La Ronde

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Dix dialogues entre un homme et une femme qui ont une brève liaison. Cette pièce, considérée comme licencieuse à l’époque, ne fut jouée à Vienne qu’en 1921, soit plus de dix ans après son écriture, et provoqua un scandale.

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Scène 1

La prostituée et le soldat

 

Tard le soir. Sur le pont.

Lui - arrive en sifflotant, rentre chez lui.

Elle - Tu viens beau blond ?

Lui - se retourne, puis continue sa route.

Elle - Eh ! tu ne veux pas venir avec moi ?

Lui - Ah, c’est moi le beau blond ?

Elle - Franchement qui d’autre ? Allez viens j’habite tout près.

Lui - Pas le temps. J’dois rentrer à la caserne.

Elle - T’y s’ras bien assez tôt à la caserne. Chez moi, c’est bien mieux.

Lui (près d’elle) - Possible.

Elle - Gare ! Y’a toujours un gendarme qui rôde.

Lui - Sans blague ! Un gendarme ! Moi aussi j’ai une lame acérée !

Elle - Allez, viens.

Lui - Laisse-moi tranquille. Et puis j’ai pas de fric.

Elle - Pas b’soin.

Lui (s’arrête, ils sont sous un réverbère) - Pas besoin ? Qu’est-ce que tu fais là alors ?

Elle - Je fais payer les civils. Comme ça pour un gars comme toi, c’est toujours gratis.

Lui - Ah, j’y suis, tu es celle dont Huber m’a parlé.

Elle - Huber, connais pas.

Lui - Ça doit être toi pourtant. Tu sais c’était au café de La Schiffgasse. Il t’a raccompagnée.

Elle - De c’café, j’en ai ramené plus d’un… Oh ! oh !

Lui - Alors allons-y, allons-y.

Elle - Quoi, t’es pressé maintenant ?

Lui - Pourquoi on attendrait ? J’dois être à dix heures à la caserne, moi.

Elle - Depuis quand t’es dans l’armée ?

Lui - De quoi j’me mêle ? T’habites loin ?

Elle - Dix minutes à pied.

Lui - Trop loin pour moi. Donne-moi un p’tit baiser.

Elle (l’embrasse) - C’est c’que j’préfère quand j’ai quelqu’un dans la peau.

Lui - Moi pas. Non, j’vais pas avec toi, c’est trop loin pour moi.

Elle - Tu sais quoi ? Viens chez moi demain après-midi.

Lui - Bonne idée ! Donne ton adresse.

Elle - Oui, et puis au final tu viendras pas.

Lui - Si j’te l’dis !

Elle - Ecoute, tu sais quoi : si ce soir ça t’fait trop loin, eh ben là… là… (Elle montre le Danube.)

Lui - Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?

Elle - C’est très calme… Y’a jamais personne.

Lui - Ah, on n’a pas le droit.

Elle - Avec moi, on a tous les droits. Allez reste. Qui sait si on va pas mourir demain.

Lui - Alors on y va – mais vite !

Elle - Fais attention, il fait si sombre. Un faux pas et Zou dans le Danube.

Lui - Ce s’rait p’t-être le mieux.

Elle - Pst, arrête-toi un peu. On arrive près d’un banc.

Lui - Dis donc, t’en connais un rayon par ici.

Elle - C’est un comme toi qui m’faudrait.

Lui - J’te f’rais trop tourner en bourrique.

Elle - Je saurais bien t’en faire passer l’envie, va.

Lui - Ah !

Elle - Pas si fort. Parfois un gardien s’égare par ici. Qui pourrait croire qu’on est en plein Vienne, hein ?

Lui - Viens là, là.

Elle - Mais qu’est-ce qui t’prend ? Si on glisse, on coule.

Lui (l’attrape) - Ah, toi !

Elle - Agrippe-toi bien.

Lui - N’aie pas peur…

 

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Elle - Sur le banc, ça aurait été beaucoup mieux.

Lui - Ici ou là… Allez, grimpe.

Elle - Où tu cavales comme ça ?

Lui - Je file à la caserne, j’suis déjà en retard.

Elle - Eh, dis, comment tu t’appelles ?

Lui - Qu’est-ce que ça peut te faire comment j’m’appelle ?

Elle - Moi, c’est Léocadia.

Lui - Ah !… Jamais entendu un nom pareil.

Elle - Eh !

Lui - Quoi, qu’est-ce que tu veux ?

Elle - Allez, la p’tite pièce pour la concierge au moins !

Lui - Ah !… Tu m’prends pour un pigeon ! Tchao ! Léocadia…

Elle - Sale type ! Maquereau !

Il a disparu.

 

 

 

Scène 2

Le soldat et la femme de chambre

 

Au Prater. Dimanche soir. Un chemin qui part du Wurstelsprater vers des allées plus sombres. On entend au loin les flonflons du Wurstelsprater. Et aussi, une polka pour instruments à vent, des plus quelconques.

Le soldat. La femme de chambre.

Elle - Maintenant dites-moi pourquoi il fallait absolument partir tout de suite ?

Lui - rire embarrassé, stupide.

Elle - On s’amusait, non ? J’aime tellement danser.

Lui - lui prend la taille.

Elle (le laisse faire) - On danse plus maintenant pourquoi vous vous accrochez à moi comme ça ?

Lui - C’est quoi vot’ nom, déjà ? Kathi ?

Elle - Toujours cette Kathi en tête !

Lui - Non, je sais, je sais… Marie.

Elle - Dites, il fait sombre là, j’vais attraper la peur, moi.

Lui - J’suis près de vous ; pas besoin d’avoir peur. Dieu merci ! On n’est pas des chiffes molles.

Elle - Mais où on va là ? Y’a personne ici. Venez, on s’en retourne. C’est si sombre.

Lui (tire sur son cigare et fait rougeoyer le bout) - Regarde, v’là d’la lumière ! Ah ! toi ! Ma p’tite poule !

Elle - Mais qu’est-ce que vous faites là ? Ah, si j’avais su !

Lui - Que je grille en enfer, si vous étiez pas la plus canon ce soir chez Swoboda, Mam’zelle Marie.

Elle - Vous les avez toutes essayées !

Lui - En dansant… on sent… on sent beaucoup de choses…

Elle - Oui. La blonde avec la figure de travers, vous avez beaucoup dansé avec elle. Plus qu’avec moi !

Lui - C’est une vieille connaissance d’un ami à moi.

Elle - Du caporal à la moustache en tire-bouchon ?

Lui - Mais non, du gars en civil, celui qu’avait la voix éraillée ; il était assis avec moi au début…

Elle - Ah oui ! Je vois, c’est un beau goujat.

Lui - Il vous a fait quelque chose ? J’vais lui faire sa fête moi ! Qu’est-ce qu’il vous a fait ?

Elle - Oh rien, mais j’ai bien vu comment il se comportait avec les autres.

Lui - Dites, Mademoiselle Marie…

Elle - Vous voulez vraiment me brûler avec votre cigare.

Lui - Faites excuse… Mam’zelle Marie, on pourrait se dire « tu », non ?

Elle - Nous ne sommes pas encore très bons amis.

Lui - Oh, y’a plein de gens qui peuvent pas s’encadrer et qui se disent « tu »…

Elle - La prochaine fois, quand nous… Mais Monsieur Franz…

Lui - Oh ! vous avez retenu mon nom ?

Elle - Mais Monsieur Franz…

Lui - Franz, dites Franz Mam’zelle Marie.

Elle - Mais ne soyez pas si… goujat ! Enfin ! Quelqu’un peut venir.

Lui - Qu’est-ce que ça peut faire on n’y voit goutte.

Elle - Mais pour l’amour du ciel, où est-ce qu’on va comme ça ?

Lui - Zyeutez là. Y’en a deux tout comme moi.

Elle - Où ça ? Je ne vois rien.

Lui - Là… devant nous.

Elle - Pourquoi vous dites « deux comme moi » ?

Lui - Ben dame…

Elle - Ne me bousculez pas comme ça, j’vais tomber.

Lui - Chut ! Pas si fort !

Elle - Arrêtez ou je crie ! Mais qu’est-ce qui vous prend ? Mais…

Lui - Y’a personne à cent lieues que j’vous dis !

Elle - Alors, retournons là-bas, là où il y a du monde.

Lui - On n’a pas besoin de monde là ; Marie, besoin de personne pour… ça… Ah…

Elle - Mais Monsieur Franz, s’il vous plaît, pour l’amour du ciel ! Attendez, si… Si j’avais su… Oh ! oh ! Viens !

 

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Lui (comblé) - Bon dieu d’bon dieu d’bon dieu !

Elle - Je ne vois pas ton visage.

Lui - Mon visage…

 

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Lui - Ouh ! ouh ! Mam’zelle Marie, faut pas rester couchée dans l’herbe comme ça !

Elle - Eh ! Franz ! Aide-moi.

Lui - Oh hisse !

Elle - Oh mon Dieu Franz !

Lui - Quoi Franz ? Quoi ! Franz !

Elle - Tu n’es qu’un vaurien, Franz.

Lui - Oui, oui. Une seconde !

Elle - Pourquoi tu t’éloignes ?

Lui - Mon cigare ! J’peux l’allumer, non ?

Elle - Il fait si sombre.

Lui - Demain, il fera jour !

Elle - Dis au moins, tu m’aimes ?

Lui - T’as bien dû le sentir, Mam’zelle Marie ! Ah !

Elle - On va où là ?

Lui - On s’en r’tourne tiens ! Demi-tour droite.

Elle - Eh ! pas si vite !

Lui - Quoi encore ? J’aime pas traînasser pour rien.

Elle - Dis Franz, tu m’aimes ?

Lui - Mais j’viens d’le dire que j’t’aime.

Elle - Tu voudrais pas me donner un p’tit baiser ?

Lui - Voilà ! Tu entends… la musique ?

Elle - Tu veux retourner danser ?

Lui - Un peu oui ! Pourquoi, non ?

Elle - C’est que Franz, faut que je rentre, moi. Ils vont m’incendier ; ma patronne, c’est une vraie rosse… Si ça tenait qu’à elle on n’aurait jamais le droit de sortir !

Lui - Ben vas-y rentre alors !

Elle - C’est que j’avais pensé, M’sieur Franz, que vous me raccompagneriez.

Lui - Te raccompagner ? Ah ! ah !

Elle - Eh oui, c’est triste de rentrer seule.

Lui - Tu crèches où ?

Elle - Pas loin dans la Porzellangasse.

Lui - Ah ben oui, on peut faire un bout de chemin ensemble… mais pour moi, c’est trop tôt. J’veux en profiter, j’ai tout mon temps aujourd’hui, c’est quartier libre jusqu’à minuit à la caserne, alors, j’veux danser, moi !

Elle - Oh ! je devine déjà ; ça va être le tour de la blonde à la figure de traviole.

Lui - Ah… Il est pas si vilain son visage.

Elle - Oh, les hommes sont vraiment des vauriens. Vous allez faire à toutes le même coup ? C’est ça ?

Lui - Toutes, ça ferait trop.

Elle - Franz, s’il vous plaît, aujourd’hui, aujourd’hui seulement, restez avec moi.

Lui - Bon, bon, d’accord ! Mais j’aurai le droit de danser quand même ?

Elle - Moi, je ne danse plus avec personne.

Lui - Eh ben le v’là, dis !

Elle - Qui donc ?

Lui - Le café Swoboda. On a été vite ! Ils jouent encore le même air : tadarada tadarada… alors si tu veux m’attendre, j’te raccompagne. Sinon salut !

Elle - Je vais attendre, oui.

Lui - Allez-y Mam’zelle Marie, laissez-leur vous servir un verre. (A une blonde qui danse près de lui au bras d’un drôle ; langage policé.) Mademoiselle, puis-je… ?

 

 

 

Scène 3

La femme de chambre et le jeune maître

 

Chaude après-midi d’été. Les parents sont partis à la campagne. La cuisinière est de sortie. La femme de chambre écrit dans la cuisine une lettre au soldat qui est son amoureux. On sonne à la chambre du jeune maître. Elle se lève et va dans la chambre du jeune maître.

Le jeune homme est allongé sur le divan, il fume et lit un roman français.

Elle - Jeune Monsieur ?

Lui - Ah oui, Marie, ah oui, j’ai sonné, oui… Qu’est-ce que je voulais ?… Ah oui, les stores, baissez les stores Marie… Il fait plus frais quand les stores sont baissés… n’est-ce pas ?… (La femme de chambre va à la fenêtre et baisse les stores. Il poursuit sa lecture.) Mais qu’est-ce que vous fabriquez, Marie ? Ah oui. Mais on ne voit plus assez pour lire.

Elle - Le Jeune Maître est toujours si studieux.

Lui (en l’ignorant, grand prince) - Merci. C’est bien…

Marie sort.

Lui - continue de lire, laisse tomber le livre, sonne à nouveau.

Elle - apparaît.

Lui - Dites Marie… Oui… Qu’est-ce que je voulais dire ? Oui. Y aurait-il du cognac quelque part dans cette maison ?

Elle - Oui, mais sous clefs.

Lui - Et où sont les clefs ?

Elle - C’est Lina qui les a.

Lui - Qui est Lina ?

Elle - La cuisinière, Monsieur Alfred.

Lui - Eh bien, allez les demander à cette Lina.

Elle - C’est que c’est son jour de sortie à Lina.

Lui - Bon.

Elle - Peut-être puis-je aller au café pour le jeune Maître…

Lui - Eh, ah non… il fait déjà trop chaud. Je n’ai pas besoin de cognac. Vous savez, Marie, vous n’avez qu’à m’apporter un verre d’eau. Pst Marie : laissez couler l’eau pour qu’elle soit bien fraîche…

Elle sort.

Lui - la suit des yeux, à la porte elle se retourne vers lui. Le jeune homme regarde en l’air.

Elle - ouvre le robinet et laisse couler l’eau. En attendant elle va dans sa petite « chambre », se lave les mains, arrange devant le miroir ses petites boucles. Ensuite elle apporte le verre d’eau au jeune maître. Elle se dirige vers le divan.

Lui - se redresse à moitié. La femme de chambre lui tend le verre, leurs doigts s’effleurent.

Lui - Merci. Oui ? Attention ; reposez le verre sur la soucoupe… (Il s’étend à nouveau et s’étire.) Il est tard ?

Elle - Cinq heures, Jeune Monsieur.

Lui - Bon. Cinq heures. C’est bien.

Elle - s’en va, à la porte, elle se retourne, le jeune maître l’a suivie du regard ; elle s’en aperçoit et sourit.

Lui - reste un moment étendu, soudain il se redresse. Il va à la porte, revient, se rallonge sur le divan. Il essaie à nouveau de lire. Après quelques minutes, sonne à nouveau.

Elle - apparaît avec un sourire qu’elle ne cherche pas à dissimuler.

Lui - Marie, je sais ce que je voulais vous demander. Le docteur Schüller est-il passé ce matin ?

Elle - Non. Je n’ai vu personne ce matin.

Lui - Bon, c’est bizarre… Voyons, le docteur Schüller n’est pas venu. Le docteur Schüller. Vous voyez bien qui c’est ?

Elle - Bien sûr, c’est ce grand monsieur à la barbe noire.

Lui - C’est ça ! Il est venu ce matin, non ?

Elle - Non, il n’est venu personne, Jeune Monsieur.

Lui (décidé) - Venez là, Marie.

Elle (se rapproche un peu) - Oui ?

Lui - Plus près oui… non… j’avais cru…

Elle - Qu’a donc le Jeune Maître ?

Lui - Cru, oui j’avais cru… Non, c’est votre corsage… Il est bien beau. Allons venez plus près. Je ne mords pas, vous savez.

Elle (va à lui) - Qu’est-ce qu’il a mon corsage ? Il ne plaît pas au Jeune Maître ?

