ACTE I
On sonne à la porte. Apparaît Gabriel, un quarantenaire bel homme en peignoir, sortant de la cuisine. Il est mal réveillé, avec un plateau de café qu’il pose sur une table près du canapé. On se met à s’acharner sur la sonnette.
Gabriel - Voilà, voilà ! C’est bon, j’arrive. (Il ouvre la porte. Entre Étienne, un trentenaire sympa mais affolé.) Ah ! c’est toi ! Dis Étienne, t’as vu l’heure ?
Étienne (affolé) - Et comment ! Depuis deux jours… je compte les heures, les minutes, les secondes. Une vraie Rolex. Gabriel, c’est la cata !
Gabriel - Assieds-toi et explique.
Étienne s’assoit sur le canapé et se verse du café dans une tasse. Il remue avec une cuillère.
Étienne - Il est insoluble.
Gabriel (impassible) - Mon café ?
Étienne - Non, mon problème.
Gabriel (compatissant) - J’écoute.
Étienne (ne relevant pas) - Tu te souviens, jeudi, je t’ai emprunté le 4 x 4 pour aller en urgence chez le fournisseur à Garches ? (Gabriel acquiesce de la tête. Étienne fait la moue.) Je m’arrête pour acheter un panini et… et…
Gabriel - Et il n’était pas frais ?
Étienne - Mais non… Au moment de sortir, soudain, je vois… je vois Claire !!! (Gabriel ne comprend rien.) Clai… re. Mon ex.
Gabriel - Ah oui ! Celle des USA ?
Étienne (sous le charme) - Treize ans qu’on ne s’était pas revus et elle n’a pas changé. Belle, souriante, attentive…
Gabriel - Alors ?
Étienne - Depuis son départ pour les États-Unis, après notre séparation, des dizaines de fois, j’avais imaginé ce moment. Que faire… que dire… et quelle attitude adopter…
Gabriel (le coupant) - Mais t’as dit quoi ?
Étienne (penaud) - « Bonjour, ça alors t’as pas changé, comment tu vas ? » Ça fait… ça fait…
Gabriel (stoïque) - Ça fait poli !
Étienne - Non, ça fait con… très con !
Gabriel - Mais c’est normal, dans ce genre de situation, on est tous un peu con. Le passé c’est comme le fisc : ça saute à la figure sans prévenir… et après tu souffres.
Étienne - Attends, c’est pas fini. Je lui propose d’aller boire un pot : elle dit oui. Au bar je lui propose un cappuccino : elle dit oui. Là, je lui demande si elle est mariée…
Gabriel - Elle dit oui !
Étienne - Tu connais Claire ?
Gabriel - Mais non !
Étienne - Elle est mariée avec un Américain… Stewart.
Gabriel - Joli prénom…
Gabriel ne comprend pas et Étienne est agacé.
Étienne - C’est pas son prénom, c’est son métier. Il bosse dans les avions. C’est un homme très droit, il s’appelle Steve et avec Claire, ils ont un enfant… Stewart.
Gabriel (perdu) - Il a déjà un métier ?
Étienne - C’est pas son métier, c’est son prénom.
Gabriel (ne comprenant rien) - Étienne, j’ai du mal à te suivre ce matin, tu sais ?
Étienne (expliquant) - C’est simple : le père de Steve s’appelle Stewart comme le métier de son fils. Et il a insisté pour que son petit-fils porte aussi son nom.
Gabriel - Je vois : c’est une famille tradition, tradition. Sur les principes, très… à cheval !
Étienne - Surtout eux : ils ont un ranch. Claire m’a remplacé par un cow-boy du Dakota. Mais il y a six mois, elle a trouvé un job super à Paris, dans les relations publiques. Et ils sont revenus vivre ici.
Gabriel - Étienne, je ne vois pas du tout dans ce que tu viens de raconter où est la catastrophe annoncée. Cette fille a marqué ta vie, d’accord. Tu ne l’as jamais oubliée, soit. Mais tu me parles d’elle depuis qu’on se connaît, il fallait bien qu’un jour ou l’autre cette situation arrive…
Étienne - On doit se voir aujourd’hui tous en famille… À la campagne.
Gabriel - Et alors ? T’es pas allergique au pollen…
Étienne (abattu) - J’ai menti, Gabriel, je lui ai fait croire que moi aussi j’étais marié avec une femme formidable, une fille surdouée, Zoé, et que j’étais devenu un grand designer ! (Il montre Gabriel du doigt.) Alors que je ne suis que l’assistant du grand designer. Tu te rends compte, moi qui ai raté mes études après la rupture et qui bosse chez toi comme directeur des projets…
Gabriel (flegmatique) - Effectivement, là c’est plus délicat.
Étienne - Mais c’est pas tout. Persuadé qu’elle refuserait, je l’ai invitée avec son mari dans ma maison de campagne que je n’ai pas pour lui présenter une femme et un enfant qui n’existent pas.
