HiBASHiMA
navette atomythique
Version pour « le Jardin d’Alice »
27 décembre 2011
Sylvie LEBRAT
Sylvie.tools@gmail.com
06 32 04 94 84
(1ère version écrite en 2006)
Hibashima mot valise constitué à partir de deux mots japonais, Hibakusha (rescapés des bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, rejetés de la société japonaise) et Hiroshima, premier bombardement atomique du 6 août 1945, décidé par le gouvernement américain.
Tchernobyl, 24 avril 1986, Biélorussie, premier incident majeur survenu sur une centrale nucléaire à usage civil
Fukushima, 14mars2011,Japon, deuxième incident majeur de l’industrie nucléaire civile, survenu sur les réacteurs d’une centrale située au nord-est du Japon, après un séisme de magnitude 8 et une vague de 10 à 30 mètres
6 et 9 août 1945 : Hiroshima et Nagasaki
26 avril 1986 : Tchernobyl
14 mars 2011 : Fukushima
Un espace nu séparé en deux :
- Côté cour: espace hors hôpital
- Côté jardin: espace hôpital : bureau et rideau
Tous les acteurs sont sur scène
Les figures :
Le messager Hibashima (féminin ou masculin), aveugle
Loussia, la femme
Ana, l’infirmière
Un ou deux ingénieurs(es)
Le chœur des liquidateurs
L’Homme
Le chœur des femmes
La fauvette Pitchou
PROLOGUE : la guerre qui arrête la guerre
Hibashima, le messager
Pour arrêter la guerre
Ils firent une autre guerre
Pour arrêter la guerre
Ils détruisirent encore plus
Ils détruisirent gratuitement
Avec une arme parfaite
Au souffle si puissant
Que la Terre en tremble encore
Avec une arme parfaite
Au souffle si puissant
Que le ciel en porte encore les cendres
Tout cela n’était que mensonge
L’ennemi avait déjà baissé les bras ;
Tout cela n’était que mensonge
L’ennemi était déjà aux abois
Leur vengeance fut froide, calculée,
Préparée avec les hommes de science
Avec ceux qui font des équations
Leur raison d’exister
Avec ceux qui jettent leur conscience
Dans les égouts ;
Les hommes n’avaient pas encore assez souffert
Ils nous vendirent la guerre qui arrête la guerre
Hôpital : Ana - Loussia
1er jour
Ana : qu’est-ce que vous faites ici ? C’est interdit d’entrer
Loussia : je veux voir mon mari, je sais qu’il est là
Ana : comment êtes-vous arrivée jusqu’ici ?
Loussia : j’ai dit que j’avais des enfants, les miliciens m’ont fait signer un papier. Comment va mon mari ? Il s’appelle Vassili….je veux le voir, juste cinq minutes, je vous en prie, juste cinq minutes…
Ana : il est là… regardez là …regardez, vous n’entrez pas… interdit d’aller plus loin
Loussia Vassili, oh…Vassili… il est boursouflé…gonflé….comment il va ?
Ana : il va….il va… interdit de s’approcher de lui…comment je vais vous le dire. Vous l’avez vu, ça suffit… c’est même déjà trop…
- : laissez-moi le voir encore une minute, une minute, s’il vous plait
- : non, pas question, c’est l’heure des soins, vaut mieux pas que vous restiez
- : vous allez lui faire sa toilette, c’est ça.
- : si on veut, la toilette, allez, disparaissez
- L. : …..C’est mon mari tout de même. Je peux vous aider ? Il a besoin de quelque chose ?
