ACTE I
Bureau de Marianeau.
Obscurité.
Rosie, entrant avec des enveloppes et allumant la lumière. – Commence, Rosie, commence ta journée. Le courrier. (Elle dépose les lettres sur le bureau.) À droite, près du téléphone, comme il le souhaite. (Subitement indisposée.) Ça sent, ici. Mais… (Elle ramasse une veste trempée.) Oh ! voyons, votre veste, que fait-elle dans cette… (Elle ramasse un pantalon, lui aussi trempé.) Eh bien, on dirait que la situation devient… Comment l’exprimer ?… (Elle ramasse une chemise, elle aussi trempée.) Mais, c’est… c’est… oui, vraiment… (On entend des grognements.) Qui est là ? (Silence.) Je vous préviens que je… (Nouveau grognement.) Si vous vous trouvez drôle, sachez que… (Elle aperçoit la couverture qui bouge sur le canapé.) Ah !… Il y a quelqu’un ! Quelqu’un ici dans le bureau de… Attendez ! (Elle téléphone.) Inutile de vous… J’appelle le vigile… (La couverture se redresse.) J’ai la clef du bureau, je n’hésiterai pas…
Voix de Marianeau. – Moins fort !
Rosie. – Cette voix… Montrez-vous !
Soudain, de la couverture émerge Marianeau.
Marianeau. – Moins fort !
Rosie. – Monsieur Marianeau !
Marianeau. – Moins fort !
Rosie, moins fort. – Monsieur Marianeau !
Marianeau. – Qu’est-ce que vous faites là ?
Rosie. – Mais, vous le savez bien, monsieur, je prends mon service tôt pour pouvoir chercher mes enfants… d’ailleurs, surtout aujourd’hui, aujourd’hui en particulier, il m’a semblé…
Marianeau. – Qu’est-ce que vous faites chez moi ? (Mâchant sa langue.) Ah… le gant de toilette…
Rosie. – Chez vous ? Mais, je crois que, peut-être, vous confondez…
Marianeau. – Y a une urgence ?
Rosie. – Euh… non. Pas vraiment. Du moins, si l’on excepte, bien entendu…
Marianeau. – Quelle heure il est ?
Rosie. – Sept heures. (Regardant sa montre.) Sept heures trois.
Marianeau, se touchant la tête. – Aaah ! Bon… alors, merci d’être passée. Et maintenant, allez à l’usine. J’arrive. (Il s’extrait totalement de la couverture. Il est nu. Il perd l’équilibre et tombe.) Qu’est-ce qui… ?
Il se relève tant bien que mal et fouille dans son bureau, ouvre des tiroirs.
Rosie, se retournant pour être dos à Marianeau. – Je n’ai rien vu. À jamais, je vais effacer ces images de ma…
Marianeau, à part. – Mais où sont-elles ? (À Rosie.) Dites, Rosie, à l’usine, faites porter dans mon bureau une boîte d’aspirine.
Rosie. – Mais enfin… Mais enfin… Monsieur Marianeau, nous y sommes. Nous sommes à l’usine.
Marianeau. – Hein ?
Rosie. – Vous ne reconnaissez pas votre bureau ?
Marianeau. – Mon bureau ?
Rosie. – Et vous ne vous rendez pas compte que vous êtes… vous êtes complètement… totalement…
Marianeau, découvrant sa nudité. – Ah ! (Il se précipite vers la couverture et cache ses parties intimes.) Vous ne pouviez pas le dire ?
Rosie. – Mais je…
Marianeau. – Je me demande comment ma femme a pu vous laisser entrer ! Je sors à peine du lit. Mais d’ailleurs, Régine…
Rosie. – Vous ne comprenez pas.
Elle lui montre le canapé. Marianeau le regarde. Puis lance un regard circulaire.
Marianeau. – Qu’est-ce que je fais ici ?
Rosie. – Voilà ce que je me…
Marianeau, découvrant ses vêtements. – Et ça ?
Rosie. – Vos vêtements.
Marianeau. – Merci, je ne suis pas encore complètement… Bien. Tentons de… Hier soir. Hier soir, je n’arrive pas à me rappeler…
Rosie. – La fête.
Marianeau. – Mais oui ! La fête, bien sûr. En l’honneur de la mise au point de notre nouveau prototype de… Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Rosie. – Je n’en sais rien.
Marianeau. – Comment ça ?
Rosie. – Je n’y étais pas. Je n’ai trouvé personne pour faire garder mes…
Marianeau. – Oui, comme d’habitude. Mais moi ? Moi ? (On entend un bâillement prolongé.) Comment ?
Rosie. – Quoi ?
Marianeau. – Qu’est-ce que vous avez dit ?
Rosie. – J’ai rien dit.
Marianeau. – Si. Vous avez fait « Aaaoooohuummmm ».
Rosie. – Mais non !
On entend de nouveau un bâillement.
Marianeau. – Ça vient de là. (Il désigne la porte donnant sur la salle de bains.)
Marianeau ouvre la porte derrière laquelle Ginette apparaît en sous-vêtements, en train de s’étirer et de bâiller.
Ginette, à Marianeau, après s’être presque décroché la mâchoire. – Ah ! t’es là ! (À Rosie.) Tu nous apportes deux cafés ?
Marianeau. – Vous êtes qui ?
Ginette. – Comment ça, qui que chuis ? Tu te fous de ma gueule ?
Rosie. – Ginette, enfin, qu’est-ce que vous faites là ?
Marianeau. – Ginette ?
Rosie. – Mais enfin Ginette, mais enfin, vous êtes en… en… vous n’avez pas de… hein ? Où sont vos…
Marianeau. – Vous pouvez faire les présentations ?
Rosie. – Mme Bronchu, service nettoyage.
Marianeau, horrifié. – Mme Bronchu ? (À Ginette.) Madame Bronchu, pouvez-vous m’expliquer ce que vous fabriquez dans la salle d’eau attenante à mon bureau, s’il vous plaît, et qui plus est dans cette… cette…
Ginette. – Comment ça, quoi qu’j’y fabrique ? T’es un peu drôle, tu sais.
Marianeau. – Je vous suggère d’arrêter immédiatement ce genre de…
Ginette. – Eh, dis donc, toi, t’étais plus câlin hier soir.
Marianeau. – Pardon ?
Rosie. – Je vous laisse.
Marianeau. – Ah ! non, Rosie ! Non ! Vous restez là. On va tirer tout ça au clair.
Rosie. – Ça me paraît très clair.
Marianeau. – C’est la première fois que je vois cette dame.
Ginette. – Ah ! vingt ans de boutique !
Marianeau. – Vous, ça va ! Rhabillez-vous ! Un peu de décence.
Rosie. – Vous aussi.
Marianeau. – Moi aussi ?
Rosie. – Vous aussi, il faut vous rhabiller. Et vite. Je vous rappelle que…
Marianeau. – Et avec quoi ? (Ramassant ses vêtements pleins d’eau et les essorant.) Pas avec ça, en tout cas. Je me demande vraiment ce qui…
Ginette. – C’est bon, j’ai compris. Tous les mêmes. Seulement, moi, avec tes conneries, j’ai plus de robe.
Marianeau. – Plus de robe ?
Ginette, saisissant une robe en lambeaux dans la salle de bains. – À ton avis, c’est qui qui m’a fait ça ?
Marianeau. – Mais, j’en sais rien !
Rosie. – Ben voyons !
Marianeau. – Ah ! non, Rosie ! Non ! Si vous aussi… (À Ginette.) Mais pourquoi est-ce que j’aurais… je vous aurais… Pourquoi ?
Ginette. – Pourquoi qu’t’as arraché ma robe ? Ah ! t’es un peu drôle, tu sais !
Marianeau, dont l’imagination travaille. – Ah non ! Ah non ! Non, non, non, non ! Ne me dites pas…
Ginette. – Pas grave. On oublie. Tu ne m’as pas arraché ma robe. Tu ne m’as pas entraînée sous la douche. Et on n’a pas…
Marianeau. – Eh ben non, on n’a pas ! On n’a pas du tout ! Des preuves, vous en avez ?
Ginette. – On s’croirait chez le juge d’instruction. (Sortant un slip de son soutien-gorge.) C’est un peu flou dans mon esprit, mais quand même ! Tu m’as pas offert ça en me disant : « Je t’en fais cadeau, garde-le sur ton cœur, ma princesse » ?
Marianeau, saisissant le slip et lisant. – « À ma Gigi d’amour. » Donnez-moi ça ! À vrai dire, je crois que j’ai trop bu pour me souvenir…
Ginette. – T’es vraiment un beau salaud.
Marianeau. – Maintenant, dégagez ! Je vous ai assez vue comme ça. Je savais que cette fête était…
Ginette. – Que je dégage ?
Marianeau. – Je vous paie pour nettoyer cette usine, il me semble.
Rosie. – Comment voulez-vous qu’elle rejoigne son poste de travail ?
Marianeau. – Mais par la porte !
Rosie. – Elle ne peut pas sortir comme ça !
Marianeau, excédé. – Cette franc-maçonnerie des bonnes femmes…
Rosie. – Réfléchissez : vous imaginez ce qui va se passer si on voit une femme de ménage sortir de votre bureau dans cette tenue ? Surtout que dans quinze minutes à peine…
Ginette. – Technicienne de sur…
Marianeau, à Rosie. – Vous avez raison. (À Ginette.) Madame Bronchu, est-ce que vous…
Ginette. – Oh ! mais m’appelle pas comme ça !
Marianeau. – Ah non ! Vous n’allez pas…
Rosie. – Le temps presse, il faut…
Marianeau. – Rosie, s’il vous plaît ! Silence. Dans mon cerveau, tout est déjà si…
Ginette. – J’ai un prénom.
Marianeau. – Oui, bon. O.K., O.K., O.K. Ginette, est-ce que vous voulez bien…
Ginette. – Hier, tu me disais « tu ».
Marianeau. – Hier, c’était hier, et aujourd’hui, c’est…
Rosie. – On pourrait peut-être essayer d’aller un peu plus vite sur toutes les questions de…
Marianeau. – Rosie, s’il vous plaît, quoi, merde ! Si vous croyez que c’est facile pour moi de tenir deux conversations alors que…
Ginette. – Dis-moi « tu ».
Marianeau. – Que je vous dise « tu » ? Je ne crois pas que…
Ginette. – Allez, dis-moi donc « tu ».
Rosie, à Marianeau. – Mais allez, dites-lui « tu », puisqu’elle vous le demande !
Marianeau. – Très bien ! Très bien ! Vous avez gagné. (À part.) Je suis réveillé, là ? (À Ginette.) Eh bien… Ginette, est-ce que tu aurais, dans ton casier, des vêtements de rechange ?
Ginette. – Bien sûr !
Marianeau. – Alors, donnez votre clef… euh… non, pardon, zut ! Donnez donne vota clef à Rosie, et puis…
Ginette. – Chais pas où que j’l’ai fourrée, ma clef.
Marianeau. – Quel numéro ?
Ginette. – Quatorze.
Marianeau, à Rosie. – Il doit y avoir un passe.
Ginette. – En attendant, tu sais, je vais te dire, je vais prendre un bain.
Marianeau. – Un bain ?
Ginette. – Un grand bain. Bien chaud. Avec plein de mousse.
Marianeau. – Si vous voultu veux. Si vous voultu veux. Comme vous voudras, comme tu voudrez. Très bonne idée, excellente idée que vous avez t’as eue.
Ginette. – À tout à l’heure, mon petit poulet.
Elle sort par la porte de la salle de bains qu’elle referme, tandis que Marianeau laisse tomber le slip par terre.
Marianeau. – Elle se croit tout permis !
Rosie. – Et vous ?
Marianeau. – Et moi ?
Rosie. – Vous aussi, il vous faut des vêtements de rechange. (Elle essore les vêtements trempés de Marianeau.)
On entend de l’eau couler.
Marianeau. – J’en ai pas.
Rosie. – Et votre femme ? Elle peut vous en apporter ?
Marianeau. – Ma femme est au bout du monde, figurez-vous.
Rosie. – Tiens ?
Marianeau. – Elle est à Pau, dans le Béarn, pour son tournoi.
Rosie. – Une coïncidence, quoi.
Marianeau. – Vous savez qu’elle s’intéresse très peu à l’entreprise. Elle m’a même fait promettre : « Chéri, tu quitteras ta fonction de directeur ? »
Rosie. – Vous allez nous quitter ?
Marianeau. – Sûrement pas ! Vu le prêt que je viens de contracter pour notre villa à Marbella… La nature chevaleresque de Régine la tient très éloignée de nos préoccupations. Elle doit repasser aujourd’hui, à la maison, je ne sais pas quand au juste, le temps de prendre une tenue propre, parce qu’elle a une compétition à…
Rosie. – Imaginez qu’elle apprenne…
Marianeau. – Qu’elle apprenne quoi ?
Rosie. – Tout ça.
Marianeau. – Tout ça quoi ?
Rosie. – Vous m’avez très bien comprise.
Marianeau. – Ne soyez pas grotesque.
Rosie. – Grotesque ? J’ouvre la porte de la salle d’eau. Je prends une photo. Je l’envoie à Régine. On verra qui sera grotesque.
Marianeau. – Qu’est-ce que vous voulez ?
Rosie. – Un chèque. Ou des espèces.
Marianeau. – Hors de question.
Rosie. – Très bien. 06 27 64 34 17. C’est bien ça ?
Marianeau. – C’est bon ! (Il ouvre un tiroir, sort un chéquier et écrit. Pour lui.) Qu’est-ce qui me tombe aujourd’hui ?
Rosie, lisant par-dessus l’épaule de Marianeau. – Vous pouvez ajouter un zéro.
Marianeau. – Et puis quoi encore ?
Rosie. – Pour vous, c’est de l’argent poche.
Marianeau. – La plaisanterie a assez duré. (Il referme son chéquier sans avoir écrit.)
Rosie, composant un numéro. – Régine Marianeau… Allô ! Madame Marianeau ?
Marianeau, murmurant et rouvrant son chéquier. – Arrêtez ça tout de suite !
Rosie, au téléphone. – Excusez-moi, c’est une erreur. (Elle raccroche.) On en était où ? Ah oui ! Mon chèque de dix mille !
Marianeau, faisant le chèque. – J’aimerais bien savoir quelle mouche vous pique.
Rosie. – Une prime. Je me l’accorde à moi-même. Trois ans que vous me la refusez.
Marianeau. – Vous savez bien que la conjoncture…
Rosie. – Vous me dégoûtez.
Marianeau. – J’eusse aimé que nous restassions dans les strictes limites de la correction…
Rosie. – Correction ? Mon cul !
Marianeau, lui tendant le chèque. – Il est honteux de profiter de la situation…
Rosie. – Ça, vous me le copierez. (Elle prend le chèque et ouvre la porte donnant sur le couloir.) Je vous rapporte un costume.
Marianeau. – Vous allez où ?
Rosie. – Chez Lambert.
Marianeau. – Il est déjà là ?
Rosie. – Non, justement. Il a toujours des costumes de rechange.
Marianeau. – Vous avez vu sa carrure ? Je vais nager complet, moi, là-dedans.
Rosie. – Vous bomberez le torse.
Marianeau. – Attendez. Je vous donne mes clefs, vous allez chez moi et…
Rosie. – Pas le temps.
Marianeau. – Pas le temps ? Mais il est sept heures du matin !
Rosie. – J’ai l’impression que vous avez complètement oublié Le Chiffre.
Marianeau. – Hein ?
Rosie. – Le Chiffre.
Marianeau. – Mon chèque n’est pas bien rempli ?
Rosie. – Le Chiffre. Otto Le Chiffre.
Marianeau. – Ah ! Le Chiffre ! Je croyais que… Eh ben quoi, Le Chiffre ?
Rosie. – C’est ça. Complètement oublié.
Marianeau. – Le Chiffre était à la fête, lui aussi ?
Rosie. – Le Chiffre vient ce matin.
Marianeau. – À quelle heure ?
Rosie, regardant sa montre. – Maintenant.
Le téléphone sonne.
Marianeau, répondant. – Quoi ?… Le Chiffre est là ? Mais est-ce que c’est une heure pour un rendez-vous ?… Oui, bien entendu… Je sais parfaitement que c’est ce qui avait été… (À Rosie.) Allez me le chercher ! (Reprenant.) Non, c’est pas à vous que je… Ah non ! Surtout pas ! Surtout, n’allez pas le chercher !… Il est dans le hall ? Arrêtez-le ! Non, je veux dire, faites-le patienter… Eh bien, je ne sais pas, moi… (Le portable de Marianeau sonne.) Attendez. (Il décroche son portable.) Oui ?… Oui, ma chérie ?… Alors ? Le bronze ?… Mais c’est… Mais c’est… Excuse-moi. (Reprenant le fixe.) Montrez-lui la cafétéria… Oui, c’est ça. Il ne la connaît pas. Vous lui montrez… Quoi ?… Attendez. (Reprenant le portable.) Oui ?… Oui, c’est Rosie qui t’a… Oh ! tu sais, elle voulait… elle voulait… parce que Le Chiffre est là. (À Rosie qui revient avec un costume.) Non, pas celui-là ! Il est immonde ! (Rosie repart. Au portable.) Pardon ?… Oui, écoute, immonde ! Il s’est fait refaire le nez, c’est un pic, c’est un cap, que dis-je, c’est un cap, c’est une… Je sais, tu n’as jamais vu Le Chiffre et tu aurais voulu… Oui… Oui… Une seconde ! (Reprenant le fixe.) Alors ? (À Rosie qui revient.) Quoi ? (Rosie reprend une clef de placard qu’elle a laissée sur le bureau de Marianeau. Puis elle repart. Reprenant le fixe.) Hein ? Il est là ? Oh non… Il veut me… Hallo Otto ! Willkommen ! Ja, ja 1… Monte, je t’attends. (Reprenant le portable.) Je te laisse, il arrive. Mais oui, c’est dommage, on ne pourra pas… Je te dis à dans trois jours… C’est ça, je t’embrasse ! (Il appuie sur un bouton.) Comme ça, je vais être tranquille. (Reprenant le fixe.) Mais vous ne comprenez donc rien ? Dites-moi, votre stage, il est pas encore validé ?… Eh bien, je peux vous dire que… Hein ? L’ascenseur ? Vous bloquez !… Oui, vous m’avez bien entendu, vous bloquez !… Eh ben, avec un caillou, un lapin nain, un os de sanglier, quelque chose ! Un peu de créativité ! (Il raccroche. Paraît Rosie avec un nouveau costume.) Mais vous le faites exprès !
Rosie. – Lambert affectionne les couleurs vives.
Marianeau. – Arrêtez de me prendre pour un… Quelque chose de normal, c’est dans vos cordes ? (Rosie ressort. Le fixe sonne. Il répond.) Quoi ?… À petites foulées ?… Déjà au deuxième ? (Il
- « Salut Otto ! Bienvenue ! Oui, oui… »
raccroche. Puis il se dirige vers la porte donnant sur le couloir et sort. Il rentre presque immédiatement.) Il est là ! Au fond du couloir ! Il arrive ! Il est grand, il est chauve, il est aryen… (Il lance des regards circulaires, puis essaie d’ouvrir la porte de la salle de bains mais elle est bloquée. Il appelle.) Madame Bronchu ! Ouvrez ! Ginette, s’il vous plaît ! S’il te plaît, Ginette ! (Entre Rosie avec un costume gris.) Ginou. Gigi, ma petite princesse… Ma petite princesse d’amour… (Il s’aperçoit de la présence de Rosie et, rudement, à Ginette.) Maintenant, ça commence à bien faire, madame Bronchu ! (À Rosie.) Elle est gonflée. (On frappe à la porte donnant sur le couloir.) Putain, c’est Le Chiffre !
Rosie. – Qu’est-ce qu’on fait ?
