Lâcher de sketches

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Dieu inventa la tragédie Grecque. Il alla en voir une (montée par des Grecs) pour se rendre compte. C’est bien simple, à l’entracte, il inventa les sketches. C’est là qu’il m’appela et me dit : “Tu vas écrire des choses courtes, intenses et décalées. Des trucs à deux avec des chutes. Je peux y aller dans le grinçant ? Même dans le brutal ; vas-y à fond. Et Dieu ajouta : Tu appelleras ça « Lâcher de sketches ». Comme des ballons qu’on gonfle ? Oui mais qui éclatent de rire. Et il ajouta encore : Dépêche-toi, les hommes attendent.
Sketches : “Au pied levé”, “À nos chers pères”, “Suffrage restreint”, “Pêche au gros”, “Joli métier !”

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AU PIED LEVÉ

Un, Deux

Dans un café.

Deux attend. Il regarde sa montre, contrarié.

Un arrive tout essoufflé. Il dévisage rapidement Deux et s’installe en face.

Un - Excusez mon retard. Enfin, vous êtes encore là, c’est l’essentiel… Garçon ! La même chose que monsieur !… Ah ! vous pouvez dire que vous m’avez fait courir !

Deux (raide) - Monsieur, vous faites erreur, nous ne nous connaissons pas.

Un - Vous êtes Louis Bordenave. Géomètre expert. Aimant les voyages. La nature. La bonne cuisine. Vous recherchez une compagne fidèle pour une union durable. Affectueuse. Féminine. Blonde de préférence. Eh bien, me voilà.

Deux (accusant le coup) - Attendez, attendez… Vous êtes un homme.

Un - Et je ne m’en cache pas.

Deux - Dans ce cas, nous n’avons pas rendez-vous.

Un - Vous n’aviez pas rendez-vous à seize heures dans ce café pour une première rencontre ?

Deux - Si…

Un - Alors !…

Deux - Mais pas avec vous, avec une…

Un - … avec ma sœur, Lucille. Ma petite sœur cadette… Qui a eu un empêchement de dernière minute.

Deux - Lucille est souffrante ?

Un - Pire que ça. Timide. Une timidité maladive. Vous n’avez pas idée ! Au moment de partir, elle était superbe, sur son trente et un, et vlan ! le trac l’a prise. Un trac ! Elle s’est affolée… Moi : « Vas-y, voyons ! » Elle… (Il l’imite en minaudant.)… « Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas. » Impossible de la raisonner, ce rendez-vous devenait une montagne et en même temps elle s’en voulait de vous faire faux bond. (Minaudant encore.) « Qu’est-ce qu’il va penser de moi ? Pour qui va-t-il me prendre ? » Bref. Nous avons décidé que je vienne à sa place.

Deux - Pour quoi faire ?

Un - Connaissance.

Deux - Connaissance ou reconnaissance ?

Un - Connaissance.

Deux - À sa place.

Un - Oui.

Deux - Mettez-vous une seconde à la mienne.

Un - Je vous rassure tout de suite : ma sœur et moi ne faisons qu’un.

Deux (pincé, vexé) - Bien. Au revoir monsieur. Garçon ! (Il s’en va…)

Un - Non, restez ! Moi aussi j’avais hâte de vous rencontrer.

Deux - Désolé de ne pouvoir en dire autant.

Un - Lucille n’est pas venue mais elle a toute confiance en mon jugement, nous sommes de vrais siamois et même nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau.

Deux - D’après les photos qu’elle m’a envoyées, ce n’est pas frappant.

Un - Parce que je suis brun et qu’elle est blonde ? Mais c’est une blonde tout ce qu’il y a de fausse, comme la plupart des blondes !

Deux - Ce n’est pas sa couleur ? Je suis déçu… J’avais mis : « blonde de préférence ».

Un - Il fallait mettre : « blonde certifiée ».

Deux - J’aurais dû.

Un - Mais dans ce cas, ma sœur n’aurait pas donné suite.

Deux (se radoucissant) - C’est vrai qu’elle n’est pas du genre à mentir, elle.

Un - Vous semblez bien la connaître, hein !

Deux - Oui. Nous avons pris le temps…

Un - Ça c’est vrai.

Deux - Depuis quatorze mois que nous échangeons une correspondance suivie, nous nous sommes peu à peu dévoilés l’un à l’autre.

Un - Vous n’avez rien brusqué…

Deux - Oh non ! C’est moi qui ai voulu ce moyen de communication désuet pour certains mais plus propice à la révélation des âmes avant la découverte des corps.

Un - Je sais, je sais, j’ai suivi tout ça lettre après lettre.

Deux (sursautant) - Lucille vous a fait lire mes lettres ?

Un - Je l’ai même aidée à rédiger les siennes. Paraît que j’ai un beau brin de plume.

Deux (outré) - Jamais je n’aurais cru ça d’elle ! Elle qui se prétend si discrète, si réservée… Là, je suis plus que déçu.

Un - Mais c’est cette timidité incurable ! Ma sœur n’a jamais été fichue de rencontrer qui que ce soit par les voies directes. Encore moins un homme ! Alors elle s’est mise à répondre à des annonces… Mais là aussi, elle a été échaudée… C’est pour son bien que je suis devenu son coach. Dorénavant c’est moi qui lui repère les particuliers. Vous, au fil des contacts, vous m’avez fait bonne impression.

Deux (pincé) - Merci bien…

Un - C’est moi qui ai donné le feu vert à Lucille pour que vous vous rencontriez aujourd’hui.

Deux (temps) - Alors ? Comment me trouvez-vous ?

Temps. Un l’examine encore.

Un - Bien.

Deux - Vous êtes marié, vous ?