- A. : il faut qu’il boive du lait, il n’y en a pas dans l’hôpital
- (se mettant à rire): mais il en a jamais bu, il aime pas ça
A.(sur un ton tranchant) : maintenant il faudra, il faudra que vous lui en apportiez
L.: bon, bon vous fâchez pas…boira bien qui boira le dernier ! du lait, du lait (elle disparaît en riant)
Hibashima
Des deux côtés du nuage,
Les mensonges vont bon train
Celui qui ment n’est pas celui qui meurt
Des deux côtés du nuage
L’effroi est le même, le ciel a tremblé
Celui qui décide n’est pas celui qui meurt
Des deux côtés du nuage
Le ciel s’est déchiré en un abîme inconnu
Celui qui signe n’est pas celui qui meurt
Des deux côtés du nuage
Les mensonges vont bon train
Celui qui ment n’est pas celui qui meurt
Hôpital : 2ème jour
- : madame, madame !
A . qu’est-ce qu’il y a ? Ah, c’est vous… mais quelle heure est-il ?
- : 7 heures
- : déjà ….mais qu’est-ce que vous faites là, bon dieu…. ?
- : le lait j’en ai apporté pour Vassili et les autres..
- : le lait… Ah oui ! posez votre sac et ouste dehors…
- : non, je partirai pas tant que j’l’aurai pas vu…j’ai traversé tout Moscou…j’ai rien à faire de la journée.
- : eh bein ! C’est pas mon cas ma petite, je veille toute la nuit, allez, dehors
- : non et non… je veux le voir
- : il dort, ils dorment… y a rien à voir…
- : j’attendrai….. je sais rien de ce qui lui est arrivé. On nous a volés nos maris, on les a emmenés à Moscou et nous on s’est débrouillées pour venir ici….rien, rien on nous a rien dit…
- : l’incendie de la centrale, vous savez pas…faudrait peut-être pas se moquer de moi, fillette !
- : si l’incendie, bien sûr je sais. J’ai vu les flammes mais après on nous a volés nos maris…qu’est-ce qu’il a ?
- : ………brûlés, ils sont brûlés
- : mais c’est pas vrai, je l’ai regardé hier, j’ai regardé son visage…
- : pas le visage, non…comment dire l’intérieur.
- : l’intérieur…oh ! c’est pas grave… il va juste être un peu nerveux mon Vassenka.
A : il s’est réveillé, venez, allez…..venez
Loussia. face public, raconte :
- : il était deux heures du matin, on dormait, pas depuis longtemps/on avait fait la fête avec Anton et Macha, on fêtait l’arrivée du printemps ; on devait aller chez ses parents pour planter les pommes de terre…et puis on est réveillés par le téléphone. Vassili va répondre, il revient en courant dans la chambre, ferme la fenêtre « recouche-toi, y a un incendie à la centrale… je serai vite de retour… » et je l’ai pas revu depuis, ça fait une semaine sans nouvelles… il est parti en chemise…y avait de grandes flammes, des sirènes toute la nuit….on a couru à la centrale…y avait des ambulances partout…des camions de l’armée et….. nos hommes nous avaient filé entre les doigts…
- A. : ça va, ça va pour aujourd’hui… revenez demain
Hibashima
Celui qui ment n’est pas celui qui meurt
Celui qui meurt ne sait pas de quoi il meurt
Un mal nouveau apparaît qui consume tout
Il ressemble à la peste mais n’est pas contagieux
L’homme aperçoit son ombre calquée sur le mur
L’homme aperçoit son ombre mais il ne voit pas le soleil
Le soleil n’a plus besoin de briller
Les hommes brillent du feu allumé par la bombe
Hôpital : 3 ème jour
Ana : oui, il a vomi le lait cette nuit
- L. : je vous avais bien dit qu’il aimait pas ça…et quand il aime pas quelque chose, Vassili, y a rien à faire…est-ce qu’il faut vraiment qu’il boive du lait ? c’est ça qui va le guérir ? c’est pas facile de trouver du lait, en plus pour les six ! alors s’il y a pas besoin, on s’en passera ! Ana je voudrais aller le toucher… ça lui fera du bien de me voir… c’est ça qui va le guérir, je vous en prie…. je mets deux heures pour venir ; je suis logée de l’autre côté de Moscou ; on entend dire qu’ils sont en train d’évacuer tout le monde à Pripiat et y en a qui veulent pas partir. La vieille Irina, elle veut pas lever le camp. Elle veut pas quitter sa vache….celle-là, ils arriveront pas à la décoller/……..Je vais leur faire du bouillon à la place du lait
- A. : nom de dieu, j’ai pas le droit de te faire entrer. ……….C’est bon, vas-y
Tandis qu’un demi noir se fait sur l’espace hôpital, on doit entendre comme des rumeurs venues de loin et s’approche un groupe d’hommes
Le chœur des liquidateurs (ils ont un brassard autour d’un bras et une tunique en plastique autour du ventre)
Hibashima : Qui êtes-vous ? D’où sortez-vous ? Comment de l’éternité osez-vous briser le silence ?
