La femme poisson-clown

Note moyenne : 3/5 (1 critique)

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Dans un parc, au bord d’une rivière. Un homme souhaite se suicider. Une femme entre, à la poursuite de son mari. Leur échange prend une tournure inattendue.

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Décor (1)

LieuUn parc au bord d'une rivière.

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L’homme suicidaire entre sur scène et va s’assoir sur un banc au bord de l’eau. Il regarde au loin, l’air déterminé. Il se lève, approche de l’eau, bien décidé à tomber. Il se fige, regarde autour de lui. Il recule, passe un appel téléphonique.

La femme délaissée entre à son tour cherchant nerveusement quelqu’un.

Femme délaissée. — Merde ! (A l’homme suicidaire) Excusez-moi. Vous n’auriez pas vu…

Il ne la regarde pas.

Femme délaissée. — Excusez-moi !

Il la regarde.

Femme délaissée. — Vous n’auriez pas vu un homme passer ? Avec une femme. Moche.

Homme suicidaire. — Non.

Femme délaissée. — Merde ! Merde ! Merde !

Il détourne le regard.

Femme délaissée. — Vous y croyez, vous ? Il m’a quitté pour un laideron !

Il ne la regarde pas.

Femme délaissée. — Je vous dégoûte, c’est ça ?

Il la regarde.

Femme délaissée. — ça vous dégoûte ce que je dis ?

Homme suicidaire. — Non.

Femme délaissée. — Comment il a pu me faire ça ?

Il la regarde puis observe la rivière.

Femme délaissée. — Vous vous en foutez, bien sûr. Tout le monde s’en fout. Ça ne regarde que moi après tout, hein ? Je ne vois pas pourquoi les autres s’intéresseraient à mes petits drames domestiques.

Un silence.

Homme suicidaire. — Qu’est-ce que vous voyez quand vous regardez dans l’eau ?

Femme délaissée. — Quoi ?

Homme suicidaire. — Qu’est-ce que vous voyez quand vous regardez dans l’eau ?

Femme délaissée. — Dans l’eau ?

Homme suicidaire. — (Il acquiesce) Qu’est-ce que vous voyez ?

Femme délaissée. — Pourquoi est-ce que vous demandez ça ?

Homme suicidaire. — C’est ce que je fais moi, dans ces cas-là.

Femme délaissée. — Vous regardez dans l’eau ? Quand vous vous faites larguer, vous regarder dans l’eau ? C’est la meilleure ça !

Homme suicidaire. — Je ne me suis pas fait larguer.

Femme délaissée. — Tant mieux pour vous.

Homme suicidaire. — Je regarde dans l’eau quand j’ai besoin d’échapper à certains tracas de mon existence.

Femme délaissée. — Ah ouais. Et qu’est-ce que ça vous fait ?

Homme suicidaire. — Essayez.

Femme délaissée. — Parce que vous croyez qu’en regardant comme ça dans l’eau, les choses vont s’améliorer ?

Elle finit par regarder le cours d’eau.

Femme délaissée. — Ah oui, je vois. On regarde l’eau s’écouler paisiblement et on médite sur le sens de la vie ? C’est ça hein ? Des conneries ! Parce que qu’est-ce qu’on voit finalement ? De l’eau. De l’herbe. Des animaux. Des pierres. Génial ! Alors c’est vrai, on peut le dire autrement. (Sur la tirade suivante, elle doit progressivement craquer) Dire que l’on s’émerveille devant le ballet gracieux et incessant de tous ces petits poissons, les rochers délicatement érodées par la caresse des flots, solidement posées, inébranlables et témoins ancestraux de tous nos regards perdus, ou encore ces petits cailloux imperturbables qui se laissent bercer au bon vouloir de la marée, innocents et insouciants de toutes nos turpitudes, toute cette faune si ardente et cette flore luxuriante, grouillantes d’un tout plein de vie. C’est ça hein ? C’est ça que vous voulez que je voie ?

Elle se met à pleurer, lâchant prise.

Femme délaissée. — J’ai vraiment une vie de merde ! Je me sens comme une pauvre bouteille vide, jetée là, puis ballotée, brinquebalées par les flots. Et même pas consommable. Je ne suis même pas comestible. Je suis trop dure pour qu’on me bouffe ! Une bouteille trop transparente pour être désirée. Et même si je me faisais pêcher, on me relancerait à l’eau parce qu’il n’y a rien de bon en moi. Que du verre, lisse, invisible sous les eaux. Je ne peux même pas être un poisson. Je suis bien trop superficielle, trop formatée, trop artificielle pour ça. On ne pourrait même pas me recycler. Je suis là, au fond de l’eau. Abandonnée. Je suis trop… A force de vouloir tout réussir, tout gagner, j’ai perdu la seule chose qui comptait.