Lui (caresse le corsage tout en attirant la femme de chambre à lui) - Bleu ? Très joli bleu. (Simplement.) Vous êtes très gentiment habillée, Marie.

Elle - Mais…

Lui - Eh bien quoi ?… (Il a ouvert son corsage. Objectif :) Vous avez une belle peau blanche, Marie…

Elle - Le Jeune Maître me flatte…

Lui (lui embrasse les seins) - Ça ne peut pas faire mal, n’est-ce pas ?

Elle - Oh non.

Lui - Non, parce que vous soupirez ? Pourquoi vous soupirez alors ?

Elle - Oh, Monsieur Alfred…

Lui - Oh, les gentilles petites pantoufles…

Elle - Mais… Monsieur Al… Si on sonne…

Lui - Qui voulez-vous qui sonne ?

Elle - Mais Jeune Monsieur… voyez vous-même… Il fait trop clair…

Lui - Ne vous gênez pas pour moi. D’abord il ne faut se gêner pour personne… quand on est aussi jolie. Oui, ma foi, Marie, vous êtes… Comme vos cheveux sentent bon.

Elle - Monsieur Alfred…

Lui - Ne faites pas tant d’histoires, Marie… je vous ai déjà vue… autrement, oui ! Une nuit, je suis rentré tard à la maison, j’ai voulu prendre de l’eau ; la porte de votre chambre était restée ouverte… et…

Elle - Oh Dieu ! Mais je ne savais pas que le jeune Alfred était si canaille…

Lui - Et j’ai vu beaucoup de choses… ça… et ça… et ça… et…

Elle - Mais, Monsieur Alfred !

Lui - Viens, viens… Là… Oui, oui.

Elle - Mais si quelqu’un sonne ?

Lui - Ne m’interrompez pas… On n’ouvrira pas, c’est tout…

 

........................................................

 

On sonne.

Lui - Tonnerre de Dieu… Il en fait un vacarme, ce type. Il sonne peut-être depuis longtemps et on n’y aura pas pris garde.

Elle - Oh !… J’ai tendu l’oreille tout le temps.

Lui - Oui, eh bien allez jeter un coup d’œil maintenant.

Elle - Monsieur Alfred… Mais vous êtes… Non… Si canaille.

Lui - S’il vous plaît allez-y maintenant…

Elle - sort.

Lui - remonte vite les stores.

Elle (réapparaît) - Il a dû déjà repartir. Il n’y a personne devant la porte. Peut-être était-ce le docteur Schüller.

Lui (désagréablement surpris) - C’est bien.

Elle - se rapproche de lui.

Lui (se dérobe) - Marie, je m’en vais au café.

Elle (tendre) - Déjà… Monsieur Alfred.

Lui (sévère) - Je vais au café. Si le docteur Schüller venait à passer…

Elle - Il ne viendra plus aujourd’hui.

Lui (encore plus sombre) - Si le docteur Schüller venait à passer, je… je… Je suis au café. (Il sort de la pièce.)

La femme de chambre prend un cigare sur la petite table, le met dans sa poche et sort.

 

 

 

Scène 4

Le jeune maître et la jeune femme

 

Soir. Un salon d’une élégance passe-partout dans une maison de la Schwindgasse.

Le jeune homme vient juste d’arriver, allume les bougies alors même qu’il n’a pas ôté chapeau et pardessus. Puis il ouvre la porte qui donne sur la chambre et y jette un œil. La lueur provenant des bougies du salon reflète sur le parquet et éclaire jusqu’à un lit à baldaquin adossé au mur du fond. Dans un coin la cheminée. Un rougeoiement scintille sur les rideaux du lit. Le jeune homme inspecte la chambre à coucher, sur l’étagère un vaporisateur « parfum à la violette ». Il le prend et vaporise les oreillers par petits jets subtils. Ensuite il passe d’une pièce à l’autre tout en pressant continuellement sur la petite poire de façon à ce que très vite tout embaume la violette. Ensuite seulement il enlève chapeau et pardessus, s’assoit sur le fauteuil de velours bleu, s’allume une cigarette et fume. Pause.

Se relève, vérifie que les jalousies vertes sont bien fermées. Retourne précipitamment dans la chambre à coucher, fourrage dans le tiroir de la table de nuit, en extirpe une épingle à cheveux en écaille, cherche un endroit pour la cacher et finalement la glisse dans la poche de son pardessus. Puis il ouvre l’armoire du salon, en retire un plateau en argent avec une bouteille de cognac et deux verres à liqueur qu’il pose sur la table. Retourne à son pardessus d’où il sort un petit paquet blanc, l’ouvre et le dépose près du cognac. Revient vers l’armoire, apporte deux petites assiettes et des couverts, Il choisit dans le petit paquet un marron glacé et le mange. Après quoi se sert un verre de cognac, le boit cul sec. Après quoi regarde l’heure. Fait les cent pas dans la chambre, s’attarde un moment devant le grand miroir mural, arrange sa coiffure et sa petite moustache avec son peigne de poche. Va maintenant dans l’entrée et tend l’oreille. Rien. Il va fermer les rideaux bleus fixés à la porte de la chambre à coucher. On sonne. Sursaut. Léger trouble, s’assoit finalement sur le fauteuil ; ne se lèvera qu’à l’apparition de la femme.

Elle - un voile épais sur le visage, ferme la porte derrière elle, s’immobilise un court instant en posant la main gauche sur son cœur, comme si elle devait surmonter une violente agitation.

Lui (la rejoint, saisit sa main gauche et dépose sur son gant blanc orné de broderies noires un baiser, et murmure) - Merci mon Dieu !

Elle - Alfred – Alfred !

Lui - Entrez Belle Dame… Entrez… Emma.

Elle - Encore un instant – s’il vous plaît… Oh, je vous en prie, Alfred. (Elle reste sur le pas de la porte.)

Lui - Se tient devant elle, lui prend la main.

Elle - Où sommes-nous au juste ?

Lui - Chez moi.

Elle - Cette maison est atroce, Alfred.

Lui - Comment ça ? C’est très agréable au contraire.

Elle - J’ai croisé deux hommes dans l’escalier.

Lui - Des connaissances ?

Elle - Je ne sais pas, c’est possible.

Lui - Pardon, Belle Dame, mais vous connaissez vos connaissances.

Elle - Je n’ai quasiment rien vu.

Lui - Mais même vos meilleures amies ne vous reconnaîtraient pas. Moi-même si je ne savais pas, avec ce… voile.

Elle - Deux voilettes, j’ai mis deux voilettes.

Lui - Vous ne voulez pas entrer ?… Et votre chapeau ? Otez au moins votre chapeau.

Elle - Qu’est-ce qui vous prend, Alfred ? Cinq minutes… non, pas plus… j’ai juré.

Lui - La voilette…

Elle - Il y en a deux.

Lui - Ah oui, alors les deux voilettes. Que je puisse voir votre visage au moins.

Elle - Vous m’aimez d’amour, Alfred ?

Lui (profondément blessé) - Emma, vous me demandez…

Elle - On étouffe, ici.

Lui - Mais vous avez gardé votre fourrure. Vous attraperez froid en sortant.

Elle (pénètre enfin dans la pièce et se jette sur le fauteuil) - Je suis morte !

Lui - Vous permettez ?

Elle - le laisse faire.

Lui - se tient devant elle et hoche la tête.

Elle - Qu’avez-vous ?

Lui - Jamais vous n’avez été aussi belle !

Elle - Comment cela ?

Lui - Seul… Seul avec vous – Emma. (Il se laisse tomber à genoux près du fauteuil, prend ses deux mains et les couvre de baisers.)

Elle - Oui, c’est bien et maintenant je pars. Ce que vous avez exigé, je l’ai fait. Au revoir.

Lui - pose la tête sur son sein.

Elle - Vous m’avez promis d’être sage.

Lui - Oui.

Elle - Quelle chaleur ! On suffoque !

Lui - Mais vous avez gardé votre « fourrure ».

Elle - Posez-la près du chapeau.

Lui - lui retire la fourrure et la pose également sur le divan.

Elle - Et maintenant… adieu.

Lui - Emma ! Emma !

Elle - Les cinq minutes sont largement écoulées.

Lui - Non, une, pas plus !

Elle - Alfred, dites-moi très exactement quelle heure il est.

Lui - Il est pile six heures et quart.

Elle - Je devrais être chez ma sœur depuis longtemps.

Lui - Mais vous la voyez très souvent votre sœur…

Elle - Oh mon Dieu, Alfred, comment avez-vous pu m’entraîner dans ce…

Lui - Parce que… je vous adore.

Elle - A combien de femmes avez-vous déjà susurré la même chose ?

Lui - Aucune. Depuis notre rencontre.

Elle - Quelle inconscience ! Celui qui m’aurait prédit il n’y a pas même huit jours… Hier encore…

Lui - Avant-hier vous m’aviez déjà promis.

Elle - Vous m’avez tellement pressée. Mais je ne l’ai pas voulu. Dieu m’est témoin que je n’ai pas voulu le faire. Hier, j’avais pris la ferme résolution de… Je vous ai écrit une longue lettre hier au soir.

Lui - Je ne l’ai pas reçue.

Elle - Je l’ai déchirée. J’aurais dû vous l’envoyer.

Lui - Non, c’est beaucoup mieux ainsi.

Elle - Non, c’est ignoble… de ma part. Je ne me reconnais plus. Adieu, Alfred. Laissez-moi partir.

Lui - l’étreint et couvre son visage de baisers brûlants.

Elle - Enfin… tenez votre parole…

Lui - Encore un baiser. Encore un.

Elle - Le dernier. (Il l’embrasse, elle répond à son baiser ; leurs lèvres restent jointes longtemps.)

Lui - Puis-je vous dire quelque chose, Emma… Je découvre aujourd’hui ce qu’est le bonheur.

Elle - elle se laisse tomber dans un fauteuil.

Lui (s’assoit sur l’accoudoir et passe un bras autour de son cou) - Ou plutôt j’entrevois aujourd’hui ce que le bonheur pourrait être…

Elle - soupire.

Lui - l’embrasse à nouveau.

Elle - Alfred ! Alfred ! Que me faites-vous faire !

Lui - N’est-ce pas. C’est tout sauf désagréable ici. On est tranquille ; c’est mille fois mieux que nos rendez-vous extérieurs.

Elle - Oh, ne m’en parlez plus !

Lui - Moi, j’y penserai toujours avec une joie profonde. Chaque minute passée auprès de vous est un souvenir délicieux.

Elle - Vous vous souvenez du Bal des Industriels ?

Lui - Comment ne pas s’en souvenir ! Au souper j’étais assis à vos côtés, votre mari servait du champagne…

Elle - lui jette un regard suppliant.

Lui - Je voulais juste parler du champagne. Dites Emma, ça ne vous dirait pas un petit verre de cognac ?

Elle - Une larme, oui. Et puis un grand verre d’eau surtout.

Lui - Oui… Où est-ce que c’est déjà ? Ah oui. (Il va dans la chambre à coucher.)

Elle - le suit du regard.

Lui - revient avec une carafe d’eau et deux verres.

Elle - Où étiez-vous ?

Lui - Dans la ch… dans la pièce à côté. (Il remplit un verre.)

Elle - Il faut que je vous demande quelque chose Alfred, jurez-moi de dire la vérité.

Lui - Je jure.

Elle - Est-il déjà venu une autre femme, ici ?

Lui - Mais Emma, ce bâtiment a été construit il y a presque vingt ans !

Elle - Vous m’avez très bien comprise… Alfred, une femme, ici, avec vous, chez vous ?

Lui - Une femme ici ? chez moi ? avec moi ? Comment pouvez-vous penser une chose pareille ?

Elle - Comment ? Vous n’avez… jamais… ? Comment dire… Non, je préfère ne pas vous le demander. C’est mieux de ne pas demander. C’est moi la coupable. Tout se paie.

Lui - Mais qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous racontez ? Payer quoi ?

Elle - Non, non, non, je ne dois pas le savoir… sinon je m’évanouis de honte, je rentre sous terre, je…

Lui (toujours avec la carafe d’eau à la main, secoue tristement la tête) - Emma, si vous saviez combien vous me blessez.

Elle - se sert un cognac.

Lui - Vous savez, Emma, si vous avez honte d’être ici – si je vous suis à ce point indifférent –, si vous ne sentez pas que vous êtes pour moi tout le bonheur du monde, alors oui, partez, ça vaudra mieux.

Elle - C’est ce que je vais faire – sur-le-champ.

Lui (la retient par la main) - Mais si vous comprenez que je ne peux plus vivre sans vous, qu’un baiser sur votre main est beaucoup plus que toutes les caresses de toutes les femmes du monde… Emma, je ne suis comme tous ces jeunes gens qui savent si bien faire la cour – je suis peut-être trop naïf… Je…

Elle - Mais si vous étiez pourtant comme tous ces jeunes gens !

Lui - Alors vous ne seriez pas là – car vous, vous n’êtes pas comme les autres femmes.

Elle - D’où tenez-vous ça ?

Lui (l’attire vers le divan et s’assoit à côté d’elle) - J’ai beaucoup réfléchi. Je sais que vous êtes malheureuse.

Elle (réjouie) - Oui.

Lui - La vie est si vide, si futile, et en même temps si courte, si affreusement courte. Il ne reste qu’une issue : rencontrer une personne qu’on aime.

Elle - a pris une poire confite sur la table et la porte à sa bouche.

Lui - Donnez-m’en la moitié. (Elle lui tend avec les lèvres.)

Elle (saisit les mains du jeune homme qui s’égarent) - Que faites-vous Alfred ? Et votre serment ?

Lui (avalant la poire, puis s’enhardissant) - La vie est si courte…

Elle (faiblement) - Mais ce n’est pas une raison.

Lui - Oh si !

Elle (de plus en plus faiblement) - Ecoutez Alfred, vous aviez promis d’être sage, non ?… Et… et il fait clair…

Lui - Viens, viens mon unique amour, mon… (Il la soulève du divan.)

Elle - Mais qu’est-ce que vous faites ?

Lui - A côté il fait beaucoup moins clair.

Elle - Il… il y a vraiment une chambre ?

Lui - Une belle chambre… toute sombre. (Il l’entraîne.)

Elle - Restons plutôt ici.

Lui - à la porte de la chambre il lui dégrafe la ceinture.

Elle - Vous êtes si… Oh Dieu que me faites-vous faire ? Alfred…

Lui - Je vous en supplie, Emma !

Elle - Mais attends… attends au moins… (Faiblement.) Va… Je t’appellerai.

Lui - Faisse-moi… maisse-loi… (Il se reprend.)… laisse-moi t’aider.

Elle - Tu déchires tout.

Lui - Tu n’as pas de corset ?

Elle - Je ne porte jamais de corset. Comme les actrices !… Mais peut-être peux-tu dégrafer mes bottines…

Lui - lui ôte ses bottines et lui embrasse les pieds.

Elle (s’est glissée dans le lit) - Oh j’ai froid !

Lui - Ça va chauffer bientôt.

Elle (léger rire) - Tu crois ?

Lui (désagréablement surpris, pour lui-même) - Elle n’aurait pas dû dire ça ! (Il se déshabille dans le noir.)

Elle (tendrement) - Ouhou, ouhou, ouhou…

Lui (retrouvant son entrain) - Je viens…

Elle - Ça embaume la violette ici !

Lui - Violette toi-même… Oui, c’est toi la violette !

Elle - Alfred… Alfred !!!

Lui - Emma…

 

........................................................

 

Lui - Manifestement, je t’aime trop. Je… Je suis comme un fou.

Elle -

Lui - Toute la journée j’ai été comme un fou. Je sentais que ça allait arriver !

Elle - Mais ne t’en fais pas !

