PÉRIODE I
Le réveillon de la Saint-Sylvestre. 31 décembre 1999.
SCÈNE 1
La scène se passe dans le grand salon d’un appartement parisien de type haussmannien.
La pièce a été aménagée pour le réveillon de la Saint-Sylvestre, le salon d’un côté, un buffet en préparation de l’autre, quelques décorations, un projecteur de diapositives et un écran.
Irène, arrivant. – Alors, ça marche ?
Michel. – Ça roule, regarde !
On aperçoit une première diapositive.
Irène. – Tu te souviens, Michel, tu avais mis ton polo rouge ?
Michel. – Tu me l’avais offert pour mon anniversaire… C’était bien. (Il continue à faire défiler les diapos.)
Irène. – Regarde, Myosotis, la jeune fille au pair… Elle aussi nous a quittés.
Michel. – Oui, elles étaient tellement proches… Si j’avais su, Irène ! Si seulement j’avais pu savoir qu’en…
Irène. – Ce n’est pas de ta faute, Michel. C’est vrai que vos relations étaient parfois tendues. On est allés un peu loin… Mais là, ça n’était pas de ta faute.
Michel. – Je n’ai peut-être pas été un bon père avec elle… Cette période était trop difficile pour moi, tout m’échappait : mon travail, toi… Je ne l’ai pas assez aimée… Comment lui dire que je l’aime, aujourd’hui ? Si seulement je pouvais…
Irène. – Michel, arrête de culpabiliser, je suis aussi fautive que toi. Je n’ai rien vu venir, tout est allé si vite… Nous étions trop égoïstes, toi, moi, Isabelle. Allez, viens m’aider, les invités vont arriver.
Michel. – J’ai sélectionné les diapos de la campagne et celles de Paris, le fameux réveillon. Tu te souviens de notre premier appartement face à Notre-Dame ?
Irène. – Oui, c’était le bon temps, les années 70 ! (Elle chantonne « Chante la vie chante » de Michel Fugain.) Michel, tu peux mettre de la musique s’il te plaît ?
Michel. – Tu veux écouter quoi ?
Irène. – Ce que tu veux. Viens m’aider. Les enfants et les invités vont arriver d’un instant à l’autre et je ne suis pas prête.
Michel. – Finalement, je mets la radio. J’arrive. (Irène et Michel terminent les préparatifs en musique.) À minuit tapant ce soir, nous changeons de millénaire. Les scientifiques annoncent un bug sans précédent. À minuit moins dix, les trois quarts des habitants de la planète seront plantés devant leur ordinateur. Nous aussi, ce soir, nous serons tous devant, redoutant ce que certains voient déjà comme la fin du monde.
Irène. – Arrête de délirer encore ! Tu as toujours peur que la terre s’arrête de tourner ! O.K., ce soir nous regarderons l’ordinateur, mais ne nous mets pas une ambiance de merde avec ta fin du monde ! (On entend la sonnette de la porte d’entrée.) Allez ouvrir, monsieur le pessimiste, c’est peut-être un huissier…
Michel. – Très drôle. (Il sort.)
SCÈNE 2
On entend Michel et les premiers invités.
Michel, off. – Ça va les enfants ? Vous avez fait bonne route ? Alors Laurent, pas trop fatigué ?
Laurent, off. – Non, avec ma nouvelle Audi et son GPS intégré, tu ne te poses même plus de questions, tu te laisses « driver » comme dans un palace cinq étoiles luxe.
Isabelle, off. – Tu fréquentes les cinq étoiles luxe maintenant ? Pas avec moi en tout cas !
Michel, off. – Isabelle, ma fille chérie, ne commence pas à l’agacer.
Apparaissent en premier Isabelle et Laurent, suivis de Michel.
Isabelle. – Maman ! Ça va ?
Irène embrasse sa fille Isabelle.
Irène. – Ma fille, que je suis heureuse de te voir ! Tu as fait bonne route ?
Isabelle. – Dans le palace cinq étoiles luxe de Monsieur qui coûte la moitié d’un bel appartement à La Baule, je ne vois pas comment j’aurais pu ne pas faire bonne route !
Laurent. – Bonsoir, belle-maman ! Toujours aussi radieuse !
Irène. – Tu as changé ta voiture ?
Laurent. – Oui. En la faisant passer sur le compte de la société, à titre personnel, elle me coûte le prix d’une citadine de base, alors qu’un appartement à La Baule…
Isabelle. – Je plaisantais !
Laurent. – Tu plaisantes, mais dans le fond je me demande s’il n’y a pas un soupçon de… Et puis je n’aime pas La Baule !
Irène. – Champagne ?
Isabelle. – Qui vient ?
Irène. – Ton frère et sa nouvelle amie.
Michel. – Comment tu l’appelles déjà ?
Irène. – Sarah !
Isabelle. – Elle est juive ?
Irène. – Pourquoi ? Je ne sais pas, je ne la connais pas.
Michel. – Laurent, tu peux venir avec moi à la cave pour aller chercher le vin ?
Laurent et Michel sortent.
SCÈNE 3
Isabelle, à Irène. – Ça va ?
Irène. – Oui, ça va. Et toi ? Tu es toujours aussi sympa avec Laurent à ce que je vois.
Isabelle. – Maman, tu ne vas pas recommencer, je ne suis pas venue passer le réveillon ici pour m’entendre dire comment je dois me comporter avec mon mari. Entre Laurent et moi tout va bien, mais il m’agace parfois, c’est tout.
Irène. – Avec ton père c’était la même chose. Juste après le départ de ta sœur Marie, j’étais devenue insupportable. J’ai même failli le quitter… Et puis j’ai réfléchi, je me suis dit que Marie ne reviendrait jamais…
Isabelle. – Maman, s’il te plaît, donne-moi une coupe, tu veux bien ?
Irène sert le champagne, très nostalgique.
Irène. – Tchin-tchin ! On ne saura jamais où elle est partie, non, jamais. Tu te souviens, c’était le soir du réveillon, on est tous partis en soirée… Le lendemain, Marie avait disparu. Comme chaque année, ce soir on va regarder les photos de famille et on va réveillonner comme si elle était là, en pensant à elle. Elle me manque tellement ! Peut-être qu’un jour elle reviendra et m’appellera au secours comme quand elle était petite : « Maman, maman, viens me border, j’ai peur toute seule dans mon lit… »
Isabelle. – S’il te plaît, reprends-toi ! Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? Qu’est-ce qu’on boit ?
Irène. – Pas de dîner à table cette année. Tout est servi en bouchées et ton père a sélectionné des vins sublimes. France vient dîner avec nous, elle jouera quelques morceaux de Bach. Ensuite, on regardera des diapos et à minuit pile ton père a décidé d’allumer l’ordinateur, juste avant que tout le monde s’embrasse.
Isabelle. – Pourquoi ?
Irène. – Il veut assister au passage informatique à l’an 2000, il paraît que tout peut se paralyser.
Isabelle. – C’est-à-dire… toute la terre !
Irène. – Il a même parlé de fin du monde…
Isabelle. – La fin du monde ! C’est pour le 21 décembre 2012 selon le calendrier Maya. Les systèmes peuvent bugger, mais la fin du monde c’est énorme. Et la copine de Frédéric, comment tu dis qu’elle s’appelle ?
Irène. – Sarah ! J’ai sa photo, Fred me l’a envoyée… Attends… (Elle cherche sur le bureau.) Ah ! ça y est ! Écoute ce qu’il écrit : « Maman, c’est ma nouvelle amie, je la connais depuis six mois, mais je n’ai rien dit. Qu’elle te plaise ou non, elle viendra avec moi le soir du réveillon. C’est elle et moi, ou personne, à prendre ou à laisser. Je t’embrasse. Fred. » Il ne changera jamais !
Isabelle. – Elle a l’air sympa. Enfin, j’espère qu’elle mange de tout. Bonjour, la dernière ! Je les ai invités un week-end à la maison. Elle ne mangeait rien de cru, ni légumes, ni fruits, rien… Que du poulet, et lorsque je lui ai demandé ce qu’elle prenait habituellement en entrée, elle m’a répondu avec son accent : « du pâté et du saucisson ».
Irène. – Oui, tu as raison, elle a l’air sympa… Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Il leur en faut du temps pour aller chercher du vin à la cave !
Isabelle. – Devine ! Depuis que Laurent a pris goût au vin, il en boit de plus en plus. Je crains qu’ils n’aient commencé sur les chapeaux de roues ! (On entend des rires provenant de la cave.) Tiens, qu’est-ce que je disais, les voilà qui arrivent ! Ils ont l’air joyeux !
SCÈNE 4
Michel et Laurent arrivent avec un panier rempli de bouteilles.
Michel. – Alors, on boit une petite coupe ?
Irène. – Ça a l’air d’aller vous deux !
Laurent. – Je disais à Michel que, par ma société, j’allais avoir la possibilité de me constituer une cave à moindres frais.
Isabelle. – Comme l’Audi. Et l’appart à La Baule alors ? Tu ne peux pas l’avoir à moitié prix, lui aussi ?
Laurent. – Chérie, à La Baule, on y va un mois par an. Je préfère louer ; acheter, ce serait une source d’emmerdes.
Michel. – Ça, on l’a toujours dit avec ta mère. Avec la campagne, on a déjà pas mal de frais et de soucis, alors un appartement en bord de mer en plus, non !
Laurent. – Tu vois, ton père et moi on est du même avis.
Michel. – Je n’ai pas dit ça, Laurent.
Irène. – Bon, si on allait préparer les toasts ? Tu viens, Isabelle ?
Michel. – Et nous, on va ouvrir les bouteilles pour que le vin s’aère et décante un peu.
Irène et Isabelle sortent côté cuisine.
SCÈNE 5
Laurent. – Bonjour la solidarité, Michel.
Michel. – N’oublie jamais qu’Isabelle est ma fille. Si vous deviez divorcer, c’est elle que je protégerais, mais je t’aime bien quand même. (Il ouvre une première bouteille.) Sens ce bouquet. Tiens, goûte ! (Il lui sert un verre.) Alors, tu en penses quoi ?
Laurent. – Qu’est-ce que ça veut dire, « si on divorce » ? Qui a parlé de divorce ?
Michel. – C’est une supposition, Laurent, ne va pas te faire des idées !
Laurent. – Annoncé comme ça, il y a de quoi !
Michel. – Alors, ce châteauneuf-du-pape, il est comment ?
Laurent. – Il est bon, il a un goût de revenez-y !
Michel. – C’est comme ton Audi cinq étoiles luxe ! Sauf que celui-là, c’est pas un dernier modèle, c’est un châteauneuf-du-pape millésime 1970, l’année des dix-huit ans de Marie. Je l’avais acheté pour elle.
Laurent. – Pourquoi vous l’ouvrez ?
Michel. – Pour fêter ses trente ans.
Laurent. – Les trente ans de Marie ?
Michel. – Non, du vin ! Marie… je ne sais pas si on la reverra un jour. En tout cas, le vin, il faut le boire. Tiens, Laurent, profitons-en, on ne sait pas ce qui pourrait nous arriver cette nuit.
Laurent. – Cette nuit ?
Michel. – Oui, à minuit tapant tous les habitants de la planète auront les yeux rivés sur les ordinateurs pour le bug de l’an 2000 ! Si ça se trouve, demain, la terre ne sera plus qu’un résidu de cailloux et nous, nous ne serons plus que des fossiles ; alors ce pinard, il vaut mieux le boire ce soir !
Laurent. – Vous êtes sûr que tout va bien, Michel ?
Michel. – Tu crois qu’elle a disparu comment Marie ? Si ça se trouve, elle est partie avec des extraterrestres, et si ça se trouve, ce soir, à minuit, nous serons tous crevés, alors qu’elle, elle est déjà ailleurs, sur une autre planète !
Laurent. – Michel, je crois qu’il faut vous raisonner. Comment expliquez-vous que les ordinateurs de Sydney, Tokyo, Pékin, Jakarta n’aient pas buggé ? Ça fait déjà bien plus de deux heures qu’ils sont passés à l’an 2000.
Michel, applaudissant. – Je n’y avais pas pensé… Tu es très fort. Mais si, je sais ! L’heure de référence c’est Greenwich, ce qui veut dire que ce soir, ici, à Paris, à une heure du matin, il ne sera que minuit à Londres et c’est à cette heure-là très exactement que tout va péter ! À minuit on s’embrasse, on boit une coupe, à minuit cinquante on allume l’ordi et à une heure, boum, la terre explose !
Laurent. – Vous m’épatez, Michel, mais franchement je n’y crois pas une seconde.
Michel. – Que tu y croies ou non, comme je l’avais prévu, à minuit nous serons tous devant l’ordi, que ça te plaise ou non ! Tiens, bois un coup ! Du vin à près de deux mille cinq cents francs la bouteille, je ne veux pas que ce soient ces cons d’extraterrestres qui en profitent. (On entend la sonnette de la porte d’entrée.) Je crois que voilà nos tourtereaux.
Laurent. – Les tourtereaux ?
Michel. – Frédéric et sa nouvelle amie ! Je ne sais déjà plus comment elle s’appelle.
Laurent. – Sarah.
