importe peu, c’est le regard qui est important.
BETTY J’ai dû rêver alors…
ALLAN Et bien ma rêveuse, tu perds la boule; il va falloir faire une cure de poisson.
BETTY N’empêche que toi, tu as un souci avec les couleurs.
ALLAN J’aime surtout que l’on respecte les couleurs et particulièrement dans les vieux films, c’est tout.
Allan et Betty sans être saouls, se déplacent de plus en plus en défiant les lois de l’apesanteur. Betty se redresse du canapé mais retombe aussitôt. Allan prend une revue qu'il feuillette.
BETTY Tu fais la tête ?
ALLAN Pas du tout.
BETTY Soupe-au-lait, va ! Tout ça parce que je ne suis pas d’accord avec lui sur la couleur des yeux d’un acteur. Ce que tu peux être gosse des fois, Allan.
ALLAN Ҫa n’a rien à voir avec être gosse. J’ai mes idées sur la chose, je les défends. Il y a tellement de gens qui n’ont d’idées sur rien, qui se laissent porter par tous les courants qui se présentent, sans conviction, sans vie, moi je ne suis pas comme ça.
Un long moment dans lequel on sent toute la tendresse qu'éprouve Betty envers Allan.
BETTY tendre. Tu sais que j’adore vraiment ces moments.
ALLAN. On se chamaille pendant des heures à propos de la chromie d’un film et de la couleur des yeux de Spencer Tracy et tu adores ces moments…
BETTY Il y a tellement de gens qui n’ont rien à se dire.
ALLAN C’est pour te moquer ?
BETTY Non, c’est pour te prouver que je suis d’accord avec toi.
ALLAN Hum…
BETTY Je vais mettre un disque, on va danser.
ALLAN Maintenant ? Tu veux danser maintenant ?
BETTY Non, dans une semaine ! Mais comme tu es un garçon charismatique, je réserve l’homme. Comme une table. Tu es comme cette table très prisée que tout le monde s’arrache près de la fontaine chez Zinetto.
Betty sort plusieurs disques avant d’en trouver un qui lui convienne.
ALLAN D’accord. D’accord Betty. Tu vas voir ce qu’elle va te montrer la table très prisée. Enclenche ton bazar.
C’est un morceau d’opéra. Allan reste figé. Betty, jambes croisées semble attendre la prestation de son ami.
BETTY Alors ? Le danseur mondain est en manque d’inspiration ?
ALLAN Comment veux-tu danser là-dessus ? Je ne suis pas danseur étoile.
(Elle rit.)
Qu’est-ce qui te prend ?
BETTY C’est l’image.
ALLAN Quelle image ?
BETTY Quand tu as dit que tu n’étais pas danseur étoile, j’ai eu une image de toi en collant et chaussons. Ahahahahah !!
ALLAN Bon ça va !
BETTY Tu sais que ça te va très bien le collant. Si, si, je t’assure, le moulage est parfait… Et ces fesses, mon Dieu qu’elles sont mignonnes ces petites pommes.
ALLAN Betty !
BETTY D’abord c’est injuste. Je passe quatre heures par semaine à suer jusqu’à la dernière goutte sur des appareils de torture et je n’aurai jamais des fesses comme les tiennes.
ALLAN Ce que tu peux être nulle parfois !
BETTY Ne te plains pas, j’aurais pu t’imaginer en tutu.
ALLAN En tutu ?... D’accord.
BETTY Quoi le tutu ? C’est très bien le tutu. Qu’as-tu contre le tutu ?
Allan mime quelques pas de danse classique. Betty le rejoint sur la « piste ». Après deux trois mouvements, ils s’esclaffent quand le voisin frappe contre les plaintes. Tels des enfants qui viennent de se faire surprendre en flagrant délit de bêtises, ils rigolent aux éclats. Un temps. Allan se dirige vers l’angle de la pièce et met ses mains sur sa tête, ce qui entraîne Betty dans un plus grand éclat de rire que le précédent. Allan se retourne, l’œil plein de malice. Puis, d’un coup, il se précipite dans un angle du canapé et s’assoit sur ses genoux.
ALLAN Viens ! J’ai une idée.
Betty le rejoint prestement sur le canapé et imite sa position.
Et si l’on créait une liste de mots que l’on souhaiterait ne plus voir exister ? Comme par exemple… Guerre, délation, comme acte c’est moche, comme mot c’est inutile. T’as du papier et de quoi écrire ?
BETTY Pour quoi faire ?
ALLAN Nous la publierons.
BETTY Pourquoi la publier ?
ALLAN Pourquoi ?...Eh bien afin que tout le monde prenne conscience de la laideur de ces mots et pour qu’au fil du temps, les gens ne les utilisent plus, donc ne les transmettent plus aux générations à venir. Et comme cela dans quelques années ces mots auront disparu de la circulation ; et leur signification avec. Par une absence de mots, biologiquement les individus seront obligés de changer. C’est simple, c’est un peu comme un dictionnaire de mots où au lieu d’en apprendre le plus possible, il faudrait apprendre à les oublier.
BETTY Quelle imagination...
ALLAN L'imagination est un souffle énergétique puissant qui nous accompagne bien au delà de la vie.
BETTY Je t'aime, toi...
ALLAN Tu pars toujours pour Zurich ?
BETTY Oui, j’ai reçu la confirmation. Tu pourras me garder les monstres ?
ALLAN Evidemment.
Betty se lève et va changer de musique. Un standard de jazz. Miles Davis. Au passage elle entraîne Allan au milieu de la scène. Elle lui passe la main dans le cou.
BETTY Si monsieur veut bien se donner la peine.
ALLAN Non, pas un slow.
Ils se retrouvent au milieu de la scène, enlacés. Le slow est langoureux. Elle lui caresse les cheveux, très sensuelle.
ALLAN Plaisante pas avec ça. Tu sais l’effet que ça me fait.
Elle rigole et continue de lui caresser les cheveux, encore plus sensuelle.
BETTY Je sais l’effet que ça te fait, mais ça m’amuse.
ALLAN Oui bon, maintenant que tu t’es amusée, arrête.
BETTY C’est comme les bas, ça.
ALLAN Betty !
BETTY Hein ? Le fétichiste du bas.
ALLAN Je ne suis pas fétichiste, j’aime bien c’est tout, comme des millions d’hommes sur cette terre.
BETTY Toi, tu es quand même pointu sur la question. Ce n’est pas n’importe quel bas qui fait réagir monsieur. Il lui faut des bas avec talons et pointes renforcées, petit détail mais qui chez un fétichiste prend toute sa quintessence.
ALLAN Arrête avec ce mot ! Je déteste ce mot, il y a quelque chose qui évoque un côté malsain, maladie qui me dérange. On associe toujours « fétichiste » à une connotation « obsédé sexuel ». Bon, et puis arrête avec tes bas, maintenant !
BETTY Ҫa t’excite, hein ? Avoue.
ALLAN Tu le sais. On peut arrêter maintenant avec ma vie sexuelle, je ne pense pas que ça intéresse beaucoup Miles Davis.
BETTY Mais Miles Davis avait une vie sexuelle.
ALLAN Bah j’espère bien pour lui.
BETTY D’ailleurs pour jouer une musique si sensuelle, il avait certainement ses petits travers.
ALLAN Ça va Betty. Est-ce que je te pose la question si tu préfères les slips ou les caleçons chez les hommes ?
BETTY Ce n’est pas la peine, tu le sais.
ALLAN Oui, bon, soit, c’est un mauvais exemple, mais je ne t’embête pas avec tes fantasmes, moi au moins.
BETTY Tu les connais.
ALLAN Là n’est pas le sujet ! Le…sujet est que je ne t’en parle pas. Je pourrais, ce serait facile, mais je ne t’en parle pas.
BETTY Fais-le.
ALLAN Non. Je n’ai pas envie de discuter de ça, maintenant. On écoute du jazz et… on écoute du jazz.
BETTY D’accord.
Suit un assez long silence. Tandis que Miles Davis envahit l’appartement, tous deux continuent de danser mais regardent droit devant eux. Une distance peu commune dans un slow les sépare.
ALLAN Tu en portes ?
BETTY Non, avec le froid qu’il fait en ce moment je porte des chaussettes.
ALLAN Des chaussettes !
BETTY Bah ça possède une qualité une paire de chaussettes, c’est que ça tient chaud. Et puis tu t’en fous, non ?
ALLAN Evidemment que je m’en fous, mais je pense aux autres, moi.
BETTY Tu penses aux autres ?
ALLAN Bah oui, je pense que pour un homme qui rencontre une belle femme comme toi, il a plutôt tendance à t’imaginer en bas qu’en chaussettes, maintenant y a des vicieux partout.
BETTY ...Tu me montres sa photo.
ALLAN De qui ?
BETTY La comédienne.
Embêté, Allan cherche la photo dans son portefeuille.
Dans le portefeuille...
ALLAN C’est elle qui voulait.
BETTY Depuis quand une femme te dit quelque chose et tu l’écoutes ?
ALLAN Non, c’est pas ça, mais, cette fois-ci je sens que c’est, plus sérieux.
BETTY. Plus sérieux ?
ALLAN. J'ai l'impression. Tiens la voilà.
Il lui tend la photo. Après un long temps dans lequel Betty observe la photo sous tous les angles, et où Allan observe Betty.
BETTY Ah oui, oui, oui.
ALLAN Alors ?
BETTY Oui, oui.
ALLAN Belle non ? Je sais, faut être honnête. C’est disons un type de beauté particulier, un genre…
BETTY Qui se fait plus beaucoup. Remarque c’est mieux, c’est indémodable un physique pareil.
ALLAN Je suis d’accord avec toi. Il y a quelque chose de magnétique qui émane de son visage et je ne sais à quoi c’est dû.
BETTY Ses dents, peut-être ?
ALLAN Pourquoi tu dis ça ?
BETTY Tu me demandes, je te dis ce que je pense, c’est tout.
ALLAN C’est facile, Betty. Et puis c’est peut-être plus intelligent de porter un appareil dentaire que de ne pas pouvoir articuler convenablement.
BETTY Surtout si elle est tragédienne. Dans le comique de boulevard passe encore, un défaut d’élocution peut toujours être pris pour un effet comique, dans le classique c’est plus délicat, dirons-nous.
ALLAN Langue de vipère.
BETTY Mariée ?
ALLAN Non. L’amant dans le placard et les rendez-vous en douce c’est pas mon truc.
BETTY RICHE alors ?
ALLAN Oui. Grosse héritière.
BETTY Eh oui.
Long silence puis, Allan explose de rire, suivit immédiatement de Betty. C’est une réelle complicité qui unit ces deux êtres.
pousser le vice jusqu’à la photo dans le portefeuille, c’est fort. Ca mérite un bon 6/10.
ALLAN 6/10 ! T’es dure, si je ne t’avais pas balancé qu’elle était riche, tu plongeais encore un bon moment.
BETTY Ҫa, ça te regarde, à toi de gérer ton histoire. Sacré appareil dentaire quand même. C'est un montage photo ?
Ils se resservent à boire et s’esclaffent à nouveau. Complices.
NOIR
Plus tard dans la nuit. Plusieurs bouteilles vides prônent sur la petite table. On les retrouve toujours en train de danser, en fait, plus pour s’aider à ne pas s’écrouler.
ALLAN. Et ton sportif, tu l’as revu ?
BETTY Peter ?
ALLAN Oui peut-être, le sportif qui t’a draguée dans la rue, quoi.
BETTY Tu dis ça comme s’il m’avait racolé comme une pute !
ALLAN C’était bien sur le trottoir, non !
BETTY Tout ce qui marche sur un trottoir ne fait pas forcément le tapin. Et puis il n'y a pas de honte à faire la pute d’abord, j’en connais qui n’en ont pas le titre mais …
ALLAN Combien ?
BETTY 7/10.
Allan siffle d’admiration.
ALLAN T’as pas dû t’embêter ma chérie. Et quel genre c’était ? Plutôt massages bisous bisous ou plutôt prends-moi-tout-de-suite-sur-le-bord-de-l’aquarium ?
BETTY Un mixte, d’où la note.
ALLAN Ahah ! Raconte.
BETTY Pas intéressant, ça n’en vaut pas le coup.
ALLAN Ah bon ?
BETTY. Oui.
ALLAN. Alors exit Peter ?
BETTY Oui.
ALLAN Et ton peintre ?
BETTY C’est fini aussi, ça ne pouvait pas durer.
ALLAN T’avais l’air amoureuse pourtant.
BETTY Oui, mais c’est fini.
ALLAN Ҫa a l’air de te plonger dans une infinie tristesse.
BETTY Non.
ALLAN J’avais remarqué.
BETTY Pardon ?
ALLAN Non, je disais que j’avais remarqué que tu avais le chagrin discret.
BETTY Finalement je me suis rendue compte que je me trompais avec lui.
ALLAN Ah ! Mauvais coup...de pinceau le peintre ?
BETTY Non. C’était une véritable bête de sexe, une sorte de marathonien.
ALLAN C’est plutôt bien, ça ?
BETTY Contrairement aux idées reçues, trois heures dans le lit avec un mec, me file le bourdon; je trouve le côté performance, réducteur et terriblement con.
ALLAN Et alors ?
BETTY Eh bien Paul faisait partie de ces hommes réducteurs et terriblement cons. Et puis après la première nuit, il nous avait déjà mariés. Au matin j’ai eu droit au « je voulais être le premier à te souhaiter une bonne journée ma chérie ».
ALLAN C’est plutôt gentil et ça n’a rien de performant, ça.
BETTY Oui, mais pas à 8 heures du matin ! Et puis je n’aime pas les opportunistes. Il pensait que parce qu’il me sautait, ses toiles seraient mieux vendues.
ALLAN Vous êtes marrantes les nanas. Quand les types ne sont pas obsédés sexuels, ils sont gentils, et s’ils ne sont pas gentils, ils sont opportunistes ; ça laisse peu de marge… Donc pfft ! Plus de Paul !
BETTY Plus de Paul.
Allan remplit les verres.
ALLAN À la santé de Paul !
BETTY À la santé de Paul !