Le chœur des liquidateurs : Nous sommes les 800 000 liquidateurs venus pour éteindre le feu, 800 000 jeunes soldats qui veulent témoigner d’une histoire que la mémoire ne reconnait pas ;
Hibashima :
Quelle histoire avez-vous à raconter que je ne connais déjà ? quel mur avez-vous brisé que je ne soupçonnais pas ? De quelle espèce êtes-vous ? Qui d’entre vous apaisera mon cœur ?
Un homme dans le chœur : calme toi, Hibashima
Hibashima : Comment connais-tu mon nom ?
L’homme : Nous te connaissons comme un de nos ancêtres, comme celui qui de l’horreur a gardé la mémoire ; le nuage qui brûla tes yeux, les ruines de ta ville, tu les emportes avec toi, le…
Hibashima : Arrête, qui es-tu pour raviver en moi les souffrances d’un autre âge, qui es-tu pour voir ce que je ne vois pas ? Passe ton chemin et laisse moi ; moi seul ai le pouvoir de raconter,
L’homme : Ne t’offense pas, nous ne sommes pas venus pour prendre ta place… écoute ce que notre cœur doit témoigner, écoute et ta barque se remplira….
Le chœur des liquidateurs
Que notre cœur se pétrifie si nous mentons….
Nous sommes allés au combat sans un adieu, laissant mères femmes enfants/nous n’avons pas posé de questions/ soldats nous sommes/ notre route fut longue/de vodka et de chants nous nous grisons/nous voici dans les villages vides gardés par des miradors/nous voici dans les villages évacués/devant les portes cadenassées/devant les arbres gris arrosés désactivés/ nous avons déterré enterré gratté raclé bêché épluché vidé brûlé balayé caché enfoui recouvert et comme récompense nous voici sans bouclier sans armure sur la paroi de béton au toit éventré/ /nous sommes montés sur le toit où l’air est pur /là où le feu ne s’arrête jamais/ là où le feu a purifié notre souffle/ là où flotte une fraîche odeur d’ozone/ nous flottons dans le nuage entre ciel et terre sur le toit de la terreur
Hibashima : De quel malheur plus grand que le mien parles tu ? De quel nuage parles-tu ? Celui qui voile mes yeux s’est inscrit dans chacun de mes neurones, des milliards d’étoiles peuplent mes nuits… mes yeux sont secs d’avoir trop pleuré (Hibashima se détourne)
L’homme : De la guerre, tu racontes les souffrances….de la paix nous savons l’éphémère et le futile…écoute… quand ils eurent bien mis le monde à feu et à sang, quand avec l’atome ils comprirent qu’ils pouvaient tout détruire, quand ils l’eurent expérimenté sur ta ville, le chemin était tracé pour qu’ils lui construisent des temples. Les champignons poussèrent ici et là ; ces champignons n’ont pas l’odeur de l’humus ; monstres de béton, narguant le soleil, leur ombre porte loin et le marque d’un voile noir ;
Hibashima : Ils ont défié le soleil, dis-tu ? Comment ces misérables fourmis ont-elles osé ? Quel orgueil insensé les y a poussés ?