Michel. – Sarah, c’est ça ! Bon, je vais ouvrir !
Il sort. Laurent se sert à nouveau.
SCÈNE 6
Michel, off. – Ça va, fiston ? Mademoiselle !
Frédéric, off. – Sarah. Elle s’appelle Sarah.
Sarah, off. – Bonjour. Vous c’est Michel, c’est ça ?
Michel, off. – Vous m’appelez déjà par mon prénom, c’est formidable ! Au moins, avec vous, on brise la glace d’entrée de jeu. Venez, les enfants.
Apparaît en premier Frédéric, suivi de Sarah et de Michel.
Frédéric. – Tiens, Laurent ! Déjà là ? Toi qui es toujours en retard ! Je te présente Sarah.
Laurent. – Bonjour, Sarah. Enchanté.
Sarah. – De même. Donc, vous êtes le beau-frère de Frédéric.
Frédéric. – Oui, c’est le beauf.
Michel. – Frédéric, s’il te plaît…
Laurent. – Et vous venez d’où ?
Sarah. – Je suis parisienne… enfin, née à Neuilly, mais je vis à Paris.
Laurent. – Avec le Fred ?
Sarah. – Non, pas encore.
Frédéric. – C’est un interrogatoire ou quoi ?
Sarah. – C’est normal que je discute avec ton beau-frère, Frédéric.
Frédéric. – Je n’ai pas dit ça !
Laurent. – Je questionne Sarah, je ne vois pas où est le problème !
Frédéric. – Je plaisantais !
Frédéric rejoint son père qui s’occupe du vin, plus loin dans la pièce.
Laurent. – Et vous… Tu…
Sarah. – Tu peux me tutoyer…
Laurent. – Donc, tu fais quoi dans la vie ?
Sarah. – Je viens de créer un site Internet.
Laurent. – Pour un particulier, une société ? Parce que moi, je cherche un webmaster ou une « webmastrice »… C’est comme ça qu’on dit ?
Sarah. – On dit webmaster, même pour une fille ! Pas de problème. Pour ta société, tu me contactes et on discute. (Elle lui tend une carte.)
Laurent. – Et ton site alors ? C’est quel type de réseau ?
Sarah. – C’est un site qui permet aux filles de maîtriser leurs rencontres. Par exemple, tu es célibataire, tu veux rencontrer des filles, pas forcément pour ce que tu penses ! Tu t’inscris, tu enregistres une petite vidéo d’une minute trente, tu réponds au questionnaire, tu peux aussi mettre des photos… Tu enregistres ton profil moyennant finance évidemment ; mais sans abonnement mensuel, je précise. Et tu attends ! Les nanas te contactent pour te rencontrer, et c’est elles qui décident quand et comment ! Comme ça, elles ne sont pas harcelées par tous les maniaques du web.
Laurent. – Putain ! Tu m’en bouches un coin ! Et il s’appelle comment ton site ?
Sarah. – « Www.cestellesquidecident.fr ».
Laurent. – Félicitations ! Et Frédéric, tu l’as rencontré comment ?
Sarah. – Il n’aime pas que j’en parle, mais c’était l’un de mes dix premiers clients. J’ai tout de suite adoré sa vidéo, il était trop mignon, j’ai craqué. Pourtant, je m’étais bien juré de ne contacter aucun des clients du site.
Laurent. – Et ça fait longtemps ?
Sarah. – Ça date de la semaine dernière, mais bouche cousue. Il a dit à ses parents qu’on se connaissait depuis six mois.
Laurent. – T’inquiète, je suis une tombe.
Sarah. – Tu me promets ?
Laurent. – Promis !
Frédéric et Michel se rapprochent.
Michel. – Alors, on fait connaissance ?
Laurent. – Oui, j’ai toujours rêvé d’être inspecteur, comme Valentin et Pujol dans les « Brigades du Tigre », alors j’interroge mademoiselle.
Frédéric. – Et alors, Sarah est coupable ?
Sarah. – Oui, coupable, et j’ai tellement parlé que j’ai une envie folle de boire une coupe !
Michel. – Frédéric, tu n’as pas encore servi ton amie ? Enfin, ta petite amie ? (Frédéric va chercher une coupe de champagne sur la table du buffet.) Alors, Sarah, vous êtes heureuse d’être parmi nous ?
Sarah. – Je ne serais pas venue !
Michel. – C’est juste ! Je vais vous confier un secret. Frédéric nous a dit que vous vous connaissiez depuis plus de six mois, et il ne nous a parlé de vous que la semaine dernière. Ce n’est pas habituel. En général, il nous raconte tout. Je ne dis rien, mais c’est un signe.
Sarah. – Vous croyez ?
Laurent, ironiquement. – C’est clair ! Pour qu’il reste muet comme ça pendant six mois, sans rien dévoiler, c’est qu’il y a un truc…
Sarah. – J’ai compris.
Michel. – Qu’est-ce que vous avez compris ?
Sarah. – Rien, je…
Michel. – Je ne suis plus… Laurent, t’as compris quoi, toi ?
Laurent. – Tout, Michel. Je te dis j’ai tout compris.
Michel. – Tu me tutoies maintenant ?
Laurent. – Pardon ! Je disais, je vous dis vous…
Michel. – Tu peux me tutoyer !
Laurent. – Ça va être dur mais on va se lancer. Je disais : Michel, j’ai tout compris !
Frédéric arrive.
Frédéric. – Tout compris ?
Sarah. – Ce que je fous ici ! Pourquoi et comment ! Laurent, lui, il a tout compris. Tu piges, Frédéric ?
Frédéric. – Euh… oui ! Et toi, papa ?
Michel. – Ben justement, moi, je me disais que je ne comprenais rien.
Frédéric. – Ce n’est pas grave. Tout va bien. Tiens ! (Il lui sert sa coupe.)
Sarah. – Merci.
Michel. – Je vais chercher ta mère, tu vas lui présenter Sarah.
Michel va dans la cuisine.
SCÈNE 7
Sarah. – Pardonne-moi, Frédéric !
Laurent. – C’est de ma faute, je l’ai un peu harcelée…
Frédéric. – Comme d’habitude, monsieur mon beauf joue à l’inspecteur. C’est pas grave, mais surtout, ne dis rien à ma sœur. J’ai pas envie que tout Paris soit au courant.
Sarah. – Je t’aurais connu il y a six mois, j’aurais tout autant flashé sur toi, j’en suis persuadée !
Laurent. – Enfin, six mois, pour Frédéric, c’est un record !
Sarah. – Tu ne m’as jamais dit tout ça !
Frédéric. – Ça ne fait que neuf jours qu’on se connaît. Même si nous avons scellé notre amitié en couchant ensemble, juste après notre rencontre dans ce café pourri de Rosny, je ne vois pas comment j’aurais eu le temps de te raconter ma vie. Tu ne peux pas arrêter de dévoiler ma vie ? Tu sais que ma dernière copine s’est cassée après le week-end qu’on a passé chez vous ? Et tout ça pour des histoires de bouffe ! J’ai rien compris. Elle m’a dit que tu lui avais fait la morale : « Quand on est invité, on mange de tout… » La prochaine fois, tu offres à tes invités un manuel de savoir-vivre ou le bouquin de Nadine de Rothschild !
Sarah. – Bon, « cestellesquidecident.fr » ! O.K., les mecs, tout va bien, on respire, on boit une coupe et on reprend à zéro.
Laurent. – Pour moi ce sera plutôt le châteauneuf à cinquante francs la gorgée.
Frédéric. – Cinquante francs la gorgée ?
Laurent. – Oui, deux mille cinq cents francs la bouteille, ça fait à peu près cinquante francs la gorgée.
Frédéric. – Faut suivre ! O.K. pour le châteauneuf !
Entre Michel suivi d’Irène et d’Isabelle, avec des plats qu’elles déposent sur la table du buffet.
SCÈNE 8
Irène. – Voilà quelques petits-fours ! Ah ! je crois que je ne connais pas cette demoiselle ! Frédéric, mon chéri, tu fais la bise à ta mère et tu me présentes ta petite amie !
Frédéric se rapproche de sa mère et de sa sœur pour les embrasser.
Frédéric. – Maman, Isabelle, je vous présente Sarah.
Sarah. – Enchantée.
Irène. – Bienvenue. J’espère que vous allez passer une agréable soirée. En tout cas, je suis très heureuse que vous soyez venue.
Isabelle. – Enchantée.
Sarah. – Enchantée. Vous êtes la sœur de Frédéric dont j’entends souvent parler ?
Irène. – Il ne parle pas de moi ?
Sarah. – Bien sûr que si ! Je vous connais déjà très bien.
Irène. – En six mois, il a dû vous en raconter des choses sur nous. Six mois c’est long pour Frédéric.
Laurent. – Oui, c’est très long, mais vous savez, Irène, lorsqu’on aime on ne voit pas le temps passer. Moi, par exemple, avec Isabelle…
Isabelle. – Stop ! Laurent ! Stop ! Parle plutôt de ta société, s’il te plaît, tu la connais certainement mieux que moi. Avec elle, tu peux tout avoir à 50 % alors qu’avec moi c’est du 100 % !
Irène. – Vous avez pris des cours d’impro ? Vous nous faites un petit match ? Il fallait le dire : avec ton père, on aurait monté un ring. N’est-ce pas, Michel ?
Michel. – Oui, il suffit de demander, ça aurait pu être sympa, vu l’ambiance. J’avoue que depuis tout à l’heure, je ne comprends pas tout. Laurent s’est mis à me tutoyer…
Irène. – Il te tutoie ?
Laurent. – Je n’ai pas voulu… Enfin si, je ne sais plus ce que j’ai dit, j’ai dit « tu » à Michel !
Irène. – Ce n’est pas très grave, seulement si tu tutoies Michel, il faut que tu me tutoies aussi.
Laurent. – Eh bien, c’est réglé, Irène, je te dis « tu » et Michel je te dis « tu ».
Isabelle. – Sans qu’on demande mon avis ?
Laurent. – Non, sans ton avis !
Irène. – Ça me convient parfaitement !
Michel. – Moi aussi. Ça rajeunit !
Irène. – Personne n’a demandé à France de descendre ? Elle réveillonne avec nous. Elle nous jouera un morceau de violoncelle, ça calmera un peu les esprits. Servez-vous, les enfants. Je vais l’appeler. (Elle sort sur le palier pour appeler France par la cage de l’escalier.) France !… France, tu descends ?
France, off. – Oui, oui, j’arrive…
Irène revient.
Sarah. – Qui est France ?
Frédéric. – C’est la fille d’une amie de maman. Elle vit en haut.
On entend la sonnette de la porte d’entrée.
Irène. – Michel, va ouvrir.
Michel sort.
SCÈNE 9
Michel, off. – Ça va, France ? Tu as bien répété ?
France, off. – Oui, j’étais prête déjà depuis une heure, j’attendais qu’Irène m’appelle pour descendre.
Entre Michel suivi de France et son violoncelle. Elle est habillée tout de blanc.
France. – Bonjour.
Tous. – Bonjour.
France, regardant Sarah. – Vous êtes la petite amie de Frédéric ?
Sarah. – Oui. Enchantée, moi c’est Sarah.
Irène. – Tu t’installes, France ? Tu veux boire une coupe ?
France. – Oui, je veux bien. Tout le monde est arrivé ?
France s’installe, Frédéric lui apporte une coupe. Il la regarde se préparer.
Irène. – Oui. Chers amis, je déclare les festivités officiellement ouvertes. France va nous jouer un petit air de Bach. Quand tu veux, France.
France, à Isabelle. – Tu peux m’aider ?
Isabelle lui tient la partition.
Les invités s’assoient, ils écoutent le morceau que joue France. Les petits fours et verrines circulent. Le morceau se termine, les spectateurs n’ont pas le temps d’applaudir qu’on entend la sonnette de la porte d’entrée.
Tous se regardent, étonnés.
Irène. – Qui est-ce ?
Michel. – Je ne sais pas.
Irène. – Michel, va ouvrir.
Michel. – Oui.
Michel sort.
Isabelle. – C’est peut-être un voisin, une voisine ?
SCÈNE 10
Michel, off. – Ah ! Simone ! On a eu peur.
Irène. – C’est Simone.
Simone, off. – Bonjour, je cherche France.
Irène. – Elle est toujours à la recherche de sa fille.
Frédéric. – Ça fait trente ans.
Sarah. – Elle est là !
Irène. – Oui, elle est là, mais elle ne va même pas la voir.
Entre Simone, suivie de Michel.
Simone. – Bonjour, Irène. Tu n’as pas vu ma fille ?
Irène. – Elle est là. (Elle lui montre France assise avec son violoncelle.)
Simone. – Où ça ?
Irène. – Qu’est-ce que je disais ? Là, Simone, regarde, devant toi ! Là !
Sarah. – Elle est aveugle ?
Frédéric. – Non, elle est obsédée. Elle pense toujours que sa fille a disparu et elle la retrouve toujours chez ma mère.
Sarah. – C’est incroyable, elle est là devant ses yeux et elle ne la voit pas ?
Frédéric. – Si, attends un instant !
Simone. – France, c’est toi ?
France. – Eh bien, oui, maman !