Ils trinquent en croisant les verres. Puis, vont se rasseoir sur le canapé. Allan pose sa main sur le genou de Betty.
ALLAN Hum ! C’est bien musclé, ça, madame.
BETTY Arrête. J’ai grossi.
ALLAN Ҫa va, ne t’inquiète pas tu es encore très désirable… présentable. Bonne à marier.
BETTY C’est marrant que tu dises ça.
ALLAN Pourquoi ?
BETTY Parce que la semaine dernière je me suis fait une sortie, entre nanas.
ALLAN Les soirées règlement de compte ?
BETTY Gagné ! Tu sais ce qui les tracassait cette fois-ci ?
ALLAN Euh…S’il existait une autre position que celle du missionnaire ?
BETTY Non, arrête. Sérieux.
ALLAN Si ce n’est pas celle du missionnaire… Non, je ne vois pas.
BETTY Eh bien, elles me demandaient pourquoi je n’étais pas encore mariée. Incroyable non ? C’est fou comme ça peut faire chier le monde si tu ne tournes pas dans le même sens que lui.
ALLAN « De quoi je me mêle ». Spécialité féminine. Uniquement pour se rassurer.
BETTY Sous prétexte qu’elles ont deux mômes et un mari, qu’elles dénigrent à chaque réunion de femelles, il faudrait que toutes les copines soient comme elles. Karine, surtout, est très pénible sur ce sujet.
ALLAN Karine ? Celle qui veut un bébé avec son mari qu’elle trompe tout le temps ?
BETTY Regagné ! Tu sais ce que je leur ai répondu ?
ALLAN Que…Tu préférais la compagnie d’un chien à celle d’un homme.
BETTY Non. Je leur ai répondu qu’elles trouvent un mec qui, après 7 ans leur dise encore qu’elles sont désirables; honnêtement je veux dire. Pas à un anniversaire ou à Noël.
ALLAN Je suppose que oui.
BETTY Que nenni ! Yen a pas. Les gentils maris c’est plutôt : « Non mais t’as vu, t’as encore grossi ! ». pour les plus honnêtes. Sinon les fourbes c'est : Il y a un club de sport pas très loin de chez nous ma chérie. Tu aimerais...faire du sport ? Et eux alors ! Heureusement qu’elles ne leur disent pas tous les jours que la taille de leur pantalon augmente tous les trimestres et que l’inflation n'est pas prête de s’arrêter ! Je leur ai dit de faire comme moi.
ALLAN Tu as conseillé à tes amies de prendre des amants ?
BETTY Pas des amants, elles en ont toutes au moins un. JE T’AI DIT QU’ELLES ETAIENT MARIEES ! Non, un bon copain. Intelligent, confident, bel homme, bref, toutes les qualités que tu trouves au début d’une rencontre avec un homme, mais qui s’estompent dès les premiers matins. Bref, un type comme toi.
ALLAN Tu leur as dit ça à tes copines ?
BETTY Ouais, du coup elles m’ont demandé ton numéro de téléphone. Ton standard va péter mon vieux.
ALLAN Quoi ! T’as pas fait ça ? Tu sais très bien que j’aime le calme, mon indépendance, mon… Enfin…
BETTY On se calme monsieur le loup solitaire. Tu crois que je vais filer les coordonnées de mon meilleur ami pour que des pétasses viennent me le piquer ! Personne ne me le prendra !
Elle se love dans les bras d’Allan et se met à bailler.
BETTY Hum ! Je m’endors. Je crois que j’ai un petit peu trop bu.
ALLAN Je… Je vais te laisser dormir. Je t’appelle demain.
BETTY Non, attends Allan. Reste. J’ai encore envie de parler.
ALLAN Comme tous les vendredis soirs et on va finir par se coucher à l’aube. Souviens-toi Betty, vendredi dernier quand nous sommes allés voir "Le Grand Sommeil" de Howard Hawks, je t’ai dit… ? Je t’ai dit ?
BETTY. Que tu ne voulais pas rentrer à l’aube chaque samedi matin. Je sais. Reste s’il te plaît.
Elle s’approche du cou d’Allan et respire son odeur.
BETTY Tu sens bon…
ALLAN Ҫa ne marche pas, salut !
Betty se met en travers de la porte.
BETTY Il faudra me passer sur le corps !
Betty se jette aux pieds d’Allan.
BETTY Ivre de ta flamme, je me prosterne devant toi comme les Dieux face à l’Olympe. Laisse-moi te baiser les pieds, laisse-moi, mon Roi.
ALLAN, impassible. Je croyais que tu étais fatiguée ?
Elle se redresse et entraîne Allan jusqu’au canapé. Elle le pousse, se laisse tomber sur lui et l’embrasse fougueusement.
BETTY Dis-le moi, dis-le moi, dis-le moi.
ALLAN Betty !
Au bout d’un instant, comme rassurée et l’alcool aidant, elle s’endort contre l’épaule d’Allan, qui lui caresse la joue.
Fatiguée, la reine.
Délicatement, il se dégage de l’emprise et la repose avec précaution sur le canapé en prenant soin de lui arranger un coussin pour sa tête. Betty a déjà refermé ses yeux. Il la regarde encore un long moment dans lequel ses yeux parcourent tout le corps de Betty, puis lentement, le pas lourd, il sort de l’appartement.
NOIR
PERIODE DU REVE DE BETTY.
L’appartement est plongé dans une douce pénombre. Seule la lumière qui passe à travers le velux nous éclaire le corps niché de Betty sur le canapé. Tout est calme. La nuit envahit les esprits. La sonnerie du téléphone retentit. Betty se frotte les yeux, puis saisit le combiné.
BETTY, les yeux fermés. …Allô ? Allan ? Quelle heure est-il ?… 4h du matin ! T’es malade ? Non…Que je regarde quoi ? La lune… Qu’est-ce qu’elle a la lune ?...Elle est pleine !...Oui je dormais bien, merci… Je me fous que normalement personne ne dorme les nuits de pleine lune si tu veux tout savoir ! Non, je ne te fais pas la gueule, mais tu sais très bien qu’après mon verre de lait il n’y a plus personne sur le pont. Non ce n’est pas la peine que tu viennes, je peux la regarder toute seule, la lune, de mon lit, même. L’angle est mieux de mon canapé ?
Elle peste à demi-mot puis s’installe comme lui indique Allan.
Oui, oui, c’est vrai, on la voit mieux. Non, laisse tomber la lunette astronomique… J’t’assure ce n’est pas la peine… De toute façon, je tombe de sommeil… Allô ? Allan qu’est-ce que tu fous ? Oh, quelle plaie ce garçon… Allô ? D’accord on fait un vœu en même temps. Mais non je ne vais pas sortir les jumelles…
Elle peste à nouveau, souffle, se lève et va chercher en se cognant contre un meuble. Elle revient avec une paire de jumelles.
De toute façon, avec les jumelles ça bouge…
Elle s’allonge sur le canapé.
Laisse-moi le temps de m’installer… Oui je le vois, le cratère de Copernic… À droite à l’opposé, la mer de la tranquillité. Oui Allan, je la vois la mer de la tranquillité !! Et tu sais que pas très loin encore à droite, il y a la mer des crises… Tu vois ce que je veux dire… Non je ne te fais pas la gueule mais je suis crevée et je voudrais bien dormir, mon train part à 7 heures demain matin , enfin tout à l’heure… Allô ? Allan ?
Betty a bien du mal à résister au sommeil. Elle pose le combiné par terre et se rendort presque aussitôt.
Une silhouette pénètre dans l’appartement. C’est Allan. Il découvre Betty lovée dans le canapé. On peut entendre le bip bip du téléphone non raccroché. Il raccroche le combiné, pose un long moment son regard sur Betty, puis la prend dans ses bras et la porte jusqu’à sa chambre. Il s’arrête quand Betty lui murmure quelque chose.
BETTY. Allan ?
ALLAN Oui.
BETTY Un sourire n’est pas forcément la garantie d’un rire ?
ALLAN Euh… Non, c’est vrai.
BETTY Et l’ébauche d’une pensée amoureuse est-elle la garantie d’un amour ?
ALLAN Je ne sais pas Betty.
BETTY Tu avais raison, elle est vraiment belle ce soir. Je vais compter les étoiles.
Presque aussitôt, Betty ferme ses yeux tandis qu’Allan la regarde un instant.
ALLAN, à mi-voix. À chacun ses moutons.
Il lui dépose un baiser sur le front et disparaît dans le couloir
NOIR
À partir de maintenant, il y a moins de luminosité dans l’appartement de Betty. Les personnages seront uniformément éclairés. Comme si la lumière venait d’eux-mêmes. Les deux toiles où l’on distinguait des esquisses représentent désormais sur l’une, un labyrinthe et sur l’autre, Icare. Un troisième tableau qui n’existait pas au début de la pièce est posé sur le chevalet. Il représente une esquisse, deux visages qui se chevauchent. Celui d’un homme et celui d’une femme…
Le téléphone sonne, le répondeur se met en marche. Betty assiste à la Scene en spectatrice. Elle ponctue ce qu'elle voit par de tendres expressions.
VOIX REP BETTY Bonjour, ou soir, absente pour le moment vous pouvez me laisser un message ou une télécopie à ce numéro. Pour ceux qui confondraient le mot absente avec « vous pouvez y aller les mecs il n'y a personne dans la maison », je précise qu’un magnifique spécimen de la gent canine répondant au doux nom de Bulldozer se chargera de votre accueil…
VOIX OFF BETTY Allô ? Allô ? Allan ? T’es pas là, t’es dans la douche ? Encore au petit coin avec un bouquin ?... Bon, je t’appelle de la gare… Je rappellerai plus tard… N’oublie pas les monstres. Salut… Bip ! Bip ! Bip !
Allan sort des toilettes, un livre à la main. Il est en tee-shirt et caleçon. Il regarde son livre, esquisse un sourire, puis se dirige vers le téléphone.
ALLAN Allô ? Allô ? Betty ? Zut ! Qu’est-ce que c’est que ce message ?
(Il appuie sur le bouton du répondeur.)
VOIX REP BETTY Bonjour, ou soir, absente pour le moment vous pouvez me laisser un message ou une télécopie à ce numéro. Pour ceux qui confondraient le mot absente avec « vous pouvez y aller les mecs il n'y a personne dans la maison », je précise qu’un magnifique spécimen de la gent canine répondant au doux nom de Bulldozer se chargera de votre accueil…
Allan est plié de rire. Betty s'amuse de la situation.
ALLAN Bulldozer…
Il fait mine d’appeler le chien, en tapotant sur ses jambes.
Pépère… Il est où le pépère… Bulldozer ! Ahaaaa ! Bulldozer…Buldozer… Qu’est-ce que tu as encore imaginé, Betty ?...Bulldozer. D’ailleurs tu fais bien de…
Il se dirige vers la cuisine et en ressort presque aussitôt.
Moi je veux bien les arroser, ses monstres, mais avec quoi ? Pourtant il me semblait bien l’avoir aperçu quelque part, son truc…
Il pénètre dans la chambre de Betty et en ressort avec une jupe et une paire de bas.
Faut toujours qu’elle laisse traîner ses affaires, celle-ci. À croire qu’elle le fait exprès.
Tendre sourire de Betty qui ne manque pas une miette du spectacle. Il caresse un long moment les vêtements de Betty puis pénètre dans la chambre. Il en ressort et se dirige vers la salle de bain, et en ressort avec un arrosoir rempli de tournesols.
Je le savais bien qu’il n’était pas loin.
Il semble embarrassé avec les tournesols, qu'il dépose sur le sol. Il se dirige vers la cuisine et en ressort avec l’arrosoir plein. Quelques gouttes d’eau s’échappant du réservoir nous l’attestent. Il arrose les plantes. Puis remet les tournesol dans l'arrosoir.
NOIR
On retrouve le temps d'un tableau, Betty et Allan, une douce lumière sur eux, endormis dans le canapé. Allan ronfle assez bruyamment.
NOIR
Avant de repartir dans le rêve de Betty...
Musique de jazz : « Laura » de Don Byas, envahit l’appartement. Allan, assis en tailleur est en train de travailler ses dessins sur la petite table à la lueur d’une bougie. La musique ainsi que la lumière tamisée nous rend cette scène presque irréelle, à juste titre. Allan marque une pause. Il se détend le dos, s’étire les bras, et la tête entre ses mains, pose son regard sur le tableau représentant les deux visages. On frappe à la porte. Allan, absorbé par le tableau ne réagit pas tout de suite. On frappe à nouveau.
ALLAN Voilà ! Voilà ! Une seconde !... Qui est-ce ?
On reconnaît la voix de Betty qui prend un accent suisse.
BETTY Le livreur de chocolats M’sieur !
ALLAN Betty !
Allan ouvre la porte.
ALLAN Mais je ne t’attendais pas à cette heure.
Allan fait face à Betty qui reste dans l’entrée.
BETTY Eh bien c’est charmant ! Pourquoi ? Je te dérange ? T’es pas seul ? Vous pouvez sortir, mademoiselle, je ne vous mangerai pas.
ALLAN Si, je suis seul. Mais tu m’avais dit que ton train n’arrivait que vers 10 heures.
BETTY Je suis repartie plus tôt. Je peux entrer chez moi, ou bien il y a vraiment quelqu’un ici ?
ALLAN Hein ? Bien sûr, excuse-moi.
Il s’efface devant Betty.
BETTY Elle prend une douche ? Tu ne lui as pas refilé mes affaires j’espère.
ALLAN Je ne vois pas ce que tu veux dire.
Il lui prend sa valise et la porte jusqu’au canapé.
Tes tableaux sont dedans ?
BETTY Non, juste une bonne vingtaine de tablettes de chocolat. Je suis fourbue. Et toi ? Bien ?
ALLAN Oui.
BETTY Tu as invité du monde ?
ALLAN Du monde ?
BETTY Oui, j’sais pas, des amis…des amies.
ALLAN Non pourquoi ?
BETTY Tu aurais pu. Je t’ai demandé de garder mon appartement, pas d'entrer dans les ordres.
ALLAN Ҫa peut te paraître idiot, mais je ne me vois pas faire ça chez toi.
BETTY Pourquoi ? Tu as besoin d’une mise en scène, de décors spéciaux ?
