“Je Veux Être Molière ou Rien “

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Un “Molière” trône sur la table de la cuisine…
Deux comédiennes en quête de rôles et d’amour et un auteur célèbre, dépressif et suicidaire en quête d’idées et de reconnaissance…
Deux jeunes types sans scrupules mais avec talent l’un blanc, l’autre noir, ou l’inverse…
Avec les mêmes personnages, une pièce de théâtre se joue, une autre se répète.
Précarité de saltimbanques : entre fin de mois difficiles, amours contrariés et fauteuil roulant, le vécu des comédiennes, des comédiens et de l’auteur interfèrent sur les personnages inventés dans un éternel mouvement de va et vient.
Quand la réalité se heurte à la comédie, la musique déraille.

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 NOIR : On frappe les 3 coups. Le rideau s'ouvre.

 

1) Cabinet d'un Psy / Scène de Théâtre

FRANCK entre, seul en scène, vient s'asseoir sur un vieux fauteuil en mauvais état. Franck est un homme d'une élégance négligée, plus tout jeune mais vif de corps et d'esprit. Il est chez un (invisible) psy. D'abord un silence pendant lequel Franck, désabusé, examine et balance du bout des doigts, un couteau à pain avec des dents.

 

FRANCK (à son psy, à la salle)

… C'est pour mon suicide… Je voudrais revenir là-dessus… À priori, rien de très compliqué. Il suffit de vouloir. J'ai dit "à priori"… Car j'ai un handicap. C'est pas le seul que j'ai, mais… Je ne suis pas un manuel. Maladroit comme je suis j'ai trop peur de me rater. Alors comment, allez-vous de me dire ? Un suicide, quand ça se décide, c'est urgent… C'est là qu'intervient le couteau à pain. Un couteau à pain avec des dents.… C'est agressif, ça, les dents. Et là, je me suis dit, en criant "Allah Akbar", ça doit pouvoir faire l'effet attendu… Suffit d'écouter les infos : un type attaque au cutter un militaire ou un gendarme… Le gilet pare-balles par définition étant imperméable aux balles, il doit l'être au couteau à pain, même avec des dents. Le type en uniforme ne risque rien. Alors tu vas t'acharner, re-re-crier "Allah Akbar", et là les potes en uniforme du type avec le même uniforme doivent te trouer d'une dizaine de balles. Et là, t'es mort… Qu'en pensez-vous ? Pouvez-vous m'aider à retrouver confiance en moi… J'ai trop peur de me rater, vous comprenez…. C'est votre boulot quand même, non ? Je vous paye pour ça !… Et pour la retrouver ? (tend l'oreille) Pardon ?… Que je m'aide moi-même ?… Haaaa !… Dites ? C'est pour rire ?

 

CLAIRE, la belle cinquantaine, entre en silence. Elle est vétue de blanc et vient faire face à FRANCK qui continue à jouer avec le couteau à pain.

 

CLAIRE

… Mais enfin, Franck, t'as vraiment pensé au suicide…?…… Mais pourquoi ? T'as… Heu… Enfin, comprends moi !… Tu m'inquiètes… T'as pas… une maladie… genre une maladie qui… Grave quoi !… Alors là, je dis "oui". Le suicide, assisté ou pas, oui… Mais réponds, merde !… C'est une déprime…!… Remarque la déprime, je connais. Y en a de très sérieuses. Tu te rappelles quand Ils ont pris Adjani et pas moi ! À pile quarante ans ! Ha, ça m'a mis sur le toit pas loin d'un an. Incapable de… de rien ! Heureusement, tu étais là et… et que tu as abusé de la situation…

 

FRANCK

Et que ma femme n'en a rien su…

 

CLAIRE

… Et ben aujourd'hui, c'est moi qui suis là… Là, pour t'aider.

 

FRANCK (déprime)

L'assistanat ne marchera pas. Mon suicide, ce n'est pas pour une raison bassement médicale.

 

CLAIRE

Je t'écoute…

 

FRANCK

Tu n'es pas psy…

 

CLAIRE

Je le remplace. Toute femme a les oreilles pleines de vos gros maux, Messieurs… "Maux" : "M-A-U-X".… Je t'écoute donc…

 

FRANCK

… Quand je n'entends pas d'applaudissements dans une salle, c'est là que j'angoisse… On ne peut pas dire que "Rien ne sert de Mourir" ait fait un tabac…

 

CLAIRE

On peut même dire que ça a fait un bide. Haaa, même moi j'étais pas bonne ! J'avais rien à défendre… Entre nous, si tu me permets, et sans prendre de gants, c'était ta plus mauvaise pièce.

 

FRANCK (blessé)

C'est faux. C'est peut-être même la meilleure ! La meilleure et de loin ! C'est la plus… la plus dense… La moins… Celle qui… Mais bon. Certainement, mais pas la pire.

 

CLAIRE (un temps)

Une pseudo comédie misanthrope qui n'a fait rire personne… Si tu avais su fonder une famille, tu verrais la vie autrement.

 

FRANCK

Haaaaaa…! L'expression "fonder une famille" !". Toi, tu vis avec un con de droite. Ma femme avec un con de gauche… Je parle de moi… Toi, tu es parfaite, toujours aimable, la gentillesse même. (un temps)… En ratant ma tentative de suicide j'ai eu un grand vertige. Entre plaisir et imprudence… Depuis je suis bizarre. Je me sens… étrangement bien. Vraiment très très bien. C'est la première fois que… J'ai pas l'habitude de me sentir bien, voilà.

 

Franck, devenu presque joyeux, inspire, souffle, inspire…

 

CLAIRE

Donc tu te sens bien ! Tu dois être drôlement malade. De là à se pointer aux urgences parce qu'on en peut plus de se sentir si bien…! La sécu remboursera pas.

 

FRANCK

Et pourtant, aux urgences, j'y suis. Tu comprends mon désarroi.

 

CLAIRE

Je vois pas comment je peux t'aider…

 

FRANCK

En me disant des choses pas cool. Prends sur toi, dis-moi mes quatre vérités en face ! Arrête d'être gentille ! Assassine-moi !

 

CLAIRE

Je croyais avoir déjà commencé…

 

FRANCK

Vise au cœur !

 

CLAIRE

Mais tu n'en as pas !… Enfin, techniquement, si… Je sais pas si je vais pouvoir faire ça. Je t'aime beaucoup comme tu es… Bon, tant pis pour toi : j'essaie… T'as un côté chiant, voilà…

 

FRANCK (bléssé)

Ha ! Tu vois quand tu veux. Précise, s'il te plait.

CLAIRE

Chiant… Non, quand je dis chiant, c'est pas le choléra, non plus… Tu serais plutôt grippe intestinale. Une tourista sans amibes. Ça passe en trois jours et on continue le voyage en sifflotant…

 

FRANCK
C'est pas un meurtre ça. Ça ne me blesse pas, puisque, être chiant, c'est mon fond de commerce… Pour me faire remarquer. Je travaille mon coté chiant pour vous faire réagir. Tous !… (se calme) Mieux vaut être haï qu'ignoré… Sinon, je me sens transparent. Je me sentais… Parce que maintenant, non, je me sens bien.

 

CLAIRE

Mais surtout, surtout, tu es de mauvaise foi. Même sur le bûcher, tu ne reconnaitras jamais que tu n'as pas toujours entièrement raison… Ouf, c'est dit.

 

FRANCK (de mauvaise foi)
Ho ? De mauvaise foi… de mauvaise foi… Tu exagères un tout petit peu.

 

CLAIRE

Non. Chaque fois qu'un critique t'en fait une mauvaise, c'est que c'est un abruti qui n'a rien compris… Qu'il avait trop bouffé, ou pas assez, qu'il venait d'avoir un redressement, qu'il venait de voir une pièce à dormir mal assis aux Bouffes du Nord… Qu'il ne reconnaisse pas ton génie, toi qui en déborde… Tu as bien offert une paire de lunettes et un sonotone à celui du Monde, Victorien Sabrou !… Ça, c'est de la mauvaise foi caractérisée.

 

FRANCK

Chez moi, c'est un réflexe. Un long entrainement. Seulement voilà, maintenant : la mauvaise foi, c'est fini.

 

CLAIRE

Fini ? Tu vas pas tenir, ça va remonter dès que tu vas te sentir moins bien. Mais moi, je vais mieux… D'avoir vidé mon sac. D'avoir vidé mon sac, je vais mieux. Beaucoup mieux. Merci. C'est vrai, tu as l'air de te sentir bien.

 

FRANCK

C'est ça mon drame.

 

 

CLAIRE

… Franck… Y aura un rôle pour moi… ?

 

FRANCK

Ce sont les personnages qui décident. Pour l'instant, tu le sais, j'ai une commande. Enfin, une pré-commande… Répétons… (fort) VIRGINIE !… "Petruchio" ! Nous t'attendons pour répéter ! Et tu sais que nous répétons en direct "live" ! Alors bouge ton boule !

 

CLAIRE (consterné, à Franck)

'Bouge ton boule" !… Le jeunisme, ça se soigne tu sais. Une question de temps…

 

Pleins feux avec effets stroboscopiques, sur le devant de la scène.

FRANCK se met en retrait.

VIRGINIE entre sur scène à grands pas décidés. Elle porte un large chapeau à plumes et une épée au coté. Puis Virginie se fige.

 

VIRGINIE

Et puis, non ! Franck, pour ton grand retour dans le théâtre public que tu choisisses "La Mégère Apprivoisée", je me dis que tu cherches d'abord à régler un compte personnel, et moi, ta femme, je dis que je refuse d'être soumise à ton bon vouloir !

 

CLAIRE (à Franck)

C'est vrai, ça : l'audace de faire jouer "Petruchio" par une femme, c'est juste de la récup'!

 

VIRGINIE

Et arrête-moi ce stroboscope ! Ça fait années 80 et ça me brûle les yeux !

 

CLAIRE

Mais enfin, Franck, et si tu abandonnais Shakespeare ?… Tu racontes tout sur ta vie depuis trente ans, pourquoi tu continues pas ? C'est ce que tu fais de mieux.

 

FRANCK (désabusé)

Ma vie… Même moi, aujourd'hui je m'en fiche totalement. J'ai bien sûr, autre chose en gestation : une pièce théâtrale avec musique.

 

CLAIRE

Une comédie musicale, quoi…

 

FRANCK

Non, car ce serait un drame, mon premier drame. L'histoire d'un auteur qui doit monter un Feydeau avec des dyslexiques…

 

CLAIRE (stupéfaite)

Dramatique !… Ça commence comment ?

 

FRANCK

Nous sommes au sérail. La Princesse lance à la ronde : "Je troque trente trucs turcs contre treize textes tchèques."

 

VIRGINIE

Je vais refuser le rôle, je le sens. À toi Claire…

 

FRANCK (à Claire)

Pousse un peu la voix. Imagine, derrière toi, les chœurs de l'armée rouge…

 

CLAIRE (s'éclaircit la voix)

"Je troque trente trucs… turcs contre treize textes… tchèques."

 

Mais la voix CLAIRE se casse. Plus rien, plus de voix !

Sur le coté de la scène : FRANCK fait le signe impératif de baisser le rideau.

Furieux, il s'y reprend deux-trois fois… Mais rien ne se passe.

CLAIRE et VIRGINIE sortent de scène en urgence.

 

FRANCK (pour lui-même)

Je vais essayer le suicide littéraire…

 

FRANCK s'adresse alors au public dans la salle.

 

FRANCK (se voulant léger)

Chers amis !… Pauvre Claire ! Saviez-vous que ce soir, c'était la dernière représentation de "Rien ne sert de Mourir"? Oui, c'est la fin de la tournée. Et je suis sûr que Claire sera heureuse d'avoir perdu sa voix parmi vous… Si vous la retrouvez sous votre fauteuil, je vous prie de bien vouloir la déposer au vestiaire, Claire vous en sera reconnaissante… Merci pour vos applaudissements.

 

Des coulisses, on reconnaît la voix de VIRGINIE…

 

VIRGINIE (off)

Mais quel abruti !

 

FRANCK (encaisse)

Alors avec toutes nos excuses… Et encore merci.

 

FRANCK applaudit le public et sort. L'avant scène est vide de comédiens.

 

 

2) Loge de théâtre / Scène de théâtre

 

Le décor minimaliste ressemble à une loge de théâtre.

Mais à l'arrière, on retrouve CLAIRE, VIRGINIE. FRANCK vient vers elles.

 

FRANCK

Allez… C'est un accident. Le public adore ça, les accidents en direct. Pour la Corrida ou la formule UN, pareil… On va saluer !

 

VIRGINIE lui fait signe qu'il est "dingue" et ensuite fait "Non" en désignant CLAIRE, effondrée. Mais CLAIRE se lève et, avec autorité, prend VIRGINIE et FRANCK par la main. Ils arrivent d'un pas vif sur le devant de la scène.

Ils saluent, remercient le public… qui applaudit.

Ils sortent, puis reviennent en changeant de place.

Ils se prennent par la main, saluent encore, désigne d'un geste les personnes à la régie, à la lumière et au son… On imagine que le public applaudit encore… Ils sortent et ne reviennent pas.

Mais ils entrent bientôt par le fond de la scène. CLAIRE s'affale dans le petit canapé. VIRGINIE retire son grand chapeau, donne un verre d'eau à CLAIRE.

CLAIRE se prépare une potion pour se faire un gargarisme.

 

CLAIRE (quasi aphone)

Heureusement c'était la dernière…

 

FRANCK (à CLAIRE)

Hein ? Qu'est-ce que tu dis ? (à Virginie) Qu'est-ce qu'elle a dit ?

 

VIRGINIE se plante devant un miroir pour se démaquiller.

 

VIRGINIE (énervée)

Mais ne la force pas à répéter !

FRANCK

Je ne suis pas sourd et je lis sans lunettes, mais ya des limites !

 

VIRGINIE (à Claire)

Il s'est fait opérer de la cataracte… (à Franck) Moi, je te regarde et je ne vois qu'un égoïste dont le talent s'épuise. Et "abruti", ça veut dire la même chose.

 

FRANCK

Parlons-en de talent ! Virginie, tu déconnes ! Tu t'es vue ce soir ? Tu tires une tronche jusque-là… Et ton " Petruchio " !? Terne, mou, pitoyable ! Il doit se retourner dans sa tombe, notre Shakespeare… Mais merde, on n'est pas dans un mélo ! Les gens sont venus chanter, rire ! Et ils en ont besoin en ce moment, de rire !… (avec tendresse) Qu'est-ce que tu as encore ? Dis-moi…

 

VIRGINIE

Tu n'es pas équipé pour comprendre…

 

FRANCK

Merci.

 

CLAIRE (se gargarise)

Grrrrrr… Rrroooooo……Grrrraaaa… Rrrrrr…

 

FRANCK (à CLAIRE)

À part ce petit accident de parcours, toi, ma chérie, tu as été parfaite…

 

VIRGINIE (agacée)

Comme toujours. Elle est toujours parfaite.

