LA PASTORALE SAUVAGE
d'Alan ROSSETT
Liliane
Mopsy
Carole
Johnny
Frédérik
Robert
Une maison de campagne...
Un extrait de "La pastorale sauvage" a été inclus dans "La Plus Grande Grande Pièce du monde", manifestation contre l'extrémisme, présentée au Théâtre du Rond (Les Editions de l'Amandier).
ACTE 1
Scène 1
(Dans le noir)
VOIX DE CAROLE
Il était une fois...
VOIX DE MOPSY
Johnny Lapin!
VOIX DE JOHNNY
Où es-tu? Mopsy Lapine!
VOIX DE CAROLE
Deux petits lapins se promenaient...
MOPSY
Là, troisième arbre à gauche ! Vite ! Avant que les chasseurs nous attrapent !
(Montée de lumière sur Mopsy et Johnny, face à une maison de campagne.. une façade qui suggère un petit rien de "féérique". Devant la maison, une balançoire suspendue.)
VOIX DE CAROLE (rengaine d'enfant)
La guerre d'Algérie est terminée !
La guerre du Vietnam pas encore engagée ! Nous sommes à la campagne en temps de paix !
(Johnny a dix-huit ans environ ; Mopsy, dans les vingt ans, porte un ensemble pantalon style "militaire". Ils ont tous les deux un talkie-walkie en bandoulière.)
JOHNNY
Dis-donc. . .
MOPSY
Je l'ai vue la première!
JOHNNY
Elle est sinistre, cette maison!
MOPSY (parle dans son talkie)
Qui peut bien vivre ici ?
JOHNNY (parle dans son talkie)
La Fée Carabosse ?
MOPSY
Les sept nains ?... Si on faisait une enquête...
JOHNNY (directement)
Enfin Mopsy, peut-être bien que le propriétaire..-
MOPSY (le coupant)
... est le méchant loup ? Bof, depuis un certain temps, il est inévitable ! Petit lapin, je t'ai donné mon blé tout l'été : maintenant c'est mon tour ! On va manger cette maison ! (Elle se précipite sur la balançoire.)
Viens... Monte... Pousse-moi...
(Johnny saute sur la planche de la balançoire, debout derrière elle.)
Ah quelle quiétude... quelle... Tu t'souviens de Ron Whitetree ?
JOHNNY
Au campus... le type à qui t'avais brisé le coeur...
MOPSY
"Coeur", en voilà un mot démodé ! Son "aorte", mon chéri ! Et qu'est-ce qui lui est arrivé, au petit Ron ?
JOHNNY
Mais... une balle dans la tête.
MOPSY
Suicide sentimental ? Bof ! Tu peux trouver mieux que ça !
JOHNNY
Ben... Le pauvre : il a simplement voulu se débarrasser d'un bouton sur le nez... et pan ?
MOPSY
Bravo.
JOHNNY
Mais tu m'avais dit... avant...
MOPSY
Avant... je t'ai menti... Vite... Un nom... Le premier qui te vient à l'esprit !
JOHNNY
Euh... Hubert.
MOPSY (émue)
Johnny, c'est vache. Hubert... tout de même... a été mon mari !
(souriante, chatte) J'ai jamais compris pourquoi tu prétends que j'ai eu
un mari ?
JOHNNY
Parce que tu me l'as dit !
MOPSY
Et tu m'as cru ?
JOHNNY
Mopsy, les choses que tu m'as racontées... sur ta vie...
MOPSY
Que de mensonges, mon petit... peut-être ! Voilà ce qui arrive quand on se lie à des inconnus ! On croit les connaître mais on ne les connaît pas du tout ! Fais gaffe ! Je suis très imprévisible !
JOHNNY
Tu étais mariée au moins ? La dernière fois au lit avec lui... avant sa mort...
MOPSY (souriant)
... Ne te regarde pas ! Pousse un peu plus fort, Johnny, allons, encore plus fort ! Sois un homme... un soldat !
JOHNNY
Un... quoi?
MOPSY
... Oui... quand ton cher petit papa t'a envoyé à l'école militaire... parce qu'il avait horreur de toi ! Couille Molle! ("voix d'homme") "Dans mon bureau, Soldat Lapin ! On veut que des mecs ici, des vrais, des vrais durs! Ah moi, je vais m'occuper de toi !"
(Mopsy saute de la balançoire, Johnny chancelle... )
Ah toi... Tes émotions... Quand vas-tu les balancer ?
JOHNNY
Bientôt.
MOPSY
Maintenant. Terminé "La Pause Sentimentale".
(elle le fait tomber de la balançoire.)
A genoux. Plus bas. Mopsy ne supporte pas les pleurnicheurs. Plus bas. C'est peut-être de ma faute, remarque. Peut-être que je ne suis vraiment pas la fille qu'il te faut.
JOHNNY
Mopsy, je... je ne dis pas ça...
MOPSY
Chéri, nous pouvons rester copain-copine sans nous faire d'illusion. Je dirais plus. Si seulement je pouvais trouver la fille qu'il te faut, je vous mettrais dans les bras l'un de l'autre ! Je me demande même si ce n'est pas le fait d'être avec moi jour après jour depuis trois mois qui t'a amené à cet état de... comment le dire gentiment... décrépitude... ?
. JOHNNY
Dans un sens... oui... c'est possible...
MOPSY ("blessée")
Ah je vois. Tu ne me trouves même pas sympa. Ce n'était que mon sale argent qui t'a attiré ? Ah Johnny, il y a tant de choses en moi que tu ne veux pas voir... les meilleures... (maligne) les pires! Au fond, tu ne me connais pas du tout.
JOHNNY
Je connais ce que tu me permets de connaître. Je n'ai jamais essayé de forcer la porte... de violer tes souvenirs... "d'antan"...
MOPSY
... "d'antan"... ?
JOHNNY
Hum... d'où tu viens vraiment ?… Les traumatismes que t'as dû subir au
berceau ?
MOPSY
Ah tu veux aller au pays "Embryon". Je te préviens, le paysage y est semé de fleurs d'oubli sous un ciel immense, étoilé de peur. Il faut être courageux pour ce voyage... t'as assez de cran? Prouve-le-moi. Offre-moi un souvenir informe...
un souvenir d'avant la mémoire... ton premier.
(Un temps.
JOHNNY
Je... on m'a emmené voir... quelqu'un...
MOPSY
Qui ?
JOHNNY
... Un appartement... Ça puait l'antiseptique...
MOPSY
L'indice de la mort.
JOHNNY
... Elle m'a attrapé... Ses seins... gonflés de médicaments... grandissaient... moi, je me faisais tout petit... je disparaissais... personne ne s'en est aperçu.
MOPSY
Nous sommes tous de petits anges. Nous disparaissons tous.
JOHNNY
Un garage... des planches... des journaux empaquetés... dans un coin, un homme, une femme...
MOPSY (vicieuse)
Et qu'est-ce qu'ils faisaient, mon ami ?
JOHNNY
Quelque chose avec un marteau.
MOPSY
Un quoi !?
JOHNNY
L'homme ricane... comme s'il m'attendait. Doucement il m'emmène dans l'ombre... pour continuer...
MOPSY
Continuer quoi ?
JOHNNY
J'sais pas.
MOPSY
Moi si. (un temps) Ils fabriquaient un cercueil.
JOHNNY
Pour la malade... ?
MOPSY
Pour toi.
(Un temps.)
JOHNNY
Comment peux-tu savoir ?
MOPSY
J'étais-là... dans l'ombre. Ce travail, je leur avais promis de le terminer. Depuis ce temps-là, je t'ai suivi partout. (Silence lourd... Elle éclate de rire.)
Une histoire à dormir debout et ce gosse fait toujours dans sa culotte ! Pas vrai ? Pas vrai ?
(Johnny sort un couteau de sa poche et l'ouvre.)
JOHNNY
Mets-toi là.
MOPSY
Johnny !! Non !!
JOHNNY
Grouille-toi... Salope !
MOPSY
Mon Dieu ! Qu'est-ce que tu vas me faire ?
JOHNNY
Ha ha ! Je vais t'attacher à un arbre, moi. Ta peau sera arrachée... lambeaux par lambeaux ! Lentement... lentement... ta gorge sera tranchée. Ta tête se détachera. Puis moi, Johnny, je pourrai enfin regarder à l'intérieur pour savoir qui tu es !
(Il tient la pointe du couteau contre elle.)
MOPSY (nonchalante)
Hé ben, qu'est-ce que t'attends ? Je vais finir par croire que tu m'aime trop pour me zigouiller. C'est gentil. Pourtant tu dois avoir rudement besoin de zigouiller quelqu'un : tu deviens nerveux !Tiens, c'est pas con comme idée. La première personne que nous rencontrerons... qui que ce soit... il faut que nous lui jouions un tour. "Nous" ça veut dire "moi et toi" !
(Elle se retourne vers la maison.)
Mais qui peut bien habiter ici enfin ?
(Tout à coup elle entre en sautillant dans la maison.)
JOHNNY
Mopsy... Mopsy... !
(Le talkie-walkie grésille : Johnny se précipite dans la maison.
La façade de la maison - simple toile de théâtre - disparaît pour faire place à l'intérieur : Une salle commune avec plusieurs aménagements inachevés. Johnny vient de franchir la porte centrale.
Pour la lecture on va suivre l'action dans un véritable décor... Mais le décor peut être simplifié selon les possibilités et le goût du metteur en scène.
Par ses structures, cette salle semble avoir été faite pour un subtil jeu de cache-cache. Une sortie vers la cuisine fermée par un rideau. Une porte de chambre. Une deuxième porte de chambre, si possible en haut d'un escalier. A quelque distance de cette porte, sur le mur, une ouverture, genre de fausse fenêtre, cachée par un rideau, donnant sur le vide.
Un tabouret renversé près d'une cheminée : sur le sol, un grand livre d'enfant. Une vieille malle. Mopsy est assise à une table sur laquelle se trouvent les reliefs d'un repas pour trois personnes, et un cendrier plein de mégots de cigares...
Toute la pièce en effet est pleine de toiles d'araignée, de poussière etc.)
MOPSY
Trois personnes habitent... ou ont habité... ? cette maison... Elles ne sont jamais revenues...
(Elle ramasse une serviette avec des traces de rouge à lèvres.)
Une dame ! (soulevant le cendrier) Un gentleman ?
JOHNNY
Et la troisième ?
MOPSY
Pas d'indice. Trouve-moi un indice.
(Johnny cherche un peu dans la pièce. Il trébuche contre le tabouret. Tandis que machinalement il le remet sur pied:)
MOPSY
Renversé? Et. qu'est-ce qu'il y a à côté?
JOHNNY
Un livre.
MOPSY
Que l'un d'eux était en train de lire? Lis, Johnny...
JOHNNY (lisant)
"Il était une fois au milieu de la forêt... une maison abandonnée. Deux troubadours s'y étaient réfugiés."
MOPSY (elle lui fait un salut "d'époque")
À qui est, cette maison, enfin...
JOHNNY
"Elle avait appartenu jadis à une grande dame qui y passa une enfance heureuse.
(Pendant le suite, Mopsy, désinvolte, mime l'histoire : )
Aujourd'hui la dame vit ailleurs avec sa famille, son beau chevalier et sa fidèle servante. Pourtant elle n'est plus heureuse. Des fantômes se sont glissés dans la maison. Ils hantent ses miroirs. Ils ricanent... Ils disparaissent... Ils apparaissent. La dame s'enfuit... accompagné de son chevalier Frédérik et sa fidèle servante. Ils ont chevauché nuit et jour et ne se sont arrêtés qu'à la porte de la maison abandonnée. Que vont-ils trouver ?"
MOPSY
Deux espiègles troubadours... ?
JOHNNY
"Les troubadours disent à la dame :
'Nous chasserons votre tristesse.'
'Alors je vous invite à mon festin.'
Le premier troubadour, tout ébloui, lui fit la cour !
Le festin commença au coucher du soleil.
Soudain le second troubadour...
(Il s'arrête.)
MOPSY
Et alors ?
JOHNNY
Quelqu'un a déchiré la dernière page.
MOPSY
Mais... qu'est-ce que tu attends !? Il faut la trouver !! Cherche... Cherchons !
(Elle se lève... puis tout à coup elle monte l'escalier et disparaît. Johnny hésite, perplexe.)
JOHNNY
Mopsy, nous allons avoir des ennuis.
MOPSY
Oh, Johnny, noOOON !!