Simone. – Qu’est-ce que tu fais là ?
France. – Je joue et je passe le réveillon ici.
Irène. – Tu es invitée, Simone.
Simone. – Merci. Je te cherche depuis plus d’une semaine. La dernière fois que je t’ai vue, c’était ici. Tu sais, je me fais beaucoup de souci.
France. – Il ne faut pas, maman, je vais bien, ne t’en fais pas ! Je joue, je répète.
Simone. – Je sais, mais je ne te vois plus.
France. – Tu me vois, je suis là. Reste réveillonner avec nous, tu es invitée.
Simone. – Je peux rester, Irène ?
Irène. – Je viens de te le proposer.
Sarah, à Laurent. – Je rêve.
Laurent. – Non, tu ne rêves pas, au début je n’y comprenais rien du tout.
Simone. – C’est gentil de m’inviter, j’ai couru tout Paris, il fait froid dehors. Je me suis dit que France répétait au conservatoire, j’ai attendu une heure devant la grande porte. Je ne comprenais pas, il n’y avait pas de lumière. J’ai tout de même attendu. Et puis le gardien est sorti. Il m’a dit : « Qu’est-ce que vous faites là ? » Je lui ai répondu : « J’attends ma fille France, la violoncelliste. » Il m’a rétorqué : « Il n’y a pas de France ici. » Je lui ai répondu : « Mais si, France Dupré, la violoncelliste. » Il a hoché la tête et en partant il m’a dit : « Rentrez chez vous, il fait moins cinq ce soir, et le conservatoire est fermé. » Alors j’ai couru jusqu’au café des Mélomanes à Voltaire, je pensais que France jouait là-bas mais non, le café était vide. Le patron m’a proposé de rester pour le réveillon. Et là, j’ai eu un déclic, j’ai pensé à vous et j’ai bien fait. France, ma chérie, tu es là !
France. – C’est bon, t’as fini ton numéro ? Tu veux nous gâcher la soirée ?
Simone. – Pas du tout ! Je suis heureuse de te voir.
France. – Tout le monde s’emmerde à t’écouter rabâcher tes problèmes.
Isabelle. – France, sois un peu gentille avec ta mère.
France. – Tu crois qu’elle était gentille avec moi quand elle m’empêchait de dormir avec ma poupée ? C’est immonde ce qu’elle m’a fait subir !
Simone. – Qu’est-ce que tu racontes ?
France. – Je raconte ce que je veux.
Irène. – Simone ! France ! Calmez-vous !
Simone. – Ne me donne pas de leçon ! Parce que si tu avais bien tenu ta fille il y a trente ans, on n’en serait pas là aujourd’hui.
Irène. – Qu’est-ce que tu me reproches ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? Marie et France étaient inséparables. Quand ce n’était pas Marie qui dévergondait France, c’était France qui le faisait.
Michel. – S’il vous plaît, vous n’allez pas repartir sur des discussions que nous avons eu des dizaines et des dizaines de fois ! Ce n’est la faute de personne. Embrassez-vous ! Frédéric, sers une coupe à Simone, s’il te plaît.
Simone, l’embrassant. – Désolée Irène, mais j’ai eu tellement peur ce soir de ne pas la retrouver…
Irène. – C’est bon, tout va bien maintenant, ça va aller.
Michel. – Je vous signale que cette année j’ai sélectionné deux séries de diapos.
Irène. – Servez-vous un verre, mangez et passons à la projection. Allez, chef-op, envoyez les images.
Michel. – Parce qu’après, il y a le fameux bug de l’an 2000.
Frédéric, à Sarah. – C’est le moment le plus chiant de la soirée, mais on ne peut pas y couper.
Sarah. – Chaque année il passe des diapos ?
Frédéric. – Chaque année ! Et ce soir on se tape le bug, en plus !
Sarah. – Ça va être drôle !
Michel. – C’est bon ! On éteint la lumière, ça commence ! Bienvenue en 1970…
Les invités s’installent, Michel lance la projection, les premières images défilent. On voit une image où sont réunis Irène, Michel, Isabelle, Frédéric, France, Simone, Myosotis et Marie trente ans plus tôt.
NOIR
PÉRIODE II
Flash-back. Le réveillon de la Saint-Sylvestre.
31 décembre 1969.
SCÈNE 1
La scène représente l’image projetée à la fin de la première période, le soir de la Saint-Sylvestre. La décoration, les costumes sont typiques des années 70.
Irène, Michel, Frédéric, France, Simone, Myosotis, Marie, Isabelle et Thierry, dansent sur la chanson de Michel Fugain : « Chante la vie chante ».
La musique shunte.
Marie. – Papa, s’il te plaît, mets les Doors ! « Light My Fire » ! (Michel met le disque des Doors, la musique reprend. Tous se mettent à danser. Marie s’adresse à France tout en dansant.) Ce soir il y a une soirée de folie ! On y va, France ?
France. – Où ça ?
Marie. – Au Bus Palladium ! C’est une soirée privée « Hippies pop » pour le réveillon !
France. – Ça roule ma poule ! Je te suis, Marie !
Michel change le disque et met celui des Beatles : « Let It Be ».
Michel. – Écoutez ça !
Les invités entourent Michel et Irène qui entament un slow. Irène prend la main de Michel, radieuse. Puis elle se dégage.
Irène. – Si nous passions au dessert ? Je vais le chercher. Simone, tu m’accompagnes ?
Irène et Simone sortent.
Michel. – Quelle chanson !
Thierry. – Sublime ! Hum…
Michel. – Comment veux-tu être mal dans ta peau lorsque tu entends une chanson d’une telle liberté ?
Thierry. – Liberté, liberté, mon cul ! D’accord, cette chanson est remplie d’espoir, de liberté, elle est très belle, mais ça va un peu trop loin ! Tiens, pas plus tard qu’hier, j’ai appris que le mouvement hippie battait son plein. Des centaines de jeunes partent au vert pour vivre en communauté. Je l’ai lu dans « Actuel » cette semaine ! En prime, il y a des dizaines d’annonces du style : « Cherche hommes et femmes pour partager vie communautaire dans une grande ferme du Larzac ». Si toute la France part se la couler douce, qui paiera notre retraite en 2000 ?
Michel. – Thierry, tu y vas fort !
Thierry. – Je ne crois pas ! Tu as envie que nos filles se barrent pour vivre au beau milieu des chèvres et couchent avec tout le monde ? Parce que ça aussi c’est à la mode ! « On vit tous entre amis, il n’y a pas de couples, on couche tous ensemble, mais il n’y a aucun problème puisqu’on s’aime… » Tu ne vas pas me dire que si Marie t’annonce, là, maintenant, que demain elle part pour le Larzac avec une vingtaine de mecs et de nanas pour faire une salade mixte, ça ne va rien te faire ?
Michel. – Thierry, il n’a jamais été question que Marie parte dans une communauté hippie.
Isabelle. – Dans une communauté, non ! Mais dans une soirée hippie, oui !
Michel. – Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Isabelle. – Ce soir, France et Marie vont au Bus Palladium et c’est très exactement « the » soirée hippie.
Thierry. – Quoi ? Mais il n’en est pas question ! France ! Qui t’a donné l’autorisation ?
France. – Personne. On en a parlé il y a cinq minutes, c’est tout.
Marie, à Isabelle. – Toi, on va en parler juste après ! (À son père.) Ce n’est pas une soirée avec des hippies ! C’est une soirée privée sur la mode hippie !
Thierry. – On s’en fout, on ne veut pas que vous y alliez !
Michel. – Comment, « on ne veut pas » ? Parle en ton nom ! Pour l’instant, je n’ai dit ni oui ni non !
Thierry. – Là, tu me déçois, Michel. On va en discuter, mais sache que je ne resterai pas ici un instant de plus si tu me fais perdre toute crédibilité auprès de ma fille. France n’ira pas à cette soirée, un point c’est tout ! Et merde !
Michel. – Thierry, si un jour ta fille décide de se barrer pour suivre le mouvement hippie, ce n’est pas parce qu’elle n’ira pas à cette soirée qu’elle ne le fera pas plus tard.
Marie. – Surtout que ce soir, c’est sur invitation et il n’y a que des gens bien !
Isabelle. – Justement, c’est ça le problème. Qui, d’après toi, va dans ces lieux de perdition ?
Marie. – Tu veux que je raconte à papa et maman l’état de l’appartement lors de ta dernière boum, pendant qu’ils étaient en voyage aux USA ?
Isabelle. – Tu n’étais pas là, toi, peut-être, et tu n’avais pas d’invités non plus ?
Michel. – Stop !!! Tout ça est ridicule, je refuse qu’on lave son linge sale en famille ! (Irène et Simone reviennent de la cuisine.) Ah ! Irène ! Simone ! Enfin ! Le gâteau !
Irène. – De quoi vous parliez ?
Michel. – D’un sujet… très intéressant…
Irène. – Quel sujet ?
Thierry. – D’un sujet de société !
Simone. – Oui, mais encore ? C’est vaste.
Thierry. – Je disais à Michel… que j’avais vu dans un reportage télévisé… et lu dans « Actuel » que… les mouvements hippies explosaient.
Frédéric. – Et là, Isabelle a dit que Marie et France allaient ce soir dans une soirée hippie.
Thierry. – Oui ! Mais au départ nous parlions de société.
Simone. – Je ne comprends rien du tout !
France. – On vient de se faire engueuler, c’est pas compliqué !
Irène. – Asseyons-nous ! Expliquez-moi le problème.
France. – Marie m’a proposé d’aller ce soir dans une soirée hippie. Papa disait qu’il était contre parce qu’il ne supporterait pas de voir sa fille vivre dans une communauté.
Frédéric. – Là-dessus, Isabelle, qui avait tout entendu, a cafté comme d’hab.
Marie. – Et c’est parti ! Tout le monde a commencé à s’engueuler.
Irène. – C’est la soirée du Bus Palladium ?
Thierry. – Oui, pourquoi ? T’es au courant ?
Irène. – Évidemment, c’est une amie qui l’organise, il y aura aussi Roberto Cavalli.
Thierry. – Qui ?
Irène. – Le pionnier de la mode hippie. Le Tout-Paris sort ce soir au Bus ! Faut vous mettre un peu à la page, les enfants.
Thierry. – C’est bon, tout le monde n’a pas le privilège de bosser dans le milieu de la mode et du showbiz.
Simone. – On devrait y aller tous ensemble.
Michel. – Bonne idée !
Thierry. – J’en suis ! J’ai envie de voir ça !
Marie. – Vous ne cherchez même pas à savoir si on a envie que vous veniez ?
France. – Il y a cinq minutes à peine, tu nous faisais la morale et maintenant tu veux venir avec nous ?
Thierry. – Oui.
France. – Oui… C’est tout ce que tu peux répondre à ta fille ? T’as fumé ou quoi ?
Simone. – France !
France. – Je n’irai pas à cette bamboula si vous venez !
Marie. – Moi non plus !
Irène. – Myosotis, tu viens ?
Myosotis. – Euh… où…
Marie. – Non !!! Tu restes avec nous !
Frédéric. – Moi, par contre, je veux bien…
Irène. – Tu n’as pas l’âge, mon chéri, l’entrée est interdite aux moins de seize ans.
Frédéric. – Je les aurai dans dix jours.
Michel. – Ta mère t’a dit non, on classe.
Marie. – Ne t’inquiète pas, Fred, c’est cool, on va bien rigoler tous les quatre, et de toute façon, ce soir il n’y aura que des vieux. Le soir du réveillon, c’est naze !
Isabelle. – Moi je viens, j’ai un ami qui sera là, Laurent, il est en train de créer sa société. Il m’a dit qu’il était invité.
Frédéric. – Il est célibataire ?
Isabelle. – Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
Frédéric. – Rien… Sauf que si tu le ramènes à la maison pour te faire un « bed in », vu que ce soir je dors dans ta chambre, ne compte pas sur moi pour me faire un plan canapé.
Irène. – Il est hors de question que ta sœur ramène un garçon dormir à la maison. D’autant plus qu’elle le connaît à peine.
Frédéric. – Elle ne se gêne pas quand vous êtes en voyage !
Michel. – Vous allez arrêter un peu ! Quand ce n’est pas Isabelle, c’est Frédéric, sinon c’est Marie qui casse du sucre sur le dos de l’autre. Je rêve ! « Peace and Love » ! Cool ! On respire !
Thierry. – Tu m’inquiètes, Michel, tu devrais consulter !
Michel, faisant le hippie. – Ouais, « cool man » ! Je me la joue hippie, je me casse dans le Larzac, « cool down », doucement les basses ! Départ en train de nuit, Paris-Millau, guitare en bandoulière, du Dylan pour tracer le GR71 ! Pour finir en beauté dans la ferme de l’amour et de la liberté et se faire un plan copains coussins, tous à poil !
Thierry. – Arrête de faire le con ! Je te parle d’un truc sérieux et toi tu te lèves encore le dimanche pour aller vendre « L’Huma » !
Simone. – On peut bien s’amuser, faut vivre un peu.
Thierry. – Je ne dis pas le contraire, chérie, simplement il faut aussi réfléchir.