 

FRANCK (à VIRGINIE)

Hé oui ! Heureusement Claire a assuré comme une bête. Et avant que… (imitant Patrick Bruel) "Casser la voix !" Elle s'est effacée derrière le personnage… Si c'est pas du talent, ça ?Toi, toi, je te demande juste d'être aujourd'hui la comédienne que tu étais hier. Tu as bien eu un "Molière", non ?

 

VIRGINIE

Ya vingt cinq ans… J'avais couché pour réussir.

 

 

FRANCK

Et bien moi, il a fallu que je réussisse pour coucher… Pour coucher avec toi. Je me demande si ça en valait la peine… (s'agenouille près de CLAIRE) Excuse–moi, mais ta copine Virginie, y a des soirs, elle me gonfle ! Tu voulais dire quoi, tout' à l'heure ?

 

CLAIRE (toujours sans voix)

Je disais : Heureusement c'était la dernière…

 

VIRGINIE (fort)

Claire disait : "Heureusement c'était la dernière !"

 

FRANCK

Oui, heureusement c'était la dernière… Et puis la province m'emmerde. La Banlieue aussi. Surtout quand il pleut des cordes…

 

VIRGINIE

Tu vois ce que tu as fait de celles de Claire !… 75 dates en trois mois ! Tu es un négrier !

 

CLAIRE (limite en pleurs)

Sans sa voix, une comédienne… c'est un aveugle sans sa canne.

 

FRANCK

Ma chérie… Tu es merveilleuse, tu es forte, tu vas surmonter ce passage délicat…

 

VIRGINIE

Balancer ces platitudes ! Mais quel abruti ! Je serai Claire, je te crache mon cocktail d'huiles essentielles à la figure !

 

FRANCK

Fin de la discussion. C'est le 49.3.

FRANCK regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'irrite.

Visage fermé, FRANCK se rapproche de VIRGINIE.

 

 

FRANCK

Bon, j'ai un diner… Je vais essayer d'attrapper le RER. Il me faut des tunes si je veux monter ma prochaine pièce… (à VIRGINIE) Ne m'attends pas, mon bébé…

 

Il lance une bise à CLAIRE et à VIRGINIE.

 

FRANCK

Bizzzzz, les filles.

 

FRANCK sort. CLAIRE et VIRGINIE se rapprochent.

 

VIRGINIE

Il t'appelle "ma chérie" et moi "mon bébé". À mon âge, c'est chiant.

 

CLAIRE (retrouve peu à peu sa voix)

Franck dit "ma chérie" ou "mon chéri" à tout le monde…

 

VIRGINIE

Sauf à moi…

 

CLAIRE

C'est normal, tu es sa femme. Je sens qu'il t'aime encore…

 

VIRGINIE (désabusée)

Huuum ?… Un peu moins qu'hier et bien plus que demain.

 

CLAIRE

…Dis-moi : c'est quoi, sa nouvelle pièce ? Tu l'as lue ?

 

VIRGINIE

En diagonale. J'ai rien compris : c'est l'histoire d'un auteur dépressif. À la fin tout le monde meurt. On va se marrer.

 

CLAIRE

Ça parle de quoi au juste ?

 

VIRGINIE

D'Amour !… Mais l'amour selon Franck. Ça parle de cul, de bière, de putes… et de haine… Tu sais, la haine qui s'installe au fond des cœurs, tranquillou.

 

CLAIRE

Un drame amoureux, quoi… Ya un rôle pour moi ?

 

VIRGINIE

Je sais même pas s'il y en a un pour moi.

 

CLAIRE

Être la compagne d'un auteur qui commence à compter et pas avoir de rôle, on se demande à quoi ça sert !

 

VIRGINIE

… L'héroïne à vingt ans.

 

CLAIRE

Tu peux jouer une fille de vingt ans, merde ! Tu as l'expérience…

 

VIRGINIE

Justement à vingt ans, on n'a pas d'expérience. Et c'est ce qui plaira à Franck : les maladresses, les hésitations, les enthousiasmes d'une fille de vingt ans…

 

CLAIRE

Sarah Berhnardt a joué les jeunes filles jusqu'à sa mort.

 

VIRGINIE (perfide)

Isabelle Huppert aussi…

 

CLAIRE

Même moi l'année dernière, j'ai joué "Claudine"… (VIRGINIE ne voit pas)… Une soubrette dans : "Molière, le musical".

 

VIRGINIE

Ha oui… Mais Franck n'est pas exactement Molière !…

 

CLAIRE

Il voudrait bien… Tu me ferais lire ?

 

VIRGINIE

Si tu veux, mais tu lui dis rien ! Il déteste ça…

 

VIRGINIE fouille dans son sac et sort un manuscrit.

CLAIRE découvre le titre :

 

 

CLAIRE (septique)

"La Pizza près de chez vous"… Un titre provisoire, j'espère… Et forcément, c'est un acteur qui joue l'auteur ? Je me trompe ? Et si c'était une actrice ?

 

VIRFINIE

Propose-lui. Tu sais chez Franck, plus c'est simple, plus il faut qu'il complique.

 

VIRGINIE donne le manuscrit à CLAIRE qui le glisse dans son sac et le cache… à l'instant même où FRANCK revient sur scène :

 

FRANCK (fort)

Ho, les filles ! Qu'est-ce que vous foutez ?

 

VIRGINIE

Claire me faisait une déclaration d'amour…

 

FRANCK

Ha, c'est bien, ça… Hé ? Ya le club des amis du théâtre de Villeuve-La-Garenne qui vous réclament…

 

VIRGINIE et CLAIRE ne réagissent pas…

 

FRANCK (se fâche)

Ça, c'est pas "pro' !… Moi, et bien moi, j'aime qu'on me dise que c'était gé-nial, !… Que j'étais formidable, que j'ai un talent fou… J'ai besoin de ça pour me lever le matin… Bon, j'y vais… Toi, Claire, elles veulent savoir comment tu vas… Il y en a une qui pense que c'est une allergie au Cyprès.

 

CLAIRE

… Des Cyprès à Villeuve-la-Garenne ? Le réchauffement climatique je veux bien, mais…

 

FRANCK est déjà reparti. VIRGINIE entraine CLAIRE vers la sortie :

 

VIRGINIE

Allons-y… Notre Franck est tellement heureux quand on flatte ses bas instincts…

 

NOIR

 

 

3) Un jardin, un banc.

Claire et Virginie se retrouvent, s'embrassent et s'asseoient cote à cote sur le banc.

 

CLAIRE

C'est gentil de me demander des nouvelles de ma voix…

 

VIRGINIE

Claire enfin… ! Je suis pas sourde : tu l'as retrouvée et avec une force, une tonalité… une…

 

CLAIRE

N'en fais pas trop.

 

VIRGINIE

Tu nous as fait flipper quand même.

 

CLAIRE

Pour moi, c'est fini… Je ne pourrais plus…

 

VIRGINIE

Chanter ?…Aïe… T'as vu un ponte au moins ?

 

CLAIRE

Tu connais quelqu'un qui te dit : "Non, j'ai vu un toccard" ?… Disons que j'ai vu un spécialiste… Il a sauvé la voix de Benjamin Biolay.

 

VIRGINIE

Ha oui, c'est une référence !

 

Claire redonne le manuscrit de Franck à Virginie.

 

CLAIRE

J'ai lu. Ça sent le vécu… Mais… 'Faudrait qu'il retravaille son texte… Et pis, le titre… "La Pizza près de chez vous"… C'est… fragile.

 

VIRGINIE

C'est nul, oui ! Tu es trop indulgente. On dit "fragile" quand on n'ose pas dire : "C'est totalement n'importe nawak !".

 

CLAIRE

Mais toi, tu feras très bien la fille de vingt ans…

 

VIRGINIE

Tu parles… Je suis sûr qu'il a une maitresse et qu'il va nous la sortir du chapeau. Et je te parie qu'elle a l'âge du rôle !

 

CLAIRE

J'ai comme une vague impression que ça va pas fort entre vous ? Vous… Vous ne faites plus l'amour ?

 

VIRGINIE

Un peu moins que l'année dernière, un peu plus que l'année prochaine…

 

CLAIRE

Enfin, toi, tu compenses : t'as pris un autre mec qui fait le job.

 

VIRGINIE (réprime un sanglot long)

Bouh… Vite fait entre deux répétitions.

 

CLAIRE

Un intermitent dans son genre…

 

VIRGINIE sort un thermos et deux gobelets et sert CLAIRE.

 

VIRGINIE (renifle)

C'est du costaud. Vodka – Gin - Rhum charrette. Une boisson d'homme. J'ai un truc indigeste à faire passer. Je t'en mets une larme ?

 

CLAIRE (acquiesce)

Pour t'accompagner. T'as un mari, pas de la toute première jeunesse mais…

 

VIRGINIE (la coupe)

Ha… Si tu l'avais connu quand je l'ai connu…

 

Virginie avale cul sec et se ressert.

Claire trempe ses lèvres, grimace.

 

 

CLAIRE (masque)

Ouais, bon. Je disais : t'as un mari encore en état de marche, et un amant. Et avec tout ça, t'as pas l'air heureuse, c'est à n'y rien comprendre !… Tu vois, moi……

 

VIRGINIE

"Toi", quoi ?

 

CLAIRE

Vladimir…

 

VIRGINIE

Ton Vladimir, c'est un perle fine. Il a toutes les qualités…

 

CLAIRE
Il avait…

 

VIRGINIE (continue)

… Il fait bien la cuisine, il s'occupe du jardin…

 

CLAIRE

Ce n'est pas encore un légume… Quand je pense que j'avais pris l'option "plus jeune" -sept ans de moins que moi- et sportif.

 

VIRGINIE

… Et surtout, surtout, il n'est pas comédien !… Pas auteur, pas metteur en scène, pas même régisseur !… Plombier ! Un manuel y a pas mieux. Tandis qu'un comédien ? Qu'est-ce qu'il sait faire de ses dix doigts ?… Et puis, ton Vladimir, il est beau, mais beau !!

 

Virginie avale cul sec, se ressert et ressert Claire.

 

CLAIRE

Il était ! Tu l'as vu depuis son AVC ? (VIRGINIE fait "non" de la tête)… Y a un coté, ça va encore, l'autre c'est un Picasso… (nostalgique) Avec Vladimir, ce fut de la passion pendant deux ans, puis de l'amour pendant trois…

 

VIRGINIE

…Et depuis cinq ans, tu es sous camisole chimique.. (un temps) Je vais m'y mettre.

 

 

CLAIRE

J'aime beaucoup "camisole"… Tu as le mot qui touche.

 

VIRGINIE renifle, se mouche, avale cul sec, retient ses larmes, se ressert et ressert CLAIRE. Son gobelet déborde mais VIRGINIE n'y prête aucune attention.

 

CLAIRE

Cet amant magnifique, il t'a donc quitté ?

 

VIRGINIE

Non, c'est moi… Je vais le quitter juste avant qu'il ne le fasse.

 

CLAIRE

C'est idiot ou c'est réfléchi ?

 

VIRGINIE

On peut réfléchir et faire un truc idiot. Essaie de comprendre : avec lui, c'est… c'est plus fort que tout. Je le vois, je fonds, je le touche, je chavire, je perds pied, j'ai la tête qui…

 

CLAIRE

Arrête ! Moi, j'ai oublié comment ça fait… Cinq ans que tu me caches cette petite merveille. Je t'en veux.

 

VIRGINIE avale cul sec.

CLAIRE trempe ses lèvres dans son gobelet qui déborde.

VIRGINIE remplit les 2 gobelets qui débordent tous les 2.

 

VIRGINIE

C'est mieux que tu le connaisses pas, crois-moi… Quand j'y pense, c'est l'horreur : je vais me retrouver sur le marché.

 

CLAIRE

Et toi comme moi, on ne peut pas se faire un plan "Tinder"…

 

VIRGINIE (acquiesce)

Même pas vraiment célèbres, on est parfois reconnu chez le dentiste…

 

 

 

CLAIRE

L'autre jour, je vais m'acheter des fleurs -puisque Vladimir n'est plus en état de le faire- : le type me regarde, me dit : "Vous avez pas joué dans "Camping Paradis" ?" Je glousse, façon de pas répondre. Il a jamais voulu que je le paye…

 

VIRGINIE

Moi, pareil. L'autre jour le livreur d'Amazone me demande s'il m'a pas vue dans "Danse avec les Stars" ou dans "The Voice"?

 

CLAIRE

… C'était dans le métro. Un type m'a laissée sa place. Dingue !

 

VIRGINIE

Le salaud ! Pourtant, tu fais pas ton âge…

 

CLAIRE (encaisse)

Puisque… Puisque tu veux jeter ton plan "B" aux orties, tu pourrais pas me mettre sur la liste ? Je suis en manque d'affection.

 

VIRGINIE

T'appelles ça comme ça, toi ?… Non, trop tard. Y en a déjà une autre dans la course.

 

CLAIRE

Dommage… C'est une jeune, forcément… Tu m'as dit qu'il était à l'Université : une de ses étudiantes, ça loupe pas.

 

VIRGINIE (fait "non" de la tête)

… Une prof…! Une pouffe !

 

VIRGINIE avale cul sec. Hélas, la thermos est vide. Elle est déçue.

 

CLAIRE

Traditionnellement, ils partent avec des plus jeunes…

 

VIRGINIE

Ha non, elle a ton âge, en gros.

 

CLAIRE (grinçante)

Effectivemment, tu as raison de lâcher ce pervers ! Tiens, le père de Victor…

 

VIRGINIE (la coupe)

Arrête avec le père de Victor ! Il est en taule pour détournement de mineurs… "Mineurs" au masculin et au pluriel.

 

CLAIRE

Huuumm… Et l'autre, Vladimir, dans son fauteuil à roulettes… J'ai le chic pour en trouver des pas aux normes.

 

VIRGINIE et CLAIRE se lèvent. VIRGINIE titube, avale cul sec le contenu des 2 gobelets sous l'œil compatissant de CLAIRE.

 

CLAIRE

Ça tient toujours pour dimanche ? Le barbeuc' pour l'anniv' de mon fils ! De son bras gauche, mon plombier fait très bien brûler les saucisses… Je ferai des légumes vapeurs.

 

VIRGINIE (ivre)

22 bougies sur les brocolis : ça va être fun… Désolée, mais dimanche, j'ai un truc…

 

NOIR.

 

4) Une salle de bistrot

La lumière focalise sur FRANCK, seul en scène, derrière une table de bistrot, un verre à la main et une bouteille devant lui. Il s'adresse (à la salle) à deux personnes qui sont (virtuellement) en face de lui.