Lui - Certainement pas. C’est pour ainsi dire tout naturel quand on…

Elle - Ttt… ttt… ttt… Ce que tu es nerveux. Calme-toi.

Lui - Tu as lu Stendhal ?

Elle - Stendhal ?

Lui - « De l’amour ».

Elle - Non. Pourquoi ?

Lui - On y trouve une histoire… très signifiante.

Elle - Quel genre d’histoire ?

Lui - C’est tout un cercle d’officiers de cavalerie.

Elle - Oui.

Lui - Ils se font le récit de leurs aventures amoureuses. Et chacun raconte qu’avec la femme qu’il a aimée le plus, qu’il a le plus passionnément aimée… qu’il, qu’elle – enfin bref qu’il lui est arrivé avec cette femme aimée ce qui m’arrive maintenant.

Elle - Oui.

Lui - C’est très caractéristique.

Elle - Oui.

Lui - Un seul prétend que de sa vie ça ne lui est jamais arrivé, mais au dire de Stendhal, c’était un fieffé vantard.

Elle - Bien.

Lui - C’est idiot et sans importance et pourtant c’est contrariant

Elle - C’est sûr. Après tout, tu sais… tu m’avais promis d’être sage.

Lui - Oh, ne ris pas… Ça n’arrange rien.

Elle - Mais je ne ris pas. Stendhal est très intéressant. J’avais toujours pensé que ça n’arrivait qu’aux vieux ou aux hommes qui ont beaucoup… euh…

Lui - Ça n’a rien à voir. Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Un des officiers de cavalerie raconte même qu’il a passé trois nuits, non, six… je ne sais plus exactement, avec une femme qu’il avait longuement courtisée, longuement désirée – des années –, eh bien il l’avait tant désirée, tu comprends que, qu’ils n’ont rien fait, toutes ces nuits, que pleurer de bonheur ensemble.

Elle - Tous les deux ?

Lui - Oui, tous les deux. Ça t’étonne ? Moi, je trouve ça très naturel, quand on s’aime bien sûr.

Elle - Mais… Il y en a probablement beaucoup qui ne pleurent pas.

Lui (nerveux) - Probablement, oui… C’est un cas très exceptionnel…

Elle - Ah !… Je croyais que Stendhal disait que tous les officiers de cavalerie pleurent à cette occasion.

Lui - Tu vois, maintenant tu te moques de moi.

Elle - Mais quelle idée ! Ne sois pas si puéril, Alfred !

Lui - Ça me rend juste un peu nerveux… J’ai la sensation que tu ne penses qu’à ça et ça me gêne profondément.

Elle - Je n’y pense absolument pas.

Lui - Oh si ! Si seulement j’avais la certitude que tu m’aimes.

Elle - Comment te donner plus de preuves ?

Lui - Et voilà tu te moques encore !

Elle - Mais non, pourquoi ? Viens, pose là ta jolie petite tête.

Lui - Ah ! ça fait du bien.

Elle - Tu m’aimes ?

Lui - Je suis si heureux !

Elle - … Mais pas besoin de pleurer pour autant !

Lui (s’éloignant d’elle, très irrité) - Et voilà tu recommences…

Elle - Quel nerveux, ce petit Trésor.

Lui - Ça je sais.

Elle - Mais tu n’as pas à l’être. Et puis rappelle-toi une de nos toutes premières conversations. Nous voulions être bons camarades, seulement bons camarades… C’était exquis !… C’était chez ma sœur au grand bal… Ma sœur ! Pour l’amour de Dieu, je devrais déjà être loin. Qu’est-ce que je vais dire ? Adieu, Alfred.

Lui - Emma ! Tu m’abandonnes, c’est ça !

Elle - Ma foi, oui !

Lui - Encore cinq minutes…

Elle - Cinq minutes. Mais tu dois me promettre… de ne pas bouger d’accord ? Je vais te faire un baiser, une baiser d’adieu. Ttt… ttt… ttt… doucement… Pas bouger. Sinon, je pars… tout de suite… mon tendre… mon doux…

Lui - Emma… ma Colombe…

 

........................................................

 

Elle - Mon Alfred…

Lui - Ah, avec toi c’est le paradis sur terre.

Elle - Maintenant je dois vraiment déguerpir.

Lui - Oh ! laisse… Ta sœur attendra.

Elle - Non, chez moi. Pour ma sœur, ça fait longtemps que c’est fichu… Quelle heure est-il ?

Lui - Comment veux-tu que je sache ?

Elle - Mais regarde ta montre.

Lui - Elle est dans mon gilet.

Elle - Mais… va la chercher.

Lui - Huit.

Elle - Pour l’amour du ciel ! Vite ! Mes bas, Alfred. Qu’est-ce que je vais dire ? A la maison, on doit m’attendre… Huit heures !

Lui - Quand est-ce que je te revois ?

Elle - Jamais !

Lui - Emma, tu ne m’aimes donc plus ?

Elle - Justement. Parce que je t’aime ! Mes bottines, mes bottines.

Lui - Jamais… Jamais ? Elles sont là tes bottines.

Elle - Dans mon sac – un tire-bouton. S’il te plaît, vite !

Lui - Là.

Elle - Alfred, ça va nous coûter cher ; ça peut nous coûter la vie, tu sais.

Lui (profondément affecté) - Comment ça ?

Elle - Que dire quand il demandera : D’où viens-tu ?

Lui - De chez ta sœur !

Elle - Facile, quand on sait mentir, mais moi…

Lui - Eh bien, c’est précisément ce que tu dois faire, pourtant.

Elle - Et tout ça pour ce grand garçon… Viens. Laisse-toi faire. (Elle l’enlace.) Maintenant laisse-moi seule. File dans l’autre pièce, je ne peux pas m’habiller si tu restes là.

Lui - va dans le salon, où il s’habille. Il grignote une petite pâtisserie, se sert un verre de cognac.

Elle (l’appelle après un instant) - Alfred !

Lui - Mon cœur.

Elle - C’est bien mieux que nous n’ayons pas pleuré.

Lui (riant, non sans fierté) - Allons, allons, pas de frivolités…

Elle - Comment allons-nous faire maintenant si nous nous croisons une fois par hasard dans le monde ?

Lui - Par hasard – une fois… Tu es bien invitée chez les Lobheimer, demain ?

Elle - Ah, toi aussi ?

Lui - Bien sûr. Pourrais-je te prier à danser le cotillon ?

Elle - Je n’irai pas… Qu’est-ce que tu crois ? Je préfèrerais… (Elle entre complètement habillée dans le salon, prend une confiserie ou un chocolat.)… rentrer sous terre.

Lui - Donc demain, chez les Lobheimer. Magnifique !

Elle - Non, non… Je décommande ; tu peux en être sûr.

Lui - Alors après-demain… Ici.

Elle - Tu es fou ?

Lui - A six heures…

Elle - Il y a des voitures au coin, n’est-ce pas ?

Lui - Autant que tu veux. Après-demain – six heures – ici. Dis oui mon cœur adoré.

Elle - Nous en reparlerons demain pendant le cotillon.

Lui (l’enlace) - Mon Ange.

Elle (il la décoiffe) - Attention !

Lui - Demain chez les Lobheimer et après-demain dans mes bras.

Elle - Adieu…

Lui (soudain à nouveau soucieux) - Que vas-tu lui dire, à lui ?

Elle - Tais toi… tais-toi… c’est trop affreux. Pourquoi je t’aime tant ! Adieu. Si je rencontre à nouveau des hommes dans l’escalier, j’ai une attaque.

Lui - lui embrasse encore une fois les mains.

Elle - s’en va.

Lui - Ça y est ! J’ai une liaison avec une honnête femme.

 

 

 

Scène 5

La jeune femme et l’époux

 

Une belle chambre à coucher.

Dix heures et demie du soir. La femme est couchée et lit. Entre le mari, en robe de chambre.

Elle (sans lever les yeux) - Tu ne travailles plus ?

Lui - Non. Un coup de fatigue. Et puis…

Elle - Oui ?

Lui - Je me suis senti un peu seul à mon bureau et j’ai eu envie de te faire une petite visite.

Elle (le regarde) - Vraiment ?

Lui (s’assoit près d’elle sur le lit) - Fini pour aujourd’hui. Tu vas t’abîmer les yeux.

Elle (ferme son livre) - Mais qu’est-ce que tu as ?

Lui - Rien, mon Chaton, je suis très très amoureux. Mais tu le sais, je crois !

Elle - On aurait tendance à l’oublier parfois.

Lui - Mais on doit l’oublier parfois.

Elle - Pourquoi ?

Lui - Parce que sinon, le mariage resterait imparfait. Il perdrait… comment dire… Il perdrait son caractère sacré.

Elle - Oh…

Lui - Oui. Parfaitement. Et à l’heure qu’il est nous ne serions plus du tout amoureux l’un de l’autre si depuis cinq ans que dure notre mariage nous ne l’avions pas un peu oublié quelquefois.

Elle - Ouh ! C’est trop élevé pour moi !

Lui - C’est simple pourtant : nous avons eu déjà dix ou douze… « liaisons » ensemble. Tu es d’accord ?

Elle - Je n’ai pas compté.

Lui - Si on avait bu jusqu’à la lie notre première liaison, si je m’étais abandonné à corps perdu à ma passion pour toi, il nous serait déjà arrivé ce qui arrive à des milliers de couples : ce serait fini entre nous.

Elle - Ah… Tu penses cela ?

Lui - Crois-moi, Emma Chaton, dans les premiers jours de notre mariage j’ai eu peur, très peur que cela n’arrive.

Elle - Moi aussi.

Lui - Ah, tu vois ? Cela prouve que j’ai raison : il est préférable de temps à autre de vivre en bons camarades.

Elle - Bon.

Lui - Et de ce fait, nous filons encore et toujours de nouvelles lunes de miel que je ne laisse jamais s’éterniser…

Elle - Au-delà de quelques semaines, oui.

Lui - Tout juste !

Elle - Et ce soir… il semble qu’une longue période de bonne et franche camaraderie se termine ?

Lui (l’attirant tendrement à lui) - C’est certain, oui.

Elle - Mais si… s’il en était tout autrement pour moi ?

Lui - Il ne peut pas en être autrement pour toi : tu es l’être le plus exquis et le plus avisé qui soit. J’ai beaucoup de chance de t’avoir rencontrée.

Elle - C’est fou comme tu sais si bien faire la cour quand tu veux.

Lui - Pour un homme qui a un peu… « vécu »… – oui, appuie ta tête sur mon épaule –, je disais, pour un homme qui connaît la vie le mariage est beaucoup plus mystérieux que pour vous, jeunes filles de bonne famille. Vous vous offrez à nous pures et jusqu’à un certain point ignorantes, c’est pourquoi vous avez un regard plus clair sur l’essence de l’amour.

Elle (riant) - Oh…

Lui - Absolument ! Car toutes ces aventures par lesquelles nous sommes passés bon gré mal gré avant notre mariage nous ont laissés complètement démunis et désemparés. De l’amour, vous en entendez beaucoup parler, vous en savez trop et vous lisez aussi et surtout beaucoup trop mais vous n’en avez pas la compréhension concrète que ces expériences nous apportent ; et ce que l’on appelle si communément amour s’avère profondément répugnant comme le sont les créatures que nous sommes condamnés à fréquenter.

Elle - Mais qui sont ces créatures ?

Lui (lui embrasse le front) - Mon Chaton, tu devrais te réjouir tous les jours de n’avoir rien en commun avec ces femmes-là. Mais ce sont après tout des êtres dignes de compassion ; ne leur jetons pas la pierre.

Elle - Pardon, mais cette soudaine compassion me semble un peu déplacée.

Lui (grand seigneur) - Elles la méritent. Vous, les jeunes filles de la meilleure société, vous qui attendez sagement sous l’œil bienveillant de vos parents l’homme d’honneur qui vous mènera à l’autel, vous n’avez pas idée de la misère qui pousse la plupart de ces filles dans les bras du péché.

Elle - Elles se vendent toutes ?

Lui - Je ne saurais le dire. Mais il n’y a pas que la misère matérielle, il y aussi, comment dire, une misère morale, une sorte de manque total de discernement de ce qui est permis ou non et plus particulièrement de ce qui est noble.

Elle - Mais pourquoi les plaindre ? Elles ne s’en sortent pas si mal.

Lui (consterné) - Quelle idée, mon petit chat. N’oublie pas, de tels êtres sont voués à tomber plus bas, toujours plus bas. Une chute sans fin.

Elle (se blottissant contre lui) - Mais la chute peut être délicieuse, non ?

Lui - Mais qu’est-ce que c’est que ces sornettes, Emma ? Il me semble que précisément pour vous les honnêtes femmes, il ne doit rien avoir de plus exécrable que les femmes qui ne le sont pas.

Elle - Evidemment, Karl, évidemment j’ai dit ça sans y penser. Continue, s’il te plaît, j’aime comme tu parles. Allez, dis, raconte.

Lui - Mais raconter quoi ?

Elle - Eh bien… ces créatures ?

Lui - Mais qu’est-ce que tu vas imaginer ?

Elle - Tu sais bien ! Je t’ai déjà demandé à maintes reprises, même au début de notre mariage, de me raconter ta jeunesse.

Lui - Je ne vois pas en quoi cela t’intéresse.

Elle - Tu es mon mari, non ? N’est-ce pas profondément injuste que je ne sache quasi rien de ton passé ?

Lui - Tu ne voudrais pas que j’aie le mauvais goût de te raconter… Ça suffit, Emma. C’est comme une profanation.

Elle - Il n’empêche… que tu as tenu nombre de femmes dans tes bras comme tu me tiens aujourd’hui.

Lui - La femme, c’est toi.

Elle - Bon, à une question, réponds à une seule question, sinon… sinon… pas de lune de miel…

Lui - Mais qu’est-ce que c’est que ces enfantillages ? Tu es mère, je te le rappelle. Notre petite fille dort à côté.

Elle (se blottissant contre lui) - Je voudrais bien un petit gars aussi.

Lui - Emma !

Elle - Mais ne sois pas si… Bien sûr, je suis ta femme. Mais j’aimerais être aussi un peu ta maîtresse.

Lui - Ah, tu voudrais…

Elle - D’abord ma question.

Lui (tendre) - Maintenant ?

Elle - Y a-t-il… Parmi ces femmes que tu as connues, y a-t-il eu une femme mariée ?

Lui - Quoi ?

Elle - Tu as très bien compris.

Lui (un peu inquiet) - Mais qu’est-ce que tu cherches avec cette question ?

Elle - Je voudrais savoir si… On le dit, il y a des femmes mariées qui… Je le sais. Je voudrais savoir si toi…

Lui (sérieux) - Tu en connais une ?

Elle - Diable ! Je n’en sais rien !

Lui - Il y a une femme de ce genre parmi tes amies ?

Elle - Impossible à dire.

Lui - Je ne sais pas, entre femmes on parle beaucoup, je crois. On t’a fait des confidences ?

Elle (hésitante) - Non.

Lui - Aurais-tu des soupçons sur l’une ou l’autre de tes amies ?

Elle - Oh des soupçons, des soupçons !

Lui - On dirait, oui !

Elle - Je n’en sais rien, Karl, absolument rien. Et tout bien réfléchi, je n’en crois aucune capable.

Lui - Aucune ?

Elle - De mes amies, aucune.

Lui - Promets-moi quelque chose, Emma.

Elle - Oui ?

Lui - Promets-moi que tu ne te lieras jamais d’amitié avec une femme sur laquelle planerait même le plus léger soupçon, si léger soit-il.

Elle - Dois-je vraiment te promettre cela ?