Irène. – Réfléchir à quoi ?
Thierry. – Je ne sais pas, à l’avenir. Dans trente, quarante ans, que deviendra notre pays si tout le monde s’arrête de travailler ? Aujourd’hui tout paraît facile parce qu’il y a du travail. La vie est simple, on investit, on dépense, on flambe. On n’entend plus que le mot « liberté » dans la bouche des gens.
Irène. – Je suis désolée, Thierry, mais vous les hommes, avez plus de libertés que nous.
Thierry. – C’est certain. En tout cas, cet été, tu pourras être libre comme l’air sur la plage, tu pourras te faire bronzer et te baigner les seins nus. C’est la mode des culs nus. Tu travailles dans la mode, faudrait te mettre à la page.
Irène. – Je ne parle pas de cette liberté-là, mais d’une liberté d’égal à égal avec les hommes. Avoir un poste à responsabilité dans une entreprise, par exemple. Je te signale que ça ne fait que vingt-cinq ans que nous avons le droit de vote, alors tes seins nus… Si c’est ça la liberté pour toi, t’es complètement à côté de la plaque !
Thierry. – Décidément, c’est ma fête ce soir.
Simone. – Irène a raison : tu ne dis que des conneries. Si une femme ne doit se sentir libre que pendant les quinze jours de vacances qu’elle prend dans l’année, ça fait peu !
Thierry. – C’était un exemple de libération de la femme.
Marie. – Et la libération des jeunes, c’est pour l’an 2000 ? Parce que là, c’est quand même abuser ! Tous vos petits problèmes existentiels sur la liberté on n’en a rien à faire. Nous, on avait envie d’aller à cette soirée sans que papa et maman nous prennent par la main ! Libres ! Vous avez compris ? Libres !!! Alors arrêtez de philosopher sur la liberté, vous êtes flippants ! Agissez un peu en adultes ! Laissez-nous aller au Bus et restez ici !
Irène. – Ne te fâche pas comme ça ! Si je vais à cette soirée c’est aussi parce que ça fait partie de mon métier. Si ce soir Roberto Cavalli, que l’on doit me présenter, est intéressé par mes imprimés, c’est le jackpot ! Je ne vais pas là-bas simplement pour faire la fête. De plus, je tiens à te signaler que j’ai cette invitation depuis un mois et qu’il a toujours été prévu que nous y allions. J’avais oublié d’en parler, certes ! Mais c’est très important pour l’avenir de ma boîte. Donc nous irons !
Simone. – Je ne vois pas où est le problème. Tout d’un coup, j’ai l’impression de bosser aux renseignements généraux. J’ai la sensation d’être une sorte de vipère rampante, qui empoisonne la vie de sa fille et celle de ses amies. France, tu as honte de tes parents ? Tu as honte de Michel et d’Irène ? N’oublie pas que tu vas bientôt travailler avec Irène sur son prochain défilé. Tu veux qu’elle prenne une autre violoncelliste ? Tu as vu comment tu nous parles ? Tu me déçois !
Irène. – Calmons-nous ! Champagne ! Michel, chéri, j’ai envie d’écouter un peu de musique. Les enfants, du dessert ?
Marie. – Merci ! Venez, on va dans ma chambre !
Irène. – C’est ça, va jouer à la dînette avec tes amies ! Nous, nous allons au Bus. On a une demi-heure pour arriver avant minuit !
Marie, France et Myosotis sortent.
Pendant qu’on sert le champagne, Michel a mis un disque de Donna Summer : « Love To Love You Baby ».
Les adultes se lèvent. Ils dansent langoureusement, une coupe à la main. Irène, tout en dansant, donne les vêtements de chacun pour se préparer à sortir. Dans une chorégraphie, ils s’habillent et sortent dans l’humeur insouciante des années 70.
Frédéric observe toute cette scène, il est médusé et se retrouve seul dans le salon.
SCÈNE 2
Les parents sont sortis, on entend le claquement de la porte d’entrée. Frédéric regarde en direction de la sortie.
Frédéric. – Bonne année ! (Il vient parler au public.) Toujours seul, comme d’hab. Mes parents sont sympas, mais ils se la jouent trop en solo. Ma mère, avec son job, elle ne peut pas faire autrement. Dans le milieu de la mode, ils sont toujours dehors : les défilés, les soirées à thème, les dîners… La fiesta, quoi !… Pauvre Marie, les parents n’ont pas été très sympas avec elle ce soir, surtout qu’il y avait ses deux meilleures amies. C’est bizarre, habituellement Marie obtient tout ce qu’elle veut. Jamais ils me feront un coup comme ça, les parents. Moi, c’est simple : dès que j’ai vingt et un ans, je me casse. Perso, j’adore Marie. Isabelle, elle me gonfle, elle ne pense qu’à sa réussite matérielle, il lui faut toujours le dernier sac à la mode, les dernières chaussures… Tenez, le mec qu’elle va voir ce soir, vous avez remarqué, elle n’a pas dit : « Il s’appelle Laurent, il est blond aux yeux bleus. » Non, elle a simplement dit : « Il s’appelle Laurent, il vient de créer sa société. » Le mec, elle ne sait même pas à quoi il ressemble. Ce qui intéresse ma frangine, c’est son compte en banque. Papa, lui, c’est un artiste, il travaille dans la musique avec Thierry. Enfin, Thierry n’est pas un artiste, il fait les comptes de papa et ceux de maman aussi. C’est un fouineur. Il produit des chanteurs-compositeurs. Nougaro, c’est lui ! Là, il vient de repérer un chanteur dans le Sud-Ouest. Il s’appelle… Francis Cabr… Cabrel, c’est ça, Francis Cabrel !… Personne ne m’a souhaité la bonne année ! Franchement, il y a de quoi péter un plomb. (La sonnerie du téléphone retentit. Il répond.) Allô ! Allô !… J’entends rien, qui c’est ?… C’est quoi cette musique derrière ?… Claude ?… Claude Nougaro ! Bonne année, monsieur Nougaro… Merci. La santé ça va encore, j’ai que quinze ans… Quinze ans, oui, j’ai quinze ans ! Bientôt seize… Papa ? Non, il est au Bus… Pas en bus, monsieur Nougaro, au Bus Palladium, à Paris ! Une soirée hippie !
Marie, off. – Frédéric ! Le téléphone !
Frédéric, au téléphone. – O.K. Bonne soirée, monsieur Nougaro ! (Il raccroche.) La seule personne qui m’ait souhaité bonne année, c’est Claude Nougaro.
L’horloge sonne douze coups. Marie, France et Myosotis sortent en trombe de la chambre. Ils s’embrassent tous, se servent du champagne et trinquent.
Tous. – Bonne année ! Bonne année ! Bonne année ! Bonne année !
Marie. – Qu’est-ce que tu fais tout seul ?
Frédéric. – J’étais en train de souhaiter la bonne année à Nougaro.
Marie. – À Nougaro ? Rien que ça ! Et les parents ?
Frédéric. – Comme d’hab !
France. – Et les miens, qu’est-ce que tu crois ?
Myosotis. – Cache ta joie ! Moi, je ne les connais pas, la question ne se pose même pas !
Marie. – Tu veux nous faire pleurer ?
Myosotis. – Non, je dis simplement que nous n’avons pas les mêmes problèmes. Moi, demain matin, je ne prendrai pas le petit déjeuner avec mes parents. Alors que vous, oui… Moi, je ne les connaîtrai jamais. Je ne dis pas ça pour casser l’ambiance, mais bon…
Marie. – La réalité, c’est que ce soir, les parents ont gâché la soirée et ça, ça se paye.
France. – Je suis d’accord, mais comment ?
Frédéric. – Pfft ! Aucune idée.
Marie. – Mon père a laissé les clefs de la voiture. On se casse incognito, comme j’ai dit. Après tout, on a le droit de s’amuser nous aussi. Venez, les filles, j’ai tout ce qu’il faut dans ma chambre, on va faire notre valise. Je sens qu’on va bien rigoler, personne ne va nous empêcher de vivre. Viens, Fred.
Frédéric. – Non, je n’ai pas envie de partir. Je te promets, je préfère rester ici.
France. – T’es sûr de toi ?
Myosotis. – Allez ! Viens, on va te dévergonder. Tu n’as pas envie de liberté, mon chou ?
Frédéric. – Laisse-moi tranquille, Myosotis ! Allez vous éclater entre filles.
Marie. – Ne dis rien aux parents.
Frédéric. – Non, promis ! (Elles sortent vers la chambre. La sonnerie du téléphone retentit. Il répond.) Allô !… Maman ! Merci ! Bonne année à vous aussi !… Les filles ? Elles sont dans leur chambre… Oui, je leur dirai… Bisous, amusez-vous bien ! À demain !
La lumière shunte doucement. Apparaît une diapositive des années 70 pendant le noir. Les acteurs se replacent dans les positions qu’ils occupaient à la fin de la première période.
PÉRIODE III
Le réveillon de la Saint-Sylvestre. 31 décembre 1999.
SCÈNE 1
C’est la dernière diapositive. Michel coupe le projecteur et allume la lumière du salon. On revient à la fin de la première période.
Michel. – Voilà ! Les souvenirs… Et ce soir-là, c’était la dernière fois que nous étions tous réunis. Si j’avais su…
Simone. – Su quoi, Michel ? Je ne vois pas ce qui a changé !
Irène. – Rien, Simone, rien…
Sarah, à Frédéric, à part. – Elle me fait flipper Simone. Pas toi ?
Frédéric. – Non, parfois elle est lucide et parfois on dirait qu’elle n’est plus là, j’ai l’habitude.
Sarah. – L’habitude ?
Frédéric. – L’habitude, oui. Tu verras, si on reste ensemble, tu t’habitueras.
Sarah. – Tu veux que je m’habitue à quoi ? Une amie de tes parents débarque dans le salon le soir du réveillon et elle met presque deux minutes avant de réaliser que sa fille est là, alors qu’elle la regarde droit dans les yeux ! Et en plus, France n’a pas l’air non plus tout à fait dans son assiette. Je t’aime beaucoup, Fred, mais je n’ai pas envie de devenir tarée en restant ici.
Frédéric. – Simone a perdu la tête ! Thierry s’est jeté du haut de la tour Montparnasse lorsque France a disparu.
Sarah. – Disparu ?
Frédéric. – Oui, disparu. Je t’expliquerai. Je peux dormir chez toi ?
Sarah. – J’y comprends rien. C’est quoi ce plan ?
Frédéric. – T’inquiète, fais-moi confiance.
Sarah. – Je me casse ! Je ne me sens pas bien…
Frédéric, la retenant. – Fais-moi confiance, merde ! Reste ! Si tu pars, ça va casser l’ambiance.
Sarah. – Je reste, mais au moindre truc de travers, je me barre !
Irène. – Bon, il serait temps d’aller chercher le dessert, minuit sonne dans vingt minutes. Laurent, sers à boire. Simone, tu m’accompagnes ?
Simone. – Où ça ?
Irène. – À la cuisine, je viens de le dire, on va chercher le dessert.
Simone. – France, reste ici.
France. – Où veux-tu que j’aille ?
Simone. – Rejoindre ton père ! Encore ! Celui-là, si je le revois un jour, je vais lui parler du pays. Me laisser seule comme ça avec une fille qui fait des fugues sans arrêt…
Irène. – Simone, viens avec moi et arrête un peu de ressasser toujours les mêmes choses.
Irène et Simone sortent.
SCÈNE 2
Isabelle. – Houlà ! Ça ne va pas fort en ce moment !
Michel. – De pire en pire. Maintenant, elle est persuadée que Thierry est encore en vie. Je vais aller mettre l’ordinateur en route, j’ai quelque chose à vous montrer ce soir.
Isabelle. – C’est quoi cette histoire de fin du monde ? La fin du monde c’est pour le 21 décembre 2012.
Michel. – Tu n’en sais rien. Dans dix-sept minutes très exactement, le bug va peut-être provoquer l’arrêt total de tous les systèmes informatiques de la planète. Les centrales nucléaires, les satellites et tous les systèmes qui guident notre vie vont brusquement se mettre à délirer. Dès ce moment précis, les réacteurs nucléaires vont devenir incontrôlables. Les satellites vont se mettre à tournoyer jusqu’au moment où la rotation de la planète va s’accélérer. La vitesse du vent, mêlée aux poussières radioactives, va nous anéantir et ce sera la fin du monde.
Laurent. – Michel, je vous ai dit, je t’ai déjà dit que le quart de la planète est déjà passée à l’an 2000 avec succès.
Michel. – Arrête de me tutoyer, ça m’agace ! Moi je t’ai dit que la référence c’est Greenwich, alors fous-moi la paix avec tes a priori à la con et ton Pékin ou ton Jakarta. Occupe-toi de ta société et de tes plans à 50 %.
Isabelle. – Moi aussi, ça m’agace que tu tutoies mon père.
Laurent. – D’accord, Michel, je ne te tutoierai plus.
Isabelle. – Tu continues !
Laurent. – O.K., O.K. ! Vous désirez du vin, Michel ? Et vous, Isabelle, dois-je vous vouvoyer ou vous tutoyer, après vingt-cinq ans de mariage ?