Un - Divorcé et tellement heureux d’avoir repris ma liberté. Moi, si je cherchais l’âme sœur aujourd’hui ce serait plutôt un frère.

Deux - Vous n’avez pas d’amis ?

Un - Tous mariés ou remariés. Plus un seul copain dispo pour partir en week-end à la truite ou à la bécasse.

Deux - Ah ! mais c’est que je suis chasseur, moi ! Je chasse le « gros à poils ».

Un - Le sanglier ?

Deux (visant) - Entre les deux yeux. Paf !

Un - Ce n’est pas ce que vous avez écrit à Lucille.

Deux - J’avais peur que ça ne cadre pas avec le reste de mon image.

Un - Vous avez eu du flair. Ma sœur milite dans un mouvement contre les chasseurs ; on a de ces engueulades !

Deux - Lucille milite ?

Un - Porte-parole du mouvement. Un José Bové en jupons à la puissance treize ! Vous la reconnaîtriez pas !

Deux - À ce point ?

Un - Pour un oui, pour un non, elle entame une grève de la faim.

Deux - Elle ne m’a jamais parlé de ça…

Un - Pour pas vous braquer…

Deux - Tout de même, tout de même… Entre la fausse blonde et la vraie pasionaria anti-chasse, ça en fait des cachotteries !

Un - Vous n’êtes pas blanc-bleu non plus, vous, avec votre chevrotine.

Deux -

Un - Vos têtes de sanglier, vous les accrocherez au-dessus du lit ?

Deux - Vous allez le lui dire ?

Un (temps) - Non. Entre chasseurs…

Deux - Merci. (Temps.) Enfin pour ce qui est des voyages et de la nature, là, elle va être servie. Je compte l’emmener à Saint-Malo ; j’y ai une maison face à la mer. On respire plus d’embruns que d’oxygène.

Un - Elle supportera pas le climat ! La côte bretonne lui donne des rhumatismes. Lucille n’aime que le Midi. Là, elle vous suivra tout de suite.

Deux (explosant) - J’y fous plus jamais les pieds ! Avec ce mistral qui vous donne des migraines infernales !

Un - Là, je suis comme vous : je préfère la Bretagne.

Deux - Je suis déçu… déçu… Mais qu’est-ce qui va nous rester ? Elle joue au bridge, bon, mais on va pas y jouer toute la journée.

Un - Elle joue très mal, autant vous le dire… Elle confond les cartes avec le rami… J’ai jamais pu lui apprendre, moi qui joue si bien.

Deux - Alors il ne nous reste en commun que la cuisine…

Un - Eh oui, les petits plats !… Oh ! toutes vos lettres appétissantes pour lui décrire vos recettes de poissons de rivière… (Il en salive.) Mmh…

Deux - C’est comme ça que je les aime.

Un - Mmh… Moi, je ne cuisine pas du tout.

Deux - Mais moi non plus. Même pas un œuf dur.

Un - Alors, toutes vos recettes, c’était…

Deux - Des fiches ! C’est comme ça que j’aimerais qu’elle me les serve. Elle est cordon bleu, oui ou non ?

Un (petit temps) - Vous seriez déçu… Même si elle a pu l’écrire quelque part…

Deux (abattu) - C’est dommage… Très dommage… D’autant que vous ne m’êtes pas antipathique…

Un - Vous non plus avec toutes ces affinités.

Deux - Ne nous le cachons pas : votre sœur et moi, ce serait un fiasco.

Un - Malgré tous les travaux d’approche ?

Deux (temps de réflexion) - Cela dit… Maintenant que je la connais mieux, je veux dire « en vrai », j’ai peut-être quelqu’un pour elle.

Un - Pas possible !

Deux - Si, si, ça devrait même bien coller entre eux.

Un - Vous croyez qu’ils s’accorderaient ?

Deux - Oui, oui. Lui, il se teint les cheveux, il est parfait.

Un - Oh !… C’est qui ? Présentez-le-moi. Je transmettrai.

Deux - Voilà. Et quant à moi, eh bien, vous lui direz que… que je n’étais pas venu non plus !

Un - Ah oui ! Excellent ! Tenez, mon téléphone pour me re-contacter. Rapidement si possible.

Deux - Écoutez, on va faire mieux que ça. Qu’est-ce que vous diriez de partir ce week-end en Charente à la chasse à la caille et à la tourterelle ?

Un - Pour l’ouverture ? J’osais pas vous le proposer.

Deux - Je passe vous prendre à cinq heures ?

Un - Même quatre.

Deux (ému) - C’est bête à dire mais…

Un (ému) - C’est peut-être le début d’une grande amitié.

Un et Deux - Garçon !

 

 

 

À NOS CHERS PÈRES

 Un, Deux

 

Ils se croisent, l’air grave et digne.

Deux a des paquets dans un filet à provisions.

Un - Et où allez-vous comme ça tout beau, tous les samedis, hein ?

Deux (grave) - Petite visite à mon père.

Un (se méprenant complètement) - Ah oui… Je vois, je vois…

Deux - Vous savez ce qu’il m’avait dit à l’oreille mon père sur son lit de mort ?

Un - Non, mais une dernière parole est toujours instructive.

Deux - « Approche. »

Un (s’approche) -

Deux - Non. Pas vous, lui. Il m’a dit : « Approche. » Je me suis approché et il m’a dit : « Pense bien à moi. »

Un - « Pense bien à moi. » Oh… C’est riche de sens…

Deux - Très.

Un (un temps) - Mais vous étiez pas en froid, lui et vous ?

Deux - Holà ! On se parlait plus depuis des lustres.

Un - Eh ben, pour sa dernière parole, il s’est concentré sur l’essentiel : se réconcilier.