ALLAN Non, mais tu sais, j'ai une libido modeste. Deux jours ne lui font pas défaut.
BETTY Je pensais que tu m’avais dit que tu avais un rythme…
ALLAN Pas plus que la moyenne Betty, je reste un homme avec des besoins, certes, mais définitivement et modestement un homme.
BETTY Dis-donc, tu veilles qui ?
ALLAN J’aime bien dessiner avec peu de lumière. J’ai l’impression d’être dans une coquille.
BETTY Si ça t’inspire tant mieux. Laissons s’exprimer les artistes.
ALLAN Justement. Raconte. Comment ça s’est passé ?
BETTY Laisse-moi arriver.
Elle ôte une chaussure et se masse le pied.
j’ai les pieds tous gonflés avec leur chauffage.
ALLAN Attends ! Je vais te le faire.
Allan s’agenouille aux pieds de Betty et les lui masse.
BETTY Toi, tu es mon ange.
ALLAN J’aime bien te masser les pieds.
BETTY Fétichiste !
Allan stoppe son massage.
pourquoi tu arrêtes ?
Allan la regarde avec ostentation
Continue, continue. C'est très bon.
Il reprend
ALLAN Alors ? Bien, moyen ou mauvais ?
BETTY C’est très très bien...
ALLAN Je parle de ton rendez-vous.
BETTY Un peu des trois.
ALLAN Qu’est-ce que ça veut dire, un peu des trois ?
BETTY Ҫa veut dire dans l’ensemble bien, avec des moments moyens et des passages pas terribles du tout. Comme la vie.
ALLAN Explique-toi. Il le prend ou pas dans sa galerie, Weider ?
Betty soudainement "absente". Long silence.
Tu n'es pas obligée non plus.
BETTY Pardon ?
ALLAN Tu n'es pas obligée de me raconter, si tu n'en as pas envie. J'ai l'impression que tu n'es pas revenue de ce voyage ma chérie.
BETTY Mais si, bien sûr.
ALLAN Je suis tout ouïe.
BETTY Tu connais mon exactitude ?
ALLAN Plutôt, oui.
BETTY Eh bien mon train est arrivé en gare à 10h28 comme prévu. Mais personne n’était là.
ALLAN Ah oui, ça a vraiment mal commencé alors.
BETTY Je ne te le fais pas dire. M’enfin, je prends sur moi, je trouve un taxi et je finis par arriver à la galerie. Mais Weider ne s’y trouvait pas.
ALLAN Y m’a l’air d’un garçon étourdi ce Monsieur Weider. Il n'avait quand même pas oublié que tu venais le voir ?
BETTY Pas étourdit. Macho, c’est pire ! L’engeance personnifiée de la décadence masculine. Monsieur se trouvait retenu sur le trou numéro 7.
ALLAN Le trou numéro 7 ?
BETTY Le trou numéro 7, parfaitement. Je ne suis pas très fan de golf, mais je sais quand même qu’il y a un minimum de 9 trous sur un parcours, ou le double. Par bonheur M. Weider ne commence ses journées que par un 9 trous. Merci seigneur !
ALLAN Qu’est-ce que tu as fait alors ?
BETTY J’étais dans un état, j’te laisse imaginer. Je me suis dit « OK, je vais faire un tour, je reviens et d’entrée je le bute ! »
ALLAN Et alors ?
BETTY Bah je l’ai buté !
ALLAN Quoi ?
BETTY Au moins cent fois dans ma tête, en regardant les canards sur le lac.
BETTY Ҫa te fait rire, toi !
ALLAN C’est l’image de toi regardant les canards avec ton petit tailleur qui me fait sourire.
BETTY Ҫa n’a rien de drôle, crois-moi. Aller jusqu'en Suisse pour traiter d’une affaire de plusieurs millions et trouver personne à l’accueil.
ALLAN Tu as fini par le voir ou pas ce monsieur ?
BETTY Oui, dans l'après-midi. Tout sourire dans son costume gris perle.
ALLAN Élégant.
BETTY Oui, c’est vrai. Même charmeur.
ALLAN Bref, tu sais y faire et Weider te prend des toiles, n’est-ce pas ?
BETTY Qu’entends-tu par là ?
ALLAN Tu es une professionnelle ma chérie.
BETTY Tu veux dire quoi par « tu es une professionnelle ma chérie » ?
ALLAN Alors c’est non, il ne te prend pas de toiles ?
Betty regarde Allan d’un air malicieux.
BETTY Bien sûr que oui !
ALLAN C’est Decasso qui va sauter au plafond.
BETTY Oh, tu sais, lui il s’en fout, du moment que son chèque arrive quand il le demande, le reste, ça lui passe au-dessus du cigare.
ALLAN Quand même ! Un partenariat avec la galerie Weider. ! Chapeau bas ma chérie. Et puis dis-donc, c’est l’ouverture sur le monde, ça. Va pouvoir s’en acheter des vieilles anglaises.
BETTY Il faut que les toiles se vendent maintenant.
ALLAN Allez, je te connais, t’es la meilleure.
BETTY Ce que c’est bon d’entendre ça… Et mes monstres ?
ALLAN En pleine forme ! Tu peux constater.
BETTY Merci. Je savais que je pouvais compter sur toi.
ALLAN Je t’en prie. En revanche, j’ai cherché ton arrosoir. Il était dans la cuisine.
BETTY Tu aurais voulu qu'il soit dans ma chambre ?
ALLAN ...
BETTY Sinon, tu as vu des choses ? Le trio, tu l’as vu ?
ALLAN On a dit qu’on irait ensemble. Non, j’ai bossé sur mes dessins. Je me sens bien chez toi.
BETTY C'est bien. C’est bien. soupir de bonheur. Ce que je peux aimer ces instants. On est bien tous les deux, non ?
ALLAN Je te l'accorde.
Elle l’embrasse et pose sa tête sur le ventre d’Allan.
Je mangerais bien un…
BETTY Chut !
ALLAN Quoi ?
BETTY Ecoute ce bonheur qui nous envahit. Tu n’entends pas sa musique ?
ALLAN C’est la musique de mon estomac que tu entends.
BETTY Non, c’est une musique, celle qui nous amène ce petit frisson qui parcourt tout notre corps quand on se sent bien. Ce que la vie peut être belle parfois. Un bon film, une personne que tu aimes, un bon vin, un sofa moelleux et le tour est joué.
ALLAN Arrête ! On se croirait dans une pub.
BETTY Mais c’est exactement ça ! C’est une pub Allan, une pub pour le bonheur. J’ai envie que tout le monde nous regarde.
ALLAN Pas moi.
BETTY Moi si. Je veux leur dire : « Regardez ! Regardez, Mesdames et Messieurs, c’est ça le bonheur ! »
ALLAN Peut-être pour toi, mais pas pour eux.
BETTY Mais si, pour eux aussi, seulement il faut se l’avouer, c’est tout. C’est quoi leur bonheur ? Partir en vacances pour faire l’amour ? Le mois de la fornication, il y a des preuves là-dessus, c’est pendant les vacances que les gens font le plus d’enfants… Ce n’est pas parce que tu es bronzé que tu baises mieux ! Tu crois qu’on nous regarde ?
ALLAN Qui ?
BETTY Nous.
ALLAN Mis à part l’obsédé d’en face, je ne vois pas, non.
BETTY Je ne parlais pas de lui. Je veux dire tu crois que des gens dans la rue perçoivent notre bonheur rien qu’à travers la lumière de cet appartement ?
ALLAN Je ne pense pas que des gens s’amusent à observer cet appartement plutôt qu’un autre.
BETTY. La lumière qui s’y dégage y est si belle...
ALLAN On est bien, soit, on est même très bien, ton appartement est plein de charme, on est des amis qui ne sont pas vus depuis deux jours. De là, à ce que les gens s’arrêtent pour regarder ce que la lumière de cet appartement dégage…
BETTY Il faut que l’on profite de ces instants magiques. Ca ne dure jamais longtemps. Je le sais.
ALLAN N’exagère pas.
BETTY Je n’exagère pas. Je suis consciente des moments de bonheur dans lequel nous nous trouvons. Tout le monde pense que c’est un dû. C’est pour ça que tout le monde passe à côté du bonheur. Et tu sais pourquoi ?
ALLAN J'ai faim...
BETTY Parce qu'ils passent leur temps à le chercher chez les autres, à croire qu’ils vivent avec un calque dans la tête.
ALLAN Qu’est-ce que tu racontes ?
BETTY Le bonheur, c’est simple si tu en es l’architecte et non le photographe.
ALLAN Je ne vois pas du tout où tu veux en venir, Betty. C’est ton voyage qui t’a…
BETTY Ouvert les yeux… Oui. Les gens ont besoin de repères. Toujours. Depuis le début !
ALLAN Depuis le début, bien sûr…tu as un petit manque de magnésium ma chérie ?
BETTY Parfaitement ! Tu nais, c’est ta mère. Il est où le sein de Maman ? Plus vieux…
ALLAN C’est ton père !
BETTY Exactement ! (Elle transforme sa voix en celle d’un enfant) « Eh bien mon père c’est le plus fort du monde ! » Et après le cercle familial, c’est quoi ? Ce sont les autres, les repères. On ne veut pas le montrer évidemment. On est toujours mieux que son voisin, forcément. Se sentir supérieur à son voisin est présent chez tout le monde ! Tout le monde !
Dans un mouvement brusque, elle renverse son verre.
C’est pas grave, c’est du verre blanc, ça porte bonheur, enfin paraît-il…
ALLAN Moins fort ! Tu n’es pas obligée de réveiller tout l’immeuble non plus.
BETTY, mezza voce. Je m’en fous ! Ils se mettent dans des cases d’où ils ne pourront plus jamais sortir, tu m’entends ? Plus jamais sortir !
Betty saisit un livre et le frappe contre la cloison.
ALLAN, lui arrachant le livre. Eh bien ça les regarde ! Mais ça ne te donne pas le droit de les emmerder ! Qu'est ce qui te prend Betty ?
BETTY Leur bonheur se construit sur une classification humaine bien rangée, bien propre. Et hop ! Dans des cases, hop ! Leurs bagnoles, leurs congés payés, et leur tristesse.
ALLAN. Leur tristesse...
BETTY. Parfaitement, leur tristesse. Connais-tu la définition du mot bonheur ?
ALLAN. J'aimerais surtout entendre la définition du mot tranquillité.
Elle se lève et s’approche du dictionnaire placé sur un pupitre de musique.
BETTY Alors… Bonheur. Etat de bien-être, de félicité… Tu vois c’est simple. Etat de bien-être.
ALLAN Mais pourquoi me dis-tu tout ça ? Je suis entièrement de ton avis.
BETTY T’as jamais eu envie d’aller voir chez les gens, quand tu passes devant leur maison la nuit et que tu aperçois une petite lumière ? Être une petite souris et pénétrer leur univers ?
ALLAN Non. Désolé. Je n'ai pas ton côté voyeur.
BETTY Moi je le fais depuis que je suis toute petite.
ALLAN. On pense toujours que c'est mieux chez les autres.
BETTY. Il y a pourtant tellement de choses qui s’expriment derrière ces lumières, tellement… Je m’amuse à les classer par famille. Il y a d’abord les tristes, celles qui ne brillent pas longtemps. Puis, il y a celles de ceux qui n’ont rien à se dire, vaut mieux aller se coucher, en dormant on ne se sent pas obligé de parler, et puis demain on se lève tôt. (Un temps) Et puis, il y a les éternelles, celles-là ce sont les plus belles…
Allan disparaît dans le couloir labyrinthe. Betty poursuit seule, face public.
Elles traînent dans la nuit, longtemps, longtemps, voilà pourquoi je les ai baptisé les éternelles. Mais quand les unes après les autres, les lumières sont happées par la nuit des obligations, la nuit des arrangements, des conventions, les éternelles sont toujours là. Fidèles à mes rêves, scintillantes et fières. Et quand par malheur, l’une se fait happer par la nuit… Je me sens si triste, si seule...
Allan réapparaît et observe Betty de dos, puisque elle fait face au public.
ALLAN Juste des insomniaques...
BETTY Serres-moi fort.
Le téléphone sonne.
ALLAN AH ! Oui. Génial, ton message.
BETTY Ce doit être Weider.
VOIX REP BETTY Bonjour, ou soir, absente pour le moment vous pouvez me laisser un message ou une télécopie à ce numéro. Pour ceux qui confondraient le mot absente avec « vous pouvez y aller les mecs ya personne dans la maison », je précise qu’un magnifique spécimen de la gent canine répondant au doux nom de Bulldozer se chargera de votre accueil…
VOIX OFF FEMME Allô ? Allan ? C’est Sandra. Tu es là mon biquet ?
BETTY Non, ce n’est pas Weider. (À demi-voix) Mon biquet ! Pourquoi pas mon rondoudou. C'est d’un ridicule.
ALLAN C’est… C’est une amie. J’ai donné le numéro d’ici. Comme j’étais ici…
BETTY J’avais compris.
Elle s’approche d’Allan et tend l’oreille.
ALLAN, faussement essoufflé. Allô ! Allô ! Sandra, excuse-moi, je… J’étais sur un dessin pas facile.
BETTY. Quel acteur !
ALLAN. Chut !
VOIX OFF SANDRA Je te dérange ?
ALLAN Non, non, c’est bon maintenant.
VOIX OFF SANDRA T’es sûr ?
ALLAN Oui, oui, c’est bon.
SANDRA Tu sais pourquoi je t’appelle ?
ALLAN Bah…non ?
Allan fait signe à Betty de s’éloigner.
SANDRA J’avais envie de te parler.
ALLAN Ҫa par contre, j’avais deviné.
BETTY Intelligente en plus !
ALLAN Chut !
SANDRA Quoi ?
ALLAN Non, rien, je t’écoute.
Allan fait signe à Betty de s’éloigner.
SANDRA J’avais envie de parler comme on l’a fait cette nuit.
BETTY Ah ! Intéressant…
ALLAN Ҫa va !
SANDRA J’ai envie que tu me dises ce que tu m’as susurré cette nuit.
Allan prend le combiné et tente de se tourner. Betty accompagne le mouvement.