(Cri de terreur de Mopsy. A la fausse fenêtre sa tête apparaît, des mains lui serrent le cou. Johnny court vers la porte centrale.)
MOPSY (désinvolte, écartant ses propres mains)
Et tu ne lèverais pas le petit doigt pour moi ! Monte... il y a une belle vue...
(et en montrant un balai de branchage)
Sans parler de la sorcière... celle qui garde ton billet de retour pour Paris !... Viens, monte!
(Johnny monte l'escalier et disparaît.
Bruit de voiture. Un temps.
Entre Liliane, femme d'un certain âge, vêtue d'un ensemble qui implique de l'argent et de l'excentricité. Elle est suivie par Frédérik, presque 30 ans ; il porte des sacs de voyage. Il est habillé avec une élégance très surfaite.
Puis viens Carole, 20 ans. Habillée en femme de chambre, Carole a l'air mal dans sa peau.)
LILIANE (gaiement)
Oui mon petit Frédérik, nous ferons un festin ! Des bougies ! De la musique ! Carole nous mijotera ses mets les plus exquis ! On n'a jamais trouvé de gens morts de faim chez moi ! (elle regarde la table... )
Mais comme c'est sale ici ! Qui a pu laisser la maison dans cet état ?
CAROLE
Peut-être... nous ?
LILIANE
Carole ! Il va falloir que tu astiques tout, tout... Freddy mon chéri,
porte les sacs dans ma chambre...
FREDERIK
Où est-ce ?
LILIANE
Ça tu le sais bien, voyons.
FREDERIK
C'est la première fois que je viens ici, Liliane.
LILIANE
Ah bon? (en montrant le cendrier) Alors qui a fumé tous ces gros cigares ?
Moi ? Quelle idée ! Nous dormons là-bas, nous mangeons ici, la cuisine est là... (elle monte l'escalier: ) Et là-haut...
CAROLE
Oui : Dis-nous exactement ce qu'il y a là-haut ?
LILIANE
Petit sotte, c'est là que je garde le plus intime de mes secrets... ainsi que la service de table... les nappes de damas... l'argenterie... le...
(Elle ouvre la porte : elle voit Mopsy et Johnny sur un fond de bric-à-brac de jouets d'enfant. Liliane descend en courant, criant : )
LES FANTOMES !
MOPSY (en la suivant, jouant "l'innocente" d'une manière très convaincante : )
A zut zut... nous n'avons pas voulu vous effrayer... Je suis désolée ! Nous nous promenions dans le bois... nous avons vu cette maison "enchantée" ! Comme elle avait l'air abandonnée, nous sommes entrés... juste pour jeter un coup
d'oeil ! En entendant vos voix, nous aussi, nous avons eu peur !
LILIANE (reprenant son souffle)
Ça va...
MOPSY
Vraiment... je suis... vraiment...
LILIANE
Mais quelle enfant délicieuse ! C'est moi qui vous dois des excuses, pour vous avoir effrayés.
MOPSY
C'est pas grave !
LILIANE
Et qui est cet autre "personnage" caché derrière vous ?
MOPSY
Mon... mari. On est venu en France en... voyage de noces ! Il est plus timide que moi. Lui, c'est Johnny ! Moi, je m'appelle Mopsy.
LILIANE
Et moi... Liliane ! Descendez que je vous vois mieux... Délicieux, tous les deux. Et que faites vous... à part squatter les maisons "enchantées" ?
MOPSY
Johnny joue du pipeau à l'entrée des cinémas... Montre ton pipeau à la dame, Johnny. Joue quelque chose ! (Johnny joue.) Et moi je chante. Nous adorons chanter... danser...
LILIANE
Oh si seulement tous les jeunes étaient comme vous... gais, innocents ... vifs ! Ah, j'aurais voulu avoir une fille... exactement comme vous. Evidemment je suis trop jeune pour avoir une fille... de votre âge ! Oui, votre présence me plaît énormément !, on dirait que vous êtes venus exprès. Car ce soir nous allons faire un festin...
MOPSY
Un festin ?!
LILIANE
Oui ! C'est pour le festin que je m'enfuis toujours vers cette maison... Jadis... lors de mon enfance heureuse j'étais protégée ici par la famille, par mes amis, par toute une... armée de gens ! Ici j'arrive à oublier...
(Elle saisit Mopsy par la main et la fait tourner sur place :)
... Nous irons passer une journée sans nuage à danser sur l'herbe... Colombine jouera à cache-cache avec Arlequin ! Ce soir vous serez les hôtes d'honneur de mon...
MOPSY
Festin ?!
LILIANE
C'est ça ! J'ai même les costumes quelque part...
(Elle ouvre la malle... tout en fouillant : )
... de très marrants !... Nous allons nous déguiser... En ce temps-là... nous pensions que les années de malheur étaient terminées... alors nous nous déguisions, nous inventions des jeux...
(Elle sort une paire de bottes d'homme)
Des godasses ? Dans mon coffre ? Frédérik, emporte-les tout de suite !
FREDERIK
Elles ne sont pas à moi !
LILIANE (têtue)
Alors elles ne sont à personne ! Je ne veux plus les voir !
(Tandis qu'il les cache rapidement, Liliane sort une robe très fanée... elle est à l'envers... Liliane la retourne... on voit que dans le passé elle était très belle. Liliane la tient comme pour l'essayer à Mopsy... mais semble attirée vers Carole. Troublée... )
Toi, tu es déjà déguisée... pourquoi ?
MOPSY (sort de la malle une vieille robe d'enfant mangée par les mites)
A qui est cette chose ?
(Un temps)
LILIANE
C'est à moi. Je l'ai portée il y a... peu de temps.
(Liliane arrache la robe de Mopsy, puis la jette vaguement en direction de Carole... ensuite elle se met à genoux et sort de la malle d'autres costumes dont elle recouvre la robe d'enfant... Doucement Carole s'est approchée de Mopsy... )
CAROLE (chuchotant à Mopsy)
Allez-vous-en !
LILIANE
Carole ! Tu m'accuses de ne te voir jamais ! Suis-je censé être sourde aussi ? Tu oses donner des ordres ? Non. Ils ne partiront pas avant de nous remettre leurs cadeaux !
CAROLE
Mais... qu'est-ce qu'ils nous apportent ?
LILIANE
La seule chose que les gens peuvent donner : ce qu'ils sont… Mopsy et Johnny vont s'installer chez nous... après quoi... quand nous saurons qui ils sont... ils pourront partir... si on le leur permet.
CAROLE
Il n'y a pas assez de place... même pour un soir.
LILIANE
Mais si, il y a assez de place !
CAROLE
Excusez-moi, Madame... Mais vous m'avez promis...
LILIANE
Quoi?
CAROLE
Paul.
LILIANE (exacerbée)
Oh Paul, Paul ! Ce nom !! Elle a trouvé un "amoureux" au printemps dernier... son premier vrai flirt... Avant, elle m'a servie avec un tel dévouement qu'elle n'avait pas eu de temps pour ce genre de bêtise. Mais depuis ! Alors là ! "Paul" ! Chaque fois qu'elle me regarde avec ses gros yeux elle m'oblige à penser
"Paul" ! Malheureusement, j'avais promis qu'il pourrait nous rejoindre à notre prochaine visite. (à Carole) Ça y est: tu vas coucher avec lui dans la cuisine !
CAROLE
La cuisine ?!
LILIANE
Je suis certaine que le banc est assez large pour deux personnes.
CAROLE
C'est trop injuste ! Il ne voudra pas venir !
LILIANE
Ecoute... petite... je fais ce que je peux pour être agréable à la femme de chambre. Mais les invités passent avant ! De toute façon, tu le perdras. Mopsy ! je vous présente Frédérik, mon ami le plus intime.
(Signe de tête froid de Frédérik.)
Il m'aime à la folie mais il est du style "vieille école"... son regard pourrait congeler un quart de beurre fondu. A notre première rencontre je me suis dit, ça, c'est un chevalier, ça, mais au fur et à mesure que le temps s'écoule...
FREDERIK (la coupant)
Je ne suis pas un chevalier. J'aime l'escrime - un point, c'est tout. Liliane, je suis certain que ces gens sont pressés.
LILIANE
Oui… où allons nous les mettre...
MOPSY
... Là-haut... il y a une si belle vue... !
CAROLE
Hum... évidemment... de ma chambre !
LILIANE
C'est normal. Et je regrette. (à Mopsy) ... qu'en pleine campagne
je ne puisse pas vous offrir une véritable suite pour votre lune de miel... "Honeymoon"... profitez-en... c'est tout ce que vous aurez... c'est tout ce que j'ai eu, moi. Mon mari est mort peu après. D'un mal de dents. Hé oui, c'est ainsi
que les gens meurent de nos jours. J'ai pouffé de rire ! Je n'ai pas pu m'en empêcher ! ... "Chut ! Pas de bruit ! Ils vont vous remarquer !" Alors je me suis tue... pendant des années... J'ai étouffé mes sanglots... Et encore ce n'était pas assez... ? Ils me poursuivent toujours...
MOPSY
Qui ?
LILIANE (fixe les quatre personnes du regard... en reculant)
Les fantômes...
(Brusquement elle sort de la maison en courant.)
CAROLE
Je vous en supplie, partez ! (Elle sort, suivie de Frédérik.)
JOHNNY (se précipite vers la porte centrale)
Ah oui, allons-nous-en !
MOPSY
Non.
JOHNNY
Cette maison est sinistre, cette bonne femme sinistre !
MOPSY
Un conte de fées se réalise.
JOHNNY
Quoi ?
MOPSY
Une dame poursuivie par des fantômes revient dans ses terres ... avec un chevalier et une fidèle servante ? Nous allons savoir la fin du conte.
JOHNNY
On achètera le live à Paris ! viens !
MOPSY
Mais non. Ce sera tellement plus marrant d'en faire un jeu.
JOHNNY
Un jeu ?
MOPSY (joyeuse)
Toi et moi : nous allons vivre la dernière page ! Tu es troubadour et tu le sais
bien ! Tu vas faire la cour à la belle dame ! Ça aussi, tu le sais !
JOHNNY
La cour ?
MOPSY
Oui : comme dans le livre ! Ne t'ai-je pas dit que je te mettrais dans le bras de "La fille qu'il te faut" ? Eh ben, Liliane ! c'est la fille qu'il te faut. Avant de m'éclipser, je vous réunirai !
JOHNNY
Ecoute... Sérieusement... je ne peux même pas parler avec ce genre de... sans parler de... tu sais de quoi je parle...
MOPSY
Dans la vie, mon petit Johnny, les contraires s'attirent ! Ah je sens bien votre couple... Liliane... t'enseignant ses belles manières d'antan... toi, améliorant son éducation sentimentale... au lit !
JOHNNY
J'AI PASL'INTENTION MOI DE MOURIR D'UN MAL DE DENTS ! ELLE EST FOLLE A LIER, CETTE BONNE FEMME !
MOPSY
"Je sais que je suis stupide et garce mais je n'y peux rien : je suis folle à lier." Cette bonne femme égoïste... nous allons la détruire !
JOHNNY
Mopsy, elle est vieille !
MOPSY
Figure-toi qu'elle n'est pas du tout de ton avis : "Je suis trop jeune pour avoir une fille... de votre âge !"
JOHNNY (têtu)
C'est une vieille peau !
MOPSY
Je m'en fous. C'est moi qui paie. C'est moi qui donne les ordres. Tu vas la tuer.
JOHNNY (sidéré)
Tu veux réellement que... je... je tue... ?
MOPSY
Bien sûr. Que Liliane soit attachée à l'arbre. Que sa peau soit arrachée lambeau par lambeau. Si je t'ai fait cadeau d'un couteau, c'était pour quelque chose, non ?
(Un temps)
JOHNNY
Mopsy... écoute... à vrai dire... je n'ai jamais... tué... personne.
MOPSY (sérieusement)
Il y a toujours une première fois. (gloussant) "Tuer" selon Mopsy veut dire "rendre la folle follement amoureuse"... comme dans le livre !
JOHNNY
Je peux pas faire ce truc-là, je peux pas.
MOPSY
Parce qu'il faut toucher un peu à la vieillesse et à la folie ! Franchement, Johnny, comme excuse... !
JOHNNY
Ce n'est pas seulement ça...
MOPSY
Alors quoi ?
JOHNNY
Eh bien...
MOPSY
Eh bien ?
JOHNNY
J'espère que tu ne seras pas trop étonnée... mais... toi... t'es la première fille avec qui j'ai jamais couché... Et... et voilà. Alors... tu peux comprendre...