Il approche d’elle, la prend dans ses bras.

Homme suicidaire. — Allons. Je suis sûr que vous êtes recyclable.

Femme délaissée. — Non !

Homme suicidaire. — Vous dites de belles choses. Une bouteille vide ne pourrait pas s’exprimer comme vous.

Femme délaissée. — Comment a-t-il pu me faire ça ?

Homme suicidaire. — Chut.

Femme délaissée. — Il n’a pas le droit.

Homme suicidaire. — Je ne sais pas.

Femme délaissée. — J’aimerais tant être un poisson !

Homme suicidaire. — Oui, c’est ça ! Laissez le poisson qui sommeille s’éveiller, venir en vous.

Femme délaissée. — C’est tellement dur. Et puis il y a tant de sortes de poissons.

Homme suicidaire. — C’est vrai, vous pouvez décider d’être n’importe quel poisson.

Femme délaissée. — Je suis tellement… A la limite, un poisson pané.

Homme suicidaire. — Vous pouvez faire beaucoup mieux. Imaginez-vous être le plus beau, le poisson le plus fier, le plus libre qui puisse exister.

Elle cherche, respire tel un poisson, se tortille.

Femme délaissée. — Je ne veux pas être une anguille !

Homme suicidaire. — D’accord, vous n’êtes pas une anguille.

Femme délaissée. — J’aime pas les anguilles.

Homme suicidaire. — Vous avez raison. On oublie les anguilles.

Elle continue à chercher.

Femme délaissée. — Un petit poisson ? Je ne suis pas très grande…

Homme suicidaire. — Oui…

Femme délaissée. — Parfois je suis drôle. Un petit poisson clown ?

Homme suicidaire. — Formidable ! Un magnifique petit poisson clown.

Femme délaissée. — Sauf que ça vit dans la mer ! Je ne pourrai jamais venir dans cette rivière !

Homme suicidaire. — Ce n’est pas grave. Vous êtes un joli petit poisson clown de rivière.

Femme délaissée. — Vous me trouvez jolie ?

Homme suicidaire. — Bien entendu.

Femme délaissée. — Merci.

Homme suicidaire. — A présent laissez-vous porter par le courant.

Femme délaissée. — Oui.

Homme suicidaire. — Voilà. C’est bien.

Femme délaissée. — Vous êtes tellement…

Homme suicidaire. — Oui. Vous aussi.

Femme délaissée. — Ça ne peut être un hasard. Cette rencontre…

Homme suicidaire. — Il n’y a pas de hasard.

Femme délaissée. — Peut-être que nous pourrions… Tous les deux…

Homme suicidaire. — Je ne peux pas, j’attends ma femme.

Femme délaissée. — Pardon ?

Homme suicidaire. — J’attends ma femme.

Femme délaissée. — Ah ? Bien sûr.

Homme suicidaire. — Oui.

Femme délaissée. — Evidemment.

Il sourit en regardant la rivière.

Homme suicidaire. — J’aime tellement cet endroit.

Femme délaissée. — C’est pour cela que vous lui avez donné rendez-vous ici ?

Homme suicidaire. — Non.

Elle le regarde.

Femme délaissée. — Mais elle va venir ?

Homme suicidaire. — Je viens de l’appeler.

Femme délaissée. — Ah.

Homme suicidaire. — Elle doit juste m’apporter quelque chose que j’ai oublié avant de partir ce matin.

Elle acquiesce, regarde la rivière puis le regarde à nouveau.

Femme délaissée. — C’est bien qu’elle vienne, tellement important d’avoir quelqu’un qui vous aime et sur qui compter.

Il lui sourit, elle se met à pleurer. Il la prend à nouveau dans ses bras.

Sa femme arrive, elle porte un parpaing. Elle approche et le pose à côté d’eux.

femme au parpaing. — C’est lourd.

Elle reprend son souffle, ils sont toujours dans les bras l’un de l’autre. La femme regarde autour d’elle, la rivière.

femme au parpaing. — (Discrètement) Désolée, j’ai eu un peu de mal à trouver. C’est ici ?

Homme suicidaire. — (Discrètement) Oui.

femme au parpaing. — J’aime bien.

