Un jockey (Fabrice) dans un fauteuil roulant. Près de lui, avec ses trophées : une sculpture contemporaine que lui a offert un sculpteur (Arno). Devenus amis ils s’initient mutuellement à leurs milieux respectifs.
Intro. Séquence 1
Un jockey dans son salon, sur un fauteuil roulant. On sait qu’on est chez un jockey par la déco courses et les trophées. Il s’adresse à une sculpture
- Tu te sens toujours bien là, au milieu de tous ces trophées ? Tu es unique, toi. Tu n’es pas une récompense, tu es un gage d’amitié. Tu as été faite en pensant à moi, pour moi. Arno voulait qu’on soit amis. Quand il est venu avec toi, je n’ai pas bien compris. Je n’avais jamais vu de sculpture d’aussi près. J’en avais vu dans les musées, comme tout le monde. J’en avais aperçu dans des parcs mais je ne m’étais jamais arrêté, jamais posé de questions, jamais demandé pourquoi elles étaient là, qui les avait créées. Elles décoraient. C’est tout. Et puis, tu es arrivée avec Arno. Il a dit :
« Je voulais vous remercier. Grâce à vous, j’ai gagné assez d’argent pour faire des travaux dans mon atelier. Je vais pouvoir travailler sans m’angoisser. »
Et il t’a posée là, où tu es encore aujourd’hui. C’était bien la 1ère fois qu’un turfiste me faisait un cadeau parce qu’il avait gagné de l’argent aux courses. D’habitude, à la fin d’une course, les gens applaudissent quand ils gagnent ou nous insultent s’ils ont perdu. Ils considèrent toujours que c’est de notre faute. Nous, on a la chance d’être à cheval, donc de les dominer. Alors on esquisse un sourire ou on discute avec le lad qui mène le cheval à l’écurie, histoire de ne pas les entendre, de ne pas subir une double peine : perdre et se faire insulter.
Il se tourne vers le public
Je lui ai offert un verre au sculpteur. Je savais pas trop quoi lui dire. Lui, il regardait les photos de mes exploits. Les trophées aussi, il les a regardés sans faire de commentaires.
« Ça me fait tout drôle d’être chez un jockey, de voir toutes ces photos. Quand j’étais petit, j’allais au PMU tous les dimanches avec mon père pour faire son tiercé. Il discutait avec des gars, toujours les mêmes. Y en avait toujours un qui étalait un journal, le Paris Turf sur une table et qui faisait des calculs et des commentaires. « Faire le papier », ils appelaient ça. Quand ils hésitaient entre 2 n°, ils me demandaient de choisir. Quelquefois, ça marchait. Enfin, tout ça pour dire que je joue aussi. Mais je suis jamais monté sur un cheval. C’était pas un sport pour des gens comme nous, les gens des HLM. »
Moi non plus, j’étais pas un gosse de riches mais le cheval, j’avais ça dans le sang depuis que j’avais fait du poney chez ma grand-mère pendant les vacances. Après, comme mes parents étaient épiciers et qu’ils avaient pas trop le temps de s’occuper de moi, je me suis mis à trainer dans la cour d’un cercle hippique à côté de chez nous. Comme j’étais tout le temps dans leurs pattes, les gens du cercle ont fini par m’apprendre à monter en échange de petits services. Je faisais un peu le larbin pour tout le monde mais je m’en foutais : j’étais avec les chevaux. J’aimais l’odeur du crottin, leur chaleur sous la main, la douceur de leur peau veloutée autour des naseaux. Et le pansage ! Les étriller, les brosser ! Là on se rend compte que c’est vraiment grand un cheval ! Et curer les pieds ! Pas sans une petite appréhension. Il fallait faire les bons gestes pour prendre la jambe et faire accepter au cheval d’être en déséquilibre et ne pas le blesser en nettoyant sous le pied. C’était un moment d’intimité. Comme je lui parlais, il tournait la tête vers moi et me poussait un peu. C’était une sorte de jeu. Alors, en 4e, mes parents m’ont inscrit dans une école spécialisée qui prépare aux métiers des courses. Et c’est comme ça que je suis devenu jockey.
Bon, c’est un peu un raccourci comme CV, mais on n’était pas là pour que je lui raconte ma vie ! D’ailleurs, il m’a dit qu’il devait partir, qu’il avait un rendez-vous dans une usine qui lui coupait des tubes de métal. Je me suis rendu compte qu’on avait surtout parlé de moi, que j’avais même pas posé de questions sur sa sculpture. Pourquoi des tubes en métal ? Elle représentait quoi exactement ? Pourquoi il l’avait posée à cet endroit en disant que là, elle serait transparente ? J’ai bien vu qu’il avait envie d’en parler, mais, bon, c’était trop tard. Il avait un rendez-vous et je devais repasser à l’écurie.
On a dit qu’on restait en contact, qu’on essaierait de se voir un jour aux courses. Et là, il a dit :
« Ou dans mon atelier, si ça vous intéresse ! »
Il s’adresse à nouveau à la sculpture
- Sur ce, il est parti et toi et moi, on a commencé notre tête à tête. J’ai pris l’habitude de te regarder à toutes les heures du jour. Je ne t’ai jamais changée de place, même si, au début, je trouvais que tu n’allais pas avec le reste. Petit à petit, je t’ai trouvée presque belle, puis belle, puis très belle. J’ai pris ta défense devant les commentaires de mes visiteurs qui te critiquaient. J’ai pris l’habitude de te dire un mot, en passant, de te toucher, même. Enfin bref, tu fais partie de ma vie.
Séquence 2 (À l’atelier). Le jockey (Fabrice) s’adresse à la sculpture
- Je te trouve drôlement belle aujourd’hui. Ça doit être à cause du printemps.
Il s’adresse à nouveau à la salle
Qu’est-ce que je raconte ? Une sculpture en tuyaux de ferraille qui serait belle grâce au printemps ! Je deviens con, ou quoi ? N’empêche que c’est vrai ! La Transparence, comme il disait Arno. J’ai accepté d’aller dans son atelier. Par curiosité, parce qu’il m’avait relancé, parce que c’était l’hiver et que je montais moins en courses. L’hiver, il y a moins de courses de galop en France. C’est le trot qui prend le relai, en particulier à Vincennes. Nos chevaux se reposent. On entretient les terrains. Bien sûr, il y a des courses ailleurs dans le monde : à Hong-Kong, à Singapour, au Japon, à Dubaï mais il faut trouver un contrat pour y aller. Pour l’instant, j’avais rien de vraiment prévu, alors, en dehors de monter à l’entrainement, le matin, j’avais toutes mes après-midis de libre.