ALLAN …
SANDRA Allô ? Allan ? T’es parti ?
ALLAN …Euh non, je suis là…
SANDRA Tu disais au chien d’aller se coucher ?
ALLAN Au chien ?... Ah oui, le chien… exactement. (Geste de la main envers Betty) C’est ça, allez le chien, va te coucher ! Va !
SANDRA Allan ! J’ai envie que tu me parles, je suis prête.
ALLAN Ah oui, t’es prête… Mais… ça va pas être possible là.
SANDRA Bah pourquoi ? Ne me dis pas que t’es en manque d’inspiration ; avec tout ce que tu m’as sorti cette nuit, j’ai pu entendre l’étendue de ton registre. Redis-moi le truc quand tu es sous la table à mon bureau et que…
BETTY Oh oui vas-y !
ALLAN JE PEUX PAS !... Je peux pas Sandra, je… il faut que ce soit la nuit, le jour j’ai rien qui sort… Enfin je veux dire…
Betty se précipite brusquement sur le téléphone et s’empare du combiné. Tellement vite qu’Allan n’a pas le temps de réagir.
BETTY Allô ? Sandra, bonjour, ici Betty la propriétaire de cet appartement, Allan est en manque d’inspiration, il n’a rien qui sort… Enfin je ne vois rien, du moins.
SANDRA Euh… Je… Je rappellerai plus tard.
BETTY Voilà !
Elle raccroche le combiné.
ALLAN Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ?
BETTY Oui parfaitement.
ALLAN Et ça ne te pose pas de problème ?
BETTY j’ai plutôt l’impression de t’avoir évité une "chieuse".
ALLAN Tu ne la connais même pas.
BETTY Son parfum me suffit.
ALLAN Son parfum ?
Allan renifle le combiné.
Compliments ma chérie, ton odorat est en pleine forme… À travers le combiné c’est très fort, ah si ! pas de fausse modestie, c’est très fort.
BETTY Mon odorat est peut-être développé, mais toi tous tes sens sont bouchés mon pauvre vieux.
Elle s’approche de la chaise où est posée la veste d’Allan et la saisit du bout des doigts.
BETTY Parfum de merde à deux balles ! Je m’en servirais tout juste pour les toilettes.
ALLAN Tu ne serais pas en train de me faire une scène ?
BETTY Et l’autre tu la vois toujours ?
ALLAN. Je te rappelle que Rachel et non l'autre, est l'attachée de presse de la maison d'édition. Donc, oui, ça arrive que nous nous voyons..
BETTY Aussi souvent que nous ?
ALLAN. Il n’y a pas de règles, on a envie de …
BETTY, arrogante. De baiser.
ALLAN De se voir !... De parler de mon travail. Elle est très enrichissante.
BETTY Ton propos sur cette femme est un manque de tact à mon égard.
ALLAN Tout de suite les grands mots, je te parle d’une amie et tu…
BETTY De superbes soirées, profondément enrichissantes selon ton expression.
ALLAN. Oui c’est vrai, mais baiser c’est baiser et parler c’est parler ! Tu n’as pas l’exclusivité de mes soirées intellectuelles non plus ! Il m’arrive de parler avec d’autres femmes, tu sais. Et je ne suis pas qu’une queue comme tu sembles le prétendre.
BETTY Il n’empêche qu’un vendredi tu as failli ne pas venir et que ton prétexte était bidon.
ALLAN D’abord, il n’y avait pas de prétexte comme tu dis, et deusio ça n’avait rien de bidon.
BETTY Bidon ! C’était du bidon !
ALLAN Mais ne dis pas n’importe quoi non plus ! Je devais rendre les derniers dessins à mon éditeur.
BETTY Mon éditeur ! Mes dessins ! Mes ! Me ! Moi ! Mais libère-toi de toi un peu ! Respire l’air des autres ! Ҫa te fera du bien un grand bol des autres, avec leurs microbes et leurs tares… Monsieur Je-suis-supérieur ! Descends de ton étagère ou tu vas finir par prendre la poussière !
ALLAN N’importe quoi ma pauvre Betty, vraiment n’importe quoi … Tu nages dans je-ne-sais-quel délire, mais alors tu y nages à fond.
BETTY Pauvre con !
ALLAN Euh, là tu y vas un peu fort Betty. Tu vas très fort.
BETTY Tu peux me raconter tout ce que tu voudras, c’était bidon. Pour rien au monde tu n’aurais manqué "la nuit du chasseur". Tu louperais jamais un Mitchum.
ALLAN Je suis venu que je sache.
BETTY Accompagné, c’est pas la même chose. Ce sont nos soirées, merde !
ALLAN Ecoute, Rachel avait eu la gentillesse de rester pour m’aider à faire des photocopies, justement pour que je n’arrive pas en retard à la séance. Alors stop, Betty.
BETTY Parce que maintenant tu baises sur une photocopieuse, c’est un fantasme comme un autre tu me diras, il y a toujours le mot reproduction dans photocopie, c’est de la métaphore, rien de plus, vous n’avez rien inventé tous les deux. Ta colombe a simplement envie de se faire engrosser souvenir à l’appui.
ALLAN Mais dans quel délire tu pars, c’est dingue. Tout ça parce qu’une femme est venue avec moi au cinéma.
BETTY Avec nous ! C’est notre jour, le vendredi ! Les autres jours je m’en contre-fous, mais pas le vendredi, pas le vendredi…
Betty se dirige vers l'esquisse qui représente les deux visages qui se chevauchent. Elle passe tendrement la paume de sa main dessus
Quel gâchis.
ALLAN Betty, regarde-moi, regarde-moi ! Quand elle m’a déposé devant la cinémathèque, il m’a paru que la moindre des politesses était de lui proposer de venir. Coïncidence, elle adore ce film, c’est tout.
BETTY Elle aurait adoré n’importe quel film…
ALLAN Non, c’est pas vrai. Elle est plutôt théâtre.
BETTY Elle est plutôt théâtre mais elle est au courant que tu aimes le cinéma quand même ?
ALLAN Oui.
BETTY C’est bien ce que je disais alors, elle aurait aimé n’importe quel film.
ALLAN C’est ridicule.
BETTY Tu sais, Al, on dit que pour savoir si une personne est une ennemie, il faut la rencontrer. Je ne l’ai pas sentie dangereuse, la Rachel, malgré ses grands airs.
ALLAN Eh bien tant mieux si tu ne l’as pas sentie dangereuse.
BETTY. Pourquoi ? Je devrais ?
ALLAN …Dangereuse de quoi d’abord ?
BETTY Tu la sautes, c’est tout. Elle te vend bien tes albums, tu gagnes bien ta vie et on part en vacances ensemble et tout le monde est content !
ALLAN Alors de quoi te plains-tu ? Tu viens de résumer, à ta façon certes, mais de résumer quand même une situation dans laquelle d’après-toi, chacun y trouve son compte. Que peut-on rajouter à cela ?
BETTY J’ai eu peur quand tu m’as dit que vous aviez passé la soirée et la nuit entière à parler en écoutant de la musique.
ALLAN Ah ! Et pourquoi ? Ya rien de mal à ça que je sache.
BETTY Justement si.
ALLAN Et nous on fait quoi alors ?
BETTY C’est pas pareil, nous on ne fait que ça. Et puis ces soirées sont à nous. Rien qu’à nous.
ALLAN Alors si je comprends bien ton mode d’emploi, tu préfères que je baise toute la nuit avec une fille, plutôt que de lui parler ?
BETTY Parfaitement, c’est plus propre ! Tu tires ton coup c’est hygiénique, ça fait circuler le sang et ça libère ton stress.
ALLAN Ne sois pas vulgaire.
BETTY Appelons un chat un chat.
ALLAN Peut-être, mais il y a des façons de dire les choses, tu parles de cette femme comme d’une pute.
BETTY Ah non ! J’ai beaucoup plus de considération pour une pute. Car une pute te regarde droit dans les yeux et n’a pas peur de te dire avec quoi elle gagne sa vie, elle. Nuance.
ALLAN Mais qu’est-ce que cette fille t’a fait à la fin ?
BETTY Elle te pique ton âme Allan et tu ne t’en rends même pas compte. Je suis sûre qu’un jour tu oublieras que l’on sera vendredi et tu ne viendras pas. (Un temps) Ce jour-là… Ma vie s’arrêtera.
ALLAN Tu dis n’importe quoi.
BETTY Ce n’est pas n’importe quoi, Allan, c’est une partie mal commencée. La donne n’est pas correcte.
ALLAN Quoi ? Quelle partie ? Betty tu m’emmerdes !
Betty s’approche de la petite table près de la porte d’entrée, elle s’arrête et saisit un pion de l’échiquier qu’elle balance devant les yeux d’Allan.
BETTY arrogante et provocatrice. À propos de partie : on se la termine ?
ALLAN. Je n’ai pas envie de jouer aux échecs. Et puis d’abord elle était finie cette partie.
BETTY Une partie n’est jamais finie, seulement il faut en vouloir, il faut se battre jusqu’au bout !
Elle tourne autour d’Allan comme pour mieux l’exciter, tel le matador autour de son taureau.
ALLAN Un enfant de cinq ans serait capable de te confirmer que cette partie est bel et bien finie.
BETTY Tu n’as pas cinq ans.
ALLAN Tu as le don de vouloir clore une conversation qui te dérange avec une aisance qui, je l’avoue, m’a toujours stupéfié.
BETTY, violente. Joue !
ALLAN Ce n’est pas à moi de jouer.
BETTY Cette partie est si... Difficile...si tu savais.
ALLAN. J'ai surtout l'impression que tu en changes les règles.
BETTY. Bon, puisque c’est comme ça, on ne joue plus ! Voilà ! On dégage !
D’un grand coup de poing, elle balaie les quelques pions restant sur l’échiquier.
ALLAN Il faut avoir une sacrée dose d’amour parfois pour te supporter, Betty.
BETTY, crescendo. Peut-être mais en attendant, cette partie est remportée par Betty Logan sur abandon de l’adversaire. Je vais te manger, Allan. Tu es trop faible ce soir, tu manques de mordant. Un échiquier représente la vie, une partie de ta vie, un tempo. Tu es heureux, vif, mordant, ta façon de jouer sera l’attaque. Alors que si tu traverses un passage à vide, tu manques de confiance en toi, ton jeu sera basé sur la défensive. Raison pour laquelle je refuse de jouer avec toi quand tu reviens de chez cette pétasse. Tu es mou. On t’a sucé le sang !
ALLAN Et ça recommence ! Puis-je savoir quelle personne de mon entourage tu nommes de la sorte maintenant ?
BETTY Tu le sais très bien.
ALLAN Je t’avoue que non. Pas mal de choses me dépassent ce soir.
BETTY Si tu le sais.
ALLAN Non, je ne le sais pas et je te demande de me dire qui ?
BETTY Tu le sais !
ALLAN Et même ! Supposons que je sache de quelle personne tu veux parler, cela ne veut pas dire que j’approuve ton propos à son sujet. De toute façon je n’ai pas envie de parler d’elle.
BETTY Ah ! Tu vois.
ALLAN Qu’est-ce que ça veut dire, « Ah ! Tu vois » ?
BETTY « Ah ! Tu vois » : Ah : exclamation. Tu vois…
ALLAN. Arrête de me parler comme à un débile profond !
BETTY Tu as dit « cette personne ».
ALLAN Et alors, je ne vais pas dire « cette chienne » pour te faire plaisir aussi. Tu ne l’aimes pas, ça te regarde Betty. Mais je ne dénigrerai pas cette femme.
BETTY Tu as recommencé !
ALLAN Ce que tu peux être chiante, parfois.
BETTY Je ne suis pas chiante, je te fais simplement remarquer que lorsque tu parles d’elle tu dis « cette personne », « cette femme »… C’est tout.
ALLAN Et alors ?
BETTY Et lorsque l’on éprouve un sentiment pour une personne, on la nomme, on ne dit pas « cette femme ». Ce qui est très révélateur de tes sentiments envers elle.
ALLAN Ecoute. Je pense sincèrement que l’on s’est trop immiscé dans la vie de l’un et de l’autre. Ton regard sur cette f…sur Rachel manque totalement d’objectivité. Tu es mon amie… tranchant. Bon ! Je vais rentrer.
BETTY Pourquoi ?
ALLAN Mais parce que j’en ai marre, ras-le-bol, ma claque, eh oui, MA claque de t’entendre sortir connerie sur connerie depuis tout à l’heure. Alors je vais te laisser te reposer.
Allan se dirige vers la porte.
Tu n’as qu’à aller courir dans le parc, ça te calmera. À cette heure tu n’y croiseras personne.
Allan sort de la pièce par le couloir. Suivit par Betty.
BETTY, dans le couloir. Off. Attends ! Allan ! Allan !
Elle réapparaît, seule.
...Je t’en prie, ne me laisse pas, je suis dans une phase critique, je dois bien me réveiller… Tu sais, si je te dis tout ça c’est pour ton… Pour nous. Mais j’ai du mal quand tu es à côté de moi, c’est fou, je suis si bien et si mal à la fois. C’est comme si un mur transparent se dressait, quand je veux te parler de nous… Et plus le temps passe, moins je supporte ces filles autour de toi… J’ai peur, Allan, j’ai peur de te perdre.
Le téléphone sonne. Le message du répondeur de Betty a changé. C’est une voix d’homme qui parle, on reconnaît la voix d’Allan, mais elle se présente comme étant un certain Patrick Fallières. Allan est revenu. Betty s’approche du téléphone mais ne décroche pas et écoute ce qu’il dit. Allan jouera le personnage de Patrick Fallières.
VOIX REP BETTY Bonjour, ou soir, vous êtes bien chez Betty Logan, laissez-moi un message et je vous rappellerai dès que possible.
VOIX OFF Eh bien ce sera bonsoir, Patrick Fallières à l’appareil. J’espère que vous vous portez bien, très chère Betty. Voilà, je vais être bref, je suis dans votre ville pour 24 heures, j’aurai deux ou trois choses à vous faire part concernant votre poulain Decasso. Des japonais sont venus à la galerie… Enfin, voyons-nous et je vous en dirai plus. Disons dans deux heures à…
ALLAN Patrick Faillières, je ne le connais pas celui-là.
