I
Julien, Daphné
Daphné est assise sur le canapé, face au public.
Julien (en coulisses) - Tu es prête ?
Daphné - Oui, prête.
Julien (en coulisses) - Tu es assise ?
Daphné - Oui, je suis assise.
Julien (en coulisses) - Tu fermes les yeux ?
Daphné - Je dois fermer les yeux ?
Julien (en coulisses) - Oui, il le faut !
Daphné - C’est bon, je ferme les yeux. (En aparté, au public, malicieuse.) J’ai tout deviné, mais je fais semblant de jouer le jeu, ça lui fait tellement plaisir.
Julien (en coulisses) - À qui tu parles ?
Daphné - À personne !
Julien (en coulisses) - Si ! Je t’ai entendue parler !
Daphné - C’est à toi que je parlais, mon chéri, à toi ! Je te disais que j’étais en train de fermer les yeux !
Julien (en coulisses) - O.K., essaie de les fermer rapidement quand même, j’me brûle !
Daphné (en aparté, au public) - Il dit ça à cause des bougies !
Julien (en coulisses) - Qu’est-ce que tu dis ?
Daphné - Ça y est, j’ai fermé les yeux !
Julien (en coulisses) - Les deux ?
Daphné - Oui, les deux !
Julien (en coulisses) - Promis ?
Daphné - Oui, promis !
Julien (en coulisses) - Alors j’arrive ! (Il arrive avec le gâteau surmonté de deux bougies, en chantonnant l’air de « joyeux anniversaire ». Il pose le gâteau sur la table et s’assied à côté d’elle.) Et maintenant, ouvre les yeux !
Daphné - Les deux ?
Julien - Oui, les deux !
Elle ouvre un œil, puis l’autre.
Daphné (mettant la main devant sa bouche, jouant la surprise) - Oh ! un gâteau d’anniversaire !
Julien - Tu es surprise ?
Daphné - Oui, je ne m’y attendais pas du tout !
Julien - Tu es sûre ?
Daphné - Mais oui, parce que tu sais, mon chéri, ce n’est pas mon anniversaire, et même si c’était mon anniversaire je n’aurais pas deux ans.
Julien - Tu me fais marcher, là.
Daphné - Non, je t’assure, ce n’est pas mon anniversaire. Tu as dû confondre avec quelqu’un d’autre.
Julien - Daphné, comment peux-tu imaginer que je puisse te confondre avec quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui aurait deux ans, en plus ?
Daphné - Je ne sais pas, moi, je ne connais pas toutes tes amies.
Julien - Arrête ce petit jeu, veux-tu ? Tu ne vois pas que tu es en train de me gâcher tout mon plaisir…
Daphné - Oh ! Julien…
Julien - … et de me faire souffrir ?
Daphné - C’est vrai, je te fais souffrir ?
Julien - Terriblement. Je ne peux pas croire que tu ne saches pas pourquoi ce gâteau d’anniversaire et pourquoi deux bougies.
Daphné - Mais si, je le sais ! Bien sûr que je le sais !
Julien - Vrai ?
Daphné - Mais oui, deux ans aujourd’hui que nous nous sommes rencontrés ! Deux ans d’amour fou ! De passion !
Julien - Alors pourquoi tu m’as…
Daphné - Parfois les femmes sont cruelles, Julien, tu ne le savais pas ?
Julien - Si, bien sûr ! Mais toi !
Daphné - C’était un petit jeu sans importance. Mais qui montre que je peux te faire souffrir.
Julien - Tu parles d’un petit jeu sans importance…
Daphné - Tu as raison, ce n’est pas si anodin. Mais c’est bien.
Julien - Ah bon ?
Daphné - Si je peux te faire souffrir, ça veut dire que tu m’aimes toujours. C’est une preuve.
Julien - Le gâteau et les bougies, tu aurais pu te contenter de cette preuve.
Daphné - Les femmes sont exigeantes, Julien, tu ne le savais pas ?
Julien - Si, bien sûr.
Daphné - Alors ?
Julien - Alors rien ! Soufflons les bougies avant qu’elles soient complètement consumées.
Ils quittent le canapé pour s’asseoir sur les sièges de part et d’autre de la table.
Daphné (s’apprêtant, comme lui, à souffler, mais se ravisant) - Tu m’en veux ?
Julien - Mais non, bien sûr, comment pourrais-je t’en vouloir ?
Daphné - Sûr ?
Julien - Sûr.
Daphné - Alors, à nos deux ans de passion !
Julien - À nos deux ans !
Daphné - À trois ! Un ! Deux ! Trois !
Ils prennent leur souffle en se rejetant un peu en arrière mais se figent dans cette position qu’ils devront tenir pendant toute la scène suivante.
II
Le révélateur, Léa, Stéphane
Le révélateur se lève et vient parler au public en front de scène tandis que Daphné et Julien restent figés.