Homme suicidaire. — Oui, c’est un bel endroit.

femme au parpaing. — Il faut que j’y aille, je n’ai pas prévenu au travail. Ils vont encore me faire tout un sketch…

Femme délaissée. — (Elle prend conscience de la présence de la femme au parpaing) Attendez non ! Je ne vous avais pas vue. Je suis désolée. Je vais vous laisser. Vous voulez sans doute profiter…

femme au parpaing. — Non non continuez, je ne veux pas vous déranger. Mon mari l’avait oublié, je passais juste pour le déposer. Je ne voulais surtout pas vous interrompre.

Femme délaissée. — (Gênée) Je suppose que ma position de forte proximité avec votre mari doit vous sembler étrange, j’avoue qu’il y a de quoi être troublée mais je vous assure qu’il y a une explication.

femme au parpaing. — Très bien. Une prochaine fois peut-être.

Femme délaissée. — Pardon ?

femme au parpaing. — Je suis sûre que votre explication est très intéressante mais je crains de ne pas avoir le temps…

Femme délaissée. — ça ne vous choque pas ?

femme au parpaing. — De quoi ?

Femme délaissée. — Une femme inconnue dans les bras de votre mari.

femme au parpaing. — Bien sûr que non…

Femme délaissée. — Comment est-ce que c’est possible ça ?

femme au parpaing. — Disons que je suis plutôt surprise en général lorsqu’une femme ne le prend pas dans ses bras. Ou un homme. (Regard amoureux vers l’homme) Mon mari est tellement…

Femme délaissée. — Je ne comprends pas.

femme au parpaing. — On a toujours envie de le prendre dans ses bras.

Femme délaissée. — Ah. Vous êtes sûrs que vous existez vraiment tous les deux ?

femme au parpaing. — Allons venez.

Elle va prendre la femme délaissée, encore fragile, dans ses bras. L’homme suicidaire prend le parpaing et approche du bord de l’eau.

femme au parpaing. — Je suis sûre que ça va aller. Hein ?

Femme délaissée. — Oui. Je suis un poisson clown.

femme au parpaing. — C’est vrai ?

Femme délaissée. — Oui. Je suis le poisson clown de la rivière.

femme au parpaing. — C’est formidable. Chéri ?

Homme suicidaire. — Oui ?

femme au parpaing. — Il te convient ce parpaing ?

Homme suicidaire. — Il est très bien. Merci mon amour.

femme au parpaing. — Je ne savais pas lequel prendre.

La femme délaissée semble prendre conscience de la situation.

Femme délaissée. — Attendez. C’est pour quoi faire ce parpaing ?

femme au parpaing. — Je vous l’ai dit, c’est pour mon mari.

Femme délaissée. — Vous voyez bien comme moi ce qu’il s’apprête à faire ?

femme au parpaing. — Bien sûr.

Femme délaissée. — Et vous ne dites rien ?

femme au parpaing. — Il faut peut-être mieux que nous le laissions à présent. (Elle tente de s’éloigner en embarquant délicatement la femme délaissée) Mon chéri, on y va !

Homme suicidaire. — Ah très bien. Bisous.

Femme délaissée. — Non pas bisous ! Mais ce n’est pas possible !

femme au parpaing. — Madame, laissez le poisson clown revenir en vous.

Femme délaissée. — Rien à foutre de votre putain de poisson clown ! Si vous continuez j’appelle au secours ! Je hurle ! Je crie au violeur, au meurtrier, au pêcheur de poissons clown !

femme au parpaing. — Chéri ?

Homme suicidaire. — Oui ?

femme au parpaing. — Tu peux revenir s’il te plaît ?

Homme suicidaire. — Bien sûr.

Il pose le parpaing et approche de la femme délaissée. Il essaye de la prendre dans ses bras. Durant l’échange qui suit, elle résiste, se débat puis va finir par lâcher prise.

Femme délaissée. — Ne me touchez pas ! Lâchez-moi ! Laissez-moi ! Laissez-moi !

Homme suicidaire. — Laissez-moi faire.

Femme délaissée. — Laissez-moi !

Homme suicidaire. — Laissez-moi faire.

Femme délaissée. — Laissez-moi…

Elle pleure à nouveau.

Homme suicidaire. — Chut… Voilà.

La femme au parpaing prend la place de l’homme qui retourne prendre son parpaing, face à l’eau.

Femme au parpaing. — A présent, souhaitez-vous que je vous raccompagne quelque part ?

Femme délaissée. — Pourquoi est-ce que vous le laissez faire ça ?

La femme et l’homme suicidaire se regardent et se sourient.

femme au parpaing. — Il le veut.