Lui - Je sais bien que tu ne cherches pas la compagnie de telles femmes, mais le hasard pourrait s’en charger ! Il arrive très fréquemment que ces femmes à la réputation douteuse s’entichent d’une honnête femme pour avoir la respectabilité qu’elles n’ont pas et aussi… comment dire… par nostalgie de la vertu.

Elle - Euh…

Lui - Oui, je crois que c’est très juste ce que je viens de dire : une nostalgie de la vertu. Quoi qu’il en soit ces femmes sont toutes très malheureuses.

Elle - Pourquoi malheureuses ?

Lui - Tu le demandes, Emma, mais songe à leur vie : la ruse, le mensonge, les périls constants…

Elle - Bien sûr, tu as tout à fait raison.

Lui - Vraiment : elles paient très cher le peu de bonheur, le peu de…

Elle - … plaisir.

Lui - Plaisir ? Où crois-tu qu’il y ait du plaisir là-dedans ?

Elle - Ecoute ! Il doit bien y en avoir un peu sinon elles ne le feraient pas.

Lui - Aucun ; une petite griserie tout au plus.

Elle (pensive) - Une griserie.

Lui - Non, pas même une griserie, un verti… Et on le paie très cher, toujours, crois-moi.

Elle - Donc… tu en as fait l’expérience, une fois, une femme mariée – n’est-ce pas ?

Lui - Oui, Emma, et c’est mon souvenir le plus triste.

Elle - Qui est-ce ? Je la connais ?

Lui - Mais qu’est-ce qu’il te prend ?

Elle - Il y a longtemps ? Très longtemps avant notre mariage ?

Lui - Tais-toi, s’il te plaît, tais-toi !

Elle - Mais Karl !

Lui - Elle est morte.

Elle - Sérieusement ?

Lui - Oui… Cela peut sembler ridicule mais j’ai l’impression que ces femmes-là meurent jeunes.

Elle - Tu l’as beaucoup aimée ?

Lui - On n’aime pas le péché.

Elle - Pourquoi alors ?

Lui - Une griserie… un vertige.

Elle - Eh oui, quand même.

Lui - Ne m’en parle jamais plus Emma ; c’est du passé. Je n’ai aimé qu’une femme : toi. On aime dans la pureté et dans la vérité.

Elle - Karl !

Lui - Quelle chaleur, quelle quiétude dans ces beaux bras blancs. Pourquoi ne t’ai-je pas rencontrée quand j’étais enfant ; je n’aurais jamais regardé une autre femme.

Elle - Karl…

Lui - Comme tu es belle… belle… Oh viens… (Il éteint la lumière.)

 

........................................................

 

Elle - Sais-tu à quoi je rêve ?

Lui - Quoi Chaton ?

Elle - A… à… à Venise.

Lui - La première nuit…

Elle - Eh… oui…

Lui - Eh bien ? Dis ?

Elle - Tu m’aimes aujourd’hui tout autant que cette nuit-là ?

Lui - Oui, tout autant.

Elle - Ah ! si tu… toujours…

Lui (dans ses bras) - Quoi ?

Elle - Mon Karl !

Lui - Quoi ? Si tu… toujours…

Elle - Eh oui.

Lui - Qu’est-ce qui se passerait si je toujours… ?

Elle - Eh bien je me souviendrais toujours que tu m’aimes.

Lui - Mais tu n’as pas besoin de ça pour t’en souvenir. Et puis un mari ne peut pas toujours être amoureux, il doit affronter la vie, ses dangers, avoir de l’ambition, lutter. Ne l’oublie jamais, Chaton. Dans le mariage, rien n’est éternel et c’est ce qui en fait la beauté. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui après cinq ans de mariage se souviennent encore de leur « Venise »…

Elle - C’est vrai.

Lui - Sur ce, dodo. Bonne nuit mon chat.

Elle - Bonne nuit !

 

 

 

Scène 6

L’époux et la jeune fille suave

 

Un cabinet particulier au Riedhof. Confort et modestie. Le radiateur à gaz brûle.

Sur la table, les restes d’un repas ; meringues à la crème fouettée, fruits, fromage. Dans les verres, un vin blanc de Hongrie.

Lui - fume un havane, il est adossé au coin du divan.

Elle - est assise dans le fauteuil à côté de lui.

Lui - C’est bon ?

Elle (imperturbable) - Hum…

Lui - Tu en veux une autre ?

Elle - Non, j’ai déjà trop mangé.

Lui - Ou du vin ? (Il lui verse à boire.)

Elle - Non… Ben vous verrez, j’n’y toucherai pas.

Lui - Encore ce « vous ».

Elle - Quoi ? Oui, vous savez, c’est pas si facile de s’habituer.

Lui - Tu sais.

Elle - Hein ?

Lui - Tu dois dire « tu sais » pas « vous savez ». Viens t’asseoir sur mes genoux.

Elle - Oui, oui… j’ai presque fini.

Lui - se lève, se place derrière le fauteuil, enlace la jeune femme suave qui tourne sa tête vers lui.

Elle - Qu’est-ce qu’il y a ?

Lui - Puis-je avoir un baiser ?

Elle (lui donne un baiser) - Vous êtes… Oh pardon tu es un brin culotté.

Lui - C’est ce qui te vient à l’esprit, là maintenant ?

Elle - Oh non ! J’y ai pensé bien plus tôt… déjà dans la rue. Vous devez…

Lui - Tu dois.

Elle - Ça doit être du joli, ce que vous… tu penses de moi.

Lui - Et pourquoi ?

Elle - Vous suivre tout de suite dans un cabinet particulier.

Lui - Tout de suite, non, on ne peut pas dire ça.

Elle - Mais vous m’avez invitée si gentiment.

Lui - Ah, tu trouves ?

Elle - Et puis après tout qu’est-ce que ça peut bien faire ?

Lui - Oui.

Elle - Qu’on se promène ou qu’on…

Lui - Pour se promener il fait beaucoup trop froid.

Elle - Sûr qu’il faisait trop froid

Lui - Ici, il fait agréablement chaud, non ? (Il s’est à nouveau assis, enlace la jeune fille suave et l’attire à ses côtés.)

Elle (faiblement) - Eh !

Lui - Allez ! Avoue… Tu m’avais déjà repéré, hein ?

Elle - Ben oui. Déjà dans la Singerstrasse.

Lui - Non, pas aujourd’hui je veux dire, mais avant-hier et avant avant-hier quand je t’ai suivie.

Elle - Y’en a plein qui me suivent.

Lui - Ça je le crois volontiers. Mais moi, tu m’as remarqué ?

Elle - Vous savez… ah… tu sais ce qui m’est arrivé l’autre jour ? Le mari de ma cousine, y m’a pistée dans le noir ; et y m’a pas reconnue.

Lui - Il t’a abordée.

Elle - Mais qu’est-ce que tu crois ? Que tout le monde a autant de culot que toi ?

Lui - Mais ça t’arrive, n’est-ce pas ?

Elle - Sûr, ça arrive.

Lui - Et que fais-tu ?

Elle - Ben rien. Aucune réponse – bouche cousue.

Lui - Hum… Mais à moi tu m’as bien répondu.

Elle - Ça vous fâche ?

Lui (l’embrasse violemment) - Tes lèvres ont le goût de la crème fouettée.

Elle - Oh, c’est qu’elles sont douces naturellement.

Lui - Beaucoup te l’ont dit déjà, c’est ça ?

Elle - Beaucoup ! Mais qu’est-ce que tu vas imaginer !

Lui - Ecoute, sois sincère pour une fois. Combien ont déjà embrassé cette bouche-là ?

Elle - C’est quoi cette question ? De toute façon, tu ne me croiras sûrement pas si j’te l’dis !

Lui - Et pourquoi, non ?

Elle - Alors devine.

Lui - Bon disons – mais tu ne dois pas te fâcher…

Elle - Et pourquoi j’me fâcherais ?

Lui - Eh bien disons… vingt.

Elle (en se détachant de lui) - Cent pendant que tu y es !

Lui - C’est juste une supposition.

Elle - Eh bien c’est mal supposé.

Lui - Alors dix.

Elle - C’est sûr une fille qui se laisse aborder dans la rue et qui accepte tout de suite d’aller dans un cabinet particulier !

Lui - Allez, pas d’enfantillage. De toute façon qu’on te suive dans la rue ou qu’on s’assoie quelque part, c’est pareil… Et puis nous sommes dans un restaurant. Le serveur peut entrer à tout moment – il n’y a vraiment pas de quoi…

Elle - C’est exactement ce que j’me suis dit.

Lui - Serais-tu déjà allée dans un cabinet particulier ?

Elle - S’il faut dire la vérité : oui.

Lui - Tu vois, ça me plaît que tu sois franche.

Elle - Mais pas… Pas comme tu peux penser. C’était avec une amie et son fiancé, cette année pendant le carnaval.

Lui - Ça n’serait pas non plus une catastrophe si une fois – avec ton amoureux…

Elle - Sûr que ça s’rait pas une catastrophe. Mais je n’ai pas d’amoureux.

Lui - Allez…

Elle - La main sur le cœur que j’n’en ai pas.

Lui - Mais tu ne vas quand même pas me dire que je suis le pr…

Elle - Quoi ?… Je n’en ai pas – depuis plus de six mois.

Lui - Ah… Mais avant oui ? Qui était-ce ?

Elle - Mais pourquoi vous êtes si curieux ?

Lui - Je suis curieux parce que j’t’aime.

Elle - Vrai ?

Lui - Vrai. Tu le vois bien, non ? Alors raconte. (Il l’étreint fortement.)

Elle - Raconter quoi ?

Lui - Allez, ne te fais pas prier plus longtemps. Qui est-ce ? Voilà c’que j’veux savoir.

Elle (en riant) - Un homme, tiens !

Lui - Oui, oui, mais qui ?

Elle - Un brin comme toi, il était.

Lui - Bon.

Elle - Si tu ne lui avais pas tant ressemblé…

Lui - Eh bien ?

Elle - Eh bien ? Ne pose pas la question, si tu ne comprends pas que…

Lui (comprend) - Ah, c’est pour ça que tu m’as laissé t’accoster.

Elle - Ben oui.

Lui - Alors maintenant, je ne sais plus si je dois me réjouir ou me mettre en colère.

Elle - Ben j’s’rais toi, j’me réjouirais.

Lui - D’accord.

Elle - Et aussi dans ta façon de parler tu me le rappelles tellement… et comment tu dévisages les gens…

Lui - Qu’est-ce qu’il est devenu ?

Elle - Non, c’est les yeux.

Lui - Comment s’appelait-il ?

Elle - Non, ne me dévisage pas comme ça je t’en prie

Lui - l’étreint, long baiser brûlant.

Elle - frissonne, veut se lever.

Lui - Pourquoi tu t’éloignes ?

Elle - Il est temps d’rentrer à la maison.

Lui - Plus tard.

Elle - Non je dois vraiment rentrer. Qu’est-ce que va dire ma mère, à ton avis ?

Lui - Tu habites chez ta mère ?

Elle - Sûr que j’vis chez ma mère. Qu’est-ce que t’as cru ?

Lui - Donc chez la mère. Seule avec elle ?

Elle - Oui, franchement seule ! Cinq on est ! Deux gars et encore deux filles.

Lui - Mais ne t’assois pas si loin de moi. Tu es l’aînée ?

Elle - La deuxième. D’abord y’a Kathi, elle gagne son pain dans une boutique, un magasin de fleurs. Après, c’est moi.

Lui - Et toi, où tu travailles ?

Elle - Non, moi, j’suis à la maison, moi.

Lui - Toujours ?

Elle - Ben faut bien qu’il y en ait une qui reste.

Lui - C’est vrai. Bon. Et que dis-tu à ta mère quand tu rentres si tard à la maison ?

Elle - C’est très rare.

Lui - Alors aujourd’hui par exemple, ta mère va te poser des questions ?

Elle - Sûr qu’elle m’en pose. Et puis je peux faire attention autant que je veux : quand je rentre, elle est toujours à monter la garde.

Lui - Et que lui diras-tu ?

Elle - Ben, j’peux être allée au théâtre.

Lui - Et elle croit ça ?

Elle - Et pourquoi elle le croirait pas ? J’vais souvent au théâtre. Oui. Pas plus tard que dimanche j’étais à l’opéra avec ma copine, son fiancé et l’aîné de mes frères.

Lui - Et de qui avez-vous obtenu les places ?

Elle - Mais mon frère est coiffeur, quand même.

Lui - Oui les coiffeurs… Probablement perruquier au théâtre ?

Elle - C’est quoi ces questions ?

Lui - Oui, ça m’intéresse. Et que fait l’autre frère ?

Elle - Il va encore à l’école. Il veut devenir professeur, instituteur. Non… quéqu’chose comme ça.

Lui - Et tu as encore une petite sœur ?

Elle - Oui, c’est encore un p’tit bout d’chou. Mais il faut bien veiller sur bout d’chou. As-tu la moindre idée de comment les filles sont perverties à l’école ? Tu ne vas pas le croire, l’autre jour je l’ai pincée à un rendez-vous.

Lui - Comment ça ?

Elle - Oui. Avec un gamin de l’école d’en face. Elle se promenait à sept heures et demie du soir ! Tu parles d’un p’tit bout d’chou !

Lui - Et qu’as-tu fait ?

Elle - Il a plu des coups.

Lui - Tu es si sévère.

Elle - Et qui d’autre peut l’être ? Les grands bossent, la mère se lamente du matin au soir ; tout retombe toujours sur moi.

Lui - Seigneur dieu, tu es à croquer. (Il l’embrasse et se fait plus tendre.) Toi aussi tu me fais penser à quelqu’un.

Elle - Ah bon. A qui ?

Lui - Personne de précis… Une époque… Ma jeunesse quoi. Allez, bois.

Elle - Quel âge tu peux avoir ?… Tu… oui… Je ne sais même pas comment tu t’appelles.

Lui - Karl.

Elle - Pas possible ! Karl, tu t’appelles Karl ?

Lui - Il s’appelait aussi Karl ?

Elle - Non mais c’est du pur miracle… Ça oui – non, pas les yeux… Le regard… (Elle tourne la tête.)

Lui - Qui est-il ? Tu ne me l’as toujours pas dit.

Elle - Un sale type – ça c’est sûr, sinon il ne m’aurait pas plantée là.

Lui - Tu l’as beaucoup aimé ?

Elle - Est-ce que je l’ai beaucoup aimé, hein ?

Lui - Je sais… Il était lieutenant.

Elle - Non, il n’était pas chez les militaires, ils n’en ont pas voulu les militaires. Son père a une maison dans la… Mais à quoi ça te sert de savoir tout ça ?

Lui (l’embrasse) - En fait tu as les yeux gris, au début j’ai cru qu’ils étaient noirs.

Elle - Y sont p’t-être pas assez beaux pour toi ?

Lui - embrasse ses yeux.

Elle - Non, non. Ça je ne peux pas, je ne peux pas… Oh je t’en prie… oh mon Dieu… non laisse-moi me lever, juste un peu… s’il te plaît.

Lui (toujours plus tendre) - Oh non.

Elle - Je t’en supplie, Karl…

Lui - Quel âge as-tu ? Dix-huit ans, c’est ça ?

Elle - Pardon dix-neuf bien sonnés.

Lui - Dix-neuf… Et moi ?

Elle - Toi tu en as trente.

Lui - Trente… et des poussières. N’en parlons plus.

Elle - Lui, il avait déjà trente-deux ans quand je l’ai rencontré.

Lui - C’était il y a longtemps ?

Elle - Je ne sais plus… Dis, y’a pas quelque chose dans le vin ?

Lui - Pourquoi ?

Elle - Je suis toute… Tu sais : tout tourne.

Lui - Tiens-toi bien à moi, alors. (Il l’attire à lui et se fait toujours plus tendre. Elle résiste à peine.) Tu sais mon Chaton, je crois que l’on peut y aller maintenant.