MOPSY
Que t'as besoin d'autre expériences. Tu étais vierge, mon trésor ?
JOHNNY
... pas exactement...
MOPSY (gentiment)
Allons... tu peux tout confier à ta petite soeur Mopsy... nous sommes devenus si proches l'un de l'autre... rien ne saurait nous séparer.
JOHNNY
Je n'en suis pas certain.
MOPSY
Moi si. (l'enlaçant) Dis tout à Mopsy, cela ne peut que nous unir davantage !
JOHNNY
... euh... Mopsy...
MOPSY
Oui, mon chéri.
JOHNNY
Je... euh...
MOPSY
Dis-le, mon chéri.
JOHNNY
Je suis... un... comment dire. J'ai... ce qu'on appelle... des tendances... euh...
pédales.
MOPSY
Continue, mon chéri.
JOHNNY
Mais c'est ça... que j'ai voulu te dire... enfin... que je n'ai pas voulu te dire...
MOPSY
Ah j'ai mal compris ! Je croyais que tu allais me dire quelque chose de nouveau... mon chéri !
JOHNNY
Tu le savais! Comment ?
MOPSY
Pour être évident c'est évident... mon chéri !
JOHNNY
Bon alors... tu peux comprendre que ça rend ce truc...
MOPSY
Mille fois plus marrant !
JOHNNY
Mopsy, comment peux-tu me demander de faire une chose pareille... surtout que toi, tu me plais tellement... que j'envisage même de..
MOPSY
Cesser d'être pédale ? Mais non mais non. Tu étais sans le sou, t'avais besoin d'un bain... ce soir-là, Mopsy est tombée du ciel. Pas étonnant que je t'ai plu ! Ne t'inquiète pas ! Tu me plais, toi aussi... et tel quel !
JOHNNY (forçant le ton)
Mais moi... je t'aime, Mopsy.
MOPSY
Je sais. (D'un coup, elle l'embrasse longuement sur la bouche.)
Tu peux ouvrir les yeux maintenant ! Hé oui... la nuit... au lit, pendant que je parle de mon mari... "hypothétique" !... tu fermes les yeux et rêves d'être moi... et moi j'suis lui ? C'est ainsi que le petit garçon arrive à "aimer" Mopsy. Avec Liliane tu penseras à... j'sais pas... des soldats... ? des soldats en herbe... Et encore oui, j'étais là, sur le palier, juste derrière la porte, cet après-midi ... quand tu as emmené deux de tes "copains" chez moi ! J'ai entendu des choses ! On aurait dit des petits garçons ensemble la nuit dans... le dortoir de ton école militaire ?.. presque endormis... jusqu'à...
(Soudain elle lui donne un coup de pied : ) Réveille-toi, mon vaillant ! C'est la bataille ! Les trompettes résonnent !
Les haut-parleurs hurlent : "Poignarde l'ennemi... Poignarde l'ami !"
(Elle le bourre de coups, il se défend ; contrôlé par elle - rapidement la plus forte - ça devient un corps à corps assez érotique : )
Pense à lui, Johnny... ta lance contre la sienne... la sueur, le sang, la chair et encore une blessure, et puis les tortures les couteaux le sang, plus fort, Johnny, plus fort, tue, tue, tu aimes tuer, tu aimes mourir, tu tues en faisant l'amour... oui oui OUI ?
JOHNNY
Oui !
MOPSY
Tu vas tuer Liliane... en amoureux. Sinon je te réformerai... et nous ne nous reverrons plus jamais.
(Carole et Frédérik entrent, en portant Liliane endormie.)
CAROLE
Dieu merci, vous êtes encore là ! Nous avons été obligés de lui promettre que vous resteriez...
FREDERIK
Avant qu'elle accepte la piqûre.
CAROLE
Si en se réveillant, elle ne vous trouvait plus...
MOPSY (faisant signe à Johnny de remplacer Carole auprès de Liliane)
Distraire... amuser... c'est pour ça que nous sommes venus !
(à Johnny) N'est-ce pas ?
JOHNNY
Je ferai tout ce que tu voudras.
(Il a sourit, charmeur, en direction de Frédérik. Les hommes portent Liliane dans sa chambre. Sur le seuil de la porte, Carole les suit de regard. Sans bruit, Mopsy se place derrière elle pour regarder dans la chambre. Carole se retourne... pour se trouve face à face avec Mopsy. Carole et Mopsy se dévisagent. Carole par un mouvement discret bloque l'entrée de la chambre. Le noir
se fait lentement.)
Scène 2
(Fin d'après-midi. Sur la table une belle nappe... et une boîte d'allumettes. Mopsy pose la dernière bougie dans un chandelier. Liliane entre. En robe de chambre, les cheveux défaits, elle a l'air plus normale et un peu plus jeune... elle porte des "costumes" sur le bras... )
LILIANE
Ho là... ho là ! mais il n y a plus personne? Frédérik !
MOPSY
... "allé" chercher un pull-over pour Johhny.
LILIANE
Et Johnny ?
MOPSY
... "allé" aider Carole à préparer le festin... le vôtre !
LILIANE
Moi, je lui ai préparé un costume... regarde, celui-là est pour Freddy !
MOPSY
Qu'est-ce qu'il est mignon hein ?
LILIANE
Oh Freddy, c'est un ange.
MOPSY
Vous trouvez ? Moi je parlais de Johnny !
LILIANE (caressant Mopsy, très maternellement)
Oui, mon enfant, il est le plus mignon... parce que vous êtes jeune...
le printemps arrive !... enfin l'été... vous êtes amoureuse pour la première fois... mariés !... pour la première fois... Profitez de ce temps... c'est tout ce que vous aurez... hélas... c'est tout ce que moi j'ai eu...
MOPSY (se dégageant)
Johnny n'est pas mon mari.
LILIANE (un temps... un peu choquée)
Je vois.
MOPSY (minaudant)
Vous ne voyez rien du tout. Johnny est... mon... petit frère !
LILIANE (très soupçonneuse)
Pourquoi m'avez-vous menti ?
MOPSY
J'avais peur !
LILIANE
De moi ?
MOPSY
De tout le monde ! Une jeune fille comme moi... c'est compliquée de voyager toute seule ! Autrefois... je me serais déguisée en page! Mais maintenant... Comment... Ça y est ! Trouvé ! Je vais faire passer mon frangin pour mon mari !! Ensuite..
LILIANE
Arrêtez ! je ne comprends rien ! Vous mentez, vous mentez, pourquoi ?
MOPSY
Pour échapper aux hommes !! bien sûr !!
LILIANE
Aux hommes ?
MOPSY
Oui ! Aux choses terribles qu'ils pourraient me faire !
LILIANE (éclatant de rire)
Oh mon Dieu... les hommes, il faut les attirer... le plus possible !... Non mais vous êtes adorable !... Et quand vous aurez mis cette robe... et, en plus, du rouge aux lèvres !... oui et on va complètement changer cette coiffure... c'est ridicule, ça fait gnangnan !... après quoi... vous voilà.. Mopsy... une vraie petite dame!
Plus de possibilité de fuir ! En un éclair, la porte s'ouvrira, la chambre sera remplie de chevaliers ! Mettez cette robe.
MOPSY
Liliane, une telle robe, jamais je ne pourrai la porter ! C'était fait pour une femme élégante et belle ! Pour vous.
LILIANE
... Mais oui, ç'a été fait pour moi en fait.
MOPSY
Allons vite dans votre chambre... pour bien l'arranger !
(Brusquement, Carole entre de la cuisine avec une bouteille de vin, suivie par Johnny portant quatre verres.)
CAROLE
J'ai besoin d'aide à la cuisine.
MOPSY
Oh Johnny regarde ! mettez ça devant vous... elle est belle, Liliane, hein ?
JOHNNY (nerveux)
Oui, oui, très gentille.
LILIANE
Venez, Mopsy, nous allons faire de la couture, nous allons bavarder...
CAROLE
Attendez! Mopsy, pourriez-vous me donner un coup de main...
MOPSY (extrêmement gentille)
Je parie que Carole aimerait bien se montrer dans cette robe... à Paul!
LILIANE (irritée)
Carole, je suis occupée ! Ne m'embête plus avec ce... ce... !
CAROLE
Mais non, c'est la vaisselle dont j'ai..-
LILIANE
Et cesse d'embêter mes invités enfin! (à Mopsy) Venez !
CAROLE
Si Mopsy voit tout à l'avance... il n'y aura plus de surprise !
LILIANE (vaguement)
Ah oui... J'ai des surprises... pour tout le monde. Il ne faut surtout pas que Mopsy les voit...
(Elle s'échappe dans sa chambre tandis que Johnny part rapidement dans la cuisine.)
MOPSY (naïvement)
Carole... pourquoi Liliane est-elle si braquée contre votre ami ?
CAROLE
Je crois rêver : de Liliane, vous attendez encore de la logique ?
(Elle s'assoit sur le tabouret près de la cheminée, et fait signe à Mopsy de la rejoindre... )
Ah cette bonne femme... parfois je voudrais la... enfin je ne sais pas ce que je pourrais lui faire !
MOPSY
Dites-donc, vous êtes beaucoup plus passionnée que je l'aurais cru !
CAROLE
Je vous confie, ma chère, qu'il n'est pas facile de vivre tous les jours pendant des mois et des mois avec quelqu'un qui ne vous voit même pas ! (sourire malin) Bon... j'en tire ce que je peux. Honni soit qui mal y pense !
(Carole sort une cigarette de la poche de son tablier, Mopsy prend les allumettes sur la table ... elle allume la cigarette de Carole. Complice : )
Et vous, qu'est-ce que vous essayez de lui... soutirez ?
MOPSY
Pardon ?
CAROLE
Oui oui, je ne suis pas si bête. Qu'est-ce que vous attendez d'elle... ?
(Un temps) Je pourrais peut-être vous aider? (Un temps)
MOPSY (innocemment)
Moi, je voulais passer une belle journée à la campagne... c'est tout.
FREDERIK (entrant avec un pull-over par la porte centrale)
Johnny !
VOIX DE LILIANE
Frédérik ! Mon Dieu, que j'ai froid tout à coup ! Fais du feu.
(Frédérik s'accroupit devant la cheminée... Carole s'éclipse dans la cuisine avec le pull-over. Un temps. Mopsy s'approche doucement de Frédérik et lui tend les allumettes par dessus son épaule.)
MOPSY (très vamp)
T'as besoin d'allumettes ?
FREDERIK
Merci.
MOPSY (effleurant son épaule)
Quelle veste merveilleuse... trop merveilleuse pour être salie... comme
ça.
FREDERIK
C'est Liliane qui me l'a donnée.
MOPSY
Hum... je m'en doutais... je t'ai compris tout de suite. T'es mignon... et tu le sais... pas vrai?
(Frédérik la scrute. Froidement il enlève la main de Mopsy de son épaule.)
FREDERIK
Vous, vous n'êtes pas mignonne.
MOPSY (minaude)
Tant pis pour toi... !
(Mopsy entre en sautillant dans la chambre de Liliane... Johnny jette un coup d'oeil de la cuisine, puis il entre. Il port le pull-over.)
JOHNNY
Merci... pour le pull-over !
FREDERIK (s'occupant toujours du feu)
De rien.
(Un temps.)
JOHNNY
Quel pull-over... merveilleux !
FREDERIK
Un peu extravagant non?
JOHNNY
Mais c'est pour ça que je l'aime !... Et votre veste... une merveille aussi ! Faites gaffe ! Elle est trop... trop fantastique !... pour être salie comme ça !
FREDERIK
Je m'en fous ! Je m'en fous ! Jamais je ne l’aurais choisie moi-même !
JOHNNY
Un petit cadeau de Liliane... hein ?
FREDERIK
Evidemment.
JOHNNY
Elle achète vos vêtements... tous vos vêtements ?
FREDERIK
Euh... quelques-uns.
JOHNNY
Ce pull-over... ?
FREDERIK
Oui.
JOHNNY
Vous et elle... comment ça... s'est fait...
FREDERIK (étouffe un fou rire)
Histoire compliquée. (un temps) Je sais, je sais... nous formons...
JOHNNY
... Un drôle de couple. Très franchement, un couple des plus étranges !
(Sourires complices entre eux.) Je n'aurais pas dû dire ça...
FREDERIK
Au contraire ! Quel plaisir d'entendre une vérité première exprimée en toute simplicité. Ça change.