Donc, je décide d’aller voir l’atelier d’Arno. Il habitait dans la banlieue, dans une zone pav’ et ça, c’est un coup à jamais s’en sortir. T’as pas intérêt à être angoissé… ni pressé. Il faut dire que c’était avant le GPS généralisé. Il avait dû me voir arriver parce qu’il s’est précipité sur le trottoir pour me faire entrer dans un pavillon sans étage. À l’intérieur, pas de cloisons mais un grand espace encombré de machines, d’outils et de bouts de ferraille. En fait, je suis pas sympa de dire ça. Il y avait des morceaux de ferraille, des blocs de ferraille, des tuyaux de ferraille et surtout, au milieu de tout ça, des sculptures qui ne ressemblaient plus du tout à de la ferraille.
Il faisait froid dans son atelier, il y avait une odeur de cramé. J’avais envie de sortir. Je me suis rappelé qu’il m’avait dit avoir gagné de l’argent aux courses grâce à moi pour faire des travaux dans son atelier. Ah oui ! je comprenais maintenant ! Je ne savais pas trop quoi lui poser comme questions sur ce qu’il faisait. J’étais un peu paumé. Mais lui, il avait envie de tout me montrer. On aurait dit un gamin qui vous fait visiter sa chambre ! Dans son élan, il m’a tutoyé. Moi, ça m’arrangeait. On n’avait pas l’air d’avoir une grosse différence d’âge.
J’avoue que je ne trouvais pas tout ça très beau. C’était noir, c’était froid. J’en étais resté aux statues de marbre qu’on allait voir au Louvre en voyage scolaire. Nous les garçons, on se marrait de voir toutes ces femmes à moitié à poil. On se débrouillait pour les toucher en passant. Et c’était doux, presque chaud.
Ici, rien à voir. C’étaient des formes avec des plaques de métal et des tuyaux assemblés. Toujours noirs. Il a pris des morceaux qu’il avait soudés, les a mis ensemble en disant :
« Tu vois, tu peux changer la forme tous les jours si tu veux. »
« Fais gaffe de pas te prendre les pieds dans les fils électriques »
« Retourne-toi. Regarde celle-là au fond. Elle a une petite sœur devant la mairie de Grigny. »
C’était une sorte de paroi faite avec des tubes collés entre eux, sauf certains qui étaient de travers et qui laissaient voir ce qu’il y avait derrière. Bon. Je comprenais toujours pas. Ce que j’avais remarqué c’est qu’il utilisait presque toujours des tubes de différentes grosseurs, et des plaques trouées. J’avais envie de lui demander pourquoi mais j’avais un peu peur qu’il parte dans des explications trop longues. Quand j’y repense, c’était un de ces bordels, son atelier ! Je sais pas comment il s’y retrouvait, comment il avait pas d’accident avec les machines à souder, les poutres suspendues, les outils n’importe où. Plus 2 ou 3 radiateurs électriques.
« Tu veux un café ? »
On est allés chez lui, c’est-à-dire dans une toute petite pièce à côté de l’atelier, qui servait de cuisine, de salle à manger, de tout. On pouvait à peine faire le tour de la table. Il y avait 3 chaises de camping mais un tapis par terre. Pour cacher quoi ? Sur le coté, il y avait une porte avec un rideau. Je me suis dis que ça devait être sa chambre et j’ai aussi pensé que c’était pas facile d’amener une fille ici. J’étais jamais entré chez quelqu’un qui habitait dans un espace si petit et si encombré. J’étais gêné. Lui, il a trouvé 2 tasses dépareillées dans l’égouttoir sur l’évier et il a fait un super café.
On a commencé à parler. Enfin, surtout lui. Il était chaleureux mais j’ai bien compris que la vie n’était pas toujours facile pour lui. Franchement, je passais un bon moment. Ça me changeait tellement des conversations autour des chevaux, du fric, des embrouilles et du vocabulaire ordurier que tout le monde utilise à tous les niveaux dans les écuries.
Du coup, j’ai eu envie de lui acheter une sculpture pour lui rendre service. J’avais un peu de moyens. J’étais pas ce qu’on appelle un crack-jockey mais je me défendais pas mal.
Je savais pas trop comment lui dire, surtout que j’avais pas montré beaucoup d’enthousiasme dans l’atelier. Et puis, je sais pas comment c’est venu mais il m’a proposé de faire une broche pour ma copine, de la créer et de la plaquer en or ou en argent, comme elle voulait. J’ai sauté sur l’occasion. C’était déjà ça.
En partant, on est repassés par l’atelier. Je sais pas pourquoi, je l’ai trouvé moins froid son atelier. En tout cas, je me suis dit que c’était un type vraiment sympa, Arno.
Séquence 3 (Prix de Diane. Chantilly) Le jockey s’adresse à la sculpture
- J’ai envie de t’appeler Diane, toi, tu sais. Oui, je te l’ai déjà dit. Evidemment, tu ressembles pas du tout à la statue du carrefour de l’hippodrome. Elle, elle est comme celles du Louvre. Mais toi, tu es lumineuse. Le soleil vient caresser tes courbes métalliques et traverse les mille alvéoles qu’Arno a percées. Je ne me lasse pas de voir les points de lumière projetés sur le tapis. Oh lala ! Si les gars de l’écurie m’entendaient, ils me reconnaitraient pas. Comment tu parles maintenant, ils diraient. Bon, revenons à Diane ou précisément au prix de Diane, celui de Veneziana.
Il se tourne vers le public
J’aimais bien inviter des gens au Prix de Diane à Chantilly, pas seulement des amis. Vous êtes déjà venus au prix de Diane ? C’est le jour où les femmes font un concours d’élégance et mettent les chapeaux les plus originaux possibles. On les voit toujours à la télé. C’est d’abord et avant tout le championnat du monde des pouliches. C’est dire que le niveau est relevé et que le gagner, c’est entrer dans l’Histoire des courses. Tous les jockeys rêvent de le gagner.