Marianeau. – La clef de Lambert ! (Elle la lui donne. Puis il arrache la grille d’aération.)
Rosie. – Pas dans la clim ! Vous allez vous…
Marianeau. – Sans fleurs ni couronnes. Dites à ma femme que, malgré mes erreurs, je… (Il s’engouffre dans la bouche d’aération, puis on entend un cri et un bruit de corps qui s’écrase.) Aaaaaaaah !
Rosie. – Non ! (Elle court à la grille. Un temps. Elle appelle.) Monsieur le directeur ? (On refrappe à la porte.) J’arrive ! (Elle remet la grille, se dirige vers la porte et ouvre.)
Paraît Le Chiffre.
Le Chiffre. – J’ai failli attendre.
Rosie. – Bonjour, monsieur Le Chiffre.
Le Chiffre. – Bonjour, Rosie. Marianeau n’est pas là ? (Entendant l’eau couler, il se rapproche de la porte de la salle de bains.) Il prend une douche ?
Rosie. – Comment allez-vous, monsieur Le Chiffre ?
Le Chiffre. – À vrai dire, je suis un peu contrarié. Je viens de renvoyer mon directeur commercial de Munich. Il trompait sa femme. Et vous savez combien, étant donné notre positionnement sur le marché, il est absolument nécessaire que chaque employé d’Apfelstrudel soit irréprochable. (Désignant la salle de bains.) Il n’est pas pressé.
Rosie. – À quelle heure Mme Montjoie de Saint-Clair arrive-t-elle ?
Le Chiffre. – Justement, elle ne va pas tarder et je ne veux pas la rater. Marianeau doit me montrer son dernier truc. (Il toque à la porte de la salle de bains.) Dis donc, vieux, dépêche-toi, s’il te plaît ! (On entend une réponse incompréhensible depuis l’intérieur de la salle de bains.) Qu’est-ce qu’il dit ?
Rosie. – Il arrive.
Le Chiffre. – Il arrive, il arrive, mais il continue de se doucher. (Il toque de nouveau à la porte de la salle de bains.) Tu arrêtes, oui ? Sinon, je viens couper l’eau. (De nouveau, réponse incompréhensible mais que l’on sent plus véhémente. À Rosie.) Quoi ?
Rosie. – Il termine.
Le Chiffre. – Il termine, il arrive… C’est moi qui arrive. (Il toque.) Marianeau ! Je viens voir ce que t’as dans le ventre !
Rosie, s’interposant, alors qu’une nouvelle réponse inaudible, mais très énervée, se fait entendre à travers la cloison. – Ne faites pas ça. Il le prendrait mal.
Le Chiffre. – Moi, je commence à le prendre mal. (Il ouvre la porte qui donne sur la salle de bains et reste immobile.) Marianeau ? C’est toi ?
Marianeau entre vivement par la porte du couloir. Il va refermer la porte de salle de bains. Il porte un costume beaucoup trop grand pour lui et il boite.
Marianeau. – Otto ! Mais c’est Otto ! Ha, ha ! Sacré Otto ! Ça me fait plaisir de te voir !
Le Chiffre, regardant le costume de Marianeau. – Qu’est-ce que c’est que ce carnaval ?
Marianeau. – Une petite folie que je me suis payée. J’en suis dingue, dingue, dingue.
Le Chiffre. – Il est très… très…
Marianeau. – Ah ! il est très fuchsia, oui, oui. Ha, ha ! Sacré Otto ! Ça me fait plaisir de te voir !
Le Chiffre. – Tu me l’as déjà dit. (Prenant le costume gris trempé resté sur une chaise.) Je pense que celui-là serait plus adapté pour… Mais qu’est-ce qu’il a ce costume ?…
Marianeau, saisissant le costume. – Ça, c’était avant. Quand je n’avais pas trouvé mon signifié.
Le Chiffre. – Ton signifié ?
Marianeau. – Un mot de Finkelstein.
Le Chiffre. – Finkelstein ?
Marianeau. – Mon tailleur. La cohorte des signifiants flottants finit par escamoter totalement nos signifiés. Alors, moi, les signifiants, je les envoie flotter ailleurs. (Il jette le costume gris par terre.)
Le Chiffre, à Rosie. – Tout va bien ?
Marianeau. – Ha, ha ! Sacré Otto ! Ça me fait plaisir de te…
Le Chiffre. – Qu’est-ce qui te prend ?
Marianeau. – Comment ça, qu’est-ce qui me prend ? J’ai quelque chose qui me prend ? Comment ça, qu’est-ce qui me prend ?
Le Chiffre. – Oui, tu as l’air tout agité.
Marianeau. – Comment ça, j’ai l’air agité ? J’ai l’air agité ? Comment ça, j’ai l’air agité ?
Le Chiffre. – Tu tournes en boucle depuis cinq minutes.
Marianeau. – Ah ! tu sais, quand un petit directeur d’usine reçoit son président-directeur général venu spécialement de Munich pour… pour… Mais au fait, c’est vrai ça ! Qu’est-ce qui t’amène ?
Rosie. – Mais enfin, monsieur, vous savez bien que…
Marianeau, se ravisant. – Évidemment, je le sais.
Le Chiffre. – Tu boites ?
Marianeau. – Un peu… Le karaté.
Le Chiffre. – Tu fais du karaté ?
Marianeau. – Un peu. J’essaie.
Le Chiffre. – Ceinture fuchsia ?
Marianeau. – Sacré Otto !
Le Chiffre. – Alors ?
Marianeau. – Oh… ceinture… ceinture… Tu sais, les ceintures, ça va, ça vient. Attends que je me rappelle… Ceinture… ceinture…
Rosie. – Toute cette mascarade commence sérieusement à me…
Marianeau. – Ceinture marron.
Le Chiffre. – Comme moi ! Il faudra que nous nous mesurions.
Marianeau. – Vraiment, ce sera, pour moi, j’en suis sûr, une expérience qui ne manquera pas de…
Le Chiffre. – Mais… tu es… tu es pieds nus ?
Marianeau. – Hein ? Ah oui !
Le Chiffre. – Tu te crois déjà sur un tatami !
Marianeau. – Écoute, c’est bête, mais figure-toi que ce matin, je descends dans ma cuisine, je commence à préparer mon petit déjeuner, et alors, tu ne me croiras jamais…
Le Chiffre. – Essaie de faire court, nous ne sommes pas en avance.
Marianeau. – Eh bien, je me retourne et mes chaussures n’étaient plus là !
Silence.
Le Chiffre. – Effectivement, c’est… pour le moins… surprenant.
Marianeau. – D’ailleurs, demande à Rosie.
Rosie. – Moi ?
Le Chiffre. – Rosie était dans ta cuisine ?
Rosie. – Mais pas du tout !
Marianeau. – Non, bien entendu ! Ah là là ! Mais je lui ai raconté en arrivant ce matin…
Le Chiffre, à Rosie. – Mais j’y pense, qui est dans cette salle de bains ?
Marianeau. – Salle d’eau.
Le Chiffre. – C’est ce que tu m’as dit pour avoir mon accord. Lavabo plus bidet plus douche plus baignoire, moi, j’appelle ça une salle de bains. (À Rosie.) Alors, qui est là-dedans ?
Rosie. – Eh bien, monsieur Le Chiffre, je crois qu’il est temps de vous révéler…
Marianeau, désignant la porte donnant vers la salle de bains. – Là-dedans ? Mais personne !
Le Chiffre. – Ça commence à m’énerver un tout petit peu cette ambiance qui m’est tombée dessus depuis que je suis entré dans ce bureau ! Mais j’en aurai le cœur net. (Il se dirige vers la porte de la salle de bains.)
Marianeau, s’interposant. – Qu’est-ce que tu fais ?
Le Chiffre. – Tu me poses une question ?
Marianeau. – C’est un espace privé.
Le Chiffre, tentant d’écarter Marianeau. – Je suis ici chez moi, tu te rappelles ?
Rosie, aux deux. – Bon, je vois que vous avez à discuter.
Elle se dirige vers la porte couloir.
Marianeau, résistant, à Le Chiffre. – Tu es chez toi, bien entendu. (Appelant.) Rosie ! (À Le Chiffre, alors que Rosie s’est arrêtée.) Je voudrais te dire une chose.
Le Chiffre. – Une confession ? Enfin !
Marianeau. – Tu vas rire.
Le Chiffre. – Ça m’étonnerait.
Marianeau. – La vie, parfois, propose des séquences, des ensembles, des fragments dont l’agencement événementiel, le tissu des actions, la pâte narrative, l’atome qui relate, l’engin racontant si tu préfères, confine à l’ironie, l’ironie tragique. (Rosie ouvre la porte couloir, mais il l’appelle.) Rosie !
Rosie se fige.
Le Chiffre. – Excuse-moi ?
Marianeau. – Et quand je dis « ironie tragique », je ne fais référence ni à Ionesco, ni à Beckett, ni à « Plus belle la vie », bien entendu. (Rosie va sortir mais il l’appelle.) Rosie ! (Elle referme la porte et revient près de Marianeau.) Je ne vous ai pas dit pour votre augmentation ?
Le Chiffre. – On parle de quoi, là ?
Marianeau, à Rosie. – Votre augmentation. Vous l’avez bien méritée. Et qui n’espère pas une augmentation ? Une belle petite augmentation ? Et vous la méritez, ô combien, vu tous les services que vous m’avez rendus, et ceux que vous allez me rendre… Vous m’avez compris, ma chère petite Rosie ?
Rosie. – Cinq sur cinq. (À Le Chiffre.) Venez, monsieur Le Chiffre, je vous mène à la salle de conférences.
Le Chiffre. – On parle de quoi, là ?
Rosie. – Monsieur Marianeau va vous faire la présentation de son dernier prototype. Depuis quinze jours, l’usine ne bruisse que de ça.
Marianeau. – Du verbe « bruire ».
Le Chiffre. – Non, « bruisser ».
Rosie. – Non, « bruiter » : je bruite, tu bruis, il bruisse…
Le Chiffre. – Non : je bruis, tu bruisses, il bruite…
Marianeau. – Non : je bruire, tu bruires, il bruire…
Rosie. – Non : je bruine… Non : je brune… Non : je brine…
Le Chiffre. – Non : je brite…
Marianeau. – Non : je bite…
Le Chiffre. – En voilà assez ! (Court silence.) Je veux savoir ce qu’il y a derrière cette porte ! (Il veut l’ouvrir.)
Marianeau, le retenant. – Otto, ne fais pas ça !
Rosie, le retenant aussi. – Monsieur Le Chiffre, c’est en dérangement !
Le Chiffre, les repoussant. – Assez ! Assez ! C’est mon usine, et je suis en droit de…
Marianeau, le retenant malgré tout. – Quoique le rouge te monte au front, j’eusse aimé, cher Otto, que la conversation gardât un tant soit peu de…
Le Chiffre, les repoussant. – Vous commencez à m’emmerder ! (Soudain, il aperçoit le slip. Il le prend et lit à voix haute.) « À ma Gigi d’amour ». (Aux deux autres.) Mais, c’est… c’est…
Soudain, la porte donnant sur la salle de bains s’ouvre, et Ginette, entourée de vapeurs, paraît, telle une Vénus de salle de bains, simplement vêtue d’une serviette.
Ginette, à Le Chiffre. – C’est toi le gros dégueulasse qu’est rentré tout à l’heure ? (Apercevant le slip qu’il tient à la main.) Et ça, c’est encore à moi ! Les cadeaux, ça s’reprend pas. (Ce disant, elle lui prend le slip.)
Le Chiffre, après un temps de stupéfaction. – Oh ! Mein Gott 1 ! Je vous prie d’accepter toutes mes excuses. Permettez-moi de me présenter : Otto Le Chiffre, Generaldirektor 2 d’Apfelstrudel. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, et je ne connais rien de vous. En tout cas, je suis vraiment navré des circonstances malheureuses, de la malencontreuse situation qui nous a mis en présence l’un de l’autre. Et quoi qu’il en fût, et quoi qu’il fût dit et quoi qu’il fût fait,
- « Mon Dieu ! »
- « Directeur général ».
je n’avais point empire sur mes passions et j’espère avoir l’occasion de faire votre plus ample connaissance, madame Marianeau. (Il fait le baisemain à Ginette.)
Ginette. – Madame Marianeau ?
Marianeau. – Madame Marianeau ? Elle ? Ah non ! Non ! Sûrement pas !
Ginette, voyant le costume de Marianeau. – Oh ! la vache ! Ça c’est chié ! (À Rosie.) Il a fait ses courses chez les frères Bariolo ou quoi ?
Le Chiffre, à Marianeau, sans écouter Ginette. – Comment, non ?
Marianeau. – Elle ? Ma femme ? Ah non ! Jamais de la vie !
Silence.
Le Chiffre. – Qu’est-ce que tu racontes ?
Marianeau. – La vérité.
Le Chiffre, de plus en plus outré. – Alors ce n’est pas ta femme, elle ? Que je trouve dans la salle de bains privée de ton bureau ? À sept heures du matin ? Nue sous une serviette ? Avec un slip « À ma Gigi d’amour » ? (Menaçant.) Et qu’est-ce que c’est alors ?
Marianeau. – Eh bien, c’est… c’est… enfin, c’est pas ma femme !
Le Chiffre, se dirigeant vers Rosie. – C’est ce que nous allons voir.
Marianeau. – Qu’est-ce que tu fais ?
Le Chiffre. – Rosie me dira, elle, si cette femme n’est pas ta femme !
Marianeau. – Mais non ! Mais non !
Le Chiffre. – Tu vois bien que c’est ta femme !
Marianeau, à part. – C’est la spirale !
Rosie, bas, à Marianeau. – La vérité s’impose, je crois, désormais…
Marianeau, bas. – Vous ne m’avez pas compris ? Je vous augmente ! (À Le Chiffre, riant comme quelqu’un qui vient de faire une blague.) Hé, hé, hé ! Eh bien oui, oui, c’est ma femme !
Le Chiffre. – Humour français, sans doute. (À Ginette.) En tout cas, vous êtes charmante, madame Marianeau.
Ginette. – Moi, c’est Ginette.
Le Chiffre. – Je croyais que votre nom était Régine ?
Marianeau. – C’est un surnom, Ginette ! C’est son surnom ! Régine, Réginette, Ginette !
Le Chiffre. – Ach so 1 !
Rosie, bas, à Marianeau. – Vous le prenez vraiment pour un…
Le Chiffre, à Ginette. – Tellement entendu parler de vous…
Rosie, bas, à Marianeau. – Vous parliez de mon augmentation ?
Ginette, à Le Chiffre. – De moi ?
Marianeau, bas, à Rosie. – De quoi ?
Rosie, bas. – Mon augmentation !
Le Chiffre, à Ginette. – Régine par-ci, Régine par-là ! On peut dire que votre mari vous aime !
- « Ah bon ! »
Marianeau, bas, à Rosie. – On verra ça plus tard, si vous voulez bien, mais vous avez ma parole.
Rosie, bas. – Très bien. Il est temps de faire cesser ce vaudeville digne d’« Au Théâtre ce… »
Ginette, à Le Chiffre. – Qu’est-ce que vous avez avec Régine ?
Marianeau, bas, à Rosie, sortant son chéquier. – Bon, je vous offre un treizième mois.
Le Chiffre, à Ginette. – Il paraît que vous savez manier l’épée telle une chevalière du xxie siècle.
Rosie, bas, à Marianeau qui est en train d’écrire. – Vous n’avez qu’à m’en offrir deux.
Ginette, à Marianeau. – De quoi qu’on jacte, là ?
Marianeau, bas, à Ginette. – Vous occupez pas, dites oui, c’est tout ce qu’on vous demande. (Bas, à Rosie.) Quant à vous, c’est non ! La gourmandise est un vilain défaut.
Le Chiffre, à Ginette. – Cependant, il y a quelque chose que je ne m’explique pas. Cette salle de bains est d’un usage strictement professionnel. Alors, excusez cette question, mais que faites-vous ici ?
Rosie, bas, à Marianeau. – Très bien, vous l’aurez voulu. (À Le Chiffre.) Monsieur Le Chiffre ?
Le Chiffre, à Rosie. – Oui ?
Marianeau, bas, à Rosie, lui passant un chèque qu’il signe. – O.K., vous avez gagné. Vous inscrirez vous-même le montant.
Rosie, prenant le chèque, puis à Le Chiffre. – La situation est simple : hier soir, nous avons fêté notre dernier prototype et… la nuit a été un peu arrosée.
Le Chiffre. – Ah ! petits farceurs ! (Il rit.) Vous êtes une sacrée troupe de fêtards ! (À Ginette.) Cette petite nuit ici vous aura permis de mieux connaître l’usine que votre mari dirige avec un brio de…
Ginette. – Oh là ! C’t’usine ! J’en bouffe un peu trop à mon goût.
Le Chiffre. – Pardon ?
Marianeau, riant. – Elle a souvent l’occasion de venir. Ce qu’elle voulait dire.
Le Chiffre, à Ginette. – Vous vous intéressez au travail de votre mari ?
Ginette. – Plutôt à celui de ses employés.
Le Chiffre. – Tiens ?
Marianeau. – Ma femme aime le peuple.
Ginette, à Le Chiffre. – Vous pouvez pas savoir, m’sieur… m’sieur… m’sieur comment déjà ?
Le Chiffre. – Appelez-moi Otto.
Ginette. – Ouais, si tu veux, eh ben c’est pas une sinécure de bosser ici, Toto !
Le Chiffre. – J’aime votre franc-parler. Et j’apprécie votre sensibilité sociale. Il faudra que nous discutions de tout cela. Mais auparavant, j’ai beaucoup de choses à voir avec votre mari.
Ginette. – Et moi faut qu’j’m’habille. J’peux pas rester comme ça, à oilpé.
Le Chiffre. – À oilpé ?
Marianeau. – À poil. Euh… non, je veux dire… en négligé.
Ginette, à Rosie. – Rosie, tu me trouves quelque chose ?
Rosie. – Oui, j’ai peut-être des tailleurs dans mon…
Ginette. – Sinon, demande à La Palourde.
Le Chiffre. – La Palourde ?
Ginette. – Une copine qui bosse à la cantoche.
Le Chiffre. – La cantoche ?
Marianeau. – Le restaurant d’entreprise.
Le Chiffre. – Elle a une façon de parler si piquante, ta femme ! (À Ginette.) Mais alors, vous êtes proche du petit personnel ?
Ginette. – Plus proche, tu peux pas. (À Rosie.) Alors, tu prends racine ?
Rosie. – Tout de suite, Ginette. Enfin, je veux dire, tout de suite, madame Marianeau.
Rosie sort par la porte donnant sur le couloir.
Ginette, à Le Chiffre et Marianeau. – À tout de suite, les mecs, j’me r’fais une beauté.
Le Chiffre. – Il ne va pas y en avoir pour longtemps.
Ginette. – Arrête de me charrier, Toto !
Le Chiffre. – Alors on se voit tout à l’heure ?
Ginette. – Tout à l’heure ?
Le Chiffre. – Au Continental ?
Ginette. – Excuse ?…
Le Chiffre. – Votre mari ne vous a pas dit ?
Ginette. – Bah non.
Le Chiffre, donnant des tapes à Marianeau. – Mais quel cachottier, celui-là ! C’est une manie ! Tu as brûlé l’invitation officielle ?
Marianeau. – Mais non, mais non, mais je…
Le Chiffre. – Alors montre-la à ta femme !
Marianeau fouille dans les tiroirs de son bureau.
Le Chiffre. – Et je parie qu’il ne vous a pas parlé de la fusion.
Ginette. – La quoi ?
Marianeau a trouvé l’invitation et la donne à Le Chiffre.
Le Chiffre, donnant l’invitation à Ginette. – Lisez !
