La Rue Saunière

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Un jeune homme égaré, qui doit se rendre à un rendez-vous important
rue Saunière, demande son chemin à un homme âgé qui ne répond pas à sa
question, mais l’égare un peu plus par ses digressions sur le temps, la vie, la
jeunesse, l’âge, la douleur et la mort…
L’auteur

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Liste des personnages (2)

LE JEUNE HOMMEHomme • Jeune adulte • 66 répliques
Il a la fougue et l’enthousiasme de la jeunesse. Il est rempli d’espoir par son rendez-vous de la rue Saunière.
LE VIEIL HOMMEHomme • Senior/Adulte • 65 répliques
Plus modéré, il a l’expérience de la vie qu’il voudrait faire partager à son jeune interlocuteur, mais il est parfois maladroit.

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A l’ouverture, un vieil homme immobile seul en scène.
LE JEUNE HOMME (arrive essoufflé, un attaché-case à la main) - Excusez-moi...
LE VIEIL HOMME (se retournant) - ...Oui ?..
LE JEUNE HOMME - Je cherche la rue Saunière, je crois que je me suis égaré.
LE VIEIL HOMME (pensif) - Ah ? Tiens ?
LE JEUNE HOMME - Pouvez-vous m’indiquer le chemin ?
LE VIEIL HOMME - Oui, je le peux.
Silence.
LE JEUNE HOMME (impatient) - Je vous serai reconnaissant de le faire en ce cas !
LE VIEIL HOMME - Holà ! Holà ! Du calme jeune homme !
LE JEUNE HOMME - Je ne voudrais pas vous brusquer, mais je cherche mon chemin...
LE VIEIL HOMME (impassible) - Oui, oui, je le vois bien, sinon vous ne le demanderiez pas.
Silence.
LE JEUNE HOMME - Et je suis un peu pressé, voyez-vous !
LE VIEIL HOMME - Un peu : seulement ? Alors vous avez le temps !
LE JEUNE HOMME - C’était une façon de parler ! Pressé ! Je suis pressé !
LE VIEIL HOMME - Ah ? Pressé ? (Un temps.) C’est différent, mais ça ira, vous avez le temps tout de même !
LE JEUNE HOMME (agacé) - Je suis très, très pressé !
LE VIEIL HOMME - Quelle erreur jeune homme ! Si seulement je pouvais vous convaincre de cette fatale erreur dans laquelle vous usez vos jeunes années ! (Le jeune homme s’impatiente et regarde alentours afin de trouver un autre quidam qui pourrait le renseigner.) Mais vous ne m’écoutez pas n’est-ce pas ?
LE JEUNE HOMME - Mais si ! Mais si ! Alors ? La rue Saunière ?
LE VIEIL HOMME - Non. Vous ne m’écoutez pas. Vous jetez des regards inquiets alentours, à la recherche d’un autre interlocuteur.
LE JEUNE HOMME - Vous en avez de bonnes, vous ! Vous ne voulez pas me répondre !
LE VIEIL HOMME - Ce n’est pas la question. Je trouve dommage que vous soyez pressé. C’est tellement inutile d’être pressé ! Il suffit d’être à l’heure...
LE JEUNE HOMME - C’est bien pour ça que je suis pressé ! Je voudrais arriver à l’heure et je suis en retard !
LE VIEIL HOMME (rêveur) - Je ne l’entendais pas comme ça... Je voyais les choses d’une façon plus abstraite...
LE JEUNE HOMME (piaffant d’impatience) - Désolé, je suis terre à terre : mon rendez-vous est désespérément concret et je suis terriblement en retard !
LE VIEIL HOMME - Oui, je constate cela. Vous êtes même assez énervé, c’est regrettable.
LE JEUNE HOMME (agressif) - Vous êtes marrant, vous ! Je suis pressé comme tout et vous me retenez là en me faisant la leçon ! (Déprimé.) Ça fait des kilomètres que je parcours à la recherche de cette foutue rue Saunière et personne, jamais personne pour me renseigner !
LE VIEIL HOMME - Si : moi.
LE JEUNE HOMME - Justement non ! Vous parlez d’autres choses et mon retard s’accumule ! Vous avez mon destin entre vos mains et vous ne m’aidez pas !