 

FRANCK

Quoi le titre ? Il ne vous plait pas le titre ? Et bien… Et bien sous la pression de la bien-pensance, je m'incline, je plie, je m'écrase. J'appelle ça de la censure… Je vais le changer et voilà. Le vacherin était excellent… Non, "le vacherin était excellent", c'est pas le nouveau titre ! Je disais : le vacherin était excellent mais la cuvée du Patron imbuvable… (désigne son interlocuteur) Imbuvable comme l'analyse, mon cher Tristan, que tu as faite de mon texte… Que tu n'aies rien compris, je n'en suis pas étonné mais que… Et puis, merde (aux deux) Je diggère mal votre froideur. (à l'un) Toi, tu diriges un théâtre, tu as des charges et, je le comprends, tu préfères la reprise pour la 300ème fois, d'un Feydeau qui rapporte que miser sur le non-conformisme et la création !… (à l'une) Caroline, je t'ai connue avec plus d'audace, plus de… plus de… Tu me comprends. Mais je n'insisterai pas. (aux deux) Un texte, il faut l'aimer sans retenu pour le porter un an, tous les soirs. Donc, oublions. Je le reprendrai quand l'heure sera venue… Je suis un précurseur, c'est pas nouveau…

 

FRANCK boit. Il prend son temps et une longue inspiration, se lève :

 

FRANCK (aux deux)

"Ha : je perds patience.
Que je souffre en secret ! Quels dégoûts ! Plus j’y pense,
Moins je puis concevoir comment certaines gens,
Avec très-peu d’esprit, nul savoir, sans talents,
Ont trouvé le secret d’éblouir le vulgaire,
De captiver des grands la faveur passagère,
De faire adroitement leur réputation.
Chacun veut réussir, veut percer, cherche un nom.
Le plus petit gredin, dans l’estime du monde,
Croit s’ériger un trône où son orgueil se fonde…
Et ce trône si vain, ce règne des esprits,
Ce crédit, ces honneurs, de quoi sont-ils le prix ?
Je vois qu’on y parvient par cent brigues secrètes,
Par de mauvais dîners que l’on donne aux poètes
Qui font bruit au Pont-Neuf, aux cafés, aux tripots.
Réussir quelquefois est le grand art des sots.
Pour moi, depuis trente ans j’intrigue, je compose.
J’écris tous les huit jours quelque pamphlet en prose.

Quels tours n’ai-je pas faits ? Que n’ai-je point tenté ?
Cependant je croupis dans mon obscurité."

 

FRANCK prends son temps, se rassoit.

 

FRANCK

Ha, je vois que là, je vous ai touché… Tu ne vas pas me dire, Tristan, que, merde, ça manque de panache !… Je sais, tu vas me dire que ça parle encore de moi, un auteur en manque de… de reconnaissance. Mais non, je ne vise pas "l'Académie Française" ! Ni même un petit "Molière"… Non-non… Du tout. (.…) Pardon, Caroline, je t'arrête tout de suite : non, il n'y a pas de portes qui claquent ! "Portes" au pluriel… Non, il y a bien une porte : c'est quand le pauvre auteur dont il est question est jeté violemment sur le pavé parisien… Bon. Je vois vos tronches : j'abandonne. Je retourne à ce que je sais faire depuis trente ans : une histoire de couple qui foire, des mensonges aux rabais, des vérités qui font mal et des cocus… Des cocus surtout, hein ?… Les cocus font toujours vendre. On se demande bien pourquoi…

 

FRANCK va pour sortir mais revient vers la table (et les deux personnes virtuelles).

 

FRANCK (avec un grand sérieux)

Tu sais Tristan, j'ai couché avec Caroline et réciproquement, elle a couché avec moi. Plusieurs fois et il n'y a pas si longtemps… Tu ne ris plus ?… (aux deux) En fin de compte, vous avez bien raison : un mari trompé : rien qu'à voir sa tête, moi, j'en pleure de rire…

 

NOIR

 

 

5 ) Chez VIRGINIE / Scène de théâtre

Lumière tamisée.

Angoissée, VIRGINIE attend, impatiente. Elle regarde sa montre, tourne en rond, se sert un autre verre d'alcool qu'elle avale cul sec.

Agacée, elle commence à se déshabiller…

Un jeune homme casqué, VICTOR, entre en courant. VIRGINIE sursaute.

VICTOR retire son casque intégral : c'est un beau jeune homme (22 ans).

Il s'approche d'elle, sûr de lui, conquérant.

 

VICTOR

Sorry, I'm late…

 

VIRGINIE

Non-non, c'est pas grave…

 

VICTOR

Un rendez-vous qui s'éternise…

 

VIRGINIE (en demande)

Si tu n'as pas le temps, tu me baises debout, le long du mur.

 

VICTOR

Si c'est ton truc, moi, c'est OK…

 

 

VIRGINIE (le coupe)

Salaud ! T'aurais pu me dire : "Non-non-non, j'ai envie de toi, on va prendre son temps". Au lieu de ça… Tu m'expédies ! Hop là, vite fait, merci, au revoir, je garde la monnaie ! Pourquoi tu es venu, hein ?

 

Fâchée, VIRGINIE repousse VICTOR et se rhabille en vitesse.

 

VICTOR

Mais pour… Pour te faire plaisir…

 

VIRGINIE

Victor, écoute-moi bien : c'est la dernière fois que…

 

VICTOR (comprend pas)

La dernière fois que… ?

 

VIRGINIE (sèche)

J'en ai assez d'être… ta chose. Tu me prends, tu me jettes, tu reviens la bouche en cœur…

 

VICTOR

Virginie ! L'amour, c'est comme au théâtre : il y a toujours un rappel. Surtout quand la pièce est bonne… Et elle pas bonne, la pièce, peut-être ?

 

VIRGINIE (génée)

J'ai pas dit ça…

 

VICTOR

Et puis ensuite : la tournée en province ! Et si c'est un triomphe : une reprise à la rentrée.

 

VIRGINIE

Oui mais… Mais c'est moins bien qu'avant. Surtout, toi : tu es moins… un peu moins qu'avant.

 

VICTOR

Ho ! Comme les vieux couples, la routine s'installe, c'est peut-être ça… Hé, ça fait combien ? Je sais plus… Tu m'as chopé le jour de mes seize ans…

 

 

VIRGINIE

C'est plutôt toi qui…

 

VICTOR

Oui, bon, tu étais bourrée… Tous mes potes ont bavé grave ! Une comédienne ! Presque le triple de mon âge ! J'allais pas rater ce coup de frime…

 

VIRGINIE

Tes potes ! Tu leur as dit ?

 

VICTOR

Pas eu besoin : ils mataient, planqués derrière les rideaux.

 

VIRGINIE

Quoi…!?!

 

VICTOR

Trois types qui s'astiquent derrière les rideaux et toi… Toi qui voies rien ! Le kiff intégral !

 

VIRGINIE (outrée)

Ils n'ont pas fait de vidéos, j'espère !???

 

VICTOR

Heureusement que si !… (hésite, cherche…) Heu… Je… Hum…?

 

VICTOR hésite, cherche ses mots… Alors VIRGINIE lui souffle :

 

VIRGINIE (baisse la voix)

"Parce que, pour ma première fois, je voulais garder une trace !"

 

VICTOR

Oui, c'est ça !… Parce que, pour ma première fois, je voulais garder une trace ! Pour quand je ferai mon biopic…

 

VIRGINIE (abasourdie)

Une vidéo…!

 

VICTOR

Une sexe-tape très pédagogique. Tu es… superbe et moi, j'ai l'air d'une poule qu'a perdu les clefs du poulallier. Bon… Dimanche, c'est mon anniv' : tu seras là ?

 

VIRGINIE (hésite)

Forcément , ta mère m'a invitée ! Comme chaque année…

 

VICTOR

Ben alors ?

 

VIRGINIE

J'ai peur de craquer.

 

VICTOR

Craquer, de quoi ?

 

VIRGINIE

Je perds confiance en moi… Je sens que tu t'éloignes… Je t'ai suivi, je t'ai vu avec ta prof de littérature. Elle a l'âge de ta mère.

 

VICTOR

Et alors ? À mon âge à moi, je me dois d'accumuler les expériences.

 

VIRGINIE

Je ne te suffis pas comme expérience ?

 

VICTOR

Avec toi, je fais l'expérience de l'Amour. Avec toi, je découvre mon potentiel émotionel. Elle… Une veuve frustrée que je bouscule direct, qui se débat, se refuse puis s'abandonne. Avec elle j'explore ma face cachée. Et elle, contrairement à toi, dès qu'elle jouit, elle culpabilise à mort ! Trop bien !

 

VIRGINIE

Tu devrais consulter…

 

VICTOR

Œdipe, je l'emmerde… Toi… Ho, avec toi : je ne me lasse pas de te caresser… Surtout quand ton mari n'est pas loin et ma mère juste à côté !

 

VIRGINIE

Pervers polymorphe !

 

VICTOR

Ne me flatte pas !

 

VIRGINIE

Mais à part être veuve et frustrée, tu lui trouves quoi à ta prof ?

 

VICTOR

Disons qu'elle me fait des petits cadeaux et qu'elle relit mes textes avec indulgence.

 

VIRGINIE (écœurée)

VICTOR ! T'es une petite pute !

 

VICTOR (rit, insouçiant)

J'aime les femmes-femmes. Surtout les "vintages". J'y peux rien.

 

VIRGINIE

Je ne veux plus te voir !

 

VICTOR

Égoïste !… Tu ne penses pas à moi ? J'aime me blottir le nez entre tes cuisses, agripper tes seins comme des bouées de sauvetage… Je suis en train de naître à ma vie d'homme.

 

VIRGINIE

Fallait y penser avant !

 

VICTOR

Virginie : je t'aime !

 

VIRGINIE

Tu sais même pas ce que ça veut dire…

VICTOR (sec)

Si tu me quittes, je dis à ma mère et à ton mari que tu m'as violé quand j'avais quinze ans et demi et que depuis tu me harcèles. Je porte plainte, mes potes témoignent. En prime, je montre la vidéo : ta carrière est finie-finie.

 

VIRGINIE (effondrée)

Victor…

 

VICTOR

Je suis pressé parce que j'ai rendez-vous avec Franck qui a lu ma première œuvre. Il aura détesté mais je veux que…

 

VICTOR hésite, cherche la suite. VIRGINIE lui souffle.

 

VIRGINIE (baisse la voix)

"… Qu'il me le dise en face."

 

VICTOR (reprend)

Oui-oui… "Qu'il me le dise… en face !"

 

VIRGINIE

Ce que tu écris est sans doute bien mieux que… Sa dernière pièce est une cata… Pire que ça, même !

 

Sourire aux lèvres, VICTOR enfile un casque intégral et sort.

 

VIRGINIE (perdue)

Victor : Je ne veux plus te voir !… (un temps de réflexion) Je t'appelle ! Hein ? (plus fort) Je t'appelle !!… (plus bas) Et la prochaine fois, apprends ton texte !

 

VIRGINIE s'effondre dans un vieux fauteuil, prosternée et se sert un verre.

De loin, on perçoit bientôt la voix de CLAIRE.

 

CLAIRE (fort)

Virginie ?! C'est moi…! Il faut que je te dise

 

VIRGINIE (dépassée)

Mais… C'est pas dans le texte, ça…

 

À cet instant, d'un coté de la scène, FRANCK apparaît et intervient.

 

FRANCK

Ça n'y était pas, maintenant ça y est. Vas-y enchaine. Improvise !

 

VIRGINIE

Quand quelqu'un te dit : "Il faut que je te dise…", c'est jamais une bonne nouvelle. J'improvise la galère qui monte alors ? OK ! Claire ! Viens vite ! Je viens d'encaisser un putain de choc !

 

CLAIRE entre à grand pas.

FRANCK s'adresse à CLAIRE, lui fait signe de s'approcher.

 

FRANCK (à CLAIRE, avec douceur)

Attends-attends… Claire : toi, tu n'es pas dans l'urgence… Mais face à Virginie, tu… Écoute-moi… Tu sais à quel point Virginie est fragile, elle vient d'encaisser un putain de choc. Elle veut quitter un amour, mais elle ne peut pas quitter cet amour. Et comme cet amour est odieux…

 

CLAIRE

C'est toi l'auteur. Il est à ton image…

 

FRANCK

Si tu veux. Alors, Virginie, tu la laisses reprendre un peu d'oxygène. Tu ne l'assommes pas avec tes états d'âmes pourris.

 

CLAIRE

Sympa…

 

VIRGINIE (à FRANCK)

États d'âme pourris ? Franck ? Pourquoi tu massacres ton personnage ? Tu as ta mine des mauvais jours… C'est quoi ? La prostate ? Ton rendez-vous c'est mal passé !

 

FRANCK (sombre)

Le vacherin était correct sans plus, la piquette était infecte et le cigare absent… Moi, en échange, je leur offre du Voltaire… Citer "Voltaire" ! C'est pas tous les jours ! Ces incultes pensent que c'est de moi et je ne leur dis pas le contraire ! Je les hais… Et je me hais aussi !… Reprenez sans moi. (à Claire) Et oublie le "Faut que je te dise", c'est pas dans le texte.

 

FRANCK sort de la lumière mais reste sur scène.

CLAIRE s'approche de VIRGINIE, toujours prostrée sur son fauteuil.

 

CLAIRE

… Virginie ?! Ho, ho ?

 

VIRGINIE (s'inquiète)

T'as croisé personne en venant ?

 

CLAIRE
À part un jeune casqué sans foi ni loi et qui m'a bousculée, non, personne, pourquoi ?

 

VIRGINIE

C'était le livreur d'Amazone. Ils trouvent jamais la bonne porte…

 

CLAIRE

C'est bête, ils sont généralement mignons comme tout. Ils pédalent, ils sont tout musclés…

 

VIRGINIE

Toi, c'est pas d'affection dont t'es en manque… Tu devrais essayer.

 

CLAIRE

Essayer quoi ?

 

VIRGINIE

Les livraisons à domicile. Ça soulage.

 

CLAIRE

J'y penserai. Tu vas pas bien, toi…

 

VIRGINIE

Bof…

 

CLAIRE

Bof, moi aussi…

 

VIRGINIE

Tu veux quelque chose à boire ? Je me prendrais bien un petit remontant…

 

CLAIRE

Ce que tu veux, je m'en tape. Alcool plus médocs, y a pas mieux pour penser à autre chose…

 

VIRGINIE

Mais enfin, Claire… Tu est magnifique, tu es…

 

 

CLAIRE

Je suis dans la dernière ligne droite.

 

VIRGINIE

Pour aller où ?

 

CLAIRE

Jusquà la date de péremption. Et elle n'est pas loin…

 

VIRGINIE

Tu ne veux pas que ça s'arrête là quand même !

 

CLAIRE

Que ça s'arrête quoi ?