L’homme : Ils ont capturé l’infiniment petit, l’ont mis dans des cuves, ont éclairé les usines et nos villes.
Hibashima : Et le nuage, qu’en ont-ils fait ?
L’homme : Ils l’ont capturé aussi ;
Hibashima : Tu mens, ils ne l’ont pas capturé, il couvre mes yeux … de quel nuage parles-tu ? De quel toit, de quelle terreur parles-tu ?
L’Homme : Je te parle de la terreur du progrès, de la paix et du confort. C’est ainsi qu’ils nous ont vendu le Monstre.
Hibashima
Ma barque se remplit et vogue sur un fleuve incertain
Je suis le messager du temps passé
Je serai le messager de ce que la mémoire ne doit pas oublier
Ma barque se remplit de fantômes
Je serai le messager qui apprend plus qu’il ne sait
Ils nous vendirent la guerre qui arrête la guerre
Ils leur vendirent le progrès qui vient de la guerre
Hôpital : 4ème jour
- : Je l’ai embrassé… j’ai pas pu m’empêcher….. ça a été plus fort que moi…
- A. (lasse) : ils ont aimé le bouillon ?
- L. : oui, il a aimé, les autres aussi d’ailleurs. Vassili dit que je suis un sacré bout de bonne femme… les autres…. ils voient pas leurs femmes… Ana, près de leurs lits, les compteurs sont bloqués, c’est normal… ?
- (craquant) : Est-ce qu’il y a quelque chose de normal dans ce pays ? Est-ce que c’est normal de voir des hommes transformés en objets radioactifs ? Est-ce que c’est normal que je sois là près d’eux, jour et nuit. Est-ce que je vais pas briller aussi un jour ?
- : faut vous reposer Ana, je peux rester, je sais ce qu’il faut faire. Ana, Ana, rentrez chez vous…
Tableau : « Peace and comfort are our profession »
voix off :
Fauvette Pitchou, ordre des Passeriformes, famille des Sylvidés, nom scientifique Sylvia Undata, taille 12 à 13 cm, poids 10 à 12 g, statut : nicheur nucléaire, espèce protégée par la Centrale nucléaire de Paluel Haute-Normandie, Numéro vert, usine verte : Paluel est son seul site de nidification notamment grâce à la tranquillité des lieux ; la Fauvette zinzinule…depuis 1985 la Fauvette zinzinule à l’ombre des 1300 Megawatts…
Espace écran
Deux ingénieurs, une femme et un homme appartenant au Consortium. Il ou elle est seul(e) d’abord debout, face au public pour la première réplique ; puis dos au public, face à un grand écran montrant la carte des centrales nucléaires de la planète ; à côté sur leur droite, des personnes assises qui ne bougent pas ; juste pour applaudir de façon très mécanique ; leurs voix résonnent ;
Ingénieur(e) :
Ladies und Herren. I suis sehr proud to accogliere vous in diesem anneau woher the plasma sara creato für die Fuzzzzzzzzzzzzion thermo-nucleare. Wir sind in mesure to domesticate il sole/yes we can/No dechets, a clear energie, no impact su’ll climato. And last but not last, at a momento où unsere pays traverse a crise of confiance, at a momento où unsere jeunesse hesitates to entreprendre, wir crééerons four milliers d’employs. Our étudiants in physics, physique nucléaire, astro physique, von physico-astronomico micro nuclearo, protono phtisique… (crache, éternue, tousse) our students…………von protono physique exerceront leurs talents für di glorieuse gloire del Progresso und del Futur (applaudissements)