LE VIEIL HOMME - Vous m’accordez trop d’importance, ainsi qu’à vous même...
LE JEUNE HOMME (abattu) - J’ai besoin de vous... Ce rendez-vous est très important pour moi.
LE VIEIL HOMME - Vous savez que vous en êtes très loin ?
LE JEUNE HOMME - Comment ça ?
LE VIEIL HOMME - En fait, vous lui tournez le dos, à la rue Saunière...
LE JEUNE HOMME (effaré) - Oh, non ! Je vais devoir courir !
LE VIEIL HOMME - Ça ne sera pas nécessaire...
LE JEUNE HOMME (avec un semblant d’espoir) - Comment ça ?..
LE VIEIL HOMME - Vous n’arriverez jamais à l’heure. C‘est trop loin.
LE JEUNE HOMME (effondré) - Oh, non ! Mon rendez-vous ! Dire que je tournais le dos à mon avenir !
LE VIEIL HOMME - Ne dramatisez pas. On passe son temps à tourner le dos à son avenir dans la vie. Je crois même qu’on ne fait que ça !
LE JEUNE HOMME (agacé) - Vous avez le don de remonter le moral des gens, vous ! (Un temps. Il s’assoit sur son attaché-case.) Quand j’y pense ! J’ai marché comme un malade en pure perte ! Et plus j’avançais et plus je m’éloignais de mon rendez-vous !
LE VIEIL HOMME - Evidemment : puisque vous lui tourniez le dos.
LE JEUNE HOMME - Merci de me le rappeler ! Vous n’auriez pas pu me le dire plus tôt ?
LE VIEIL HOMME - Je ne voulais pas vous décevoir. Il y avait tant d’espoir dans vos yeux !
LE JEUNE HOMME (agressif et moqueur) - Charmante sollicitude ! Vous préfériez me faire perdre mon temps !
LE VIEIL HOMME (comme à lui même) - Curieuse notion que le temps... Vous étiez pressé, vous vouliez gagner du temps, en fait vous en avez surtout perdu...
LE JEUNE HOMME (outré) - Avec vous sûrement, y’a pas photo !
LE VIEIL HOMME (continuant sa pensée) - Nous n’avons aucune emprise sur le temps... On ne prend pas le temps, c’est lui qui nous possède.
LE JEUNE HOMME - Ce que je vois moi, c’est que je suis complètement paumé et que j’ai raté mon rendez-vous !
LE VIEIL HOMME - Mon Dieu, si vous saviez... Des rendez-vous, vous en raterez tant et tant ! Ils semblent importants sur le moment (Un temps.) Et puis le temps - toujours lui ! - efface l’importance dont se gonflent la plupart des événements humains ! (Un temps, il s’approche affectueusement du jeune homme.) J’aimerais vous dire... Vous m’êtes sympathique.
LE JEUNE HOMME (avec un mouvement d’impatience) - Vous m’agacez !
LE VIEIL HOMME - Relativisez !.. Dans la vie, parfois, l’on se perd...
LE JEUNE HOMME (coupant la parole) - J’avais remarqué, merci !
LE VIEIL HOMME (dans ses pensées) - L’on s’égare... Oui... On prend les mauvais chemins...
LE JEUNE HOMME (méchamment) - Oui ! Et jamais personne pour vous remettre sur le bon ! A part de vieux gâteux qui s’écoutent parler !
LE VIEIL HOMME (même jeu) - On est si seul ! Face au destin, on est seul. Face à la mort on est seul. Dans la foule immense, on est seul. On est chétivement seul ! Encore et toujours... Toujours et encore... Et même plus...
LE JEUNE HOMME (se relevant inquiet, au public) - Il a pris des trucs ou quoi ?
LE VIEIL HOMME - Mon Dieu ! Plus je vous observe et plus je me vois quarante ans en arrière !
LE JEUNE HOMME (à part) - Non, il a bu ! Oui, c’est ça : il a bu !
LE VIEIL HOMME - Ah, là, là ! Nous sommes si semblables et si différents à la fois !
LE JEUNE HOMME (au vieil homme) - Quarante balais nous séparent quand même ! (A part.) Il est sénile tout bêtement, j’aurais dû m’en douter !