 

VIRGINIE

Mais tout ! Le métier, l'amour, l'espoir…

 

CLAIRE (déprime)

J'ai tout raté : ma vie, ma carrière, mon fils… J'ai pas d'ami, ni d'ami-"e". À part toi, bien sûr… Quoi que, d'une comédienne ratée aussi, on peut s'attendre à…

 

VIRGINIE (la coupe)

Ratée ! Ha tu penses ça…?

 

CLAIRE

Pardon : pas encore ratée, mais ça viendra.

 

VIRGINIE

J'ai un "Molière", moi. Bien en évidence sur la table de la cuisine.

 

CLAIRE

Pourquoi à la cuisine ?

 

VIRGINIE

Quand je suis seule, et c'est souvent, je déjeune et dine en tête à tête avec lui.

 

CLAIRE

Je disais que… une comédienne qui est sûr le même créneau que moi… Hein ?

VIRGINIE

…C'est vrai, on est toutes interchangeables.

 

CLAIRE

Pour le métier et pour la plupart des hommes, oui, nous le sommes… Mais… Holalala ! Il me manque la peau, l'odeur, la maladresse, l'humour débile, la bêtise primaire d'un homme.

 

VIRGINIE

Oui-Oui : je veux qu'un mec me marche sur les pieds sans s'excuser ! Je veux que ce soit moi qui lui demande pardon d'avoir mis mon pied sous le sien. Putain, c'est vrai, quand on a plus ça… et Vladimir, il ne te…

 

CLAIRE

Ben non !… Le pauvre -sept ans de moins que moi-, chaque matin, quand je vais le voir, je le touche pour voir s'il est froid. En espérant qu'il le soit.

 

VIRGINIE

Je comprends ça. Le cœur ?

 

CLAIRE

Hélas, le sien va bien merci… Pour ma fête, il m'a offrert un paquet de graines de Courges avec un joli ruban et un gros nœud.

 

VIRGINIE

C'est gentil…

 

CLAIRE

J'ai l'impression d'être veuve avec son fantôme à la maison. Alors les longues tournées en province, j'ai rien contre, tu vois.

 

VIRGINIE

Il faut faire confiance à Franck. Il cherche un sujet. Et quand il cherche… C'est pas toujours bon, mais il trouve… Claire, si Avignon existe toujours, je suis sûr que tu pourrais…

 

CLAIRE (la coupe)

Moi ?… Dans le Off du Off, alors !

 

NOIR

 

 

6) Bureau Franck/ Scène de théâtre

VICTOR entre et cherche FRANCK. Tranquille, dominateur, FRANCK tourne le dos à VICTOR. FRANCK regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'agace.

 

VICTOR

Franck ? Ça n'a pas l'air d'aller, toi ?

 

FRANCK

Ça va mieux que si c'était pire, mais ce serait pas plus mal si c'était mieux.

 

VICTOR

Donc ça va…

 

FRANCK

… Si tu me demandes si ça va, c'est que toi ça va pas bien ?

 

VICTOR

Ha si-si, moi, ça va. Ça va même bien ! Mais… et toi ?

 

FRANCK

Alors c'est pire… Si toi qui va bien, tu me demandes à moi si ça va… Je trouve que c'est une façon de me narguer un peu insultante. En exposant ton bonheur comme ça, sans culpabilité, je dirais : sans pudeur. Ce "ça va, toi ?"… Ça me dérange… C'est vrai, tout est dans le "toi' !

 

VICTOR (largué)

Je voulais juste avoir de tes nouvelles….

 

FRANCK (le ton monte)

Admettons. Comprends-moi bien : si tu m'avais dit : comment ça va ? Bon. Comment ça va ?… Ça va !… Mais comment ça va, TOI !… Ce TOI me blesse. Ce TOI m'humilie… Ce TOI me… me… Mais bon, malgré tout, je vais te répondre : On fait aller.

 

VICTOR

Tant mieux ! Franck, tu as lu mon texte : ne me dis pas : "c'est une bouse".

 

 

FRANCK

Victor : je te connais depuis que ta première couche-culotte. Alors, je vais y aller cash. Ton premier scénar… Le titre "Beauté et Trahisons"… "Trahisons" au pluriel. Sublime. Le titre est sublime. Ça, c'étaient les fleurs. Maintenant le pot : c'est écrit avec les pieds. Et ça pue.

 

VICTOR (encaisse)

Sans doute la différence de perception du monde tel qu'il est.

 

FRANCK
Nous assommer de tes certitudes ! Tu sais qui a dit : "Les convictions sont des ennemis de la vérité"… Non ? Ça ne m'étonne pas.

 

VICTOR

Mon texte est un pamphlet générationel. Que tu soies passé à coté est logique. Tu vas me dire : si je ne veux pas entendre tes critiques, je ne te fais pas lire.

 

FRANCK

D'abord le style… C'est de la poésie de trottoir… C'est gluant, visqueux… J'oserais dire : poisseux, tu vois… Quand au contexte : c'est de la provoc à deux balles cinquante.

 

VICTOR (saignant)

Il te faut être dans la vraie vie de temps en temps, mon vieux !

 

FRANCK

Parce que situer ton histoire d'amour pornographique entre gilets jaunes dans un abattoir, c'est être dans la vraie vie !? Admettons… Bon, l'idée de départ est bonne. Classique donc bonne. Je résume : sa famille à elle est dans les fruits et légumes bio à 200%. Sa famille à lui fait des conserves et de la charcuterie industrielle. Les deux familles ne peuvent pas se piffrer… C'est pas nouveau-nouveau, mais ça fonctionne…

 

VICTOR

Tu m'as tout appris…

 

 

 

FRANCK

J'ai déjà fait mieux… Elle, elle a 50 ans bien tapés, elle est végan intégriste, allergique à tout, aux cacahuètes, au gluten et pèse 45 kilos… Lui est carnivore et travaille dans un abattoir. Il fait plus d'un quintal… Et il n'a que 20 ans… Quel dommage que ça finisse bien…

 

VICTOR

J'avais pensé qu'il pouvait être cannibale… Classique, je sais.

 

FRANCK

Pour un boucher, c'est un poncif… Écris autre chose, ce ne sont pas les sujets qui manquent…

 

VICTOR (avec légèreté)

… Je me suis laissé dire par Virginie que la dernière pièce que tu as pondue n'est pas le chef-d'œuvre attendu.

 

FRANCK

Attendu par qui ?…

 

VICTOR

Doù ton humeur… Ça parle de quoi ?

 

FRANCK

Il faut que je retravaille encore un peu…

 

VICTOR

Je t'écoute. Même si je te le dis que c'est nul, tu rejetteras ça d'un revers de main. Toi rien ne t'entame.

 

FRANCK

Crois pas ça, crois pas ça…

 

VICTOR

Tu prèfères que je te dise d'emblée : C'est génial ! Déjà ce texte s'incrit dans du classique contemporain ! Tes mots, Franck, résonnent encore dans tout mon corps ! Tes personnages : entre le vulgaire et le mythe ! Whaou ! Bravo Franck, je suis fier de toi !

 

 

 

 

FRANCK (modeste)

Puisque tu me prends par les sentiments… Ça pourrait être… une radiographie de groupe. Imagine : deux comédiennes en quête de rôles et d'amour et un auteur célèbre et suicidaire en quête d'idées et de reconnaissance. Deux jeunes types sans scrupules mais avec talent, l'un blanc, l'autre noir, ou l'inverse…

 

VICTOR

T'es pas loin de confondre fiction et réalité. C'est pas bon pour un auteur.

 

FRANCK

T'inquiète, je gère. J'aimerais que tu soies l'un des personnages.

 

VICTOR

Je ne suis pas comédien et je ne retiens jamais un texte. (un temps, il hésite) D'ailleurs, à partir de là, je ne sais plus ce que je dis… Ah si !… Même une fable de La Fontaine : le renard qui veut se faire plus gros que la fourmi en bouffant un camembert, c'est pas pour moi c'est pour Luchini.

 

FRANK

…Il te suffira d'être toi.

 

VICTOR

Moi ? Aïe, le piège !… Mais qui suis-je ?…

 

FRANK

Le reste du casting ? À part moi… Virginie bien sûr. Et ta mère… Si je réussis à la convaincre.

 

VICTOR

Elle vendrait son âme, et le reste aussi pour mourir sur scène, alors, hein ?

 

Le téléphone de FRANCK sonne…

 

FRANCK

Tiens, on parle du loup. Je la prends…

 

Et FRANCK décroche. À cet instant, le téléphone de VICTOR sonne à son tour. Il décroche en se dissimulant sa bouche pour que FRANCK n'entende pas.

 

FRANCK (au téléphone)

Non-non tu me déranges pas, j'étais avec ton fils… J'allais t'appeler…

 

VICTOR (au téléphone, à voix basse)

… Mais si, tu me déranges, putain ! Je suis avec Franck. (…) Avec ton mari !… Virginie, ton mari , tu vois qui c'est ? Ou alors, tu en as plusieurs ? (……)

 

FRANCK (au téléphone)

Non, Claire, tu ne peux pas être la jeune fille de vingt ans ! Non ! Et puis, je crois que je vais abandonner "Je veux être Shakespeare ou rien"… Déjà le titre…

 

VICTOR (au téléphone, à voix basse)

Je crois qu'il a aimé ma pièce. Enfin, le titre de ma pièce : "Beauté et Trahisons". "Trahisons" au pluriel. Il adore !

 

FRANCK (au téléphone)

Tu veux qu'on se voit ? Mais oui, absolument, voyons-nous ! Je te rappellle… Très vite, oui.

 

Et FRANCK raccroche et se tourne vers VICTOR …

 

VICTOR (au téléphone, à voix haute)

Mais oui, je vous rappelle très vite. Au revoir, chère professeur… (il raccroche) (à FRANCK, en souriant) C'était ma prof de Grec ancien… Une momie Égyptienne… Bette Davis sur son lit de mort. Avec elle, on visite les catacombes. Elle en veut à mon corps…

 

FRANCK

J'espère que ce n'est pas contagieux…

 

VICTOR

Que veux-tu, je suis attirée par… l’expérience et le charisme que dégagent certaines femmes mûres. Elles ont l'intelligence d'avoir tenues jusque-là.

 

 

FRANCK (affligé)

Même Sacha Guitry n'y aurait pas penser….

 

NOIR

 

 

7) Chez CLAIRE / Scène de théâtre

Un escalier monte vers le premier étage.

CLAIRE est accrochée à son portable, un dépliant de "La Pizza près de chez vous" à la main.

 

CLAIRE

Allo, oui ? "La Pizza près de chez moi" ? (…) "Près de chez vous", pardon… Alors heu… Je… (…) Ce que j'aime ? Je sais pas. Vous non plus, vous ne savez pas bien sûr (…) Tout, j'aime tout (…) À plusieurs ?… Aussi, oui (…) Heu, non, je suis seule (…) Vous avez des "Quatre Saisons" ? (…) Toute l'année ! Comment vous faites ? (…) Non, je prendrai… Et bien pourquoi pas une "Quatre Saisons"… (…) Sans anchois parce que ça laisse une haleine de chacal. (…) Oui, très bien… et une bière. Mettez-en deux. Je peux avoir une photo ? (…) Ha non, sur votre dépliant il n'y a pas de photos ! (…) Des photos de Pizza oui, mais pas des livreurs (…) Comprenez-moi Monsieur : je suis une femme seule. Je veux savoir à qui j'ouvre et à qui j'ouvre pas. (…) J'imagine que "La Pizza près de chez vous", c'est écrit dans le dos, et moi, je ne verrai que le coté face… Je veux être sûr que (…) Ha oui, son nom, oui… (…) "Ibrahim"… Oui… Non mais très bien. C'est très bien Ibrahim. Il a quel âge ? (…) Très bien. Très très bien… Merci… Mon adresse ?

 

D'énormes bruits en provenance de l'étage perturbent CLAIRE.

 

CLAIRE (revient à son portable)

Ha et bien oui, mon adresse… Heu… Je ne sais plus où j'habite moi…

 

NOIR (très court)

 

Puis pleins feux. Immédiatement, on sonne chez CLAIRE. Interphone.

 

CLAIRE

Oui…?

 

 

IBRAHIM (Off)

"La Pizza près de chez vous"… (un temps) Ibrahim.

 

CLAIRE

Ouiiiiii !

 

Elle ouvre : IBRAHIM (33 ans), le livreur de Pizza, entre. C'est un bel homme élancé et élégant malgré sa tenue de livreur de Pizza.

 

CLAIRE

Vous êtes rapide !

 

IBRAHIM

Comme l'indique Google Maps, la Pizzeria est près de chez vous.

 

CLAIRE

Ibrahim… Je vous appelle Ibrahim… Vous prendrez bien une bière ?

 

IBRAHIM

Pas pendant l'exercie de mes fonctions.

 

CLAIRE

Vous êtes musulman ?

 

IBRAHIM

Non, je suis à vélo. Ceci explique ma sobriété.

 

CLAIRE (pas à l'aise)

Cette proposition peut être remplacer par de l'eau…

 

IBRAHIM

Un verre d'eau, je veux bien.

 

CLAIRE

Avec ou sans bulles ?

 

IBRAHIM

Avec.

 

 

CLAIRE

Ha zut ! J'en ai plus. Je vous ai demandé avec ou sans en espérant que vous disiez "sans". Comment puis-je réparer ma bourde ?

 

IBRAHIM

En m'offrant un verre d'eau sans bulle.

 

CLAIRE

Ha mais oui, bien sûr ! Parce que faire du vélo, outre le fait que c'est dangeureux, avec cette chaleur…

 

Elle lui sert un verre d'eau. Il boit.

Et toujours des bruits étranges en provenance de l'étage.

 

IBRAHIM

Merci. Une dizaine de degrés, c'est pas non plus le cagnard.

 

CLAIRE

Ha… Il fait 10 ? Pas plus… Vous êtes sûr ? Hou la la… Ça doit être moi, je pète de chaud. Mettez-vous à l'aise quand même.

 

IBRAHIM

J'ai d'autres livraisons…

 

CLAIRE (déçue)

Jusqu'à point d'heure, je parie ? (Ibrahim acquiesce) On vous exploite !… Lamentable…

 

À cet instant, un fauteuil roulant "tombe" dans l'escalier avec un bruit d'enfer et vient s'écraser au milieu de la pièce.

Stupeur et inquiètude ! CLAIRE se précipite et grimpe l'escalier. À sa suite, IBRAHIM pose son casque, récupère le fauteuil et le "remonte" à l'étage.

NOIR

 

8) Chez CLAIRE

Lumière soir. Toujours des bruits métalliques, des bruits de chocs sur les murs en provenance de l'étage. VICTOR entre :

 

VICTOR

… M'man ?!

 

Personne. VICTOR entend les bruits étranges provenant de l'étage. Il ne s'en étonne pas. CLAIRE réapparait en haut de l'escalier en se frottant un genoux.