Gabriel - Et elle a dit oui ? (Étienne fait oui de la tête, penaud.) C’est fou chez cette fille ce côté positif ! Pourquoi tu as fait ça ?
Étienne - J’en sais rien. La seule chose dont je suis sûr c’est que je dois l’appeler ce matin pour lui donner l’adresse de ma maison de campagne. Gabriel, je suis foutu.
Gabriel - Bon, secoue-toi. Tu ne vas pas rester tout le week-end à pleurnicher sur mon canapé. (Il prend le téléphone.) Tu l’appelles et tu dis tout.
Étienne - Impossible !
Gabriel - Il le faut.
Étienne - Non. Je veux bien passer pour un minable devant la terre entière mais sûrement pas devant la femme que j’ai aimée.
Gabriel - Le temps a passé, Étienne, elle t’a quitté.
Étienne - C’était de ma faute. J’avais déconné. J’étais immature et les femmes quittent toujours les hommes immatures.
Gabriel - T’es sûr ?
Étienne (pessimiste) - Certain ! L’infidélité, à la limite, tu peux nier. Mais l’immaturité, ça se voit.
Gabriel - Justement, arrête d’être immature, tu dois l’appeler.
Étienne - Pas question, j’ai honte. Ah là là ! Tu sais, c’est pas facile l’amour entre les hommes et les femmes.
Gabriel - Parce que entre les hommes et les hommes tu crois que c’est facile ?
Étienne - Non. Remarque : entre les chiens et les chiens… c’est pas facile non plus. J’avais un chien, Médor, eh ben quand il était amoureux c’était pas facile. Dis, tu veux pas l’appeler ?
Gabriel - Médor ???
Étienne - Mais non… Claire !!!
Gabriel - Mais je ne la connais pas, moi, ta Claire, et puis je lui dis quoi ?
Étienne - Que je suis mort. Crise cardiaque, foudroyé net sur ta moquette.
Gabriel - Ça ne va pas, non ?!
Étienne (montrant son cœur) - J’ai déjà un souffle au cœur et en ce moment il fait courant d’air. Gabriel, aide-moi, je t’en prie.
Gabriel réfléchit. Il fait les cent pas. Il finit son café. Le silence est pesant.
Gabriel (continuant) - Analysons la situation clairement. Au fond, ton seul problème c’est une résidence secondaire ?
Étienne - Plus une femme et une gamine. Et attention, pas con l’ado : bac plus deux à onze ans… (Perdu.) J’ai vraiment raconté n’importe quoi.
Gabriel prend le portable d’Étienne et compose le numéro de Claire.
Gabriel - Allô ! Oui, bonjour Claire. Voilà, je suis Gabriel Donzac, l’associé d’Étienne Faure. C’est pour… (Il hésite.) C’est pour… Pour vous confirmer l’invitation et vous donner l’adresse !!!
Étienne, affolé, se précipite sur le téléphone.
Étienne - Raccroche immédiatement !!!
Gabriel - Alors c’est : 8 chemin du Bois, à Yerres… À douze heures ?… Très bien, on vous attend. Au revoir Claire ! (Il raccroche.) Tu as raison, cette fille est charmante.
Étienne (livide) - Qu’est-ce que tu viens de faire ?
Gabriel - T’éviter le pacemaker. Bon, résumons : ma maison, je te la prête avec plaisir pour le week-end.
Étienne - Mais je ne suis pas marié et en plus je n’ai pas d’enfant !
Gabriel - La gamine, on dira qu’elle est absente… Des femmes, il y en a plein le Bottin !
Étienne - Je refuse de mentir à Claire…
Gabriel - T’arrêtes pas depuis que tu l’as revue alors un peu plus, un peu moins…
Étienne - Ça peut pas marcher. Et puis regarde la déco !
Effectivement le décor est kitsch, pour ne pas dire un peu ambigu.
Gabriel (ne comprenant pas) - Qu’est-ce qu’ils ont mes tableaux ?
Étienne - Rien, mais bon…
Gabriel montre les statues abstraites.
Gabriel (outré) - Bon. Ce sont des Julien Lacave ! J’ai payé ça une fortune à la FIAC. C’est sa période « coming out ». (Il montre le premier tableau.) Là, c’est avant le « coming out ». (Il montre le second petit tableau.)… et ça… après le « coming out ».
Étienne regarde le grand tableau avec plein de petits robinets.
Étienne - Et celui-là ?
Gabriel (attendri) - C’est sa première GayPride… en 86.
Étienne - Claire ne va pas y croire. Elle connaît mes goûts. Elle sait que j’ai jamais aimé ce genre de…
Gabriel - De quoi ?
Étienne - De… de… de robinets !
Gabriel (pas dupe) - O.K., on va rendre la déco cent pour cent hétéro. On va même rajouter des canettes de bière sur le canapé. Ça fera bien beauf… mais bien viril...