LE VIEIL HOMME (poursuivant) - Ah, j’aimerais tant vous faire profiter de mon expérience ! J’en ai tellement qui ne me sert plus à grand chose ! On apprend tout trop tard...
LE JEUNE HOMME - A ses dépens !
LE VIEIL HOMME (sans relever la perfidie de la remarque) - Oui, c’est vrai : à ses dépens... Peut-être parce qu’on refuse d’écouter les autres ?..
LE JEUNE HOMME - Je vous ai écouté à mon corps défendant et voilà où j’en suis : paumé ! Et mon rendez-vous, n’en parlons pas ! Et puis merde ! On ne vit pas de l’expérience des autres !
LE VIEIL HOMME (ébranlé) - Quand même !.. Peut-être un petit peu ? Tout n’est pas à jeter ?
LE JEUNE HOMME (tranchant) - Mais si ! On ne vit pas à travers l’expérience des autres ! On se forge par la sienne uniquement !
LE VIEIL HOMME - J’étais comme ça autrefois : affirmatif. Quatre vérités que j’assénais avec une froide candeur, comme s’il s’agissait des quatre points cardinaux ou des quatre saisons !..
LE JEUNE HOMME (à part) - Je reste planté là... Je pourrais partir... Mais je reste... Je perds mon temps... Ce rendez-vous manqué... (Un temps.) Et cette rue Saunière, comme elle me semble loin !
LE VIEIL HOMME (à lui même) - Elle bien loin la rue Saunière ! Oui... Bien loin... (Au jeune homme.) Je vous observe et j’envie vos jeunes années : c’est le privilège de l’âge ; soit parce qu’on oublie les détresses endurées, soit parce qu’on se dit qu’avec  l’expérience, on les surmonterait mieux...
LE JEUNE HOMME - En tout cas, votre expérience ne m’a pas servi à grand chose jusqu’à présent !
LE VIEIL HOMME - C’est vrai... Sans doute parce que l’expérience éclaire surtout le passé. On avance à l’aveuglette... A tâtons... Du mieux que l’on peut... On se retourne et la lumière jaillit. Là, c’est le constat : on voit le chemin parcouru. On se dit : «Là, j’aurais dû faire ça.» ou «Là, j’aurais dû agir comme ci.» On se trompe bien sûr, on voit le passé, pas l’avenir !
LE JEUNE HOMME - Les faits ne se reproduisent jamais de la même façon non plus ! Jésus est probablement revenu vingt fois depuis le Golgotha ! Et puis, hein ? Décapité sous la révolution ? Tombé à Waterloo ? Forçat à Cayenne ? Gazé dans les tranchées ? Mort sous la torture au Chili ? Hurlant en ce moment même dans un hôpital  psychiatrique ?
LE VIEIL HOMME - Oui... Cela me hante encore... Jésus... (Silence.) Jésus est-il revenu ? Qu’en avons-nous fait ? Avons-nous encore le coeur pour y voir clair ?
LE JEUNE HOMME (à part) - Il délire, le pauvre vieux ! Je devrais partir... Pourtant je reste... Sans raison... Mais où est la raison ? (Tout haut.) Je trouve que la vie a des côtés déprimants ! On se lève de bonne humeur. On met sa plus belle chemise. On met une cravate. On est content de soi. On a un rendez-vous important. On sort dans la rue et l’on se dirige fringant en direction de la rue Saunière. On marche en sifflotant. On a même parfois un joli sourire à offrir aux passants. Et puis... Tout à coup... Tout s’écroule !.. La rue Saunière est trop loin : jamais on ne l’atteindra ! Plus de rendez-vous !  (Silence.) On trouve sa cravate ridicule... Sa chemise dérisoire... Son sourire démodé !
