Au lever du rideau, Marius s’évertue tant bien que mal à chasser les mouches avec une tapette. Ce qui finit par agacer la Jeanne, affairée derrière son gaz à remuer sa soupe…
La Jeanne - Mais qu’est-ce que tu fais, là, à me tourner autour ?
Marius - ça se voit pas ? Je chasse les mouches…
La Jeanne - Tourne pas autour du gaz, enfin ! Tu vas en faire tomber une dans la soupe !
Marius (mettant un grand coup de tapette sur la Jeanne) - Là !
La Jeanne - Ah ! ben, je te remercie ! T’es devenu fou ou quoi ?
Marius - Elle te tournait autour, là, depuis un moment… J’allais pas la laisser filer !
La Jeanne - T’as pas mieux à faire, non ? (Regardant dans sa soupe.) C’est malin ça ! T’as gagné ! En plein dans la soupe ! Rends-toi utile pour une fois : passe-moi l’écumoire !
Marius - L’écu… quoi ?
La Jeanne - L’écumoire, pour la repêcher !
Marius - Et ça se trouve où c’t’affaire ?
La Jeanne - Ah ! laisse, va… Surveille qu’elle se noie pas !
Marius - Bon…
La Jeanne (prenant l’écumoire et revenant) - Ben, elle est où ?
Marius - Je sais pas…
La Jeanne - Elle était là y a deux minutes !
Marius - Elle a dû couler au fond…
La Jeanne - Bougre d’andouille ! Je t’avais dit de surveiller !
Marius - Et qu’est-ce que je pouvais y faire, hein ? Lui apprendre à nager ?
La Jeanne - Pousse-toi de là ! (Elle plonge l’écumoire dans la soupe.) Là… La voilà…
Marius - Tu veux p’t’êt’ que je lui fasse du bouche-à-bouche ?
La Jeanne - Pour l’asphyxier au reste avec ton haleine de poivrot ? Ah ! ça, sûrement pas ! (Elle sort la jeter dehors et rentre précipitamment.) Bon diou ! Y a le Félicien qui monte le chemin !
Marius - Qui ça ?
La Jeanne - Le Félicien, j’te dis !
Marius (l’air de rien) - Ah ! le Félicien !
La Jeanne - L’a qu’ça à faire d’embêter les gens à l’heure de la soupe !… Vite ! Le couvercle !
Marius - Quoi ?
La Jeanne prend le couvercle et ferme sa gamelle de soupe.
La Jeanne - Là !
On entend le Félicien, à l’extérieur.
Félicien (off) - Hé ! la maison !… Y a quelqu’un ?
La Jeanne - Le v’là ! (Fermement.) Tu lui payes rien ! Pas un canon ! Rien !
Marius - Ah ! ça ! ça va lui faire bizarre !
La Jeanne - Et puis il serait encore capable de s’inviter à souper !
Marius - Quand y en a pour trois, y en a pour quatre !
La Jeanne - ça, tu peux l’dire : quand y en a pour trois, y en a pour quatre ! Le problème, c’est qu’il mange pour quatre à lui tout seul !… Et puis, il sera reçu correctement quand il aura payé sa dette !
Marius - Les sous ! Les sous ! Y a qu’ça qui compte !… Tu parles, personne en voulait de c’te bête ! Un cheval… Un vieux cheval, même… Un canasson, quoi ! Bon débarras ! Et puis, je le connais, l’Félicien, c’est un honnête homme, il payera un jour ou l’autre.
La Jeanne - C’est ça ! Quand on sera sur la paille ! Je vais lui faire sortir ses billets, moi ! Il nous roulera pas comme ça !
Marius - Non, non, malheureuse… Faut pas le brusquer, le Félicien, il pourrait se vexer ! Au contraire, il faut le caresser dans le sens du poil…
Félicien (off, plus fort) - Hé ! la maison !… Y a quelqu’un ?
Marius (allant ouvrir) - Entre, l’ami…
Félicien entre, un carton de bouteilles à la main qu’il pose dans un coin de la pièce.
Félicien - Salut la Jeanne ! Encore dans tes fourneaux ?
La Jeanne - Ben, faut bien s’occuper ! Pas vrai ?
Félicien - ça va la santé ?
Marius - Oh ! tout doux, tout doux… Enfin, on y fait aller.
Félicien - Et qu’est-ce qui ne va pas ?
Marius - Oh ! un peu tout ! Enfin, comme on dit : « On a l’âge de ses artères ! »
Félicien - Eh oui ! On a plus vingt ans, faut se ménager !
La Jeanne - ça, pour se ménager, il se ménage !
Marius (allant chercher une chaise au fond de la pièce) - Tiens, ben, installe-toi…
Félicien - Oh ! je suis pas bien fatigué !
La Jeanne - Pas celle-là, enfin, elle est pleine de bourre de chat ! (Elle lui en donne une autre.)
Marius (pendant qu’ils s’installent) - Pour ça, on est servis ! La Joséphine s’est mis en tête de nourrir tous les chats qui traînent autour de la ferme !
La Jeanne - Ces pauv’ bêtes, aussi ! Faut dire, la Joséphine, elle a pas un cœur de pierre !
Marius (qui a mal compris) - Qu’est-ce qu’il a son cœur, au Pierre ?! L’aut’ jour, il courait encore après ses chèvres !
La Jeanne - T’y comprends rien, tiens ! Tu ferais mieux de te faire opérer des esgourdes ! (Elle retourne à ses occupations.)
Marius - Ah non ! ça, sûrement pas ! Personne touchera à mes oreilles !
Félicien - Et t’en as combien ?
Marius - Ben, deux, comme tout le monde !
Félicien - Pardi ! J’y sais bien que t’as deux oreilles ! Je suis pas si bête, quand même !
La Jeanne - C’est des chats qu’on te parle, pas de tes oreilles !
Marius - Oh ! ben, je les connais pas tous ! Attends voir… (Il réfléchit.) Y a le Finaud… Elle l’appelle Finaud parce qu’il est rusé… Y a çui qui perd ses poils, là… Le Joseph… Rapport au Joseph du village qu’a plus de cheveux sur la tête ! Pour ça, elle a d’l’idée la Joséphine !… Et puis, y en a un qu’est pas bien malin, là… Comment qu’c’est son nom à çui-là déjà ?
La Jeanne (comme embarrassée) - Laisse donc, va… C’est pas si grave si tu te rappelles pas…
Marius - Si, si… La Joséphine serait là, elle te dirait… Ah ! je l’ai sur le bout de la langue !
La Jeanne (insistante) - Laisse tomber que j’te dis !
Marius - J’y suis !… Félicien, qu’elle l’a appelé !
Félicien (étonnamment surpris) - Elle l’a appelé comme moi ?!
Marius (réalisant le malentendu) - Ah… Oui, tiens… Ben, elle a pas fait « esqueprès »…
Félicien - Quand même !
Marius - Et puis, des Félicien, y en a des autres au village… Tiens, le Félicien du bas, c’est rapport à lui que la Joséphine l’a appelé comme ça !
Félicien - Le Félicien du bas ? Elle l’a pas connu la Joséphine !
La Jeanne - En tout cas, je vais lui en causer deux mots, moi, à la Joséphine ! Après tout, c’est vrai ça… On appelle pas un chat Félicien !
Félicien - Non, c’est pas malin ça !
Marius (qui a mal compris) - Comme tu dis : surtout s’il est pas malin !
Félicien (un peu piqué) - Ben, pourquoi tu dis ça ?… Surtout que c’est...