Elle - Oui… A la maison.

Lui - Pas tout à fait à la maison.

Elle - Quoi, qu’est-ce que tu veux dire ?… Oh non, non… je ne vais nulle part, qu’est-ce qu’il te prend ?

Lui - Chut, écoute-moi seulement mon enfant. La prochaine fois que nous nous retrouverons, on sera mieux installés tu comprends. (Il a glissé au sol, la tête sur sa poitrine.) Quel délice… quel délice…

Elle - Qu’est-ce que tu fais ? (Elle lui embrasse les cheveux.) Tu as mis quelque chose dans le vin, non ? J’ai envie de dormir… Qu’est-ce qui se passe ? J’tiens plus debout… Mais… mais quoi Karl et si quelqu’un venait ? Je t’en prie le serveur…

Lui - Plus de serveur, c’est sa pause.

 

........................................................

 

Elle - adossée au coin du divan, les yeux fermés.

Lui - fait les cent pas après avoir allumé une cigarette.

Très long silence.

Lui (regarde longtemps la jeune fille puis pour lui) - Qui sait qui elle est exactement. Tonnerre de dieu !… Si vite… C’est pas très prudent de ma part… Hum…

Elle (sans ouvrir les yeux) - Y d’vait y avoir quéqu’chose dans le vin.

Lui - Et pourquoi donc ?

Elle - Sans quoi…

Lui - Il a bon dos le vin, tu ne crois pas ?

Elle - Où es-tu ? Pourquoi si loin ? Viens près de moi.

Lui - va près d’elle, s’assoit.

Elle - Maintenant, dis-moi : tu m’aimes vraiment ?

Lui - Tu le sais… (Il s’interrompt.) Evidemment.

Elle - Tu sais… c’est… Allez, dis-moi ce qu’il y avait dans le vin.

Lui - Tu crois que je suis… je serais un empoisonneur ?

Elle - Ecoute, je n’y comprends rien. Je ne suis pas si… On se connaît pas depuis… Tu sais, je ne suis pas si… Mon dieu… Qu’est-ce que tu vas penser de moi ?

Lui - Mais ne te mets pas martel en tête. Je ne pense absolument rien de mal. Je crois simplement que tu m’aimes bien.

Elle - Oui…

Lui - Et puis après tout quand deux personnes se retrouvent seules dans une pièce, et dînent, et trinquent… pas besoin de mettre quoi que ce soit dans le vin.

Elle - J’ai dit ça comme ça.

Lui - Pourquoi ?

Elle (difficilement) - Ben j’ai honte, quoi.

Lui - C’est ridicule et ça n’a pas de raison d’être. D’autant que c’est en souvenir de ton premier amour que tu as fait ça.

Elle - Oui.

Lui - Du premier.

Elle - Ben oui…

Lui - Maintenant, ce qui m’intéresserait c’est de connaître tous les autres.

Elle - Y’en a pas.

Lui - Ça n’est pas vrai, ça ne peut pas être vrai.

Elle - Mais, arrête, tu m’pompes l’air.

Lui - Tu veux une cigarette ?

Elle - Non, j’te r’mercie.

Lui - Tu sais l’heure qu’il est ?

Elle - Hum ?

Lui - Onze heures et demie.

Elle - Wouah !

Lui - Et ta mère ? Elle a l’habitude, en fait ?

Elle - Tu veux me renvoyer déjà ?

Lui - Tout à l’heure, c’est toi qui voulais partir.

Elle - Mais… tu n’es plus le même. Qu’est-ce que je t’ai fait ?

Lui - Mais, ma petite, rien ! Quelle idée saugrenue !

Elle - Mais c’est seulement à cause de la façon dont tu m’as dévisagée, sinon t’aurais pu attendre longtemps. Il y en a plein, tu sais, qui m’ont proposé d’aller avec eux dans un cabinet particulier.

Lui - Ecoute, veux-tu… bientôt ici à nouveau… ou quelque part ailleurs.

Elle - Sais pas.

Lui - Qu’est-ce que ça veut dire encore : tu ne sais pas ?

Elle - Ben quelle question aussi.

Lui - Alors quand ? Mais avant tout il faut que tu saches que je n’habite pas Vienne. J’y viens de temps en temps pour quelques jours.

Elle - Ah bon, tu n’es pas de Vienne, toi ?

Lui - Bien sûr que si. Mais maintenant j’habite dans les environs…

Elle - Où ça ?

Lui - Aucune importance.

Elle - Bah, pas besoin d’avoir peur, j’y viendrai pas.

Lui - Oh mon dieu, si ça te fait plaisir, tu peux venir. J’habite Graz.

Elle - Sérieusement ?

Lui - Oui, qu’est-ce qui t’étonne ?

Elle - Tu es marié, non ?

Lui - D’où tu tiens ça ?

Elle - Une impression, comme ça.

Lui - Et ça, ça ne t’aurait pas gênée plus que ça ?

Elle - Ben j’aurais préféré que tu sois célibataire. Mais tu es marié !

Lui - Comment t’est venue cette idée ?

Elle - Quand on n’habite pas Vienne et qu’on n’a pas le temps…

Lui - Ça n’a rien d’invraisemblable.

Elle - J’y crois pas.

Lui - Et tu n’aurais pas mauvaise conscience de séduire un homme marié, de le pousser à l’infidélité ?

Elle - Bah, ta femme doit bien en faire autant.

Lui - Tais-toi ! Je t’interdis ! De telles considérations –

Elle - Mais tu n’as pas de femme, à ce que j’ai compris.

Lui - Peu importe – on ne dit pas ce genre de choses. (Il se lève.)

Elle - Karl, eh Karl, qu’est-ce qu’y a ? T’es fâché ? Sincèrement je ne savais pas que tu étais marié. J’ai dit ça comme ça.

Lui - Vous êtes vraiment des petites choses curieuses, vous… les petites femmes. (Il est à nouveau tendre à ses côtés.)

Elle - Ecoute… Non… Il est tard.

Lui - Toi, écoute maintenant. Discutons sérieusement pour une fois. Je voudrais te revoir, te revoir souvent.

Elle - Vrai ?

Lui - Mais pour ça il est nécessaire… Enfin, je dois pouvoir te faire confiance. Je ne peux pas te surveiller.

Elle - Mais j’me surveille très bien toute seule.

Lui - Tu es… Bon, tu n’es pas sans expérience – mais tu es jeune – et les hommes sont en général sans scrupule.

Elle - Oh là là !

Lui - Je ne parle pas seulement d’un point de vue moral. Oh, tu dois bien me comprendre.

Elle - Mais quelle idée tu te fais de moi ?

Lui - Bon. Si tu veux m’aimer – m’aimer moi et seulement moi – on pourrait s’installer confortablement, même si j’habite Graz. Ici, à tout moment quelqu’un peut entrer, ce n’est pas l’idéal.

Elle - se blottit contre lui.

Lui - La prochaine fois… on se voit ailleurs, n’est-ce pas ?

Elle - Oui.

Lui - Dans un endroit où on ne sera pas dérangés.

Elle - Oui.

Lui (l’enlace avec chaleur) - Le reste on en parle sur le chemin du retour. (Il se lève, ouvre la porte.) S’il vous plaît… l’addition.

 

 

 

Scène 7

La jeune fille suave et le poète

 

Une petite chambre confortable, arrangée avec goût. Des rideaux qui plongent la pièce dans la pénombre. Stores rouges. Grande table de travail jonchée de livres et de papiers. Un petit piano adossé au mur.

La jeune fille suave. Le poète.

Ils entrent ensemble. Le poète ferme la porte.

Lui - Mon Trésor. (Il l’embrasse.)

Elle - Ah ! mais c’est joli ! On n’y voit rien mais c’est joli.

Lui - Tes yeux vont s’habituer à la pénombre – ces yeux si doux, suaves. (Il l’embrasse sur les yeux.)

Elle - Mais c’est qu’ils ne vont pas en avoir le temps, ces yeux si doux.

Lui - Pourquoi donc ?

Elle - Je ne reste qu’une minute.

Lui - Le chapeau, juste le chapeau ?

Elle - Pour une minute ?

Lui (retire l’épingle à chapeau et pose le chapeau) - Et la mantille.

Elle - Mais qu’est-ce que tu veux ? Tu sais bien que je dois me sauver.

Lui - Mais tu dois te reposer ! Nous nous sommes promenés plus de trois heures.

Elle - En voiture.

Lui - Au retour oui, mais à Weidling, nous avons gambadé trois bonnes heures le long du ruisseau. Alors pose-toi un instant, mon enfant… où tu veux – ici à ma table de travail, oui – mais non, ce n’est pas confortable. Assieds-toi sur le divan. Voilà. (Il la pousse sur le divan.) Es-tu très fatiguée ? Tu peux aussi t’allonger. Là. (Il l’allonge sur le divan.) Ta petite tête sur le coussin.

Elle (en riant) - Mais je ne suis pas fatiguée du tout !

Lui - C’est ce qu’on croit. Bien – et si le sommeil te gagne, dors je t’en prie. Je ne ferai pas de bruit. Et tiens, je peux même te jouer une berceuse… de ma composition. (Il va au piano.)

Elle - De toi ?

Lui - Oui.

Elle - J’avais cru comprendre que tu étais docteur, professeur.

Lui - Comment ça ? Je t’ai dit que j’étais écrivain.

Elle - Et les écrivains sont tous des menteurs, non ?

Lui - Non, pas tous, moi pas par exemple. Mais pourquoi tu penses ça ?

Elle - Ben tu dis que le morceau que tu joues là, il est de toi.

Lui - Oui… et peut-être aussi qu’il n’est pas de moi. Quelle importance. Peu importe qui a composé quoi, ce qui compte c’est que ce soit beau, non ?

Elle - Oui, oui… que ce soit beau – c’est ça le plus important.

Lui - Sais-tu comment ça m’est venu ?

Elle - De quoi ?

Lui - Eh bien, ce que je viens de dire, là.

Elle (somnolant) - Ben sûr.

Lui (se lève, lisse ses cheveux) - Tu n’a rien compris, c’est ça ?

Elle - J’t’en prie je ne suis pas une sotte.

Lui - Mais si tu es sotte ! Et je t’aime pour ça. C’est si beau la sottise chez les femmes. Sotte à ta façon, j’veux dire.

Elle - Mais qu’est-ce que tu baragouines ?

Lui - Ange, petit Ange. N’est-ce pas qu’on est bien alangui, sur ce moelleux tapis persan ?

Elle - Oh oui. Dis, tu ne voudrais pas encore jouer un peu de piano ?

Lui - Non, je suis mieux près de toi. (Lui caresse la main.)

Elle - Dis, tu ne voudrais pas allumer ?

Lui - Oh non… Ce crépuscule nous fait du bien. Nous nous sommes tout le jour baignés dans les rayons du soleil. Maintenant, nous sommes pour ainsi dire sortis du bain ; nous nous ébrouons et nous jetons le crépuscule sur nos épaules comme un peignoir. (Il rit.) Ah non – on doit pouvoir le dire autrement… Tu ne crois pas ?

Elle - Sais pas.

Lui (s’éloignant légèrement d’elle) - Divine, cette bêtise ! (Il prend un petit carnet et inscrit quelques mots.)

Elle - Qu’est-ce que tu fais ? (Elle se retourne vers lui.) Tu écris quoi ?

Lui (tout bas) - Soleil bain crépuscule manteau… Bon… (Il repose le carnet. A voix haute.) Rien, rien… Dis-moi, mon Trésor, tu ne voudrais pas manger ou boire quelque chose ?

Elle - Boire, non. Mais j’ai une petite faim, oui.

Lui - Hum… j’aurais préféré que tu aies soif. J’ai même du cognac, ici. Mais pour manger, il faut que je ressorte.

Elle - Tu ne peux pas te faire apporter quelque chose ?

Lui - Ça va être difficile, ma femme de chambre est partie. Ecoute, je vais y aller moi-même… Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?

Elle - Ça ne vaut plus la peine maintenant, je dois rentrer à la maison.

Lui - Pas question ! Quand nous repartirons, nous dînerons quelque part ensemble. D’accord ?

Elle - Oh non, je n’aurai pas le temps et puis, où aller ? Nous pourrions rencontrer du monde.

Lui - Tu connais beaucoup de monde ?

Elle - Il suffit qu’une personne précise nous voie et catastrophe !

Lui - Et pourquoi ce serait une catastrophe ?

Elle - Ben oui quoi ? Et si ma mère l’apprend ?

Lui - Nous pouvons aussi aller dans un endroit où personne ne nous verra. Il y a des restaurants avec des chambres isolées.

Elle (en chantonnant) - Ah oui, un souper en cabinet particulier !

Lui - Tu es déjà allée dans un cabinet particulier ?

Elle - S’il faut dire la vérité : oui.

Lui - Et qui était l’heureux élu ?

Elle - Oh, pas comme tu penses… C’était avec ma copine et son fiancé. Ils m’avaient invitée.

Lui - Et tu voudrais que j’avale ça.

Elle - T’es pas obligé de me croire !

Lui (près d’elle) - As-tu rougi ? On ne voit plus rien ! Je ne distingue même plus tes traits. (Il caresse sa joue avec sa main.) Mais je te reconnais quand même.

Elle - Attention à ne pas me confondre avec une autre.

Lui - C’est étrange, je ne sais même plus de quoi tu as l’air.

Elle - Merci bien !

Lui (sérieux) - Dis, c’est presque inquiétant de ne plus réussir à t’imaginer. Dans un certain sens, c’est comme si je t’avais déjà oubliée. Et si je ne pouvais plus non plus me rappeler le son de ta voix… que serais-tu, au fond ? Proche et lointaine à la fois… Inquiétant.

Elle - Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Lui - Rien, mon Ange, rien. Où sont tes lèvres… (Il l’embrasse.)

Elle - Tu ne voudrais pas allumer ?

Lui - Non… (Il se fait plus tendre.) Dis-moi si tu m’aimes.

Elle - Beaucoup… vraiment beaucoup !

Lui - As-tu déjà aimé quelqu’un comme tu m’aimes ?

Elle - Je t’ai déjà répondu que non.

Lui - Sauf… (Il soupire.)

Elle - Mais il a été mon fiancé.

Lui - Je me sentirais mieux si tu ne pensais pas à lui en ce moment.

Elle - Eh… qu’est-ce que tu fais… mais…

Lui - On pourrait s’imaginer qu’on est dans un palais en Inde.

Elle - Là-bas, ils ne sont sûrement pas aussi tapés que toi.

Lui - Petite idiote ! Divine petite idiote… Ah si tu savais ce que tu représentes pour moi…

Elle - Quoi ?

Lui - Arrête de me repousser ; je n’te fais rien – pour l’instant.

Elle - C’est mon corset qui m’fait mal.

Lui (simplement) - Enlève-le.

Elle - Oui, mais tu ne dois pas être plus pressant pour autant.

Lui - Promis.

Elle - se lève et dans le noir ôte son corset.

Lui (qui s’assoit pendant ce temps sur le divan) - Dis, ça ne t’intéresse vraiment pas de connaître mon nom ?

Elle - Si, comment tu t’appelles ?

Lui - Je vais plutôt te dire non pas comment je m’appelle mais comment on m’appelle.

Elle - Ben quelle différence ?

Lui - Comment, moi, l’écrivain, je m’appelle.

Elle - Ah, tu n’écris pas sous ton vrai nom ?

Lui - près d’elle.

Elle - Eh… arrête, quoi.

Lui - Quel parfum émane de toi, si sucré, suave. (Il embrasse ses seins.)

Elle - Tu déchires ma chemise.

Lui - Enlève… enlève tout !

Elle - Mais Robert…

Lui - Et maintenant viens dans notre palais indien.

Elle - Dis-moi d’abord si tu m’aimes vraiment.