Isabelle. – Méfie-toi, Laurent, tu es sur une pente savonneuse.
Michel. – Laurent, viens plutôt m’aider à allumer l’ordinateur.
Laurent. – Bien sûr, beau-père. Un peu de châteauneuf ?
Michel. – Sers-moi, mais viens m’aider surtout. (Michel et Laurent vont vers l’ordinateur. On entend le jingle de connexion comme en 1999.) Voilà la connexion à Internet.
Laurent. – Avec ma société, je viens…
Isabelle. – Sa société ! Tu nous soûles avec ta société !
Sarah et Frédéric, se rapprochant. – Alors ?
Michel. – Dans huit minutes exactement, notre sort sera fixé. Isabelle, appelle ta mère.
Isabelle. – Maman, dépêche-toi ! Simone, plus que huit minutes !
Tous viennent autour de Michel et regardent l’écran de l’ordinateur.
Michel. – Regardez cette photo. C’est Marie telle qu’elle serait aujourd’hui. J’ai acheté un logiciel qui permet de vieillir les visages. Elle est belle, n’est-ce pas ?
Irène et Simone arrivent.
Simone. – C’est les résultats du loto ?
Michel. – Non, Simone, on ne joue pas au loto ! Regarde, c’est Marie avec presque trente années de plus.
Simone. – France, au moins, elle ne vieillit pas.
Michel. – C’est moi qui vieillis son visage avec l’ordinateur.
Simone. – Oui ! Ça y est ! J’ai vu ça aux informations. Ça y est, j’ai compris ! Maintenant tu peux faire des choses extraordinaires avec ces appareils-là !
Frédéric, à Sarah. – Tu vois, là elle est normale, elle vient de retrouver sa tête.
Sarah. – Je vois.
Michel. – Attention ! Plus qu’une minute ! Cinquante-huit, cinquante-sept, cinquante-six, cinquante-cinq, cinquante-quatre…
Laurent, faisant l’idiot. – J’ai peur ! Je vais me désintégrer !
Isabelle. – Il me soûle !
Michel. – Trente-deux, trente et un, trente, vingt-neuf, vingt-huit…
Irène. – Faut pas se reculer un peu ?
Michel. – Tu vois que toi aussi t’as peur ! Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un…
À cet instant même, la sonnerie de la porte d’entrée retentit. Tous se retournent vers la porte, puis vers l’écran de l’ordinateur.
Sarah. – C’est quoi ?
Irène. – C’est qui, vous voulez dire !
Frédéric. – Oui, c’est qui ?
Laurent. – C’est le bug ! C’est la sonnette qui s’est détraquée. Attention, Michel, c’est un extraterrestre qui vient boire tout votre pinard à deux mille cinq cents francs la bouteille !
Frédéric. – Deux mille cinq cents la bouteille ? Tu as du mal à me prêter deux mille balles et là, en trois heures de temps, on vient de boire douze mille cinq cents francs de vin ? J’hallucine !
Sarah. – Tout ça ne dit pas qui est là !
Irène, à Frédéric. – Tu crois que c’est elle ?
Sarah. – Qui ça ?
Frédéric. – Marie ! Vous croyez que c’est Marie ?
Irène. – Michel, il faut ouvrir.
Sarah. – Frédéric, là c’en est trop, je me casse !
Frédéric. – Par où ? Par la fenêtre du cinquième ?
Sarah, partant. – Par la porte !
Irène. – Sarah ! Où allez-vous ?
La sonnette retentit à nouveau.
Sarah. – Je pars !
Irène. – Restez !
Sarah. – Non, je pars !
Irène. – Vous allez l’effrayer.
Sarah. – Qui ?
Irène. – Marie.
Sarah. – J’ai une tête à faire peur ?
Irène. – Non, mais elle ne vous connaît pas.
Sarah. – On est où là ? C’est quoi ce délire ? Vous êtes cinglés !
Frédéric. – Je t’ai répété plusieurs fois de ne pas t’inquiéter.
Michel. – Sarah, c’est peut-être notre fille Marie qui revient, elle ne vient pas souvent, alors si vous ouvrez brusquement la porte comme ça elle va peut-être s’enfuir.
Simone. – Qui vous dit que Marie est là, derrière cette porte ? Vous l’avez invitée ?
Irène. – Si Marie vient réveillonner avec nous, la porte lui sera toujours ouverte.
France. – Moi, je l’ai invitée.
Irène. – Tu l’as vue ? Et tu ne m’as rien dit ?
France. – Non, j’allais te le dire, mais je n’en avais pas encore eu l’occasion.
Simone. – Vous parlez, vous parlez, mais qui va ouvrir ?
Michel. – Qui est venu t’ouvrir, Simone ?
Simone. – Toi.
Michel. – Bon, alors j’y vais.
SCÈNE 3
Michel se dirige lentement vers la porte. Il disparaît. On entend le bruit de la serrure.
Michel, off. – Marie ! Comme tu es belle !
Marie, off. – Papa !
Michel, off. – Myosotis ! Tu es toujours aussi jeune.
Myosotis. – Michel, je suis heureuse.
Michel entre dans le salon suivi de Marie et de Myosotis.
Tous restent silencieux.
Irène s’avance vers Marie. Elles s’observent, puis s’embrassent fortement.
Irène. – Tu es là ! J’avais hâte de te revoir.
Marie. – Moi aussi, maman.
Irène. – Myosotis, toi aussi tu es venue !
Myosotis. – Oui. Depuis trente ans, Marie et moi, on ne se quitte plus.
Irène. – Vous êtes toujours restées fidèles.
France vient rejoindre Marie et Myosotis. Toutes les trois s’enlacent. Il y a un instant de silence, toute la famille les observe.
Michel. – Ne bougez pas, je vais faire une photo. Allez, tous autour de Marie ! (Il attrape son appareil, tous se mettent en place.) Ne bougez plus ! Ouistiti !
Michel appuie, un flash, puis la lumière se coupe.
Noir.
SCÈNE 4
La lumière du salon revient, Tout le monde est encore en pose photo, sauf Marie, France et Myosotis qui ont disparu.
Michel. – Merde !
Laurent. – C’est le bug ! Il est en retard lui aussi !
Isabelle. – Ta gueule, Laurent !
Irène. – Qu’est-ce qui t’a pris ? T’es complètement malade !
Simone. – France a encore disparu. Michel, tu es stupide !
Michel. – Je pensais bien faire, je ne pensais pas…
Sarah. – Bon… moi, je peux partir maintenant.
Irène. – Oui, c’est ça, allez-y puisque notre compagnie vous dérange !
Frédéric. – Maman !
Sarah. – Reste !
Sarah. – Non, non…
Irène. – Je suis désolée, Sarah, ce n’est pas de votre faute, mais je suis tellement déçue… Michel, je ne sais pas ce que…
Sarah. – Bonne soirée à tous, merci… (Elle se dirige vers la porte de sortie. La sonnette retentit à nouveau. Elle revient sur ses pas.) Je crois que je vais rester.
Michel. – Ce sont elles !
Irène. – Ce serait mieux pour toi.
Simone. – Oui, je n’ai pas envie que ma fille aille réveillonner avec son lâche de père !
Michel. – J’y vais !
Laurent. – Allez-y, chasseur, ouvrez la porte !
Michel se dirige à nouveau vers la porte, on entend la serrure, puis des rires.
SCÈNE 5
Michel, off, avec un soupir de soulagement. – Ah ! c’est vous !
Marie, off. – Tu as l’air surpris ! (Entrent joyeusement et dynamiquement Marie, France et Myosotis, suivies de Michel.) C’est génial ! On est allées visiter le studio de France, ça n’a pas changé !
France. – Non, rien n’a changé !
Marie se dirige vers le canapé et s’y affale.
Marie. – Venez, les filles ! (France et Myosotis la rejoignent. Tous se regroupent autour du canapé.) Je suis heureuse d’être là, parmi vous. C’est comme une deuxième vie.
Irène. – Ça va ? Vous n’avez besoin de rien ? Vous avez faim ? Vous avez soif ?
Myosotis. – Moi, je ne peux plus rien avaler !
Marie. – Moi, je veux bien ! Mon petit frère Frédéric, comme tu es beau ! C’est ta fiancée ? Bonjour.
Sarah. – Bonjour, madame.
Marie, riant avec France et Myosotis. – Madame ! Vous entendez ? Je ne suis pas mariée. Comment tu t’appelles ?
Sarah. – Sarah.
Marie. – Je connais une Sarah, c’est l’épouse d’Abraham… C’est un très beau prénom. Vous allez vous marier ?
Sarah. – C’est-à-dire qu’on ne se connaît que depuis une…
Frédéric. – Six mois ! Six mois, sœurette !
Sarah. – Pourquoi mentir ? On s’en fout ! On se connaît depuis une semaine ou deux, je ne sais plus. Voilà !
Frédéric. – Au moins, ce qui est dit est dit ! Tu ne dis rien, maman.
Irène. – Non.
Marie. – Et vous ?
Laurent. – Moi je suis Laurent, le mari d’Isabelle.
Marie. – Vous êtes gérant de société, n’est-ce pas ?
Laurent. – Comment vous avez deviné ?
Myosotis. – Elle est devin !
Marie. – Non. Myosotis adore plaisanter. Je le sais, c’est tout. Isabelle a toujours eu une prédilection pour les hommes d’affaires. Au dernier réveillon que nous avons passé ensemble, elle avait rendez-vous au Bus Palladium avec un certain Laurent qui créait sa société. N’est-ce pas, Isabelle ?
Isabelle. – Oui, c’est exact. On est mariés maintenant. Je suis contente de te voir ce soir.
Marie. – Moi aussi, parce que je n’ai toujours pas trouvé le temps de te dire ce que j’avais réellement sur le cœur.
Isabelle. – Pardonne-moi, Marie. J’étais jeune et…
Marie. – C’est facile maintenant. Comment est Isabelle avec vous ?
Isabelle. – Attention, Laurent, n’oublie pas que tu es sur un siège éjectable.
Marie. – Tu vois, tu n’as pas changé, tout doit aller dans ton sens.
Laurent. – Là, je suis d’accord.
Michel. – Si j’étais à votre place, Laurent, je ne l’ouvrirais pas trop.
Laurent. – Vous me vouvoyez maintenant ?
Michel. – Tu m’agaces. Marie, embrasse ta sœur, s’il te plaît.
Marie. – Viens que je t’embrasse. Je ne suis pas rancunière, tu vois ! (Isabelle s’approche, elle n’arrive pas à embrasser sa sœur.) Qu’est-ce que tu as ? Tu ne veux pas m’embrasser ?
Isabelle. – C’est-à-dire que… depuis tout ce temps… ce n’est pas facile.
Marie. – Ce n’est pas facile ? Ce n’est pas facile de me prendre dans tes bras ? Ce n’est pas facile de se dire que Frédéric et toi n’êtes plus les seuls héritiers ? Ce n’est pas facile ? Tu es en train de faire les comptes, c’est ça ? Ou alors, tu as simplement du mal à croire que je suis réellement là ce soir avec vous !
Isabelle. – Non, je ne pense pas à l’héritage ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Pour la succession, je suis déjà au courant, papa nous a tout expliqué.
Michel. – Oui, tout a été fait dans les règles.
Isabelle. – Ce qui est le plus dur pour moi, c’est de te serrer dans mes bras… Je n’y arrive pas, c’est tout.
Marie, se levant. – Bien… Bravo ! Nous revenons après toutes ces années, un soir de fête où tout le monde est réuni. Et voilà l’accueil qu’on nous fait ! Personne ne veut de nous, c’est ça ? On peut repartir, on connaît bien la route.
Myosotis. – C’est vrai ça, vous avez l’air bizarre. On ne vient pas d’une autre planète quand même ! Le soir où nous avons croisé France au café des Mélomanes, tout s’est très bien passé, les gens étaient sympas, alors que vous, vous êtes plantés là, à nous observer comme des phénomènes de foire.
France. – Ma mère ne m’a même pas vue en arrivant !
Simone. – Non, je ne t’ai pas vue, parce que j’étais épuisée, et tu sais pourquoi ? Parce que je t’ai cherchée partout ! J’ai traversé Paris à pied pour te retrouver ! En arrivant ici, je n’en pouvais plus.
Irène. – France, s’il te plaît, ta mère ne se souvient même plus qu’elle était invitée pour le réveillon. Tu es dure avec elle. Tu sais qu’elle ne va pas bien en ce moment. Sois plus gentille.
France. – Je suis comme je suis et, si tu veux savoir pourquoi, c’est à ma mère qu’il faut poser la question.
Simone. – C’est de la faute de ton père. Celui-là, si je le croise un jour, il va passer un sale quart d’heure. Je le déteste depuis qu’il m’a quittée. Comme tous les hommes, c’est un lâche !
Michel. – Il ne faut pas généraliser, Simone. Je ne suis pas comme ça, moi ! N’est-ce pas, chérie ?
Irène. – Non ! Tu n’es pas un lâche ! Tu es juste un peu centré sur ta petite personne.
Marie. – Papa, tu es un égoïste.
Michel. – Pourquoi ?
Marie. – Parce que tu es un homme. Et comme tous les hommes, tu es égoïste !