JOHNNY
Ah oui ? Alors j'irais plus loin. Elle n'a pas l'air d'être le "genre" de... de personne... qui puisse "attirer"... un... homme ?... comme vous !
FREDERIK
Elle ne l'est pas !
JOHNNY
Mopsy n'est pas mon type non plus.
FREDERIK
A vrai dire... je ne vous aime pas moins pour ça !
JOHNNY
... Vous savez de quoi je parle?
FREDERIK
Parfaitement.
JOHNNY
Dans ce cas... peut-être pouvons-nous arrêter... notre petit duel ?
FREDERIK (ambigu)
J'adore l'escrime.
JOHNNY
Ah oui... sale brute va !
(gaîment il jette son pipeau à Frédérik et attrape le tisonnier.)
En garde !
(Ils "croisent le fer".)
Vous aussi... ce genre de choses... vous en voulez hein ?
FREDERIK
Sûr que oui.
JOHNNY
Alors... frappe, Freddy, frappe ! Plus fort !
FREDERIK
Hé là, attention !
JOHNNY (près de Frédérik après l'assaut) C'est la bataille... t'es un soldat...
FREDERIK
Un...
JOHNNY
T'aimes tuer, toi, je t'ai compris tout de suite, le premier regard qui est passé entre nous...
(Il presse le tisonnier contre le pipeau: )
Ah Freddy ! Freddy ! pourquoi dois-je t'aimer à la folie déjà ?
FREDERIK
QUOI ??
JOHNNY
T'es coincé, moi aussi. Fuyons ensemble ! Laissons ces trois salopes s'entre-dévorer comme elles veulent !
FREDERIK (glacial)
Je crains que vous ne fassiez erreur.
(Un temps. Johnny gémit, il regarde ailleurs,
mortellement humilié. Plus gentil)
Pas de scènes, s'il vous plaît. Je ne suis pas comme ça, c'est tout. Je regrette.
JOHNNY
Ça va... ce n'est pas de votre faute...
FREDERIK
Vous avez l'air d'être dans une situation... peu confortable ?
JOHNNY
Hé oui.
FREDERIK
Est-ce que votre femme est au courant ?
JOHNNY
Nous ne sommes pas mariés. Pour le reste... elle prend un malin plaisir à
m'encourager !
FREDERIK
Je comprends ! Il n'y a aucune affection entre vous deux... du tout ?
JOHNNY
"Affection" ? Je vous en prie ! pas ce mot à Mopsy : c'est un monstre.
FREDERIK
Alors pourquoi diable restez-vous avec elle ?
JOHNNY
C'est simple. Sans elle je risque de devenir un vagabond... voyou... un étranger qui vole les sacs des vieilles petites dames.
FREDERIK
Ne pourriez-vous pas trouver du travail ?
JOHNNY
En faisant quoi ? Je sais jouer de l'harmonica et du pipeau... plutôt mal, le pipeau... je vous l'ai dit, j'suis coincé !
FREDERIK
Franchement, à votre place, moi, je chercherais un travail tout à fait ordinaire… dans mon propre pays !
JOHNNY
Retourner... ?
FREDERIK
Johnny, vous êtes coincé ? c'est évident... pourquoi ? Vous voilà avec trop de temps et pas assez d'argent dans un pays qui n'a pas voulu de vous... alors vous tombez dans le filet de quelqu'un comme elle, c'est fatal ! Résultat : plus coincé que jamais ; en plus Mopsy vous fait perdre votre temps, bravo ! En ce moment même, mon Dieu, que pouvez vous bien faire dans cette maison ?
JOHNNY
Freddy, je vais tout vous dire... tout !
(Il jette un coup d'œil à la chambre et se rapproche de l'oreille de Frédérik... il chuchote : )
Dans cette maison, en ce moment, je devrais faire follement l'amour, l'amour..-
FREDERIK (s'écartant, furieux)
L'amour ! Vous ne me connaissez même pas ! Bon Dieu ces phrases !
Ce n'est pas l'amour que vous cherchez, jeune homme, c'est de l'argent
... à piquer ! Et si moi je vous conseillais de chercher plutôt quelqu'un qui ait besoin de vous... pour une fois dans votre vie ?
(Johnny est très offensé. Mal à l'aise : )
... Cette personne... je peux vous assurer... sera une fille.
JOHNNY
Parole d'honneur ?
FREDERIK
Sûr que... euh... (maladroitement) Un garçon... sensible comme vous êtes !... fera un jour... un excellent mari. Il faut... simplement...que vous trouviez une fille... pas comme elle hein... non... la fille qu'il vous faut, quoi ! Quel âge avez-vous ?
JOHNNY
18 ans.
FREDERIK
Comme c'est jeune !
JOHNNY
Possible, mon pote, mais assez vieux pour avoir déjà entendu ce genre de prêchi-prêcha ! Remarque, toi tu as trouvé la fille qui a besoin de toi !
Hé Freddy... qui achète tes vêtements... tes slips? Pourquoi tu ne cherches pas du travail... quelque chose un peu plus disons... ordinaire ?
FREDERIK (furieux)
Je vais aller... couper du bois !
JOHNNY
Evidemment. (Frédérik s'échappe par la cuisine.)
Salaud... sale... fils de pute!
(Violemment il lance une assiette à travers la pièce... contre la porte de la chambre de Liliane. Liliane entre, portant la robe qui lui donne une beauté patricienne mais accentue sa pâleur. Elle n'est pas agrafée, on voit le soutien-gorge. Mopsy la suit, habillée en page... elle porte un béret et deux taies d'oreiller en guise de tunique.)
MOPSY
Johnny, voilà une femme pour toi !
(Elle agrafe la robe de Liliane :
LILIANE
Mais qu'est-ce que vous faites, qu'est-ce que vous faites...
JOHNNY
Liliane, je vous aime à la folie.
JOHNNY
Mais si ! je vous adore! Mopsy, essaye de comprendre !
MOPSY
T'en fais pas : Liliane sait très bien que tu es mon frère.
LILIANE
C'est un jeu... non ?
JOHNNY
Un jeu ? Si vous ne me prenez pas au sérieux... je commets un acte
Désespéré ! (Il brandit son couteau ! Brusquement Carole sort de la cuisine tandis que Liliane court vers
Johnny : )
LILIANE
Je vous crois ! Il n'y a que les sentiments, les vrais, pour faire briller les yeux de colère ! (Elle saisit son bras pour abaisser le couteau : )
Je ne veux pas que vous éteigniez cette flamme... elle est précieuse…
CAROLE (prenant le couteau)
Donne-moi ce couteau.
LILIANE (confuse)
Comment...
CAROLE
J'en ai besoin... pour mes légumes !
(Tandis que Frédérik sort de la cuisine, une hache à la main, et traverse la pièce en longeant les murs pour éviter une confrontation avec quiconque : )
LILIANE
Carole : tu vois bien que je suis en conversation intime avec ce..
(elle aperçoit Frédérik. Terrifiée) Qu'est-ce que tu vas faire avec cette hache ?
FREDERIK
Je vais... couper du bois !
LILIANE
C'est ça. Va. Coupe.
(Il sort rapidement par la porte centrale; Carole s'est éclipsée dans la cuisine.)
MOPSY
Etant donné la gravité de la situation, je vais vous laisser seuls, tous les deux. Comme c'est émouvant.
(Elle monte l'escalier. Sur le palier elle se retourne et fait un bras d'honneur à Johnny
avant de disparaître. Un temps.)
LILIANE
Vous m'aimez vraiment... Est-ce possible ? On peut encore m'aimer ?
JOHNNY
Oh oui.
LILIANE
Mais nous nous connaissons à peine.
JOHNNY
Il me semble que je vous connais depuis toujours !
LILIANE
Vous me connaissez depuis ce matin. Comment avez-vous pu arriver à m'aimer si vite ?
JOHNNY
J'suis un impulsif, moi !
LILIANE
Je vois ! Mais il faut que vous en sachiez un peu plus que mon nom. C'est Liliane. Il faut que vous sachiez... je ne sais pas... J'ai un charmant appartement à Paris, un chalet en Suisse. Je suis riche. il y a des choses que vous ignorez....
JOHNNY (soudain intéressé)
Très riche ?
LILIANE
Une belle fortune. Bien sûr, ce n'est pas pour ça que vous m'avez remarquée...
JOHNNY
Euh... non...
LILIANE
Quoique, si je voulais vous aider...
JOHNNY
... J'écoute...
LILIANE
Il y a tant de misère de par le monde ?
JOHNNY
Ah ça...
LILIANE
Moi aussi je suis plutôt malheureuse. Voyez vous... quand on s'intéresse à quelqu'un il faut s'intéresser au côté sombre de sa vie.
JOHNNY
Mais cela m'intéresse, Liliane. Sincèrement. Je vous vois troublée... pourquoi ?
(Liliane va vers la cheminée pour chercher quelque chose... elle s'assoit sur le tabouret.)
LILIANE
Les fantômes me poursuivent. Ils s'infiltrent partout. Ils nous recouvrent d'une sorte d’horrible poussière. Ils nient que des êtres humains soient merveilleusement... complexes. Oui chacun de nous a en soi des facettes à l'infini... des rayons de soleil se reflétant sur les vagues. Nous sommes tous vieux, jeunes, habiles, stupides, même - si on se laisse gagner par eux - cruels. C'est étrange, non ? Ils nient notre complexité... et ce sont eux qui nous ont rendus plus complexes !
JOHNNY
Ne vous inquiétez pas. Je les vaincrai.
LILIANE
Johnny... si confiant... si vulnérable : un jeune homme innocent. Vous ne seriez pas le premier ange qu'ils ont transformé en démon.
JOHNNY
Je saurai m'y prendre.
LILIANE
Alors, donnez-moi votre parole, comme un preux chevalier.
(Avec dignité, Johnny prend son pipeau et le brandit devant son visage comme un chevalier pour se faire introniser.)
"Je jure de protéger Liliane toujours."
JOHNNY
Oui.
LILIANE
"Je jure d'aimer Liliane toujours."
JOHNNY
Euh... oui.
LILIANE
"Je resterai près de Liliane jusqu'à l'éternité !"
(Il hésite. Il voit Mopsy apparaître à la fausse fenêtre, le livre à la main. Souriante, elle fait un "oui" de tête.)
JOHNNY
Liliane. .. je…
(Mopsy tape du pied... disparaît. Liliane, surprise, se retourne. )
J'ai fait du bruit... pour les intimider !
LILIANE
Et c'était bien fait ! Il suffit de penser à eux... en un éclair ils se regroupent comme des mouches... au loin ! dans l'ombre ! d'où viennent les sons un peu difficiles à préciser. S'ils réussissent à prendre forme humaine... ils m'emporteront de force !
JOHNNY
Mais qui sont-ils, Liliane ? Qui ?
LILIANE
De tous ceux qui m'ont approchée, vous êtes le premier à vous intéresser à ces choses. Quand je m'obstinais à en parler aux autres, je ressentais leur gêne, oui, je les énervais ! Personne ne m'a écoutée pendant toutes ces années.
JOHNNY
Ils vous troublent depuis si longtemps... depuis votre enfance ? et même ... avant les souvenirs ?
LILIANE
Oh non ! Il y avait une époque où tout était différent. Le sort n'était pas encore jeté. Je vivais dans un pays de conte de fées... du moins c'est ce qu'il me semble maintenant. J'ai été une jeune fille comme les autres. J'ai eu une mère, un père, puis un mari... aussi gentil que vous !
JOHNNY
Que s'est-il passé ?
LILIANE
... Les choses ont pris mauvaise tournure. Sans bruit, on a cultivé... puis laissé échapper... un petit germe.
JOHNNY
Un petit germe ?
LILIANE
Une idée...
JOHNNY
Dans votre maison ?
LILIANE
Non, partout... germe à détruire nos sentiments ! Et combien efficace ! Après un temps, on ne voit que des corps vides, des coquilles, sensibles seulement à leur bien-être ! Si vous avez su garder votre âme, elle brille à l'intérieur et vous dénonce. Et alors vous êtes détruit : corps et âme. "Ah, comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ?" Comment ?... comment ?.. ? Ceux qui posent les questions trouvent bien des explications, des explications contradictoires, oui, ils se délectent, ces gens, de leurs explications comme ces monstres se délectaient de notre misère. Vous comprenez de quoi je parle?
JOHNNY (mal à l'aise)
Euh... dans un certain sens... oui. Vous parlez de la guerre ?
(Liliane fait "oui" de la tête.)
Vous avez beaucoup souffert pendant la guerre ?