 

VICTOR

M'man…

 

CLAIRE (sursaute)

Tu m'as fait peur !

 

VICTOR

Si t'as peur de ton fils maintenant, où on va ?… Ton genoux ?… Son fauteuil ?

 

CLAIRE

Ouais ! Sa merde de fauteuil qui roule mal !… M'a coincé la rotule entre le lit et l'armoire. J'en peux plus !

 

VICTOR

M'man, j'ai un gros problème.

 

CLAIRE (sèche)

Un gros problème c'est généralement un petit problème qu'on regarde de trop près. Prends du recul.

 

VICTOR (s'irrite)

Disons que j'ai un problème dont la taille reste à définir. Ça te va ?

 

CLAIRE

Je ne te vois pas pendant trois mois, pas un coup de fil, rien. Tu veux quoi ? Me faire lire ce que tu as écrit ? Car il paraît que tu écris…

 

VICTOR

En dilettante… Tu liras quand ce sera le moment…

 

CLAIRE (blessée)

Avec toi, ce ne sera jamais le moment de venir se blottir dans les bras de ta mère.

 

VICTOR

C'est un scénar. Pour un film.

 

CLAIRE

Y a un rôle pour ta vieille mère, j'espère ?

 

VICTOR

Tu es trop jeune…

 

CLAIRE

… Ya longtemps que j'avais pas entendu ça !… Alors tu veux de l'argent ?

 

VICTOR

Ya pas un salaire pour les accompagnants ?

 

CLAIRE

Vladimir rentre pas dans les cases… Tu connais le montant des indemnités chômage quand on est intermittent du spectacle ? L'année dernière, j'ai fait une pannouille dans "Stade Terminal". C'est pas une série sur le foot… Je suis en quarantaine avec un gros virus… On me voit trois fois dix secondes à travers une vitre et avec un masque et je meurs…

 

VICTOR

Change de métier…

 

CLAIRE (ne veut pas entendre)

Oh ! Heureusement, avec la pièce de Franck j'ai mes heures… Tout juste.

 

VICTOR (hésite)

M'man : Je suis amoureux d'une personne plus…

 

CLAIRE (le coupe, très surprise)

Une personne…? Une personne : tu pourrais préciser : une femme… ou un homme ?

 

VICTOR

Elle est un peu plus âgée que moi…

 

CLAIRE

… Si c'est une femme, je te dirai que tu lui fais des souvenirs pour l'hiver qui ne tardera pas à venir… Et elle, elle remercie Dieu chaque jour de pouvoir être avec un si beau garçon… Si c'est un homme… Il se dit la même chose.

 

VICTOR

Avec une mère comme toi, comment veux-tu que je devienne homosexuel ?

 

CLAIRE

Justement avec une mère comme moi, tu aurais le droit de détester toutes les autres femmes.

 

VICTOR

Et bien vois-tu : même pas… Je voulais l'inviter pour mon anniversaire.

 

CLAIRE (se bloque)

Mais… Pas question ! Je ne veux pas la voir ! La vie sexuelle d'un fils ne regarde pas sa mère. Ni l'inverse… Mais je me dis qu'avec un père en prison pour pédophilie, que tu bascules coté "femme mure" a sa logique. Tu vois, moi avec mon plombier de sept ans de moins…

 

VICTOR

Tu peux pas l'appeler par son nom ? Il est cool Vladimir. Invalide mais cool. À part pas savoir manœuvrer son engin, tu lui reproches quoi ?

 

CLAIRE

D'être toujours vivant. Le coté sombre, c'est quand il hurle "Claaaiiiirrreeeee !". C'est glaçant. Le positif : la sauce tomate est maison. Il a la passion des races anciennes. C'est sans doute pour ça qu'il m'aime encore…

 

VICTOR

Maman, tu te fais du mal. Veux-tu que j'essaie de l'étouffer pendant son sommeil (Tête de CLAIRE !) ou de l'électrocuter quand il prend sa douche ? On branche le fauteuil au séchoir et…

 

CLAIRE (résignée)

Tu es mignon… Bien sûr, j'attends urgemment un signe du destin… Parce que Vladimir… a de l'argent placé dans un paradis… Hélas, il n'y a pas que la chambre que l'on fait à part : les comptes bancaires aussi. Et là, c'est dommage.

 

VICTOR

Tu es cynique.

 

CLAIRE

Non. Désespérée. (un temps) Au fait : tu voulais quoi ?

 

VICTOR

J'ai besoin d'une tannière.

 

CLAIRE (génée)

Ha zut de zut !… Victor… Voilà… Je dors… Je dors dans ta chambre.

 

VICTOR

Avec mon costume de Superman accroché au plafond ?

 

CLAIRE

J'ai touché à rien. Mais tu viens quand tu veux. J'ai un canapé à la cave.

 

VICTOR

M'man : tu ne me supporterais pas trois jours. Je suis une plaie.

 

Victor comprend la détresse de sa mère et vient la prendre dans ses bras…

NOIR

 

 

9) Chez CLAIRE.

CLAIRE est seule et attend. Dans un miroir, elle vérifie son maquillage, rajoute du rouge à lèvres, puis l'enlève. Écarte son chemisier. Se décide à enlever un soutien-gorge trop pigeonnant.

On sonne. Elle se précipite.

Acccroche un grand sourire et ouvre : c'est FRANCK.

Décontracté, presque lointain, il embrasse CLAIRE sur la joue, désigne ses cheveux (qui sont exactement de la même couleur depuis le début…).

 

FRANCK

Ça te va bien cette couleur… (la regarde, se rapproche) Non, attends, c'est pas ça. Qu'est-ce qui a changé ?… Tu es plus…

 

CLAIRE

Je t'assure, je suis la même…

 

FRANCK

Tu es lumineuse… Tes yeux… Une brillance particulière…

 

FRANCK (baisse le ton, désigne l'étage)

C'est ton plombier ? (avec humour) Il t'a filé un coup de clé à mollette ?

 

CLAIRE (en souriant)

Tu es vulgaire… Hélas non. Tu sais, depuis son AVC, il n'est plus capable de changer un joint, alors avant de me lubrifier sous le capot…

 

FRANCK

Tu sais être vulgaire aussi et j'aime bien. Donc, vous, c'est toujours au point mort…

 

CLAIRE

Mort, pas tout à fait, il bouge encore à 50%. De l'œil gauche, il regarde pousser ses tomates, ça le passionne… Pendant que tu es là, si tu pouvais m'aider à changer ses couches…

 

FRANCK

… Et… Tu fais comment ?

 

CLAIRE

Comme tout le monde…

 

FRANCK

Pas sûr. Moi quand ça déborde, j'écris… N'importe quoi, mais j'écris… Tu sais mieux que moi que Virginie va voir ailleurs si j'y suis pas…

 

CLAIRE (joue la surprise)

Haaaa… Non ? Tu crois… ?

 

FRANCK

Tu ne lui dis pas que je sais. Disons que je soupçonne. Au choix : son prof de Yoga peut-être… Ou le livreur d'Amazone. Ou les deux. Elle a toujours une commande qui va arriver… C'est normal, elle a vingt six ans de moins que moi.

 

CLAIRE (perfide)

Elle n'a plus personne…

 

FRANCK

Pardon ?

 

CLAIRE (joue l'innocente)

Elle n'a personne !

 

FRANCK

Tu as dit : "Elle n'a plus personne". Donc elle a eu quelqu'un.

 

CLAIRE (vipère)

… Non-non… Enfin… Elle a rompu.

 

FRANCK encaisse mal : il cherche son souffle, porte sa main à sa poitrine.

 

FRANCK

Haaa ! J'ai mal ! Je suis trahi. Mon amour est piétiné, sali…

 

CLAIRE

Ton amour propre ne l'est plus, c'est ça ?

 

FRANCK

Mais enfin : pourquoi ?

 

CLAIRE

Tu n'es jamais là… et quand tu es là, tu es derrière ton ordi…

 

FRANCK

Je lui écris des rôles en or…

 

CLAIRE

Pour jouer une fille de vingt ans ? Elle n'a plus l'âge du rôle ! Parlons sérieusement : tu voulais me voir ?

 

FRANCK

Attends, je diggère. (désigne son estomac) J'ai une petite brûlure, là… C'était qui ?

 

CLAIRE

… Une erreur de parcours…

 

FRANCK

Si je sais qui c'est… Je… Je te jure, je…

 

CLAIRE

Franck : tu devrais pas remuer le compost.

 

FRANCK

Si tu crois ça…

 

CLAIRE

J'en suis sûr… Tu es trop tendu. Assis-toi, je vais te masser : j'ai la main.

 

FRANCK s'assoit. CLAIRE passe derrière lui et lui masse la nuque, les épaules.

 

FRANCK

… Tu voulais me voir ?

 

CLAIRE

… C'est délicat… Enfin, bon, je plonge : Tu as quelqu'un ? (FRANCK s'interroge…) En ce moment as-tu quelqu'un ?

 

FRANCK

J'ai Virginie depuis plus de vingt ans… De Dieu, que le temps passe vite ! Et sans regarder derrière : les dégâts qu'il provoque !… Mais ça me va et quand ça me va pas, comme je t'ai dit, j'écris. En ce moment, j'écris.

 

CLAIRE

Donc tu n'as personne ?

 

FRANCK

… Pas le temps. Mon énergie passe par mon clavier.

 

CLAIRE

S'il te plait, ne me juge pas… Tu te rappelles : c'était avant que tu rencontres Virginie… Ta première pièce allait être joué à "La Pépinière"… Dans l'euphorie générale, on a flirté tous les deux.

 

FRANCK

"Flirté"… Avec pénétration, j'appelle pas ça flirter. Je me rappelle surtout que j'avais pas été au sommet de ma forme… Et alors ?

 

 

CLAIRE

Mon plombier n'étant plus dans la course… Je me disais… Malgré les années, tu me plais toujours… On pourrait échanger nos fluides quand ça déborde comme tu dis…

 

FRANCK

Oh…! Tu ferais ça à ta copine ? Je ferais ça à ma femme ?… Mais dans quel monde on vit ?

 

CLAIRE

Si Virginie ne le sait pas, elle ne souffre pas. Cependant, c'est une option difficile à prendre. Je ne te fais pas cette proposition de gaité de cœur. Je me suis juste dit que toi et moi, on pourrait se réchauffer du froid glacial qui nous entoure…

 

FRANCK (pas à l'aise)

Claire, c'est un geste humanitaire qui t'honore mais… J'ai peur que si je déborde ailleurs, je perde ma force créatrice… Déjà qu'en ce moment je patauge…

 

CLAIRE

Ce qu'il te faut, c'est du sang neuf.

 

FRANCK

C'est toi le sang neuf…?

 

CLAIRE

Il est encore bien rouge dans mes veines. Le désir, comme l'appétit, vient en mangeant.

 

FRANCK (pas convaincu)

Hum… Oui, pourquoi pas… J'y penserai…

 

FRANCK regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'agace. Il se dirige vers la sortie.

 

CLAIRE (pour elle-même)

Tu rames sur le sable, ma pauvre fille…

 

Venant du premier étage, une voix d'homme : celle de Vladimir.

 

 

 

VLADIMIR (Off)

Claaaiiiiiiiirrreeeeee……!

 

CLAIRE

J'arrive !…

 

À cet instant, le fauteuil roulant dévale l'escalier, s'écrase et rebondit dans la pièce. FRANCK se statufie, se sent inutile.

 

CLAIRE (épuisée)

Je vais programmer un voyage à Lourdes. Où il se lève et remarche, ou je le noie.

 

FRANCK (avec lâcheté)

Heu… Tu veux que…

 

CLAIRE

Non-non…

 

FRANCK

Si t'as besoin de…

 

FRANCK fait un signe de "Bon Courage" à CLAIRE et disparait…

 

CLAIRE (énervée)

Nooon ! (pour elle-même) C'est ça, bon courage la conne !

 

CLAIRE reboutonne son corsage, se donne deux claques.

 

VLADIMIR (Off)

CLAAIIRRE……! Claaaiiiirrrreeee !

 

CLAIRE

J'arrive ! Ho !… (pour elle-même) Ya des vieux qui se font cartonner par un bus et d'autres, non. L'injustice quand même…!

 

Et CLAIRE monte l'escalier.

 

NOIR

 

 

10) Bureau Franck/ Scène de théâtre

FRANCK regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'agace. VICTOR entre.

 

ViCTOR

Franck… T'es mon presque père…

 

FRANCK

Presque, mais pas plus. Que les choses soient bien claires : il y a vingt trois ans, je ne couchais pas avec ta mère !

 

VICTOR

Tu aurais dû. Ça m'aurait évité un géniteur branché petites culottes… Franck : je suis à la rue.

 

FRANCK

Au sens premier ? (VICTOR acquiesce) Ha merde !

 

VICTOR

Mes ressources premières m'ont lâché. (FRANCK ne comprend pas ?) Ma prof', la momie Égyptienne… J'en peux plus. (FRANCK ne comprend pas ?) Elle a un basset. Je suis allergique aux poils de basset surtout quand il se couche dans le lit et se frotte sur tes pieds.

 

FRANCK

Tue le chien.

 

VICTOR

Elle a un pérroquet. Je suis allergique aux poils de pérroquet…

 

FRANCK

Tue le pérroquet.

 

VICTOR

Ça va finir par faire beaucoup. Mais attends : au petit déj', elle a mélangé, -c'est pas beau de vieillir-, mes céréales avec des Koï stick pour cichlidés. (FRANCK ne comprend pas ?) Oui, elle a aussi des cichlidés. C'est des poissons des lacs Malawi et Tanganika… Ça donne un petit gôut dégueu…

 

FRANCK

Tue la momie.

 

VICTOR

Ça va finir par faire trop.

 

FRANCK

Retourne chez ta mère.

 

VICTOR

Jamais ! (FRANCK ne comprend pas ??) J'ai mon honneur… J'en suis parti, je n'y retourne pas… Et puis Vladimir et sa chaise électrique qui cogne partout… Tu vois l'ambiance "Fast and Furious" dans les couloirs.. C'est pas propice ni aux études ni à la création… Au secours, Franck !

 

FRANCK

Tu m'emmerdes, Victor.

 

VICTOR

Je vois pas qui je peux emmerder d'autre ?… Les autres sont des potes. Un pote si tu l'emmerdes, tu le perds direct. Un vrai ami ou un parent, tu l'emmerdes… Et ben, tu l'emmerdes. Et c'est pas plus grave que ça… L'hiver arrive et…

 

FRANCK

Et oui, l'hiver arrive…

 

VICTOR

Et l'hiver… Il…?

 

FRANCK (ne comprend pas)

L'hiver… Il ?

 

VICTOR

L'hiver : il fait froid !

 

FRANCK

Oui, ça arrive… Alors, juste pour l'hiver, oui…

 

VICTOR

C'est cool, Franck. Je tiendrai pas de place, promis, juré, je crache.