Deux - Dans un souffle il l’avait dit.

Un - Un souffle de paix. Son dernier… Ce que c’est qu’un moribond tout de même !

Deux - Je vais le voir, là.

Un (se méprenant toujours) - Et vous lui parlez ? Vous savez, je suis une tombe moi aussi, alors…

Deux - Je lui parle, il me parle. Les heures passent.

Un (pensif) - Et pourquoi vous y allez tellement chargé ?

Deux - C’est pour lui.

Un - M’en dites pas plus, je vois, je vois. Vous les déposez sur la pierre tombale, vos offrandes…

Deux - Non, de la main à la main. Il vérifie puis il les mange, il les consomme et ça lui fait juste la semaine.

Un - Vous voulez savoir ? Je vous envie, je vous admire d’avoir établi cette relation « transvivante » avec l’au-delà.

Deux - Y aucun au-delà là-dedans, on est samedi, je vais le ravitailler à sa maison de retraite qui est au diable.

Un (étonné) - Attendez… Il est pas mort sur son lit de mort votre père ?

Deux - Lui ? Jamais de la vie !

Un (étonné) - Et son dernier souffle, alors ? Son dernier mot !…

Deux - Parlons-en ! Quand il m’a dit tout bas « pense bien à moi » dans le creux de l’oreille, je l’ai si bien écouté qu’aujourd’hui il va sur ses quatre-vingt-cinq ans.

Un - Mais au départ, il s’apprêtait à mourir de quoi ?

Deux - Rien de particulier. Il était seulement très bas. Ma mère le croyait perdu.

Un - Et maintenant ?

Deux - Il est veuf.

Un - Alors s’il n’avait pas profité de l’ultime parole sacrée du moribond…

Deux - … il partait. Y a sept ans. Seulement il a parlé et moi je l’ai pris au pied de la lettre.

Un - En fait, vous le prolongez, quoi.

Deux - J’en finis plus !

Un - Et vous lui faites ses quatre volontés.

Deux - Celles du mort, tiens.

Un - Quel voyou ! Si je peux me permettre…

Deux - Oh ! vous pouvez ! Chaque semaine il me rallonge sa liste. Tout à l’heure il va encore me la rallonger, avec des trucs à manger qu’on leur donne pas là-bas mais qu’ils voient à la télé, qu’ils guettent à chaque page de publicité en salivant à l’avance dans leur dentier, et moi j’ai intérêt à les trouver vite fait, sans quoi en arrivant, hein…

Un - Il vous engueulerait ?

Deux - Ben il se gênerait, tiens, arrivé à son âge !

Un - Voyou !… Escroc !… Et si vous y alliez plus ?

Deux - J’ai essayé. Je l’ai pris, mon samedi. Mais alors là, il fait le mort ! On m’appelle à son chevet. J’accours le dimanche et il me dit : « Approche. »

Un - Les mots du mort gravés dans le marbre. Ah ! il est très fort !

Deux - Et ça dure, ça dure, ça dure…

Un - Enfin, tout de même, la nature, c’est lui qui doit partir le premier.

Deux (abattu) - Je sais plus.

Un - C’est dans l’ordre des choses.

Deux - Pas si je l’écoute.

Un - Vous avez qu’à faire la sourde oreille. Il parle dans le vide et au revoir.

Deux - Vous pourriez faire ça à votre père, vous ?

Un - Ben justement mon père il est alité.

Deux - Aïe !

Un - J’y allais, là, c’est sa deuxième attaque en un an.

Deux - Qu’est-ce qu’il avait dit à l’issue de la première ?

Un - Il pouvait plus du tout parler. Ma mère avait plus d’espoir, c’est moi qui me suis approché. « Accroche-toi papa », je lui ai glissé.

Deux - Ça a fonctionné un an, dites donc !

Un - Oui, c’est pas mal.

Deux - Alors ce coup-ci, lui dites rien ! Motus ! Et vous approchez pas surtout ! Vous voyez où ça nous mène ?

Un - Rien, je lui dis ?

Deux - Vous lui tenez la main. C’est tout. Et au revoir.

Un - Oui…

Deux - Sans en reprendre pour encore un an…

Un - Oui, au fond…

Deux - Vous voulez pas que je vous accompagne pour être plus sûr ? Je vous sens fragile.

Un - Mais vous allez pas voir le vôtre, vous ?

Deux - Non, non.

Un - Attention ! Ça va pas lui plaire, ça.

Deux - Allons au plus urgent. Le vôtre.

Un - Oui, mais on est en bons termes, nous. Excellents, même.

Deux - Quel âge il a ?

Un - Papa ? Quatre-vingt-six et toujours à la maison.

Deux - Et votre maman ?

Un - Oh ! la pauvre ! La pauvre !… Il lui en fait voir ! Pour elle ça serait un soulagement qu’il parte…

Deux - Vous voyez ! Si on peut faire quelque chose pour elle…

Un - C’est sûr.

Deux - D’autant que rien dire à un mourant, ce qui s’appelle rien, c’est plus facile que de l’écouter.

Un - C’est un genre d’extrême onction.

Deux - Sauf qu’on est pas dans les ordres.

Un - Bon. Allons-y. Et vos paquets ?

Deux - Prenez-m’en un, tenez, on grignotera en chemin.

Ils y vont d’un bon pas, l’air décidé.

 

 

 

SUFFRAGE RESTREINT

 Un, Deux

 

Un - Vous y allez à quelle heure, vous, dimanche, au bureau de vote ? On pourrait y aller ensemble ?

Deux (petit air supérieur) - Moi, je ne vote jamais.

Un - Vous n’avez jamais voté de votre vie ?