Or, cette année-là, mon entraineur m’annonce qu’il a engagé Veneziana et que vu qu’on avait gagné plusieurs groupes 1 ensemble, il avait pensé à moi pour la monter. Je me suis senti flatté, fier même. En réalité, au fond de moi, ça me paraissait légitime. Et puis, dans un 2e temps, je me suis un peu angoissé : j’avais pas droit à l’erreur.
J’ai fait la liste des gens que j’allais inviter et j’ai évidemment pensé à Arno. Je dis évidemment parce que depuis ma visite à l’atelier, on peut dire qu’on était devenus presque des amis. Comme promis, il avait fait une broche pour Laura. Elle avait adoré la broche et le sculpteur et maintenant, elle me saoulait pour que j’achète une vraie sculpture. J’ai dit à Arno que s’il avait une copine (il avait toujours été vague sur le sujet), il pouvait l’inviter à condition qu’elle mette un chapeau et qu’elle n’hésite pas sur l’originalité. J’avais déjà couru 2 fois le Diane. Une fois, je m’étais placé. La 2e fois, même pas. Donc j’avais une belle pression.
Est-ce que je l’ai gagnée la course ? Et bien oui ! Je vais pas tout raconter en détails mais dès le début, j’ai senti qu’elle avait la niaque, ma jument. Déjà, quand elle tournait au rond de présentation, elle était gaie, elle faisait sa belle en passant entre les turfistes massés derrière les barrières et les pro et les invités à l’intérieur du rond. Elle passait pas inaperçue la Veneziana ! Sa robe alezane brillait sous le soleil. Quand il l’avait vue, Arno avait dit : « Je comprends pourquoi elle s’appelle Veneziana : sa robe est blond vénitien. C’est bien trouvé ! » En plus, Alex avait brossé les poils de sa croupe comme un damier. Alex, c’était le lad qui s’occupait de ma jument. En fait c’était une fille, Alexia, une cavalière d’entrainement, on dit maintenant. Il y en a de plus en plus dans les écuries. Il faut dire qu’elles ont une main ferme mais plus douce que les garçons et que ça convient bien pour l’entrainement.
Moi j’écoutais les dernières instructions de mon entraineur, Monsieur Brighton :
- « Tu sais ce que tu as à faire : course d’attente pas trop loin et attaque à l’entrée de la ligne droite. Avec ton n° 7, te laisse pas enfermer »
Puis il m’a pris le pied pour m’aider à monter sur la jument qu’Alex avait arrêtée juste devant nous. J’aime bien ce moment où je domine ceux qui me dominent d’habitude.
Quand on arrive sur la piste et qu’on passe au petit galop devant les tribunes pour aller aux boites de départ - comme on est au prix de Diane - le speaker nomme chaque concurrent. Nous, on est déjà très concentrés. Les chevaux rentrent plus ou moins facilement dans les boites. Il faut les caresser, les rassurer, quelquefois les pousser. C’est vrai que c’est étroit et qu’ils se sentent enfermés alors qu’ils ont qu’une envie, c’est de courir. Veneziana est bien rentrée dans les stalles. De voir la piste devant elle, ça la faisait frémir. Je l’ai caressée, ou plutôt je lui ai gratté l’encolure : elle aime bien. J’avais gardé de mon séjour au cercle hippique, le besoin d’avoir une relation avec le cheval que je montais, même si comme jockey, c’est difficile parce qu’on monte des chevaux différents à chaque course et qu’on n’a pas le temps de s’attacher. Mais elle, Veneziana, elle était tellement belle, tellement sensible, sensuelle comme une femme amoureuse. Bon, je m’égare. Revenons à la course. Donc, on était dans les stalles de départ. Des fois, certains jockeys discutent un peu. Moi, j’avais l’impression de ne pas pouvoir respirer à fond, d’avoir une planche à la place du ventre. Le trac, ils disent les acteurs. Ben oui, c’était le prix de Diane, quand même !
Et puis, les portes se sont ouvertes. C’est parti ! Maintenant on a 2 minutes pour doser l’effort du cheval, observer les autres, trouver la meilleure place et se dégager à temps pour accélérer et … gagner bien sûr. C’est court 2 mn mais ça parait long ! Avec Veneziana, on s’est bien placés. On était dans le peloton en passant devant les Grandes Ecuries et le château. Après, je l’ai laissée respirer un peu parce qu’après le tournant, la piste monte vers l’arrivée. J’arrivais pas à trouver d’ouverture. Je sentais que ma jument, elle en avait encore sous le pied. On était au coude à coude avec l’anglaise Shooting star, la favorite qui avait fait le voyage… pas pour rien. Son jockey hurlait : « Get away !». Et puis, je vois Gaspesie qui avait mené depuis le départ, qui plafonne. Son jockey avait beau la solliciter (ça c’est un mot sympa pour dire cravacher). J’en profite pour dire aux âmes sensibles que les coups de cravache sont comptés par les commissaires dans les 500 derniers mètres et que les jockeys ont des amendes s’ils tapent trop. Bref, Gaspesie elle avançait plus. Alors j’ai lancé Veneziana. Et là, ça a été très dur. Shooting Star menait d’une encolure, je la remontais et la dépassais, elle revenait. Je sentais ma jument à fond. J’étais tendu, je respirais plus, j’adaptais ma position pour qu’il n’y ait aucune prise d’air. J’entendais les cris des gens dans les tribunes, je le voyais le rond rouge du poteau qui se rapprochait. On était vraiment sur la même ligne. Non, pas 2e ! Pas cette fois ! Et puis Venezia a allongé l’encolure juste devant le poteau et d’un nez, on a gagné !
On peut pas imaginer ce qu’on ressent. On sait même pas ce qu’on ressent d’ailleurs. J’avais envie de rire, de pleurer, j’étais essoufflé. J’ai levé le bras, j’ai caressé Veneziana qui continuait de galoper doucement en reprenant son souffle.
Ah ben ! Je m’aperçois que j’ai tout raconté. Je peux pas m’en empêcher. Nous, les gens de cheval on est tous comme ça. On parle tout le temps de nos chevaux, de ce qu’ils ont fait ou pas fait, de nos exploits avec eux. De nos aventures quelquefois. Enfin bref, on est des passionnés.
En revenant vers les balances (les jockeys doivent se peser avant et après la course), Alex qui tenait Veneziana, pleurait, embrassait la jument, me disait des trucs que j’entendais pas vu que les gens applaudissaient et criaient quand on passait. Les photographes se précipitaient. J’ai aperçu Arno le long de la lice : Il riait aussi. Quand on est passé, il a crié bravo avec les autres. J’étais content qu’il soit venu. Et pas pour rien.