LE VIEIL HOMME - Oui : c’est tout à fait ça ! (Pensif.) On se lève, joyeux comme un pinson. on s’habille d’une chemise brodée de printemps. On choisit une cravate couleur de circonstance. La gaieté s’installe en vous. On descend dans la rue bariolée par la foule, l’oeil brillant. On marche d’un pas si léger qu’aucune ombre ne frémit ! Les filles lancent d’immenses regards où l’on aimerait se perdre ! La rue Saunière est là, quelque part, dans l’attente de sa conquête... L’on voudrait pleurer sa joie tant elle vous  submerge ! Puis... Puis... Le rideau sombre de la réalité s’effondre sur l’illusion... sinistre catafalque... On n’arrivera jamais à cette maudite rue Saunière. (Silence.) Voilà que soudain le chant du désespoir entame son refrain langoureux... On ne sait plus quoi faire de ses mains... Les filles sont moqueuses et vulgaires... Le trottoir exhibe sa
poussière... On est exténué. On découvre une tache d’encre au revers de sa chemise. La cravate que l’on porte a pris une couleur de circonstance. On a le pas bien lourd. Les ombres se sont allongées. La journée touche à sa fin...
LE JEUNE HOMME - Vous racontez mieux que moi ! C’est étrange, j’ai l’impression que vous avez connu la rue Saunière ?
LE VIEIL HOMME - Des rues Saunière, j’en ai vécu un tas !
LE JEUNE HOMME (ému) - Excusez moi pour tout à l’heure : j’ai peut-être été un peu dur... Vous m’êtes sympathique !
LE VIEIL HOMME - Ce n’est rien. Je suis un vieux fou !
LE JEUNE HOMME - Non, non, ne dites pas ça ! Séchez plutôt cette larme à votre oeil gauche...
LE VIEIL HOMME (bas, en essuyant son oeil avec un mouchoir) - Oui... Oui... Gauche... Ne sait pas réprimer ses sentiments... (Haut.) Pardonnez moi, je gâche
votre journée, jeune homme ! Vous avez mieux à faire. Les jeunes filles attendent vos sourires !..
LE JEUNE HOMME - Oh, non ! Les jeunes filles n’attendent pas... il y a tant de sourires et tant de bouches pour les faire !
LE VIEIL HOMME - Oui... Oui... Cependant, l’on ne sourit pas assez... De ce bon sourire qui vous vient de l’intérieur... De ce sourire qui vous porte vers l’autre... (Un temps.) L’on se sent meilleurs alors, en dépit de sa condition d’homme. On se sent tout parfumé de folie... Dieu est en vous... On ressent de grands coups au fond de sa poitrine, comme si l’esprit voulait sortir de soi !.. (Un temps, exalté.) C’est si bon de sourire !
LE JEUNE HOMME - Je vous préfère comme ça ! C’est marrant, vous avez rajeuni ! (Un temps.) Je sourirai plus souvent, et pas qu’aux jeunes filles ! (Un temps.) Seulement voilà : je suis tellement pressé... Il faut faire ci, il faut faire ça ! Et puis encore ça ! Marcher, courir. Parler, écouter. Questionner, répondre. Acheter, dépenser. Manger, déféquer. C’est si stressant qu’on en oublie de sourire. Ou alors d’un sourire emprunté à si bon marché que les intérêts ne le rendent pas meilleurs !
LE VIEIL HOMME - Alors, de grâce arrêtez vous un peu ! Décomposez vos mouvements. Modérez vos ardeurs. Octroyez vous le temps que personne ne vous accordera, sinon vous-même !..
LE JEUNE HOMME - Oui... Mais vous savez mieux que moi que je n’en ferai rien. Je ne sais pas pourquoi, c’est plus fort que moi... (Un temps.) On apprend tout trop tard. On ne se forme qu’à travers ses propres erreurs... On procède par étapes, chaque erreur est une étape... La vie est une longue initiation...
LE VIEIL HOMME - Oui... La vie est une initiation permanente... On apprend... On apprend... On ne comprend pas toujours. Parfois jamais. Y a t-il quelque chose à comprendre ? (Un temps.) Je crois, pour ma part, que la vie est une longue initiation à la mort...
LE JEUNE HOMME (tout bas à lui même, en se tenant le dos) - Ouh ! J’ai mal au dos ! (Tout haut.) Vous m’effrayez un peu ! On court, on court, d’ornière en ornière et tout ça pour tomber à la fin dans le grand trou ? Cette philosophie du trou m’angoisse !..
LE VIEIL HOMME - Excusez moi d’être abrupt. Je ne voulais pas vous effrayer. Mais vous semblez avoir mal au dos ?