Ginette, lisant. – « Madame Stéphane Montjoie de Saint-Clair et Monsieur Otto Le Chiffre ont l’honneur de vous inviter au cocktail qui célèbrera la fusion de leurs laboratoires, les entreprises Apfelstrudel et Montclair, hôtel Continental, à 12 h 00. »
Le Chiffre. – J’espère que nous vous compterons parmi nous ?
Ginette ne sait que répondre. Marianeau, sans être vu de Le Chiffre, lui fait de grands mouvements des bras qui signifient « non ». Mais Le Chiffre se retourne vers Marianeau et le voit faire.
Marianeau, transformant son geste en mouvements de gymnastique. – Comme ça, dix fois le matin et dix fois le soir. Ces médecins sont d’un pénible !
Le Chiffre, à Ginette. – Alors, vous venez ?
Ginette. – Ben je veux bien, oui !
Marianeau. – Mais non, Ginette, Régine, non, voutu avezas ton rendez-tu, votre rendez-vous, Réginette, souvenez-toi-vous. (À Le Chiffre.) Un rendez-vous-toi-rends chez le médecin de la plus haute importunance.
Ginette. – Eh ben, il attendra !
Marianeau. – Sois raisonnable, il s’agit de ta santé…
Ginette. – Oui, eh ben ma santé, ma santé, je la soignerai en buvant à la mienne, non mais ! (À Le Chiffre.) Il nous refuse tout, celui-là !
Le Chiffre. – « Nous » ?
Ginette. – À moi et aux copines.
Le Chiffre. – Ach ! Vous savez qu’il est tellement rare qu’une femme considère les employées de son mari comme des amies…
Marianeau. – Tu vois le résultat du bourrage de crâne que les syndicats, depuis des mois…
Le Chiffre. – Je suis d’avis que tu devrais un peu plus les écouter. Chez nous, en Allemagne, nous travaillons avec eux main dans la main. (À Ginette.) Alors, à tout à l’heure, midi, pour le cocktail ?
Ginette. – Compte sur moi, Toto.
Le Chiffre. – J’en profite pour vous inviter tous les deux à passer la nuit à l’hôtel. Vous allez voir, le Continental est très agréable. Moi, je devrai m’envoler vers Houston en tout début de soirée, mais j’insiste au moins pour que nous passions l’après-midi ensemble. L’hôtel regorge d’activités telles que la piscine ou le sauna…
Ginette. – Piscine ? Sauna ? Putain, ça déchire !
Le Chiffre. – J’aime cet enthousiasme ! Je vais demander à ce que nos chambres soient mitoyennes. (Il regarde Marianeau.) Tu fais la tête ?
Marianeau. – Non, mais simplement, Ginette, quand elle est enthousiaste, a un peu tendance à oublier les règles de bienséance qu’il sied à tout…
Ginette. – Dis donc, chmoldu, dis tout de suite que j’sais pas m’tenir en société !
Marianeau. – Pas du tout…
Le Chiffre. – Ne sois pas inquiet. Et puis ça défrisera un peu tous ces coincés. (À Ginette.) Alors, à tout à l’heure !
Ginette. – À tout à l’heure, Toto !
Ginette disparaît par la porte de la salle de bains.
Le Chiffre. – Elle est charmante, ta femme, charmante. Je comprends pourquoi tu me la cachais, petit coquin ! Mais je t’avoue qu’à un moment j’ai cru à autre chose.
Marianeau. – Ah oui ?
Le Chiffre. – Me voilà pleinement rassuré et c’est tant mieux pour toi.
Marianeau. – Tant mieux ?
Le Chiffre. – Oui, tant mieux. Quand on dirige, comme nous, un laboratoire spécialisé dans les troubles de l’érection, un laboratoire désireux d’acquérir un public familial, on doit être irréprochable. C’est pourquoi je viens de virer Helmut.
Marianeau. – Non ?
Le Chiffre. – Si. Et tu sais comme moi à quel point un bon directeur commercial est difficile à trouver.
Marianeau. – Mais pourquoi ?
Le Chiffre. – Il trompait sa femme depuis deux ans. Viré. Dès que j’ai appris ça… On ne peut pas d’un côté expliquer que nos petites pilules servent à renforcer les liens du mariage et de l’autre cautionner les galipettes de nos dirigeants.
Marianeau. – Je comprends, c’est une question de stratégie.
Le Chiffre. – Natürlich 1. D’ailleurs, Montjoie de Saint-Clair et moi, nous sommes sur la même longueur d’onde. Et c’est une des raisons qui nous a poussés à fusionner nos deux boîtes. Quand tu verras la nouvelle campagne de promo, tu comprendras. Mais tu voulais me montrer quelque chose avant qu’elle n’arrive ? (Il désigne le volume posé sur son bureau.) C’est ça ?
Marianeau. – Oui. Non. Enfin, si, mais ça je t’en parlerai plus tard.
Le Chiffre. – Qu’est-ce que c’est ?
Marianeau. – Un rapport de Lambert, notre comptable.
Le Chiffre, lisant. – « Comment améliorer la profitabilité de l’usine française d’Apfelstrudel ». Très intéressant.
Marianeau. – Oui, ce Lambert est étonnant. Il y a moyen, selon lui, d’augmenter nos bénéfices de 30 % grâce à quelques solutions très simples.
Le Chiffre. – Lesquelles ?
Marianeau. – Écoute, je ne me souviens plus du détail, mais il préconise notamment l’automatisation de la moitié de notre production, un plan de licenciement et la délocalisation de l’usine en Roumanie.
Le Chiffre. – Non, mais c’est un fou furieux ?
- « Naturellement ».
Marianeau. – Résumé comme ça, bien entendu, c’est un peu brutal, mais si tu y penses bien…
Le Chiffre. – J’aimerais bien voir ce Lambert à mon retour du Texas.
Marianeau. – J’organiserai la rencontre, si tu veux. Mais ce n’est pas ce rapport dont je voulais te parler. (Il décroche son téléphone.) Zut ! Mon portable est déchargé. (Il utilise un autre téléphone.) Christian, tu peux venir s’il te plaît ? (Il raccroche.) Tu vas voir le résultat de trois ans de travail.
Le Chiffre. – Qu’est-ce que tu mijotes ?
Marianeau. – Des médicaments contre le trouble de l’érection, il y en a plein. Pour que notre entreprise fasse une percée significative sur le marché, il est nécessaire de penser à la femme. Là, nous ferons la différence.
Le Chiffre. – Tu m’intéresses.
Marianeau. – Et c’est ici que le Get-up apparaît. Démonstration.
Par la porte couloir, entre Christian accompagné de Roche. Il tient une boîte.
Christian, regardant le costume de Marianeau. – C’est Mardi gras ?
Marianeau, après un moment d’hésitation. – Mais que vous êtes conventionnels, tous !
Christian. – Ils font les mêmes pour hommes ?
Marianeau. – Tu n’y connais rien !
Christian. – Je ne sais plus qui en porte des comme ça… (Il tend la main à Le Chiffre.) Monsieur…
Le Chiffre, lui serrant la main. – Monsieur…
Marianeau faisant les présentations. – Mon frère Christian, responsable du service recherche. Otto Le Chiffre, notre président-directeur général.
Christian, à Le Chiffre. – Oh ! pardon ! Je ne savais pas ! Je suis vraiment désolé, mais nous n’avons jamais eu l’occasion…
Le Chiffre. – Désolé ? Mais de quoi ?
Christian, désignant Roche. – Madame cherche à voir…
Roche, serrant la main de Marianeau et le regardant de pied en cap. – Monsieur… (À part.) Même à – 95 % j’en voudrais pas pour ma pire ennemie.
Le Chiffre, présentant Roche. – Mme Roche, le bras droit de Mme Montjoie de Saint-Clair.
Marianeau, à Roche. – Madame… (À Christian.) S’il te plaît.
Christian. – Mais vraiment, c’est gênant !
Marianeau. – Pas du tout, au contraire ! D’ailleurs, c’est toi-même qui m’as dit que femme ou homme, c’est sans aucune importance, il n’y a aucun risque de déformation des tissus…
Christian. – Bien entendu, mais c’est quand même impressionnant de se voir en train de…
Marianeau. – Allez, M. Le Chiffre attend.
Le Chiffre, à Roche. – Vous tombez bien, j’allais assister à une démonstration.
Christian, à Marianeau. – C’est la dernière fois, d’accord ?
Marianeau. – Promis.
Christian sort par la porte du couloir, qu’il laisse entrouverte.
Le Chiffre, à Roche. – Vous allez ainsi pouvoir vous faire une idée de nos activités. (À Marianeau.) Un problème ?
Marianeau. – Rien. La démonstratrice est absente. Celle qui fait la présentation du produit. Alors c’est Christian qui va s’en charger.
Christian rentre avec un verre d’eau et un verre rempli d’une substance verte.
Roche, à Le Chiffre. – Je vois que tout est en ordre. Si vous voulez, je peux m’éclipser.
Le Chiffre. – Vous plaisantez ? Je n’ai plus de secrets pour Montclair.
Marianeau, à Le Chiffre et à Roche. – Alors voilà. Imaginez que Christian n’est pas Christian, mais Christiane. Christiane est une femme pleine de charme, mais une femme qui arrive à l’âge où l’on n’enfantera plus. C’est l’âge où la fatigue, les bouffées de chaleur et le contrôle de la vessie deviennent des préoccupations majeures. Comment, dans ces conditions, Christiane réussira-t-elle à profiter de la petite soirée qu’elle a commandée sur Internet auprès d’un professionnel des services à la personne ? D’autant qu’avec un stimulant ordinaire, Christiane serait obligée d’attendre, une heure après la prise, les caresses énergiques de son homme de ménage, avant de s’éveiller du petit somme qui lui tombe désormais dessus juste après dîner. Mais avec Get-up, quelques secondes seulement suffiront. Démonstration ! (Christian ouvre la boîte, en prélève une pilule et l’avale avec un peu d’eau.) Immédiatement, le concentré d’œstrogènes présent dans le médicament se diffuse dans tout le corps et va frapper au cœur du problème ! Sans plus tarder, l’effet apparaît, hic et nunc. (C’est alors que Christian, progressivement, commence à arborer des formes de plus en plus féminines.) Hic et nunc, hic et nunc, hic et nunc ! Adieu, paresse, mollesse, tristesse ! Bonjour, montagnes triomphantes ! Pics du plaisir, obus inflexibles et irréductibles ! (Il chante.) « Get up, stand up, don’t give up the fight ! »
Christian avale alors le verre rempli de substance verte.
Le Chiffre. – Formidable !
Marianeau. – Merci Christian. Ce que tu as fait pour la science, la science te le rendra.
Christian. – C’est ça.
Marianeau. – Tu fais attention à notre petit bijou !
Christian, montrant la boîte de Get-up. – Get-up, je l’ai toujours sur moi.
Le Chiffre, à Marianeau. – Extraordinaire ! Ça va faire un de ces tabacs ! (Christian sort avec une poitrine digne d’une star fraîchement refaite et éternue, ce qui retient l’attention de Le Chiffre.) Un effet secondaire ?
Marianeau. – Non ! C’est son rhume des foins. Aucun effet secondaire.
Le Chiffre, désignant la substance verte. – Ce liquide vert ?
Marianeau. – De l’anti-tetonis. Je vous explique. Get-up provoque une telle production d’hormones qu’il possède un effet aphrodisiaque. Très puissant. Mais très court. Trois minutes environ. On essaie d’allonger la durée. Quand je dis « effet aphrodisiaque », je parle pour le consommateur mais aussi pour toutes les personnes qui se trouvent à sa proximité. Get-up agit comme par contamination. L’anti-tetonis est la substance qu’a ingurgitée Christiane. Euh… Christian. L’anti-tetonis annihile totalement l’effet aphrodisiaque. Heureusement, sinon nous nous serions tous sauvagement jetés les uns sur les autres. (Il rit, Le Chiffre également, mais Roche reste de marbre.) On utilise l’anti-tetonis pour éviter que nos démonstrations dégénèrent en orgies.
Le Chiffre, admiratif. – Wouah ! Et combien de temps dure la… le… les…
Marianeau. – En revanche, nous pouvons totalement contrôler la durée de la dilatation mammaire. Ce qui laisse imaginer toute une gamme de produits. Vous avez vu l’effet sur un homme et, bien entendu, ce n’est pas la cible du prototype, mais vous imaginez sur une femme ! Get-up est fait pour toutes celles qui n’ont ni l’argent ni l’envie de se faire poser des prothèses. Get-up est conçu comme un booster de formes qui permet de pallier occasionnellement le manque de tonus du sein. Pour le moment, le produit est sous forme de comprimé, mais Christian met au point un conditionnement sous forme de poudre, plus efficace.
Le Chiffre. – Tout simplement génial ! Le complément idéal de ce que font les laboratoires Montclair. Pour la fusion, ça tombe pile. (À Roche.) Qu’en pensez-vous, Janine ?
Roche. – Intéressant.
Le Chiffre. – Plus qu’intéressant ! Vous croyez que Mme Montjoie appréciera ?
Roche. – Ça se pourrait.
Chiffre. – Marianeau, je t’avais sous-estimé. Je pense que le moment est venu de récompenser ton sens de l’innovation.
Le téléphone sonne.
Marianeau, décrochant. – Mme Montjoie de Saint-Clair ? Faites-la monter. (Il raccroche.)
Le Chiffre. – Elle est là ?
Marianeau. – Oui.
Le Chiffre. – J’ai une idée : et si nous faisions une petite démonstration de ton Get-up juste après le cocktail ? Voilà qui serait un bon moyen de faire parler de notre fusion ! La photo d’une poitrine qui pointe sera un symbole de puissance qui fera bondir les actions de notre nouvelle société et qui réjouira les Bourses du monde entier !
Marianeau. – Pourquoi pas ?
Le Chiffre. – Peut-être même que ta femme accepterait de… (À Marianeau et à Roche.) Mais pas un mot à Montjoie, c’est une surprise.
Entre avec vigueur Stéphane Montjoie de Saint-Clair, suivie de Rosie portant un sac.
Montjoie, rudement. – À moi, Le Chiffre, deux mots ! Alors quoi ? Pas de banderole ? Pas de tapis rouge ? Pas de pom-pom girls ? On ne dirait pas qu’on fusionne, ici.
Le Chiffre. – Chère amie, la cérémonie a lieu tout à l’heure.
Montjoie. – Ici, dans moins de cinq heures, ce sera chez moi, et je n’en vois aucun signe.
Rosie s’éclipse dans la salle de bains.
Le Chiffre. – Chère amie…
Montjoie. – Vous avez voulu que nous nous retrouvions dans votre usine française…
Le Chiffre. – Pour que votre route soit moins longue…
Montjoie. – Merci, trop aimable. Vous avez voulu que nous nous retrouvions dès potron-minet…
Le Chiffre. – Pour que tout soit bouclé avant midi, après je pars pour un gros contrat à…
Montjoie. – Je sais, merci, je sais…
Le Chiffre. – Permettez-moi de vous présenter le jeune et brillant directeur de cette usine, bientôt la vôtre, M. François Marianeau.
Montjoie, à Marianeau. – Arrivez, vous, qu’on vous serre la main. (Regardant son costume.) Il faudra qu’on se fasse un petit briefing sur le dress code.
Le Chiffre, à Montjoie. – Et puis je me disais que cette petite rencontre serait aussi l’occasion de faire le point sur nous.
Montjoie. – Le point sur nous ?
Le Chiffre. – Stratégiquement parlant…
Montjoie. – Stratégiquement parlant, nous en avons parlé cent fois.
Le Chiffre, désignant Marianeau. – La cent-unième sera pour lui.
Roche, sur un signe de Montjoie. – Je résume, parce que… (Elle imite une montre qui tourne.) Vous, Apfelstrudel, créateur de solutions pour troubles de l’érection, vous peinez à vous imposer sur le marché de masse et à atteindre un public familial. Nous, les laboratoires Montclair, spécialistes de la prothèse mammaire, nous sommes au contraire très implantés, c’est le cas de le dire, chez les mères de moins de cinquante ans.
Montjoie. – Merci Janine.
Roche, saluant. – Service.
Montjoie, à Marianeau. – Bref, un rapprochement entre nous s’imposait, afin de proposer un pack « érectogène plus prothèses » à la fois pour monsieur et madame, bref de créer le premier « customiseur » de couple au monde !
Roche, à Le Chiffre et à Marianeau. – Alors pour la popote, vous nous donnez vos actions Apfel, on vous donne l’équivalent en Montclair et ça fera la rue Michel.
Montjoie, à Marianeau. – Quant à vous, dès 12 h 01, vous travaillerez pour Apfel-Montclair.
Marianeau. – Le nouveau nom de la boîte ?
Roche. – Du genre perspicace, vous.
Le Chiffre. – Prévision : augmentation de nos bénéfices de 10 % sur trois ans. (À part.) Et ça, c’est sans compter le Get-up.
Marianeau, à part. – Et ça, c’est sans compter les propositions de Lambert.
Roche, à Le Chiffre. – Je reconnais bien là la nature conquérante de votre ancêtre Arminius.
Montjoie, à Marianeau. – Vous êtes marié ?
Le Chiffre, à Roche. – Il est vrai que vous êtes férue de généalogie. Il faudra qu’un jour vous me parliez de ce cher Arminius.
Marianeau, à Montjoie. – Mais, enfin, qu’est-ce que…
Montjoie. – Apfel-Montclair sera au service de la famille. Et notre prochaine campagne publicitaire sera réalisée à partir de reportages sur nos cadres. Aussi, j’exigerai de tous mes directeurs d’usine une existence irréprochable.
Le Chiffre. – Ne vous inquiétez pas, il est marié et je connais personnellement Mme Marianeau. Charmante personne. Elle sera au cocktail, d’ailleurs.
Montjoie. – Parfait, nous n’avons donc plus rien à faire ici.
Rosie et Ginette sortent de la salle de bains. Cette dernière porte un tailleur strict avec des talons. Rosie a un slip à la main.
Le Chiffre. – Justement, la voilà !
Marianeau, à part. – Ah non ! Tout marchait si bien !
Le Chiffre, à Ginette. – Chère amie, permettez-moi de vous présenter la future présidente-directrice générale de votre mari.
Ginette. – Qu’est-ce que c’est que ce pastis ?
Marianeau, bas, à Rosie, désignant le nouveau slip. – Encore ? Mais c’est une manie !
Le Chiffre. – Votre mari ne vous en a pas parlé ? La fusion ?
Rosie, cachant le nouveau slip dans un tiroir du bureau. – Je ne comprends pas…
Ginette. – Ah ça ! Eh ben, justement, faudra qu’on en reparle. On veut des garanties, nous !
Montjoie. – Je vous demande pardon ?
Rosie, bas, à Ginette. – Taisez-vous. Et faites-lui un compliment.
Ginette, réfléchissant, à Montjoie. – Madame… vous êtes très… vraiment… vraiment très choute !
Montjoie. – Choute ?
Le Chiffre. – Ses expressions !
Roche, à part. – D’où elle sort, celle-là ?
Marianeau, à Ginette. – Ma chérie, je crois qu’il est grand temps d’aller au Continental.
Ginette. – M’bouscule pas, j’y vais. (Peu habituée aux talons, elle tombe.) Aaaah !
Marianeau et Rosie la relèvent.
Montjoie, à Le Chiffre, désignant Ginette. – Si vous voulez bien, je passe mon tour pour les opérations de sauvetage. À tout à l’heure.
Le Chiffre. – À tout à l’heure !
Montjoie, bas, à Roche, en sortant. – Vous me faites une fiche sur elle.
Roche, saluant. – Service.
Montjoie et Roche sortent. Marianeau et Rosie ont mis Ginette sur une chaise.
Le Chiffre, tapotant la main de Ginette. – Pauvre petite madame…
Entre Christian par la porte du couloir. Il a retrouvé une poitrine tout à fait masculine.