BETTY. C’est… C’est une autre Galerie que j’ai contactée.
ALLAN Décroche, décroche.
BETTY, tendue. Oui… Allô… Allô ! Bonjour…euh oui, bonsoir plutôt. Comment allez-vous ?...Non…je…J’étais sous la douche, je n’ai pas entendu…enfin, j’ai juste reconnu votre voix…Pardon ? Oui…JE suis sèche. D’accord dans deux heures dans les salons du Méridien. J’y serai. Au rev…
ALLAN/PATRICK Voudriez-vous me faire plaisir, Betty ?
(Elle se retourne vers Allan qui acquiesce de la tête.)
BETTY …Dites toujours.
ALLAN/PATRICK Vous ne voudriez pas mettre ce petit tailleur en flanelle que vous portiez quand vous êtes venue à la Galerie ? Il vous sied à ravir.
BETTY Je…Je crois que je l’ai porté au pressing…D’accord dans deux heures.
Elle raccroche. Allan se dirige vers la chambre de Betty et en ressort avec le tailleur.
ALLAN Je vois que monsieur ne s’intéresse pas qu’à l’art.
BETTY. Tu sais, c’est professionnel. Du moment que mes tableaux sont vendus…
ALLAN Change-toi.
BETTY. Pourquoi ? Je suis très bien comme ça.
ALLAN Parce que je te le demande.
BETTY. Tu me pousses dans ses bras ou quoi ?
ALLAN Il m’a semblé tout à l’heure que tu avais besoin… enfin. J'ai envie que tu sois bien, c’est tout.
Un long silence dans lequel elle observe Allan. Puis elle se dirige vers sa chambre.
ALLAN Betty !
BETTY Oui ?
ALLAN Le pressing l’a déposé.
BETTY, off. Il y a peut-être quelque chose avec les japonais.
ALLAN C’est bien, je suis content pour toi Betty.
BETTY Et cela ne te dérange pas que je sorte avec cet homme ?
ALLAN C’est important, c’est pour ton boulot.
BETTY Je crois qu’il… Enfin, que je ne lui déplais pas.
ALLAN En plus, il possède une Galerie.
BETTY. Ca veut dire quoi ? Pour qui tu me prends ?
ALLAN Je plaisante. Vraiment très élégante. Si cet homme ne craque pas, je t’autorise à le gifler.
T’as mis des collants ou des bas ?
Betty redresse sa jupe, on aperçoit le haut de son bas.
ALLAN Aouuuu ! Ah non ! Ya pas à dire, je respecte à fond la sexualité de tous, Mais je crois que je suis vraiment profondément définitivement hétérosexuel.
BETTY Et ça te désole ?
ALLAN Non, ça m’émeut… Oh, que ça m’émeut.
BETTY En vrai, tu bandes ?
ALLAN Tout de suite les grands mots. J’ai simplement dit que tu étais une image parfaite en cas de doute extrême, une sorte d’image guide pour un pauvre homme perdu. C’est tout. C'est un compliment ma chérie. Maintenant file, tu vas être en retard.
Betty s’approche d’Allan et lui dépose un baiser sur les lèvres.
BETTY Merci. Je me sens belle.
Elle le regarde longuement. Allan lui indique sa montre.
ALLAN Tu me raconteras.
Allan l’accompagne jusqu’au début du couloir. Betty disparaît rapidement.
NOIR
Allan ne dort pas, il est allongé sur le canapé et observe la Lune. On entend le cliquetis de la clef dans la serrure. Betty pénètre dans la pièce, elle revient de sa soirée. L’expression de son visage trahit son état.
ALLAN Voilà la plus belle !
BETTY, tendue. Je vois que tu es en pleine forme.
Elle ôte des boucles d’oreilles et les jette négligemment sur la table.
ALLAN. J’étais sur la lune. Tu me connais. J'aime bien rêvasser.
BETTY Et c’était bien sur la lune ?
ALLAN. Atterrissage parfait. Petite balade vers le cirque Schiller, descente de cratères, record du monde de saut en longueur, rien de très original et toi ?
Tel un robot, Betty ôte ses vêtements, son manteau, sa veste etc… Elle pénètre dans sa chambre.
- C’était comment ?
BETTY, off. Foireux.
Elle ressort de la chambre. Elle porte un peignoir.
- Il est arrivé avec une heure et quart de retard.
ALLAN T’es pas très charitable avec les horaires, Betty. Il a pu avoir un empêchement, il est peut-être tombé dans des embouteillages ; il a une voiture ?
BETTY. Un break, superbe.
ALLAN. Ah ! Le break superbe ! C’est quelque chose… À vingt-cinq ans la Porsche et à quarante le break superbe. C’est l’effet homme, ça ne s’explique pas.
Betty se sert à boire sans tenir compte d’Allan et repart vers sa chambre.
C’est terrible les embouteillages maintenant. On ne se rend pas compte à quel point ces foutus embouteillages à la con ont changé nos vies. Regarde le nombre de gens qui arrivent en retard au théâtre.
BETTY, off. Ils n’ont qu’à partir à l’heure.
ALLAN Et c’est quoi l’heure ? C’est quand l’heure à laquelle tu dois fermer la porte de chez toi pour grimper dans ta voiture ? Il suffit que tu partes deux heures en avance pour que tu arrives en une demi-heure sur ton lieu de rendez vous.
(Betty réapparaît.)
BETTY Je ne vois pas pourquoi tu cherches absolument à défendre ce type.
ALLAN Sois charitable, Betty.
BETTY En plus je ne vois pas pourquoi tu m’exposes une thèse à la con sur les embouteillages, vu que tu n'as même pas ton permis ! Partir à l'heure, c'est comme si tu me disais qu'il y a un âge pour ...
ALLAN. Pour ?
BETTY. ....Rien. J’avais l’impression qu’il me goûtait comme il l’aurait fait avec un vin. « Elle a de la cuisse, une belle robe, est-elle bonne en bouche ? Plutôt grand cru ou vinaigrette, la femelle ? » Bon Dieu ! L’amour doit-il être forcément consommé pour qu’il se déclare ? Ce que tout ça peut être faux !
ALLAN Ҫa n’a rien de faux. C’est une suite logique, tu aimes une personne, tu as envie de lui faire l’amour. Tu lui plais, c’est tout.
BETTY C’est bien ce que je dis, c’est une supercherie. Tu peux aussi avoir envie de faire l’amour à quelqu’un que tu n’aimes pas forcément. L’acte est le même. Il est enrobé d’un ruban rouge parce que c’est une personne que tu aimes, la frontière n’est pas marquée.
ALLAN Ҫa veut dire quoi ?
BETTY Ҫa veut dire qu’il n’avait pas le bon passeport et qu’il est resté à la frontière, voilà.
ALLAN Tu crois que c’est comme ça que tu vas trouver l'âme sœur ?
Elle se met à pleurer.
ALLAN Betty ? Qu’est-ce qu’il y a ? C’est à cause de ce que je viens de dire ?...Excuse-moi, je…je pensais pas que tu le prendrais comme ça. On a toujours rigolé de nos histoires avant.
BETTY Avant, peut-être. Mais tu vois ce soir je me suis regardée dans la glace pour faire le point, voir si tout fonctionnait bien à l’intérieur....Si tu veux tout savoir, ça ne fonctionnait pas. Ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Alors tu vois, ce rencard il avait un peu plus d’importance que les autres.
(Betty pleure de plus belle. Allan la prend dans ses bras.)
ALLAN Allons, allons, calme-toi, calme-toi…
BETTY. Ca ne va pas moi en ce moment, tu sais. Je déprime tout le temps. Je me lève je pleure, la journée, je pleure et le soir je pleure, quelquefois entre les deux j’ai juste le temps de renifler.
ALLAN. Bah dis-donc, quel type c’était pour te mettre dans un tel état ?
BETTY Ce n’est pas de lui. C’est un tout, un ras-le-bol.
ALLAN Je ne te comprends pas, ton agenda est plutôt bien rempli. Toute la gente masculine voir même une bonne partie de la féminine te sont acquise.
BETTY Mon agenda est bien rempli comme tu dis. Rempli d’artistes paumés, de types goûtant une femme comme une bouteille de vin, de japonais incompréhensibles, de soirées sans lendemain. Bien rempli, oui… Tu sais, les petites dragues sans envergures, les déjeuners qui se transforment en dîners juste avant le dernier verre, ça va un moment, mais moi je suis arrivée à la fin du chapitre.
Elle se sert un grand verre d’alcool qu’elle brandit à la face d’Allan.
BETTY Le dernier verre ! Et après je te baise !
ALLAN Il vaudrait mieux que tu arrêtes de boire pour ce soir. T’as besoin de vacances. Ecoute, tu fermes la galerie dix jours, tes peintres ne vont pas mourir, moi non plus, et puis il y a le téléphone et des fax partout, alors tu vas prendre un billet d’avion, direction le soleil, la plage, la mer.
BETTY Merci pour ton conseil, mais ce n’est pas de dix jours sous les tropiques à respirer des huiles solaires et regarder passer des shorts fluo dont j’ai besoin. La fracture est plus ouverte que tu le penses, Allan. J’ai besoin d’un homme… Pourquoi est-ce si dur ? Je ne suis pas Ava Gardner, d’accord, mais quand même. J’suis bandante, non ? Hein ? Allan ?
ALLAN ....
BETTY J’suis pas bandante ?
ALLAN Si… Enfin, je veux dire t’es… T’es, non, vraiment, t’es bien quoi…
BETTY J’suis bien ou j’suis bandante ?
ALLAN Mais… Je ne sais pas, moi.
BETTY Je te fais bander ou pas ?
ALLAN Moi c'est différent.
BETTY Différent...Pourquoi ?
ALLAN Parce que. C'est comme ça. Il n'y a pas d'explication à donner.
BETTY Pourquoi qu’à chaque fois que je tombe amoureuse d’un homme il s’en fiche ? Et chaque fois qu’il y en a un qui tombe amoureux, c’est moi qui m’en fiche. Y se pourrait pas qu’une fois, juste une fois l’ascenseur s’arrête au même étage ?
ALLAN C’est bizarre. Ça ne te ressemble pas.
BETTY Qu’est-ce qui est bizarre ? Que ta meilleure amie craque parce qu’elle se sent seule ?
ALLAN T’es pas seule.
BETTY Si ! J’suis seule, j’suis seule j’ai bientôt 40 ans et je n'ai pas d’enfant…
ALLAN Moi aussi, j’suis seule et j’ai pas d’enfant, et alors ? On a toujours dit qu’il fallait mieux être seul que mal accompagné non ?
BETTY Oui, oh ! À force de dire ça on ne risque pas d’être mal accompagné, on risque de ne plus être accompagné du tout Allan !
ALLAN Allez ! On s’en fiche.
BETTY Je vois que tu es en pleine forme… Alors, je dois peut-être en profiter maintenant.
ALLAN Profiter pour faire quoi ?
BETTY Pour te demander quelque chose.
ALLAN Accordé d’avance. Je veux voir un sourire sur ton visage dans moins de deux secondes Betty.
BETTY Allan, ce que j’ai à te demander risque de te surprendre. C’est même sûr.
ALLAN Je vais essayer de deviner. Je vais te poser des questions et tu vas répondre chaud…froid-tiède, ok ?
BETTY Je n'ai pas très envie de jouer...
ALLAN Allez ! On accroche un beau sourire à son joli minois.
BETTY Attends-toi à du bouillant plutôt.
ALLAN C’est pas banal alors ? Je veux dire ; on ne demande pas ça tous les jours à son meilleur ami ?
BETTY Quand tu dis « pas banal », déjà tu brûles.
ALLAN Ah bon ?... Donc, j’écarte le problème d’argent d’office. Euh… Tu dois repartir, tu veux que je vienne arroser tes plantes mais tu ne sais pas combien de temps tu dois t’absenter ? Ne t'inquiètes pas. Je me sens vraiment bien ici.
BETTY Non, c’est…
ALLAN Laisse, je vais deviner. Ah ! T’as tué Weider, t’es poursuivie et tu veux que je te trouve une planque ?
BETTY Non, ça c’était ton dernier album.
ALLAN Ah ? Je ne me souviens plus… euh… Je vois pas… Non, ça je l’ai dit… Ah ! Ҫa y est j’ai trouvé. Le Patrick, tu veux te marier avec le Patrick et tu veux que je sois ton témoin, mais ton futur ne veut pas. C’est pas grave, je lui casserai la gueule plus tard.
BETTY Non, c’est plus sérieux. Je veux un enfant.
ALLAN Oui, je sais, tu viens de me le dire, t’as 40 ans et tu veux un enfant. Il y a des millions de femmes à qui ça arrive. Ҫa te passera.
BETTY J’ai vraiment envie d’un enfant. Je veux un enfant de toi.
ALLAN Tu plaisantes ?
BETTY. Non.
ALLAN Non ? Elle est folle ! Elle est folle ! Ma copine Betty est devenue folle !
BETTY Non, je ne suis pas folle. J’y ai même longuement réfléchi. 7 ans ! Je pense que c’est correct comme délai de réflexion.
ALLAN Mais tu as oublié juste une petite chose Betty. On n’est pas un couple.
BETTY C’est quoi, pour toi, un couple ?
ALLAN Je sais pas… Des gens mariés, qui font l’amour sous le même toit, je sais pas.
BETTY Tu crois que l’amour c’est parce que tu passes à la mairie ou que tu baises trois fois dans la semaine ! Et encore, ça c’est au début, façon cadeau de bienvenue, après c’est : « ouvre la boîte et sors-moi l’aspirine. » Et c’est ça pour toi, un couple ?
ALLAN Je sais pas, sans doute. C'est en tout cas comme ça que c'est défini.
BETTY Défini !
ALLAN Oui.
BETTY Défini...c'est là le problème. Et ceux que tu vois dans les restaurants qui n'échangent pas un regard, pas un geste tendre, le nez pointé dans leur assiette pendant tout le repas. C'est aussi ça qui est défini ? Cette facilité à venir se faire chier en public me dégoûte . C’est dur le regard de l’autre quand on n’a plus rien à y lire. C’est ça un couple ?