Je passe la remise des prix, les commentaires du speaker, les applaudissements, la Marseillaise… enfin tout. Quand je suis rentré dans les vestiaires, tous les copains (qui sont aussi des adversaires) m’ont acclamé, m’ont arrosé de champagne, comme on voit à la télé. Je montais pas dans la course suivante, alors j’ai demandé à Sylvie de me faire un massage. Sylvie, son boulot, c’est de masser les jockeys. Elle installe sa table dans la salle de repos et elle nous masse avant la course, entre deux courses, quand on veut, quand on en ressent le besoin. Elle est très attentive. Souvent, mine de rien, elle nous remonte le moral. Les autres se reposent. Faut dire que c’est un métier où on est tout le temps en mouvement, avec des montées d’adrénaline, des efforts intenses sur un temps très court. Alors ils se détendent, regardent les courses des autres hippodromes, en boucle, sur la télé ou sur leur téléphone portable.
Pour fêter l’événement, le propriétaire de Veneziana, un milliardaire américain qui avait fait fortune dans l’immobilier, à décidé de fêter l’événement dans un château-hôtel des environs de Chantilly. J’ai appelé Arno qui était je sais pas où sur l’hippodrome. Je montais encore dans 2 courses donc on s’est donné rendez-vous à la fin de la réunion et je lui ai proposé de m’accompagner à la petite sauterie de mon proprio. Au début, il ne voulait pas. Il n’osait pas.
« Je connais personne. J’ai pas l’habitude de ces trucs-là. J’ai passé mon enfance dans une cité. Mon père était communiste. Je peux pas y aller. Et puis, j’ai pas de costard. »
« T’as pas de costard. C’est bien ça le seul problème. Je t’amène chez moi, je t’en prête un - on doit être à peu près de la même taille - et tout le reste, tu oublies, c’est pas des excuses. Tu viens avec moi. Tu es l’ami du gagnant. C’est tout. »
Il parait que les acteurs disent que le costume permet de rentrer dans le rôle, dans le personnage. C’est pas moi qui dirait le contraire. Chaque fois que j’enfilais une casaque, je devenais vraiment un jockey. Et chaque fois que je changeais de casaque, donc de propriétaire, c’est comme si je changeais de rôle. Et bien, Arno, dans son costard-cravate, il s’est transformé ! Je l’ai présenté à mon entraineur, à d’autres jockeys, à des tas de gens. Plus ça allait, plus il était détendu. À un moment, je m’éloigne, le temps de voir une fille… Je raconterai ça une autre fois…
Et je l’aperçois, discutant avec le fils, ou plutôt un des fils, de l’émir de Dubaï. J’en croyais pas mes yeux ! Ils discutaient comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Le fils de l’émir s’est même mis à rire ! Je me rends compte que j’étais pas le seul à observer la scène. Je vois 2 hommes se rapprocher doucement de leur groupe. Là je me dis : Il sait pas à qui il parle. Il ne se rend pas compte qu’il est « écouté ». Moi, j’ai jamais réussi à lui parler au fiston. Pourtant j’ai monté des chevaux de son père. Bon, j’ai pas gagné avec. Mais quand même. J’en revenais pas.
Après j’ai su que mon propriétaire était sur le coup d’un projet immobilier à Dubaï. Je comprenais mieux la présence du prince.
En rentrant, Arno m’a montré la carte que lui avait donné un type sympa avec qui il avait discuté.
« J’ai compris que c’était un arabe très riche. J’avais quelques photos sur moi, alors je lui ai montré certaines de mes sculptures et il a tilté sur une maquette de roue monumentale qu’il voulait mettre dans le jardin de son hôtel particulier, je sais pas où. Tu crois que j’ai une chance ?»
Quand je lui ai dit avec qui il avait discuté, que toute la conversation avait été écoutée et qu’à l’heure qu’il était, les services de l’ambassade savaient tout sur lui et sur moi, il est devenu tout pâle. J’ai cru qu’il allait se trouver mal.
Séquence 4 (la sculpture du prince) Le jockey s’adresse à la sculpture.
- Je sais pas si c’est parce qu’il fait pas beau aujourd’hui, mais t’as l’air triste. Faudrait que je te tourne un peu vers la fenêtre.
Il vient près de la sculpture, se dresse sur un bras et essaie de pousser la sculpture de l’autre main. Sans succès. Il retombe sur son fauteuil.
- J’y arrive pas. C’est peut-être que tu veux pas. Bon. Je vais continuer à te parler d’Arno et de sa roue.
Quelques temps après le Diane, je vois arriver Arno tout excité : un mec qui travaillait pour le prince l’avait contacté. Il avait hâte de me raconter :
Le jockey rapportant les propos du sculpteur se tourne vers le public
« Tu m’avais bien dit qu’on avait été écoutés. Il avait mon téléphone, mon adresse, tout. Il m’a donné rendez-vous à Paris dans un hôtel particulier du côté des Invalides. Il m’a demandé d’apporter des photos, des croquis et une maquette de la roue. J’ai tout apporté. Heureusement que la maquette tenait dans une valise. Il a tout pris avant que j’aie le temps de dire quoi que ce soit et il m’a laissé poirauter dans une sorte de petit salon avec des tapis partout mais une déco plutôt minimaliste et quelques tableaux contemporains.
J’ai trouvé que c’était un bon point pour le prince. Il osait l’art contemporain. Il ne faisait pas partie de ces gens qui commencent par dire qu’ils ne comprennent rien alors qu’ils devraient commencer par se poser la question : qu’est-ce que je ressens ? Est-ce que je suis attiré parce que j’aime ce que je vois ? Ou est-ce que j’éprouve une sorte de répulsion devant ce que je vois ? A priori, le prince s’était posé ces questions et la réponse était qu’il aimait s’entourer d’œuvres d’artistes vivants.
J’étais sur un petit nuage. J’avais préparé tous mes arguments. J’avais qu’une peur : c’était de bégayer, de m’embrouiller, de ne pas être clair pour le convaincre. Plus j’y pensais, plus je transpirais. J’ai attendu pas loin de 2 heures. Un serviteur m’a apporté une sorte de jus de fruit sans commentaire. Et puis l’homme du prince (je ne sais pas bien comment le qualifier. Secrétaire ? Peut-être ?) est revenu avec mes documents et la maquette.