(Danke schön, thank you, Herr Ministre/ladies and gentlemen, the goal of creating uno unico european energy market non e una cosa facile to make ; die totale energy industry must be well organisata, efficient, embrace changes disignati to facilitate die compétition plutôt que développer a clear, common comprehension of real long-term objectifs. Alles gesamungschaft participants in the energy value chain doivent s’exercer in una coopération constructive, per guardare a very open, puissant and plein de santé. In Consortium we shall investir a big of lot money because nous croyons in the future, in Consortium, nous croyons, nous believe in a very big association of commerçants d’énergie for the benefit of all, for a peaceful-pacific world. Consortium will help Europe to be the Arabia-saoudite of the 21ème secolo. In God, nous avons confiance ; in Atom, we trust and trust (applaudissements, hystérie). Ils se lèvent tous et tendent le bras gauche face à l’écran ; sur l’écran apparaît écrit « Peace and comfort are our profession »)
Hôpital : 5ème jour
- : j’ai fait un rêve plein de poussière/la terre blanchie/la terre blanchie de millions de diamants/la terre se retournant sur elle-même/regardant au centre d’elle-même/ne se reconnaissant pas/je flottais avec Vassili dans ces poussières d’étoiles/je tourbillonnais/lui tenant la main/mon cœur chaviré/la tête enivrée/dans une spirale infernale/je l’ai vu disparaître, poussière parmi les poussières/mon cri s’est perdu dans un immense trou noir/
(temps)……son pyjama était trop petit… maintenant il lui va bien… ses épaules comme j’aime ses épaules ; comme j’aime ses épaules, grandes, fortes, rassurantes… et son cou, jamais je me lasse de le regarder….de l’embrasser, de le chatouiller…il flotte dans son pyjama…la tête accrochée au cou… le regard brillant de fièvre… il me prend la main, sa main est chaude, chaude, je la pose sur mon visage et je lui parle de l’enfant que nous aurons… il veut une fille, Vassili, une petite qu’on appellera Natacha…il m’embrasse, il me serre contre lui, je sens mon ventre gonfler, mes joues brûler de plaisir…………./
Loussia peut très bien dire ce qui suit en s’adressant au public ; elle s’assoit face au public, l’oiseau dans les mains :
- : ça, c’est notre mascotte, une fauvette Pitchou ; Vassili l’a trouvée près de la Centrale. On l’a installée sur la fenêtre ; nourrie, blanchie, logée, tous les matins elle nous réveillait en zinzinulant (elle imite le cri); c’était son réveil-matin, avant de partir au travail, des caresses pour moi, un bisou pour elle….. hier, j’ai changé ses draps, à Vassenka, y avait de la peau, sa peau à lui sur les draps (passe le rideau et ressort sans la cage)
Hôpital : 6ème jour
- : (en colère) qu’est-ce qu’ils disent les médecins ? empoisonné au gaz ? quel gaz ? (elle rit). Non ! Il est monté sur le toit du réacteur, sans masque, sans protection, un vulgaire filtre sur le nez. Et il a gratté, gratté, gratté le toit……ma mère m’a appelée hier soir… Vladimir, on le trouve plus, on pense qu’il est mort écrasé…dans le béton, écrasé comme un fossile… comme un fossile du nouvel âge de l’atome/ tous les villages autour de la centrale évacués /plus personne, sauf les chiens, les chats, ils savent pas qu’il faut partir… la vieille Irina a refusé de partir/elle s’est sauvée dans la forêt avec sa vache la nuit dernière
Chœur des femmes, elles arrivent en titubant en une sorte de danse macabre et entourent Hibashima et le provoquent, Chacune porte un enfant dans un drap blanc ceint sur leur ventre:
Elles chantent une berceuse russe