ALLAN Non, je suis d'accord avec toi.
BETTY NOUS sommes un couple ! Plus que n’importe lequel ! Regarde dans les restaurants, le nombre de fois où le garçon nous tourne autour avec son addition.
ALLAN On est des amis, Betty ! Des amis proches. Mais des amis.
BETTY Des amis qui se connaissent plutôt bien. Tu veux que je te montre ton cadeau pour mon dernier anniversaire ?
Betty ouvre son peignoir et dévoile une partie de son soutien-gorge. Allan se tourne.
C’est facile, je le porte sur moi. 95 bonnet C, culotte taille 40. Regarde les avantages ! On n’a pas à apprendre à se connaître. On se connaît par cœur. Regarde !
ALLAN C’est bon, je les connais tes seins.
BETTY Ah tu vois ! Et il n'y a pas que mes seins que tu connais.
ALLAN Oui, bon, euh…...
BETTY Mon point extrême de jouissance n’a pas de secret pour toi.
ALLAN. Nous avons peut être quelques fois un peu dépassé les limites, mais...ne vois pas.
BETTY Si tu savais comme j'en ai assez de tous ces couillons qui te pelotent pendant des heures avant de trouver le chemin, que des fois, j’ai envie de leur filer un plan avec une boussole ! … Tu comprends tellement de choses que j’ai parfois l’impression que tu te confonds dans mon esprit. D’ailleurs en ce moment je ne sais même pas si c’est moi ou bien toi qui…
ALLAN Je t’écoute, rien de plus. On est amis, toi aussi tu m’écoutes. C’est normal…
BETTY Allan, soyons objectifs. On gagne du temps, on ne gaspille pas bêtement nos énergies à se poser des questions. Je sais combien tu mets de sucres dans ton café le matin. Je sais que tu ne manges pas le matin, juste une pomme vers 10 heures. On évite la gêne du petit-déjeuner.
ALLAN Je sais tout ça, Betty. Mais il n’empêche que…
BETTY Tu n’as pas remarqué que ces derniers temps j’avais envie de faire durer nos conversations après les films. Juste pour qu’il soit trop tard et que tu restes dormir ici. J’adore quand nous nous allongeons sur le canapé dans la position cuillère.
Betty encercle le ventre d’Allan et appose sa tête contre son dos.
ALLAN Arrête !
BETTY Pourquoi ? Je sais que tu aimes cette position.
ALLAN Nous ne sommes pas sur ton canapé Betty.
BETTY Et alors ? C’est la position horizontale qui t’inspire ? Un moment de tendresse à la verticale te dégoûte.
ALLAN Tes lois sur la physique sont très intéressantes. Mais il existe quelque chose de tout simple, Betty. Nous sommes des amis.
BETTY Ne me dis pas que tu n’as jamais eu l’idée de tirer un petit coup avec moi.
ALLAN Ne sois pas vulgaire en plus.
BETTY Vulgaire !...Et le break superbe qui t’emmène dans un restaurant, le-dit restaurant faisant bizarrement hôtel, t’appelles ça comment, toi ? Tu sais, les mecs honnêtes des testicules ça ne court pas les rues Allan.
ALLAN C’est pas la peine de fantasmer non plus, je suis comme les autres.
BETTY Oh ! Non, Allan. T’as rien à voir avec ces machos à la con qui ne pensent qu’à te sauter, te balancer leur semence dans le ventre et pousser un grand cri…si seulement… Mais c’est jamais le grand cri de l’amour qu’ils poussent… C’est un râle, un râle bestial, égoïste, supérieur sans vergogne. Ce râle me résonne dans la tête pendant plusieurs jours et à chaque fois de plus en plus fort. Je ne veux plus de ça, Allan.
Elle se sert un verre.
ALLAN Tous les hommes ne sont pas comme ça.
BETTY. Non, tu as raison, il y a aussi ceux qui tirent leur coup et fument leur clope.
ALLAN Moi aussi je fume.
BETTY Oui, mais pas après l’acte. C’est toi qui me l’as dit. Tu te souviens ce que tu m’as dit quand nous sommes rentrés du Madison Quartet l’autre soir, et que tu es resté dormir ici ?
ALLAN. Non.
BETTY Tu m’as dit que c’était une femme comme moi qu’il te faudrait.
ALLAN J’étais ivre.
BETTY Tu avais toute ta conscience . Je l’ai même sentie de près, ta conscience ce soir-là.
ALLAN Un baiser Betty...
BETTY Ta conscience… Ce que tu as entre les jambes si tu préfères !
ALLAN. Je ne me souviens de rien.
BETTY Ne joue pas à ça avec moi, Allan. Ne fuis pas.
ALLAN Mais bon dieu, Betty, tu veux quoi ? Tirer un coup ! Tu as coché tes cases dans un magazine de bonnes femmes et tu n’es pas dans l’élite des baiseuses, c’est ça qui te déplaît ? Faut augmenter le nombre de rapports ?
BETTY J’ai envie de toi tout simplement… Je t’aime Allan, je t’aime et je veux un enfant de toi, c’est tout.
ALLAN C’est ridicule.
BETTY Ce n’est pas ce que tu disais l’autre soir.
ALLAN L’autre soir, j’ai failli céder parce que, parce que… J’avais bu, je t’ai vue malheureuse… mais n’interprète rien de plus. Mais qu’est-ce qu’on fait, là ? On se dispute comme si…
BETTY Comme un couple, oui.
ALLAN Non ! Pas comme un couple !
BETTY Alors c’est le physique. Je ne suis pas ton type. C’est ça, Allan ?
ALLAN Arrête un peu avec ton physique ! Je m’en fous de ton physique.
BETTY Tu aimes ça pourtant, savoir ce que je porte sous ma jupe.
Elle redresse sa jupe, Allan l’en empêche.
ALLAN C’est un jeu, Betty.
BETTY Un jeu dangereux, Allan.
NOIR
Une douce lumière provenant du velux éclaire Betty. Alternativement, ils apparaîtront et disparaîtront par le couloir. À chaque fois coupés par un noir rapide.
BETTY Comment savoir ce qu’il pense de moi ? Comment est-ce qu’il me présente à ses amis ? Est-il fier de moi comme je suis fière de lui ? Est-ce qu’il parle de la même façon à ses amis masculins qu’avec les femmes ? Est-ce qu’il parle de moi, d’abord ? Je suis sûre que…
(Lumière sur Allan qui s’adresse face public.)
ALLAN Mon amie Betty est une fille remarquable, brillante, intelligente, courageuse, elle s’occupe d’une galerie d’art. En fait c’est une galerie de peinture mais elle déteste quand je dis ça, elle trouve que cela fait vulgaire. Cela lui donne l’impression que je parle d’un magasin de peinture en gros. De la peinture, c’est de la peinture. Je crois qu’elle est un peu snob, mais c’est ma Betty, je l’aime. Oh ! D’amitié bien sûr, faut pas tout mélanger, ça fait plus de 7 ans que l’on se connaît. On est de vieux copains, on se dit tout, on est comme un couple mais sans la troisième composante… Bah oui ! Le sexe. Quoique en ce moment, j’ai l’impression que la Betty, elle aimerait bien m’expliquer sa logique sur la chose… Enfin, c’est la logique de Betty.
(Lumière sur Betty.)
BETTY Allan, ça fait plus de 7 ans que je le connais, en fait, j’ai l’impression de le connaître depuis toujours, depuis le début. Le début de la création, j’entends. Il est entré dans mon programme génétique il y a plusieurs millions d’années. Je suis sûre que l’on devait être deux copains fossiles dans une mare, ou quelque chose comme ça. Il fait partie de mon futur, c’est lui qui me garde vivante… Vivante.
(Un temps dans lequel le visage de Betty se perd dans l’espace. Elle s’agenouille devant le canapé et d’une main, semble suivre une ligne imaginaire sur le sol. Puis, debout.)
Tout ça pour vous dire qu’entre Allan et moi, ya un lien. D’ailleurs, en ce moment, je tente de lui en parler, de ce lien. Bon, ça doit le déstabiliser, mais tant de choses en commun, ça doit bien exploser un jour… Visiblement, c’est pas le bon jour, et avec ma chance habituelle je dois être tombée sur une année bissextile en plus.
(Betty disparaît. Lumière sur Allan.)
ALLAN Enfin là, elle dépasse les bornes, vous ne trouvez pas ? Sa logique tient le coup, certes, mais bon faut être deux pour ça. Je veux dire, vraiment deux.
(Lumière sur Betty.)
BETTY J’aurais peut-être dû lui en parler différemment, moins directe. Ah ! C’est tout moi, ça ! Pauvre idiote que tu es !... Pourtant ça se défend ce que je dis, non ? Ҫa ne vous paraît pas logique ? Quand il n’y a que de bons ingrédients, la sauce ne peut être que bonne… Vous me direz, il suffit de peu de choses pour que la sauce tourne aussi. Enfin quoi ! Pourquoi j’irais chercher ailleurs ce que j’ai à portée de la main ?
Elle reste seule en scène et change de ton. Alternativement, elle prendra sa propre voix et une plus innocente.
VOIX INNOCENTE Mais oui, mais tu peux aussi comprendre que les autres ne pensent pas forcément comme toi, Betty.
BETTY Oui, ça je peux le comprendre, je peux le comprendre, mais les autres je m’en fous. C’est lui, c’est pas les autres. Tu me diras, l’amour c’est comme une grave maladie. Il n’y a qu’un pour cent de chance que tu l’attrapes, mais quand tu l’as chopé c’est cent pour cent gagné !
VOIX INNOCENTE. Compare pas l’amour à une maladie.
BETTY T’appelles ça comment, toi, quand tu dois prendre des pilules pour t’endormir parce que sinon tu te fais le tour du cadran ? Et que le matin t’en prends d’autres parce que t’arrives plus à te lever ! Si ! Je suis malade. Il me faudrait une convalescence amoureuse. Je le vois d’ici. Il va me dire que j’ai besoin de vacances, j’en suis sûre, c’est sa façon d’éviter le sujet.
Allan apparaît dans la lumière tandis que Betty disparaît.
ALLAN Elle a besoin de vacances. C’est sûr, elle est stressée avec son boulot et tous ces artistes à gérer. Ne serait-ce qu’une semaine, tiens.
Betty apparaît et va rester seule face au public un long moment. Elle tient dans ses mains le petit tableau représentant l’esquisse des deux visages.
BETTY Personne ne me comprend comme toi, Allan. Personne. Toi, tous tes sens sont ouverts. Tu vois plus que les autres, tu entends plus que les autres, tu aimes plus que les autres. Tu es presque inhumain. Et tu voudrais que je passe à côté de ça ? Aucune femme au monde ne se doit de laisser passer un tel amour. Oh, je sais ce que tu vas me répondre. Qu’il serait temps que je cesse de me prendre pour une princesse, que personne ne ramassera mon soulier, que c’est con de marcher pied nu, qu’à minuit les voitures ne se changent pas en citrouilles. Que je n'ai plus l'âge de ce genre de ...
Allan apparaît et s’approche de Betty. Il lui pose une main sur l’épaule.
ALLAN Je suis sûr que tu vas trouver un…
BETTY. Tu ne te débarrasseras pas de moi !
ALLAN Tu as besoin d’un peu d’attention en ce moment, c’est l’automne, en Automne les individus ont toujours tendance à déprimer.
BETTY. Tu me vois malheureuse alors tu te dis « faut que je fasse un peu attention à elle. Elle a une petite crise du changement de saison. Elle ne supporte pas que les jours raccourcissent. »
ALLAN Tu me fais remarquer que tu as besoin d’attention, je te réponds que je l’ai compris et tu continues sur un ton arrogant, c’est nul Betty. Comme si je ne faisais jamais attention à toi.
BETTY Vu comme ça alors oui, oui tu fais attention à moi. Comme un emploi saisonnier, 2 fois l’an. C’est pour te donner bonne conscience.
ALLAN. Un emploi saisonn… Mais ça fait 7 ans que je fais attention à toi ! Je t’appelle trois fois par jour, on passe tous nos vendredi ensemble, on, on part en vacances ensemble !
BETTY Et alors ?
ALLAN Je vis en symbiose avec toi. T’es malade, je suis malade. T’es heureuse, je suis heureux, tu souffres, j’en suis malade. Et tu oses me dire que je ne fais pas attention à toi !
BETTY C’est faux ! Tu veux tellement ressembler à une image parfaite que tu t’oublies, tu ne sais même plus qui tu es. Alors épargne-moi le couplet sur l’attention, il n’y a pas plus égoïste que toi ! Tu verrouilles tes sentiments par une autocensure ridicule, Allan.
ALLANJe ne verrouille rien du tout !
BETTY Regarde-toi, Allan, tu commences à prendre des manies de vieux garçon.
ALLAN Des manies de vieux garçon parce que je refuse de faire un enfant à une amie dépressive !
BETTY T’as tellement peur de faire le pas que tu t’es créé un monde dans lequel tes réflexions sur ton prochain sont devenues les murs de ta prison. Tu t’es emmuré vivant dans tes convictions à la con ! Dans ce cas, fais de la politique !
ALLAN Tu parles que je te fasse un enfant et tu me traites d’irresponsable, faudrait savoir, je crains que les deux ne fassent pas bon ménage.
BETTY Laisse-toi aller à croire, Allan, juste à croire.
ALLAN À croire en quoi ? En une amie qui pète un plomb et qui me demande de lui faire un enfant, c’est en ça qu’il faut que je croie Betty ? Betty ?
BETTY Tu ne crois pas en l’amour parce que tout en toi est disposé à y croire.
ALLAN D’abord ce n’est pas que je ne crois pas en l’amour, mais en notre amour. Enfin, en notre amour comme tu le conçois, Betty.
BETTY Essaye.
ALLAN C’est ridicule. Il n’y a rien à essayer, Betty. On ne peut pas forcer l’amour.
BETTY Mais Allan, on se connaît tellement…
ALLAN D’accord on se connaît, Betty, tu m’as raconté, je t’ai raconté, on s’est raconté pleins de choses, mais ça ne suffit pas pour que…Et puis…On n’a jamais fait l’amour Betty ! Je veux dire réellement …
BETTY Justement, il ne nous manque que ça pour que notre relation soit, vraiment complète. Nous possédons déjà trois des quatre parties indispensables.