LE JEUNE HOMME - Oui, en effet. Cela m’a pris tout d’un coup. Ça surprend et ça fait bougrement mal ! (Silence.) Pourtant, quelque chose me dit qu’à force, on doit s’y habituer...
LE VIEIL HOMME - Oui... Au début cela surprend. On s’y attend si peu ! Puis la douleur s’en va et on l’oublie. (Silence.) Elle revient sans crier gare et l’on se dit : « Encore ? » Elle s’en va de nouveau et de nouveau on l’oublie... Et ainsi de suite !.. (Un temps.) Jusqu’au jour où cette douleur devient familière. On dit : «J’ai ma douleur qui revient, le temps va changer...» On l’accepte. On la supporte. C’est dans l’ordre des choses. On prévoit même sa venue. Elle nous a apprivoisé...
LE JEUNE HOMME (enchaînant) - ...On devient le chien-chien à sa douleur ! Ce doit être vrai... D’ailleurs, je le pressentais. Au début, on se plie sous l’effet de la douleur, mais on lutte, on se révolte ! Elle opère un repli stratégique, on est content et on l’oublie... Mais elle revient toujours, et peu à peu, elle sape l’esprit de révolte et c’est l’habitude qui s’installe. (Silence.) C’est bien ça, n’est-ce pas ?
LE VIEIL HOMME - C’est bien ça, oui... Dans la vie, l’habitude prend souvent le pas sur la révolte, si ce n’est toujours... Au début, c’est la découverte... L’âme est jeune et prête à s’enflammer ! On croit pouvoir changer l’ordre des choses. On dénonce ! On crie ! On insulte ! On se scandalise ! (Un temps.) Rien ne change... On se lasse... On vieillit... On s’habitue...
LE JEUNE HOMME - On doit même sourire en évoquant sa jeunesse !
LE VIEIL HOMME - Oui... On sourit... avec une fierté mêlée d’amertume ! On se dit qu’on aurait dû en profiter davantage... en même temps on se dit qu’on avait raison...
LE JEUNE HOMME - Tout de même... Ça doit être terrible de se dire qu’en dépit de ses efforts rien n’a changé ! Et que rien, rien, non rien ne changera jamais !
LE VIEIL HOMME - ...Oui... Les changements ne sont qu’apparence... L’homme et le monde sont immuables. Les rôles sont distribués depuis longtemps... Il n’y a plus qu’à jouer la comédie et tant pis si les planches sont pourries !
LE JEUNE HOMME - Adam et Eve... Roméo et Juliette... la bergère et le ramoneur...
LE VIEIL HOMME - ...Marco polo... Magellan... Gagarine... Armstrong... (Un temps.) Et puis il y a nous ! Le plus dur sans doute, est d’accepter son rôle et de le jouer jusqu’au bout... Même quand on hérite d’un second rôle, d’un sans grade !
LE JEUNE HOMME - Jusqu’au bout de la dérision !.. Jouer son texte avec application sans toujours comprendre... voire jamais... (Un temps.) Y a t-il seulement quelque chose à comprendre ? De toutes façons, on n’a pas le choix ! Il faut jouer puisqu’on est là... avec son bagage d’émotions, de désirs et d’angoisses ! Il faut jouer et trouver les limites de son rôle... se faire plaisir autant que possible... Essayer de concrétiser les mots tels que : bonheur, amour, amitié... Est-ce possible ? (Silence.) Pourtant il faut jouer, la pièce ne sera pas rejouée... malgré les à peu près... malgré les regrets... malgré les  sifflets... (Silence.) Il faut jouer jusqu’au dernier souffle, jusqu’à l’ultime étincelle,
jusqu’au mortel trou de mémoire !.. (Plus bas.) Ah ! Mon dos ! (Il se courbe sous la douleur.)
LE VIEIL HOMME - C’est tellement ça ! Vous racontez mieux que moi !.. (Le jeune homme pleure.) Mais ? Vous pleurez ?
LE JEUNE HOMME (réprimant ses larmes) - Ce n’est rien... Je ne suis qu’un jeune fou !
LE VIEIL HOMME - Ne dites pas ça, vous m’êtes sympathique, allons, allons !
LE JEUNE HOMME - Excusez moi... Je gâche votre journée, vous avez sûrement des choses importantes à faire, au lieu de m’écouter.