Deux - J’étais bien trop petit pour voter pour de Gaulle, vous pensez. Et puis après lui, moi, la politique !…

Un - Ouh ! le menteur ! Ouh ! le menteur ! Avec ma femme on vous a vu vous y précipiter à voter au premier tour. « Ah ! comment qu’il y va ! » qu’elle m’a dit ma femme.

Deux - J’y vais uniquement pour le plaisir de me retrouver seul dans l’isoloir, mais je-ne-vote-pas.

Un - Vous vous abstenez ?

Deux (un haussement d’épaules) - Je vous parle de plaisir et vous me parlez d’abstention. Pourquoi pas d’abstinence pendant que vous y êtes ?

Un - Oh ! vous êtes un excentrique !

Deux - Appelez-moi ce que vous voudrez, mais vous ne pourrez pas m’ôter l’excitation délicieuse de tirer ce petit rideau sur moi et moi seul.

Un - Et on peut savoir ce que monsieur fabrique dans l’isoloir s’il ne vote pas ?

Deux - Plein de choses utiles. Mon courrier en retard, ou bien je lis tranquillement mon « Journal du Dimanche »…

Un - Et les personnes qui s’impatientent derrière, alors ?

Deux - Mais un tas d’autres isoloirs se libèrent ! Les
« voteurs » ont tellement peur d’y rester coincés avec leur précieux suffrage…

Un - Oui, tandis que vous, évidemment…

Deux - Heu-reux.

Un - Et vous vous isolez comme ça combien de temps ?

Deux - Le plus longtemps que j’y sois resté isolé c’était au référendum pour l’Europe. C’est bien simple : je me suis enfermé depuis l’ouverture du bureau jusqu’à sa fermeture.

Un - Douze heures !

Deux - Pas vu le temps passer.

Un - Sans que le personnel de mairie s’en rende compte ?

Deux - Hein ? Mais ils voient deux jambes de pantalon qui dépassent. Ils ne pensent jamais que c’est toujours les mêmes.

Un - En plus, ça doit être d’un ennui là-dedans !

Deux - Mais on ne peut pas s’ennuyer ! Tenez, je me suis mis à écouter tous les « a voté ! » lancés par une belle voix bien timbrée. Ah ! c’est prenant ! Sans compter que ça vous donne une idée très juste de votre circonscription au sortir des urnes.

Un - Et vous avez pas la fringale ?

Deux - Non, j’ai toujours sur moi des crackers, un œuf dur et une banane. Y a la tablette pour s’accouder comme au comptoir du bistrot… Non, je suis bien… Autour, y a de l’ambiance, une ambiance de voix… Un taux de participation… Mais moi, je suis chez moi ! Hé ! hé !… Dites, ils en font quoi des isoloirs les jours sans ? Vous le savez, vous ?

Un - Ça nous intéresse pas avec ma femme, nous on vote en trente secondes, on a nos opinions.

Deux - Moi, mes opinions, je les garde à la maison et puis dans la vie. Mais pas là.

Un - Mais enfin, là, on vous demande de les exprimer !

Deux - Je sais, je sais, et on nous la mâche l’opinion, on nous prépare le travail, on n’a plus qu’à… Seulement voilà, y a l’isoloir. Oh ! qu’est-ce que j’aimerais en avoir un chez moi dans le salon ! J’y serais tout le temps fourré.

Un - Misanthrope !

Deux - Ah ! je l’attendais celle-là ! Il suffit qu’on supporte très bien trois minutes de solitude pour se faire taxer d’asocial.

Un - S’éterniser dans un isoloir de cinquante centimètres carrés, ça n’a rien à voir avec la solitude. Moi, je dirai plutôt de la « zoologie ».

Deux - Vous voulez dire de la « zoophilie ».

Un - Ah non ! Les animaux sont interdits dans les bureaux de vote.

Deux - Bon, bon… Eh bien, tant pis, hein ! Dimanche prochain avec votre femme, vous passerez encore à côté d’un plaisir rare et citoyen.

Un - C’est le deuxième tour, plus que deux bulletins, alors en quinze secondes, ça sera fait. A voté !

Deux - Et après, avec votre femme ?

Un - Oh ! le dimanche, on va aux puces !

Deux (supérieur) - Ça vote et ça chine.

Un - Les fringues. On regarde…

Deux - Pourtant vous êtes rudement bien nippé, dites donc. Et puis ça sent le neuf.

Un (flatté) - Vous trouvez ?

Deux - Ça vous tombe ! Et y a rien qui jure, hein !

Un - Ah oui ! Mais attention : pour en arriver là, j’ai passé ma journée d’hier dans une cabine du Monoprix. (L’autre se marre…) Pourquoi vous riez ? Elles sont super pratiques, on peut y accrocher toutes ses affaires et prendre le temps d’essayer.

Deux - Pas dérangé par l’isolement ?

Un - Hein ? Rien que de tirer le rideau sur moi et mon intimité, ça m’excite. Délicieux !…

Deux - Personne s’impatiente après vous ?

Un - Y a trois autres cabines qui se libèrent, ça essaye à tour de bras.

Deux - Ah ! ah ! C’est bien, hein, les glaces à trois faces ?

Un - Au moins on se voit derrière. Et si la silhouette va, comme ce pantalon avec cette veste…

Deux - Ah ça ! Pour être assorti…

Un - J’y suis allé le matin, uniquement pour des chaussettes. Et puis j’ai vu la cabine libre… Ouverte… Alors j’y ai emporté la totale pour homme en trois tailles, trois coloris et en avant les essayages ! Ma femme m’a rejoint l’après-midi pour me regarder de pied en cap. Je lui ai fait un petit défilé… Elle m’a fait changer de cravate et puis « prends tout », elle m’a dit. « Te v’là rhabillé. À moi maintenant ! » Elle m’a fait asseoir pour la regarder essayer tout le Monoprix rayon femme. On avait la cabine à nous, ça nous a fait comme une sortie !