ALLAN Quelles quatre parties ? De quoi tu parles ?
BETTY Amour, Sexe, Admiration, Intellect… Ce sont les composantes que chaque couple devrait observer, quantifier, vérifier. Nous, nous en possédons déjà trois.
ALLAN Ah oui, trois ?
BETTY Tu peux faire le malin, mais tu ne peux pas dire qu’il n’existe pas de l’amour entre nous depuis ces sept années ? Non ?
ALLAN Une forme d’amour, Betty, mais…
BETTY De l’amour, de l’admiration également ! Tu m’as toujours dit que tu étais fier de moi. Bah moi aussi j’suis fière de toi ! Alors…Admiration.
ALLAN On s’apprécie mais de là à…
BETTY La connivence intellectuelle, on ne peut pas la nier. Il ne nous reste donc que la dernière composante pour que nous réunissions les quatre et que nous soyons un couple modèle.
ALLAN Un couple modèle ? Ҫa ne t’est pas venu à l’esprit que si nos trois COMPOSANTES comme tu dis, fonctionnent si bien c’est peut-être parce qu’il n’existe pas de quatrième ?
BETTY. On ne peut rien dire, on n’a jamais fait l’amour.
ALLAN Mais arrête, Betty ! T’es ridicule, la seule chose que tu recherches c’est de ne plus être seule. T’as décidé ça d’un coup. Et c’est moi que tu choisis !
BETTY Je t’en parle, alors pour toi c’est d’un coup. Mais ça s’est fait progressivement, au fil des années. Plus je te voyais, plus je t’ai ...apprécié.
ALLAN Mais un enfant, Betty !
BETTY Quitte à vouloir un enfant, autant que ce soit avec quelqu’un avec qui tu t’entends plutôt bien.
ALLAN Oui, mais entre bien s’entendre et faire un enfant…
BETTY La frontière est fragile, Allan. Tu crois déjà que c’est facile de t’en parler dans ces conditions… Sans savoir vraiment ce que tu penses... cette solitude commence à me peser, Allan. J’en ai marre de me dire que chaque soir ça va être pareil. J’en ai marre de me faire un film dès que je tourne la poignée de la porte. J’en ai marre de me dire qu’il y a quelqu’un derrière qui m’attend avec des tonnes de baisers, d’amour, qui me demande comment s’est passée ma journée, me propose à boire, une partie d’ECHECS !
Elle donne un violent coup de poing sur l’échiquier qui vole en éclats.
Mais non, rien, rien, rien ! Le vide, toujours et encore le vide… J’en ai marre que mon premier regard se porte vers le répondeur pour voir s’il clignote. Ouf ! Merci mon dieu, il clignote. Tu vois c’est con, tu regardes une loupiote clignoter et t’es contente. Cette lumière, ça devient ton battement de cœur, ton rythme cardiaque. Et si tu rentres un soir et que le sombre de ton appartement ne te renvoie pas la petite lumière magique, c’est comme si ton cœur s’arrêtait de battre. Ridicule, non ?
ALLAN Betty. Je t'en prie.
Elle ramasse les pièces de l’échiquier. Elle saisit la reine.
BETTY Même la conjugaison change quand t’es seule. C’est pas compliqué, plus rien ne se conjugue. (Elle s’adresse à la Reine.) Qu’est-ce qu’on peut bien faire seule ? (Puis de nouveau à Allan.) Ta tasse de café, ton assiette, ton couteau, ta fourchette.
Elle continue de ramasser le reste des pièces de l’échiquier qui jonchent le sol.
Tu finis par haïr les services de table. Il m’est arrivé d’aller dans une grande surface juste pour voir au rayon vaisselle un service installé sur une table avec un bouquet de fleurs au milieu. Même s’il est en plastique, il est beau ce bouquet. Une fois je me suis surprise à m’asseoir à la table en exposition, à l’entrée du magasin. J’ai même reniflé le bouquet de fleurs. Alors tu vois, quand je rentre et que je suis seule devant mon assiette jambon, j’ai envie de tout casser dans le vaisselier. Et si je te le demandais autrement ? Oui autrement, d’une autre façon, si je te disais que… J’ai besoin de cet enfant, tu comprends Allan, besoin, si ça tu peux comprendre.
ALLAN Mais bon dieu ! Pourquoi le mot reproduction vient-il vous perturber à ce point ? J'aurai dû l'ajouter sur la liste des mots à oublier !
BETTY Peine perdue. C'est le genre de mot indélébile. C’est physiologique. Même celles qui n’en veulent pas se posent la question de savoir comment ça fonctionne, on a toutes envie de connaître les petits coups qui déforment le ventre. Ce n'est pas rien de vouloir porter la vie, merde !
ALLAN Certainement, mais je revendique le droit de ne pas en être le géniteur.
BETTY Cesse de fermer les yeux, Allan. Tu as 40 ans.
ALLAN Merci, je me porte au mieux. Mon nerf sciatique a même décidé de me foutre la paix, alors qu’est-ce que tu viens m’emmerder avec tes 40 ans !
BETTY Je veux garder conscience Allan, rester en éveil, je veux quelque chose en quoi je puisse croire.
ALLAN Et tu penses que faire un enfant avec moi c’est quelque chose en quoi tu peux croire ?
BETTY Oui. Un petit bout de nous deux. Un petit être biologiquement conçu par deux êtres réunis par tant de...
ALLAN Par deux copains, Betty, deux copains. Un enfant ne peut pas être le fruit de deux copains, Betty !
BETTY Alors tu refuses ?... Allan ?
ALLAN Oui.
BETTY Ҫa fait pas bien un enfant dans ta vie d’artiste ?
ALLAN Je n’ai surtout aucune envie de ne plus pouvoir dormir à cause de la scarlatine de la petite dernière ou bien des problèmes d’adaptation du grand dans son nouveau collège, ses problèmes de peau pubère ou des petites amies qui lui posent des lapins. Je ne suis pas prêt à supporter tout ça, Betty. C’est simple, et ça n’a rien à voir avec toi.
BETTY(À elle-même) Je crois que je suis allée trop loin, pourquoi je continue ?...
Elle veut l'embrasser, il se recule.
BETTY C’est de l’amour, ça ne tache pas.
ALLAN Je ne me sens pas capable Betty.
BETTY Je sais que tu en es capable.
ALLAN Et puis je n'ai pas envie de passer pour un père indigne parce que je n’aurai pas réglé ma conduite sur ce que pensent les gens. D’ailleurs ça me fait rire, ça. Tous les jours j’en vois des parents indignes, tous les jours ! Ils transmettent quoi à leurs enfants ? Des idées de moutons bien réglés depuis des générations, des ambitions ratées, des désirs inassouvis, des rêves brisés, tout ça compensé par je ne sais quels artifices de signes extérieurs de pseudo-richesse. La dernière bagnole à la mode, la course à la marque, la maison de campagne, mais pas trop à la campagne quand-même, les mêmes lieux de vacances dans des clubs où chacun laisse aller sa libido par procuration en projetant ses fantasmes sur une peau bronzée d’un moniteur ou d’une monitrice de voile pendant que leurs petits sont dans le parc avec leur nourrice de la quinzaine. C’est cela, être des parents dignes et responsables ? Tu vois, je n’ai aucune expérience de la paternité, mais j’ai au moins le mérite d’avoir celle d’un homme qui a toujours tout fait pour ne pas être rongé par des regrets. Les regrets sont la pire gangrène que l’humain se soit créé.
Un long silence dans lequel la lumière va changer. En réalité Betty veut sortir de son rêve, elle ne le maîtrise plus comme elle le souhaiterait. Elle voudrait sortir par le couloir mais se sent aspirée par l’esquisse sur le chevalet devant lesquelles elle se pose.
Ce ne serait pas un bébé de l’amour mais d’une errance, d’une esquisse fabriquée par une seule et même personne. A-t-on le droit ?
Elle fixe l'esquisse et ne l'écoute plus
Moi aussi il m’est arrivé de rêver que je donnais le biberon à mon bébé, que je le promenais dans le parc et que j'étais fier du regard que me renvoyaient les passants. Moi aussi il m'est m’arrivé de rêver que je venais la chercher à l’école avec du chocolat et de la brioche bien fraîche, moi aussi il m’est arrivé de la regarder dormir et de me plonger dans son visage où la paix et l’innocence font encore bon ménage. Moi aussi...mais je ne suis pas prêt. T’as vu la vie que je mène, toi aussi d’ailleurs, t’as pas fait tout ça pour laisser tomber la galerie et rester à la maison pour élever un gosse et rentrer dans le rang, non ? Je suis sûr que tu vas trouver un homme qui sera...
VOIX BETTY Allan ! Allan ! ...Je veux arrêter ! Je veux sortir de tout ça !
ALLAN Alors prends-toi en main, personne ne peut rien pour toi dans tes rêves. C’est toi le capitaine du navire, tu as TOUS LES DROITS ! TOUS LES POUVOIRS, SUR TOUT LE MONDE ! TU AS LE POUVOIR DE NOUS FAIRE PARLER, VIVRE ! CRIER ! Mais PERSONNE ne peut t’aider, PERSONNE, PERSONNE, PERSONNE…
BETTY Tu ne te débarrasseras pas de moi.
ALLAN Il faut être deux, Betty, pour ces choses-là.
BETTY Dans ce cas tu l’auras voulu. Le premier qui me tombera sous la main, le premier tu m’entends ! Le premier me fera un enfant.
ALLAN Ma pauvre Betty, mais je m’en fiche avec qui tu vas passer la nuit, te faire sauter et lequel va t’engrosser ! Je m’en contre-fous !
BETTY Eh bien le premier sera le bon !
ALLAN À loisir. La porte est ouverte.
BETTY Salaud ! Je t’informe que je vais aller dans les bras du premier venu et ça ne te fait rien. Ta meilleure amie va aller se faire tringler par n’importe quel type et ça te laisse de marbre. Bravo. Bravo et merci.
ALLAN C’est insensé cette façon que tu as de te sentir le nombril du monde, et tu veux le dilater en plus !
BETTY Tu me laisses tomber au moment où j’ai le plus besoin de toi.
Elle se redresse et se dirige vers la porte.
Tu vas me le payer. T’entends ! Tu vas me le payer !
Elle va dans la cuisine et en ressort avec une bouteille. Elle en boit une grosse gorgée qui vide pratiquement de moitié la bouteille. Elle s’assoit sur le sol et s’adosse contre le canapé.
J’aimerais tellement l’entendre…
Elle pose délicatement son verre sur le rebord de la table basse et lève la tête vers le velux. Puis mimant une voix d’enfant.
VOIX ENFANT Maman ? Maman ?
Elle tourne sa tête comme si elle cherchait d’où provenait la voix.
Maman ?
BETTY Je suis là ma chérie, elle est là Maman.
Elle disparaît dans le couloir. Elle en ressort presque aussitôt, avec dans ses bras une couverture qu’elle tient comme un bébé.
Ne pleure pas, c’est fini, c’est fini Maman est là, chut, chut…
Elle le berce. Sa voix se met à trembler.
Je t’aime tellement mon bébé, tellement.
Elle se met à pleurer de plus belle et lâche la couverture qui s’écrase et s’ouvre sur le sol. On y voit un oreiller en tomber. Elle s’effondre et reste un long moment à genoux. L’appartement est plongé dans un profond silence. Betty se redresse avec difficulté comme si un lourd poids l’en empêchait. Elle se dirige vers sa chambre. Un temps. Elle en ressort. Malgré la pénombre dans laquelle la pièce est plongée, on distingue la silhouette de Betty qui s’allonge sur le sol. On la voit gesticuler mais on ne voit pas ce qu’elle est en train de faire. Puis, la silhouette branlante se redresse à nouveau et retourne dans sa chambre en se heurtant au tableau. Long moment. Elle en ressort vêtue d’un imperméable, elle tient une lettre dans sa main. La lumière qui semblait provenir de Betty s’estompe peu à peu. La tête basse elle avance vers la porte qu’elle ouvre, elle fixe la lettre contre. Son regard se pose une dernière fois sur l’oreiller et la couverture gisant sur le sol. Elle referme la porte, laissant l’appartement dans le noir.
ALLAN, off. Qu’est-ce qu’elle a fait encore !
Allan réapparait par la porte. Il lit le message. On entend la voix off de Betty. Le tableau représentant l’esquisse des visages n’est plus là.
BETTY, off. Pour toi : mes yeux sont comme le ciel, remplis de tristesse. Sauf que le ciel quand il pleure, il nourrit la terre, mes yeux nourrissent des souvenirs… J’ai jeté l’esquisse que tu m’as offerte pour mon anniversaire. Oui, celle qui représente les deux visages. J’imagine déjà le tien, de visage, quand tu liras ces lignes.
(Le regard D’Allan parcourt rapidement l’appartement plongé dans la pénombre. Allan poursuit sa lecture.)
BETTY, off. Après tout ce que tu as dis sur cette esquisse, il m’aurait été impossible de la contempler. Chaque courbe, chaque partie se remplissait de couleurs, d’images… Et ce qu’il y a de beau dans une esquisse, c’est d’abord sa monochromie. Une unique couleur pour réunir un unique sujet. Une hésitation de la main, de la vie. La première pierre d’un édifice. Une fois des couleurs apposées, l’esquisse n’existe plus et ton rêve est brisé. Ressembler à ces milliers de gens qui regardent le tableau de leur vie et qui ne savent même plus à quoi ressemblait l’esquisse de leur amour… Les couleurs ont passé, Al… Tendrement, ta Betty.
Allan finit de lire la lettre la gorge serrée. Des larmes coulent sur ses joues. le papier tremble au bout de ses doigts. Il reste un moment immobile, seul avec ses pensées. Puis, il pousse la porte de la chambre, puis celle de la salle de bain, sans succès. Il avance vers le canapé quand soudainement il se fige. Le contour du corps de Betty est dessiné sur le sol. On peut le voir dans le reflet que nous renvoie le miroir fixé sur la porte.