Christian, voyant Ginette. – Ah ! Ginette ! Enfin ! Depuis hier soir je t’avais perdue, je me demandais ce qui se passait ! (Désignant le tailleur.) Mais… cette tenue…
Le Chiffre, à Ginette. – Venez, je vous emmène. Vous visiterez l’hôtel.
Ginette. – J’arrive.
Rosie, bas, à Ginette. – Pas de bêtises. Vous êtes Mme Marianeau.
Marianeau, bas, à Ginette. – La fusion, Ginette, la fusion, et à la clef, je vous nomme chef de service !
Le Chiffre, à Marianeau. – À tout à l’heure, mon vieux !
Le Chiffre sort.
Christian, prenant Ginette dans ses bras. – Je m’imaginais même…
Ginette, le repoussant. – Non !
Marianeau, à part. – Qu’est-ce qui lui prend, à lui ?
Christian, à Ginette. – Ne me dis pas que tes sentiments…
Ginette. – Mais non ! Mais pas ici, mais pas maintenant.
Rosie, à part. – Ils sont ensemble ?
Marianeau, à part. – Alors là, c’est le bouquet !
Christian, à Ginette. – Quoi ? C’est pour Rosie ? C’est pour mon frère ? Peu importe. Je veux que tous sachent la personne extraordinaire que tu…
Le Chiffre, off. – Ginette ! Venez !
Ginette. – J’arrive ! (À Christian.) À bientôt, Christian. Je t’appelle.
Ginette sort.
Christian. – Ginette ! Reviens !
Le Chiffre, off. – En voiture pour la visite gratuite de l’hôtel Continental !
Christian, à part. – L’hôtel Continental ? Très bien, Ginette. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je veux une explication et je l’aurai aujourd’hui ! Le temps de prendre mon scoot, et j’y suis, à l’hôtel Continental !
Christian sort.
Marianeau, bas, à Rosie. – Suivez-nous au Continental, et bouclez-la dans une chambre. Cette folle peut tous nous faire sauter.
Rosie, bas, à Marianeau. – Je crois que vous avez raison. Mais pas pour « cette folle ».
Rosie sort.
Marianeau, pour lui. – Tout va bien, tout va bien, je maîtrise parfaitement la situation. Le temps de passer chez Lambert pour changer de costume, et…
Entre Régine.
Régine. – Ah ! te voilà ! J’ai essayé de te joindre sur ton portable, mais… (Elle aperçoit le costume de son mari.) Mais, mon chéri, tu as une nouvelle à m’annoncer ?
Marianeau. – Qu’est-ce que tu fais ici ?
Régine. – Je suis passée à la maison, mais comme tu n’y étais pas je…
Marianeau. – Écoute, je n’ai pas le temps de t’expliquer, mais je suis très, très occupé aujourd’hui. Alors, on se voit dans trois jours, d’accord ?
Régine. – Dans trois jours ? Oh non ! Quand je pense que tu m’as promis que tu quitterais ta fonction de directeur pour que nous nous retrouvions…
Marianeau. – Oui, je la quitterai, d’ici un an, le temps de…
Régine. – Tu la quitteras, hein ?
Marianeau. – Oui, oui, je la quitterai !
Marianeau sort.
Régine. – Mais attends ! Justement, je viens de recevoir un coup de fil, la rencontre d’escrime médiévale à laquelle je devais me rendre est annulée et… (Elle trouve, sur le bureau, l’invitation sortie plus tôt par Marianeau. Elle lit.) « Madame Stéphane Montjoie de Saint-Clair et Monsieur Otto Le Chiffre ont l’honneur de vous inviter au cocktail qui célèbrera la fusion de leurs laboratoires, les entreprises Apfelstrudel et Montclair, hôtel Continental, à 12 h 00. » C’est ça, ton occupation ! Eh bien, je ne pouvais pas remplir mes obligations d’épouse, mais l’annulation de cette rencontre vient à point nommé. Le temps de passer ma tenue de grand bal, et tu verras, cher mari, combien de Dame Marianeau fier tu seras. Au Continental ! Hardi ! Au Continental !
Régine sort.
ACTE II
Quelques heures plus tard. La chambre 748 de l’hôtel Continental et le couloir de l’étage.
Alfred et Fête Nationale sont dans la chambre. Les trois valises de Fête Nationale, au sol, se trouvent prêtes à être enlevées.
Fête Nationale, désignant ses valises. – Ces trois-là, mon brave.
Alfred. – Bien, madame. Madame a-t-elle passé un agréable séjour ?
Fête Nationale. – Excellent, merci. (Elle éclate en sanglots.)
Alfred, lui tendant un mouchoir. – Oh ! madame, je suis désolé si je…
Fête Nationale, sanglotant toujours. – Non, ce n’est pas vous… le service était impeccable… la chambre, coquette et bien arrangée… et les petits déjeuners… les petits déjeuners… somptueux ! (Gros sanglots.)
Alfred. – Ça me fait bien plaisir, madame…
Fête Nationale. – Veuillez m’excuser, un vieux chagrin. (Elle sèche ses larmes.) En voie de guérison.
Alfred. – J’en suis heureux pour vous, madame. (Il ouvre le minibar et, après avoir jeté un coup d’œil.) Donc, je rajoute sur la note huit bouteilles de rhum, c’est bien ça ?
Fête Nationale, acquiesçant. – Tenaces, ces vieux chagrins. (Soudain, durant quelques secondes, la lumière se met à clignoter et une alarme retentit.) Qu’est-ce qui se passe ?
Alfred. – Le système de sécurité, sans doute. Mais que madame ne s’inquiète en aucune façon.
Il essaie de prendre les trois valises à la fois mais n’y arrive pas.
Fête Nationale. – Faites donc deux voyages, mon brave.
Alfred. – Je vous remercie bien pour ce conseil avisé, madame.
Fête Nationale. – Je n’en donne que des comme ça !
Elle sort de la chambre par le couloir et disparaît à pan coupé droit.
Alfred, sitôt Fête Nationale sortie de la chambre. – Vieille peau ! « Faites donc deux voyages, mon brave. » J’en peux plus de ce boulot de…
Gontran arrive en trombe par le couloir à pan coupé droit et entre dans la chambre.
Gontran. – Alfred ! Je vous cherchais ! La chambre est prête ?
Alfred, désignant le lit. – Le lit a été fait. (Désignant la chambre.) Tout a été nettoyé pendant que la cliente prenait son petit déjeuner au restaurant. (Résumant.) Complètement opérationnelle.
Gontran. – N’ayons pas peur de mots : c’est épatant. Ces réservations de dernière minute sont vraiment… Mais que voulez-vous, c’est Le Chiffre lui-même qui a insisté. Et il exigeait une chambre mitoyenne de la sienne ! Pour M. et Mme Marianeau ! Son directeur d’usine, à ce que j’ai cru…
Alfred. – Vous voulez dire le directeur de l’usine Apfelstrudel qu’on voit en passant sur…
Gontran. – Oui ! J’ai eu beau lui expliquer que… mais il a menacé de quitter l’hôtel ! Vous vous rendez compte ?
Alfred. – Quitter l’hôtel ?
Gontran. – Vous imaginez ? Plus de cocktail ! Quinze extras, soixante bouteilles de Veuve-Pichard et trois cent cinquante petits-fours que le chef a passé la nuit à… Tout ça sur les bras ! Et la presse pour photographier ce beau tableau. Il me fallait la 748. Heureusement qu’elle se libérait ce matin. Au fait, qu’est-ce que vous fabriquez encore ici ? Descendez ! La réception commence dans une demi-heure.
Alfred. – Je suis prêt.
Gontran. – Vous êtes prêt ?
Alfred. – Opérationnel.
Gontran. – C’est une plaisanterie ? Vous n’allez pas descendre en salle de réception comme ça ? Combien de fois vous l’ai-je répété ? (En parlant, il corrige énergiquement ce qui lui déplaît chez Alfred.) Le dernier bouton du gilet ne se ferme jamais. Et le nœud papillon, de l’ampleur, le nœud papillon ! Ce n’est pas une corde à linge. Prenez exemple sur moi. Vous avez vu ce tweed ? Ce raffinement de la texture ? Cette noblesse du tissu ? Clinton et Blinton. Pas de secret. Il n’y a que Clinton et Blinton.
Alfred. – Justement, mes chaussures, c’est du Clinton et Blinton…
Gontran. – Mais non ! Combien de fois vous l’ai-je répété ? Pas chez eux, les chaussures, pas chez eux. Pour les chaussures, vous allez chez Cendrillon.
Alfred. – Cendrillon ?
Gontran. – M. Mignonet. Vous le demandez de ma part. Il s’occupera bien de vous. Cette réception est très importante pour notre hôtel. Internet, la télé, on va le répéter partout : la fusion Apfelstrudel-Montclair se fait à l’hôtel Continental. Vous imaginez la publicité ? Alors je veux que tout soit parfait, vous m’entendez ? Pas le moindre accroc. Sinon, ces messieurs les journalistes se feront un plaisir de…
Alfred. – Mais au fait, j’ai entendu l’alarme…
Gontran. – Ah oui ! Presque oublié ! Manquait plus que ça ! Tout a sauté ! Le système de verrouillage. D’ailleurs, je suis entré ici sans passe. (Il sort de la chambre dans le couloir en entraînant Alfred à sa suite. Il referme la porte de la chambre, la rouvre et rentre dans la chambre suivi d’Alfred.) Vous voyez ? Toutes nos cartes magnétiques sont devenues inutiles. Les chambres sont en accès libre. C’est assommant. Aujourd’hui ! Aujourd’hui justement, jour de grande…
Alfred. – Qu’est-ce qu’on fait ?
Gontran. – J’ai appelé le dépannage. Mais rien aux clients ! La rumeur pourrait se répandre et ce serait… D’ailleurs, je redescends dans le hall, je ne veux pas rater Le Chiffre. Et vous, arrangez-vous pour vous arranger, s’il vous plaît !
Il sort de la 748 et remonte le couloir.
Alfred, sitôt Gontran sorti de la chambre. – Vieux schnock ! Les chaussures Cendrillon… Comme si j’avais les moyens… J’en peux plus de ce boulot de…
Alfred tente de nouveau, tant bien que mal, de soulever les trois valises de Fête Nationale.
Paraissent dans le couloir à pan coupé droit : Le Chiffre, Ginette, Marianeau et Rosie portant une valise et un vanity. Ils rencontrent Gontran.
Le Chiffre. – Chère Ginette, la 748 est par ici !
Ginette. – Le boulot qu’ça doit être, c’te moquette !
Gontran. – Monsieur Le Chiffre ?
Le Chiffre. – Oui ?
Gontran, se présentant. – M. Gontran, directeur de cet
établissement.
Le Chiffre. – Monsieur, permettez-moi de vous féliciter.
Gontran. – Ce n’est rien, Monsieur. Dès que vous m’avez demandé cette chambre mitoyenne…
Le Chiffre. – Personne pour nous accompagner à nos chambres ! (Désignant Rosie.) Ma collaboratrice obligée de… Pour un hôtel de cette catégorie, j’aime autant vous dire que…
Gontran. – Cher Monsieur, veuillez accepter toutes mes excuses. Si jamais…
Le Chiffre. – Ça va. (Sortant une carte magnétique de sa poche.) On ouvre avec ça ?
Gontran. – Oui, monsieur. Si monsieur veut bien me permettre… (Il prend la carte et l’introduit dans la fente prévue à cet effet.) Vous introduisez la carte ici. Et vous n’avez plus qu’à ouvrir la porte. (Il le fait. Alfred est surpris de cette incursion. Bas, à Alfred.) Sortez ! (Alfred sort de la chambre avec deux valises et en laisse une au sol.) Mon employé vérifiait la chambre. Si ces messieurs-dames veulent bien me suivre… (Alfred disparaît dans le couloir à pan coupé droit, Gontran entre dans la chambre suivi de Le Chiffre, Ginette, Marianeau et Rosie. À Le Chiffre.) Vous reprenez la carte, vous refermez la porte. (Il le fait.) Et vous êtes tranquille ! (Il donne la carte à Le Chiffre qui la donne à Marianeau.) Personne ne peut entrer ! (À part.) Quand ça marche. (À Le Chiffre, en montrant à chaque fois.) Le lit, le minibar, la salle de bains, une grande penderie, et la porte donnant sur votre chambre, monsieur Le Chiffre, la 749. (Il ouvre cette porte-là.) Si Monsieur veut bien se donner la peine…
Le Chiffre. – Merci. Vous pouvez disposer.
Gontran, donnant une autre carte magnétique à Le Chiffre pendant que Rosie pose la valise et le vanity qu’elle tenait jusqu’ici. – Je vous souhaite un agréable séjour dans notre établissement.
Gontran sort de la chambre dans le couloir.
Le Chiffre, à Ginette et Marianeau. – Mes amis, je vous laisse prendre possession de votre chambre.
Gontran, à part. – Il faut absolument que M. Le Chiffre signe mon livre d’or.
Le Chiffre, à Ginette et Marianeau. – Pas de bêtises, les tourtereaux. Rosie veille sur vous, heureusement.
Gontran, à part. – Et vite. Il part au Texas en fin de journée, m’a-t-il dit.
Le Chiffre disparaît en fermant la porte donnant vers la 749, tandis que Gontran disparaît dans le couloir à pan coupé droit.
Ginette. – Waouh ! Mais c’est Byzance, ici !
Marianeau, de mauvaise humeur. – Ginette, surveillez-vous, s’il vous plaît !
Ginette, à Rosie. – Il veut toujours pas me dire « tu ».
Marianeau. – Ça ne va pas recommencer ! (Aux deux.) La situation est dramatique.
Ginette. – Tu vas pas t’mettre à nous jouer du violon…
Marianeau. – Assez ! Jusqu’ici on s’est bien amusés, mais maintenant c’est terminé ! On a fini de rire. C’est moi qui vous le dis. Je vous rappelle, au cas où cela vous aurait échappé, que dans une demi-heure Apfelstrudel fusionne avec Montclair. Dans une demi-heure, ce n’est plus ce brave Otto qui sera notre patron, mais Stéphane Montjoie de Saint-Clair.
Ginette. – Pas la même limonade.
Marianeau. – Exactement. D’autant qu’elle veut lancer une campagne de promotion vantant la conduite irréprochable de chacun de ses employés. Vous imaginez, Ginette, si votre véritable identité est révélée ? Montjoie sera horrifiée. La fusion sera annulée ! An-nu-lée ! Purement et simplement. Quant au résultat, il sera réjouissant : chute immédiate du cours de l’action. Au mieux, nos salaires seront sabrés de moitié. Plus vraisemblablement, on sera virés.
Soudain, la porte de la 749 s’ouvre et Le Chiffre paraît en robe de chambre avec un sombréro sur la tête.
Le Chiffre, chantant, dansant et tournant autour de Marianeau, Ginette et Rosie, médusés. – « Si tu vas à Rio / N’oublie pas de monter là-haut / Dans un petit village / Caché sous les fleurs sauvages / Sur le versant d’un coteau ! / Si tu vas à… » (Il s’arrête. Silence. Échange de regards. Gêne de la part de Marianeau, Ginette et Rosie.) Le Brésil. (Silence.) Le thème de ma chambre.
Marianeau. – Tiens.
Rosie. – Original.
Ginette. – Aaah… L’Afrique…
Silence.
Le Chiffre. – Vous en faites des têtes ! Il y a quelque chose ?
Marianeau. – Non. Rosie ? Vous avez…
Rosie. – Ma foi non, non, et vous Ginette, enfin, non, je veux dire, madame Marianeau, est-ce que vous avez…
Ginette. – Moi ? Niet… Que t’chi…
Le Chiffre. – La fatigue, peut-être ?
Marianeau, Rosie et Ginette répondent en même temps.
Marianeau. – Oui ! C’est ça !
Rosie. – Un petit coup de fatigue, oui, c’est ça !
Ginette. – Mais on est… on est… oh là là… lessivés !
Le Chiffre. – Eh bien, reposez-vous un peu. Vous avez encore le temps.
Marianeau, le repoussant dans la 749. – C’est ça, c’est ça.
Le Chiffre, revenant. – Au fait, c’est quoi le thème de votre chambre ?
Marianeau, le repoussant. – « Van Gogh ».
Le Chiffre, revenant. – Y a son oreille ?
Marianeau, le repoussant. – Pas eu le temps de tout inspecter. (Il referme brusquement la porte mitoyenne avec la 749. À part.) Au moins, il y en a un qui passe du bon temps. (À Ginette et à Rosie.) Où j’en étais, moi ?
Ginette. – Tu disais que si Toto et Montjoie savent que tu te tapes ta bonniche, la fusion capote et on se fait tous lourder !
Marianeau. – Exactement ! Notre intérêt à tous les trois est donc clair : la réussite de cette fusion. Sommes-nous bien d’accord ?
Ginette. – T’as raison, faut bien l’dire…
Rosie. – Cette hauteur de vue, je la reconnais bien, monsieur le directeur.
Marianeau. – Vous, n’en rajoutez pas ! Espèce de carottière ! Vous avez passé le plus clair de la matinée à m’extorquer de l’argent alors que je me débattais pour essayer de sauver notre…
Rosie, désignant le costume que Marianeau arbore depuis son arrivée à l’hôtel. – Très joli, cet orange gilet de sécurité. Ça vous va bien au teint. Vous voyez que Lambert n’a pas des goûts si…
Marianeau. – Faut aimer les carreaux. (À Ginette.) Madame Bronchu, je vous suggère d’aller vous maquiller avant de descendre en salle de réception.
Ginette. – Moi ? Mais jamais je me suis mis du…
Marianeau. – Évidemment ! Rosie va vous montrer, ça ne se fait pas à la truelle ! (Rosie donne le vanity à Ginette et toutes deux se dirigent vers la salle de bains. Seule Ginette y entre car Marianeau retient Rosie. Il referme la porte sur Ginette.) Et maintenant, on la boucle dans la chambre. Jusqu’à la signature. Je dirai qu’elle a été prise d’un léger malaise… Et après, après… après, on verra !
Rosie. – La seule solution, vous avez raison, malheureusement…
Marianeau, désignant la porte de la 749. – Celle-là aussi faut trouver un moyen de la bloquer. (La porte mitoyenne de la 749 s’ouvre de nouveau et paraît Le Chiffre, en robe de chambre mais sans sombréro.) Quoi encore ?
Rosie disparaît dans la salle de bains.
Le Chiffre. – Je dérange ?
Marianeau, peu aimable. – Pas du tout. Alors, cette fois-ci, qu’est-ce que tu nous chantes ?
Alfred apparaît dans le couloir à pan coupé droit.
Le Chiffre. – Je ne comprends pas le mode d’emploi du Jacuzzi ; si tu pouvais…
Marianeau, de moins en moins aimable. – Ouais !
Le Chiffre et Marianeau disparaissent derrière la porte de la 749 qui se referme, tandis qu’Alfred toque à la porte de la 748. Ginette sort alors de la salle de bains, en peignoir, le visage tout blanc de crème.
Ginette, à Rosie. – Regarde, il y a des lampes dans la baignoire. On va se prendre un coup de jus ! (À la porte couloir.) J’arrive !
Ginette ouvre la porte couloir.
Alfred. – Oh ! pardon, madame ! Excusez-moi si…
Ginette. – C’est bon, te casse pas. Avec moi c’est pas la peine.
Alfred. – Je fais vite. Une valise de la cliente précédente, je l’avais oubliée. Elle est en bas, elle attend. Pas la valise, la cliente ! La valise est ici, alors je la prends. (Ce disant, il entre et saisit la valise de Rosie, identique à celle de Fête Nationale.) Excusez-moi encore, madame Marianeau, si je vous ai dérangée en plein…
Ginette. – Tu m’as pas dérangée, beau gosse.
Alfred. – C’est gentil, madame. Moi qui rêve de travailler chez vous…
Ginette. – Chez moi ?