Deux - Dommage que ça soit pas ouvert le dimanche.

Un - Pourquoi ?

Deux - J’irais voter à Monoprix.

Un - Élire un président de la République dans une cabine d’essayage !

Deux - Si on pouvait les essayer avant de les élire, les présidents…

Un - Ah ! là, je vous rejoins ! Et sûrement que ma femme aussi parce qu’on verrait tout de suite s’ils sont trop serrés ou trop lâches…

Deux - Et puis s’ils rebiquent pas, hein. S’ils remontent pas trop aux fesses pour aller nous représenter à l’étranger.

Un - Mais quand ils se présentent, ils trichent à coups de promesses. Ils planquent les retouches et les ourlets qu’il leur faudrait. Ma femme, qui peut parfois être vulgaire, dirait qu’ils nous baisent sous toutes les coutures.

Deux - Vous voyez, si les isoloirs étaient dans une cabine d’essayage, eh ben, je voterais.

Un - Dès dimanche ?

Deux - Dès dimanche.

Un - Pour lequel ?

Deux - Oh ! vous savez, moi, la politique…

Un - Allez, quoi, un nom…

Deux - De Gaulle et son képi.

 

 

 

PÊCHE AU GROS

 Un, Deux

 

Ils surveillent leur canne à pêche (mime).

Deux -

Un - Dites, vous avez vu ce crime qui remonte à vingt-cinq ans ? Vingt-cinq ans !

Deux - Chut !

Un - Il l’a tuée la fille ! Et comment qu’il l’a tuée et fait disparaître le corps y a de ça un quart de siècle !

Deux - Chut ! Vous faites sauver le poisson.

Un - Il nous entend ?

Deux - Il vous entend, il vous voit, il vous perçoit.

Un - Y en a qu’un alors… Et un poisson-mage : « Je vois tout, je sais tout. »

Deux - Chut !

Un - Si on se rapprochait de l’écluse et des remous ? Ça mordra jamais ici.

Deux - C’est mon coin.

Un - Ah… C’est vous le pêcheur.

Deux - Mais oui, patience…

Un (légèrement obsédé) - La patience, tiens… C’est au bout de vingt-cinq ans la maîtresse du type qui revient sur sa déposition : elle était pas avec lui ce fameux soir du 13 juillet et plaf !

Deux - Chut ! Allons…

Un - Tout son alibi s’écroule. Son bel alibi. Il finit par tout avouer au petit juge qui était à peine né, lui, à l’époque des faits. Vous vous rendez compte comme le temps passe ?

Deux - Eh oui ! Elle s’est tue… et puis elle l’a trahi.

Un - Quelle affaire ! Je vous ai appelé hier soir quand j’ai entendu le crime rebondir aux infos.

Deux - Ah ! c’était vous la sonnerie ? Ah ! j’étais dans mon jardin !

Un - Oui, ben allez raconter ça au juge : « J’étais dans mon jardin. » Si moi j’y étais pas avec vous, comme témoin, à le cultiver votre jardin, eh ben vous seriez marron, hein !

Deux - Surtout si vous, vous n’iriez pas vous rétracter au bout de vingt-cinq ans.

Un - Oh ! il s’agit de se serrer les coudes entre nous et encore plus longtemps que ça.

Deux - Oui. Le mieux c’est jusqu’à la mort. Motus mortibus.

Un - Et mordicus !

Deux - Regardez mon bouchon, y en a un qui mordille. Je le ferre ?

Un - Trop tôt. Il suçote sans appétit… Laissez-le mordiller… Ah !… Il a foutu le camp.

Deux - Ce que c’est fragile les touches et les alibis !

Un - Tout tient à un fil.

Deux - Donc hier soir, on était ensemble, hein ! Quoi qu’il arrive.

Un - Oui. Et ça tiendra d’autant mieux que moi j’étais seul. Pas bougé.

Deux - Donc vous étiez chez moi.

Un - Oui. Toute la soirée ensemble à jouer aux cartes jusqu’à… allez, disons minuit parce qu’à minuit et demie ma femme est rentrée.

Deux - Seule ?

Un - Ben oui, seule.

Deux - D’où ?

Un - Allez, prenez pas cet air innocent. Elle est passée vous voir, n’est-ce pas ? Hein qu’elle est passée vous voir ?

Deux - Qu’est-ce qui vous laisse soupçonner une chose pareille ? J’étais dans mon jardin, je vous dis… Vous vous imaginez que votre femme et moi…

Un - Eh ben, oui, là, puisqu’on se dit tout, devant cette eau qui dort, oui, ça m’a traversé l’esprit.

Deux - Mais enfin, hier soir on ne s’est pas quitté une seconde depuis vingt heures vous et moi !

Un - J’oubliais. Excusez… (Un temps, soupçonneux.) Mais je suis sûr qu’elle a quelqu’un.

Deux - Où ça ?

Un - Dans la peau.

Deux - Interrogez-la.

Un - Oh ! vous la connaissez pas ! Elle déteste les questions, elle les esquive, c’est une anguille, elle entre, elle sort, « bonsoir », jamais un alibi.

Deux - Ah bon ? Mais il faut la « couvrir » si vous l’aimez.

Un - On n’a qu’à dire qu’elle était avec nous dans votre jardin, elle a la main verte, vous voulez bien ?

Deux - Ça me dérange.

Un - Pourquoi ça ?

Deux - Nous, l’amitié, c’est une chose. Ça tient devant un juge. Mais dès qu’il y a une femme, ça devient passionnel. « Cherchez la femme », c’est connu… Il se méfiera, le juge.