 

 

FRANCK

Pas la peine… Attends !! À condition que…

 

VICTOR

À la condition que quoi…?

 

FRANCK

Ben, y a forcément une condition…

 

VICTOR

Je suis d'accord !

 

FRANCK

T'emballes pas ! J'ai dit : à condition que… Attends : je… Je dirai que… Que dans cette maison, moins je décide mieux je me porte. Faut demander l'avis de Virginie, voilà !

 

VICTOR

Franck, please, elle est pas facile à aborder. Demande-lui, toi… Je me vois mal sur le pavé par moins dix.

 

FRANCK

C'est pas souvent… À Paris, quand il fait froid, il fait trois…

 

VICTOR

La soupe popu, les Restos du cœur, je veux bien, no problem, mais un carton à la place d'une couette duvet d'oie… Merde, Franck !!

 

FRANCK

Non, tu vas y aller, toi… Bon, je te préviens, elle ne supporte pas ton côté "j'ai tout vu, tout compris avant tout le monde".

 

VICTOR

Ha bon, j'ai un côté comme ça ?

 

FRANCK

Oui. Elle trouve que tu manques de… Que tu es trop… Prise de choux…

 

VICTOR

Enfin bon : Virginie ne m'aime pas !

 

FRANCK

Pas à ce point quand même. T'es le fils de sa copine donc ça calme le jeu. Mais… Disons que tu la gonfles. Alors évite de lui parler de ton ex, la Momie… De la différence d'âge… Je sens qu'elle pourrait… Elle va sur ses 45 ans… Enfin, tu me comprends.

 

VICTOR

Alors ? Tu me conseilles quoi pour la… pour la réduire… Heu… pour la duire ?

 

FRANCK

Justement, n'essaie pas de la séduire. Tu fais profile bas. Tu la prends pas de front. Dans un combat frontal, tu as perdu d'avance.

 

VICTOR

Je vais rester moi-même…

 

FRANCK

… En muet. (Victor ne comprends pas ??) Et tu oublies ton côté j'ai tout vu, tout compris avant tout le monde !… Tu débarrasses le grenier, tu t'installes… Mais y a pas d'isolation, tu vas te peler les couilles.

 

VICTOR

Je trouverai bien une petite main pour me les réchauffer…

 

FRANCK

J'en doute pas ! Mais tu ramènes pas de meuf à la maison.

 

VICTOR

Ha, non. J'ai compris : pas de vague avec Virginie… Merci, Franck.

 

FRANCK

Je vais relire "Beauté et Trahisons"…

 

VICTOR

"Trahisons" au pluriel. Pour une adaptation théâtre peut-être ?

 

FRANCK fait une moue dubitative.

NOIR

 

11) Chez CLAIRE

CLAIRE est sur son portable, un dépliant de "La Pizza près de chez vous" à la main.

 

CLAIRE

Allo… "La Pizza près de chez moi" ? "Près de chez vous", pardon… Alors heu… Je… je sais pas (…) Vous avez toujours des "Quatre Saisons" ? (…) Alors je prendrai… une "Quatre Saisons" pourquoi pas… (…) Sans anchois parce que ça laisse une haleine de chacal. (…) Oui, très bien… et une bière. Non deux. Mettez-en… Mettez-en trois ! que (…) Et votre livreur Ibrahim… (…) Non, je préfère Ibrahim (…) Très très bien, merci. (…) Mon adresse ? Mais vous l'avez déjà…

 

D'énormes bruits en provenance de l'étage agressent et perturbent CLAIRE. Enfin elle revient à son portable et raccroche.

NOIR

 

Puis pleins feux.

Immédiatement, on sonne chez CLAIRE à l'Interphone.

 

CLAIRE

Oui…?

 

IBRAHIM (Off)

"La Pizza près de chez vous"… Ibrahim.

 

CLAIRE

Ouiiiii !

 

Elle ouvre : c'est Ibrahim, le livreur de Pizza. Il entre.

Et toujours des bruits étranges en provenance de l'étage.

 

CLAIRE

Vous êtes rapide !

 

IBRAHIM

Comme l'indique Google Maps, la Pizzeria est près de chez vous.

 

CLAIRE

Vous êtes toujours à vélo ? Donc pas de bière…?

 

IBRAHIM

Pas pendant l'exercie de mes fonctions. Mais…

 

CLAIRE (le coupe)

Il faut boire parce que faire du vélo, outre le fait que c'est dangeureux, avec cette chaleur…

 

IBRAHIM

Une douzaine de degrés, c'est pas non plus le cagnard.

 

CLAIRE

Ha… Il fait 12 ? Pas plus… Vous êtes sûr ? Hou la la… Ça doit être moi, je pète de chaud.

 

IBRAHIM

J'ai fini mes livraisons…

 

CLAIRE

Ha, et bien tant mieux ! Mettez-vous à l'aise.

 

IBRAHIM

Finalement, je vais prendre une bière…

 

À cet instant, la chaise roulante tombe dans l'escalier avec un bruit d'enfer et vient s'écraser au milieu de la pièce. Stupeur et inquiètude !

CLAIRE se précipite et grimpe l'escalier.

IBRAHIM pose son casque et la suit.

NOIR

 

12) Chez CLAIRE / Chez VIRGINIE / Scène de théâtre

CLAIRE désigne à VIRGINIE le fauteuil roulant qui est maintenant sur ses roues.

 

CLAIRE

Il m'a suivi, il est venu m'aider. Très habile de ses mains…

 

VIRGINIE

Fait moi rêver…

 

CLAIRE

Sans Ibrahim…

 

VIRGINIE (la coupe)

Tu l'appelles Ibrahim, bravo ! Quel âge ?

 

CLAIRE

La trentaine. À peine plus. Il a réparé le fauteuil. J'ai pas les moyens d'en acheter un nouveau. On a partagé la pizza, il a pris une bière et…

 

VIRGINIE

Et…

 

CLAIRE

Je lui ai filé un billet de cent et… et il est parti.

 

VIRGINIE

Le salaud !

 

CLAIRE

Mais il reviendra. Ya un boulon de foiré… (désigne un point sur le fauteuil) Là, près du moyeu : ya un boulon de foiré.

 

VIRGINIE

Ha ! Bravo… Et Vladimir ?

 

CLAIRE

Il a très mal pris Ibrahim. Un noir, ça passe pas…

 

VIRGINIE

De sa part, ça me surprend…

 

CLAIRE

Je voulais dire : un grand, ça passe pas. Ibrahim est noir, mais surtout il est grand. Et comme la chambre de Vladimir est sous les combles, Ibrahim passe pas sous les poutres… T'aurais vu Ibrahim à quatre pattes pour aller récupérer Vladimir coincé dans le placard en train d'étouffer…! (sérieuse) J'en ris encore…

 

VIRGINIE (neutre)

Moi aussi…

 

Une sonnerie…

CLAIRE va ranger le fauteuil sous l'escalier.

 

Les deux femmes passent tout naturellement de chez CLAIRE à chez VIRGINIE (d'un coté de la scène à l'autre).

Dans un coin de la scène, on découvre FRANCK, assis à une petite table, son ordi devant lui. Il allume une lampe de bureau.

 

Ça sonne, ça re-sonne et insiste. VIRGINIE va ouvrir sans savoir qui c'est.

 

VIRGINIE

Oui ? Bonjour, entrez !

 

C'est VICTOR : il porte deux gros sacs de sport qu'il balance par terre. Il n'a pas vu sa mère… Il saute sur VIRGINIE et veut l'embrasser. Elle se débat.

 

VIRGINIE

Ta mère est là !!

 

VICTOR

C'est juste pour l'hiver…

 

VIRGINIE

Quoi ?

 

CLAIRE se retourne, découvre son fils.

 

CLAIRE (en l'embrassant)

Ha, mon chéri…

 

VICTOR (à VIRGINIE)

Ma mère refuse de me recevoir sous son toit. Elle me préfère à la rue.

 

CLAIRE

Mais c'est faux ! C'est complètement faux ! C'est lui qui…

 

VICTOR (la coupe)

Tu m'as laissé repartir sans insister. Tout ça parce que…

 

VIRGINIE

Parce que…?

 

VICTOR

Parce que… Vas-y, dis-le !

 

CLAIRE

Vas-y, toi, fais-moi passer pour un tortionnaire !… (à VIRGINIE) Il est amoureux d'une personne plus âgée que lui, et c'est vrai, ça m'énerve. Et tu sais quand j'ai les boules, je…

 

VIRGINIE

Une personne plus âgée…? Mais plus âgée de combien ?

 

CLAIRE

Je sais pas bien : demande-lui…

 

VICTOR

Quand on aime, la valeur n'attend pas le nombre des années… C'est pas moi qui l'ai dit.

 

VIRGINIE (insiste)

Mais âgée comment ?

 

Victor ne répond pas…

Du bord de la scène, FRANCK suit le jeu des comédiens.

 

CLAIRE

Mais je ne n'ai pas foutu mon fils à la porte !

 

VICTOR

Pas loin… Franck, lui, m'a offert l'hospitalité sans hésiter.

 

CLAIRE

Franck, lui, m'a offert l'hospitalité !… Mais enfin : ici, c'est chez Virginie aussi ! Ha, les mecs, je te jure…!

 

VICTOR (à sa mère)

C'est qu'il craint un refus…

 

VIRGINIE

Franck pense à ma place maintenant ! Consternant !

 

CLAIRE (à Victor)

Un refus de sa part ? Ha oui, et pourquoi ?

 

VICTOR (à sa mère)

…Parce qu'elle n'aime pas mon coté : "Ça va, j'ai compris, pas la peine de répéter."

 

VIRGINIE

T'es sûr qu'il a dit ça, Franck ? !

 

VICTOR

J'invente pas. Franck l'a écrit page 51… Il a dit aussi : "interdiction de ramener des meufs ici pour pas que Virginie…"

 

VIRGINIE (le coupe)

Alors là, Franck a raison !

 

CLAIRE

C'est vrai qu'il est agaçant, mon fils.

 

VIRGINIE (génée)

Mais non ! Moi, je le trouve très… Très très même… Que toi tu… C'est normal : la relation parent-enfant est toujours…

 

VICTOR

Conflictuelle…

 

CLAIRE (à VIRGINIE)

Qu'est-ce que tu en sais ? T'as des mômes…? Et un gamin de vingt ans qui couche avec une femme du double de son âge…

 

VICTOR

Minimum…

 

CLAIRE

Oui, minimum. Et bien, c'est une relation absolument immorale !

 

VIRGINIE (très mal à l'aise)

Ho… non… Mais… heu… Oui… Mais pas tant que ça…

 

VICTOR

… De mon point de vue, je dirais pas "im" mais "a" … "A-morale".

 

CLAIRE (à VIRGINIE)

Tu vois, ma chérie : nos enfants on les voit pas grandir. On les voit surtout pas devenir cons. Pour nous, ils restent toujours ces petits chérubins roses et souriants qui se pendait à ta mamelle en mordillant le téton…

 

VIRGINIE (à Victor)

Ça oui, je comprends…

 

VICTOR (à VIRGINIE)

C'est l'héritage maternel, j'y peux rien…

 

À cet instant, du bord de la scène, FRANCK se lève et intervient.

 

FRANCK (net)

Pardon mais… On va couper ça. C'est une disgréssion. On reste avec Claire sur "une relation absolument immorale !" et tu enchaines.…

 

CLAIRE

Donc, j'enchaine : Tu peux donc comprendre la déception d'une mère qui voit, impuissante, son rejeton rejoindre la cohorte des mâles qui pensent avec leur testicules. J'aurais dû le castrer à la naissance…

 

VICTOR (à CLAIRE)

Dans un sens, tu l'as fait !

 

CLAIRE (à VIRGINIE)

Heureusement, toi, t'en as pas…

 

VIRGINIE

Ni enfant ni testicules. J'ai Franck.

 

CLAIRE

Quelle chance !

 

VIRGINIE

Détrompe toi, c'est pas mieux.

 

VICTOR ne sait plus son texte. FRANCK intervient, pas satisfait.

 

FRANCK (sec)

Victor, tu suis ? C'est à toi !…"Pardon Mesdames… Qui viendra me border ce soir et me racontera une jolie histoire de monstre ? Que je m'endorme en suçant mon pouce et en tournant ma mèche comme ça… Toi, Maman ?"

 

CLAIRE

Sûrement pas ! Demande à Virginie ! C'est une victime toute désignée !

 

VICTOR se met en boule sur le canapé en suçant son pouce et en tournant entre ses doigts une mèche de cheveux.

 

CLAIRE (à VIRGINIE, dépassée)

Garde-le bien au chaud pour l'hiver parce que ce serait moi, je le laisserais coucher sur le pavé !… Merci Virginie.

 

CLAIRE sort… VIRGINIE se jette dans les bras de VICTOR.

 

VIRGINIE

Tu es fou !

 

VICTOR

Et alors ? Ose me dire que t'aime pas ça…

 

VIRGINIE

Je sais pas…

 

VICTOR

J'ai lâché ma prof. Pour toi, je l'ai abandonnée à son basset, à son perroquet et à ses poissons exotiques.

 

Ils s'embrassent. Soudain VIRGINIE repousse VICTOR.

 

VIRGINIE

Mais alors, si t'es là, on va se voir où ? Hein ? Où ?

 

VICTOR
Où ? Ben ici. C'est quand même le plus simple, non ?

 

VIRGINIE

Pas question ! Si j'ai envie de toi au milieu de la nuit ? Je fais quoi ? Réfléchis : je dis à Franck que je vais me faire un sandwich ?… Alors s'il me dit "Tiens, j'ai une petite faim aussi"! Je fais quoi, moi. Je me frustre ? Et j'aime pas ça, moi, me frustrée !

 

VICTOR

Mon corps n'est pas en libre service.

 

VIRGINIE

Toutes les féministes disent ça. Toi, t'es un mec et si à vingt ans un mec ça sert pas à ça, hein ? Il sert à quoi ?

 

VICTOR

Homme objet, c'est pas mal en fin de compte… Petit détail : on ne peut pas aller chez ma mère.

VIRGINIE

'Vaudrait mieux pas… Et dans un hôtel, c'est sordide ou hors de prix… J'ai fait ça quand j'avais dix-sept ans avec un réalisateur américain dont je tairais le nom.

 

VICTOR

Comme Franck, il avait vingt-cinq ans de plus que toi ?

 

VIRGINIE

39… Ça l'a pas empêché de recevoir un César d'honneur.

 

VICTOR

Alors, on fait comment ? Moi qui croyais que…

 

VIRGINIE

C'est du tue l'amour ton truc. C'est plus que de l'interdit, c'est… c'est tout simplement impossible !

 

VICTOR (prend Franck à témoin)

Mais si, c'est possible, c'est Franck qui l'a écrit ! Hein Franck ?

 

FRANCK acquiesce.