Nous vivions à côté des bouches de l’Enfer / le monstre a avalé nos hommes et nous voici, ivres de douleur/ivres d’un amour dont le fruit est pourri/nous n’osons plus les toucher/nous mortelles qui habitions ces contrées avons bondi d’épouvante devant un spectacle inconnu/à nos yeux s’offrait repoussante la flamme hérissée de serpents qui brûla nos gorges ; rouge et flamboyante elle se dressait devant nous/fille inconnue de la Gorgone aux cris stridents qui desséchèrent nos oreilles/
nous avons marché à travers des contrées dévastées, le long des fleuves aux eaux putrides, n’osant boire la rosée du matin et ne trouvant aucun repos dans l’air chargé de lumières nouvelles ; nous ne trouvions plus notre centre de gravité, happées dans un espace que nous ne reconnaissions pas, aspirées dans un le gouffre du temps/
Et les enfants que nous conçûmes dans ces nuits de terreur burent le lait amer dans notre ventre/et les enfants que nous mettions au monde criaient le malheur de ces ventres/criaient le foyer maternel devenu lieu de l’effroi/
Et nous voici errantes, refusant de nous séparer de nos enfants/refusant de nous séparer de la chair de notre chair
Elles chantent une berceuse japonaise
Hibashima :
Jamais les hommes n’avaient osé braver la Matière
Ainsi dans son infiniment petit
Alchimistes misérables aux mains tenues par des cupides
Infiniment petit mais le désastre lui fut grand
Microcosmique tellurique
Tel fut le résultat de leur science insolente
Qui ose braver les étoiles/fourmis orgueilleuses/
Domestiques qui veulent domestiquer
Enfants d’Icare
Misérables rejetons qui envoient leurs proches dans l’abîme
Et se terrent sous leurs bureaux
Dans leurs abris, derrière les écrans de la vacuité
Hôpital : 7ème jour
A.: Loussia, il faut que tu mettes des habits propres tous les jours.. il faudrait même que tu changes de chaussures tous les jours/les habits, je pourrai t’en prêter…après tu les jettes, non, tu les brûles…
- L. : Pourquoi, il est pestiféré, mon homme ?
- : ce n’est plus vraiment un homme, Loussia, tu le sais / il a reçu trop de radiations…
- : et moi, bon dieu, je donnerai mon sang pour qu’il aille mieux…mon sang.
- : les médecins disent qu’on pourrait lui faire une greffe mais il faut trouver un donneur compatible…
- L. : mais pourquoi tu me l’as pas dit plus tôt ?
- A. : je l’ai su hier, ils vont t’expliquer/tu as rendez-vous avec le chirurgien
Hibashima
Sur leurs blouses blanches, les scientifiques ont accroché les ordres et les médailles
Ils ont verrouillé leurs cerveaux
Pour notre bien, ils s’échinent/
Pour notre bien, ils équationnent
Leur conscience suspendue au portefeuille
Leur conscience noyée dans l’ivresse des chiffres
Conscience vendue/conscience perdue/
Pour notre bien ils noircissent les pages
Pour notre bien/du progrès ils font la grand-messe
Au-dessus d’eux trônent les pantins articulant la cérémonie
Pantins manufacturant la grande foule des besogneux
Ils empochent les écus du progrès
Nous empochons le progrès du malheur
Nous empochons le malheur du progrès
Hôpital : 8ème jour
- : j’ai vomi, cette nuit
- A. : quoi, redis-mois ça. Tu as vomi. Tu attends un enfant ?
- : mais non, c’est la fatigue…
- : parce que si tu attends un enfant, il faut te protéger, il faut le protéger…tu comprends ça !.
- L. mais non…. Je fais tout comme Vassenka ; il vomit, je vomis ; il pleure ; je pleure ; il rit ; je ris ; c’est comme ça, c’est comme ça que je l’aime….
- : tu es folle, tu deviens folle ; il ne faut plus que tu viennes ici….il faut que tu te protèges ! bon dieu de bon dieu, tu veux que ton enfant…
- L. Non, je veux pas savoir, tais-toi… je reste je reste je reste…Ils sont là…
- : qui ?