Laurent. – Tous les hommes ne sont pas égoïstes. Moi, par exemple…
Sarah et Frédéric. – … « dans ma société » !!!
Marie. – Vous m’avez donné la vie, je vous en suis reconnaissante, mais qu’est-ce que vous connaissez de moi ? Savez-vous ce que je ressens ? Savez-vous ce que je ressentais les soirs où j’avais besoin de vous parler et que vous étiez dans vos soirées à la con ? Savez-vous ce que j’ai ressenti le jour où j’ai eu mon premier petit copain ? Savez-vous ce que j’ai ressenti le soir du réveillon, quand vous êtes allés à cette soirée à laquelle nous étions invitées ? Savez-vous ce que je ressens, là, en ce moment ?
Michel. – Non, je ne sais pas, Marie. Ce que je sais c’est que tu me manques énormément, et si je pouvais revenir en arrière, je le ferais.
Irène. – Ce que je sais c’est que tu restes et resteras toujours notre Marie, quoi qu’il arrive.
Marie. – Si nous étions allées à cette fameuse soirée, nous ne serions peut-être pas parties…
Irène. – Ce soir-là, j’ai rencontré M. Cavalli, comme prévu. Il a adoré mes imprimés et nous avons signé la collection été 70, comme je le pensais. La collection s’est appelée « Marie for ever ».
Myosotis. – Moi, j’ai suivi Marie et aujourd’hui personne ne m’attend.
Irène. – Si, nous ! Nous t’attendions et nous vous attendrons toujours. Nous serons là, chaque fois que ce sera nécessaire.
France. – Moi, j’ai toujours été bien accueillie ici. Ce qui m’agace, c’est que ma mère critique mon père.
Simone. – Moi, c’est ton père qui m’agace ! C’est un lâche ! Vous vous voyez toujours en cachette, je le sais. Pourtant, avant, nous nous aimions. Lorsque nous étions jeunes, à onze ans… c’est loin… nous allions jouer ensemble à la rivière. À dix-sept ans, il m’a encore emmenée à la rivière, mais ce jour-là, c’était pour m’embrasser. Quelques années plus tard, je suis tombée enceinte et lorsque tu es née nous allions toujours à la rivière… On pique-niquait le dimanche. Et puis, tu as disparu, ce soir du 31 décembre 69. Quelque temps après, c’est ton père qui a disparu… Je le déteste, c’est un lâche !
France. – Je n’ai pas disparu, c’est toi qui ne me vois plus depuis que papa n’est plus là !
Simone. – C’est la même chose.
Marie. – Quelle heure est-il ?
Irène. – Pourquoi ? Tu veux déjà repartir ?
Marie. – Non, mais une fois de plus, personne ne s’est souhaité la bonne année ! Ce soir, si on est revenues, ce n’est pas pour s’engueuler ! Quelqu’un se souvient de la chorégraphie de « Chante la vie chante » ?
France. – Moi, je m’en souviens !
Marie. – Papa, tu nous mets le disque ?
Michel. – C’est loin, mais je l’ai !
Michel met en route le disque, tous se mettent en place, France lance la chorégraphie.
Tous dansent. La musique et la lumière shuntent doucement.
Noir.
SCÈNE 6
Tous sont affalés sur les tapis et les coussins, un verre à la main. C’est la fin de soirée.
Les liens se sont resserrés, la musique est très douce et très cool.
Marie. – Je suis morte ! J’ai besoin d’un petit remontant. T’as pas un truc sucré ?
Irène. – Si, il reste des macarons, ils sont dans la cuisine.
Frédéric. – Je vais les chercher.
Irène. – Dans le frigo, la boîte verte… Ladurée !
Frédéric sort.
SCÈNE 7
Irène. – Vous faisiez quoi pendant tout ce temps ? Tu étais où, Marie ?
Marie. – Quelle importance ? Le principal c’est que nous soyons là ce soir. Le plus difficile, c’est le début. Tu pars, et puis tu veux revenir, mais tu ne peux pas. C’est plus fort que toi. Quoi que tu fasses, il est impossible de revenir en arrière.
France. – Moi, je suis bien revenue plus tôt. Le studio de mon enfance… Et puis sans mon violoncelle je ne suis plus rien, alors…
Myosotis. – Celui qui ne remarque pas que tu occupes les lieux, c’est qu’il est aveugle ! Excuse-moi, mais ton violoncelle en plein milieu et toutes ces photos de toi au mur…
France. – Et alors ? Désolée d’être passionnée !
Myosotis. – Je ne dis pas ça pour te fâcher, je dis simplement que tu es partout dans ce studio.
Simone. – J’y passe des heures et des heures !
Irène. – Simone le nettoie en permanence !
Simone. – N’exagère pas ! Je ne suis pas non plus une toquée de la propreté.
France. – T’es pas toquée, tu m’espionnes, c’est ça ? Tu cherches l’indice que tu n’as jamais trouvé !
Simone. – Quel indice ? Tu déboites !
France. – Non, je ne déboite pas. Tu cherches à trouver des indices. Tu n’acceptes pas que je ne sois pas là ! Tu cherches toujours où j’ai bien pu aller.
Simone. – On le sait où tu es allée. Tu me prends pour une débile toi aussi. Tout le monde me prend pour une illuminée dans cette maison !
Michel. – Faut avouer que parfois tu n’es pas dans ton assiette.
Simone. – Toi aussi tu me prends pour une folle ! Moi qui pensais que tu me respectais, non, tu pourrais avoir la délicatesse de ne rien dire. Je suis simplement très en colère. Depuis le départ de Thierry, j’ai comme une colère qui monte en moi. Une rage même. Parce que toi, tu es un égoïste, certes !
Michel. – Je t’en prie ! Merci.
Simone. – Mais tu n’es pas un lâche ! Tandis que ton pote Thierry – mon mari, si tu préfères –, lui, il a lâché prise, il s’est volatilisé. Pfft… Comme du gaz ! Plus rien… Et moi, je suis toujours là ! Toute seule, comme une conne ! Alors oui ! Je nettoie ce studio à la con ! Je le fais briller ! Je suis peut-être… Conchita pour vous, mais vous avez envie de savoir ce que Conchita pense, de tout ce que vous pouvez dire d’elle…
Irène. – Simone, s’il te plaît, tu sais que tu es ma meilleure amie et jamais je ne te laisserai…
Simone. – Ta meilleure amie ? Toi, tu as Michel ! Moi, le soir, à part « Avis de recherche » ou « Surprise sur prise » à la télé, je tourne en rond comme une bête de cirque dans sa cage.
Myosotis. – Vous comprenez maintenant l’effet que ça fait d’être abandonnée !
Simone. – Tu me fatigues avec tes histoires !
Myosotis se met à pleurer.
France. – Maman !
Simone. – Pardon Myosotis, je suis désolée, je ne sais plus ce que je dis. Ça ne va plus dans ma tête, je mélange tout, je…
France. – Maman, repose-toi un peu, je suis là. Moi aussi je dis parfois des choses qui te fâchent, mais je t’aime.
SCÈNE 8
Frédéric, entrant. – Macarons de chez Ladurée ?
Marie. – Merci frérot, je t’aime.
Frédéric. – Moi aussi. Vous en faites des têtes d’enterrement ! Qu’est-ce qui passe encore ?
Marie. – Donne, j’ai la dalle. (Elle ingurgite plusieurs macarons.) Trop bon… Quelle est selon vous la plus belle vie qui soit ?
Frédéric. – Indien d’Amérique !
Marie. – Pourquoi ?
Frédéric. – Parce que pour moi, ces mecs-là, ils sont libres !
Marie. – Et toi, Isabelle ?
Isabelle. – Euh… être riche, au point de ne pas pouvoir dépenser plus d’argent que tu n’en gagnes !
Laurent. – Ça m’aurait étonné ! Elle aurait dû épouser Bill Gates !
Marie. – Et toi, Laurent ?
Laurent, ironique. – Être un homme désiré par sa femme !
Sarah. – Moi, ce serait d’être immortelle.
Irène. – Je ne vois pas où tu veux en venir !
Marie. – On a tous un idéal, on vit tous avec des rêves, grâce à nos rêves. Moi, ce soir, mon rêve s’est réalisé. C’est le plus beau moment de ma vie. Je suis là, parmi vous, et ça fait longtemps que j’attendais. Je ne sais pas pourquoi ce soir nous avons franchi la barrière, mais nous sommes là, tous réunis comme au bon vieux temps et tout ça n’a pas de prix. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je m’en veux aujourd’hui.
Irène. – Moi aussi je l’ai voulu ce moment. Ton père et moi n’attendions que ça.
Michel. – Oui, pour nous c’est ce qui pouvait arriver de meilleur.
Marie. – La plus belle vie qui soit ! Vous savez ce que c’est ? Aimer sa famille, ses amis, vivre sa vie sans décevoir les autres. Aimer tout simplement. Moi, j’ai commis une erreur. J’ai voulu tout quitter !
France. – Tu n’étais pas seule ! Nous aussi nous le voulions ! On est parties comme ça, sur un coup de tête, par insouciance !
Myosotis. – C’est arrivé comme ça, sans qu’on s’aperçoive de rien. On n’a pas assez réfléchi, nous étions trop jeunes. On n’a pas pu l’éviter ! Marie, ce n’est pas de ta faute. Tu n’es pas la seule responsable.
Marie. – C’est quand même moi qui ai eu cette idée à la con !
Myosotis. – Et alors ? Nous étions d’accord !
France. – Oui, c’est vrai.
Frédéric. – Arrêtez de vous prendre la tête, vous êtes là et c’est tout simplement génial ! Le soir du réveillon ! Le passage à l’an 2000, l’ère nouvelle. On attendait tous que la terre s’arrête de tourner, d’après les calculs de papa, et c’est toi, Marie, qui reviens, accompagnée de Myosotis, comme un cadeau du ciel ! Vous êtes notre plus beau cadeau ! Tout ce dont je rêvais. Tout ce que la vie pouvait m’apporter de mieux, la plus belle vie qui soit, c’est toi ma sœur chérie !
Laurent. – Je croyais que ton rêve c’était d’être Indien d’Amérique ?
Frédéric. – Tu ne t’arrêtes jamais, toi !
Michel. – Laurent, Frédéric a raison : tu devrais peut-être prendre des vacances !
Simone. – J’ai vu des séjours de thalasso à La Baule, ça devrait réussir à vous calmer.
Laurent. – Pas à La Baule ! Certainement pas !
Isabelle. – Comment ça, pas à La Baule ? Moi, j’aime La Baule ! Si je veux partir à La Baule, j’irai à La Baule, en thalasso, avec ou sans toi.
Laurent. – Qui va te payer le voyage ?
Isabelle. – Toi, évidemment !
Laurent. – Tu rêves ! Il va falloir te mettre au boulot !
Isabelle. – Des menaces ? Je demande le divorce !
Laurent. – Tu irais jusqu’au divorce pour un voyage à La Baule ?
Simone. – Je disais ça… mais il y a aussi Deauville !
Laurent. – Ta gueule, toi ! La Baule, Deauville, on s’en carre !
Michel. – Laurent, il va falloir rester poli tout de même.
Laurent. – Je sors fumer une clope, ça va me calmer.
Il sort.
SCÈNE 9
Isabelle. – C’est ça, fuis ! Espèce de lâche ! Lui aussi il fuit. Tu as raison, Simone : il s’éclipse comme un lâche !
Marie. – C’est toujours comme ça entre vous ?
Isabelle. – Au début, non.
Frédéric. – Tu aurais dû nous écouter, sœurette.
Isabelle. – Je l’aime bien tout de même, mais il y a toujours ce rapport au fric, c’est ça qui nous éloigne.
Simone. – Excuse-moi, ma chérie, je ne voulais pas semer le trouble. Si seulement j’avais pu choisir une autre ville ! Il faut toujours que je mette les pieds là où il ne faut pas.
Irène. – C’est bon ! Tu ne vas pas nous faire déprimer avec tes problèmes existentiels.
Simone. – Si Isabelle divorce, ce sera de ma faute !
Frédéric. – Ça y est, elle recommence…
Sarah. – C’est vrai qu’elle s’était un peu calmée, et là boum !
Marie. – Simone, tu es sûre que tout va bien ? Tu te rappelles quand tu me prenais sur tes genoux, lorsque j’étais enfant ?
Simone. – Oui. Pourquoi ? Quel rapport avec La Baule ?
Irène. – Aucun, Simone. Marie voulait simplement te rappeler les bons moments que nous passions ensemble.
Simone. – On n’allait pas à La Baule en ce temps-là !
Sarah. – Là t’as raison, c’est le bug !
Frédéric. – Total !
Irène. – Tout va bien, Simone. On est en famille. Les filles sont revenues.
SCÈNE 10
Laurent entre en trombe.
Laurent. – Ça va ? Il y a un mec bizarre qui marche dehors, dans le petit parc, en face. Il m’a regardé plusieurs fois et puis il a disparu. J’ai allumé une deuxième clope et il est réapparu. Il m’a fait signe de le rejoindre. J’ai pas vu qui c’était, mais c’était un peu flippant.