(Liliane fait "oui" de la tête.)
Et... vous ruminez toujours... ?
LILIANE
"Ruminer" ? Drôle de mot ! Ecoutez-moi bien, Johnny ! Mes renseignements vous seront indispensables... pour vous protéger contre eux quand ils viendront vous prendre !
JOHNNY
... cela m'étonnerait que je les rencontre dans un proche avenir.
LILIANE
Oh là... j'ai vu des milliers de jeunes gens exactement comme vous, souriants, pas prétentieux pour deux sous, transformés en soldats... tous amenés à nous viser avec leurs flèches trempées dans le poison des mensonges ! Un enfant malheureux, frustré, casse son jouet. Depuis des siècles on vous rend malheureux... on vous pousse à briser vos jouets, à briser les autres... ces autres qui vous brisent à leur tour. Peu à peu, l'humanité se transforme en jouets. Vous ne croyez pas ?
JOHNNY (de plus en plus mal à l'aise)
Je n'y ai jamais beaucoup réfléchi...
LILIANE
Comment est-ce possible ?
JOHNNY
Liliane... c'était hier. Je n'étais même pas né, alors...
LILIANE (froissée)
Je vois. Vous êtes un naïf... trop pour comprendre l'horreur !
JOHNNY
Je ne suis pas si bête pour croire que c'était marrant ! Mais j'vois pas l'utilité de remâcher tout le temps ces vieux... euh...
LILIANE
(le coupant, très en colère, elle avance sur lui, il recule, surpris par sa violence)
Excusez-moi de "remâcher" ! Ils ont tué mon mari. Excusez-moi ! Ils ont tué mon père. Mille pardons ! Ils nous ont parqué dans un terrain vague. Ils ont tué ma mère. Oui, nous somme restés en vie, quelques-uns. Même eux ne pouvaient pas contrôler chaque battement de cils de Sa Majesté le Destin. Mais où allez-vous ? Je vois. Vous êtes aussi méprisable que les autres ! "Mieux vaut ne rien entendre ! oui oui ! mieux vaut filer en douce !" Restez où vous êtes ! Je vous l'ordonne ! C'est trop facile ! L'homme qui me demande en mariage doit aussi subir l'épreuve du feu !I Oh vous !!
(Tout à coup, elle le saisit ; elle le tient avec une force provoquée par la folie : )
Nous sommes sur le terrain, mon amour. Le temps s'est arrêté. Puise
en toi-même. Puise pour mieux sauter sur la grande aiguille du temps. Pour arriver à la faire descendre. Pour arriver à passer une seconde du temps. (elle rit doucement.)
Le temps s'est arrêté et puis c'est tout. Sur le terrain entouré de barbelés, ton corps tient compagnie à ton esprit, ton coeur, ton âme.
(Ils sont immobiles, tous les deux. Doucement elle relâche son étreinte. Un temps.)
"Sortez ! Je vous prie de sortir ! Mais qu'est-ce que vous avez, enfin ? Vous ne croyez plus aux miracles ? Les monstres sont morts." Les autres soldats... ces autres... uniformes !... ils étaient presque obligés de nous pousser dehors... tant nous étions sûrs qu'eux, ils nous attendaient dehors... et pleins de colère parce que nous avions osé sortir !
D'en haut on entend un son difficile à préciser, presque comme un craquement de branches. Liliane se fige; elle prend la main de Johnny; elle se "promène' avec lui comme si elle suivait des sentiers sinueux.)
Sur le chemin, nous nous attendions à les voir surgir des buissons avec tout leur arsenal de torture. Un chemin long... long... chemin... Quand je suis enfin arrivée au village, j'ai regardé en arrière, juste une fois pour m'assurer que... Mon regard s'est fixé sur le soleil. Oui, il est là, en plein milieu du soleil : un bûcher funéraire,
le leur, les maîtres, les tortionnaires ! Tous ! Ils se pavanent en défilé... Par grands sauts, montent jusqu'au sommet... avant de se jeter dans les flammes. Le feu ! Le sang ! Rouge le ciel, même au village !
(Elle cache ses yeux. Puis elle regarde autour d'elle.)
Quand le feu s'est éteint, leurs os avaient disparu.
JOHNNY
C'était fini!
LILIANE
"Fini". Quel enfant. Dommage que je doive mettre fin à vos illusions... mais je le dois, je le dois... pour que vous soyez sur vos gardes !
JOHNNY
Liliane, cette guerre est finie !
LILIANE
Oh, la guerre... un petit jeu pour nous habituer à leurs méthodes. Tout s'est déroulé selon le plan !
JOHNNY
Le plan ?
LILIANE
Bien sûr. Au milieu des flammes, ils ont vite brûlé les formes que nous aurions reconnues ; ils en ont adopté d'autres ! J'ai vu ça, moi. Un ciel rouge ? ce n'est pas plus vrai qu'un feu d'artifice. Il a été créé pour détourner l'attention du ciel gris qui a suivi. Moi, ils ne m'ont pas eue ! La fumée puante qui montait de leurs corps, c'était eux, eux~même La fumée est redescendue, le ciel redevenu bleu... et chaque conscience, chaque pousse nouvelle a été recouverte de suie. Bon, d'accord, nous vivons dans un monde différent, tout est changé... nous sommes nés après. Et il y a des escadrons de fantômes juste derrière nous, agitant leurs couteaux vers nos âmes ! Nous fuyons, apeurés, de plus en plus vite, prêts à écraser n'importe qui, si par malheur il se trouve sur notre chemin... nous regardons les autres avec leurs yeux à eux, nous nous servons même de leurs excuses ! "Quelqu'un qui se laisse piétiner ne mérite que le mépris !" Que vaut une vie humaine de nos jours ? Rien du tout. Les meurtres ici et là, on s'en fout complètement. Ils ont gagné, je vous dis ! Personne ne sera plus jamais comme avant. Eux, maintenant... c'est nous. Même les jeunes... même les victimes. Même moi.
JOHNNY (mal à l'aise)
Comment... vous... ?
(Liliane semble perdue pour un moment ; puis grotesque, elle fait une pirouette en mettant sa robe en valeur.)
LILIANE
Regarde-moi. Quelle bonne punition pour avoir cru que je pouvais fuir dans le passé... très loin... avant...
JOHNNY
Avant?
LILIANE
Bien avant eux. Vers les fleurs, les vergers. Au temps innocent de l'enfance dont personne ne se souvient vraiment. Cette musique silencieuse qui se dégage des contes de fées. Pas étonnant qu'ils ricanent, qu'ils me jettent à la figure une poussière - ma vérité - ma propre hideur. Lentement ils m'ont couvert d'un linceul transparent : l'amertume. Je cours au miroir. Je me vois exactement comme ils m'ont vue... Ils ont raison. Je suis ridicule... inutile. Je ne mérite pas de vivre. Se regarder comme ça ? Je ne peux plus. Je cherche mes propres jouets pour les casser. Je fais du mal... du mal...
(Un temps)
JOHNNY
Comment ?
(Elle s'éloigne de lui comme pour chercher autour de la pièce quelque chose d'impalpable.)
LILIANE
Une fois, j'ai lutté pour... pour...
(elle regarde vers la cuisine)
une carotte ! J'ai cessé de lutter pour... la carotte...
(s'effondrant) ... la carotte...
JOHNNY
Excusez-moi. Je n'aurais pas dû vous questionner. Je suis désolé. Je ne savais pas qu'on souffre... vraiment. Calmez-vous... s'il vous plaît !
(Il effleure l'épaule de Liliane pour la consoler. Tout à coup elle agrippe la main de Johnny, en extase.)
LILIANE
Vous êtes ému ! J'ai trouvé la seule personne au monde encore capable de s'émouvoir ! Vous m'aimez ! Oh oui ! Vous m'adorez ! Bannie la souffrance Je suis heureuse ! Et grâce à vous ! Vous ! Si pur !
(tandis qu'elle l'entraîne vers sa chambre : )
JOHNNY
Liliane... nous nous connaissons à peine !
LILIANE
Il me semble que je vous connais depuis toujours ! Ecoutez, nous n'avons plus une seconde à perdre ! Ce soir, très tard, quand les autres serons endormis ! nous prendrons la voiture et nous partirons ensemble ! à tout jamais !
JOHNNY (effrayé)
Mais... mais...
LILIANE
Alors débarrassons-nous vite de ce stupide dîner...
(elle est près de sa chambre.)
JOHNNY
Liliane - non - pensez aux autres !
LILIANE
Ouf ! Qu'ils s'entre dévorent... comme ils veulent !
JOHNNY
Mais Frédérik! le pauvre !
LILIANE
Il ne m'aime pas… pas comme vous ! Frédérik joue un jeu !
JOHNNY
Tout de même… on ne peut pas simplement abandonner les gens en pleine
forêt !
LILIANE
D'accord d'accord... je laisserai derrière moi un chèque énorme ! Je ne t'ai pas menti, tu sais... j'ai beaucoup d'argent maintenant... beaucoup, beaucoup !
JOHNNY (hésitant)
C'est vrai ?
LILIANE
Bien sûr que c'est... (effrayée) Vous m'aimez pour de vrai ? Vous m'avez donné votre parole ! Si vous la retirez - maintenant ou jamais - je ne pourrais plus vivre !
(elle disparaît dans sa chambre.)
JOHNNY (sur le pas de la porte)
C'est vrai! ce que j'ai dit, Liliane. C'est vrai !
(On entend de nouveau le bruit de branche. Johnny, surpris, regarde en haut pour voir Mopsy, jouant avec les branches du balai. Délicatement, Johnny ferme la porte de la chambre.)
MOPSY
Chouette, Johnny, ta manière de disséquer cette scène. Nous arrivons à la page qui manque !
JOHNNY (horrifié)
La... la page... ?
MOPSY (narquoise)
Ben oui ! Ne me dis pas que son petit soap t'a fait oublier ce qui est important : notre jeu !
(Carole entre doucement avec les assiettes et l'argenterie.)
Met ton costume... vilain petit garçon !
CAROLE
Oui, mettez le costume. (Johnny et Mopsy se retournent vers elle. Gentiment)
Le dîner est presque prêt. Mopsy, pouvez-vous descendre une chaise, s'il vous plaît?
(Mopsy disparaît.)
JOHNNY
Carole...
CAROLE
Quoi ?…
JOHNNY (hésitant)
Est-ce...
CAROLE (insistante)
Je ne peux pas vous aider... ni moi ni personne. Vous êtes au beau milieu du jeu. Serez-vous assez fort pour le gagner ?
(Mopsy apparaît sur le palier avec une chaise.)
MOPSY (scrutant Carole)
Carole ?
CAROLE (elle sourit à Mopsy gentiment)
Mopsy ?
FIN DU 1er ACTE.
ACTE 2
Scène 1
(Le feu brûle dans la cheminée. Une verre à la main, Liliane, Mopsy, Johnny et Frédérik sont assis à table dans leurs costumes improvisés, genre médiéval. Carole reste debout, près d'eux. Le rideau de la cuisine est tiré, on voit un bout de la cuisine.)
LILIANE
Allume les bougies, Carole.
MOPSY
C'est Mopsy qui a les allumettes !
LILIANE
Eteins les lampes, comme... dans le passé.
CAROLE
Comme dans le passé !
(Tandis que Mopsy allume les bougies, Carole éteint, puis entre dans la cuisine : )
LILIANE
Je propose un toast. Levons nos verres en l'honneur des sentiments humains ! Nous les garderons vivants ce soir ! Je veux dire quoi qu'il arrive... plus tard !... ce sera arrivé à cause du plus noble des sentiments : l'amour !
MOPSY
A l'amour !
FREDERIK et JOHNNY (gênés)
A l'amour !
LILIANE (elle voit les bougies qui vacillent)
Fermez la porte (Johnny commence à se lever.)
Non : Frédérik. (tandis que Frédérik va fermer la porte;
à Johnny)
Restez près de moi ce soir. (à Frédérik) A clef, Frédérik.
MOPSY
Ah oui... au cours de la nuit... les "choses" qui pourraient entrer...
(Carole revient avec un plat long contenant d'un côté des tranches de viande, de l'autre, des carottes.)
LILIANE
Ah !
MOPSY (avec la plus subtile des réprobations)
Des carottes... ?
CAROLE
Pour les grands dîners... moi je fais toujours des carottes.
(Liliane les regarde longuement, puis se sert. Carole pose le plat devant Mopsy.)
MOPSY
... écoutez... merci... euh... pas de carottes.
FREDERIK
C'est la spécialité de Carole !