- : son frère Sergueï et Ivana la plus jeune. C’est la moelle osseuse de la petite qui est compatible avec celle de Vassili. Mais il veut pas qu’on l’opère, elle… il refuse…il dit qu’il préfère mourir…le médecin lui a proposé de greffer la moelle de son frère…Sergueï a accepté, Vassili aussi... demain, ce sera demain…
Hôpital : 9ème jour
- : quatre heures, ça a duré. Ils étaient côte à côte sur les tables…Mon Vassenka s’est endormi le visage tourné vers SergueÏ, ils se sont souri prêts à partir pour un drôle de voyage…ils se tenaient la main…Vassili, Sergueï, leurs épaules sont si belles, si fortes, j’avais envie de les rejoindre et de m’endormir avec eux…dans leurs bras… d’oublier tout ça...de faire basculer le temps… Vassenka m’a regardée, il m’a souri… j’ai prié, prié…il m’a dit d’embrasser sa sœur et ses parents au cas où……j’ai tout vu, tout entendu/un chirurgien disait qu’il faudrait changer tout son corps… (elle s’évanouit)
Hibashima entre dans l’espace hôpital et porte Loussia dans ses bras
Hibashima
On ne peut tout de même pas éplucher toute la terre !
L’ordre du monde est balayé
La fleur est souillée
Et le champignon ne se reconnait plus
Et l’araignée ne reconnait pas la mousse
L’ordre du monde est balayé
L’herbe se recroqueville sous sa propre odeur
Ils ont balayé l’ordre du monde/
Pour nous laisser la senteur âcre et fétide
Des égouts,
Sous la fougère se réfugient des insectes aux formes inconnues
Nous touchons au pays de non retour
Nous touchons au pays où l’outrage étreint la souillure
Nous touchons au pays de l’invisible meurtrier/ennemi qui se cache/ennemi qui se terre Ennemi qui s’immisce dans les atomes du vivant
Outragée/souillée/la terre ne se reconnaît plus/
L’homme ne reconnaît plus la terre
Ils ont outragé/l’équilibre précaire de la vie
Croient-ils qu’on peut laver l’eau ?
EPILOGUE
Loussia se met à chanter d’abord doucement, se réveillant de son évanouissement puis de plus en plus déterminée, les autres femmes la suivent dans le chant puis le dernier paragraphe avec les hommes
Dans ta soupe y a du cesium
Du deuterium de l’uranium
T’avales confiant les mensonges au goût acide
Quand tu titubes
Quand tu bascules
Ta femme te pique
Pour pas qu’t paniques
Tu rêves tu gobes les mouches
T’es un ingénieur ingénieux
Prométhée diabolique a réveillé l’atome
Ça lui suffisait pas de chatouiller la cendre
Fallait qu’il aille voir au cœur du radium
Pouvait pas s’tenir tranquille c’lui là
De Jupiter a excité la colère
Regarde dans quel état t’a mis la terre
Sur l’île au soleil levant
Dans les forêts de Biélorussie
Le champignon démoniaque
Est gonflé d’ammoniaque
Va ramasser une fleur
Une fleur à l’odeur de terreur
Regarde l’enfant qui passe
Béquille en mains les yeux levés
J’ai honte de moi
J’ai honte d’être né
Hiroshima Nagasaki
Ça leur a pas suffi
Pour eux la science c’est tout profit
Pour eux ça rapporte gros
I’font pousser des parois
Des murs, des grillages
En nous disant qu’c’est pour notre bien
Arrête de croire qu’c’est invisible
Arrête de croire qu’ailleurs c’est loin
Ils tuent nos frères, ils tuent la vie
De jouer aux taupes t’as envie
La terre là-bas elle est pourrie
Tu crois vraiment qu’c’est mieux ici ?
Tous ensemble, femmes et hommes,
Va va soulève le couvercle
Va va soulève le couvercle
T’es pas tout seul à crever de peur
Tu tends la main et t’as moins peur
Va va soulève le couvercle
Va va soulève le couvercle
Ce qu’ils veulent pas
C’est arrêter les neutrons
Ce qu’ils veulent pas
C’est que tu dises non…
FIN
Version 12 mars 2012
Sylvie Lebrat