Alfred. – Chez Apfelstrudel, oui. Ici, mon boulot commence sérieusement à me…
Ginette. – Comment qu’tu t’appelles ?
Alfred. – Alfred.
Ginette. – Et ici, t’es larbin ?
Alfred. – Garçon d’étage, madame.
Ginette. – Passe donc me voir à l’usine. Tu m’plais bien.
Marianeau entre par la porte de la 749 et la ferme.
Alfred. – C’est gentil, madame. Je n’y manquerai pas. Au revoir. (À Marianeau.) Monsieur… (Ginette rentre dans la salle de bains. Alfred ouvre la porte de la 748 vers le couloir et sort. À part.) Je viens de mettre cette Mme Marianeau dans ma poche.
Marianeau, suivant Alfred dans le couloir. – Attendez ! Je voulais vous demander… voilà… il y a dans cette chambre des documents très précieux que j’aimerais protéger en vue de la… Y a-t-il un moyen pour verrouiller la chambre ?
Alfred. – Mais, monsieur, dès lors que la porte se referme, la chambre est verrouillée, votre carte suffit à l’ouvrir…
Marianeau. – Je sais, oui, mais je voulais dire… peut-on faire en sorte que la chambre ne s’ouvre pas de l’intérieur ?
Alfred. – De l’intérieur ?
Marianeau. – Oui, si jamais, par exemple, quelqu’un venait à s’introduire dans la chambre, y aurait-il moyen de l’y enfermer en attendant les forces de l’ordre ? L’espionnage industriel…
Alfred. – Pour cela, il n’y a guère que les passes. (Il sort de sa poche une carte magnétique.) Mais nous avons formellement interdiction de…
Marianeau. – C’est une demande de M. Le Chiffre. (Sortant des billets qu’il tend à Alfred.) Et M. Le Chiffre serait très contrarié si…
Alfred, saisissant les billets. – Très bien, monsieur. Alors voilà, c’est très simple… (Il lui donne la carte magnétique.) Vous introduisez la carte face verte, vous ouvrez la porte. Vous l’introduisez face rouge, vous la verrouillez. Impossible de l’ouvrir, de l’intérieur ou de l’extérieur.
Marianeau. – Merci, mon brave.
Il met la carte magnétique dans une poche et rentre dans la 748.
Alfred, à part. – J’espère que le dépannage va résoudre le problème, sinon il va vite s’apercevoir que n’importe qui peut ouvrir toutes les portes de cet hôtel.
La porte de la 749 s’ouvre et Le Chiffre paraît en peignoir tandis qu’Alfred disparaît dans le couloir à pan coupé droit et que Marianeau referme la porte de la 748.
Le Chiffre, à Marianeau. – Dis donc, vieux, je ne sais pas ce qui se passe avec mon…
Christian apparaît dans le couloir à pan coupé droit.
Marianeau, d’une humeur massacrante, entrant dans la 749, suivi de Le Chiffre. – Quoi ? Une chemise à repasser ? Des chaussures à cirer ? Un robinet à déboucher ?
La porte de la 749 se referme et Christian toque à la porte de la 748.
Rosie, depuis la salle de bains. – Qui c’est ?
Christian, à travers la porte. – C’est moi ! C’est Christian !
Ginette, le visage débarbouillé, sort de la salle de bains et va ouvrir à Christian.
Ginette. – Christian !
Christian, entrant dans la 748. – Ginette ! Enfin ! Ça fait une demi-heure que je… j’ai donné ta description… on m’a indiqué cette chambre… Je ne comprends plus rien… Tu as disparu depuis hier soir… Ce matin, je te trouve en tailleur dans le bureau de mon frère… et maintenant… maintenant… te voilà en peignoir dans sa chambre ! (Il s’effondre.) Ginette ! Pourquoi m’as-tu fait ça ?
Ginette, s’asseyant à côté de lui et le prenant dans ses bras. – Oh ! Cricri !
Marianeau, paraissant dans le couloir à pan coupé gauche. – Monsieur veut une bière ! Bien entendu, son minibar ne marche pas et le room service ne répond pas !
Marianeau disparaît dans le couloir à pan coupé droit.
Ginette. – Cricri, tu t’goures complètement. C’est pas ce que tu crois. Ça fait quoi ? Trois jours qu’on est ensemble ? Eh ben, j’te l’redis : j’te kiffe grave.
Christian. – C’est vrai ?
Ginette, tendre. – T’es vraiment un couillon !
Christian, idem. – Gigi…
Rosie, entrant dans la chambre. – Ginette… (Elle voit Ginette et Christian s’embrasser.) Oh ! pardon !…
Pendant ce temps, Montjoie et Roche apparaissent dans le couloir à pan coupé droit. Roche porte deux valises.
Rosie rentre dans la salle de bains.
Montjoie et Roche disparaissent dans le couloir à pan coupé gauche.
Ginette. – Tu sais que la boîte fusionne bientôt ?
Christian. – Oui.
Ginette. – Bon, alors, quand un crocodile en bouffe un autre, il bouffe aussi ses globules blancs, ses globules rouges et tous les trucs qui bossent à l’intérieur… Donc, cette fusion, pour nous, les salariés, le risque, eh ben c’est d’se faire bouffer.
Christian. – Jusque-là, je te suis.
Ginette. – Alors les copines du syndicat… Tu connais ma grande gueule !… Elles m’ont demandé d’aller causer à Le Chiffre. Histoire qu’il s’engage clairement.
Christian. – Ça, c’est vraiment toi ! Toujours au service des autres ! Mais… pourquoi es-tu dans la chambre de mon frère ?
Ginette. – C’est pas la piaule de ton frangin ! Oui, O.K., elle est à son nom. Mais il me la prête parce que l’hôtel était plein, alors… D’ailleurs, il est pas là, tu vois bien. Il en a pas besoin, mais moi faut que j’me r’fasse la devanture parce que les négociations vont commencer fissa !
Montjoie et Roche paraissent dans le couloir à pan coupé gauche.
Roche ouvre la porte de la 748, ce qui heurte Christian.
Christian. – Ah !
Roche, à Christian. – Oh ! pardon !
Roche referme la porte de la 748.
Roche disparaît dans le couloir à pan coupé gauche.
Ginette. – Christian, il est temps que tu partes. Si on te voyait ici…
Christian. – Entendu. À demain ! (Nouveau baiser.)
Christian sort de la 748 et disparaît dans le couloir à pan coupé droit tandis que Rosie sort de la salle de bains.
Ginette, à Rosie. – Toute cette histoire m’embête pour Christian.
Rosie. – Ne t’inquiète pas, tout se résoudra lorsque…
La porte de la 749 s’ouvre, Le Chiffre paraît en peignoir.
Le Chiffre, à Ginette. – Votre mari est parti me chercher une bière. J’ai un petit problème avec mon minibar : il ne marche pas et j’ai dû le retirer de sa niche pour regarder les branchements. Maintenant l’appareil bloque ma porte et votre mari ne pourra pas entrer dans ma chambre par le couloir, alors…
Ginette. – Ah ! il est aux petits soins pour vous ! Mais nous, on peut toujours se brosser.
Le Chiffre. – « Nous » ?
Ginette, se rendant compte de sa bévue, tentant de se rattraper. – Moi, Rosie, et tous ceux qui triment à l’usine !
Rosie. – Ça, c’est bien vrai !
Marianeau paraît dans le couloir à pan coupé droit avec une pinte de bière.
Marianeau. – Quand je pense que je dois moi-même faire…
Il disparaît dans le couloir à pan coupé gauche.
Le Chiffre. – Dois-je comprendre que Marianeau n’est pas un patron très compréhensif ?
Ginette. – Très compréhensif ? Une peau de vache, oui !
Rosie. – Un tyran !
Ginette. – Vous savez, quand on voit nos conditions de travail… enfin, je veux dire, les conditions de travail des femmes de ménage de l’usine, ça fait peur. D’ailleurs, j’en ai fait une chanson.
Le Chiffre. – Une chanson ?
Ginette. – Mon violon dingue.
La Chanson de Ginette 1
1er couplet
Quand les couloirs se vid’nt et que tombe la nuit
Quand tous les importants regagnent leurs logis
Une armée silencieuse envahit les bureaux
C’est moi et mes copin’s qui marchons au boulot
Refrain
Je suis technicienn’ de surface
Joli titre pour un’ bonniche
Dans mon grand sac je débarrasse
Ce qu’on ne veut plus chez riches
Et je lave et je brique
Et j’aspire et j’astique
Que serait le patron sans moi ?
2e couplet
Paraît qu’il faut pas avoir fait polytechnique
Pour nettoyer la crass’ de tous ces bordéliques
Mais je dis qu’un travail qui tient du tortionnaire
Ça mérite bien mieux qu’un simple Smic horaire
Refrain et
Pensez à nous la prochaine fois.
Rosie et Le Chiffre applaudissent.
- Il est interdit d’utiliser une autre musique que celle qui a été composée expressément pour la pièce. Voir la partition pages 120 à 125.
Le Chiffre. – Ginette, votre chanson m’a… m’a fait quelque chose. Vous vous êtes mise dans la peau de cette technicienne de surface avec un réalisme… Je crois qu’il est temps de penser à vous, enfin, je veux dire, aux emplois les plus modestes.
Ginette. – Exactement, Toto.
Le Chiffre. – Votre mari a beaucoup de chance d’avoir rencontré une femme si informée des conditions les plus humbles. Vous devez avoir la place qui vous revient dans notre organigramme. J’en parlerai à Montjoie.
Le Chiffre rentre dans la 749 et referme la porte. Aussitôt Marianeau paraît dans le couloir à pan coupé gauche, toujours avec sa pinte de bière.
Rosie. – Ginette ! Ginette, tu as entendu ce qu’il… Tu vas entrer à la direction de l’usine !
Marianeau. – La porte est bloquée, il ne répond pas. Il dort ou quoi ?
Marianeau se dirige vers la 748.
Ginette. – T’emballe pas. Tout ça, pour l’instant, c’est du blabla.
Rosie repart dans la salle de bains et revient pour maquiller Ginette dans la chambre. Dès la réplique de Ginette achevée, Régine, très habillée, paraît dans le couloir à pan coupé droit. Elle tient un petit papier.
Régine, voyant Marianeau. – Enfin ! Te voilà !
Marianeau, se retournant, horrifié. – Toi ?!
Régine. – Moi ! (Regardant le costume de Marianeau.) Tiens, tu fais dans l’orange, maintenant…
Marianeau, positivement horrifié. – Mais… mais… qu’est-ce que tu fais ici ? Mais… (Regardant alternativement la 748 et Régine.) C’est horrible !
Régine. – Très galant, merci.
Marianeau, tentant de se reprendre, malgré son épouvante. – Je veux dire… c’est horrible, horrible le travail que j’ai aujourd’hui.
Régine. – Je viens pour la réception.
Marianeau. – La réception ?
Régine. – La fusion.
Marianeau. – La fusion ? Mais qui est-ce qui t’a…
Régine. – J’ai vu l’invitation.
Marianeau. – L’invitation ? Mais comment…
Régine. – Tu vas répéter tout ce que je dis ?
Ginette repart dans la salle de bains. Rosie range le matériel.
Marianeau. – Rentre à la maison. Tu as le temps, encore.
Régine. – Ta promesse, tu te rappelles ?
Marianeau. – Je sais, je sais…
Régine. – « Chérie, je quitterai ma fonction de directeur pour que nous puissions passer plus de temps… »
Marianeau. – Oui, oui, mais ce n’est vraiment pas le…
Régine. – Pas des fariboles, hein ? Tu la quitteras ?
Marianeau. – Oui, oui…
Régine. – Dis-le !
Marianeau. – Oui, je la quitterai !
Régine, rassurée. – Bon ! Nous avons bien une chambre à notre nom ? (Lisant son papier.) La réception me l’a écrit : « M. et Mme Marianeau : la 748. » (Regardant le numéro sur la porte.) Ah ! la voilà ! (Elle veut entrer, mais Marianeau s’interpose.)
Marianeau. – Non, pas maintenant !
Régine. – Qu’est-ce qui se passe ?
Marianeau. – Il se passe… il se passe qu’on est en réunion. C’est confidentiel, alors si tu veux bien…
Régine, désignant la chope de bière. – Une réunion ? Dans ma famille, on appelle ça l’apéro.
Marianeau. – Ne te méprends pas ! Nous souhaitons diversifier notre production en élargissant notre zone de…
Régine. – Tu m’expliqueras ça plus tard. J’ai besoin de me repoudrer le nez.
Marianeau, sortant le passe qu’Alfred lui a donné. – Attends ! (Pour lui.) Face rouge, on verrouille… (Il introduit le passe dans la fente.) Tout va bien, tout va bien, je maîtrise parfaitement la…
Régine. – Qu’est-ce que tu fabriques ?
Rosie, toujours en train de maquiller Ginette, apercevant soudain la boîte tombée laissée par Christian et la ramassant. – Tiens ? Mais qu’est-ce que…
Pendant ce temps, Régine sort une carte magnétique, la glisse dans la fente et ouvre la porte de la chambre, tandis qu’au même moment Le Chiffre rouvre la porte de la 749, toujours en peignoir.
Le Chiffre. – La réception me dit que Marianeau est passé dans le hall avec une chope…
Régine, dès son entrée dans la 748, avenante. – Ah ! Rosie !
Rosie met la boîte dans une de ses poches.
Marianeau, regardant la porte. – Mais… mais… mais…
Régine, à Rosie. – Tout à l’heure, à l’usine, il me semble vous avoir croisée.
Marianeau, à part. – Je sens la bombe… je sens la bombe…
Régine, à Rosie. – Mais alors, c’est vrai cette histoire de réunion ?
Marianeau entre dans la 748, survolté, et parle pour faire taire Régine.
Marianeau, à Rosie. – Elle demande si c’est vrai ! Mais bien sûr qu’ c’est vrai ! Hein, Rosie ?
Rosie, épouvantée et survoltée, à Régine. – Ah oui ! C’est vrai !
Marianeau, même jeu, à Régine. – Mais un peu qu’ c’est vrai !
Rosie, même jeu, à Régine. – Mais vraiment qu’ c’est vrai !
Marianeau, même jeu, à Régine. – Mais je veux qu’ c’est vrai !
Régine, à Marianeau et à Rosie. – Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, tous les deux. (Désignant Le Chiffre, à Marianeau.) Tu me présentes ?
Marianeau. – Oh là là ! Je manque à tous mes devoirs. Allez, hop ! Faisons les présentations ! (Il boit la moitié de la chope.) Ah ! ça fait du bien ! Il faut chaud ici, non ?
Le Chiffre. – Ma bière…
Marianeau, désignant Le Chiffre. – M. Le Chiffre, président-directeur général d’Apfelstrudel.
Silence.
Régine. – Et moi ?
Marianeau. – Toi ?
Régine. – Bah oui. Tu me présentes ?
Marianeau. – Ah oui ! Où avais-je la tête ?
Ginette sort de la salle de bains. Elle porte le tailleur qu’elle avait lors de son arrivée à l’hôtel. Elle aperçoit Régine.
Rosie, bas, à Ginette. – C’est Régine ! La femme de Marianeau !
Ginette, bas, à part. – Sale coup pour la fanfare ! (Allant vers Régine, lui faisant la bise, survoltée.) Non ! C’est pas croyable ! C’est toi ?
Régine, ahurie. – Hein ?
Ginette. – Ah ! j’en rote des oursins ! Tu vas bien ?
Régine, complètement ahurie. – Pas mal… pas mal… et… et toi ?
Ginette. – Je biche ! Je biche ! Mais regarde-moi… T’as bonne mine, toi ! (Aux autres.) Hein, qu’elle a bonne mine ?
Marianeau. – Elle a bonne mine !
Rosie. – Elle a bonne mine !
Gontran paraît dans le couloir à pan coupé droit.
Gontran. – Cette histoire me paraît pour le moins…
Gontran disparaît dans le couloir à pan coupé gauche.
Ginette, à Régine. – Tu sais, depuis qu’on s’est pas vues, j’ai eu un tas de chieries ! Slibard a été malade !
Régine. – Ah ?
Ginette. – Heureusement, il était remis pour le mariage de Pine d’huître.
Régine. – Ah ?
Ginette. – Tu sais, Pine d’huître ? Il s’est maqué avec Bouillabaisse.
Gontran paraît dans le couloir à pan coupé gauche.
Gontran. – C’est curieux, la porte est bloquée. Et ça ne répond pas.
Régine. – Bouillabaisse ?
Gontran. – Je vais essayer à la 748. (Il s’exécute.)
Ginette. – Tu sais bien, Bouillabaisse, celle qu’a un blase de compète.
Gontran, entrant dans la 748 dont la porte est restée ouverte. – Excusez-moi, messieurs-dames.
Régine, à part. – Qui est cette dame ?
Gontran. – J’ai tenu à vous en avertir moi-même : un certain Lambert attend dans le hall. Il veut voir un responsable. J’avoue qu’il était un peu confus. Vol de costumes, d’après ce que j’ai compris.
Le Chiffre. – Quoi ?
Marianeau, feignant une blague. – Sacré Lambert ! Je m’en occupe.
Gontran. – Bien, monsieur.
Gontran sort de la 748 et disparaît dans le couloir à pan coupé droit. Il croise Christian qui se dirige vers la 748.
Régine, à part. – Elle doit me connaître, puisqu’elle me tutoie.
Le Chiffre, à Marianeau, désignant Régine. – Je ne sais toujours pas qui est cette dame.
Christian, à part. – J’ai dû le laisser tomber dans la chambre. (Il entre dans la 748. Il est surpris par l’affluence dans la chambre.) Messieurs-dames…
Ginette, à part. – Christian !
Christian, bas, à Ginette, regardant attentivement le sol. – Je crois que j’ai oublié…
Régine. – Rosie, donnez-moi à boire, s’il vous plaît.
Rosie. – Très bien, madame Marianeau.
Soudain, elle se rend compte de sa gaffe. Elle emmène alors Régine vers le minibar. Le Chiffre a tiqué. Marianeau et Ginette se figent, Christian observe toujours le sol. Le Chiffre, après un temps de réflexion, s’avance brusquement vers Marianeau et Christian, qui se trouvent alors côte à côte. Arrivé à Marianeau, qui croit que c’est après lui qu’il en a, il l’écarte du bras et tend la main à Christian.
Le Chiffre. – Pardon, monsieur. (Christian le regarde d’un air ahuri.) Je ne me doutais pas que j’avais affaire à votre femme. (Poignée de main.)
Christian, ahuri. – Hein ? Ah !… Oui, oh, c’est tout récent. (Bas, à Ginette.) Tu lui as dit ? Écoute, je n’ai pas trouvé ce que je cherche, je vous laisse travailler ; sois coriace, ne lâche rien.
Régine, regardant Ginette et Christian, à part. – Une amie de Christian, sans doute.
Le Chiffre, à Régine. – Enchanté, madame Marianeau. (Il lui fait un baisemain.)
Régine. – Tout le plaisir est pour moi.
Christian, haut, à tous. – Messieurs-dames…
Il sort de la 748 et disparaît dans le couloir à pan coupé droit.
Régine, à tous. – Moi aussi, je vous laisse à vos affaires.
Elle entraîne Marianeau dans le couloir.
Ginette, à part. – On l’a échappé belle ! (Haut.) Rosie !
Un rouge à lèvres à la main, Ginette entraîne Rosie dans la salle de bains.
Le Chiffre. – Ma bière…
Le Chiffre suit Marianeau dans le couloir.
Régine, bas, à Marianeau. – À tout à l’heure, mon biquet ! (Le Chiffre, qui a entendu, sursaute et rentre dans la chambre. Cependant, il écoute la conversation par la porte ouverte. Régine fait un baiser à Marianeau. Le Chiffre se met alors à le regarder d’un air hargneux. Régine, elle, attendrie, passe sa main dans les cheveux de Marianeau.) Regarde-moi ça ! Chaque soir, quand on se couche, je te dis de mettre un filet ! C’est pas beau mais c’est pratique. (Confidentielle, bien qu’entendue par Le Chiffre.) Tu n’oublies pas ta promesse ? Tu la quitteras, hein ?