Un - Possible, seulement si dans vingt-cinq ans y en a un de nous qui se rétracte, ben il restera toujours l’autre.

Deux - Hum… Briefez quand même sérieusement votre bourgeoise, qu’elle tienne sa langue, hein, vu que c’est pas son point fort.

Un - Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?

Deux - Écoutez, elle a des fois de ces sorties !

Un - Ma femme ?

Deux - Le poisson. Chut.

Un -

Deux -

Un -

Deux - Je repense à toutes ces soirées sans alibi que j’ai pu passer dans ma saleté de vie…

Un - Vous n’avez qu’à vous dire que j’étais avec vous.

Deux - Vous me connaissez si peu, au fond… La pêche à la ligne, les cannes, l’épuisette, c’est une jolie couverture… Un pêcheur qui rentre sous son petit chapeau, même bredouille, on lui donne le Bon Dieu sans confession.

Un - Surtout bredouille ! Jésus lui distribue du poisson. C’est du béton Jésus-Christ !

Deux - Si le petit juge est croyant…

Un - Croyez pas qu’on devrait remettre des asticots ?

Deux - Quand le poisson aura faim, il mordra, même sans rien.

Un - J’ai des images de vous ramenant de ces fritures ! C’est resté gravé !

Deux - C’est un bon coin, mon coin… À condition qu’on fasse silence…

Un (légèrement insidieux) - Vous auriez pas pu y emmener ma femme.

Deux - Elle, je l’emmène ailleurs. (Plus bas.) Et pas à Eurodisney.

Un - Y a eu quelque chose entre vous, hein ?

Deux -

Un - Hein ?…

Deux - Elle m’a tellement harcelé…

Un - Ah ça ! Quand elle a quelque chose dans le… (Subitement.) Ça mord !… Je… Je… Je mords ! Ça me mord !

Deux - Doucement… Lâchez du mou…

Un - C’est du gros ! Du très gros de chez très gros ! J’ai peur qu’il me décroche, prenez ma canne, vous…

Deux - Non, c’est votre prise, personne vous l’enlèvera. Ramenez doucement sans à-coup, elle est ferrée…

Un - C’est au moins une carpe bicentenaire !

Deux - Moulinez en ramenant, vous devez la sentir se débattre…

Un - La garce ! Ah ! j’t’y prends !… T’es moins fière, hein, avec mon gros hameçon dans ta gueule !

Deux - Chut !

Un - Hein, la Pomponette ! Tu vas voir le petit juge ! Dis… salope… tu repartiras ? Tu repartiras comme ça toute nue, sans alibi ?

Deux (comme un aveu spontané) - Elle était avec moi.

Un - Alors approchez l’épuisette, c’est bien le moins que vous puissiez faire !

Deux - Vous sentez quoi tout au bout ?

Un - Elle remonte… Vingt-cinq ans après !… À la une… À la deux… Et à la…. C’est quoi ?!

Deux - Un noyé.

Un - Mais qu’est-ce qu’il fait là ?

Deux - Ou il s’est jeté ou on l’a jeté.

Un - En tout cas, c’est pas ma femme.

Deux - C’est un type… Vous l’avez accroché par la bouche. Ça vous prouve la résistance de mes bas de ligne, je les monte super fin mes bas de ligne, mais vous pouvez toujours y aller ! Ramenez !

Un - Je ramène… Je ramène… Je le ramène sur la berge ?

Deux - Pour qu’on se retrouve au quai des Orfèvres ?

Un - Hein ? Pourquoi ? Comment ?

Deux inspecte tout autour, pas tranquille.

Deux - Personne…

Un - Bien sûr que non, c’est votre coin.

Deux (se dévissant la tête) - Je serais plus rassuré s’il y avait quelqu’un qui regardait dans la direction opposée. Parce que les témoins oculaires on les voit jamais.

Un - Témoins de quoi ? On pêche. Ensemble. Je prends un noyé.

Deux - Et là, nous sommes complices.

Un - Tenez-moi bien que je me penche pour le hisser.

Deux - Le touchez pas, malheureux ! Votre A.D.N. !!

Un - Oh ! dites, vous regardez trop de séries américaines ! Et pourquoi pas mes empreintes sur vos bas de ligne ?

Deux - Oui, pourquoi pas ? Donnez-moi votre canne. (Mime.) Je vais vous montrer, moi, comment on décroche un inconnu. C’est le poignet qui fait tout. (Il donne des coups secs de poignet.) Et toc !… Et toc !… Et je mouline… Et je te… (Coup sec.)… décroche !… Et je récupère mon fil… Mon bouchon… Mes plombs… Tout… Et ni vu ni connu… On n’a rien pris, devant le juge, vous m’entendez ? Rien. Pas une ablette.

Un - Oui, oui, je suis pas idiot, mais en attendant, il coule pas, regardez-le, puis y a aucun courant dans votre coin.

Deux - Pourquoi qu’il coule pas ?

Un - Et puis y a un autre élément : vous retournez pas, voilà ma femme qui arrive tout là-bas.

Deux - Votre femme ? Qu’est-ce qu’elle vient rôder par ici ?

Un - Oh ! elle apporte une bouteille de blanc – ça, c’est gentil – puis elle sera notre alibi.

Deux - Mais non ! Elle sera dans le coup jusqu’au cou avec nous !

Un - Bon sang, mais c’est bien sûr !

Deux - Il faut vite, vite repousser çui-là au fond avec nos cannes, là… Allez…

Ils joignent leurs cannes (mime).

Panique… Embrouille…

Deux - Enfoncez… Non, moulinez pas, là, ça sert à rien on se sert de nos cannes comme de perches, comprenez ?