Lui - Mais je t’adore. (Il l’embrasse fiévreusement.) Je t’adore, mon trésor, mon printemps… ma rosée printanière… mon aurore, ma…

Elle - Robert… Robert…

 

........................................................

 

Lui - C’était géant, une béatitude surnaturelle… On m’appelle…

Elle - Robert, oh mon Robert !

Lui - Biebitz.

Elle - Biebitz ?

Lui - Je ne m’appelle pas Biebitz – mais on m’appelle comme ça… Peut-être ne connais-tu pas ce nom ?

Elle - Non.

Lui - Tu ne connais pas Biebitz ? Ah… Sublime, divin ! Vraiment ? Tu dis bien que tu ne connais pas ce nom, n’est-ce pas ?

Elle - Sur ma vie, jamais entendu !

Lui - Mais tu ne vas jamais au théâtre ?

Elle - Oh si ! J’y suis allée, il n’y a pas longtemps avec un… un oncle d’une de mes amies et cette amie, et nous sommes allés à l’opéra.

Lui - Oui, mais au théâtre, tu n’y vas jamais ?

Elle - Ben j’vois pas passer de places offertes.

Lui - Je vais te faire envoyer un billet pour la prochaine représentation.

Elle - Oh oui ! Surtout n’oublie pas ! Mais du drôle, hein ?

Lui - Oui… Drôle… Et du triste ça n’irait pas ?

Elle - Bof.

Lui - Même si c’est moi l’auteur ?

Elle - Quoi – une pièce de toi ? Tu écris du théâtre ?

Lui - S’il te plaît, je voudrais allumer. Je ne t’ai pas encore regardée depuis que tu es ma bien-aimée. Un ange ! (Il allume une bougie.)

Elle - Arrête, j’ai honte, j’sais plus où m’mettre. Donne-moi au moins une couverture.

Lui - Plus tard ! (Il va près d’elle avec la bougie et la contemple lentement.)

Elle (se cache le visage dans les mains) - Robert !

Lui - Tu es belle, non, tu es la Beauté, tu es la Nature, tu es La Sainte Innocence.

Elle - Eh, ça goutte, fais attention !

Lui (écarte la bougie) - Tu es celle que je cherche depuis longtemps. Tu m’aimes pour moi, tu m’aimerais autant si j’étais garçon coiffeur. Ça fait chaud au cœur. Pardon mais je ne peux pas m’empêcher de douter. Dis franchement, tu n’as pas imaginé une seule seconde que j’étais Biebitz ?

Elle - Mais j’comprends rien, qu’est-ce que tu veux ? Biebitz j’connais pas, j’te dis.

Lui - A quoi tient la gloire ! Ecoute, oublie ce que je t’ai dit, oublie le nom que j’ai prononcé. Robert je suis, Robert je veux rester pour toi. D’ailleurs tout ça n’est qu’une plaisanterie. Je ne suis pas écrivain, je suis garçon coiffeur et le soir je joue du piano pour une chorale.

Elle - Ben moi, j’comprends plus rien du tout maintenant… non, et puis comment tu me regardes. Qu’est-ce qui s’passe ? Qu’est-ce que t’as ?

Lui - C’est très étrange – ça ne m’est encore jamais arrivé, mon cœur, j’ai les larmes aux yeux. Tu me bouleverses profondément. On va rester ensemble, hein ? On va toujours s’aimer.

Elle - Dis, c’est vrai avec la chorale ?

Lui - Oui, mais plus de questions ; si tu m’aimes, ne dis plus rien. Ecoute, peux-tu te libérer entièrement pour quelques semaines ?

Elle - Comment ça ?

Lui - Partir de chez toi ?

Elle - Mais ! Comment je… ? Que dirait ma mère ? Et puis tout va à vau-l’eau sans moi à la maison.

Lui - J’avais déjà tout imaginé, avec toi, seul avec toi, quelque part dehors dans la solitude d’une forêt, vivre isolé dans la nature avec toi quelques semaines. La Nature… Au beau milieu de la nature et puis un jour Adieu se quitter sans plus savoir rien l’un de l’autre.

Elle - Nous v’là aux adieux, j’avais cru comprendre que tu m’aimais.

Lui - Justement pour ça… (Il se penche vers elle et lui embrasse le front.)… suave petite créature.

Elle - Garde-moi dans tes bras, j’ai si froid.

Lui - Il est temps que tu te rhabilles. Attends, j’allume encore quelques bougies.

Elle (se lève) - Faut pas r’garder.

Lui - Non. (A la fenêtre.) Dis, mon enfant, es-tu heureuse ?

Elle - Quoi ?

Lui - J’veux dire, d’une façon générale, es-tu heureuse ?

Elle - Ben ça pourrait être bien mieux.

Lui - Non, comprends-moi bien ; la vie est difficile, je sais. Je vois bien que tu ne vis pas comme une princesse. Mais si tu fais abstraction de tout ça, si tu te mets simplement à l’écoute de ta vie. Est-ce que tu te sens vivre ?

Elle - T’aurais pas un peigne ?

Lui (va à la « coiffeuse », lui donne un peigne et contemple la jeune fille suave) - Dieu que tu es belle !

Elle - Pst… Pas touche !

Lui - Reste, reste encore, je cours chercher le dîner et…

Elle - Mais il est déjà beaucoup trop tard.

Lui - Il est à peine neuf heures.

Elle - Non, sois gentil, j’dois vraiment déguerpir.

Lui - Quand nous revoyons-nous ?

Elle - Ben quand veux-tu me revoir ?

Lui - Demain.

Elle - C’est quel jour demain ?

Lui - Samedi.

Elle - Pas possible, je dois aller avec ma petite sœur chez le tuteur.

Lui - Alors dimanche… Hum… dimanche… Oui dimanche… Maintenant, je vais tout t’expliquer. Je ne suis pas Biebitz. Biebitz, c’est un de mes amis ; je te le présenterai un jour. Dimanche, on joue sa pièce. Je te ferai avoir une invitation et je viendrai te chercher à la sortie du théâtre. Tu me diras si la pièce t’a plu ; d’accord ?

Elle - Re-v’là l’histoire de Biebitz – j’comprends rien, j’suis idiote.

Lui - Je te connaîtrai tout entière, quand je saurai ce que tu as pensé de la pièce.

Elle - J’suis prête !

Lui - Viens, mon Trésor !

Ils sortent.

 

 

 

Scène 8

Le poète et la comédienne

 

Une chambre dans une auberge à la campagne.

Un soir de printemps ; par-delà les prairies et les collines – la lune.

La fenêtre est ouverte.

Grand calme.

Le poète et la comédienne entrent. Au moment où ils entrent, la bougie que le poète tient à la main s’éteint.

Lui - Oh…

Elle - Qu’est-ce qu’il y a ?

Lui - La lumière. Après tout nous n’en avons pas besoin, regarde comme il fait clair. Fantastique !

Elle - tombe soudain à genoux près de la fenêtre, les mains jointes.

Lui - Qu’est-ce que tu as ?

Elle - garde le silence.

Lui (se rapproche d’elle) - Mais que fais-tu ?

Elle (indignée) - Tu ne vois pas que je prie ?

Lui - Tu crois en Dieu ?

Elle - Absolument. Je ne suis pas une petite délurée dévergondée, moi.

Lui - Ah bon !

Elle - Viens, agenouille-toi près de moi. Tu peux bien prier un peu toi aussi ? Ta gloire n’en sera pas ternie.

Lui - s’agenouille près d’elle et l’enlace.

Elle - Sardanapale ! (Elle se lève.) Et sais-tu qui j’ai prié ?

Lui - Dieu, je suppose.

Elle (la voix pleine de railleries) - Mais oui ! Et c’est pour toi que j’ai prié.

Lui - Pourquoi as-tu regardé par la fenêtre alors ?

Elle - Dis-moi plutôt dans quel coin tu m’as attirée, don Juan !

Lui - Mais mon cœur, c’était ton idée. Tu voulais la campagne – et cette campagne-ci précisément.

Elle - Et n’ai-je pas eu raison ?

Lui - Oh si ! C’est très charmant ici. Quand on y pense, deux heures de Vienne et la solitude totale. Et quelle beauté alentours !

Elle - N’est-ce pas ? Tu pourrais écrire plus d’un poème ici, si tu avais un tant soit peu de talent.

Lui - Es-tu déjà venue ?

Elle - Si je suis déjà venue ? Ah ! mais j’ai vécu des années ici !

Lui - Avec qui ?

Elle - Avec Fritz évidemment.

Lui - Très bien !

Elle - L’homme que j’ai éperdument aimé.

Lui - Je sais, tu m’as déjà raconté.

Elle - Pardon, je peux aussi partir, si je t’ennuie.

Lui - Toi m’ennuyer ? Si tu savais ce que tu représentes pour moi… Tu es un monde en soi… Tu es la divinité, tu es le génie… Tu es… Tu es véritablement La Sainte Innocence… Oui, toi… Mais tu ne dois pas parler de Fritz.

Elle - C’était juste une étourderie, un p’tit moment d’égarement.

Lui - Heureux de te l’entendre dire.

Elle - Viens, approche, donne-moi un baiser !

Lui - l’embrasse.

Elle - Et maintenant, bonne nuit. Adieu mon cœur !

Lui - Comment l’entends-tu ?

Elle - Maintenant, je vais me coucher !

Lui - Oui, c’est bien, mais à propos de « bonne nuit », où suis-je censé passer la nuit, moi ?

Elle - Il y a probablement beaucoup d’autres chambres dans cette pension.

Lui - Les autres chambres n’ont aucun attrait pour moi. Il est temps de mettre de la lumière, tu ne crois pas ?

Elle - Oui.

Lui (allume la bougie sur la table de nuit) - Quelle jolie chambre ! Les gens sont pieux par ici. De pures images saintes ! Ce serait intéressant de passer quelque temps parmi eux… Un tout autre monde. On sait si peu des autres.

Elle - Arrête tes fadaises et apporte-moi plutôt le sac sur la table.

Lui - Tiens, mon unique amour !

Elle - sort de son sac un petit cadre et le pose sur la table de nuit.

Lui - Qu’est-ce que c’est ?

Elle - La vierge Marie.

Lui - Tu l’as toujours avec toi ?

Elle - C’est mon porte-bonheur. Et maintenant sors, Robert.

Lui - Mais, c’est une plaisanterie ? Ne dois-je pas t’aider ?

Elle - Non, tu dois sortir.

Lui - Et quand dois-je revenir ?

Elle - Dans dix minutes.

Lui (l’embrasse) - Au revoir.

Elle - Où vas-tu aller ?

Lui - Je vais faire les cent pas sous ta fenêtre. J’adore me promener à la belle étoile. Ça m’inspire, les idées fusent, la nuit. Et si près de toi, enveloppé pour ainsi dire dans ton désir, baignant dans ton art.

Elle - Tu parles comme un imbécile…

Lui (amèrement) - Il est des femmes qui auraient dit… comme un poète.

Elle - Mais sors à la fin. Et pas d’idylle avec la serveuse, entendu ?

Lui - sort.

Elle (se déshabille, entend le poète dévaler les escaliers en bois, puis faire les cent pas sous la fenêtre ; sitôt déshabillée, elle va à la fenêtre, regarde en bas, il est là ; elle chuchote) - Viens !

Lui - se jette dans l’escalier, se précipite vers elle, qui entre-temps s’est couchée et a éteint la lumière ; il ferme la porte à clef.

Elle - Bon maintenant tu peux t’asseoir et me raconter un petit quelque chose.

Lui (s’assoit près d’elle sur le lit) - Veux-tu que je ferme la fenêtre, n’as-tu pas froid ?

Elle - Oh, non !

Lui - Que dois-je te raconter ?

Elle - Eh bien, à qui es-tu infidèle, en ce moment ?

Lui - Là maintenant à personne encore.

Elle - Rassure-toi, je trompe aussi quelqu’un.

Lui - J’imagine, oui.

Elle - Et qui d’après toi ?

Lui - Mais mon chou, je n’en ai pas la moindre idée.

Elle - Eh bien devine.

Lui - Attends, attends… Oui, le directeur.

Elle - Mon cher, je ne suis pas une vulgaire petite figurante.

Lui - J’ai dit ça comme ça.

Elle - Allez, tu as encore une chance.

Lui - Alors, tu trompes ton partenaire… Benno.

Elle - Mais il n’aime pas les femmes, Benno… tu ne sais pas ? Il est en pleine idylle avec son facteur.

Lui - Pas possible !

Elle - Embrasse-moi plutôt !

Lui - l’enlace.

Elle - Mais que fais-tu là ?

Lui - Je t’en prie arrête de me faire marcher.

Elle - Ecoute, Robert, je voudrais te faire une proposition. Allonge-toi dans le lit avec moi.

Lui - Vendu !

Elle - Vite, vite.

Lui - Oui… Si ça n’avait dépendu que de moi, j’y serais depuis belle lurette… Tu entends ?

Elle - Quoi donc ?

Lui - Dehors, les grillons…

Elle - Tu es fou à lier, mon Trésor, il n’y a pas de grillons par ici.

Lui - Mais on les entend bien pourtant.

Elle - Allez, viens à la fin !

Lui - Me voilà.

Elle - Maintenant, tu restes allongé bien sagement… Pst… Pas bouger.

Lui - Oui, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

Elle - Tu aimerais beaucoup avoir une liaison avec moi, n’est-ce pas ?

Lui - Il me semble que c’est clair, non ?

Elle - Beaucoup le voudraient…

Lui - Mais il est absolument incontestable que je suis en ce moment même le mieux placé.

Elle - Allez, viens, mon p’tit Grillon, désormais, je ne t’appellerai plus que mon p’tit Grillon.

Lui - Superbe…

Elle - Alors, qui je trompe ?

Lui - Qui ?… Peut-être bien moi…

Elle - Crétin des Alpes, va.

Lui - Ou bien un homme… que tu n’as jamais vu… un homme que tu ne connais pas, l’homme qui t’est destiné et que tu ne rencontreras jamais…

Elle - Pitié, arrête ces niaiseries, c’est bouleversant d’idiotie.

Lui - N’est-ce pas étrange… toi aussi – on pourrait croire pourtant. Eh non, mais ce serait t’ôter la meilleure part de toi-même si on… viens, viens… viens…

 

........................................................

 

Elle - C’est bien quand même mieux que de jouer dans des pièces stupides… A quoi penses-tu ?

Lui - Eh bien, je songe qu’il est heureux que tu aies joué de temps à autre dans des pièces potables.

Elle - Et tu penses, petit chien vaniteux, à ta pièce, bien sûr.

Lui - Affirmatif !

Elle (sérieuse) - C’est une pièce remarquable !

Lui - Ah, quand même !

Elle - Tu es un génie, Robert.

Lui - Soit dit en passant, pourrais-tu me dire pourquoi tu as annulé la représentation du génie avant-hier ? Tu étais en pleine forme.

Elle - Je voulais simplement te faire enrager.

Lui - Et pourquoi ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?

Elle - Tu es devenu arrogant.

Lui - Comment ça ?

Elle - Tout le monde le dit au théâtre.

Lui - Bon !

Elle - Moi, j’ai dit : C’est un homme qui a le droit d’être arrogant.

Lui - Et qu’ont-ils répondu ?

Elle - Que diable peuvent-ils me répondre ces gens-là, je n’ai aucun commerce avec eux.

Lui - Ah bien.

Elle - S’ils pouvaient m’empoisonner, ils le feraient. Mais ils ne m’auront pas.

Lui - Ne pensons plus aux autres. Réjouis-toi plutôt d’être ici en ma compagnie, et dis-moi que tu m’aimes.

Elle - Il te faut d’autres preuves ?

Lui - De toute façon, c’est impossible à prouver.