« Son Altesse souhaite que vous fassiez cette sculpture telle quelle. Elle devra être prête dans un mois. Je surveillerai moi-même l’évolution de votre travail. Je vous rends vos documents. J’y ai ajouté un contrat à signer sans tarder. »
J’en n’étais plus au stade du bégaiement. Je ne pouvais carrément plus parler. 120 000€ ! Il m’achetait ma sculpture 120 000€ ! comme ça, cash. J’avais plus qu’à la faire ! Mais dans un mois. Un coup à travailler jour et nuit ! Je voulais te le dire tout de suite parce que c’est quand même grâce à toi ! »
Et il l’a faite, la roue. Et dans les temps. Il a assemblé des plaques de métal de différentes grandeurs et de différents aspects sur plusieurs épaisseurs en les décalant. Certaines étaient trouées et il faisait passer des tubes à travers certains trous.
Je m’aperçois que je suis en train de la décrire, la sculpture. Moi qui n’y connaissais rien, j’ai été plusieurs fois le voir travailler dans son atelier, en rentrant des courses. Je le regardais souder et j’ai compris d’où venait l’odeur que j’avais sentie la 1ère fois. Il suivait exactement ce qu’il avait fait pour la maquette (c’était le deal), mais ça le gênait quelques fois. Il disait que, quand on crée une œuvre (c’est la même chose en peinture), au bout d’un moment, c’est l’oeuvre qui commande et elle te suggère des modifications, des évolutions. Mais là, pas possible. Le prince avait dit : telle quelle. D’ailleurs, son secrétaire venait régulièrement vérifier, prendre des photos. Arno racontait volontiers toute l’histoire :
« J’aurais bien voulu savoir où il allait la mettre. Elle a quand même 4m de diamètre ! J’ai demandé mais sans avoir de réponse. Je savais juste qu’il fallait qu’elle soit en place début août. J’ai été obligé d’embaucher un assistant pour scier certaines pièces, aller chercher des tubes dans une usine qui me rend le service de les couper et de les plier selon mes instructions. Je voyais le temps avancer très vite. Je craignais de manquer de temps pour le traitement anti rouille et la patine. Il fallait aussi du temps pour la mettre en place, faire les derniers assemblages. On n’est jamais sûr de rien jusqu’au dernier moment. Même si j’avais tout calculé, on n’est jamais à l’abri d’une erreur de courbure d’une plaque ou d’un tube, d’une soudure insuffisante, d’une chute de métal qui provoque un accident, d’une brûlure par imprudence ou précipitation. Enfin, tout ce qui peut faire monter la pression et l’anxiété.
Je rentre pas dans les détails mais, le 20 juillet, elle était prête. Le prince m’a fait dire sa satisfaction. Il était temps. Il ne m’avait envoyé aucun encouragement, seulement les contrôles de son secrétaire. J’ai su où elle serait placée : dans la propriété que le prince venait d’acheter à Deauville. C’était 2 villas anciennes de style anglo-normand du début du 20e s, séparées par un jardin. Et la sculpture devait souligner cette séparation sans clôturer les jardins. Ma roue était parfaite pour donner cet effet. Elle était monumentale, en métal gris foncé. Son apparence solide donnait une impression de force et de domination. Ça c’est pour le prince. Mais on voyait à travers ! La transparence ! Ça c’est mon truc ! Je conçois toujours mes sculptures avec de la transparence. J’aime que la force du métal s’incline devant la lumière pour qu’elle traverse les masses et fasse briller les surfaces. Sur ma roue, l’alliance des plaques et des tubes renforçait la variété des impacts de lumière. J’en était vraiment fier !
J’avais donné des instructions pour le socle et je suis allé la mettre en place. Elle était vraiment belle ! Elle avait trouvé sa place. Elle était chez elle ! J’avais presque la larme à l’œil en la quittant ».
Séquence 5 (Laura) Le jockey s’adresse à la sculpture.
- Diane et Laura : les 2 femmes de ma vie. Enfin si je peux dire en ce qui te concerne. En fait, j’ai fini par t’aimer comme une femme. Et puis, toi, ça te dérange pas mon fauteuil. Tu es toujours là, fidèle, toujours aussi belle et tu le seras toujours même quand je ne serai plus là.
Il s’adresse au public
Quand je repense au Diane de Veneziana, je me dis que ça a vraiment été le booster de nos vies à tous les 2. J’étais devenu le jockey qui avait gagné le prix de Diane et il était l’artiste qui avait fait une sculpture pour le prince de Dubaï. Autant dire que chacun, dans notre domaine, on a vu des portes s’ouvrir. En plus de ça, on s’est rapprochés.
Il m’a trainé à Beaubourg. «Faut commencer par les bases ». Il m’a expliqué que, d’une certaine façon, la photo avait libéré la peinture puisqu’on n’avait plus besoin de reproduire la nature, les gens, les événements, tout ce qui nous entoure. Du coup, les artistes ont davantage cherché à faire passer dans leur art, tout ce qu’ils ressentaient, même si c’était parfois confus. Ils se sont tellement libérés qu’ils ont commencé à faire des tableaux sans pinceaux, sans toile, avec des formes qui n’étaient pas dans la nature, des couleurs qui choquaient, des dessins qui paraissaient pas finis ou pas de dessins du tout. Et puis, des messages, plein de messages. Contre la guerre, pour plus de libertés individuelles, pour plus de liberté sexuelle, pour dénoncer la société de consommation etc, etc. Et pour la sculpture, pareil. Avec, en plus, une autre utilisation de l’espace ».
Je découvrais. Je n’étais jamais sorti du monde du cheval. J’étais devenu obsessionnel. Je ne m’intéressais à rien d’autre. J’avais une attitude de base envers les artistes : c’étaient des originaux qui faisaient des trucs qu’ils étaient les seuls à comprendre et je trouvais limite scandaleux que certaines œuvres se vendent si cher. Je m’étais jamais dit que, pour un artiste, vendre une œuvre, c’était gagner sa vie et que c’était pas toujours facile parce que c’était pas tous les jours. Et que c’était pas n’importe quoi, qu’il y avait beaucoup de recherches, de culture et de travail derrière chaque œuvre.