Marianeau, chuchotant, liquéfié. – Oui, oui, tais-toi !
Le Chiffre, qui entend tout, est outré.
Régine, bas. – Dis-le !
Marianeau, idem. – Mais oui ! Mais oui ! Je le dis !
Régine, bas. – Eh ben, vas-y !
Marianeau, idem. – Je la quitterai ! Voilà ! Tu es contente ? Ah ! les femmes !
Régine, bas. – Chéri ! (Nouveau baiser.)
Elle disparaît dans le couloir pan coupé droit tandis que Marianeau rentre dans la 748.
Marianeau, tendant la chope à Le Chiffre. – Cher Otto, je suis heureux de pouvoir enfin te…
Le Chiffre, saisissant la chope. – Marianeau, tu n’es qu’un salaud ! (Il lui jette le contenu de la chope à la figure.)
Marianeau, aveuglé. – Mais qu’est-ce que… qu’est-ce que…
Attirées par l’altercation, Rosie et Ginette (rouge aux lèvres) sortent de la salle de bains.
Le Chiffre, éructant. – Marianeau, tu trompes Ginette !
Marianeau, Rosie et Ginette, ensemble. – Quoi ?
Le Chiffre, fou de rage. – Et avec qui ? La femme de ton frère ! Ta propre belle-sœur !
Marianeau, Rosie et Ginette, ensemble. – Hein ?
Le Chiffre, éclatant. – C’est immonde ! Tu me dégoûtes !
Marianeau, s’essuyant le visage. – Il doit y avoir un malentendu.
Rosie sort un mouchoir pour éponger Marianeau et fait tomber la boîte de Christian, qu’elle avait mise dans la même poche.
Rosie. – Monsieur le…
Le Chiffre. – Et en plus, elle te fait promettre de quitter Ginette ! (À Ginette.) Pardon, chère madame.
Marianeau. – Otto, je vais te dire la vérité…
Le Chiffre. – Je t’écoute.
Marianeau, ne sachant que dire, regardant tour à tour Rosie, Ginette et Le Chiffre. – Eh bien, voilà… en fait… cette dame que tu as vue… c’est… c’est ma… euh… non… c’est-à-dire que Ginette, en réalité… oui… il y a eu un petit accident…
Le Chiffre. – Charabia ! Pauvre type ! Non seulement ta conduite est immorale, mais par ailleurs elle est tout à fait contraire à la future stratégie d’Apfel-Montclair. Tu sais bien que Montjoie veut faire la promotion de notre nouvelle entreprise en s’appuyant sur l’exemplarité de la vie de nos cadres. Par conséquent, je t’annonce que je te démets de tes fonctions. Cette décision prend effet immédiatement. Je te demande d’avoir quitté l’hôtel d’ici quinze minutes.
Le Chiffre rentre dans la 749.
Marianeau, abasourdi. – C’est pas vrai… C’est pas vrai…
Rosie. – Monsieur le directeur, je ne sais vraiment pas…
Ginette. – Alors là, je suis sciée. Sciée à la base.
Marianeau, fronçant les sourcils, fermant les yeux. – Il doit sûrement y avoir un moyen de renverser…
Rosie. – Le Chiffre apprécie Ginette, peut-être qu’elle pourrait…
Marianeau, ayant une idée. – Mais oui ! Rosie, vous êtes géniale ! Ginette couche avec Le Chiffre, je les prends en flagrant délit, et je fais chanter Otto jusqu’à ce qu’il revienne sur sa décision !
Rosie. – Quoi ? Mais ce n’est pas du tout ce que je…
Ginette. – Non, mais dis donc, Machin, tu fuis de la cafetière ? (Elle ouvre la valise et en sort un boubou coloré.) C’est quoi c’te loque ?
Marianeau. – Ginette, je vous en supplie, réfléchissez…
Rosie. – Monsieur, vous ne pouvez pas lui demander…
Ginette, à Marianeau. – C’est tout réfléchi ! Mais t’as un rat dans la contrebasse ou quoi ?
Rosie. – En attendant, il me semble nécessaire que Ginette assiste à la signature afin de tenter… (Ginette referme la valise et se dirige vers la porte de la 748, toujours ouverte.) Où allez-vous ?
Ginette. – Retrouver les affaires que tu m’avais préparées. Y a eu échange, apparemment.
Ginette sort et disparaît dans le couloir à pan coupé droit, tandis que Roche apparaît à pan coupé gauche.
Rosie, furieuse, à Marianeau. – Quant à vous… Le Chiffre avait raison !
Roche, regardant dans la direction vers laquelle Ginette a disparu. – La voie se dégage. (Elle se dirige vers la 748.)
Rosie. – Vous êtes immonde ! (Elle rentre dans la salle de bains.)
Marianeau aperçoit la boîte par terre. Il la ramasse et lit.
Marianeau. – Mais… mais… c’est le Get-up ! Comment est-il ici ? (En un éclair, une nouvelle idée lui a traversé l’esprit.) Mais bien sûr ! Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? (Il se dirige vers la salle de bains et y entre.) Rosie ! J’ai besoin de votre aide !
Roche, passant la tête par la porte de la 748, voyant la chambre vide. – Personne ? (Elle entre, pour elle.) Désolée, Mme Montjoie, mais je n’ai aucune envie de chercher des informations sur Mme Marianeau. En revanche, faire du repérage pour mon plan secret…
Rosie, off. – Laissez-moi tranquille !
Marianeau, off. – Attendez, écoutez-moi !
Roche, entendant la conversation. – Ce n’est peut-être pas le moment idéal.
Elle décide de partir, sort de la chambre, mais elle voit Gontran qui vient d’apparaître dans le couloir à pan coupé droit, avec son livre d’or.
Gontran. – Je vais directement à la 748, ça ira plus vite pour attraper M. Le Chiffre.
Roche rentre précipitamment dans la chambre et se cache dans la penderie. Gontran passe alors la tête dans la chambre.
Rosie, off. – Non, je ne veux pas !
Marianeau, off. – Vous inquiétez pas, ma proposition est honnête, vous allez voir.
Gontran. – Je dérange. (Il sort dans le couloir.) C’est assommant. J’aimerais pouvoir montrer la signature aux journalistes. Le Chiffre signant mon livre d’or ! La pub ! La pub que ça me ferait !
Gontran disparaît dans le couloir à pan coupé droit tandis que Rosie, suivie de Marianeau, rentre dans la chambre avec un verre d’eau.
Marianeau, toujours la boîte à la main. – Voici mon plan. Le stimulant mammaire ! Le Get-up ! (Il le montre à Rosie.) Je le fais prendre à Ginette, sans qu’elle le sache. J’amène Le Chiffre dans la chambre, et alors là ! Vu le pouvoir aphrodisiaque de ce truc, ils auront vite fait de nous tricoter des petits Franco-Allemands ! Moi, je les prends en photo et, grâce à un chantage aussi subtil qu’efficace, je retrouve ma place de directeur de…
Rosie, choquée. – Une proposition honnête, ça ? Je vais vous dire : je suis bien contente que l’usine ne soit plus dirigée par un malade comme vous !
Rosie pose son verre d’eau, sort de la chambre et disparaît dans le couloir à pan coupé droit.
Marianeau. – Ah ! c’est comme ça ! Ginette me plante, et maintenant, Rosie ! Pas grave ! Même seul contre tous, j’arriverai à conserver ma place ! (Il ouvre le minibar.) Cognac ? Très bien ! (Il boit cul sec la mignonnette, qu’il jette par-dessus son épaule.) Whisky ? Parfait ! (Idem.) Vodka ? Bingo ! (Idem. Il titube un peu.) Si la solution ne passe pas par Ginette, elle passera par Otto ! C’est lui qui va le prendre, ce nom de dieu de Get-up ! (Éméché, il tambourine à la porte de la 749.) Le Chiffre, ouvre ! Raus 1 ! (Chantant.) Raus ! Die Sonne scheint scheint scheint 2 ! (Criant.) Achtung 3 ! Ch’arriffe ! (Il entre dans la 749 et disparaît derrière la porte. Off.) Papier, bitte 4 !
On continue d’entendre en off un dialogue entre Le Chiffre et Marianeau, dont on ne saisit pas la lettre.
Roche, sortant de la penderie. – Mon plan secret. Il va me le servir sur un plateau, cet imbécile. Sans le vouloir. Il faut que je fasse vite, maintenant.
Roche sort de la chambre et disparaît dans le couloir à pan coupé droit alors que Le Chiffre ramène tant bien que mal Marianeau dans la 748.
Le Chiffre. – Tu deviens fou ?
Marianeau. – Oui, je deviens fou ! Oui, je deviens fou ! Ich bin verrückt ! Ich bin sehr sehr sehr verrückt 1 ! Et che fais egsblicker à toute le monte à gause de gui ! (Il sort de la chambre en claquant la porte. Il est dans le couloir, criant.) Avis à la population de l’hôtel ! Gonnaissez-vous Herr 2 Le Chiffre ? Ach ! Grosse grosse bersonnache ! Mais tenez ! Le foilà !
- « Dehors ! »
- Comptine allemande : « Dehors ! Le soleil brille, brille, brille ! »
- « Attention ! »
- « Papiers, s’il vous plaît ! »
Pendant ce temps, Le Chiffre s’est rapproché de la porte de la 748 en même temps que Marianeau, qui rouvre brusquement la porte à la fin de sa réplique. Le Chiffre la prend en pleine face et tombe.
Le Chiffre. – Ah !
Marianeau se précipite, le relève et l’assoit sur le lit.
Marianeau. – Otto, pardonne-moi ! Tu as mal ?
Le Chiffre. – Bien sûr, espèce d’abruti ! (Il se prend la tête à deux mains.)
Marianeau, sortant le Get-up. – J’ai un machin homéopathique très bien pour ça. Ça va te faire un de ces effets ! (Il prélève un comprimé et saisit le verre d’eau laissé par Rosie. Puis, tendant le comprimé à Le Chiffre.) Tiens. (Le Chiffre avale le comprimé et Marianeau lui donne le verre d’eau.) Tu vas voir l’effet !
Le Chiffre, après avoir avalé. – Tu sais, ce n’est pas contre toi, je suis obligé de prendre cette décision, sinon je…
Marianeau. – Ne parle pas ! Ne parle pas ! (À part.) J’ai peu de temps…(Haut.) Allonge-toi, je vais te faire un cataplasme de moutarde !… Imparable contre les maux de… (Marianeau sort de la 748 en laissant la porte ouverte. À part.) Et maintenant, Ginette ! Tout va bien ! Tout va bien !
Marianeau disparaît dans le couloir à pan coupé droit.
Le Chiffre, allongé sur le lit de la 748. – Je me sens tout drôle. C’est bizarre, mais… on dirait que… (Peu à peu, la poitrine de
- « Je suis fou ! Je suis très très très fou ! »
- « Monsieur ».
Le Chiffre se gonfle et deux mamelons apparaissent.) Aaah… aah… ça chatouille !… Mais… (Constatant son extension mammaire.) Oh non ! Ah ! le salaud ! C’est vraiment un salaud ! (Touchant ses nouveaux seins.) Ils sont pas mal, malgré tout. Non, ils sont bien.
Gontran apparaît dans le couloir à pan coupé droit, toujours son livre d’or à la main.
Gontran. – Et ce Lambert qui attend toujours de parler à quelqu’un… (Il va pour disparaître à pan coupé gauche mais se ravise.) Non, c’est vrai, la porte est bloquée. (Il se dirige vers la 748.)
Le Chiffre, touchant toujours ses seins, plus lascif. – Très bien. Très très bien, même.
Gontran, entrant dans la 748. – Excusez-moi de vous… (Il aperçoit Le Chiffre.) Ah !
Le Chiffre, regardant soudain Gontran d’un œil plein de désir. – Tu sais que tu es mignon, toi ?
Gontran. – Ah non ! Quelle horreur ! Pas de ça ici, monsieur ! Ce n’est pas un hôtel borgne ! (Il sort de la 748 et referme la porte. À part.) J’appelle la police !
Gontran disparaît dans le couloir à pan coupé droit, croisant Roche et Montjoie.
Le Chiffre, surpris. – Montjoie !
Montjoie, surprise. – Le Chiffre ! (Elle veut sortir mais Roche l’en empêche.)
Le Chiffre, aguiché. – Montjoie !
Montjoie, aguichée. – Le Chiffre !
Le Chiffre, plein de désir. – Montjoie !
Montjoie, pleine de désir. – Le Chiffre !
Le Chiffre, impératif. – Ah ! ma Joie !
Montjoie, impérative. – Ah ! mon petit Chiffre à moi ! (Ils s’enlacent, s’embrassent et Le Chiffre déchire la jupe de Montjoie.) C’est tout ? Et le grand braquet ? C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
Soudain, Roche ouvre la porte de la 748 et prend plusieurs clichés.
Roche. – On ne bouge pas, messieurs-dames !
Montjoie et Le Chiffre, ensemble. – Ah !
Roche, continuant à photographier. – Gardez la pose. Ça sera sur Internet d’ici une demi-heure à peine.
Montjoie. – Janine, qu’est-ce qui vous prend ?
Roche. – Y a plus de Janine ! Y a plus de Roche ! Y a plus de présidente-directrice générale ! Montjoie, tu es finie, lessivée, éjectée !
Montjoie. – Enfin, Janine, expliquez-moi ce qui…
Roche. – On verra ce que les actionnaires pensent de ces petits clichés ! (À part.) Vite ! L’effet aphrodisiaque va rompre.
Roche sort de la 748 et disparaît dans le couloir à pan coupé droit tandis que Marianeau et Ginette apparaissent au même endroit et se dirigent vers la 748.
Montjoie, comme sortant d’un rêve. – Oh ! Le Chiffre, mais qu’est-ce que c’est que ce…
Ginette. – J’espère que tu vas pas me proposer de…
Marianeau. – T’inquiète, Gigi ! Ramène ta fraise !
Le Chiffre, idem. – Oh ! Montjoie, mais qu’est-ce que vous…
Marianeau et Ginette entrent dans la 748.
Montjoie, les apercevant et courant dans la salle de bains. – Ah !
Ginette, apercevant Le Chiffre. – Merde alors ! C’est un trav’ !
Le Chiffre. – Oh non ! C’est humiliant !
Marianeau, amenant Ginette près de Le Chiffre. – Alors, il est beau mon Toto ? Hein qu’il est beau ? Allez, Gigi, radine, quoi !
Ginette, ahurie. – Mais… aujourd’hui, vous êtes tous complètement siphonnés !
Régine paraît dans le couloir à pan coupé droit.
Marianeau, à part. – J’ai trop attendu ! L’effet aphrodisiaque s’est éventé !
Régine. – Il doivent avoir fini, il est midi moins le quart. (Entrant et voyant Le Chiffre.) Ah ! c’est un inverti !
Le Chiffre. – C’est humiliant ! C’est humiliant !
Christian paraît dans le couloir à pan coupé droit.
Christian, à part. – Ce n’est pas le moment, tant pis ! (Entrant dans la 748, à Ginette.) Gigi ! Peu m’importe ces gens… J’étais sur mon scoot… et je repensais à ce que Le Chiffre a dit… Voilà… Veux-tu m’épouser ?
Ginette, conquise. – Mon Cricri ! Heureusement que tu es là. Ma réponse est « oui » ! (Elle embrasse Christian.)
Le Chiffre. – Alors là, ça dépasse tout ! Non seulement Marianeau trompe sa femme, mais elle, de son côté… Ah ! cette Mme Marianeau est une sacrée putain de bonne femme !
Régine, allant immédiatement à Le Chiffre. – Monsieur, vous êtes un gueux ! (Elle le gifle.)
Le Chiffre. – Ah !
Régine, sortant. – Ah ! je suis une sacrée putain de bonne femme !
Le Chiffre, touchant sa joue. – Mais qu’est-ce qui lui prend à celle-ci ? (Il se dirige vers Christian alors que Régine disparaît dans le couloir, à pan coupé droit. À Christian.) Monsieur, vous êtes responsable des actes de votre femme. (Il le gifle.)
Christian. – Ah !
Ginette. – Mais, il a paumé la Sorbonne, lui !
Fête Nationale paraît dans le couloir avec une valise, à pan coupé droit.
Fête Nationale. – Une heure qu’on doit me rapporter ma valise…
Le Chiffre, à Christian, essayant d’être viril malgré sa poitrine protubérante. – Nous règlerons ça entre hommes !
Christian, regardant soudain les attributs féminins de Le Chiffre. – Passez plutôt un coup de fil à un ami. (À part.) On jurerait qu’il a pris du…
Le Chiffre sort de la 748 et tombe nez à nez avec Fête Nationale.
Fête Nationale. – Chouchou !
Le Chiffre. – Quoi ! Toi ici ?
Marianeau, se rapprochant de la porte de la 748, écoutant. – Qu’est-ce qui se passe ?
Fête Nationale. – Salopard !
Le Chiffre. – Fetnat, je t’en prie !
Ginette, à Christian. – Ça va, mon chéri ?
Fête Nationale. – Tu me promets la belle vie, tu me fais trois gosses et tu te barres !
Ginette, à Christian. – Je vais te chercher une serviette avec de l’eau froide. (Elle entre dans la salle de bains.)
Fête Nationale, voyant la poitrine de Le Chiffre. – Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu m’as quittée pour un bonhomme ? Mou du bulbe ! Pignouf ! Pissure ! (À chaque insulte, elle frappe Le Chiffre avec son sac à main et le fait reculer dans la 748.)
Ginette, sortant de la salle de bains. – Mme Montjoie ! Mme Montjoie avec sa jupe…
Fête Nationale, continuant à battre Le Chiffre. – Baltringue ! Tas de saindoux ! Tête de chibre !
Marianeau, à Fête Nationale. – Madame, calmez-vous !
Gontran et Alfred paraissent dans le couloir à pan coupé droit. Gontran est armé. Ils se dirigent vers la 748.
Gontran. – Ah non ! Il est hors de question que mon hôtel devienne un point de rendez-vous pour tous les…
Montjoie, sortant de la salle de bains, choquée. – C’est un cauchemar… Un cauchemar…
Fête Nationale, continuant à battre Le Chiffre. – Panaris ! Furoncle ! Branlotin !
Marianeau, tentant d’éloigner Fête Nationale. – Mais enfin ! Enfin, madame !
Gontran, entrant dans la 748. – Qu’est-ce qui se passe ici ?
Fête Nationale, continuant à battre Le Chiffre. – Maquereau ! Boursemolle ! Fonctionnaire !
Gontran. – Assez ! Assez ! (Il tire plusieurs coups de feu en l’air.)
Mêlée autour de Le Chiffre et de Fête Nationale, cris et confusion générale.
ACTE III
Le lendemain matin. Même décor qu’à l’acte I.
Régine, portant un paquet, entre suivie de Rosie.
Régine. – Comment, il n’est pas là ?
Rosie. – Depuis hier, M. le direct… enfin, votre mari est très occupé.
Régine. – Pour ma part, je n’ai pas de nouvelles. C’est un comble. Ce Le Chiffre s’est permis de… Et lui… rien ! Sans parler de Lambert !
Rosie. – Lambert ?
Régine. – Je ne sais combien de coups de téléphone depuis ce matin. Cinq de ses complets-vestons ont disparu. Il accuse mon mari et…
Rosie, désignant le paquet que Régine porte. – Qu’est-ce que c’est ?
Régine. – Mes épées. Je dois partir tout à l’heure pour un championnat à…
Rosie. – C’est l’heure à laquelle M. Marianeau a l’habitude d’arriver. Vous pouvez l’attendre ici. C’est encore son bureau. (Désignant la salle de bains.) Si vous voulez vous rafraîchir, vous avez le temps.