Un - Mais des fois on croit tenir une perche et puis c’est une gaffe.

Deux - Enfoncez !

Un - C’est un individu de race blanche.

Deux - Comment vous pouvez dire ça ?

Un - Il est mat… Limite jaune… Voyez pas ?

Deux - Il a séjourné au fond, il est vaseux.

Un - C’est pour ça qu’il veut plus y retourner et notre alibi il tombe à l’eau, plouf !… Moi, c’est la première et la dernière fois que je pêche avec vous, hein ! On appâte au cadavre !

Deux - Chut ! Il re-coule, il re-coule… S’il remonte plus jamais, on est sauvés.

Un - C’est lui qui fait peur au poisson avec sa face de carême, c’est pas moi, comme vous m’accusiez tout à l’heure.

Deux - Je m’excuse. Là. Et lui, il retourne au fond. (Un temps.) Et votre femme ?

Un (regardant vers elle) - Elle se presse pas… Elle a amené des verres à pied, on va trinquer… Ohé ! Bibiche !…

Deux -

Un (retournant à ses soupçons) - Alors elle était avec vous hier soir.

Deux - Chut !

Ils surveillent leur canne. Regards en coin.

 

 

 

JOLI MÉTIER !

Un, Deux

 

Deux - Pleurez pas, voyons, soyez un homme.

Un (pleurnichant) - … faudrait encore que… sois un…

Deux - Arrêtez, ça brouille tout ce que vous dites.

Un (même jeu) - … c’que ça a d’intéressant…

Deux - Et l’amitié alors ? Hein ? Là… On sèche ses larmes. On se redresse. On est fier.

Un - Oui.

Deux - À la bonne heure !

Un - Bonne, pas tant que ça.

Deux - Ah ! recommencez pas vos pleurnicheries ! Fini ?

Un - Fini.

Deux - Alors ! Comment il s’est passé votre entretien d’embauche ?

Un - Mal. Je suis embauché.

Deux - Faut pas penser comme ça quand on sort du chômage.

Un - J’en sors pas par le haut.

Deux - Y a pas de sot métier.

Un - Si y en a. Y en a au moins un.

Deux - Non, vous dis-je. Du moment qu’il est bien fait, aucun métier au monde même le plus vieux n’est sot. Et ni les petits métiers, ni les fichus métiers, ni le dernier des métiers à supposer qu’il y en ait un et ni même le vôtre et je ne sais pas ce que c’est, alors c’est vous dire si là-dessus je suis affirmatif.

Un - Le mien n’est pas sot, il est gênant.

Deux - Allons bon ! Il consiste en quoi ce gênant métier ?

Un - À traîner… dans la rue… le métro…

Deux - On est dans la vie, on voit du monde !

Un - Des vies bizarres… du drôle de monde…

Deux - Mettez des lunettes roses !… Je plaisante. C’est une image.

Un - Puis il faut sans cesse se fondre dans la masse, n’être personne.

Deux - Sauf sur votre fiche de paie ! Là, vous êtes bien, vous. Rémunéré. Combien vous touchez si c’est pas trop…

Un - J’ai à peine plus que le SMIC. Mais y a les primes.

Deux - Ah ! vous voyez ! On ne donne pas des primes à des zéros.

Un - C’est des primes de danger.

Deux - Ouh là ! Vous êtes embauché dans l’armée de métier. Corps d’élite. Compliments. Faut s’exposer.

Un - Je n’entre ni dans l’armée, ni dans les ordres. C’est beaucoup plus anonyme.

Deux - Toutes les célébrités rêvent d’anonymat après avoir rêvé de célébrité !

Un - Moi, je devrai me planquer derrière des lunettes noires.

Deux - Ah ! c’est un métier exposé au soleil ? Vous avez décroché un joli poste aux DOM-TOM ?

Un - Non, c’est ici, dans le quartier.

Deux - Pas de trajet ? Petit veinard ! Et ça se plaint ! C’est dans quelle partie, allez !

Un - Dans le privé.

Deux - J’aime mieux. Je vous voyais mal ailleurs. Vous n’êtes pas un suiveur, vous. Là, au moins, vos qualités vont s’épanouir.

Un - Vous parlez d’une qualité, surveiller…

Deux - Dites, c’est mon quarante-deux fillette au cul que vous voulez ? Arrêtez de vous rabaisser. Bien surveiller réclame un don. La surveillance. Vous l’avez en vous. (Temps.) C’est vigile que vous êtes ?

Un - Vigilant seulement.

Deux - Arrêtez avec « seulement » quand vous allez être aux avant-postes ! Vous les entendez pas nos dirigeants ? Si on n’est pas plus vigilant du lever jusqu’au coucher on va tous dans le mur mondial. Vous, c’est votre métier. Combien peuvent en dire autant ? Profession : vigilant.

Un - Faudra que j’établisse des rapports.

Deux - Oh ! alors là, vous allez vous éclater ! Observation plus synthèse, c’est tout vous ça. Vous savez que je vais finir par en être jaloux, moi, de votre métier ?

Un - On voit bien que vous savez pas ce que c’est.

Deux - Il est pas dans les « Pages Jaunes » peut-être !

Un - Si. On le trouve. Y en a pas des colonnes mais on le trouve.

Deux - Oh ! je commence à le cerner, allez, malgré votre tête des mauvais jours ! Vous êtes surveillant dans un lycée ? Surveillant d’étude. Pion, quoi.

Un - Pion ? Ah ! ben je préférerais !

Deux - Voyez que vous n’êtes pas un simple pion ! Je plaisante. Sérieusement, si ça reste dans le quartier, c’est un emploi de proximité.