Je trouvais ça drôlement intéressant mais j’en parlais pas autour de moi. Les gars de l’écurie, ils auraient rien compris, rien écouté. Ils étaient restés dans leur monde et ils auraient dit que je me la pètais.
Il y a qu’à Laura que j’en parlais. Elle était pas du milieu des courses. Elle travaillait dans une boite de comm qui faisait une plaquette de promo pour l’hippodrome de Chantilly. On s’était rencontrés un jour de courses où elle était venue prendre des photos pour sa plaquette. Elle était belle, mais pas seulement. Elle avait une façon de vibrer physiquement quand elle voyait passer le peloton sur la piste. Ça commençait quand elle entendait le bruit du galop sur le gazon et ça montait en elle comme un bouillonnement jusqu’au passage du poteau. Là, elle fermait les yeux et serrait très fort son sac, son programme, la barrière, ma main. Je crois qu’elle a jamais vu une arrivée même quand je courais et que j’avais gagné. Un vrai orgasme ! Elle était jamais monté à cheval. Elle avait même un peu peur des chevaux et n’osait pas les approcher. Mais les voir au maximum de leur effort dans ce qu’il savent faire de mieux, c’est-à-dire courir, ça la mettait en transe. Au début, j’en croyais pas mes yeux de la voir si exaltée. Ça m’a plu. Je me suis dit qu’on allait pouvoir partager des émotions. Les miennes étaient toujours liées aux chevaux. Elle, dans son métier, elle rencontrait des photographes, des graphistes, des artistes et je me suis rendu compte qu’elle avait une sensibilité beaucoup plus étendue.
Quand je lui ai offert la broche qu’Arno avait fait pour elle, elle a voulu le rencontrer, visiter son atelier, voir de près comment la matière devient de l’art et procure des sensations. Moi j’étais très fier de lui montrer que j’avais des relations ailleurs que dans le milieu du cheval. Ils ont commencé à parler d’expos, en particulier de la Biennale de Venise – je voyais le coup qu’Arno allait lui proposer d’y aller avec elle – Bon, il l’a pas fait mais ils ont continué à citer des artistes, à comparer leurs ressentis. Au bout d’un moment j’ai décroché, je me suis énervé et j’ai même abrégé la rencontre. Je crois que j’avais peur qu’elle tombe amoureuse, ou lui, ou les 2. J’étais jaloux, quoi !
Après quand Arno m’a expliqué, m’a initié à l’art, en quelque sorte, j’ai compris. J’ai voulu en savoir plus pour ne pas être largué. Je suis retourné dans son atelier. Il m’a parlé de sa philosophie de la transparence et j’ai enfin su le pourquoi des tubes.
« J’utilise des tubes comme des lignes. Je dessine dans l’espace. Le fer est le matériau idéal et les tubes en particulier. Quand je dis tube, ça va du fil de fer au tube de 30 comme celui que j’ai utilisé pour faire « la grande cité ». Elle, il fallait qu’elle tienne debout et résiste au vent. Et bien même si elle mesure 10m et pèse des tonnes, elle reste transparente. Elle est un dessin dans l’espace. J’aime bien aussi peindre mes sculptures. Regarde, la rouge près de la fenêtre comme elle attire la lumière ! Chaque fil a une nuance différente. Dans tous les cas, le spectateur doit être attiré et son regard va plus loin que la sculpture ».
En me montrant tout ça, il était aussi excité que la première fois que j’étais venu à l’atelier où il voulait tout me montrer. C’était communicatif son enthousiasme. Il hésitait pas à parler de ce qu’il ressentait. Il disait : « Quand on finit une sculpture, si, en plus, elle est exposée, on se prend pour le roi du monde. Dans la rue, on regarde pas les gens de la même façon. Il faut dire que c’est tellement dur, on passe par tellement d’étapes entre le moment où on fait les 1ers croquis et celui où on serre le dernier boulon de scellement. Mais ça vaut le coup d’être vécu, de traverser des espaces de joie ou d’avoir la chaire de poule en voyant sa sculpture se transformer, devenir une ado, craindre le moment où elle imposera des modifications que tu finiras par accepter. Et puis le doute qui te fait arrêter de travailler ! T’es bloqué, tu peux pas aller plus loin. Alors là, t’en baves, t’as mal au dos, t’as mal partout mais tu sais que tu pourras pas faire autrement que de continuer. C’est une drogue la création. Malgré tout, c’est dans l’atelier qu’on se sent le plus fort. Et la récompense suprême : Amener des gens qui n’y connaissent rien. Créer une connexion. Et peu importe qu’ils aiment ou pas, l’essentiel c’est d’avoir déclenché une émotion et si possible, que ça les rendent heureux. C’est le mystère du rapport à la création puis à l’œuvre. C’est comme la poésie, la musique, même l’amour. C’est plus fort que toi. »
J’étais un peu dépassé mais j’avais envie de poser des questions sans penser qu’elles pouvaient être idiotes. Ça me gênait plus du tout de ne pas reconnaitre quelque chose de connu. Alors je l’ai suivi dans des salons, des expos, des galeries. Ça, ça m’effrayait les galeries. Je n’osais pas entrer. Une galerie, c’était un endroit froid avec des murs blancs et quelques toiles auxquelles je ne comprenais rien et quelque fois, des sculptures en bois, en fer, en je ne sais quoi, sur des trépieds ajourés. Et une hôtesse très chic qui vous jauge et décide ou non de vous sourire. Tout était glacial et j’étais sûr que la plus petite œuvre m’aurait couté au moins 3 gagnants dans des groupes 1 !
Avec Arno, c’était plus facile. Il en profitait pour prendre des contacts. Ça faisait aussi partie de son boulot. Il avait toujours des photos ou des catalogues de ses expos sur lui. Evidemment, quand il parlait de La Roue du prince, ça faisait son petit effet. Il devenait bankable aux yeux des directeurs de galerie ou des commissaires d’exposition. Moi, je ne disais rien mais j’étais très content d’avoir été à l’origine de ça. D’ailleurs, même dans le milieu des courses, il avait des commandes. Grâce à lui, des propriétaires, des entraineurs, des jockeys avaient autre chose que des représentations de chevaux dans leurs salons. Comme ici, quoi.
Séquence 6 (l’accident) Le jockey s’adresse à la sculpture.