Régine. – Merci, Rosie, j’en ai bien besoin.
Régine entre dans la salle de bains alors qu’on frappe à la porte. Rosie va ouvrir. Paraît Alfred. Il a quitté sa tenue de garçon d’étage et porte un costume-cravate. Il a un bouquet à la main.
Alfred. – Mme Marianeau, c’est ici ?
Rosie. – Oui, elle est là. Le hasard fait bien les choses. Mais je doute que vous puissiez la voir tout de suite, à moins que cela ne soit urgent.
Alfred. – Oui, c’est ça, c’est urgent. C’est une urgence. Une urgence urgente, une urgence urgemment urgente. Dites seulement à Mme Marianeau qu’il s’agit d’Alfred, le garçon d’étage du Continental, et vous verrez.
Rosie. – Ah.
Elle disparaît dans la salle de bains.
Alfred, seul. – Il fait chaud, ici ! Si je ne me suis pas trompé, je l’ai emballée sec, la petite Marianeau. Ah ! Alfred ! Ton charme a encore frappé. (Il se regarde dans une glace.) Oh non ! J’ai un bouton sur le nez ! C’est l’émotion… (Il répète le boniment qu’il compte servir à celle qu’il attend.) Chère madame Marianeau, vous m’avez invité à passer vous voir à votre usine, alors voilà… Madame, depuis que je vous ai vue… votre distinction et votre sens des élégances me hantent… Bref, je vous aime ! J’ai quitté mon travail ce matin. Adieu, hôtel Continental ! Je compte aujourd’hui travailler dans votre usine. Cependant, je n’espère point me faire aimer. Heureux si, par mon zèle et mon sérieux, j’ai l’heur de ne point vous déplaire…
Rosie rentre dans le bureau, suivie de Régine.
Rosie. – Oui, oui, une urgence !
Régine. – Peut-être y a-t-il du neuf ?
Tandis que Rosie sort, Alfred s’élance, radieux, vers la porte de la salle de bains.
Alfred, voyant le visage de Régine. – Ah ! (À part.) C’est pas elle ! (À Régine, poli mais froid.) Madame…
Régine. – Vous êtes Alfred, le garçon d’étage de l’hôtel Continental ?
Alfred. – Oui, c’est cela, oui, absolument, oui.
Régine. – Bon, bon, d’accord, d’accord, très bien. (Elle s’assoit et lui indique une chaise. Alfred, peu enthousiaste, s’assoit. Temps d’embarras réciproque.) Et vous étiez à l’hôtel hier ?
Alfred. – Oui, oui, tout à fait, hier, je… Oui, oui. (Petits sourires de part et d’autre. Alfred jette des coups d’œil dans tous les coins de la pièce, visiblement préoccupé par tout autre chose que Régine. Celle-ci ne comprend rien à l’attitude d’Alfred et regarde le public, espérant un peu d’aide.) Et Mme Marianeau va bien ?
Régine, un peu surprise, après un temps. – Pas mal, merci. Un peu fatiguée. En plein imbroglio de complets-vestons.
Alfred, à part, regardant vers la porte du couloir, d’où il suppose qu’apparaîtra celle pour qui il vient. – Ah ! qu’il fait chaud !
Régine, à part, intriguée par l’attitude d’Alfred, regardant dans la direction où il regarde. – Qu’est-ce qu’il regarde comme ça ?
Alfred, brusquement. – Mais enfin, elle n’est pas malade ?
Régine, revenant à Alfred. – Qui ?
Alfred. – Mme Marianeau ?
Régine. – Ah ! (À part.) Curieux, cette façon de… Il parle à la troisième personne. Comme mon charcutier. (Haut.) Non, non. Pas du tout.
Alfred. – Ah ! tant mieux ! Tant mieux !
Régine. – Excusez-moi, monsieur, mais j’ai cru comprendre que vous étiez venu pour une chose très urgente…
Alfred. – Ah ! oui, madame ! Une urgence urgemment urgente !
Régine. – Je vous écoute. De quoi s’agit-il ?
Alfred. – De quoi ? Ah non ! Ça, non ! J’peux pas vous le dire ! (Il se dirige vers la porte couloir.)
Régine, se levant, totalement ahurie. – Comment ?
Alfred. – Non, madame ! Ne me posez pas de questions ! Discutons de tout ce que vous voulez, mais ce qui me pousse à venir ce matin, n’espérez pas le savoir !
Régine. – Mais enfin, monsieur, pourquoi êtes-vous ici ?
Alfred, malicieux. – Ah ! ça, c’est mon affaire…
Régine, bouche bée. – Ah ?
Alfred, brusquement et sur un ton précipité. – Le temps passe. Je vois que Mme Marianeau est occupée. Je ne veux pas la déranger. Je reviendrai.
Régine, toujours bouche bée. – Ah ?
Alfred. – Je reviendrai, madame, je reviendrai ! (À part, sur le pas de la porte.) Que je lui raconte ? Pour qu’elle aille faire des ragots ?
Alfred sort par la porte couloir.
Régine, médusée et furieuse. – Mais qu’est-ce que c’est que ce toqué ?
Entre Marianeau par la porte du couloir avec un volume sous le bras.
Marianeau, à part, voyant Régine. – Oh non ! Pas elle !
Régine, voyant Marianeau, furieuse. – Marianeau !
Marianeau, tout sourires, à Régine. – Ma chérie ! (Il referme la porte et la poignée tombe par terre. Il la remet. À part.) Tout fout le camp, ici.
Régine. – Tu mériterais que je te passe au fil de mon épée.
Marianeau, de nouveau tout sourires, jouant l’incompréhension. – Mais enfin, je…
Régine. – Hier, ce Le Chiffre a été d’une grossièreté à mon égard !
Marianeau. – Mais enfin, je…
Régine. – En galant homme, c’est d’ailleurs toi qui aurais dû le souffleter !
Marianeau. – Mais enfin, je…
Régine. – À défaut de laver cet affront, j’eusse aimé que tu restasses avec moi la soirée durant pour m’apporter réconfort et tendresse.
Marianeau. – Mais enfin, je…
Régine. – Au lieu de ça, tu es injoignable et il me faut venir à l’usine pour arriver à te voir ! (Silence.) ça te laisse de marbre, tout cela ?
Marianeau. – Si c’est pour me couper à chaque fois que…
Régine. – Mais est-ce que je peux parler, oui ? Alors, la voilà, ta conception du couple ? Ne jamais laisser ton épouse s’exprimer ?
Marianeau. – Exprime-toi, mais en silence !
Régine. – Tu oses ? Je ne suis pas un des sous-fifres que tu agonis chaque jour de brimades !
Marianeau. – Qu’est-ce que tu racontes ?
Régine. – Parfaitement ! Ginette m’a tout raconté.
Marianeau. – Quoi ?
Régine. – Ah ! ça te la coupe, ça ? Eh bien, oui ! Ginette m’a raconté que tu refusais à tes employés les avantages sociaux que leur travail difficile…
Marianeau. – Tu connais Ginette ?
Régine. – Oui, oui ! Je connais Ginette ! Hier soir, je réchauffais ma solitude avec un bloody mary dans un bar du centre, quand Christian est venu à ma table, accompagné d’une charmante jeune fille. Sa future femme.
Marianeau. – Ginette ? Elle t’a dit que je maltraitais mes employés ? Ah ! la salope !
Régine. – Je t’interdis ! Voilà une jeune fille dont le parler n’est pas très académique, certes. Mais mon petit doigt me dit qu’elle en rajoute un peu. Par ailleurs, elle a une claire conscience de ce qui cloche dans cette usine.
Marianeau. – Cette Ginette, qu’est-ce qu’elle vous fait, à tous ?
Rosie entre avec des journaux.
Rosie, voyant Marianeau. – Ah ! monsieur le direct… (Elle referme la porte et la poignée tombe.) Ah ! la poignée, maintenant…
Marianeau. – Vous arrivez à pic. (À Régine.) Tu sais où j’ai passé la soirée ? Avec Le Chiffre. À l’hôpital. Tu sais pourquoi ? (À Rosie.) Rosie !
Rosie. – Oui… (À Régine.) Il y a eu un malentendu, hier, à l’hôtel, et M. Gontran, le directeur, a tiré une balle dans le pied de M. Le Chiffre.
Marianeau. – Faites donc un petit topo de notre situation à ma femme.
Rosie. – Oui, oui… (À Régine.) Voilà. Depuis hier, des photos circulent sur Internet. Montjoie et Le Chiffre s’embrassant, sauvagement enlacés. Le scandale est immense.
Marianeau, montrant un titre de journal. – « Chez Apfelstrudel, on fusionne à bouche que veux-tu ». Ah ! les raclures !
Rosie, toujours à Régine. – La fusion, il n’en est plus question. Les actions d’Apfelstrudel et de Montclair ont plongé à leur plus bas niveau historique. Nous sommes en difficulté.
Régine. – Mais, ce Le Chiffre et cette Montjoie, ils sont… ils ont fait… euh… comment dire ?…
Rosie. – On ne sait pas très bien ce qui s’est passé…
Régine. – Qui a pu faire circuler ces photos ?
Rosie. – Roche, apparemment. Le bras droit de Montjoie…
Marianeau, à Régine. – Quant à moi, je suis viré !
On frappe à la porte. Rosie sort.
Régine. – Quoi ? Mais qu’est-ce qui s’est…
Marianeau. – Bref, tu comprends que j’ai des préoccupations autrement plus importantes que tes petites histoires de bloody mary solitaire !
Rosie rentre avec une enveloppe.
Rosie, tendant l’enveloppe. – Pour Mme Marianeau. (Régine la prend.)
Marianeau, à Régine, en lui prenant l’enveloppe. – Tu reçois du courrier ici, toi ?
Régine. – Je serais très surprise…
Marianeau, à Rosie. – Lisez.
Rosie. – Enfin, vous n’allez pas…
Marianeau. – Lisez.
Rosie. – De quel droit ? Vous n’êtes plus directeur !
Marianeau. – Je vais bientôt réintégrer mon poste. Faites-moi confiance.
Rosie. – Je vous en crois capable, malheureusement. (Elle ouvre l’enveloppe et lit.) « Chère madame Marianeau, depuis que je vous ai vue, je ne dors plus. Oui, madame, j’ose le dire, je vous aime. »
Marianeau. – Quoi ?
Régine. – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Rosie. – « J’ai compris votre allusion, l’autre jour, à l’hôtel Continental, pendant que votre mari avait le dos tourné. Et si je suis venu vous voir ce matin… »
Marianeau. – Qui a écrit ça ?
Régine. – C’est une supercherie.
Rosie. – C’est signé : « Alfred, ex-garçon d’étage à l’hôtel Continental. »
Marianeau. – Madame a coincé un garçon d’étage entre deux portes !
Régine. – Mais pas du tout ! C’est une infamie !
Rosie. – C’est lui que j’ai vu tout à l’heure ici !
Marianeau. – Et en plus tu mêles l’usine à tes histoires de fesses !
Régine. – Mais… enfin… mon ami… c’est à n’y rien comprendre…
Marianeau, à part. – Tout le monde me trahit. Jusqu’à ma propre femme. (À Régine.) Nous verrons qui passera au fil de l’épée de qui, ou plutôt qui passera qui au fil de son épée ! (Se ravisant.) Non !…
Régine, rectifiant. – Quelle épée, parmi les nôtres, passera à son fil l’un d’entre nous. (Se ravisant.) Non !…
Rosie, rectifiant à son tour. – À quel fil de nos épées l’un parmi nous sera…
Marianeau. – Assez !
Rosie, à part, inquiète. – Depuis hier, il souffle sur nous un vent de folie dont personne n’arrive à se défaire…
Marianeau, à Régine. – Hors de ma vue, femme adultère ! Nous laverons notre linge sale en famille.
Rosie. – Mais vous ne manquez vraiment pas… (Un geste de Marianeau la fait taire.)
Régine sort.
Marianeau, montrant le volume qu’il tient. – Et voici maintenant le dénouement de la pièce.
Rosie. – Qu’est-ce que c’est ?
Marianeau. – J’ai piqué à Lambert tous ses costumes. Je lui ai aussi piqué son rapport. (Triomphant.) Le Chiffre ne pourra rien me refuser.
Rosie. – Vous savez très bien que Le Chiffre finira par tout découvrir.
Marianeau. – Ça me permettra au moins de gagner du temps. Ah ! gagner du temps, tout est là, dans la vie ! (Entre Le Chiffre avec une canne et un pansement au pied.) Le Chiffre, au pied !
Le Chiffre. – Ça ne va pas ?
Marianeau. – Tu m’as traîné dans la boue, tu m’as démis de ma fonction de directeur… mais c’est terminé ! Nos actions ont plongé, nous avons perdu une énorme partie de notre capital. (Soudain machiavélique.) Et si les catastrophes n’étaient pas terminées ? (Il rit, un peu trop fort ou trop longuement.) Ha ! ha ! ha ! Tu imagines ? Tu croyais le pire derrière toi, mais s’il était encore à venir ? Eh bien tout dépend de toi ! Alors voici une question simple, pour laquelle j’attends une réponse simple : veux-tu me réintégrer à mon poste de directeur d’usine ?
Le Chiffre. – Ce n’est pas en période de crise que je vais réembaucher un directeur qui court le jupon tandis que…
Marianeau. – Tu prétends me donner des leçons de morale, alors que tu as quitté la mère de tes trois enfants ! (Étonnement de Le Chiffre.) Eh oui ! J’ai tout entendu. Mais je sais comment te faire changer d’avis sur moi. (Montrant le volume qu’il tient, animé, presque halluciné.) Voici le rapport de notre cher Lambert. Et que préconise-t-il, notre cher petit Lamberounet ? Tu t’en souviens ? Automatiser l’usine, virer tous ces vieux salariés qui coûtent cher, et délocaliser toute la crèmerie à Bucarest ! Il est pas génial, notre cher Lambert ? Alors de deux choses l’une : soit tu me réengages, soit je dis que ce rapport va entrer en application. Et alors là !… Tu vas la voir, la levée de boucliers, tu vas la voir se dresser, la forêt des piquets de grève, dans toutes tes usines d’Allemagne, de France et de Navarre !
Le Chiffre. – Je n’ai pas pour habitude de céder au chantage !
Marianeau. – Cette manie de brandir ton casque à pointe !
Rosie. – Il ne porte pas de casque à pointe !
Marianeau, composant un numéro. – Il en porte un moralement ! C’est pire ! (Au téléphone.) Allô ! « Les Dernières nouvelles du Gâtinais » ?… Oui, je viens de me procurer un rapport confidentiel qui donne les orientations de la nouvelle politique d’Apfelstrudel… Je vous l’envoie tout de suite, oui !… Comment ?… Mais bien sûr, c’est de la part d’Otto Le Chiffre ! (Il raccroche et appuie sur un bouton.) Et touc ! Le rapport vient d’arriver dans la boîte mail du rédacteur en chef.
Rosie. – Vous êtes lamentable.
Le Chiffre. – Je vais tout de suite démentir, et toute cette histoire…
Marianeau. – Qu’importe, le mal est fait ! « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. »
Le Chiffre. – Tu as quinze minutes pour remballer tes affaires et sortir d’ici ! En attendant, il faut que je me passe de l’eau sur le visage.
Le Chiffre disparaît dans la salle de bains tandis qu’entrent Régine, Ginette et Christian, un verre à la main.
Christian, montrant le verre d’eau à Marianeau. – Ah ! te voilà ! Voici le nouveau conditionnement du Get-up ! Plus besoin de comprimé. On dissout la poudre dans l’eau et elle devient invisible. Regarde : on dirait de l’eau du robinet.
Ginette. – Mais attends ! Attends, je te dis que ton frère n’est plus directeur de…
Régine, à Marianeau. – J’avais oublié de te dire : Lambert a appelé plusieurs fois ce matin et…
Le Chiffre sort de la salle de bains.
Le Chiffre. – C’est une malédiction ! Chaque fois que j’entre dans une salle de bains je n’arrive pas à… (Il aperçoit soudain Christian.) Vous, monsieur ?
Christian. – Quoi ?
Le Chiffre, furieux. – Vous osez paraître devant moi ?
Christian, insolent, posant son verre d’eau. – Qu’est-ce qui t’arrive ?
Le Chiffre, en colère et remontant ses manches. – Puisqu’il en est ainsi vous allez répondre des actes de votre femme.
Christian, dont la colère monte. – Tu m’as pas calculé, toi ? (À Ginette.) Eh, il m’a pas calculé, lui ?
Régine. – Messieurs, un peu de tenue !
Ginette. – Je crois qu’il est temps de tout raconter.
Le Chiffre, excitant Christian. – Viens !… Viens !… Viens !…
Marianeau, bas, à Ginette. – Un seul mot, et je révèle à Christian notre nuit d’amour dans la douche ! Hein, ma Gigi ? (Il rit en silence.)
Christian, s’approchant de Le Chiffre, martelant son épaule du doigt, provocateur. – Moi, des mecs comme toi, j’en fais des allumettes ! J’en fais du steak haché, mais haché menu, menu, menu !
Rosie, bas, à Ginette, suppliante. – Allez-y, Ginette ! Dites toute la vérité ! Je n’en peux plus !
Le Chiffre, dans un rire mauvais, à Christian. – Petit roquet, je vais t’aplatir comme une crêpe !
Marianeau, bas, à Ginette. – Un mot et votre histoire avec Christian ne sera plus qu’un souvenir !
Le Chiffre, à Christian. – Votre femme m’a giflé !
Christian. – Ma femme ?
Le Chiffre, désignant Régine. – Elle !
Régine. – Moi ?
Christian. – C’est pas ma femme !
Le Chiffre, regardant Régine. – Quoi ?
Régine. – Je ne suis pas sa femme !
Le Chiffre. – Est-ce possible ?
Régine. – Je suis Régine Marianeau. Et quoique la pression lui ait fait adopter une conduite inconsidérée, je suis encore la femme de François Marianeau, ex-directeur de cette usine.
Le Chiffre, à Marianeau. – C’est ta femme ?
Marianeau. – Eh bien, c’est-à-dire qu’en fait…
Le Chiffre, regardant Ginette. – Et elle, qui est-ce ?
Ginette. – Ginette Bronchu, service nettoyage.
Le Chiffre, s’asseyant, abasourdi. – Veuillez m’expliquer, s’il vous plaît…
Ginette. – Eh bien, voilà, Toto, c’est très simple. Quand tu es arrivé hier, je me trouvais presque nue dans la douche de cette salle de bains. Alors, pour sauver les apparences, Marianeau a préféré te faire croire que…
Marianeau, à Le Chiffre. – Eh oui ! Je l’avoue ! (À Christian.) Mais ce que Ginette omet de dire, c’est que nous avons couché ensemble !
Régine. – Quoi ?
Christian, à Ginette. – Ginette, c’est vrai ?
Rosie, fouillant dans les tiroirs du bureau. – De l’aspirine… De l’aspirine ou bien je…
Marianeau, habité, au bord de la folie. – Eh oui, mon petit Cricri ! Ta Ginette n’est qu’une marie-couche-toi-là ! Quitte-la pendant qu’il en est encore temps. (Sortant un objet d’une de ses poches.) Voilà ce que j’ai récupéré ce matin, très tôt. (Il dévoile à tout le monde le slip sur lequel il est écrit « À ma Gigi d’amour ».) Voici la preuve de ce que j’avance! Alors voilà, nous…
Christian. – Mon slip !
Tous. – Quoi ?
Christian. – C’est mon slip !
Tous. – C’est son slip !
Christian. – C’est mon slip ! Je m’en souviens !
Marianeau. – Et le mien, alors ? (Regardant soudain le deuxième slip que Rosie a sorti du bureau en fouillant.) Ah ! le voilà !