La femme délaissée se remet à pleurer.

Femme délaissée. — Non !

femme au parpaing. — Allons.

Femme délaissée. — Comment peut-on vouloir ça ?

femme au parpaing. — Soyez raisonnable.

Femme délaissée. — Mais pourquoi ?

femme au parpaing. — Il ne faut pas toujours chercher à tout savoir.

Femme délaissée. — Je ne veux pas que ça se passe comme ça.

femme au parpaing. — Ne vous inquiétez pas. Il sera bien. Hein ?

Femme délaissée. — Au fond de l’eau ?

femme au parpaing. — Au fond de l’eau.

Femme délaissée. — Et vous ? Comment pouvez accepter ça ?

femme au parpaing. — Moi ? Je l’aime. Je t’aime mon chéri.

Homme suicidaire. — Moi aussi mon amour.

femme au parpaing. — Vous voyez ? Tout ça c’est de l’amour.

Femme délaissée. — Vous ne pouvez pas le laisser faire.

femme au parpaing. — Qui suis-je pour l’en empêcher ?

Femme délaissée. — Mais vous êtes sa femme !

Femme au parpaing. — Il ne m’appartient pas.

Femme délaissée. — Vous avez besoin de lui !

Femme au parpaing. — Il sera toujours là.

Femme délaissée. — Il sera toujours là ? Mais ce n’est pas Jésus, ou Dieu ou n’importe lequel de tous ces êtres soi-disant divins mais narcissiques qui nous ont tous abandonnées !

Femme au parpaing. — Non. Il est juste mon mari.

Femme délaissée. — C’est tellement égoïste de sa part.

femme au parpaing. — Vous croyez ? Vraiment ?

Femme délaissée. — Oui !

femme au parpaing. — Ce serait tout autant égoïste de ma part de l’obliger à agir selon mon bon vouloir.

Femme délaissée. — Mais vous l’aimez !

femme au parpaing. — Oui je l’aime.

Homme suicidaire. — Je t’aime aussi mon amour.

Femme délaissée. — Mais alors ?

femme au parpaing. — L’amour ne doit jamais devenir une entrave.

Elles se regardent, la femme au parpaing sourit, la femme délaissée semble enfin comprendre.

femme au parpaing. — Il faut vraiment que j’y aille. Je dois y aller mon chéri !

Homme suicidaire. — Oui-oui, bisous !

femme au parpaing. — Souhaitez-vous que je vous dépose quelque part ?

Femme délaissée. — Non. Merci. Je crois que j’ai besoin de marcher un peu.

Femme au parpaing. — C’est une bonne idée.

Femme délaissée. — En fait, j’étais en train de chercher quelqu’un…

Femme au parpaing. — Et vous l’avez trouvé ?

Femme délaissée. — Je ne sais plus.

Femme au parpaing. — Je suis sûre que vous trouverez.

Homme suicidaire. — Ah… Surtout n’oubliez pas. Vous êtes un poisson clown.

Femme délaissée. — Oui… Je n’oublierai pas. Merci.

Homme suicidaire. — Au revoir.

Femme au parpaing. — A bientôt peut-être, sait-on jamais ?

Femme délaissée. — Sait-on jamais…

Elle les regarde, regarde l’eau puis s’éloigne. Elle sort. Les deux autres la regardent puis ils se font face, souriants, paisibles.

Femme au parpaing. — Je te laisse.

Homme suicidaire. — Merci pour le parpaing. Je n’avais pas toute ma tête en partant ce matin.

Femme au parpaing. — Toujours aussi étourdi.

Elle s’approche de lui, le caresse d’un geste tendre.

Femme au parpaing. — C’est un bel endroit. Je reviendrai.

Ils regardent autour d’eux puis leur regard se pose sur le parpaing.

Femme au parpaing. — La corde ! Je savais bien que j’avais oublié quelque chose. J’ai oublié la corde !

Homme suicidaire. — Je peux peut-être faire sans…

Femme au parpaing. — Non. Je te connais, tu vas finir par le lâcher. Du coup tu vas remonter à la surface et tu vas reprendre conscience ou pire, on risque de te retrouver. Souviens-toi la dernière fois... Non, il te faut une bonne corde. Il y en a une dans l’appentis.

Ils se regardent, complices et souriants.

Femme au parpaing. — Je te dépose à la maison avant d’aller travailler ? De toute façon maintenant, quitte à être en retard…

Il la regarde, souriant. Il pose le parpaing, ils regardent la rivière puis s’en vont, dans les bras l’un de l’autre. Ils sortent.


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