- Tu la connais, toi l’histoire. Tu sais pourquoi je suis presque cloîtré ici, pourquoi les chevaux ne sont plus que des belles images, pourquoi je ne peux pas me séparer de tous ces trophées, même si tu les méprises. Quelquefois, je me demande si, au fond, tu n’es pas contente que je sois là, privé de mes passions. Il ne me reste que toi et tu n’as plus aucun motif de jalousie.
Il s’adresse au public
Laura bossait beaucoup. Sa plaquette sur l’hippodrome l’avait boostée. Son patron n’hésitait plus à l’envoyer chez ses clients les plus exigeants. Son charme et ses compétences faisaient merveille. Son agence fêtait ses 10 ans d’existence et un nouveau contrat avec une société américaine. Avec Arno, elle nous avait invités. On a dit qu’on passerait. Arno était justement à Paris et moi j’ai dit que je viendrai en rentrant des courses.
Dans la voiture, j’ai fait le bilan de notre relation. Une vraie passion. On était vraiment amoureux et je commençais à me poser la question du mariage. Est-ce que c’était le bon moment ? Est-ce qu’il y a un bon moment ? Tous mes copains jockeys, ou presque, étaient mariés. En général, ils se trouvaient des nanas canons, pas toujours futées mais qui assuraient devant les photographes. Laura, elle était pas que belle, alors j’en étais très fier.
Le directeur de l’agence a fait un beau discours, a cité quelques clients prestigieux pour qui l’agence avait travaillé, a félicité ses collaborateurs. Normal. Et il a ajouté que c’était pas seulement un nouveau contrat qu’on fêtait mais carrément l’ouverture d’une succursale à New York et qu’elle serait dirigée par une de ses meilleures collaboratrices en qui il avait toute confiance : Laura Martin ! Il a prononcé Martine pour faire plus américain. Il l’a fait venir à côté de lui. Tout le monde a applaudi. Sauf moi. Arno s’est penché vers moi :
- Tu m’avais pas dit .
- Parce que je savais pas. Je suis comme toi. Je viens de l’apprendre.
J’ai presque crié, j’ai serré les poings, les mâchoires, tout. J’étais devenu un bloc de pierre au pied duquel on avait posé une charge de dynamite. J’ai raflé 2 verres de whisky sur un plateau et je me suis précipité vers Laura :
- Tu avais l’intention de me le dire quand, que tu allais partir ?
- Ce week-end. C’était pas prévu que Régis annonce ma promo ce soir, en public.
- Et nous, qu’est-ce que tu en fais ?
- Je crois que ça nous fera du bien de prendre un peu de recul.
Elle me disait ça froidement. Des vraies répliques de film de série B. Arno ne bougeait pas. Je me suis demandé s’il était au courant. C’était pas le lieu pour faire un scandale. Je suis repassé par le buffet, j’ai bu 2 autres whisky, puis une vodka, puis une autre, puis une autre. Arno m’a pris le bras.
- Arrête Fabrice. On s’en va. Tu l’appelleras demain. Vous vous expliquerez.
Dans la rue, j’ai hurlé :
Et j’ai tapé sur le capot d’une voiture. Arno m’a dit :
- Passe moi tes clés. T’es pas en état de conduire
- Alors ce soir, tout le monde me prend pour un con ?
J’avais envie de vomir. J’avais mal aux jambes. J’ai fini par céder. Sur la route, je croyais que toutes les voitures nous fonçaient dessus. Arno se concentrait sur sa conduite.
- Et l’autre, avec sa succursale à New York ! Ça fait combien de temps qu’il la baise ? Ma meilleure collaboratrice ! C’est ça oui. Et ça fait combien de temps qu’elle lui taille des pipes ? Et moi ? Je voulais la demander en mariage. Tu sais ça ? Je voulais qu’on se marie. Je me suis bien fait baiser.
Je criais dans la voiture. Arno mouftait pas. On a quitté l’autoroute pour entrer dans la forêt. Je sais pas pourquoi, je me suis mis à chialer. Du coup, tout était trouble autour de moi. Je l’ai pourtant bien vue, la grosse masse noire qui traversait la route.
- Fais gaffe ! un sanglier !
J’ai attrapé le bras d’Arno et après je sais plus. Quand j’ai ouvert les yeux, la voiture était encastrée dans une table de pierre sur un carrefour de la forêt. Il y avait des gens autour de nous, des lumières clignotantes bleues et orange. Arno bougeait pas. On nous a délicatement couchés sur une civière. J’ai refermé les yeux.
Le lendemain, le docteur m’a dit :
- Votre colonne est touchée. On va voir comment ça évolue. Pour remarcher, ça va être long et difficile, mais, en tout cas, vous ne pourrez pas remonter à cheval.
Je l’ai regardé comme s’il était un extra-terrestre qui venait de me dire que la terre avait explosé et que j’étais ailleurs, sur une planète où les habitants n’avaient plus de jambes. Lui, il attendait une réaction. Je pouvais pas. J’ai pensé à Laura qui était partie aussi sur une autre planète. Pas la même que moi… Et Arno ? Comme s’il avait deviné, le docteur m’a dit qu’il avait eu de la chance, qu’il s’en tirait avec des cotes cassées et une fracture du tibia.
J’ai senti une chaleur forte dans mon ventre puis dans ma poitrine. J’avais chaud, très chaud, à la tête aussi, comme si j’avais de la fièvre. Je me sentais devenir rouge. Et puis, j’ai crié, j’ai pleuré, j’en pouvais plus tellement ma poitrine était serrée. Il fallait que je chasse tout ça. Et tant pis si un homme ça pleure pas. J’ai regardé autour de moi pour être bien sûr. Ouais, j’étais bien à l’hôpital, je sentais plus rien. J’avais l’impression d’être vide. J’ai pas écouté ce qu’a dit le docteur. Je me suis dit que, vu que j’étais sûrement là pour un moment, j’aurais tout le temps de l’écouter. Pour l’instant, je voulais juste dormir.
Séquence 7 (nouvelle vie) Le jockey s’adresse à la sculpture.
- J’ai un truc à te dire, ma belle. Je sais que tu te sens un peu seule au milieu de tous ces objets fabriqués à la chaine. Mais ils sont importants pour moi. Alors, j’ai pensé que je pourrais acheter une sculpture pour mettre dans le jardin. Je la verrai de la fenêtre. Et toi aussi. Pas une sculpture d’Arno, non, pas une roue, pas une sculpture en métal non plus. Une sculpture en résine, toute blanche, pour qu’elle soit réchauffée par le soleil et qu’elle soit douce à toucher. Qu’elle soit mystérieuse, qu’on soient les seuls à savoir ce qu’elle représente.