CAROLE (posant le plat devant Johnny)
Cela ne fait rien… laissez la...
MOPSY (très bas)
Crever de faim ?
LILIANE (sévèrement à Carole)
Carole ! Quand je pense ce que moi... non, non, c'est sans importance...
MOPSY
Mais si, racontez..
LILIANE (essayant de se maîtriser)
Une fois... j'ai... lutté... pour... une carotte.
MOPSY ("naïvement")
C'était une belle carotte au moins ?
LILIANE (avec difficulté)
Non... c'était une carotte géante, son cœur... appairait à la surface... toute jaune, cette carotte, fétide...
MOPSY
Quelle horreur ! Et vous êtes bagarrée pour ça, pourquoi ?
CAROLE (essayant vite de détourner la
conversation)
Ça fait rien, il y a tellement d'autre choses à manger..-
LILIANE (interrompant Carole)
Tu te crois vraiment au-dessus de ça, hein ? Je te rappelle que cette carotte était tout ce que j'avais. Tu préfères ne pas savoir... comment j'ai dû supplier pour la garder, je me suis jetée à genoux, j'ai léché des bottes souillées pour cette... cette... (défiant Carole) Voilà ce que j'ai fait pour cette...
MOPSY
Comment s'est terminée... l'histoire ?
LILIANE
Il... lui... il m'a permis de garder la... carotte.
(Elle est sur le point de s'effondrer ; Mopsy la prend dans ses bras. Frédérik fait un signe urgent à Carole de s'approcher de Liliane : )
MOPSY ("furieuse" à Carole et Frédérik)
Faites quelque chose au moins!
(elle relève la tête de Liliane pour qu'elle
voit Carole, sur ses gardes, faire un signe négatif à Frédérik.)
Ils n'ont d'yeux que l'un pour l'autre !
LILIANE
Mais... ils sont amants !!
MOPSY
Bien sûr, ils sont amants.
FREDERIK
Lili, c'est absurde !
CAROLE
Madame, vous savez bien que Monsieur Frédérik, je ne le piffe même pas !
Oui ! je suis amoureuse !! mais de... enfin...
MOPSY
Paul ?
LILIANE
Paul ! PAUL! tu ne penses qu'à Paul !
MOPSY
Ce n'est pas ce qu"elle m'a fait comprendre tout à l'heure !
LILIANE
Qu'est-ce qu'elle vous a dit ?!
CAROLE
Rien ! C'est une sacrée menteuse !
LILIANE
Oui tout le monde ment, sauf toi !
MOPSY
Elle a des projets sur Freddy car il a plus d'argent que... enfin...
LILIANE (démente)
Cessez de me rabâcher les oreilles avec PAU L !
(brusquement elle se lève. Mopsy la suit
avec le chandelier. A Frédérik et Carole : )
Vous êtes renvoyés... tous les deux ! Vous pouvez partir... et sans chèque ! Mais qu'est-ce que vous attendez alors ?
CAROLE
Je vous en prie... j'ai préparé un repas exquis... et seulement pour vous plaire. Permettez-moi de vous le servir.
MOPSY (qui emmène Liliane vers sa chambre) Ce repas exquis... à votre place, je n'y goûterais point !
LILIANE (à Carole)
Ne m'approche pas !
CAROLE
Madame, avez-vous oublié qui je suis ?
(Un temps.)
LILIANE
Qui tu es... vraiment. Mais qui .
(La lumière des bougies jouent sur les visages,
tel des masques mystérieux. Au loin on entend le son d'une voiture. A Frédérik : )
Toi ! Qui es-tu ?
CAROLE (montrant Mopsy)
Non celle-là... qui est-elle ?
LILIANE (à Mopsy)
Qui êtes-vous? (suppliante à Johnny qui s'approche d'elle) Même vous... vous ne répondez pas?
MOPSY
Lui, c'est Johnny, votre troubadour, moi j'suis la fidèle servante.
Vous pouvez comptez sur nous... et sur personne d'autre !
FREDERIK
Lili, tu es ridicule.
LILIANE
Je ne suis pas ridicule, je ne le suis pas, je suis un être humain, je suis...
MOPSY (à Carole et Frédérik)
Evidemment elle n'est pas... Ne voyez-vous pas comme elle est fatiguée ? Johnny, viens, donne ton bras à la dame.
(on frappe à la porte)
Et voilà Paul.
(Carol et Frédérik se précipitent vers la porte centrale.)
Ce sont Eux - en forme humaine - pour vous ramener là-bas !
(brusquement elle ouvre la porte de la chambre)
Cachez-vous !
(Hystérique, Liliane se précipite dans sa chambre
- Mopsy pousse Johnny dedans - Carole et
Frédérik s'élancent vers la chambre - )
C'est Mopsy qui a les allumettes !
(Elle disparaît dans la chambre en leur claquant la porte au nez; immédiatement on entend le tour de clé de l'autre côté. A travers le mur - devenu transparent - on voit Liliane assise sur un lit... couleurs voluptueuses éclairées par le chandelier de Mopsy. Une fenêtre, les volets fermées.)
FREDERIK et CAROLE (frappant à la porte)
Liliane... Liliane...
(On frappe aussi à la porte centrale.)
LILIANE
Qu'est-ce que c'est ?
MOPSY
Eux. Mais de loin. Nous sommes là… près de vous... Glissez sous les couvertures...
(Mopsy pousse vers Liliane un Johnny si dépassé par les événements qu'il n'arrive guère à lui baiser le bout des doigts. En même temps, Carole a couru ouvrir la porte centrale. Sur le fond de soleil couchant, un homme avec un cigare.)
CAROLE (elle court déjà vers la chambre)
Elle est en danger... enfermée...
(L'homme, Robert, frappe très fort à la porte de la chambre.)
ROBERT
Liliane ! sors de là !
LILIANE (se lève à moitié, étonnée)
Cette voix...
ROBERT
Liliane? c'est Robert.
LILIANE
Robert...
ROBERT
Ton mari.
LILIANE
Mon… (confuse) Mais tu es mort.. Tu as... beaucoup souffert ?
ROBERT
J'ai souffert, hé oui, en effet.
MOPSY (chuchotant)
C'est un fantôme ?
LILIANE
Es-tu un fantôme ?
ROBERT
Tu sais bien que non.
LILIANE
Je connais cette voix. (se levant davantage) Je te reconnais, toi.
(directement) Un de leurs sous-fifres ! Pour leurs sous-fifres... je ne
sortirai plus jamais !
ROBERT (avec force)
Je suis ton mari.
LILIANE
Oses-tu nier que tu les as aidés... et comme ça, ils t'ont permis de passer la guerre dans cette charmante petite maison ?
ROBERT
J'étais très jeune... j'avais peur...
LILIANE
Comme tu as peur facilement ! Les autres ont supporté des cauchemars ...
tu avais une petite maison isolée. Et après la guerre, te voilà... parti dans toutes les directions... cherchant quoi ? Tu as voulu mes cauchemars. N'importe quelle victime vous aurait donné satisfaction. Va-t-en !
CAROLE (chuchotant à Robert)
Dis-lui que tu l'aimes.
ROBERT
Je t'ai épousée parce que je t'aimais. Je t'aime toujours. Sors de cette chambre !
LILIANE
Non. Tu ne m'aimes pas comme Johnny !
ROBERT (un temps)
Si je ne t'avais pas aimée, aurais-je passé ma vie entière en essayant de te combler ? Est-ce que je ne t’ai jamais refusé quoi que ce soit ?
MOPSY (chuchotant)
Aux vraies femmes, on refuse des choses ! Pour lui, vous n'étiez qu'une victime... achetée pour racheter ses crimes.
LILIANE
Oui. (à Robert) Revenue du camp, je n'étais pas plus forte qu'un fétu de paille. Il y avait assurément mille façons de refaire ma vie. Je commençais à me relever un peu... je sentais toujours des monstres autour de moi...
(Elle est maintenant debout, face à Robert, mais séparée par le mur de tulle : )
Au lieu de m'arrêter, tu m'as encouragé à m'évader. Mieux, tu m'as déguisée. Quand je suis angoissée, est-ce qu'on en parle, toi et moi ? Non... nous courons chercher une nouvelle robe... et encore une autre. Vingt ans sans une parole vraie.
ROBERT
Liliane, si ça peut avoir une importance... ces derniers mois, j'ai souffert comme jamais avant en voyant notre vie ensemble filer entre mes doigts. La vérité, c'est ça. Tes plaies ouvertes... j'en ai besoin. Toi, tu es fragile... tu as besoin du monde que je t'ai fait.
(Un temps. Liliane, hésitante, se dirige vers la porte... )
LILIANE
Peut-être...
MOPSY
Besoin de toi ? alors qu'il te laisse venir ici sans lui ?
LILIANE
Non, il est parti ce matin... pour ses affaires...
MOPSY ("stupéfaite")
En te laissant venir avec Freddy et avec Carole !?
LILIANE
Mais non, voyons, c'était après. Tout à coup j'ai eu une telle envie de venir... terminer quelque chose que... j'ai dû... laisser... (à Robert)
Mais comment as-tu appris que j'étais ici ?
ROBERT
Ben... Carole m'a envoyé un télégramme.
LILIANE
Et... tu as mis toute la journée... ?
ROBERT
Chérie... j'étais en pleine réunion...
LILIANE (amère)
Je comprends.
MOPSY
Moi aussi : il se fiche de vous ! Johnny...
(elle ramène Liliane au lit.)
JOHNNY (tandis que Mopsy le pousse sur lit aussi)
Non... Mopsy...
MOPSY
L'amour ne connaît pas de frontières ! Pourtant Johnny a donné sa parole.
ROBERT
Liliane ?
MOPSY (sort le couteau de Johnny de sa poche)
Sur ce couteau.
(elle regarde Liliane et Johnny allongés ensemble, elle a l'air bien satisfaite d'elle-même.)
C'est parfait (elle ricane) C'est presque trop parfait !
ROBERT
Liliane ! Réponds-moi !
MOPSY
Si ce n'était pas pour ce type-là !
(Tout à coup, elle tend le bras à Liliane.)
Faut lui échapper !
LILIANE
Echapper ?
ROBERT
Liliane... mais réponds !... ça va ?
MOPSY
Dites oui.
LILIANE
Je vais très bien... si seulement toi, tu me laissais en paix !
MOPSY (conduit Liliane à la fenêtre)
Viens Johnny !
LILIANE
Oh oui ! Il faut que Johnny vienne aussi !
(Johnny s'approche d'elle. A Mopsy)
Où allons-nous ?
MOPSY
Mais dans la cachette de Johnny Lapin !
(Elle ouvre les volets de la fenêtre : )
Chut! les petits lapins s'enfuient sans bruit !
(Mopsy sort par la fenêtre... elle tient la main de Liliane qui sort aussi : )
JOHNNY
Liliane, ne la suivez pas...
MOPSY
Un... deux... trois... en avant... Caporal Lapin !
Scène 2
(Derrière un mur de tulle, une petite aire de jeu : un hangar suggéré par un tas de bois, un billot et la hache. Mopsy, Liliane et Johnny, immobiles. Les voix de Robert, Carole, Frédérik - appelant "Liliane" - s'éloignent.)
MOPSY
Hé Liliane... regarde-le. Il est peureux !
LILIANE
Faut pas être.
MOPSY
... peureux comme une petite fille. Enlacez-le !
JOHNNY
Liliane, je vous en prie !
MOPSY
Oh zut, il a tendance à devenir un peu mou dans le noir. Il a besoin d'un homme pour le protéger... un vrai... un dur.
LILIANE
De votre père ?
MOPSY
Oh ça peut être une soeur... à condition qu'elle ait les moyens d'éclairer sa nuit. Ça peut être une mère... une grand'mère ! peut lui importe : il fermera les yeux ! Personne ne connaît Johnny aussi bien que sa frangine!
LILIANE (sur la défensive)
Moi aussi je le connais !
MOPSY
Vous croyez ?
LILIANE
Bien sûr... nous nous aimons !
MOPSY
Liliane, vous êtes adorable ! Vous l'avez rencontré pour la première fois ce
matin ! et vous êtes déjà tellement amoureuse que... s'il vous avait menti...
JOHNNY (ensemble) LILIANE
Je n'ai pas menti ! Menti ?
MOPSY
Oui. Vous ne pourriez pas vivre !
LILIANE
Ça, c'est vrai.
JOHNNY
Mopsy a dit "si" !