Frédéric. – T’as encore fait une touche avec un mec !
Laurent. – Arrête de déconner, Frédéric, je te dis que le mec est bizarre !
Irène. – Venez dans la cuisine, la fenêtre donne sur le petit parc. Il est peut-être encore là ! (Les invités la suivent.) Marie, tu ne viens pas ?
Marie. – Je suis trop fatiguée. Je reste ici.
Ils sortent tous.
SCÈNE 11
Marie. – Je me souviens très bien de cette soirée, comme si c’était hier. D’ailleurs, quand Isabelle a dit qu’elle avait rendez-vous avec ce type, je me le suis imaginé tel qu’il est réellement. C’est peut-être ça le sixième sens : l’imagination. C’est ça l’avenir. On aurait mieux fait de vivre avec notre imaginaire. On aurait mieux fait d’y croire. Et surtout, on aurait mieux fait de rester à la maison. Mais non, il a fallu qu’on parte. J’étais furieuse. Ma mère, une fois de plus, nous avait coupé l’herbe sous le pied. Je nous revois toutes les trois, dans ma chambre, comme si j’y étais encore.
NOIR
PÉRIODE IV
Flash-back. Le réveillon de la Saint-Sylvestre.
23 h 27, le 31 décembre 1969.
SCÈNE 1
La scène se passe dans la chambre de Marie.
Irène, off. – Calmons-nous ! Champagne ! Michel, chéri, j’ai envie d’écouter un peu de musique. Les enfants, du dessert ?
Marie, off. – Merci ! Venez, on va dans ma chambre !
Irène, off. – C’est ça, va jouer à la dînette avec tes amies ! Et nous, nous allons au Bus, on a une demi-heure pour arriver avant minuit !
Marie, France et Myosotis entrent, furieuses.
Marie. – J’en étais sûre ! À chaque fois c’est pareil. Merde, merde et merde ! J’suis furax ! Le Bus, c’est pas pour les vieux. Qu’est-ce qu’on fait ?
France. – Tu ne veux vraiment pas y aller ?
Marie. – Non, plutôt me casser définitivement de cette maison.
Myosotis. – Je t’en prie, Marie, il faut raisonner un peu. O.K., tes parents ne sont pas des champions d’éducation, mais quand même, vous n’êtes pas malheureux !
France. – Tu crois que pour moi c’est mieux ? Je te signale que tes parents et mes parents sont toujours fourrés ensemble.
Marie. – Je sais.
France. – Ils ne font rien les uns sans les autres.
On entend très légèrement la musique « Love To Love You Baby » de Donna Summer.
Marie. – Écoute ça ! La chanson préférée de ma mère. (Elle imite sa mère ironiquement et danse. Myosotis et France dansent aussi avec elle.) « C’est ça, va jouer à la dînette avec tes amies ! Et nous, nous allons au Bus, on a une demi-heure pour arriver avant minuit ! » Moi, j’ai vraiment envie de me casser. Venez, on se casse !
Myosotis. – Où ça ?
Marie. – J’en sais rien, on trace vers le Sud. On peut trouver une ferme dans le Larzac. On va la faire, notre soirée hippie.
France. – Tu veux descendre comment dans le Sud ?
Marie. – Je ne sais pas, moi. En stop !
Myosotis. – On a qu’à partir demain !
Marie. – T’as la trouille ?
Myosotis. – Non, mais tu vois, moi, je n’ai jamais eu de famille, et chez toi je me sens bien.
France. – Mais on forme une famille, toutes les trois !
Myosotis. – Je ne sais pas. On va partir maintenant ? Il est bientôt minuit !
Marie. – Et alors, où est le problème ? On prépare nos affaires et on y va.
Myosotis. – Le problème, c’est qu’à cette heure-ci, 90 % des gens sont en famille ou entre amis pour faire la fête. À part les vieux, les personnes seules, les pompiers, les flics et les gens qui bossent pour ceux qui font la fête, je ne vois pas qui va prendre sa voiture, un soir de 31 décembre, pour se taper huit cents bornes !
France. – Qu’est-ce que tu es défaitiste !
Myosotis. – Défaitiste, non ! Réaliste, oui !
Marie. – Tu nous gaves avec tes raisonnements à la con !
Myosotis. – Puisque tu le prends comme ça, je m’incline !
France. – En même temps, t’as pas tout à fait tort ! Si on doit passer la soirée par moins dix degrés à poireauter aux abords du périphérique dans une banlieue pourrie, se faire emmerder et flipper toute la soirée, autant aller faire une virée dans Paris et partir demain matin !
Marie. – Ouais ! Moi j’ai quand même vraiment envie de me casser… Et le train ? Il y a peut-être un train de nuit.
Myosotis. – Comment tu peux savoir ?
France. – Faut aller à la gare de Lyon !
Marie. – Non ! Par téléphone ! Il existe un service de nuit à la SNCF pour acheter des billets vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! (Elle compose le numéro sur le téléphone de sa chambre.) Merde ! C’est occupé ! Frédéric doit téléphoner ! (Elle raccroche. Elle crie en direction du salon.) Frédéric ! Le téléphone ! (Elle essaye à nouveau.) Bonjour, je vous appelle pour savoir s’il existe un train de nuit pour Marseille.
France. – Marseille, c’est pas le Larzac.
Marie, à France. – Pas grave ! (Au téléphone.) À quelle heure ?… 22 h 37 ! Et maintenant ?… Plus de train ? Même pour aller… n’importe où ! Dans le Sud !… Demain ? 6 h 50 ?… Merci ! (Elle raccroche.) Merde ! Bon, on oublie, les filles. Ça y est, je me paye un blues d’enfer. C’est vraiment pas sympa, on allait s’amuser et voilà que ma mère une fois de plus nous gâche la soirée ! Tout ça à cause de son boulot ! Le boulot, le boulot, métro, boulot, dodo !
France. – Qui t’a donné les invits ?
Marie. – Mon agence de casting. C’est la directrice, pour me faire des relations. Elle veut toujours que j’aille dans ces soirées « in » !
France. – Tu veux que je te dise ? La soirée ne sera fréquentée que par des gens que tu connais. En plus, un soir de réveillon, il n’y a que des vieux, j’en suis sûre !
Myosotis. – France a raison. Et si on dansait ?
Marie. – Heureusement que vous êtes là ! France, je mets quoi ?
France. – Euh… « Soul Man » !
Marie met « Soul Man » de Sam & Dave, les filles se mettent à danser.
Un instant plus tard, l’horloge sonne les douze coups.
Myosotis. – Minuit ! Où est Frédéric ?
Marie. – Venez, on va lui souhaiter la bonne année !
Elles sortent en trombe de la chambre.
Tous, off. – Bonne année ! Bonne année ! Bonne année ! Bonne année !
Noir.
SCÈNE 2
La scène se passe à nouveau dans le salon. La lumière est tamisée.
Frédéric s’est endormi. L’horloge affiche 5 h 40.
On entend la serrure de la porte.
Irène, off, s’amusant. – Je crois que j’ai conquis Roberto.
Simone, off. – Ô Roberto, « québello » !
Irène, off. – Et on va faire « douboneboulo » !
Michel, off. – Chut ! En veilleuse les groupies, les enfants dorment peut-être !
Entrent Michel, Irène, Simone, Thierry et Isabelle.
Frédéric se réveille en sursaut.
Frédéric. – Quoi ? Monsieur Nougaro ! Marie !
Michel. – Frédéric, c’est nous !
Frédéric. – Myosotis ?
Michel. – Non, c’est papa.
Irène. – Tu dormais, mon chou ?
Isabelle, allumant la lumière. – On ne voit rien ici ! Tu vois que tu es bien sur le canapé ! Tu vas pouvoir y rester !
Frédéric, ayant du mal à se réveiller. – Quelle heure il est ?
Isabelle. – L’heure d’aller acheter des croissants.
Frédéric. – Dans tes rêves !
Michel. – Vous n’en avez pas marre ?
Frédéric. – Alors ?
Michel. – Quoi ?
Frédéric. – C’était comment ?
Michel. – Demande à ta mère.
Frédéric. – Maman, c’était comment ?
Irène. – Je crois que je vais signer un contrat avec Roberto Cavalli ! Il a super accroché ; si tout va pour le mieux, je bosse avec lui sur la collection été 70 !
Michel. – Ouais !
Irène. – Quoi, « ouais » ?
Michel. – Ouais, je dis ouais !
Irène. – Tu es encore jaloux !
Michel. – Excuse-moi, mais si j’avais passé toute la soirée à appeler ma future collègue « ma chérie » en la prenant par la taille et en lui disant avec l’accent : « On va faire des merveilles tous les doué », je ne suis pas sûr que ça aurait fait plaisir à son mari. Eh ben, moi, tu vois, c’est la même chose !
Simone. – Michel, c’est pour la bonne cause, tu sais très bien que dans ce milieu tout le monde est très charnel !
Thierry. – Sans compter qu’en plus, on vit des années folles en termes de…
Simone. – Thierry ! Je pense qu’il vaudrait vraiment mieux ne pas en rajouter…
Thierry. – Et toi, Isabelle, alors, ce Laurent, il est comment ? Tu ne nous l’as pas présenté !
Michel. – Oui, c’est vrai ça, on l’a vu de loin sur la piste.
Irène. – Il danse très bien ! C’est déjà pas mal !
Isabelle. – Il est très gentil. Il vient de terminer HEC et il monte sa propre boîte. Il veut que nous partions ensemble le week-end prochain. Je lui ai proposé La Baule, il ne connaît pas. Je le trouve super intéressant. Et puis ça a l’air de bien marcher pour lui.
Frédéric. – Il est comment ? De quelle couleur sont ses cheveux, ses yeux ?
Isabelle. – Il est brun.
Frédéric. – Et ses yeux ?
Isabelle. – Euh… marron, je crois.
Frédéric. – Je rêve ! Tu ne l’as même pas regardé dans les yeux une seule fois ?
Isabelle. – Si, mais dans la boîte ça change tout le temps de couleur.
Irène. – Frédéric, s’il te plaît, arrête ! Et il vient d’où ce Laurent ?
Isabelle. – Versailles ! Ses parents habitent Versailles.
Frédéric. – Avec Louis XIV ?
Isabelle. – Très drôle !
Irène. – Et vous allez comment à La Baule, le week-end prochain ?
Isabelle. – Eh bien, justement, papa, si tu veux bien nous prêter ta voiture…
Michel. – Il n’a pas de voiture ?
Isabelle. – Si, il s’est commandé une Peugeot neuve, mais il y a un mois d’attente.
Michel. – Oui, je suis d’accord, mais avant je veux lui faire passer un interrogatoire !
Thierry. – Je peux être là ?
Frédéric. – Moi aussi ?
Isabelle. – Non, c’est hors de question ! Papa et maman, c’est tout ! Personne d’autre !
Michel, regardant vers le vide-poche. – Tiens, où sont les clefs ?
Irène. – Dans ta veste.
Michel. – Non, je les ai posées tout à l’heure en partant puisqu’on a pris un taxi. J’en suis sûr ! Frédéric, tu as touché les clefs de ma voiture ?
Frédéric. – Non, pourquoi ?
Michel. – Et les filles, où sont-elles ?
Frédéric. – J’en sais rien.
Irène. – Elles doivent dormir.
Simone. – Je pense bien, France a répété toute la semaine, alors ce soir elle doit écraser.
Thierry. – Vous êtes sûres ?
Irène. – Isabelle, va voir si les filles dorment.
Isabelle va dans la chambre. Elle en ressort immédiatement.
Isabelle. – Eh ben, cherche pas tes clefs, à mon avis Marie est partie avec.
Thierry. – France est dans la chambre ?
Isabelle. – Quand je dis Marie, c’est aussi France et Myosotis, bien sûr. Les trois se sont fait la malle.
Thierry. – Tu entends, Simone ? France est partie ! Avec quelle permission ?
Michel, à Frédéric. – Tu ne sais pas où elles sont allées ?
Frédéric. – Non, je me suis endormi, je n’ai rien entendu.
Michel. – Elles ont pris la bagnole… J’y crois pas !
Thierry. – Qui conduit ?
Michel. – Certainement Marie. Elle sait conduire, elle doit passer son permis la semaine prochaine.
Irène. – Frédéric, tu es sûr que tu ne sais rien ?
Isabelle. – Il ne va pas nous le dire, ils sont comme les doigts de la main.
Irène. – Je t’assure, chéri, qu’il faut tout nous dire.
Frédéric. – Lorsque vous êtes partis, il y a eu un coup de téléphone : c’était Claude Nougaro. Et puis je me suis endormi sur le sofa.
Michel. – Elles ne t’ont rien dit ?
Frédéric. – Non. Rien.
Noir.
SCÈNE 3
Flash-back.
Marie, France et Myosotis sortent de la chambre. Elles ont des sacs de voyage.
Frédéric. – Vous allez où comme ça ?
Marie. – On se barre. Tu viens ?
Frédéric. – Tu vas où, Marie ?
Marie. – On ne sait pas, on va vivre.
Frédéric. – Tu prends la voiture de papa ? Et le permis ?
Myosotis. – Tu n’as pas le permis ?