Le révélateur - Y a-t-il dans la salle des couples qui se connaissent depuis deux ans et plus ? (Il fait mine de chercher.) Oui, j’en vois quelques-uns. Y a-t-il dans la salle des couples qui se connaissent depuis moins de deux ans ? (Même jeu que précédemment.) Oui, j’en vois quelques-uns aussi. Y a-t-il dans la salle des personnes qui souhaitent rencontrer d’autres personnes – ne se trouvant pas forcément dans cette salle – pour former prochainement des couples qui dureraient moins de deux ans ou plus de deux ans ? Vous me direz, quand on forme un couple, on ne peut pas dire à l’avance combien de temps ça va durer. Si l’on en croit certains serments, certaines chansons populaires ou certaines formules officielles, amour égale toujours, mais en pratique ce n’est pas souvent comme ça. C’est rarement comme ça. (Léa est entrée par la salle et parle déjà au téléphone, ce qui va gêner le révélateur.) En fait, ça ne peut jamais être comme ça. Inutile de le regretter, ou même de résister. C’est inéluctable. C’est scientifique. C’est à cause de la molécule. Après deux ans, c’est foutu.
Léa (au téléphone) - Oui, tu peux venir, puisque je te dis qu’il y a des places. (Un temps. Le révélateur est mécontent et va s’appuyer contre le mur en la fusillant du regard.) Non, c’est pas commencé. Enfin si, y’a deux personnes sur la scène qui bougent pas… Non, elles bougent pas… Mais j’en ai aucune idée, t’as qu’à venir si tu veux savoir, j’vais quand même pas tout te commenter au téléphone en direct « live »… C’est du théâtre, pas un match de foot !… Non, il y a un gars qui parle, ou plutôt qui parlait parce que maintenant il s’est arrêté et il me regarde… Oui, il me regarde !… Rien ! Je t’ai dit qu’il s’était arrêté !… Il ne me parlait pas à moi en particulier mais à tout le monde… Hein ?… Non, je n’ai aucune idée du « pitch » ! J’ai juste entendu qu’il parlait d’une molécule… Oui, une molécule… Oh ! et puis tu m’énerves ! Si tu veux pas venir, reste dans la voiture à écouter ton match mais cherche pas des excuses bidon pour… Si ! C’est des excuses bidon ! (Elle raccroche.) Excusez-moi… (Au révélateur.) Je suis désolée…
Le révélateur - C’était votre petit copain, n’est-ce pas ?
Léa - Oui, bon, ça va, je suis désolée de vous avoir interrompu… Continuez…
Le révélateur - Vous le connaissez depuis combien de temps ?
Léa - Ça n’a aucune importance, je…
Le révélateur - Moins de deux ans ? Plus de deux ans ?
Léa - Qu’est-ce que ça…
Le révélateur - Moins de deux ans ? Plus de deux ans ?
Léa - Presque deux ans, à quelques jours près. Trois exactement !
Le révélateur - Et il vous énerve.
Léa - Oui, grave. Mais bon, je ne vois pas en quoi…
Le révélateur - Mais si, mais si. Vos molécules sont en fin de vie, ça explique tout.
Léa - Écoutez, je vous prie de m’excuser encore une fois d’avoir troublé votre… votre… enfin votre prestation, là, et maintenant je préférerais me faire oublier.
Le révélateur - Mais non, pas du tout ! Au contraire, nous sommes en plein dans le sujet ! Vous êtes la parfaite illustration de mon propos : la molécule de la passion. Venez vous asseoir, je vais vous expliquer.
Il va chercher un siège dans les coulisses et invite Léa à s’asseoir sur scène.
Léa - Mais…
Le révélateur - Oui, venez, ne craignez rien.
Léa (désignant les deux acteurs de la scène précédente figés dans leur position) - Il y a déjà des gens.
Le révélateur - Pas de souci. Eux aussi sont concernés, mais leur tour viendra plus tard. (Réaction muette de Julien et Daphné. Léa hésite.) Venez, je vous dis.
Léa (se décidant) - Après tout… (Elle monte sur scène. Désignant Julien et Daphné.) Moi aussi je vais devoir rester immobile en gonflant mes joues ?
Le révélateur - Non, ce n’est pas nécessaire, même si vous êtes dans la même situation.
Léa - C’est-à-dire ?
Le révélateur - Eux aussi ils sont à la charnière : les deux ans fatidiques. Et leur molécule est comme ces bougies presque entièrement consumées. Quelle belle image, n’est-ce pas ?
Léa - Ben, ils doivent être un peu engourdis de rester comme ça.
Le révélateur - Je ne parlais pas d’eux, je parlais de leurs molécules. Ce sont leurs molécules qui nous intéressent, pas eux.
Réaction muette et mécontente de Julien et Daphné, toujours avec les joues gonflées.
Léa - C’est quoi c’t’histoire ?
Le révélateur - Nos personnalités, nos prétendues personnalités, nos caractères, nos réactions, tout ça ce n’est qu’une question de molécules qui naissent, qui s’entrechoquent, qui s’affolent, qui s’électrisent, qui...