ALLAN Qu’est-ce que ? Betty ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il panique. Betty apparaît dans l’entrée. Elle est trempée et complètement ivre.
BETTY Tiens, Don Juan en personne, chez moi, en pleine nuit...
ALLAN Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ?
BETTY C’est moi.
ALLAN Comment ça c’est moi ?
BETTY Bah oui, moi ! Ta petite Betty d’amour. Pas évident à faire quand t’es seule, surtout pour les membres inférieurs… C’est très difficile à contourner, les membres inférieurs… Elle passe son pied le long de la jambe d’Allan T’as eu peur ? Tu t’es dit « ça y est, elle a fait une connerie ». Je pourrais le faire, hein, je pourrais le faire… La preuve, je l’ai pratiquement fait. Enfin l’essentiel c’est que ton petit cœur s’est mis à battre plus vite, pour moi.
ALLAN Mais tu es…
BETTY Chut, chut, chut ... Tu y as pensé c’est tout. Ne dis rien de plus, surtout rien de plus et laisse-moi avec cette image de ton regard inquiet.
ALLAN Mais tu es malade Betty ! Complètement cinglée !
BETTY Je suis prête à tout pour que tes yeux se posent sur moi. Tu vois que je suis même prête à ce que tu me marches dessus.
Elle s’allonge sur l’empreinte, prend la jambe d’Allan et l’attire vers elle pour qu’il la lève.
C’est sérieux Allan… Très sérieux même. Allez ! Lève ta jambe et marche-moi dessus. Marche-moi dessus bon dieu !!
Elle lui tire le bas de son pantalon. Allan retire sa jambe. Betty reste allongée à même le sol.
ALLAN Arrête !
BETTY T’as peur, Allan…
Elle avance jusqu’à ce qu’elle puisse à nouveau saisir le bas du pantalon d’Allan.
Tu ne trouveras jamais la même que ta mère. Jamais ! Jamais !
ALLAN Arrête Betty ! Arrête !
Il s’approche et lève une main, il est prêt à frapper.
Vas-y ! Fais-le ! Fais-le je te dis ! Tu feras au moins une chose dans ta vie. La voilà, la seule et unique raison qui te fait te réfugier dans ton boulot, tes minables dessins pour adultes attardés. Ce n’est même pas noble, c’est fuyant, tout comme ta vie est fuyante, ton regard en ce moment est fuyant. Tu veux que je te dise, t’as la queue basse… Tu vis dans un flash-back permanent, tu fais un arrêt sur image, tu fixes la pellicule sur ton passé parce que ton avenir te fait peur. Le petit garçon a été choqué du divorce de papa maman, alors à 40 ans il est incapable de se prendre en main et de dire oui à une femme. T’as peut de tomber sur une femme comme ta mère ? Hein ? T’as peur qu’on t’abandonne ?
ALLAN Ҫa tu n’as pas le droit, Betty. T’as pas le droit ! Pas ma mère.
BETTY Je fais ce que je peux Allan. Tu ne me laisses pas beaucoup le choix non plus.
ALLAN Je ne vais pas accepter de te faire un enfant sous prétexte que nous sommes dans ton putain de rêve !
BETTY La seule présence que tu puisses supporter, c’est ton ombre, et encore, tu veux que je te dise; tu la traînes, elle te pèse et se déforme. Ses contours sont flous… Tout comme ton âme, qui s’écrase sur chaque surface, comme tu te répands dans ta vie. Je suis sûr que si tu pouvais, tu l’abandonnerais pour ne plus jamais laisser de trace tellement elle te fait mal, ton ombre.
ALLAN Mon ombre ne me fait aucunement souffrir contrairement à toi, qui devient folle. Je vais te faire enfermer.
BETTY Et moi je vais te tuer ! Tu m'entends ! Je vais te tuer Allan !
Elle disparait dans le couloir et réapparait avec un couteau dans la main. Elle le menace.
ALLAN Lâche ce couteau ! Tu es complètement ivre.
BETTY Tu es à moi et le restera pour toujours.
Elle lève le couteau pour lui planter mais le retourne au dernier moment contre sa poitrine. Allan l'en empêche. Ils luttent. Il finit par prendre le dessus et jette l'arme blanche au sol.
Salaud ! Salaud ! Salaud ! Sale type !
Il la gifle et l’entraîne vers la salle de bain. Elle résiste, elle hurle.
Enlève tes sales pattes ! Salaud !
On entend en off la douche qui coule, Betty qui hurle.
C’est froid !! Salaud, tu veux me faire crever !
Après un long silence, Allan ressort de la salle de bain. Ses vêtements sont trempés. Le visage décomposé, il s’assoit sur le canapé. Un long moment dans lequel on peut entendre la "Pavane pour une Infante Défunte". Betty sort de la salle de bain en peignoir ; elle se tient les bras, elle a froid, elle est épuisée. Elle vient s’asseoir à côté d’Allan. Ils se regardent longuement avant de s’embrasser tout aussi longuement. Betty ouvre son peignoir devant Allan qui lui embrasse la poitrine. La scène est très sensuelle.
NOIR
Betty est toujours assise sur le canapé quand on frappe à la porte. Betty regarde sa montre, se lève d’un bond et se précipite vers la cuisine. Allan pénètre dans l’appartement. Betty ressort affolée de la cuisine. Elle a revêtu un tablier de chef. ils vont pour s'embrasser mais hésitent et du coup sont maladroits. Une gêne tant dans le débit que dans la gestuelle est perceptible.
ALLAN Bonsoir.
BETTY Bonsoir mon chér...Bonsoir. Ta réunion s’est finie plus tôt que prévu ?
ALLAN ...Oui.
BETTY Tant mieux.
ALLAN ...Oui.
BETTY Tu as faim ? J’ai préparé un poulet avec des champignons farcis, comme tu aimes.
ALLAN Sans plus.
BETTY Tu veux prendre un bain ? J'ai acheté des huiles essentielles, parait il formidables.
ALLAN Non. Merci.
BETTY C'est pour que tu te détendes.
ALLAN C'est gentil. Mais ça va.
BETTY Je vais te chercher un petit Whisky…
ALLAN Je peux me servir.
BETTY Non, non. ne bouge pas. Je n'ai pas arrêté de la journée, c’est fou le temps que ça prend de s’occuper d’un chez-soi. La poussière, le linge…
ALLAN T’as jamais ni lavé ton linge, ni fait les poussières, Betty.
BETTY C'est vrai que je manque un peu d'entraînement, je me suis trompé dans le programme de la machine à laver. Mais je vais y parvenir...j’ai décidé de tout faire moi-même maintenant. Excuse-moi, j’ai quelque chose sur le feu.
Elle part vers la cuisine mais se ravise.
Je vais d'abord t'apporter ton whisky.
Elle sort une bouteille et le sert.
le plus tourbé que j'ai trouvé. j'ai dit que c'était pour un connaisseur.
Allan goûte le whisky.
Alors ?
ALLAN Il est très bon. Merci.
BETTY Je suis heureuse qu'il te plaise.
ALLAN Qu'est ce que ça sent ?
BETTY Flûte !!
Elle fonce vers la cuisine. Elle ressort la tête basse. Allan regarde Betty et ne dit mot.
C'est trop cuit !
ALLAN Ce n'est pas grave.
BETTY C'est immangeable. Je vais appeler un traiteur.
ALLAN Non, ce n'est pas la peine. Je t'assure. je n'ai pas très faim.
BETTY Je te fais couler le bain alors ? Ca va te...
ALLAN Ca va Betty. Je ne me sens pas stressé tu sais.
BETTY ...D'accord.
Elle regarde fixement Allan
ALLAN Qu'est ce que j'ai ?
BETTY Pardon ?
ALLAN Tu me regardes comme si j'avais une verrue au milieu du nez.
BETTY Pardon. Je...je n'étais pas là.
ALLAN Je le vois.
BETTY Tu veux que...enfin...quelque chose ?
ALLAN Non. Je t'assure. tout va bien.
BETTY Ok.
long silence
Je n’arrive plus à être naturelle. Toi non plus tu n'es plus le même. Comme si un mur se dressait entre nous. Pourtant j’étais certaine…
ALLAN J’ai la nostalgie de nos vendredis Betty. J'ai la nostalgie de nos petits jeux, de nos engueulades. J’ai envie de nous… Comme avant. C'était mieux non ?
BETTY Tu as sans doute raison. Mais on ne peut pas nier qu'il y a une attirance quand même ?
ALLAN Oui. Mais c'est autre chose entre nous BETTY.
BETTY Il n'est pas très palpable cet autre chose.
ALLAN Il existe chaque vendredi, depuis sept ans. Je l'aime comme ça.
BETTY Pourquoi Allan ? J'en ai tellement envie.
ALLAN Betty, s'il te plaît.
BETTY Je souffre tellement de ne pas pouvoir te le dire...Ca n'arrive pas à sortir.
ALLAN En attendant que ça sorte, je te propose de nous retrouver comme avant. D'accord ?
BETTY Ca me brûle, tellement ça me fait mal.
ALLAN Betty...comme avant. Allez...
Allan se dirige vers la chaîne hi-fi et met un standard de jazz interprété par Ella Fitzgerald. Il invite Betty à le suivre vers le milieu de la scène. D'abord ils n'osent se rapprocher, puis le slow est de plus en plus langoureux. Leurs lèvres s'effleurent.
Ce n'est pas mieux comme ça ?
BETTY Oui… Peut-être…
Betty se laisse tomber sur le canapé, Allan la rejoint. Elle se love dans les bras d’Allan.
FIN RÊVE BETTY
NOIR
NUIT RÉELLE
Nous retrouvons la douce lumière du début de la pièce qui caresse les deux corps en position cuillère. Les deux tableaux sont de nouveau en l’état d’esquisse. Le troisième, celui qui représente l’esquisse de deux visages est, lui, toujours à la même place, les traits juste un peu plus appuyés. Betty se réveille dans les bras d’Allan qui lui masse doucement le cuir chevelu.
Betty se réveillant, étonnée.
BETTY Oui… Peut-être…
ALLAN Quoi donc ?
BETTY Je ne sais pas si c’est mieux comme ça, mais…c'est plus agréable.
ALLAN Qu'est ce qui est mieux comme ça ?
BETTY C’était si fort… Si palpable…...tu m'as même dit que...
ALLAN Ohlala ! Toi, tu as eu une nuit mouvementée, tu es en nage. Et moi j'ai du ronfler comme un sourd parce que je n'ai rien entendu. Un ou deux sucres ? Je ne me souviens jamais.
BETTY C’était si vrai …
ALLAN L’imagination est capable de nous faire vivre nos rêves les plus fous. Et j'ai bien l'impression que ton rêve était totalement fou. Tu me le raconteras ? Un ou deux sucres ?
BETTY Je ne sais pas...peut-être, un jour...
ALLAN Bah j'espère bien ! Je suis quand même ton meilleur ami ma chérie. On se dit tout. Alors ? Un ou deux ?
BETTY ...un, merci. Ca n’a pas de sang et pourtant…
ALLAN Cela vibre en nous. Je sais. Tout comme nos peurs. Lorsque tu sens qu’une bagarre va éclater, tes narines se dilatent, tous tes sens sont en éveil.
BETTY Oui...c'est exactement ça. Exactement...Tu me comprends si bien Allan.
ALLAN Je t'aime ma Betty. Je t'aime...
BETTY Crois-tu qu’il soit possible que des millions d’individus fassent le même rêve en même temps ? Qu’une société tout entière vive dans le même rêve ?
ALLAN Il y avait autant de monde dans ton rêve ?
BETTY Penses-tu que les guerres et toutes les horreurs soient une projection de ce que l’on hait, mais qu’une partie de notre cerveau l’a créé, simplement pour pouvoir se mettre en quête de paix… d’amour ?
ALLAN Pourquoi créer ce que l'on hait ?
BETTY Parce que nous sommes dans une société magnifique. Et que nous avons le privilège de créer et de détruire simplement par notre pensée et pour notre équilibre.
ALLAN La société magnifique, je n'y crois pas trop. Nous sommes de gentilles marionnettes. Rien de plus.
BETTY Je pense plutôt que nous sommes les marionnettistes de nos marionnettes, Allan. Et que nous devons prendre conscience de nos désirs et des moyens dont nous disposons pour ...
ALLAN Je te propose que nous débattions sur ce sujet fort intéressant vendredi prochain ?
BETTY Comme il peut être parfois difficile d’exprimer ses sentiments.
ALLAN Le plus intéressant est le chemin à parcourir ma Betty. C'est dans l'échange que nous essayons de trouver notre place. Justement, à ce propos, je dois filer. Rachel m’attend pour 10h.
BETTY Sans chaos il n'y a pas de vie.
ALLAN. Pardon ?
BETTY. Elle a l'air de te...enfin, tu ne lui déplais pas.
ALLAN Je crois, oui. Je t'en parlerai vendredi prochain. Au fait, Weider a appelé, un japonais a acheté une toile.
BETTY Weider ?
ALLAN Oui. Le Suisse. Tu te rappelles que tu as un partenariat avec ce monsieur ?
BETTY Comment est ce possible ?
ALLAN Ne te plains pas.
BETTY ...laquelle ?
ALLAN l'esquisse des deux visages.
BETTY Ah...
ALLAN C'est bien non ?
BETTY ...oui.
ALLAN Je te laisse te réveiller tranquillement. Au revoir ma chérie. À vendredi.
Il lui dépose un petit baiser furtif sur la bouche.
BETTY À vendredi...
Puis, il se dirige vers le couloir, ce qui trouble Betty.
Allan !
A la lisière du couloir, il se retourne. Un long regard est échangé.
ALLAN Oui ?
BETTY Tu sors par le...
Allan bifurque et prend la porte. Betty vient s'allonger sur le canapé.
BETTY Est-il possible que l’on puisse entraîner une personne dans son rêve uniquement par la force d’un désir ? Qu’il apparaisse dès que les paupières se ferment ? Pouvoir entendre sa voix, lui parler, qu’il réponde, pouvoir le toucher, le sentir, lui faire l’amour ? Tout cela est-il possible ...?
On peut entendre la bande son caractéristique du vieux film du début.