Frédéric. – Ne fais pas ça, Marie.
France. – Mais si, viens, le permis on s’en fout, tu le passes la semaine prochaine.
Marie. – Ne dis rien à personne, d’accord frérot ? Venez, les filles.
Frédéric. – Oui, c’est promis.
Noir.
SCÈNE 4
Frédéric, pensif. – Non, rien.
Irène. – Tu es certain ? Tu as l’air pensif !
Frédéric. – Je cherche…
Thierry. – On appelle les flics !
Irène. – C’est ça ! Pour qu’elles se fassent choper au volant, sans permis ? Tu veux qu’on paie toute notre vie ?
Thierry. – Dis-moi ce que tu veux faire.
Simone. – Elles ont dû aller au Bus.
Michel. – On les aurait vues !… Frédéric, si tu sais quelque chose, c’est le moment de le dire !
Frédéric. – Je te dis que je ne sais rien ! Merde ! Tu bosses à la Gestapo ou quoi ?
Michel. – Je lui ai tout donné, on lui a tout donné. Quand elle veut quelque chose, on lui donne de l’argent. Le permis, on l’a payé. Elle prend des cours de comédie, elle passe des castings, elle côtoie le Tout-Paris. Nous sommes souvent absents, c’est vrai, mais nous ne sommes pas des monstres. Putain ! C’est de l’inconscience ! Partir en pleine nuit, sans permis ! Elles sont malades ! Irène, dis-moi que je rêve… On ne l’a pas élevée comme ça !
Simone. – Il n’y en a pas une pour racheter l’autre. Moi, perso, c’est une punition pour toute l’année prochaine. Le stage d’orchestre à Monaco, c’est niet !
Thierry. – France n’y est peut-être pour rien !
Michel. – Qu’est-ce que tu insinues par là ?
Thierry. – Rien, je dis que Marie n’est pas la dernière pour faire des conneries.
Michel. – Bien ! Alors c’est de la faute de ma fille ! Bravo Thierry.
Irène. – Attendons un peu. Vous voulez un café ? Michel, tu n’irais pas chercher des croissants ?
Thierry. – Excuse-moi, Michel, j’ai peur, je l’aime tellement France. Je viens avec toi si tu veux.
Michel. – Je ne t’en veux pas. Viens, vieux froussard !
Michel et Thierry partent. La sonnerie du téléphone retentit. Irène décroche.
Irène. – Oui, c’est moi… Bonjour… À Paris…
NOIR
PÉRIODE V
Le réveillon de la Saint-Sylvestre. Petit matin.
31 décembre 1999.
SCÈNE 1
Marie est assise dans le canapé, à la même place qu’à la fin de la troisième période.
Marie. – Et voilà, on est parties, sans réfléchir, avec l’insouciance de la jeunesse. Myosotis a essayé de nous raisonner, mais nous sommes quand même parties… (On entend tous les autres revenir de la cuisine. Ils entrent dans le salon.) Alors, vous avez vu quelque chose ?
Irène. – À part le voisin qui promène son chien, rien, pas de fantôme.
Laurent. – Vous auriez été à ma place, belle-maman, vous auriez déjà appelé la police.
Isabelle. – Le châteauneuf du papa fait son effet ! Laurent, tu es bourré.
Laurent. – Je ne suis pas ivre du tout ! J’ai vu quelqu’un qui me faisait signe.
Isabelle. – Tu ne sais plus quoi dire pour te faire remarquer ! Maintenant que tu n’as plus la vedette avec ta société…
Laurent. – Je ne cherche pas à me faire remarquer. Sans ma société, je ne vois pas comment tu ferais pour te payer toutes tes folies.
Isabelle. – Tu me soûles.
Simone. – Je descends.
Irène. – Où ça ?
Simone. – Dans le petit parc.
Irène. – Ce n’est pas une bonne idée.
Laurent. – Je viens avec vous.
Marie. – C’est si important que ça, un pervers qui rôde dehors ?
Michel. – Non, c’est vrai ça, oublions cette histoire et souhaitons-nous plutôt une bonne année !
Irène. – On a complètement oublié !
Isabelle. – Il serait temps !
Frédéric. – On a tout le mois de janvier.
Isabelle. – Ça fait quand même six heures qu’on est ensemble.
Michel fait le premier pas.
Michel. – Bonne année, Laurent.
Laurent et Michel s’embrassent. Cela n’est pas naturel du tout.
Irène. – Ça fait un peu réchauffé !
Sarah. – On se croirait au théâtre. J’ai fait partie d’une troupe quand j’étais au lycée. Nous avions joué une pièce de Jean Anouilh, « Cher Antoine », et le metteur en scène m’avait demandé de ne pas jouer naturellement, exactement comme la scène qu’on vient de vivre.
Irène. – Au théâtre, il faut tout savoir jouer. C’est un monde où tout peut arriver ; même les histoires les plus surprenantes deviennent réalité.
Marie. – Ça fait très longtemps qu’on ne m’a pas proposé de rôle.
Irène. – Maintenant que tu es revenue, tu peux jouer. Ce soir tu as un rôle très difficile à interpréter, nous aussi d’ailleurs.
Marie. – C’est le plus beau rôle de ma vie. Merci maman.
Irène. – Merci à toi aussi. Merci à vous, d’être tous réunis, trente ans après ta disparition, votre disparition, dans ce théâtre de la vie. Merci Marie, d’être là ce soir pour jouer pour nous.
La sonnette de la porte d’entrée retentit.
Laurent. – La pièce n’est pas finie ! C’est moi qui vous le dis.
Marie. – On attend encore quelqu’un ?
Irène. – Personne !
Michel. – Qui va ouvrir ?
Frédéric. – Moi.
Irène. – Qui cela peut-il bien être ?
Laurent. – Vous m’avez tous pris pour un con tout à l’heure, lorsque je disais que quelqu’un me faisait signe d’aller le rejoindre dans le petit parc. Je n’ai pas voulu aller à lui, donc c’est lui qui vient à nous.
Sarah. – C’est quoi ce délire ? Vous faites partie d’une secte ou quoi ?
Irène. – Mais non ! Je me demande simplement qui peut bien venir à cette heure-ci…
Simone. – C’est Thierry.
Irène. – Thierry est mort, Simone, nous l’avons enterré et oublié depuis longtemps.
Simone. – Pas moi.
Irène. – Frédéric, va ouvrir.
Sarah. – Ce n’est pas prudent. Appelons la police.
Irène. – Frédéric, va ouvrir.
Frédéric. – Oui maman.
Sarah. – Tu obéis à ta mère comme un robot ! Frédéric, s’il te plaît, j’ai la trouille.
Frédéric. – Ne t’inquiète pas.
Sarah. – Prends ma bombe anti-agression !
Frédéric. – Ne t’inquiète pas, je te dis.
Laurent. – Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
Frédéric. – Tu veux y aller à ma place ?
Laurent. – Non merci. J’ai des responsabilités, moi.
Isabelle. – À part ta société et ton Audi, je ne vois pas lesquelles !
Frédéric. – Bon, faut y aller.
Frédéric sort. On entend le bruit de la serrure.
SCÈNE 2
Frédéric, off. – C’est toi ?
Thierry, off. – Oui, c’est moi.
Frédéric, off. – Qu’est-ce que tu veux ?
Thierry, off. – Je peux entrer ?
Irène. – Qui est-ce ?
Sarah. – En tout cas, Frédéric n’est pas mort !
Frédéric, off. – Entre.
Thierry, off. – Merci.
Frédéric entre suivi de Thierry.
Simone. – Thierry !
France. – Papa !
Sarah. – C’est… c’est le… mari de Simone… qui s’est jeté de la tour Montpar…
Sarah s’évanouit sur le canapé.
Frédéric, Irène et Michel se précipitent pour lui porter secours.
Simone. – Regarde ce que tu as encore fait !
Irène. – De l’eau, du Ricqlès ! Vite, à la salle de bains !
Michel sort.
SCÈNE 3
Thierry. – Je ne voulais pas…
Irène. – Tu nous fais chier, Thierry, personne ne t’a demandé de revenir !
Thierry. – Non, mais Simone parle tout le temps de moi, alors j’ai jugé bon d’avoir quelques petites explications.
Simone. – Ça, tu vas l’avoir ton explication, espèce de lâche !
Michel revient. Il ouvre la petite bouteille de Ricqlès. Sarah revient à elle.
SCÈNE 4
Sarah. – Vous pouvez m’expliquer ? Je ne comprends rien.
Irène. – Ne cherche pas à comprendre, tout ça c’est dans ton imagination, c’est du théâtre !
Sarah. – Vous voulez dire que Thierry n’est pas vraiment là ?
Thierry. – Si, je suis ici, mais seulement dans ton imagination. C’est un peu comme dans Molière. Le Commandeur, qui a été tué par Dom Juan, revient à la fin de la pièce pour venger sa fille, sa statue reprend vie. Moi, je reviens pour me faire pardonner, pour m’expliquer. Et puis je ne suis pas tout seul…
Sarah. – Pas tout seul ?
Marie. – Non, nous aussi, nous ne sommes que le fruit de ton imagination.
Sarah. – Je comprends. Les diapos, les souvenirs, ta photo vieillie sur l’ordi…
Myosotis. – C’est nous ! Tu vois, on est là, telles que tu nous imagines, telles que tout le monde nous imagine.
Sarah. – Mais ça va s’arrêter quand tout ça ?
France. – Laisse-nous encore régler deux ou trois petites choses et nous repartirons comme nous sommes venues. Alors tu pourras rentrer avec Frédéric.
Thierry. – Pardonne-moi, Simone.
Simone. – Tu es un lâche.
Thierry. – Je sais, mais je n’ai pas pu. Après l’accident, quelque chose de plus fort que moi m’a attiré en haut de cette tour.
France. – Je suis désolée. Ce soir-là, nous avons pris la route sans réfléchir.
Myosotis. – Si, moi j’avais réfléchi, mais…
Marie. – Myosotis a voulu nous dire que c’était dangereux, mais on ne l’a pas écoutée. J’ai pris la clef, là, sur cette table, je me suis installée au volant, on riait, on riait… Nous avons roulé, une heure ou deux, je ne sais plus, et puis tout d’un coup j’ai voulu faire demi-tour et je ne pouvais plus. C’était trop tard. C’est là que j’ai compris.
Irène. – Chérie, tu es toujours là pour nous. Regarde, ce soir nous sommes tous réunis comme une troupe qui jouerait une pièce.
Michel. – C’est du théâtre !
Laurent. – Je ne sais pas si c’est vous qui avez écrit la pièce, Michel, mais c’est toujours les mêmes qui ont les plus beaux rôles.
Michel. – Le metteur en scène a toujours raison !
Laurent. – Alors si c’est comme ça, je démissionne. Je vous souhaite à toutes et à tous une bonne année. Bonsoir ! Enfin, bonjour !
Isabelle. – Tu vas où ?
Laurent. – Je me casse !
Isabelle. – Et moi ?
Laurent. – Toi, tu fais comme tu veux.
Isabelle. – Attends-moi !
Laurent. – Non, je me casse, t’as qu’à demander à papa de te donner cent francs pour le taxi !
Laurent s’en va.
SCÈNE 5
Sarah se redresse.
Sarah. – Je vais partir moi aussi.
Frédéric. – Tu veux qu’on rentre ensemble ?
Sarah. – Si tu veux. Merci pour cette soirée.
Marie. – Au revoir. La soirée t’a plu ?
Sarah. – Oui. Faut dire que je ne m’attendais pas à ça.
Marie. – Au revoir, mon frérot.
Frédéric. – Au revoir. (Ils s’enlacent. Frédéric prend Sarah par la main puis ils partent. Avant de sortir, Frédéric se retourne.) Au fait ! Bonne année !
Tous. – Bonne année !
Isabelle. – Vous croyez que Laurent est déjà parti ?
Irène. – Dépêche-toi, ma chérie !
Isabelle. – Bonne année, Marie. Je t’aime.
Elle part.
Simone. – Bon, à nous deux maintenant !
Thierry. – Ne sois pas cruelle avec moi.
Simone. – C’est toi le cruel, le lâche, l’égoïste…
Irène. – Simone ! Tu n’en as pas marre ?
France. – Oui, pour une fois que papa est là, toi tu te comportes comme une…
Simone. – Tu ne trouves même pas tes mots…
Thierry. – J’aimerais bien voir le studio où France répétait son violoncelle quand elle était adolescente.
France. – Viens, je vais te montrer.
Simone. – Je viens aussi.
Ils sortent tous les trois.
Marie. – Bonsoir, maman. Bonsoir, papa.
Myosotis. – Bonsoir. J’étais bien chez vous.
Irène. – Tu peux revenir quand tu veux. Toi aussi, Myosotis. Embrassez-moi.
Michel. – Moi aussi, embrassez-moi.
Marie et Myosotis partent.
Michel et Irène les regardent sortir.
On entend la porte claquer.
Irène. – Tu n’as pas fini ton dessert ?
Michel. – J’attendais la fin. Tu veux d’autres diapos ? J’ai aussi les vacances d’été 1965 !
Irène. – Non, ça ira pour ce soir.
Noir.
FIN