Un - Pour ça, faut que je sois proche.

Deux - Alléluia ! Dans un monde égoïste où se contempler le nombril est le sport national, vous, vous êtes un altruiste forcené.

Un - Autrui, je lui colle aux fesses ; un vrai sparadrap.

Deux - Vous êtes colleur d’affiches ?

Un - Ça serait trop beau, j’aurais affaire qu’aux murs.

Deux - Écoutez, pour quelqu’un qui a été embauché aussi vite, ce qui est un record, vous n’êtes pas très victorieux.

Un - Je sais.

Deux - C’est l’appréhension ? Peur de ne pas assez bien faire ? Tout à votre honneur ce trac. Vous commencez quand ?

Un - C’est fait. Je suis en service.

Deux - On surveille quoi alors ?

Un - Vous.

Deux - Moi ?!

Un - Oui.

Deux - Pas bien intéressant, moi, sous mes dehors extravertis.

Un - Et si je vous demandais ce que vous faites après qu’on se sera quitté, vous me le diriez ?

Deux - Je vais rejoindre une femme.

Un - Dans un café ou à l’hôtel ?

Deux - Un café. L’hôtel, on y est assez allé… Nous n’irons plus… Mais pour rompre, une arrière-salle de café c’est bien suffisant.

Un - Attendez… (Il sort un petit calepin et prend des notes.) Ça dure depuis combien de temps vous deux ?

Deux - Bonne question, tiens… Pff… Pff… Pff… Six mois… Huit mois… Disons sept mois. Allez, mettez sept mois.

Un (notant) - Et si je suis pas trop indiscret, elle est mariée, elle ?

Deux - Oui. D’ailleurs, entre nous, son imbécile de mari nous fait suivre par le détective le plus gaffeur et le moins discret de toute sa confrérie.

Un - Je sais, c’est moi qui le remplace au pied levé.

Deux - Pour quoi faire ?

Un - Mon métier.

Deux - Alors c’est ça votre embauche foudroyante ?

Un - Et j’en suis pas fier. Ma première enquête de mœurs, c’est vous.

Deux - Le monde est petit.

Un - Il est surtout mal fait. Bon, maintenant, il est où ce café ?

Deux - C’est la brasserie au coin, là-bas. Le « Jean Bart ».

Un - Je vous propose d’y aller. Je vous suis discrètement, à distance, ça sera plus pro pour mon premier jour.

Deux - Mais il est trop tôt. Si j’arrive en avance pour rompre, quand je la verrai arriver, grave et désirable, le courage me manquera, je me connais. Je veux arriver le deuxième. Elle est là, toc, je m’assieds en face d’elle et je romps.

Un - Avant de commander ?

Deux - Oui. Vous prenez quoi, vous ?

Un - Un demi.

Deux - Mais faut attendre… Dix minutes…

Un - Tiens, je vais déjà vous prendre « en train d’aller rompre » comme le début de mon reportage. Où c’est qu’on appuie déjà ?

Un sort un appareil photo numérique.

Deux - Il est à vous ?

Un - Celui de l’agence. Modèle discret pour lieux publics.

Deux - Vous visez là et vous déclenchez là. Vous avez l’autofocus.

Un - Je vous prends. (Il le mitraille.) Souriez pas, vous allez rompre. Vous y pensez. Toc ! Voilà. Une autre plus grave. Re-toc ! Le client en aura pour son sale fric. Clac !… Ah ! au café, embrassez-vous sur la bouche hein, je reprends l’enquête à zéro !

Deux - On y va pour rompre, on aura pas la tête aux mamours.

Un - Un long baiser d’adieu m’arrangerait beaucoup, je vous cache pas. J’ai honte de forcer votre vie privée. Elle me regarde pas.

Deux - Ah si ! Vous êtes resté trop longtemps au chômage… Chômeur de trop longue durée mon pauvre, je vais vous redonner le goût de l’effort. On s’embrassera à pleine bouche, Barbara et moi, avant qu’elle reprenne son train à Saint-Lazare.

Un - J’aurais préféré sur le quai de la gare, alors. Debout, de profil.

Deux - Ça fera mise en scène. Votre client se méfiera.

Un - Il est méfiant depuis le début. Il en veut pour sa méfiance.

Deux - Honnêtement, j’aime mieux au « Jean Bart » devant vous à une table voisine. Vous reprenez autre chose ?

Un - Un autre demi. Et je vous mitraille dedans. (Il mime, discret.) Elle qui se lève… qui va aux toilettes les yeux rouges… qui remonte… vous, emmerdé… puis dehors, sur le trottoir, ensemble, une dernière, clac, ce qui est assez dégueulasse s’agissant d’un ami et même si ça rentre dans mes nouvelles attributions. C’est pour ça que j’ai craqué tout à l’heure.

Deux - Honte ?

Un - Énorme.

Deux - Le fait est que c’est assez abject, vous êtes effectivement tombé sur le dernier des métiers.

Un - Ah ! vous voyez !

Deux - Oui, oui.

Un - Un mois à l’essai à patauger dans la boue.

Deux - Quand ce sera plus moi mais de parfaits inconnus ce sera pire. Vous allez descendre très bas pour attraper vos primes.

Un - N’y pensons pas. Dites, il y a une blonde qui vous fait des grands signes, là-bas, cachée derrière la Renault.

Deux - C’est Barbara ! Elle m’a vu avec vous, elle panique.

Un - Empêchez-la de se sauver avant de rompre ! Allez la rassurer, allez ! Emmenez-la au « Jean Bart ». Un demi pour moi. Allez ! Je vous prends en filature.

Deux - Vous n’avez pas honte ?

Un - Moins. (Et clac ! il le prend en photo.)

 

FIN


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