Christian. – Avant-hier soir, nous avons arrosé la mise au point du Get-up. Gigi et moi, nous nous sommes éclipsés dans le bureau de mon frère et…
Marianeau. – Je ne vous ai pas vus quand je suis venu m’allonger sur le canapé ! Le kirsch, mon péché mignon…
Ginette, se souvenant. – Ah oui ! Et ce vicieux de Marianeau s’est relevé, il a voulu nous rejoindre sous la douche, et je l’ai copieusement arrosé !
Christian, à Ginette. – Bien joué ma Gigi ! (Aux autres.) Et nous, emportés par la passion, eh ben on a… on a… comment dire ?…
Marianeau. – Oui, oui, on a compris…
Tous, en désordre, aux uns et aux autres. – On a compris, on a compris.
Ginette, à Christian. – Tu sais que tu y es allé un peu fort…
Christian. – Ça me revient, oui… Et je suis sorti au milieu de la nuit. J’étais pas bien. Je suis allé m’endormir dans mon labo, où je me suis réveillé en sursaut le matin ! Et sans slip !
Ginette, réalisant soudain. – Mais alors, mon Cricri, j’ai été à toi !
Christian fou de joie. – Tu as été à moi !
Ginette et Christian, idem. – On a été à nous ! (Baiser.)
Le Chiffre, s’éclipsant. – Tout s’éclaircit !
Le Chiffre sort.
Régine, à Marianeau. – Tu as fait passer Ginette pour moi ! Malgré toute l’admiration que je lui porte, sa clairvoyance… tu n’en avais pas le droit ! (Jetant à Marianeau une épée dont elle s’est emparée.) Que trépasse si je faiblis ! En garde ! (On entend autour : « Écartez-vous !… Ils vont se blesser… Elle va le déchiqueter ! » S’ensuit un combat rude quoique bref, au terme duquel Régine termine la lame sur la gorge de son mari.) J’aurai loisir de lacérer ton insigne traîtrise ! (Silence haletant durant lequel chacun se demande quelle sera l’issue du combat.) Mais telle n’est pas ma volonté. J’espère que cela te servira de leçon !
Marianeau, penaud. – Oui, ma chérie. Je ne recommencerai plus !…
Soudain, Le Chiffre paraît en kimono. Il n’a plus son pansement.
Le Chiffre. – Marianeau, tu t’es moqué de moi ! Tu es karatéka, moi aussi. Battons-nous dans les règles afin de vider notre différend.
Marianeau. – Cher Otto, je dois bien t’avouer que…
Le Chiffre. – Suffit. (Il le fait taire de la main. Le Chiffre fait le salut traditionnel, que Marianeau tente d’imiter tant bien que mal. Puis, avec l’agilité de la panthère, Le Chiffre se rapproche de Marianeau en tournant sur lui-même. À chaque tour, il fait un geste bien précis sur lequel il pose un cri perçant : « Hiiii ! » ou « Kiiii ! ». Ces tours sont accompagnés des « Ah ! » et des « Oh ! » de l’assistance. Le mouvement de Le Chiffre, constitué de trois ou quatre tours, s’achève à deux centimètres de Marianeau, Le Chiffre, envoie alors de toutes ses forces son poing dans le ventre de Marianeau ou sur sa nuque, le faisant hurler et tomber à genoux. Le Chiffre poursuit alors, très calme.) Le mal a été réparé. (Il refait le salut traditionnel.)
Entre Alfred, toujours avec son bouquet.
Alfred, apercevant Ginette. – Ah ! madame Marianeau ! Alfred, de l’hôtel Continental. Je vous ai fait porter une lettre… (Regardant les autres.) Mais peut-être n’est-ce pas le moment…
Marianeau, à part, encore suffoquant de la raclée qu’il vient de recevoir. – Sa lettre était adressée à Ginette !
Ginette, à Alfred. – C’est pas parce que je t’ai appelé « beau gosse » qu’il faut grimper au rideau ! Tu m’avais dit que tu cherchais du boulot…
Régine, à Alfred. – Il n’y a qu’une seule Mme Marianeau. C’est moi !
Alfred, ne comprenant plus rien. – Il fait chaud, ici ! (Voyant le verre d’eau apporté par Christian, il s’en saisit et le boit.)
Christian, affolé. – Il vient de boire du Get-up !
Marianeau, à tous. – Sortez tous ! Sortez tous ! (Cohue durant laquelle tout le monde sort précipitamment de la pièce. Le dernier ou la dernière referme alors la porte. La poignée tombe au sol. Marianeau la ramasse et frappe à la porte.) Ouvrez ! Ouvrez ! Je suis enfermé ! (Il continue à tenter d’ouvrir vainement la porte et à appeler pendant la réplique suivante d’Alfred.)
Alfred, se grattant le torse. – Ça chatouille… Qu’est-ce qui se passe ? (Peu à peu, des seins dignes d’Athéna apparaissent sous la chemise d’Alfred, qui retire sa veste.) Oooh ! Mais… Mais… Qu’est-ce qui m’arrive ?… Mais… Je suis en train de virer bonne femme ! (Apercevant Marianeau, et lui faisant de l’œil.) Salut, mon gros loup !…
Marianeau, se retournant, outré. – Mais enfin, monsieur ! Monsieur, enfin ! (Soudain plus aguiché et se rapprochant d’Alfred.) Mais enfin, monsieur, enfin !
Alfred, allusif. – Tu veux que je te monte l’ascenseur au septième ? (Ils vont s’embrasser quand la porte s’ouvre brusquement.)
Rentrent Christian, Ginette, Régine, Le Chiffre et Rosie.
Christian, accourant, avec un verre rempli de liquide vert. – Tout va bien ? Voilà de l’anti-tetonis !
Alfred, comme s’éveillant. – Qu’est-ce qui se passe ?
Marianeau, idem. – Où suis-je ?
Christian, rassuré. – L’effet aphrodisiaque s’est estompé.
Régine, voyant la poitrine d’Alfred. – Y a une épidémie de poitrines, en ce moment !
Marianeau, idem. – Oh non !… Oh non !… Ne me dites pas qu’il m’a… qu’on a…
Alfred, regardant sa poitrine. – Oh non ! Ce n’était pas un cauchemar !
Christian, emmenant Alfred. – Venez avec moi. Tout va s’arranger.
Christian et Alfred sortent par la porte couloir tandis qu’une rumeur de protestations et de cris commence à se faire entendre. La rumeur continuera pendant les répliques suivantes.
Le Chiffre. – Qu’est-ce qui se passe ?
Rosie, sortant par la porte couloir. – Je vais voir.
Marianeau, se dirigeant lui aussi vers le couloir. – Ça vient de la cour, on dirait.
Ginette, se rapprochant elle aussi du couloir, attentive. – C’est drôle, ça me rappelle nos manifs pour les retraites…
Rosie, rentrant. – Ils ont cessé le travail ! Tous ! Tous les laborantins, les ouvriers ! C’est la grève générale !
Marianeau, se dirigeant vers la porte. – Je vais te les calmer, moi !
Ginette, l’empêchant de sortir. – Tu vas mettre de l’huile sur le feu !
Le Chiffre. – Qu’est-ce qu’ils veulent ?
Rosie. – « Non au rapport austéritaire de Lambert ! » Ce que j’ai lu sur les banderoles.
Le Chiffre, à Marianeau. – Ils ont dû croire ce que tu as raconté : que je voulais automatiser, licencier, délocaliser…
Ginette. – Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Le Chiffre. – C’est faux, Ginette, c’est faux !
Ginette. – Le fameux rapport de Lambert, c’est ça ? J’en ai entendu parler. Il faut que tu te désolidarises de ce rapport !
Le Chiffre, écoutant. – Qu’est-ce qu’ils disent ?
Régine. – « Non à la politique du chiffre de Le Chiffre ! »
Le téléphone sonne. Rosie répond.
Rosie, au téléphone. – Oui ?… Ah bon… Quoi ?… Où ça ?… Oh là là… Hein ? Là-bas aussi ? Eh bien… Non ?… Non, c’est vrai ?… Oui, évidemment, on ne sait pas très bien où tout cela va… En tout cas, merci. (Elle raccroche. Rentrent alors Christian et Alfred, qui a retrouvé une silhouette masculine. À tous.) La grève générale vient d’être décrétée dans l’usine de Munich et celle de Lisbonne. Les employés de Manchester ont pris le directeur de l’usine en otage. Et je ne m’appesantis pas sur Francfort et Turin, où les ouvriers sont en assemblées générales.
Le Chiffre, inquiet. – Il faut faire quelque chose !
Marianeau. – Otto, je prends conscience à présent de l’ampleur de ma bêtise. J’ai voulu sauvegarder ma place au détriment d’Apfelstrudel. Je suis responsable de la situation et je vais aller tout leur expliquer. (Marianeau sort par le couloir. Off.) Mes amis !… (Il n’a pas le temps de finir car il est copieusement hué. Il rentre immédiatement, couvert de tomates.) Je ne pense pas être l’homme de la situation.
Le Chiffre, se tournant vers Ginette. – En revanche, je crois que nous avons la femme de la situation.
Christian. – Oui, Ginette, va leur parler !
Rosie. – Oui, ils vous écouteront, vous, Ginette !
Régine. – Votre parole sera accueillie avec bienveillance !
Marianeau. – Ginette, je dois bien reconnaître que vous seule pouvez nous sauver !
Ginette, à tous. – Je veux bien, moi ! (Soulagement général.) Si on y réfléchit deux minutes, l’usine est sous le coup d’une rumeur qui permet au groupe de décharger ses tensions internes diffuses. Un message d’information descendant devrait permettre de solidariser les énergies positives. (Tous sont médusés par ce qu’elle vient de dire.) Eh oui ! Je sais que j’ai l’air un peu cruche, de temps en temps. Mais faut pas croire. Même si je parle rigolo, j’ai de l’instruction. Et je suis abonnée au « Monde diplomatique ».
Le Chiffre, à part. – Cette femme est extraordinaire.
Ginette, prenant le rapport de Lambert. – Donnez-moi ça. (Rosie lui a apporté un micro. Elle s’adresse à toute l’usine.) Salut, les gars ! Salut, les filles ! Vous me connaissez tous. Vous savez, je n’ai qu’un seul souci : qu’on bosse bien, ici, tous ensemble. Alors voilà : le président-directeur général est là, dans notre usine. Contrairement à ce que vous pensez peut-être, c’est un chic type. Et je peux vous garantir une chose : jamais il n’appliquera le tissu d’âneries scribouillé par Lambert. La meilleure preuve, c’est qu’il m’a chargée de vous faire parvenir le paquet, pour que vous puissiez en faire ce qu’il vous plaira ! (Ce disant, elle jette le rapport en l’air, qui tombe en mille feuilles, complètement éparpillées, sous les cris de joie de la foule.)
Le Chiffre. – Ginette, il y a dans cette pièce un patron, et c’est vous.
Ginette. – Des idées, j’en ai. Les appliquer, ça m’tente.
Entre Fête Nationale.
Fête Nationale, à Le Chiffre. – Ah ! t’es là, Chouchou !
Le Chiffre, à tous. – Je vous présente Fête Nationale, ma femme.
Tous. – Sa femme !
Le Chiffre, à tous. – Je l’avais perdue. On est si distrait, parfois ! (À part.) Il faut absolument que je trouve un moyen de la jeter !
Fête Nationale. – Les petits sont là.
Le Chiffre. – Les petits ?
Fête Nationale. – Nos petits. Greta, Steffie et Konrad. Tu te souviens ? Tu l’appelais tout le temps « Kon-Kon ».
Entre Roche.
Roche. – Messieurs-dames, permettez-moi de me présenter : Janine Roche, nouvelle présidente-directrice générale des laboratoires Montclair. (Voyant la tenue de Le Chiffre.) Vous vous lancez dans le saké ? (Reprenant.) Je viens d’être élue par le conseil d’administration. Mme Montjoie a voulu s’y opposer mais elle n’a que 20 % des voix. Et le conseil n’a pas apprécié les photos sur Internet qui la montrent en petite tenue ; pour le laboratoire, l’image est désastreuse. Quant à moi, je souhaitais vous présenter mes excuses, et surtout à vous, monsieur Le Chiffre, pour les désagréments de la journée d’hier.
Fête Nationale, à Le Chiffre. – Les désagréments ? De quoi elle parle, Chouchou ?
Le Chiffre. – Des désagréments ? Je pense que vous n’imaginez pas combien…
Roche. – Je connais parfaitement votre situation. J’ai vu le cours d’Apfel ce matin. Vous vous referez : tant qu’il y aura des hommes, il y aura des problèmes d’érection.
Le Chiffre. – Mais enfin, pourquoi avez-vous trahi votre patronne ?
Roche. – Je ne l’ai pas trahie, je me suis vengée. Vous savez que je fais de la généalogie ?
Le Chiffre. – Vous êtes experte en la matière.
Roche. – Je me débrouille. Lors de mes recherches, j’ai découvert que Mathurin Roche, l’un de mes ascendants vivant en 1789, était le serf de Jean de Montjoie, duc de Saint-Clair, le propre ascendant de ma patronne. Mon ancêtre Mathurin avait demandé au duc d’alléger le poids des travaux qu’il faisait faire à ses gens. Mais le duc ne l’écouta point et le fit décapiter en place publique. Le juste châtiment que les Montjoie méritent depuis plusieurs siècles, je n’ai fait que l’accomplir.
Le Chiffre, à Roche. – Mais que va devenir Mme Montjoie ?
Soudain, entre Montjoie vêtue en carmélite, à la stupéfaction générale.
Montjoie, à tous. – Je suis venue vous faire mes adieux.
Fête Nationale. – Oh ! une frangine !
Montjoie, à tous. – J’entre ce soir au couvent de Forges.
Tous. – Au couvent ?
Montjoie. – Mon admission a été accélérée. J’ai légué toute ma fortune au carmel. L’incident d’hier m’a fait comprendre une chose : nous, les puissants, privons parfois les plus humbles de la modeste part qu’ils réclament. Il est juste que j’éprouve à présent leurs conditions de vie. Je vais finir la mienne à méditer et faire méditer sur ces sortes de choses.
Fête Nationale. – Alors, Chouchou, tu viens ? C’est l’heure de ton bretzel.
Le Chiffre. – J’arrive, ma chérie. Cette fois-ci je suis décidé à accomplir mes devoirs de père. (Le téléphone sonne. Rosie répond. Le Chiffre regarde Fête Nationale.) Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que tu vas embellir, toi ! D’ailleurs, t’embellis déjà !
Fête Nationale. – Quand je vais raconter ça à Toussaint, Ascension et Indépendance !
Le Chiffre. – Toussaint, Ascension et Indépendance ?
Fête Nationale. – Mes deux sœurs et mon frère ! Ah oui ! Je ne t’ai pas dit ? Ils m’ont fait une surprise et viennent passer quelques mois avec nous !
Le Chiffre, déprimé. – Je m’en régale d’avance.
Rosie, raccrochant. – L’annonce de Ginette a fait mouche. Toutes les usines d’Apfelstrudel ont repris le travail !
Le Chiffre, à Ginette. – Chère Ginette, parlons peu, parlons bien. Ma nouvelle vie paternelle va beaucoup m’occuper. (À part.) Dès demain, je me tire aux îles Caïmans, oui ! (Haut.) J’ai la chance d’être majoritaire dans mon conseil d’administration. Aussi, je démissionne et vous nomme présidente d’Apfelstrudel.
Ginette. – Moi ?
Le Chiffre. – Clairvoyante, pleine de bon sens, écoutée des employés, vous êtes la personne qu’il faut ! Quelle sera votre première décision ?
Ginette. – Eh bien, au poste de directeur de notre usine française, je nomme… Rosie !
Rosie. – Merci Ginette !
Ginette. – Vu tes compétences, c’est normal !
Marianeau. – Et moi, qu’est-ce que je deviens ?
Le téléphone sonne, Rosie décroche.
Entre Gontran.
Gontran. – Ah ! monsieur Le Chiffre, je vous cherchais ! (Voyant Alfred.) Vous êtes là, vous ?
Alfred. – Monsieur Gontran ! Reprenez-moi à l’hôtel, s’il vous plaît. Je comptais changer de métier, mais la boîte dans laquelle j’ai postulé est vraiment un concentré de cinglés !
Gontran. – Bien entendu, cher Alfred ! (À Le Chiffre.) Monsieur Le Chiffre, je vois que vous avez retrouvé une silhouette masculine.
Christian, à Gontran. – Je pense avoir compris. M. Le Chiffre a malencontreusement avalé l’un de nos produits encore à l’étude, un aphrodisiaque…
Gontran. – Ah ! tout s’explique ! Et moi qui ai cru… (À Le Chiffre.) Puisque tout est revenu dans l’ordre, je venais vous présenter mes excuses pour la balle que je vous ai tirée dans le pied hier ! Pour me faire pardonner, je vous ai apporté mes bouteilles de Veuve-Pichard ! (Il fait un signe à Alfred, qui s’éclipse.)
Rosie, au téléphone. – On verra ça ! (Elle raccroche.) C’est Lambert. Il attaque Apfestrudel pour vol de costumes et destruction de recherches personnelles. Son rapport !
Marianeau. – Ah ! celui-là, il ne perd rien pour attendre !
Ginette. – Je crée un Département des Coups fourrés et j’y nomme l’expert en la matière : M. Marianeau ! Il s’occupera de Lambert et de tous ceux qui veulent nous causer du tort !
Marianeau. – Merci Ginette !
Christian, à Ginette. – J’aime quand les histoires se finissent bien.
Régine, à Marianeau. – Te voilà content, chéri ?
Le Chiffre, à Gontran. – Monsieur Gontran, l’incident d’hier a fait du tort à votre hôtel.
Régine, à Marianeau. – Comme ça, on passera plus de temps ensemble ?
Marianeau. – Je te le promets. (À part.) Dès que j’aurai trouvé un moyen de virer Rosie.
Le Chiffre, à Gontran. – Je réserve donc votre salle de réception pour demain, afin de fêter dignement notre nouvelle présidente-directrice générale !
Gontran. – Voilà qui va redorer mon image de marque !
Le Chiffre, à Montjoie. – Nous faites-vous l’honneur de reculer votre retraite afin de participer à cet heureux événement ?
Montjoie. – Hélas, mon frère, très volontiers. (À part.) J’en profiterai pour empoisonner cette garce de Roche, Dieu me pardonne.
Le Chiffre, à Ginette. – Quand je pense à mon arrière-grand-père, pâtissier, qui fonda Apfelstrudel…
Ginette. – Apfelstrudel était une pâtisserie ?
Le Chiffre. – Eh oui ! L’apfelstrudel est un gâteau roulé aux pommes. C’est bien plus tard que mon arrière-grand-père décida d’injecter dans ses gâteaux une dose de gingembre, l’épice qui rend amoureux !
Entre Alfred. Il porte un plateau sur lequel sont disposées des flûtes de champagne pleines.
Gontran. – La maison vous offre une flûte de Veuve-Pichard !
Marianeau, à part. – Et une fois Rosie virée, je bute la bonniche !
Le Chiffre, pendant que les coupes passent de main en main. – Pour notre nouvelle présidente-directrice générale : hip, hip, hip…
Tous. – … hourra !
Le Chiffre. – Hip, hip, hip…
Tous. – … hourra !
Le Chiffre. – Hip, hip, hip…
Tous. – … hourra !
Le Chiffre. – Hier au service nettoyage, maintenant à la tête d’une multinationale, demain, j’en suis sûr, au conseil municipal puis à l’Assemblée. Et après ? Ginette présidente ?
Tous, scandant. – Gi-nette pré-si-dente ! Gi-nette pré-si-dente ! Gi-nette pré-si-dente !
Ginette. – J’dis pas non !
Tous. – Ah ! (Ils boivent dans la joie, au moins de façade.)
FIN