Elle - Ça c’est le bouquet ! Que veux-tu donc ?

Lui - A combien l’as-tu prouvé de cette manière ? Les as-tu tous aimés ?

Elle - Oh non. Aimé… Je n’en ai aimé qu’un seul.

Lui (l’enlace) - Mon cœur…

Elle - Fritz.

Lui - Je m’appelle Robert. Que suis-je pour toi, si tu penses à Fritz en ce moment ?

Elle - Tu es ma fantaisie, ma folie douce.

Lui - Heureux de le savoir.

Elle - Mais dis-moi, n’es-tu pas fier ?

Lui - Fier ? Et de quoi ?

Elle - Eh bien, il me semble que tu as une très bonne raison.

Lui - Ah pour ça ?

Elle - Oui, pour ça, p’tit Grillon blafard ! Au fait où en sommes-nous ? Ils chantent encore, ces grillons ?

Lui - Ils n’arrêtent pas. Tu n’entends pas ?

Elle - Bien sûr, j’entends. Mais ce sont des grenouilles, mon cœur.

Lui - Tu te trompes, les grenouilles ça coasse.

Elle - On sait, les grenouilles coassent.

Lui - Mais pas ici, mon cœur, ici ça chante, c’est des grillons.

Elle - Tu es la personne la plus entêtée que j’aie jamais rencontrée. Donne-moi un baiser ma grenouille.

Lui - Je t’en prie, ne m’appelle pas comme ça. Ça me met en boule.

Elle - Eh bien comment dois-je t’appeler ?

Lui - J’ai un nom, il me semble : Robert.

Elle - Ça sonne mal.

Lui - Je te prierai quand même de m’appeler simplement par mon nom.

Elle - Allez Robert embrasse-moi… Ah… (Il l’embrasse.) Tu es satisfait p’tite grenouille. Ah ! ah ! ah !

Lui - M’autoriserais-tu à allumer une cigarette ?

Elle - Donne-m’en une aussi.

Lui - il prend le paquet de cigarettes sur la table de nuit, en sort deux cigarettes, les allume et lui en tend une.

Elle - Tu ne m’as encore rien dit sur ma prestation d’hier.

Lui - A propos de quoi ?

Elle - Euh !

Lui - Ah oui. Je n’étais pas au théâtre.

Elle - C’est drôle.

Lui - Mais je ne plaisante pas. Comme tu as annulé avant-hier. J’ai supposé qu’hier, tu ne serais pas au mieux de ta forme et j’ai préféré ne pas venir.

Elle - Eh bien tu as tout raté.

Lui - Bon.

Elle - C’était magique. Les gens en étaient tout pâles d’émotion.

Lui - Tu as pu remarquer cela ?

Elle - Et Benno a dit : Chérie, tu as joué comme une déesse.

Lui - Hum !… Et avant-hier si malade.

Elle - Oui, je l’étais vraiment. Et sais-tu pourquoi ? Je me languissais de toi.

Lui - Mais tout à l’heure tu as dit que c’était pour me faire enrager que tu as annulé.

Elle - Que sais-tu de mon amour pour toi ? Mais tout ceci te laisse froid. J’ai eu la fièvre des nuits entières. Quarante de fièvre !

Lui - Pour une fantaisie c’est disproportionné.

Elle - Fantaisie ? Je meurs d’amour pour toi et tu parles de fantaisie.

Lui - Et Fritz ?

Elle - Ne me parle pas de ce traître !

 

 

Scène 9

La comédienne et le comte

 

La chambre à coucher de la comédienne. Décoration très chargée. Il est midi ; les stores sont encore baissés, sur la table de chevet une chandelle allumée. La comédienne est encore allongée dans son lit à baldaquin. Sur la couette de nombreux journaux.

Le comte entre en uniforme de capitaine des Dragons.

Il s’arrête sur le pas de la porte.

Elle - Ah, Monsieur le Comte.

Lui - Votre « chère maman » m’a autorisé. Sinon, je n’aurais pas…

Elle - Je vous en prie, entrez.

Lui - Un baisemain. Pardon. Quand on arrive du dehors… Je ne vois pour parler franc rien du tout. Bon… Voilà, nous y sommes. (Près du lit.) Je vous baise la main.

Elle - Asseyez-vous, Monsieur le Comte.

Lui - « Chère maman » m’a tout raconté. Pauvre demoiselle, vous êtes souffrante… Ce ne sera rien, j’espère.

Elle - Rien ? Mais j’ai tutoyé la mort !

Lui - Grand Dieu ! Comment est-ce possible ?

Elle - C’est très aimable à vous de me faire cette petite visite.

Lui - Tutoyer la mort ! Hier au soir vous avez pourtant joué si divinement.

Elle - Oui, ce fut un beau triomphe…

Lui - Un triomphe… colossal. Tout le public était en transe et je ne vous parlerai pas de moi.

Elle - Vos fleurs sont magnifiques, merci.

Lui - Mais, je vous en prie, Mademoiselle.

Elle (montrant des yeux une grande corbeille de fleurs posée sur la petite table près de la fenêtre) - Elles sont là.

Lui - Vous avez littéralement croulé sous les fleurs et les couronnes, hier soir.

Elle - Elles sont toutes restées dans ma loge. Votre corbeille seule m’a accompagnée jusqu’ici.

Lui (lui embrasse la main) - C’est adorable de votre part.

Elle - lui saisit soudain la main et l’embrasse.

Lui - Mais Demoiselle…

Elle - Ne paniquez pas, Monsieur le Comte, cela ne vous engage à rien.

Lui - Vous êtes un être… étrange… Une femme mystérieuse, énigmatique pourrait-on presque dire. (Pause.)

Elle - La demoiselle Birken est un jeu d’enfant à côté.

Lui - Oui, la petite Birken est sans surprise, quoique… je ne la connaisse que bien superficiellement.

Elle - Ah !

Lui - Vous pouvez me croire. Mais vous vous êtes l’Enigme. Et j’ai la nostalgie de cela depuis toujours. Déjà, je me suis privé d’une grande source de plaisir ; eh oui, hier au soir, je vous ai vue jouer pour la première fois seulement.

Elle - Est-ce possible ?

Lui - Eh oui, voyez-vous, Demoiselle, tout est si compliqué avec le théâtre. J’ai pris l’habitude de dîner tard… et donc quand j’arrive au théâtre, le meilleur est déjà passé. N’ai-je pas raison ?

Elle - A partir de maintenant il faudra dîner tôt.

Lui - Oui, j’y ai déjà pensé aussi. Ou alors pas du tout. Pour le plaisir que ça procure.

Elle - Et avez-vous encore quelques sources de plaisir, Monsieur le jeune vieillard ?

Lui - Parfois, je me le demande moi-même ! Mais vieillard, ça non. Il y a une autre raison.

Elle - Croyez-vous ?

Lui - Oui. Ce cher Lulu, par exemple, affirme que je suis un philosophe. Figurez-vous, Mademoiselle, qu’il dit que je réfléchis trop.

Elle - Réfléchir, penser… Et on court à la catastrophe.

Lui - J’ai beaucoup trop de temps à moi. Voilà pourquoi je réfléchis. Je vous en prie, Demoiselle, jugez vous-même : je me suis dit « quand je serai muté à Vienne ça ira mieux ». Les sollicitations, les distractions. Mais au fond, ça n’est pas bien différent de là-bas.

Elle - Et où est-ce ce là-bas ?

Lui - Eh tout là-bas, Mademoiselle, au fin fond de la Hongrie, dans les patelins perdus où j’étais la plupart du temps en garnison.

Elle - Mais qu’est-ce que vous faisiez en Hongrie ?

Lui - Mais comme je vous le dis, Demoiselle, service-service.

Elle - Et pourquoi êtes-vous resté si longtemps là-bas ?

Lui - Bah ça s’est trouvé comme ça.

Elle - Il y a de quoi devenir cinglé, non ?

Lui - Pourquoi ? Il y a bien plus à faire qu’ici. Imaginez, demoiselle : former les recrues, débourrer les jeunes chevaux, etc. Et la région n’est pas si hostile qu’on le dit. C’est même très beau cette plaine à perte de vue. Et les couchers de soleil ! Quel dommage que je ne sois pas artiste peintre. J’ai pensé plus d’une fois : si j’étais peintre voilà ce que je peindrais. Il y en avait un au régiment qui peignait bien, notre jeune Splany. Mais ce que je vous raconte doit vous sembler bien ordinaire.

Elle - Pas du tout, je m’amuse comme une petite folle.

Lui - Voulez-vous que je vous dise, Mademoiselle, avec vous on peut bavarder, Lulu me l’avait dit et c’est vrai. C’est une chose rare.

Elle - Oui, surtout en Hongrie.

Lui - Oh mais à Vienne tout autant. Les gens sont radicalement les mêmes. Là où il y a plus de monde la cohue est plus grande, c’est la seule différence. Posez-vous la question jeune demoiselle : prenez-vous plaisir à fréquenter les gens ?

Elle - Plaisir ? Je hais les gens ! Je ne peux pas les sentir ! Je ne vois jamais personne. Je suis toujours seule. Personne ne franchit le seuil de cette maison.

Lui - Oui, je m’étais dit que vous deviez être l’ennemi du genre humain. Cela arrive souvent chez les artistes. Quand on navigue dans des sphères si élevées… Vous, vous avez de la chance vous savez pourquoi vous vivez.

Elle - Mais qui vous dit cela ? Je n’ai pas la moindre idée du pourquoi de mon existence.

Lui - Ah mais pardon, célèbre comme vous l’êtes – idolâtrée…

Elle - Et ce serait ça le bonheur ?

Lui - Le bonheur ? Je vous en prie, Jeune Dame, le bonheur n’existe pas. Comme d’ailleurs la plupart des choses dont on n’arrête pas de parler… l’amour par exemple. Oui, l’amour n’existe pas.

Elle - Comme vous avez raison !

Lui - Plaisir… Ivresse… C’est bien, il n’y a rien à en dire… C’est incontestable, concret, aujourd’hui je jouis… Bien, je jouis. Ou bien je suis ivre, magnifique ! Ça aussi, c’est sûr. Et quand c’est fini, c’est fini et bien fini

Elle (emphatique) - C’est fini !

Lui - Mais dès qu’on ne peut pas, comment pourrais-je m’exprimer, dès qu’on ne peut pas s’abandonner à l’instant présent. Qu’on pense au futur, qu’on pense au passé… dans les deux cas on est hors jeu. Le futur… désolant… Le passé flou… En un mot… c’est la confusion totale. N’ai-je pas raison ?

Elle (hoche la tête avec des grands yeux) - Vous avez complètement saisi le sens des choses.

Lui - Et voyez-vous demoiselle, pour celui qui a clairement cela à l’esprit tout est égal qu’il habite Vienne, le désert ou la Vieille Hongrie. Par exemple… Où puis-je poser ma casquette ? Grand merci… Où en étions-nous ?

Elle - A la vieille Hongrie.

Lui - Ah oui, je disais la différence est minime. Que je sois au Mess ou au club ; c’est bien pareil.

Elle - Et l’amour dans tout ça ?

Lui - Quand on y croit, il y en a toujours une pas loin qui nous aime.

Elle - Miss Birken, par exemple.

Lui - Je ne comprends pas pourquoi vous revenez toujours à la petite Birken.

Elle - Elle est votre maîtresse, non ?

Lui - Qui a dit cela ?

Elle - Tout le monde le sait.

Lui - Sauf moi, bizarre.

Elle - Vous vous êtes même battu en duel pour elle !

Lui - Peut-être même ai-je été tué sans m’en rendre compte.

Elle - Comte, vous êtes un homme d’honneur. Venez plus près.

Lui - Avec votre permission.

Elle - Ici. (Elle l’attire à elle et lui passe la main dans les cheveux.) Je savais que vous viendriez aujourd’hui !

Lui - Comment cela ?

Elle - Je l’avais déjà deviné hier au théâtre.

Lui - M’auriez-vous vu de la scène ?

Elle - Mais jeune homme n’avez-vous pas remarqué que je n’ai joué que pour vous ?

Lui - Est-ce possible ?

Elle - Mon cœur s’est mis à battre la chamade quand je vous ai vu vous asseoir au premier rang.

Lui - A battre la chamade ? A cause de moi ? Il ne m’est pas venu à l’idée une seule seconde que vous pouviez m’avoir remarqué !

Elle - Mais vous pousseriez n’importe qui au désespoir avec vos trop belles manières !

Lui - Oui demoiselle.

Elle - « Oui demoiselle ». Et dégainez votre sabre, au moins !

Lui - Si cela est permis. (Ote le sabre et le pose sur le lit.)

Elle - Et un baiser, s’il vous plaît !

Lui - l’embrasse, elle le retient.

Elle - Il aurait mieux valu pour moi que je ne croise jamais ton regard.

Lui - Au contraire, c’est très bien comme ça !

Elle - Monsieur le Comte, vous n’êtes qu’un affreux poseur.

Lui - Moi – et pourquoi ?

Elle - Réalisez-vous bien qu’en ce moment même n’importe quel homme serait heureux à votre place ?

Lui - Je suis très heureux.

Elle - Ah je croyais que le bonheur n’existait pas. Quel regard ! Je crois que vous avez peur de moi Monsieur le Comte !

Lui - Et je réponds oui, Demoiselle. Vous êtes l’Enigme, mon énigme.

Elle - Oh stop avec ta philosophie… viens près de moi. Et maintenant demande-moi n’importe quoi… Tu peux tout avoir, tout ce que tu veux, tu es si chou.

Lui - Alors je demande la permission… (En lui embrassant la main.)… de revenir ce soir.

Elle - Ce soir… mais je joue.

Lui - Après le théâtre.

Elle - Tu ne demandes rien d’autre ?

Lui - Je demanderai tout et encore plus, après le théâtre.

Elle (blessée) - Tu peux toujours courir, petit matamore.

Lui - Bon, écoutez, ou plutôt écoute, nous avons été francs l’un envers l’autre jusqu’à maintenant. Je suis sûr que tout sera beaucoup plus beau ce soir après le théâtre… plus intime que maintenant, où… enfin j’ai toujours la sensation que la porte pourrait s’ouvrir…

Elle - Elle ne s’ouvre pas du dehors ; elle est bloquée.

Lui - Ecoute, il me semble que nous ne devons pas tout gâcher en précipitant une chose qui vraisemblablement pourrait être très belle.

Elle - Vraisemblablement !

Lui - Le matin, pour dire la vérité, le matin je trouve l’amour horrible.

Elle - Tu es l’homme le plus dingue que j’ai jamais rencontré.

Lui - Bien sûr je ne parle pas des femmes ordinaires… Avec elles, au bout du compte tout est égal. Mais une femme comme toi… non, tu peux me traiter de fou, cent fois fou. Mais une femme comme toi… on ne la prend pas avant le petit déjeuner. Et puis… Mais tu sais…

Elle - Dieu, ce que tu es craquant !

Lui - Tu comprends ce que je veux dire maintenant, n’est-ce pas ? Je vois les choses comme…

Elle - Précisément, comment vois-tu les choses ?

Lui - J’ai pensé… Je t’attends après le théâtre dans une voiture et nous filons souper ensemble quelque part.

Elle - Je ne suis pas Donzelle Birken, moi.

Lui - Mais je n’ai pas dit ça. Il me semble que pardessus tout il faut trouver « l’humeur », « l’ambiance ». Et je suis toujours au mieux de ma forme au souper. C’est le plus beau moment quand on quitte le souper pour rentrer, et alors…

Elle - Et alors quoi ?

Lui - Eh bien, alors… Prends garde à la douceur des choses.

Elle - Assieds-toi plus près de moi. Plus près.

Lui (en s’asseyant sur le lit) - Je dois dire que ces oreillers exhalent… du réséda, n’est-ce pas ?