LE VIEIL HOMME - Les choses n’ont que l’importance que l’on veut bien leur donner !
LE JEUNE HOMME - C’est assez juste, oui... Tout à l’heure par exemple : je pensais mon rendez-vous très important. Maintenant, je m’en ficherais presque ! Notre discussion me semble plus importante.
LE VIEIL HOMME - L’important, n’est-ce pas le plaisir éprouvé en toutes choses ? Vous le disiez vous même tout à l’heure : “se faire plaisir autant que possible” vous aviez raison. (Silence.) La vie est trop longue par ses souffrances et trop courte par ses joies. On passe son temps à courir vers je ne sais quoi et lorsqu’on lève le pied, on s’aperçoit qu’on ne peut plus courir... et on le regrette.
Silence pendant lequel le jeune homme se courbe en se tenant le dos.
LE VIEIL HOMME - Ca fait mal, hein ? C’est dommage, vous étiez si jeune !.. Vous voulez un cachet ?
LE JEUNE HOMME - Non. Ce n’est rien. Cela ira. Laissons faire l’habitude. Cela passera. Tout passe : la douleur, le temps, la jeunesse, la vie...
LE VIEIL HOMME - Oui. Restent les souvenirs : ces vieux menteurs fidèles ! Je m’en suis fait un choix que je ressasse quand j’ai le cafard... C’est bon !
LE JEUNE HOMME - C’est marrant, je fais pareil ! (Observant le vieil homme.) Vous savez ? Je trouve que l’on se ressemble un peu.
LE VIEIL HOMME - Oui... Cela m’effraye un peu ! (Il se tient le dos.) Ouh ! Mon dos ! Ça faisait longtemps !
LE JEUNE HOMME - Oui, le temps va changer ! Vous devriez sourire, cela vous rajeunit.
LE VIEIL HOMME - Là, je ne peux pas : mon dos me tire trop !
LE JEUNE HOMME (se tenant le dos également) - La vache ! Ca tire !
Les deux personnages ne se regardent plus, ne se voient plus, et semblent ne faire plus qu’un.
LE JEUNE HOMME - J’aurais dû me couvrir davantage, j’ai un peu froid...
LE VIEIL HOMME - ...C’est comme ça qu’on attrape la crève !..
LE JEUNE HOMME - Voilà que je parle tout seul maintenant ! Je deviens gâteux, moi !
LE VIEIL HOMME - D’un autre côté, faut bien se tenir compagnie... Quand on est seul... et on est souvent seul !.. Je crois même qu’on est toujours seul, y compris au milieu de la foule ! On est seul en son soi même !
LE JEUNE HOMME - ...Personne d’autre ne peut être le soi même de quelqu’un sinon lui même...
LE VIEIL HOMME - Je déraille complètement ! Je n’aurais pas dû boire ce verre de blanc tout à l’heure ! Mais c’était pour me donner du coeur au ventre avant d’aller à ce foutu rendez-vous !
LE JEUNE HOMME - A moins que ce ne soit ces médicaments pour mon dos ?... C’est pas innocent ces machins là !
LE VIEIL HOMME - Non, c’est ridicule : depuis le temps que j’en prends, il n’y a pas de raison !
LE JEUNE HOMME - C’est l’âge tout bêtement... Mon corps se fatigue vite... Mon esprit aussi... Ils aspirent tous deux au repos.
Les deux hommes se retournent et découvrent une plaque de rue (grand format) qui s’éclaire progressivement.
LE VIEIL HOMME - Ah, ben ça alors ! C’est la meilleure !
LE JEUNE HOMME - La rue Saunière ! Je suis dans la rue Saunière ! Après toutes ces années !
LE VIEIL HOMME - Ainsi, elle existe ! Ce n’est pas un mythe !
Noir progressif jusqu’à la dernière réplique.
Les deux hommes se retournent et s’assoient par terre.
LE JEUNE HOMME - C’est dommage, c’est trop tard...
LE VIEIL HOMME - Je l’imaginais plus grande et moins crasseuse...
LE JEUNE HOMME - Sans doute suis-je gagné par l’ennui des choses acquises.
LE VIEIL HOMME - De toute façon, c’est un cul de sac !..

FIN


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