MOPSY
Sil ne vous aimait pas…
LILIANE
Mais il m'aime. Il... il...
MOPSY
... a juré? Il va jurer de nouveau.
(brusquement elle agrippe la hache)
Sur ça ! Pour vous, cet instrument sera toujours sacré.
(elle met la hache dans les mains de Liliane.)
Embrassez-la.
(Liliane embrasse la hache.)
Quel dommage que je doive mettre fin à vos illusions. Mais je le dois... pour que vous soyez sur vos gardes !
LILIANE
Sur mes gardes... Contre quoi ?
MOPSY
Contre lui. S'il ne vous aime pas, vous vous vengerez !
LILIANE
Non !
MOPSY
Si ! Vous êtes comme les autres ! Et lui il ment, vengez-vous !
(Liliane se lève en chancelant ; Johnny agrippe sa main ; Mopsy saisit l'autre main de Liliane.)
Tss tss. Ne faisons pas de mal à Johnny. Ce n'est qu'un pion.
LILIANE (elle recule, effrayée)
Le pion de qui. De vous ?
MOPSY
Non! de... Carole !
LILIANE
Quoi. .. Carole !
MOPSY
Mais si, mais si. A votre place... bon... d'abord je tuerais Carole...
JOHNNY
Non !
MOPSY
Vous voyez qu'elle a monté Johnny contre vous. Pas étonnant... après ce qu'elle a fricoté avec Paul... sans parler de Frédérik !
LILIANE
Oui, ça, c'est vrai.
MOPSY
Ta nouvelle vie commence. Il faut d'abord tuer Carole.
LILIANE
Il faut... ? Peut-être...
(elle s'écarte d'eux un peu, presque pour
elle-même : )
Peut-être que j'aurais dû la laisser mourir il y a très longtemps. Mais je l'ai mise à l'abri ! Sans même exiger grand-chose d'elle !
MOPSY
Elle n'est pas très reconnaissante.
LILIANE
Ah cette fille ! Elle m'a déçue ! De temps en temps, je pense, et pas d'une manière méchante, qu'il vaudrait mieux qu'elle soit morte.
MOPSY
Maintenant tu as ce qu'il faut pour, oui, mettre fin à ses souffrances !
LILIANE
La vie n'est que souffrances...
(elle regarde la hache, confuse)
Mais comment pourrais-je... ?
MOPSY
C'est très simple, chérie, il faut simplement le tenir avec un peu plus de force... plutôt vers le bout du manche hein...
LILIANE
Comme ça ?
MOPSY
Oui, parfait.
LILIANE (optimiste)
Une fois j'ai tué un poulet ! Ah, je l'ai fait vite, je n'ai pas voulu qu'il souffre ! Mais c'était il y a très longtemps.
MOPSY
Il faut surtout que le poulet ne soupçonne rien !
LILIANE
Ça c'est vrai.
MOPSY
Le poulet ne doit même pas savoir que tu a pénétré dans la pièce...
LILIANE
J'irai doucement, sur la pointe des pieds... et puis... un bon coup...
MOPSY
Bien fort hein... derrière son dos... sur la nuque, c'est le meilleur endroit. Tu es certaine d'être à la hauteur ?
LILIANE
Ah je peux être forte moi, quand je veux !
MOPSY
Montre-moi un peu ça, ta force... allez... !
(Liliane laisse tomber la hache sur le billot.
Puis elle lève la hache de nouveau.)
Ça suffit ! Cette force, cette énergie, il faut les conserver... contre cette fille... contre Carole... va, maintenant tu es prête... va... tue Carole…
LILIANE
"Va. .. tue Carole"... (elle commence à marcher, Mopsy derrière elle.)
JOHNNY (derrière les deux femmes, faiblement)
Non...
LILIANE (pour elle-même)
Elle a monté Johnny contre moi...
MOPSY
C'est vrai, ça... avant, c'était Paul...
LILIANE
Sans même parler de... (elle hésite) Frédérik.
MOPSY
Oui. Frédérik. (Liliane s'est arrêtée de marcher. Encourageant : )
Elle a même couché avec ton mari.
LILIANE
Mon mari ? (Un temps assez long.) Ça... Ce n'est pas vrai.
MOPSY
Liliane, je les ai vus ensemble... ton mari avec Carole. Et ils se moquaient de toi ! Vas-y. Va Tue Carole. Vas-y. Tue-la.
LILIANE (Un temps)
Savez-vous qui c'est, Carole ?
MOPSY
Bien sûr.
LILIANE
"Bien sûr". Vous qui venez de la rencontrer ? Ainsi que mon mari... Freddy... moi. Vous ne nous connaissez pas du tout. Vous !
(Elle regarde Mopsy comme si elle venait de la voir pour la première fois.)
Vous jouez une espèce de... d'horrible jeu. C'est ça, non ?
MOPSY
Bien sûr !
LILIANE
Petit monstre !
MOPSY
Bien sûr !
LILIANE
Et maintenant vous comptez sur moi pour planter cet "instrument" dans votre gorge ! Cela vous exciterait hein ?
MOPSY
Bien sûr !
LILIANE
Regardez-moi ça... une enfant. Et pourtant leur sang coule dans vos veines.
MOPSY
Et dans les tiennes, ma chère !
LILIANE
Non !
MOPSY
Si ! Tu m'as suivie jusqu'ici, pourquoi ? Tu voudras me connaître ! Hélas, c'est pas possible ! Vieille garce grotesque ! : tu es réellement trop faible !
LILIANE
Trop faible ? (Elle pose la hache; elle a commencé rire tout bas.)
Mais je vous ai eue, Mopsy ! Je vous reconnais maintenant ! Et vous ne me connaissez pas du tout ! Vous avez fait une petite erreur stupide. Vous ne savez même pas laquelle. Et elle sourit toujours, Mopsy, comme si de rien n'était. Elle espère ainsi masquer ses incertitudes ! Envers moi ! Envers elle-même !
(à Johnny)
Regardez-là ! Que de bluff. Finalement, ta soeur... elle est idiote, et voilà tout !
JOHNNY (hésitant)
Je... ne la connais pas...bien... ma sœur.
LILIANE
... Pour vous alors, ce n'est pas indispensable de la connaître davantage ! Venez avec moi.
(Elle prend la main de Johnny et sort avec lui. Un temps.)
MOPSY
Oui c'est bien. Allez jouer à cache-cache. Vous n'irez pas loin !
(Elle s'élance à leur poursuite.
NOIR sur le hangar.)
Scène 3
(Salle commune de la maison.
Liliane prend un verre plein et tend un autre à Johnny ; à l'extérieur, Carole, en courant, les voit et entre tout de suite dans la maison : )
LILIANE
Carole ! De la lumière ! la guerre! (Carole allume : ) Ce soir, nous fêtons la guerre ! (Mopsy entre par la porte centrale : )
Je bois à Mopsy !
MOPSY
Mince ! On ne boit plus à l'amour ?
(Entre Frédérik suivi de Rober t: )
On annule le mariage ?
LILIANE
Mariage ?
MOPSY
Oui, avec Freddy comme témoin, Johnny comme mari. Ton mari comme ton père ! Quel bonheur après toutes ces années de pouvoir te donner !
ROBERT FREDERIK
(ensemble)
Sortez de ma maison ! Comment osez-vous -
MOPSY
Lili, est-ce que cela signifie que tu ne veux plus baiser avec Frêêêd ?
FREDERIK
Je... je... dois... euh... je...
CAROLE (avec sous-entendu)
Monsieur Frédérik ! Allez chercher vos affaires. Ça peut vous prendre un moment.
(pendant que Frédérik sort: )
MOPSY
Et hop, exit le premier chevalier, la queue entre les jambes. Et maintenant, c'est bien le tour de Johnny !
JOHNNY (angoissé)
Tout ce que je vous ai dit, c'était pour de vrai, croyez-moi.
MOPSY (ambiguë)
Tu as réellement eu le coup de foudre ?
JOHNNY
Oui.
(un temps)
LILIANE
Je vois. Alors... je veux parler avec mon mari... seule. (à Johnny)
Attends-moi dans ma chambre.
MOPSY
Viens, je te tiens compagnie.
LILIANE (violente)
Ah non, pas dans cette chambre, avec lui !
MOPSY (se dirigeant vers l'escalier)
Bon, j'attendrai dans ma...
CAROLE (la coupant)
Ce n'est pas votre chambre.
(Avec le couteau qu'elle a pris sur la table, Carole fait un geste vers la cuisine.)
Là-bas !
(En la menaçant, Carole fait reculer Mopsy dans la cuisine. Carole ferme la porte à clé et reste discrètement devant la porte, telle une sentinelle.
Johnny est entré dans la chambre, en fermant la porte.)
ROBERT
Mais qui est cette, cette... !
LILIANE
Je ne sais pas. Et je n'ai pas envie de savoir. Ce que je veux : que vous invitiez son frère à vivre avec nous.
ROBERT
Le frère de cette, cette... !
LILIANE
Il faut le libérer de ses griffes et immédiatement !
ROBERT
Quand même.
LILIANE
Je ne décide pas d'aimer quelqu'un en fonction de sa sœur. Donne-moi Johnny.
ROBERT
Mais enfin, Liliane... les gens, on ne les "donne" pas !
LILIANE
Je t'en prie... accepte-le chez nous !
ROBERT
Mais non !
LILIANE
Mais si !!
(un temps)
ROBERT
Chérie, faut-il toujours remplir notre appartement avec tous les inconnus que tu rencontres dans la rue ?
LILIANE
Ce ne sont pas des inconnus, ce sont des gens sans une vraie famille... comme moi ! Je t'assure, j'ai besoin de Johnny, de son aide ! Et lui, il a aussi besoin de moi !
ROBERT
Tu ne peux pas aider le monde entier.
LILIANE
Ah toi ! Quand j'étais jeune, je n'ai jamais fait quoi que ce soit... et tu t'es comporté d'une manière ignoble. Peut-être que nous ne voyions pas tout à fait où menaient de telles attitudes. Ces excuses ne sont plus valables. Je sais très bien que si je ferme la porte sur ce garçon qui croit m'aimer, je le livre à cette fille, ou à ses semblables. Je refuse de laisser arriver des telles choses. Mais toi... tout cela t'est bien égal, je suppose ?
ROBERT
Bien sûr que non mais...
LILIANE
Mais quoi ?
ROBERT
Mais... Freddy ?
LILIANE
Oh... Freddy?. Je crois que c'est fini. Nous nous quitterons bons amis mais... je commence déjà à l'oublier.
ROBERT
Bon. Oublie Freddy... jusqu'à oublier son nom !!
LILIANE (positive)
C'est oublié.
ROBERT
En ce cas, j'accepte... mais seulement pour toi, puisque je t'aime, comprends, toutes ces années, je t'ai aimée.
LILIANE (l'enlaçant)
Alors je suis comblée... comblée... Carole ! Nous partons !
CAROLE
Ah oui, Madame a raison, elle sera beaucoup mieux chez elle... moi je prendrai l'autre voiture... (subtilement) Comme ça, j'aurai le temps de fermer cette maison d'une façon plus convenable que... la dernière fois ?
LILIANE (impulsive)
Tu as été très bonne avec moi... toute la journée...
(elle l'embrasse)
CAROLE
Et vous, vous êtes toujours très bonne avec moi...
(avec délicatesse, pousse Liliane du coude vers la chambre)
Johnny t'attend...
LILIANE (appellant)
Johnny !
JOHNNY (apparaît)
Oui ?
LILIANE
Si cela vous convient., nous vous invitons... mon mari et moi... à partager notre vie pour un moment.
JOHNNY
J'accepte. C'est très gentil. Je vous remercie.
(Carole fait un signe à Robert, indiquant la chambre : )
ROBERT
Viens, Liliane, nous allons prendre tes affaires.
(Il amène Liliane dans la chambre.)
CAROLE (rapidement)
Tu entreras avec eux dans la décapotable... Freddy et moi, nous emmènerons
Mopsy. Tu feras mieux de lui dire adieu.
JOHNNY
C'est pas possible de filer à l'anglaise ? je ne veux plus la voir !
CAROLE
Mais figure-toi moi, je veux que tu la revoies. Voilà la clé.
JOHNNY
Carole, je vous en prie... vous êtes si forte. Ne pourriez-vous pas...
CAROLE
Non. Cette rupture, c'est à toi de l'imposer. Tu es un homme... plus un enfant.
(Elle monte rapidement l'escalier, disparaît tandis que Johnny va lentement vers la cuisine. Il ouvre la porte. Mopsy sort, de très bonne humeur.)