 

VIRGINIE

Alors, Ok, si Franck l'a écrit, on va dire que c'est possible… Et que : "Fin de l'histoire" !

 

VIRGINIE et VICTOR se prennent par la main. Ils sont rejoint par CLAIRE.

Ils saluent, mais FRANCK revient en lumière et les arrêtent :

 

FRANCK

Non-non-non ! Trop tôt les saluts !… Vous m'en faites un drame familial ! Je m'y perds… Cette pièce, c'est le selfie d'une troupe de théâtre et vous ramenez votre vécu ! Mais je m'en fous, moi, de votre vécu !… Et toi Victor, ne joue pas "Victor" : sois Victor !… (pour lui-même) 'Faut que je rajoute un acte. Avec une chute. Une chute… forte.

 

VIRGINIE, VICTOR et CLAIRE sont gênés, esquiscent un rapide salut et sortent en courant.

NOIR

 

 

13) Chez VIRGINIE et FRANCK.

Lumière petit matin.

Au milieu de la scène, une table et sur la table : le "Molière".

FRANCK, en tee-shirt et caleçon, prépare le petit déjeuner avec trois couverts. Il regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'agace. Il a un texte à la main et lit un texte à haute voix.

 

FRANCK (jouant)

"Monsieur, voyez-vous, j'affectionne les œufs aux plats. En ce qui me concerne, l'horreur est d'avoir explosé le jaune. Sans chercher à me justifier, ce n'est en rien de ma faute si les coquilles d'œufs manquent de calcaire, bon sang ! D'après moi, une société qui ne respecte pas ses poules est une société malade." (un temps) Non, ça manque de… de souffle… d'ampleur…

 

VIRGINIE arrive encore toute ensommeillée. FRANCK la sent derrière lui.

 

VIRGINIE

Pas savoir faire une omelette, ça fait rarement un bon sujet de pièce. Sauf chez Molière, et encore. Parce que, tes coquilles d'œufs et les poules malades, moi, ça me parle pas. D'ailleurs, je ne t'entends plus claironner : "Je veux être Molière ou Rien !… Ou Corneille, faute de mieux…"…

 

FRANCK (s'excuse)

J'étais jeune… Je veux juste être moi. C'est pas plus facile.

 

FRANCK enfile un pantalon, récupère ses chaussettes, s'assoie et va pour enfiler une chaussette au pied droit, hésite…

 

FRANCK (soulagé)

Putain ! On l'a échappé belle ! Je sais pas si tu te rends bien compte : j'ai failli enfiler ma chaussette au pied droit avant le pied gauche !

 

VIRGINIE (joue, ironique)

Non ! T'allais pas faire ça !

 

FRANCK

Il s'en ait fallu d'un poil de rien du tout !… Dans la logique : puisque le gros orteil marque, il faut inverser. Donc, la chaussette du pied gauche de la vieille, je me dois de l'enfiler au pied droit. Et vice versa pour la chaussette droite de la veille au pied gauche.

 

FRANCK enfile cette chaussette au pied gauche.

Il s'aperçoit que VIRGINIE ne suit pas bien le raisonnement.

 

FRANCK

Tu sens pas le problème ?… Car le problème - il y en a un et un gigantesque- : jamais, t'entends bien, jamais de ma vie je n'ai enfilé une chaussette au pied droit avant d'enfiler la chaussette au pied gauche. Jamais ! Il y a sûrement une raison, mais laquelle… ?

 

VIRGINIE

En tout cas, on a évité une catastrophe planétaire d'un rien… Ça ne fera pas non plus un bon sujet de pièce.

 

 

FRANCK

Ce pourrait être l'histoire d'un auteur qui veut se suicider avec un couteau à pain. Un couteau à pain avec des dents.

 

VIRGINIE (ricane)

Et naturellement, il se rate…

 

FRANCK (pris en faute)

Ben Oui(un temps) Virginie, tu as raison : malgré les dents du couteau, c'est pas un bon sujet…. Pourtant, les dents c'est agressif, les dents…

 

FRANCK regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'agace. Ça agace aussi VIRGINIE.

 

VIRGINIE

Mais enfin, merde ! Ou tu changes de montre, ou tu la fais réparer, ou tu la jettes et tu regardes sur ton portable comme tout le monde !

 

FRANCK

Tu peux pas comprendre : c'est une Lip. LIP : un combat ouvrier comme rarement vu. Six ans, t'entends bien ! Six ans de lutte ! Et pour finir, Giscard et Chirac assassinent LIP… Deux tartines comme d'hab'?

VIRGINIE (hésite)

Voui, comme d'hab', camarade syndiqué…

 

FRANCK

Je te demande parce que comme tu as eu une petite faim en plein milieu de la nuit… Et que tu as passé une demi-heure à grignotter… Et attention, à partir d'un certain âge, un kilo pris c'est un kilo pris…

 

VIRGINIE (prise en faute)

Heu… oui… Alors tu me fais juste une petite tartine…

 

FRANCK (sans malice)

J'ai failli te rejoindre… Y aurait eu un reste de cassoulet, je te jure, je débarquais… Surtout que l'autre babouin là-haut -à qui j'ai quand même dit de ne pas ramener de meuf-, il a du en… (suite)… en faire monter une, -quasi en même temps que toi tu descendais-… Ils ont fait un raffut !

 

VIRGINIE

J'ai rien entendu. De la cuisine, j'ai rien entendu… Mon pauvre Franck, t'as dû rêver.

 

FRANCK

Rêvé ou pas rêvé : ça m'a presque filé la gaule…! À mon âge, ce n'était pas déplaisant… Et quand tu es revenue -Paf !- tu t'es endormie tout de suite. Heureusement, eux, là-haut, ils s'étaient calmés sinon moi…

 

VIRGINIE

Sinon toi, quoi ? T'aurais pas violé ta femme quand même ?

 

FRANCK

… Hein ? Non ! Tu n'y penses pas ! Je t'aurais demandée l'autorisation de te présenter mes hommages…

 

VIRGINIE (s'énerve)

Tes hommages ?! En me filant ton sexe en érection sous le nez ? C'est vrai qu'à certain moment, les mots sont superflus… Désolée, mais quand je suis revenue, tu dormais comme un bien heureux avec le vrombissement d'un engin de chantier. Malgré les trucs en plastique chinois que tu te colles dans le nez tous les soirs… Sexy, je te jure. Dangereux en plus.

 

FRANCK

C'est arrivé qu'une fois.

 

VIRGINIE

Oui, je l'ai avalé et on a fini aux urgences pour un lavage d'estomac.

 

FRANCK

Je te demande pardon…

 

VIRGINIE

Quant à Victor, moi aussi, je lui dirai : "Tes meufs, tu les ramènes pas à la maison" !

 

 

FRANCK

Quoiqu'à son âge, en y repensant, tu tires tout ce qui bouge… C'est humain.

 

VIRGINIE

… Oui, mais un humain de Néandertal… Une espèce dont tu es le dernier spécimen vivant.

 

FRANCK se force à rire. VIRGINIE tape sur son portable, cherche, trouve.

 

VIRGINIE

Attends !… (lit) Le type humain de Néandertal est caractérisé par un crâne aplati à face très développée, des arcades orbitaires proéminentes, un front fuyant… (imperturbable)… La mâchoire inférieure est robuste et sans menton, la dentition volumineuse…

 

FRANCK suit la description en estimant la véracité du portrait.

 

FRANCK (se force à être flatté)

…Mon coté "homme des cavernes" rassure. C'est incontestable.

 

La porte s'ouvre sur CLAIRE et IBRAHIM, tous les deux en panique.

 

CLAIRE

Je suis une tueuse…

 

VIRGINIE et FRANCK sont interloqués.

FRANCK est surpris par la présence d'IBRAHIM

 

VIRGINIE

Une tueuse ? Mais qui as-tu tué ?

 

IBRAHIM

Elle a tué Vladimir…

 

CLAIRE

J'ai eu un instant de… Une sorte de… Comme ça (crie): HAAAA !

 

IBRAHIM

Elle a poussé son fauteuil dans l'escalier…

 

 

VIRGINIE

C'est pas vrai, t'as pas fait ça ?!

 

CLAIRE

Si… Heureusement, Ibrahim était là…

 

IBRAHIM

On dit que la pulsion de mort est aussi forte que la pulsion sexuelle… Ceci s'est vérifié une fois de plus.

 

FRANCK (s'interroge)

Vous êtes qui vous, au fait ?

 

CLAIRE

C'est Ibrahim…

 

VIRGINIE

Hé oui, Ibrahim : la pulsion sexuelle…

 

FRANCK (à CLAIRE)

C'est toi qui l'a casté ?

 

CLAIRE

…Castré ?

 

FRANCK

…Qui lui a fait passer le casting…

 

CAIRE

Ha non, c'est Virginie…

 

FRANCK

Parce qu'un noir, c'est politique.

 

VIRGINIE

Ça ne devrait plus, mais ça l'est toujours. Je me suis dit : ça change un peu…

 

FRANCK (dubitatif)

Ça change, ça change : on a déjà Omar Sy !

 

VIRGINIE

"Omar Sy ! N'est-il point l'arbre qui cache une forêt ?"

 

FRANCK (ironique)

"Qu'il nous fasse, Madame, la tirade des nez !"

 

VIRGINIE

"Et pourquoi s'il vous plait, ne pas le regarder ?"

 

CLAIRE

"Vous semble sa couleur une facheuse ironie ?"

 

VIRGINIE

"Avoue brigand…"

 

IBRAHIM (la coupe)

Bon… Je… Je suis livreur de pizza pour "La Pizza près de chez vous"

 

FRANCK

Et vous étiez là pile-poil quand elle pousse le fauteuil ?

 

CLAIRE

Je lui apprend à lire…

 

FRANCK (ironique)

Je reconnais là ta bienveillance… Le Kamasutra en braille pour les nuls ?

 

CLAIRE

"Dorante", "L'Illusion Comique". Corneille.

 

FRANCK

Vu la couleur, j'aurai penché pour Othello…

 

Tous les regards se portent vers IBRAHIM. Il s'éclaircit la voix.

 

IBRAHIM

Hum-hum… "Je ne vous dirai point…"

 

VIRGINIE applaudit. À cet instant, VICTOR apparaît, hirsute, en tee-shirt et en caleçon, pas encore réveillé.

 

VICTOR (à l'écart)

Ça casse le rythme. On va se faire chier.

 

IBRAHIM

"Je ne vous dirai point qu'il commande au tonnerre ,

Qu'il fait enfler les mers, qu'il fait trembler la terre,

Que de l'air qu'il mutine en mille tourbillons,

Contre ses ennemis il fait des bataillons,

Que de ses mots savants les forces inconnues

Transportent les rochers, font descendre les nues,

Et briller dans la nuit l'éclat de deux soleils."

 

FRANCK (neutre)

…Disons que je suis bluffé.

 

VIRGINIE (sous le charme)

"… Et briller dans la nuit l'éclat de deux soleils…" C'est beau, c'est comme de la musique… C'est…

 

VICTOR (à l'écart)

Je déteste les comédiens.

 

VIRGINIE

En attendant, Vladimir est mort. Vraiment mort ? Ou juste un peu ?

 

FRANCK

Tu as appelé les pompiers ?

 

CLAIRE

Ben, non. Y a pas eu d'incendie…

 

IMBRAHIM

Elle a voulu venir chez vous, direct.

 

VICTOR (surjoue)

"Je suis une tueuse… Gna-gna-gna !!" Elle a écrasé un kleb's ? C'est pour ça que ma reum' elle hurle à la mort ?

 

VIRGINIE

Vladimir est tombé dans l'escalier…

 

VICTOR (nature)

Bien fait pour sa gueule. J'espère même qu'il a souffert.

 

CLAIRE

Il avait déjà fait un AVC quand même…

 

VICTOR

Il était chiant avant son AVC… Ça aurait pu l'arranger… Et ben non !… Champagne ! (il porte un toast) Et à la liberté d'aimer !

 

NOIR

 

14) Scène de théâtre / Bureau FRANCK

Pleins feux.

CLAIRE, VIRGINIE, IBRAHIM et VICTOR se prennent par la main et viennent sur le bord de la scène et saluent une fois.

Mais FRANCK, qui était resté assis derrière son ordinateur posé sur la petite table, se lève brusquement et intervient en moulinant des bras.

 

FRANCK (à tous)

Nooon-non… Ça va pas ! (un temps) Ça ne va pas !… Oui, mais quoi ? Je cherche… Je crois… qu'il faut couper sur "Champagne". Plus traditionnel mais plus… Et alors : "La liberté d'aimer"! Ha non !… Mais quel est le con qui a écrit ça ?

 

CLAIRE, VIRGINIE, IBRAHIM et VICTOR se regardent, s'interrogent.

 

VICTOR

Ben c'est toi !… Je coupe ma réplique alors ?

 

FRANCK

Oui !… Je trouve ça lourd !

 

VIRGINIE

Tu n'es pas le seul à le penser…

 

CLAIRE

Moi, c'est le "Je suis une tueuse" qui sort pas. Parce que : elle n'est pas une tueuse. Je le sens pas. C'est quelqu'un de blessé, d'usé qui s'est dévoué toute sa vie pour…

 

FRANCK (fort)

CLAIRE ! Arrête de faire chier ! Elle l'a poussé ou elle l'a pas poussé ce putain de fauteuil ? Si elle l'a poussé, c'est une tueuse !

 

IBRAHIM

Excuse-moi Franck, mais on le joue pour laisser planer le doute… Qu'on ne sache pas si elle l'a poussé ou si elle a cru le pousser…

 

FRANCK

Putain ! Les intellos, j'te jure !… Ce qui m'importe c'est la réaction du fils, de Victor ! Lui, il doit y croire.

 

VICTOR

Moi, j'y crois.

 

VIRGINIE

Dis-moi Franck, tu te rends compte des stéréotypes que tu trimballes avec le personnage d'Ibrahim ? Je dirais même, les préjugés racistes ?

 

FRANCK

Comment ça ?

 

CLAIRE

Virginie n'a pas tort…

 

VIRGINIE

Il est grand, il est beau, il parle un Français hypercorrect, il n'a pas d'accent, il déclame du Corneille et il est livreur de pizza ! En plus, il est noir !

 

FRANCK

Ce qui n'est pas d'une absurdité totale pour un Africain…

 

VIRGINIE

Ha ! Tu le dis toi-même : un Africain ! Tu ne peux pas imaginer qu'il soit né à Chateaurenard et… et… et qu'il soit blanc ?!… À force de prendre le contre-pied de tout, ça sonne faux ! Tu cours au suicide médiatique…

 

FRANCK (froid)

Hum-hum… Pas mal : Ibrahim jouerait un blanc ! Génial !… Tu voudrais pas qu'il soit petit, moche ? Demande lui de jouer un nain !… Tu voudrais qu'il ait un accent : (il joue avec un accent africain prononcé) "Whaïl Laï, patron : Je ne vous dirrrrai pas qu'il commande au tonnerre, quoi, Qu'il fait trrrop enfler les…

(suite)… les mers, Hamdoullah ! Qu'il fait trrrrembler la terre, dé… et brrriller dans la nuit l'éclat de deux soleils, là. Trrrop malin, quoi ! Inch Allah, mon frère !"