Elle - Il fait très chaud ici, tu ne trouves pas ?

Lui - se penche et lui embrasse les cheveux.

Elle - Oh Monsieur le Comte, cela va à l’encontre de votre programme.

Lui - Quel programme ? Je n’ai pas de programme.

Elle - l’attire à elle.

Lui - Vraiment très chaud.

Elle - Tu trouves ? Et si sombre, comme si c’était le soir… (Elle s’empare de lui.) C’est le soir… la nuit… Ferme les yeux, s’il fait trop clair pour toi. Oh viens !… Viens !…

 

........................................................

 

Elle - Alors est-ce que « l’humeur » était favorable, Monsieur le petit poseur ?

Lui - Diablesse !

Elle - Jolie expression ! Merci !

Lui - Mais tu es un ange aussi.

Elle - Et toi tu aurais dû être acteur ! Oui vraiment ! C’est que tu connais les femmes, toi ! Eh bien, devine ce que je vais faire maintenant ?

Lui - Quoi ?

Elle - Je vais te dire que je ne veux plus jamais te revoir.

Lui - Et pourquoi donc ?

Elle - Non, non. Tu es trop dangereux. Tu fais tourner la tête à toutes les femmes, toi. Et voilà, tu te tiens là debout devant moi comme s’il ne s’était rien passé.

Lui - Mais…

Elle - Vous seriez bien aimable de vous en souvenir Monsieur le Comte, je suis devenue à l’instant votre maîtresse.

Lui - Jamais je ne pourrai l’oublier !

Elle - Et qu’en est-il pour ce soir ?

Lui - Quoi, que veux-tu dire ?

Elle - Eh bien, tu voulais m’attendre après le théâtre ?

Lui - Ah oui, mais maintenant disons plutôt après-demain.

Elle - Comment ça après-demain ? Mais il était question d’aujourd’hui.

Lui - Ça n’aurait plus de sens.

Elle - Oh, Vieux Pépé, va !

Lui - Tu me comprends mal. Je pensais plutôt… Ah comment m’exprimer, je pensais plutôt… à l’âme.

Elle - Et qu’est-ce que ton âme vient faire là-dedans ?

Lui - Crois-moi il est vraiment question de ça. Ce serait… c’est un leurre de séparer l’âme du corps.

Elle - Mais fiche-moi la paix avec ta philosophie. Quand je veux philosopher, je prends un livre.

Lui - On n’a jamais rien appris des livres.

Elle - C’est fichtrement vrai. Et c’est pour ça que tu dois m’attendre ce soir. Nous réussirons bien à nous mettre d’accord, à propos de l’âme, petite crapule.

Lui - Bon, si tu l’autorises donc, j’attendrai avec ma voiture…

Elle - Non, ici, chez moi, tu m’attendras…

Lui - … après le théâtre.

Elle - Naturellement.

Lui - il remet son sabre.

Elle - Mais qu’est-ce que tu fais ?

Lui - Il me semble qu’il est temps que je parte. Pour une visite de courtoisie, je suis, à vrai dire, déjà resté un peu trop longtemps.

Elle - Mais ce soir il n’y aura pas courtoisie qui tienne.

Lui - Crois-tu ?

Elle - J’en fais mon affaire. Et maintenant encore un baiser, mon petit philosophe, oh toi, mon don Juan, mon angelot, trafiquant d’âmes, mon putois adoré. (Après l’avoir embrassé violemment, elle le repousse violemment.) Monsieur le Comte ce fut un honneur !

Lui - Je vous baise les mains, Demoiselle. (A la porte.) A vous revoir.

Elle - Adieu, Désert de Hongrie !

 

 

 

Scène 10

Le comte et la prostituée

 

Le matin, vers six heures.

Une chambre misérable ; le store jaune sale de l’unique fenêtre est baissé. Rideaux verdâtres usés. Une commode sur laquelle sont posés quelques photographies et un chapeau de femme bon marché, trop voyant pour être de bon goût. Derrière le miroir des éventails japonais de pacotille. Sur la table, recouverte d’un tapis d’un rouge passé, une lampe à pétrole allumée qui sent le roussi ; abat-jour en papier jaune, à côté une carafe avec un reste de bière et un verre à moitié vide. Au sol près du lit des vêtements de femme en désordre, comme s’ils venaient juste d’être jetés à la hâte. Au lit la prostituée endormie ; respiration calme. Sur le divan, le comte complètement habillé, pardessus de flanelle ; son chapeau est par terre à la tête du divan.

Lui (bouge, se frotte le yeux, se lève rapidement, se rassoit, regarde autour de lui) - Mouais, comment suis-je arrivé… bon… Donc j’ai fini par raccompagner cette fille chez elle… (Il se lève vite, regarde son lit.) Elle est étendue là… cela peut encore m’arriver à mon âge. Comment a-t-elle réussi à me faire monter jusqu’ici ? Mystère. Non… mais j’ai déjà vu tout ça… je me vois rentrer dans la pièce… oui… à ce moment-là, je suis encore à moitié conscient ou bien c’est à ce moment-là que je me suis réveillé, ou bien… ou bien, c’est seulement que cette pièce me rappelle quelque chose ?… Mais bien sûr, j’ai bien dû la voir, hier, cette pièce… (Il regarde l’heure.) Hier ? Même pas ! Il y a tout juste quelques heures – je savais, je savais que quelque chose allait se passer… je l’ai senti… quand j’ai commencé à boire, j’ai eu l’impression que… Et que s’est-il passé ?… Ma foi, rien… ou bien est-ce que… ? Vrai de vrai… oui… ça fait bien dix ans qu’il ne m’est pas arrivé de ne plus me rappeler de rien… Bon, j’étais bourré comme un coing, c’est tout. Si seulement je savais d’où… Ce que je sais encore avec exactitude, c’est que je suis rentré dans ce bouge avec le vieux Lulu, non, non, on est aussi parti de chez Sacher… et alors en chemin déjà… oui, c’est ça. Je suis parti dans ma voiture avec Lulu… Mais pourquoi je me casse la tête avec ça. Peu importe après tout. Pensons à la suite, courage, fuyons ! (Il se lève, la flamme vacille.) Oh ! (Il regarde la belle endormie.) Elle a un beau sommeil. Je ne sais absolument pas si je vais lui laisser de l’argent sur la table de nuit… et puis bien le bonjour… (Il est debout devant elle, la regarde longuement.) Si personne ne savait qui elle est ! (Il la contemple longuement.) J’en ai connu des femmes ! Pas une n’a été aussi innocente et pure dans son sommeil. Morbleu, ce vieux Lulu pourrait encore dire que je philosophe mais c’est vrai le sommeil nous rend tous égaux, on dirait, tout comme sa sœur la mort… Il faudrait quand même que je sache si oui ou non… Quand même je m’en souviendrais… Non, non, je me suis tout de suite affalé là, sur le divan… et rien, il ne s’est rien passé… C’est incroyable comme parfois, toutes les femmes se ressemblent… Allez, partons. (Il va pour partir.) Ah oui, j’oubliais. (Il prend son portefeuille et s’apprête à sortir un billet.)

Elle (se réveille) - Qui est-ce ? Il est encore très tôt. (Elle le reconnaît.) Salut p’tit gars.

Lui - Bonjour. Bien dormi ?

Elle (s’étire) - Aah, viens. Un p’tit baiser.

Lui (s’incline vers elle de toute sa taille, se ravise, réfléchit) - J’étais sur le point de partir…

Elle - Partir ?

Lui - Il est plus que temps.

Elle - Tu pars comme ça ?

Lui (bien embarrassé) - Comme ça…

Elle - Ben, salut ; à une autre fois…

Lui - Oui, que Dieu te garde. Tu ne voudrais pas me donner ta petite main ?

Elle - sort sa main des couvertures.

Lui (lui prend la main et l’embrasse sans réfléchir, machinalement, s’en aperçoit, rit) - Comme pour une princesse.

Elle - C’est quoi ce regard ?

Lui - Quand on ne voit que ton visage comme maintenant… Au réveil, vous semblez si innocentes, toutes. Dieu du ciel on pourrait rêver à tout un tas de choses, si ça n’empestait pas autant l’huile à pétrole.

Elle - Eh oui, cette lampe, c’est la poisse.

Lui - Quel âge as-tu exactement ?

Elle - Quel âge tu me donnes ?

Lui - Vingt-quatre.

Elle - Oui, c’est sûr.

Lui - Plus âgée ?

Elle - Vingt bientôt.

Lui - Et depuis combien de temps déjà tu…

Elle - Un an qu’je suis dans le métier !

Lui - Dis donc tu as commencé tôt.

Elle - C’est mieux trop tôt que trop tard.

Lui (s’assoit sur le lit) - Dis-moi, es-tu heureuse ?

Elle - Quoi ?

Lui - Je veux dire, ça va pour toi ?

Elle - Oh, moi ça va toujours.

Lui - Mais… dis, ça ne te vient pas à l’idée que tu pourrais faire autre chose ?

Elle - Quoi ? Qu’est-ce que j’pourrais faire ?

Lui - Eh bien tu es un beau brin de fille, tu pourrais avoir un amoureux, par exemple.

Elle - Tu crois p’t-être que j’en ai pas.

Lui - Oui, ça je sais – mais je veux dire un seul, un qui t’entretienne, tu comprends, pour que tu ne sois plus obligée d’aller avec tout le monde.

Elle - Mais je n’vais pas non plus avec tout le monde ; Dieu merci je choisis moi.

Lui - regarde la chambre.

Elle (s’en aperçoit) - Le mois prochain, on déménage en ville dans la Spiegelgasse.

Lui - On ? Qui on ?

Elle - Eh bien la femme et les quelques filles qui habitent encore là.

Lui - Ici, il y a d’autres filles qui…

Elle - Là ; à côté… tu entends ?… C’est Milli avec qui j’étais au café hier soir.

Lui - On entend des ronflements.

Elle - Ben oui, c’est Milli, j’te dis. Elle ronfle jusqu’à dix heures du soir. Ensuite elle se lève et va au bar.

Lui - Quelle vie abominable !

Elle - Eh oui. Et ça fait enrager la patronne. Moi je suis dès midi dans la rue.

Lui - Mais que fais-tu à midi dans la rue ?

Elle - Qu’est-ce que je peux bien faire ? J’fais le trottoir, tiens.

Lui - Ah oui… bien sûr… (Il se lève, sort un porte-monnaie et pose un billet sur la table de nuit.) Adieu !

Elle - Déjà ?… Tchao… Reviens vite. (Elle s’allonge sur le côté.)

Lui (ne bouge pas) - Dis, dis franchement, tout t’est complètement indifférent, n’est-ce pas ?

Elle - Quoi ?

Lui - Je veux dire, tout ça ne te procure plus aucune joie.

Elle (bâille) - J’ai sommeil.

Lui - Pour toi tous les hommes sont pareils, peu importe qu’ils soient jeunes, vieux, ou…

Elle - Tu veux quoi au juste ?

Lui - Bon… (Passant tout d’un coup à autre chose.) Ça y est Dieu merci mon Dieu ! J’ai trouvé à qui tu me fais penser.

Elle - A qui ?

Lui - Incroyable, incroyable, Je t’en supplie, je t’en supplie, tais-toi, une minute au moins. (Il la regarde.) Le même visage, exactement le même visage. (Il l’embrasse sur les yeux.)

Elle - Eh…

Lui - Vrai, quel dommage, que tu… ne fasses pas autre chose… ça pourrait faire ton bonheur, tu sais !

Elle - Tu es bien comme Franz, tiens !

Lui - Qui est Franz ?

Elle - Eh ben, le serveur du bar.

Lui - Et en quoi je ressemble à ce Franz ?

Elle - Il n’arrête pas de dire que j’pourrais faire mon bonheur en l’épousant.

Lui - Pourquoi tu ne le fais pas ?

Elle - Merci bien… Je n’veux pas me marier, non, à aucun prix. Plus tard peut-être.

Lui - Le regard… le même regard… Lulu pourrait bien dire que je suis fou à lier – t’embrasser les yeux encore une fois… oui… et maintenant prends soin de toi, maintenant, je m’en vais.

Elle - Tchao !

Lui - Dis… dis voir… rien ne t’étonne…

Elle - Quoi ?

Lui - Que je ne t’ai rien… demandé.

Elle - Oh, il y a tout un tas d’hommes qui ne sont pas très fringants le matin.

Lui - Ah oui… (A lui-même.) Bougre d’idiot ! Avoir pu espéré qu’elle s’étonne… Alors, salut… (A la porte.) Pourquoi je m’énerve ? Toutes ces femmes ne courent qu’après l’argent, c’est tout… Mais qu’est-ce que je dis ? Ces femmes… c’est bien… que cette petite ne cache rien, on devrait plutôt s’en réjouir… Ecoute – tu sais, je vais revenir te voir.

Elle (les yeux fermés) - Quand tu veux.

Lui - Quand es-tu sûre d’être chez toi ?

Elle - Je suis toujours à la maison. Tu demandes Leocadia.

Lui - Leokadia*… bien – alors dieu te garde. (A la porte.) J’ai encore mal aux cheveux, moi. Eh bien, c’est le pompon ; j’atterris chez une fille de joie, je ne fais rien avec elle si ce n’est lui embrasser les yeux parce qu’elle me rappelle quelqu’un… (Il se tourne vers elle.) Dis, p’tite Leokadia, cela t’arrive souvent qu’un homme reparte ainsi de chez toi ?

Elle - Comment ça ?

Lui - Eh bien comme moi.

Elle - Comme toi, ce matin tu veux dire ?

Lui - Non… Je voudrais savoir si parfois tu accueilles des hommes qui au final ne te demandent rien.

Elle - Non, ça ne m’est encore jamais arrivé.

Lui - Alors ? Qu’en penses-tu ? Tu crois que tu ne me plais pas ?

Elle - Et pourquoi je ne te plairais pas ? Cette nuit, je t’ai beaucoup plu.

Lui - Tu me plais toujours autant.

Elle - Mais cette nuit, je t’ai plu davantage, j’étais même très très à ton goût.

Lui - Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

Elle - Gros bêta !

Lui - Cette nuit… mais dis, je ne me suis pas tout de suite affalé sur le divan ?

Elle - Si… avec moi.

Lui - Nous deux…

Elle - Oui, tu ne t’en souviens plus ?

Lui - J’ai… nous avons… bien…

Elle - Et tu t’es écroulé tout de suite après.

Lui - Ah tout de suite après j’ai… D’accord…

Elle - Eh oui, mon chou. Tu devais en tenir une bien sévère pour ne te souvenir de rien aujourd’hui.

Lui - Allez… une ressemblance des plus lointaines, finalement… Au revoir… (Il entend un bruit.) Qu’est-ce que c’est ?

Elle - C’est la bonne qu’est déjà là. Dis, donne-lui un p’tit quelque chose elle t’ouvrira la porte. Le portail est ouvert, pas besoin de rincer le concierge.

Lui - Oui. (Dans l’antichambre.) Ça commençait bien c’était joli, des petits baisers sur les yeux et rien de plus. Ça aurait presque pu devenir une aventure… Il faut croire que ce n’était pas mon jour. (La bonne est là et ouvre la porte.) Ah. Voici la… Bonne nuit.

La bonne - Bonjour.

Lui - Oui bien sûr… bonjour… Bonjour.

 

 

* Il semblerait que le prénom Leocadia ne soit pas courant à Vienne. Dans la première scène quand la prostituée se nomme, le soldat réplique « jamais entendu un nom pareil » ; dans la dernière scène elle se nomme Leocadia, le comte répète Leokadia. Tout porte à croire donc que Leocadia serait dans la première scène nouvellement arrivée d’un pays plus lointain (Pays de l’Est, Espagne).


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