MOPSY
Ah Johnny, tu es sublime, tu ne relâches pas le jeu ! Bon, je lui donne
des coups, tu m'en redonnes... et grâce à ça, elle t'aime de plus en plus.
JOHNNY
Euh oui. J'ai pris mes dispositions pour le prochain tour. Je vais m'installer à Paris avec Liliane. Carole et Freddy te déposeront quelque part. Au revoir.
(Un temps.)
MOPSY
Est-ce possible que je flaire un petit rien d'agacement dans la voix de mon Johnny Lapin ? (l'embrassant) Chéri, tu ne crois pas que j'avais l'intention de te laisser tuer par cette vieille dinde ? Ecoute, ça ne faisait que partie du jeu. Tiens, voilà, reprend ton couteau ! (elle le lui donne) Quoique... tout compte fait... j'arrive difficilement à avaler cette nouvelle fin. De plus… nous ne sommes pas les personnages de ce petit bouquin stupide. Je viens de décider !
(elle va vers la porte centrale)
Nous allons partir, toi et moi, et sur la pointe des pieds.
JOHNNY
Je veux t'échapper, compris ? J'irai avec Liliane ! Quand je pense à ce que tu lui as fait... après ce qu'elle a subi...
MOPSY
Ah non c'est pas vrai : t'as gobé ses histoires à la con ? Chéri, ces gens, ils prétendent tous qu'ils étaient là. A les entendre, on croirait qu'il s'agissait d'un endroit chic où il fallait absolument passer ses vacances. Et cela leur a permis de faire n'importe quoi ? Raisonnement, selon Mopsy, peu acceptable !
JOHNNY
Je ne suis pas d'accord. Je trouve Liliane très acceptable. Toi, par contre, plus du tout.
MOPSY
Oui oui, j'ai pigé, elle t'a parlé d'une somme d'argent. Surprise ! Je double la mise... dès que nous serons de l'autre côté de cette porte. Tu vois que je t'aime.
(Il lui donne son talkie-walkie)
JOHNNY
Tu m'as perdu aujourd'hui.
MOPSY
Chouette alors : j'adore cache-cache ! D'abord je chercherai Liliane pour lui raconter tes histoires de petits soldats... de grands sadiques ! Elle sera ravie - son mari aussi - que leur maison devienne le rendez-vous de ta petite bande de pédales ! Ou, peut-être as-tu intention de changer ta vie ?
JOHNNY
Je n'ai jamais dit ça.
MOPSY
Tiens, ce sera une bonne chose que Frédérik le sache aussi !
JOHNNY
Mais il le sait !
MOPSY
Eh ben, vous n'avez pas perdu de temps, vous deux ! Et encore un petit détail appétissant à rapporter à Liliane! C'est merveilleux, elle croit toujours que t'es mon frère ! En fin de comptes, je lui dirai tout !
JOHNNY
Je nierai tout !
MOPSY
Et alors ? Encore un doute, un petit doute, Liliane n'aura plus jamais confiance ni en toi ni en personne ! Où est-elle, Johnny ?
(Carole apparaît sur le palier)
Où est Liliane ?
CAROLE
Vous cherchez Madame ?
MOPSY
Oui.
CAROLE
Je l'ai vue de la fenêtre se diriger vers le monument funéraire.
MOPSY
Où ?
CAROLE (en descendant)
Prenez le premier chemin à gauche, puis tournez à droite, puis descendez le deuxième sentier à gauche, vous tomberez sur le monument à la mémoire de sa famille.
MOPSY (en courant vers la porte)
Je te tiens, je te tiens, par la barbichette...
(Johnny veut la rattraper mais Carole le retient de force.)
JOHNNY
Laissez-moi, ah vous vous en foutez, vous êtes aussi mauvaise qu'elle..
CAROLE
Mais Madame est là, dans sa chambre !
(Brusquement ils arrêtent de lutter.)
Et toi, tu t'en moquais pas mal. Maintenant Liliane compte sur toi. Est-ce qu'elle se trompe ?
JOHNNY
Non.
CAROLE
Bon. (Elle court vers la chambre tandis que Frédérik jette un coup d'oeil de la porte centrale: )
FREDERIK
Carole !
CAROLE (violemment)
Oh toi ! reste caché !
FREDERIK
Mais..-
CAROLE
C'est pour ton bien, je te dis !
(Il sort ; Carole ouvre la porte de la chambre.)
Venez, Madame, vite !
VOIX de LILIANE (vaguement)
Inutile de me bousculer, Carole, je n'ai pas du tout fini ! Cette fille, toujours aussi pressée...
CAROLE (la coupant)
Mais grouille-toi, bon sang, magne-toi le cul !
LILIANE (apparaissant)
Carole !! Tu sais très bien que je n'aime pas que tu parles comme ça !
CAROLE (elle la tire vers la porte)
Le dernier à arriver à la voiture, c'est un canard boiteux !
LILIANE (luttant pour se dégager)
Lâche-moi !
ROBERT (entrant avec les valises; il bloque la porte de la chambre)
Liliane ! Tu ne veux pas être un canard boiteux !
LILIANE
Ah vous êtes des enfants, tous les deux ! Bon, d'accord... mais il faut pas tricher ! Allez, à vos marques. Toi aussi, Johnny !... Un deux... et je vous préviens, cette fois c'est moi qui gagne ! Tout le monde est prêt ? (elle prend une profonde respiration) ... trois !
(Elle sort de la maison en courant ; elle s'éloigne vers la droite, suivie de Johnny et Robert. Rapidement Carole remonte dans la chambre du haut.)
VOIX DE CAROLE
Plus vite ! Plus vite ! Un canard boiteux !
(Un silence. Le crépuscule a laissé place à la nuit. Entre Mopsy, soupçonneuse, interloquée.)
MOPSY
Canard boiteux... ? (un temps) Liliane?
(Bruit de craquement de branches en haut.
Une main jette le balai par la fausse fenêtre. Derrière le mur, un rire moqueur fait le tour de cette fausse fenêtre jusqu'au palier. Bruit de la voiture qui s'éloigne.
Carole apparaît sur le palier, le livre à la main.)
CAROLE ("lisant"comme à un enfant)
Il était une fois, une grande dame... Liliane. Elle avait tout ce qu'elle voulait. Elle avait aussi une chose dont elle ne voulait pas: sa fille... Carole.
(Carole se met à descendre les marches.)
Car celle-ci était née dans un endroit que Liliane a essayé d'oublier - et avec raison. Aimée, négligée, aimée de nouveau, Carole a bien senti pourquoi sa mère la fuyait, tout en ayant besoin d'elle. Un jour, Paul demande Carole en mariage. Liliane ne peut comprendre que sa fille la quitte de sa propre volonté quand les autres membres de sa famille lui avaient été arrachés de force. Elle refuse même d'entendre parler de Paul. Elle reste assise devant cette cheminée, relisant sans cesse le même conte de fées. Elle avait toujours aimé ce monde d'enfants. Là, au moins, le bien est le bien et le mal indiscutablement le mal. Carole, agacée, essaie de lui arracher ce livre. Liliane ne le lâche pas. Une page se déchire. Liliane regarde Carole. Elle ne sait plus qui c'est. Quand Carole fait venir Paul devant Liliane, espérant que sa présence brisera le maléfice, Liliane transforme Paul en Frédérik - beau chevalier envoyé pour la protéger contre les fantômes - et pour Liliane Carole devient une fidèle servante. Alors arrive Mopsy. Chère Mopsy... elle ne savait nullement qui étaient ces gens. Pourtant elle leur a fait jouer un jeu. Elle ordonna à son esclave, Johnny, de détruire Liliane. Mais Johnny a offert à Liliane sa protection, son aide. Pauvre Mopsy.
MOPSY
Arriva Carole. Elle ordonna à son esclave Paul de détruire Liliane ! Pauvre Carole.
CAROLE
Carole aime quelqu'un qui marche sur une corde raide tissée de mille liens de la mémoire !
MOPSY
Un petit mot de Carole mal placé, la personne qu'elle prétend aimer va tomber dans le vide !
CAROLE
Ce mot, Carole ne le prononcera pas.
MOPSY
Mais si. Par vos intrigues, vous avez réussi à vous mettre exactement en place pour le lui dire : un de ces jours vous irez le lui dire, c'est fatal. Vous jouez le même jeu que moi... à une différence près : ce jeu m'amuse ! C'est pour ça que je vais gagner !
CAROLE
Ah, vous croyez toujours gagner ?
MOPSY
Ma chère, je ne vis que pour ça. Alors j'y mets plus d'énergie que vous ! Si Liliane s'en va... en un éclair, je peux changer toutes les données... à la vitesse des mouches qui, chassées d'un tas de merde, se regroupent... et y redescendent.
(Tout à coup, elle pince le bras de Carole qui crie. Un temps.)
Et maintenant, que sentez-vous ?
CAROLE
Rien.
MOPSY
Mais moi, j'ai toujours l'agréable souvenir de t'avoir fait mal.
CAROLE
Et les milliers de gens qui ont souffert... que sentaient-ils ?
MOPSY
Plus rien maintenant... mais nous, nous avons toujours l'agréable souvenir de leur avoir fait mal. Tu es avec eux ou avec nous. Combien perds-tu de temps à rester l'esclave d'une mère qui nie même ton existence ? Mois après mois,
dans un costume peu flatteur, se répétant que le mal que tu faisais à Liliane était pour son bien... ? Ah Carole, il y a des rôles tellement plus marrants! Change, Carole! Tu peux jouer tous les rôles ! Quand tu veux ! Autant que tu veux !
CAROLE
Au point de ne plus savoir qui je suis ?
MOPSY
Sais-tu qui tu es... vraiment ? J'aurai pas mal de choses à t'apprendre. Mais tu as de l'intelligence ! de l'imagination ! du culot ! Maintenant que Johnny est avec ta mère... si tu viens avec moi... nous les rattraperons ! Nous trouverons la fin du conte ! Nous écrirons la dernière page ensemble !
CAROLE
Mais la dernière page... je l'ai.
(elle tire de sa poche la dernière feuille.)
MOPSY
Merci... je l'accepte. Comme cotisation.
(elle tend la main.)
CAROLE
Tout ce qui a jamais existé sur cette terre, tu le détruisais pour pouvoir lire une petite feuille de papier ?
MOPSY
Oui.
CAROLE
Comme il serait facile de me laisser guider par vous... de recommencer votre jeu sur quelqu'un d'autre. Non : j'ai gardé cette page pour la brûler devant vous. (Carole va vers la cheminée - Mopsy la rattrape
- Carole la frappe avec le balai - )
Allez vous-en !
MOPSY
Pas sans avoir lu cette page !
(Mopsy se jette sur Carole. La page tombe
par terre ; Mopsy attrape l'autre bout du balai. Elles le tirent, chacune de leur côté. C"est une lutte féroce. Chacune essaie d'écraser
l'autre contre les meubles et les murs. Les deux filles pivotent autour du balai...qui se brise en deux. Mopsy fait le geste de harponner Carole avec sa partie du manche. Carole lui prend les jambes et le fait tomber, elle frappe Mopsy sans arrêt.)
MOPSY
Vas-y ! frappe. C'est ce que tu as eu envie de faire toute la journée.
CAROLE (féroce)
C'est pas vrai. Pour vous, déjà je ne sens rien, rien du tout. Maintenant allez-vous en !
(Elle pousse Mopsy dehors qui disparaît. Carole jette la page dans le feu ainsi que le livre. Le talkie-walkie grésille. Carole le met à son oreille.)
VOIX DE MOPSY
Maintenant moi, je ne sens rien. Mais toi, tu as toujours l'agréable souvenir d'avoir fait mal.
CAROLE
Non ! Non ! C'est terminé !
(Elle jette le talkie-walkie dans le feu. Explosion immense - le feu s'embrase - Carole tombe par terre. Effet de feu et d'étoiles filantes qui joue sur Carole, allongée, tel un corps dans un champs de bataille. Peu à peu, une lumière plus réaliste revient. Puis Liliane, Frédérik, Johnny et Robert entrent, l'un après l'autre. Ils regardent
la silhouette de Carole.)
FREDERIK
Carole...
(Un temps. Carole relève un peu la tête.)
CAROLE
Frédérik...
LILIANE
Non ! (elle hésite, puis) Paul.
(elle va directement à Carole)
Le jeu est terminé. Tous les jeux.
(elle serre Carole très fort, comme si sa propre vie en dépendait.)
FIN.