 

VIRGINIE

J'ai honte pour toi, Franck. Oui, honte.

VICTOR

… C'est l'histoire d'amour avec Virginie à laquelle je ne crois pas. Mon personnage n'a pas l'air d'avoir 20 ou 25 ans. C'est toi l'auteur, soixante-dix balais dans pas longtemps, qui parle, c'est pas moi.

 

FRANCK

Elle surjoue le désir peut-être un peu trop… Puisque dans la vraie vie, elle préfère Ibrahim. (VIRGINIE veut réagir) Non-non, Virginie, ne dis pas le contraire. Je ne t'en veux pas. Je m'incline devant l'évidence… J'ai une idée !

 

CLAIRE (pour elle-même)

Ça va nous changer…

 

FRANCK

On va inverser. Ibrahim sera Victor et Victor…

 

CLAIRE (le coupe)

Donc j'aurais un fils noir-noir !

 

FRANCK

On ne parle jamais de la couleur du père de Victor… Enfin du père d'Ibrahim.

 

IBRAHIM

Oui ! Le métissage est l'avenir de l'humanité.

 

VICTOR (à FRANCK)

Et moi… ? Alors moi, je suis livreur de Pizza ? Je suis au cours Florent et tu me files un rôle minuscule et ras du bitume de livreur de Pizza qui se tape une vieille qui les allonge !

 

CLAIRE

Merci pour "la vieille", insupportable petit con… Et les cours Florent, c'est plus ce que c'était…

 

IBRAHIM

Tu sous-entends que "livreur de pizza" c'est bon pour un nègre pas pour un fils de bourges bien blanc et propre sur lui. Et qui se tape une… une femme… mûre, pour de la tune !? À aucun moment, l'auteur ne laisse supposer que Claire paye Ibrahim. Et même, on n'est pas sûr qu'ils couchent ensemble…

 

VICTOR (hilare)

Ha-ha ! Tiens, tu veux qu'on fasse un sondage ? Les gens dans la salle… (Il se tourne vers la salle) Ceux qui pensent que Claire se tape Ibrahim lèvent la main… Hein ? Allez… Trois… Quatre…

 

On suppose que quelques mains se lèvent dans la salle.

VICTOR survole sans vraiment compter.

 

VICTOR

… Bon, c'est pas flagrant, mais quand même, on ne peut pas s'empêcher d'y penser.

 

CLAIRE (réfléchit)

Et puis… Virginie fait son âge, certes… Mais notre Ibrahim, il n'a pas du tout l'air d'avoir vingt ans !

 

IBRAHIM

Je vais sur mes 34.

 

FRANCK (acquiesce)

C'est vrai, 12 ans d'écart seulement… On perd l'impact trangressif.

 

VIRGINIE

Alors, on fait quoi, nous ? Le public va s'impatienter.

 

CLAIRE

On meuble… On pourrait reprendre du Céline Dion ?

 

VIRGINIE (pas d'accord)

Au risque de te casser la voix…

 

 

 

CLAIRE

Humm… Alors… Y a ça, plus doux… (chante)
Je suis malade, parfaitement malade…

 

DUO CLAIRE et VIRGINIE (hurlent)
… Complètement malade-deeeeuuu…

 

VICTOR (ironique)

C'est beau comme l'antique…

 

FRANCK (épuisé, à tous)

On arrête ! C'est moi l'auteur : je fais ce que je veux de mes personnges !… Je vous rappelle pour la prochaine répétition… Si je veux !

 

VIRGINIE et IBRAHIM

Ok. Cool. Salut…

 

CLAIRE

Salut Franck…

 

CLAIRE, VIRGINIE et IBRAHIM sortent… mais restent sur le plateau FRANCK et VICTOR.

La lumière se focalise sur eux.

FRANCK regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'agace.

Ça agace aussi VICTOR.

 

VICTOR

Alors, qu'est-ce que tu décides ?

 

FRANCK

…Ton texte : "Beauté et Trahisons"…

 

VICTOR

"Trahisons" au pluriel.

 

FRANCK

Oui, au pluriel. On va un peu reprendre ton texte, changer l'univers mais garder le principe de base… T'es d'accord ?

 

 

 

VICTOR (net)

On ne touche pas à une seule ligne, à un seul mot ! On peut faire un abattoir sur scène. Avec de vraies carcasses de bœufs qui pendent des crochets. Et des rivières de sang…

 

FRANCK (acquiesce)

… Ça aurait un avantage : on oublie Virginie, trop vieille et Ibrahim, trop noir… Et, dans le rôle de la mère, on garde Claire.

 

VICTOR (pas emballé)

Tu crois vraiment ?… Et si sa voix, comme ça… Puuutch…?

 

FRANCK

  1. On oublie Claire…

 

* La lumière change d'espace… et l'on passe de l'autre coté de la scène :

On retrouve CLAIRE, VIRGINIE et IBRAHIM. CLAIRE sert à boire.

 

IBRAHIM

Pour mon premier rôle au théâtre, mieux vaut "livreur de Pizza" que "dealer".

 

VIRGINIE

Tu mérites mieux que ça ! Tu es responsable de l'image que tu véhicules !

 

IBRAHIM

Comme je sais que mes congénères ne vont pas au théâtre, mon image, je m'en bats.

 

VIRGINIE

Moi pas !

 

IBRAHIM

Ah bon ? Toi, l'image de la femme soumise et dépendante de toutes les pulsions qui traversent ce texte, ça ne te défrise pas ?

 

CLAIRE

Ho ! Vous avez besoin de bosser ou pas ? Franck me fait jouer une pute, je dit oui, une sainte, je dis oui… Même une féministe, je dis oui ! Moi, je dis oui à tout !

 

Le téléphone de CLAIRE sonne.

 

CLAIRE

Allo, oui ? Bonjour… (……) De la part de… de Laurent… (……) Non-non, je ne quitte pas…

 

VIRGINIE

Laurent qui ?

 

CLAIRE

Laurent Ruquier ! Oui, Ruquier !… (retour au téléphone) Ha ! Bonjour Laurent… (……) Je viens de finir une tournée avec… (…) Oui, ce "Franck" là ! (rit) Faut bien vivre ! (…) Oui, Laurent je suis libre… (…) Pour Septembre, oui-oui…

 

VIRGINIE s'est jeté sur son portable et cherche…

 

CLAIRE

Et ça parle de quoi ? (……) Ha, Laurent… vous ne savez pas encore, vous l'écrirez pendant vos vacances… Quel bourreau… (rire forcé) De travail ! (……) Avec Laspaslés ou… ? (…) Francis Huster ! C'est pas le même registre en effet… On verra, oui… (……) Oui-oui-oui, vous pouvez compter sur moi, Laurent. Et merci d'avoir pensé à moi. (……) Je vous embrasse Laurent et bonnes vacances… (elle raccroche) Je crois que Franck va devoir se choisir une autre comédienne.

 

IBRAHIM

Tu ne sais rien et tu dis "oui" ! Inquiétant…

 

CLAIRE

Un théâtre de 600 places rempli à 99% tous les soirs… Même payée 50% de moins que Laspalés ou Huster, je prends… Ça me booste rien que d'y penser !

 

VIRGINIE (lit, sur son portable, avec ironie)

Alors… Écoute ça : "Pauline Lefèvre a refusé le rôle de la prochaine pièce de Laurent Ruquier parce qu'elle est enceinte… et Fanny Cottençon est en tournée avec une pièce d'Eric Assous."

 

CLAIRE

Pauvre Éric… Paix à son âme s'il en avait une… Mais c'est la preuve qu'on est toutes interchangeables.

 

VIRGINIE

Oui, mais et moi ? Pourquoi il a pas pensé à moi ? J'ai quand même eu un Molière, moi !

 

CLAIRE

"Molière de la révélation" ! T'avais 20 ans, t'as été révélé, et depuis on t'a perdue.

 

VIRGINIE (en aparté, sombre)

On m'a proposée "Scène de Ménage"… Mais c'est pas signé.

 

CLAIRE (continue)

Comme ça, pour Vladimir, je vais pouvoir faire agrandir les portes et la douche… Et il l'aura, son fauteuil éléctrique.

 

Ibrahim et Virginie sortent.

 

NOIR

 

15) Scène de théâtre

 

* La lumière se focalise sur FRANCK qui revient sur scène, portant un plateau et des verres… Il propose à boire à CLAIRE et à VICTOR.

Ils trinquent en riant.

 

FRANCK

Je lève mon verre à Victor dont "Beauté et Trahisons", -"Trahisons" au pluriel- sera bientôt monté au Théâtre du Rond-Point dans une mise en scène de Jean-Michel Ribes !

 

CLAIRE (surprise)

Il a pas pris sa retraite, lui ? (à Victor) Ben' ? T'as pas l'air content…

 

FRANCK (à Victor)

À 23 ans, c'est exceptionnel ce qui t'arrive. Ce n'est qu'une couleuvre à avaler. Alors avale et digére.

 

CLAIRE

Mais enfin pourquoi…?

 

VICTOR

Jean-Michel Ribes, ce con, a voulu changer le titre…

 

CLAIRE

Ha bon ? Je trouvais ça pas mal, "Beauté et Trahisons"…

 

VICTOR

Pas lui. Et comme ça se passe dans un abattoir, il préfère… "La Bidoche"…

 

CLAIRE

Mais c'est moche, "la Bidoche" !

 

VICTOR

Il trouve ça plus vendeur. Il dit que ça fait clivant. Il vaut mieux des "Pours" et des "Contres" que personne dans la salle.

 

FRANCK

Quel talent… Je parle de Victor. J'ai tout de suite été séduit par ce texte et justement parce qu'il ne laisse pas indifférent. C'est pour ça que je l'ai proposé à Ribes…

 

VICTOR

Ce que je regrette c'est qu'il ait pris Adjani au lieu de Virginie…

 

CLAIRE

Voui… La pauvre, on peut dire qu'elle rame…

FRANCK

Ruquier à bien pensé à toi, ma chérie, alors oui, pourquoi pas elle ?

 

CLAIRE

J'ai plussss de poitrine…

 

FRANCK (acquiesce)

C'est une excellente raison.

 

VICTOR (à Franck)

Et toi ? Tes projets ?

 

FRANCK

… Un dialogue entre Dieu et un auteur qui vient de se suicider.

 

 

VICTOR

Avec un couteau à pain. Un couteau avec des dents.

 

FRANCK

Comment as-tu deviné ?… Haaaa ! Ne me pique pas mon idée !

 

À cet instant, la voix puissante de VLADIMIR résonne en provenance de l'étage :

 

VLADIMIR (Off)

Claaaiiiiirrrrrreeee !

 

Et le fauteuil dévale l'escalier, s'écrase aux pieds de CLAIRE, de VICTOR et de FRANCK.

 

NOIR

 

15) Fond vert

Le rideau se baisse et un "fond vert" vient se positionner au millieu du rideau.

VIRGINIE, habillée sexy mais avec sérieux, apparaît, vient se placer devant le fond vert et, imaginant une carte de France, désigne le coin en haut à gauche, puis le coin en bas à droite. Elle a du mal à articuler.

 

VIRGINIE

Bonsoir… Les entrées maritimes apporteront de fortes pluies sur la Normandie et la Bretagne… Comme d'hab' quoi. Et plus au Sud du Sud, -Je sais plus où exactement- le temps c'est pareil. -On s'en tape-. Les températures… (craque) Je m'en fous complètement des températures : c'est la canicule partout…. (plus fort) Si vous avez froid vous avez qu'à vous couvrir et si vous craignez la pluie, au lieu de passer une soirée de merde devant le premier épisode de "IBRAHIM, SIMPLE FLIC" avec Ibrahim Kwama -Vous savez, le noir, pas Omar Sy, l'autre-… Sortez, allez au théâtre ou aux champignons !

 

Le fond vert disparaît . VIRGINIE sort au bord des larmes et de l'asphixie…

 

16) Cabinet du Psy / Dieu / Hôpital.

 

…Tandis que FRANCK, entre en scène, vient s'assoir sur le vieux fauteuil du psy. Il regarde sa montre, la porte à son oreille, secoue le poignet. Elle ne marche pas. Ça l'agace.

Du bout des doigts, il joue avec un couteau à pain avec des dents.

 

FRANCK (irrité)

Ho ! 5 minutes de retard, c'est pas la fin du monde ! Et puis, ça ne se reproduira pas deux fois, alors bon !… Monsieur… -Pas "Monseigneur" ! Monsieur-… En ce qui me concerne Monsieur, le positif : petit et rare. Oui, tout a marché comme je l'espérais. Un peu grace à vous, certes. Je veux parler de la confiance que vous m'avez insuflée… Vous pensiez que je pouvais le faire. Je l'ai fait. Très efficaces les dents. Les dents du couteau… (fier de lui) Ma dernière pièce a reçu le "Molière" de la meilleure tragédie de boulevard. Hommage posthume sans doute, mais "Molière" quand même ! (désigne les spectateurs) Et ça, ce n'est pas grâce à vous, mais grâce aux gens ! Oui, les gens existent !… Mais ça vous le savez sans doute déjà… Mais j'ai une mauvaise nouvelle pour vous… Vous savez qui a dit : "Les convictions sont des ennemis de la vérité"… Non ? Ça ne m'étonne pas. Un philosophe Allemand né le 5 octobre 1844 !… Et il a dit une autre petite chose vous concernant… Vous allez rire ! Depuis le temps que j'attendais – et je ne suis pas le seul- que quelqu'un le fasse…

 

FRANCK se lève et (face aux spectateurs) menace avec le couteau à dents, puis le plante dans le fauteuil, le lacère…

 

FRANCK (fort, furieux, menaçant)

Et ce quelqu'un, c'est moi ! Je vais lui donner raison, moi, à Nietzsche ! Je vais vous supprimer des mémoires ! Je vais vous occire ! Je vais vous…

 

CLAIRE, IBRAHIM, VICTOR et VIRGINIE arrivent sur scène en panique. Ils sont tous en blouse blanche d'infirmier.

Nous sommes dans un hopital psychiatrique.

Ils foncent sur FRANCK qui continue sa diatribe.

Ils le ceinturent, tentent de lui arracher le couteau, le baillonnent, lui attachent les mains derrière le dos et le force à saluer.

Toujours sans lâcher FRANCK, tous de saluer une fois, une deuxième fois…

… et autant de fois que le public voudra bien applaudir, jusqu'à la…

 

NOIR

 

…FIN


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