Il s’adresse au public.
Arno. Il est venu me voir quand il a quitté l’hosto sur ses béquilles. J’avais pas envie de lui parler. Lui, il savait pas quoi dire.
- Je pars. Appelle- moi quand tu sors.
J’ai pas répondu. J’étais trop fatigué. Et puis, qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Ma vie était foutue. Je monterai plus jamais à cheval. C’était même pas sûr que je remarcherai. Et Laura était partie. Arno, lui il s’en tirerait. Il pourrait continuer sa carrière d’artiste. Mais moi ? Rien. Plus rien.
Je suis resté longtemps à l’hosto. Entre les opérations et la rééduc, ça a duré des mois. Et puis je suis rentré. Alex est venue me voir. J’ai bien vu qu’elle avait envie de pleurer en voyant ce que j’étais devenu.
J’ai pas appelé Arno. Je savais pas quoi lui dire. De quoi on aurait parlé ? De l’accident, bien sûr et qu’est-ce qu’il y avait à en dire ? J’étais bourré, bon, c’était de ma faute. Ben non, c’était de la faute de Laura. Enfin, je peux pas dire ça non plus. Et Arno, dans tout ça, il avait le beau rôle : le vrai pote qui me laisse pas conduire. Le mec parfait, quoi ! C’est quand même lui qui a planté la bagnole ! Et c’est moi qui suis cloué là ! Bon, faut pas que je m’énerve !
Au début, tout le monde est venu me voir : des gars de l’écurie, M. Brighton, des copains jockeys, Alexia, bien sûr. Mais pas Arno. Laura, j’avais refusé qu’on la prévienne. Chez certains, il y avait de la compassion ou de la curiosité. Je savais bien aussi que, pour d’autres, je laissais une place libre, une place à prendre.
J’ai dû affronter les journalistes. Il fallait bien faire un article dans le Paris Turf. « Fabrice Langlois, l’heureux gagnant du dernier prix de Diane et de nombreuses autres courses prestigieuses cloué dans un fauteuil roulant après un grave accident de voiture etc, etc. » J’avais tant aimé avoir ma photo dans les journaux, recevoir les compliments et les prédictions sur ma carrière, ma grande carrière à venir ! C’était enivrant. Tout paraissait possible. La seule chose que je craignais c’était d’avoir un accident en course ou à l’entrainement. Ça arrive assez souvent avec plus ou moins de gravité. Mais là, non ! un accident de voiture avec toute ma vie qui vole en éclats. Non, c’était pas possible, c’était révoltant ! Il m’arrivait de crier, de taper sur la table, de casser n’importe quoi. L’infirmière qui venait tous les jours disait : « C’est de la colère. C’est normal, faut que ça sorte de vous ». La femme de ménage, elle, rangeait les objets fragiles un peu plus loin, un peu plus haut. Je voyais bien son manège.
Puis est arrivé le prix de Diane. J’ai pas voulu y aller. C’était trop dur. J’étais pas prêt à revoir tout le monde, à croiser, à affronter des regards plein de pitié. Je commençais à être oublié. Je ne voulais pas refaire surface dans cet état. Et puis… est-ce qu’Arno irait ? Il ne m’avait jamais appelé. Moi non plus. Est-ce qu’il avait de mes nouvelles ? Par qui ? Quelles sortes de nouvelles ?
Après ça, en août, il y a eu Deauville, le meeting de Deauville. Toutes les écuries prennent leurs quartiers d’été là-bas. Personne n’osait me demander si je voulais y aller, ne serait-ce qu’un week-end. De toute façon, j’aurais refusé. Je suis resté seul. Les gens qui s’occupaient de moi sont partis en vacances, et ont été remplacés par des inconnus. Je pouvais pas m’empêcher de regarder les courses à la télé. C’est comme ça que j’ai su qu’un cheval de l’émir de Dubaï avait gagné le Grand prix. Est-ce qu’ils avaient fait une fête dans le jardin de sa villa, autour de la roue d’Arno ?
Ça fait 2 ans maintenant qu’il a eu lieu, l’accident. Je sais toujours pas si je remarcherai. Je stagne dans ma rééduc. C’est normal il parait. Les progrès se font par
paliers. Je suis pas encore retourné aux courses. C’est tellement dur de circuler en fauteuil roulant, de ne pas pouvoir aller partout, d’avoir toujours besoin de quelqu’un, de surprendre le regard de certains. J’irai quand on m’aura complètement oublié.
Par contre, l’autre jour, je suis allé voir une expo. Eh oui ! une expo d’art contemporain à la Bourse du Commerce. Et j’y ai pris beaucoup de plaisir. J’en revenais pas. Mon accompagnateur, il n’y connaissait rien. Alors je me suis entendu lui parler de liberté de création, de ressenti, de dessin dans l’espace. Il m’écoutait, bouche bée. Je m’étonnais moi-même. Au bout d’un moment, je nous ai revu, quand on avait été à Beaubourg la première fois avec Arno et je me suis rendu compte que j’étais plus en colère.
En rentrant, j’ai décidé d’acheter une sculpture, peut-être plusieurs. Faut que je vois ça dans les revues spécialisées. J’en ai acheté 2 ou 3 l’autre jour.
Il en prend une dont il enlève le film protecteur et lit :
- Derniers préparatifs avant l’ouverture de la Biennale de Venise. Les 2 artistes qui représenteront la France, le peintre Claude Simon et le sculpteur Arno…
J’ai pas lu plus loin. Suivaient les interviews des 2 artistes. J’ai lu que celle d’Arno :
- Arno, vous présentez ici plusieurs œuvres emblématiques de votre travail sauf une, un peu décalée, plus figurative. Pouvez-vous nous dire pourquoi
- C’est vrai, c’est une tête de cheval. J’ai voulu représenter la vitesse, la puissance et la beauté d’un cheval au galop, en plein effort. Pour ça, j’ai figuré sa crinière par de minces tubes de métal au travers desquels on aperçoit le ciel, par transparence. Vous remarquerez aussi qu’apparait, sur son encolure l’empreinte d’une main. Celle de son jockey.
On entend le bruit du galop du peloton approchant du poteau d’arrivée. La lumière s’éteint progressivement.