ACTE I
Scène I – Tiberio, Mlle Luzerne
TIBERIO
Quoi, Madame ? Vous ? A cette heure-ci ?
MLLE LUZERNE
C’est exactement ce que j’allais vous dire.
TIBERIO
N’avons-nous pas convenu que j’aurai le créneau de 16h45 , et vous celui de 17h30 ?
MLLE LUZERNE
C’est exactement l’inverse, et vous savez très bien pourquoi.
TIBERIO
Et pourquoi donc, je vous prie ?
MLLE LUZERNE
Parce qu’à 17h30 les transamylases n’agissent pas sur la chlorophylle de la même façon qu’à 16h45.
TIBERIO
Vous savez fort bien qu’après avoir mangé votre herbe à chat, il est de fort mauvaise humeur ; incapable de suivre mes indications scéniques, ni de fixer sa respiration. Quand je pense que je me suis engagé à lui donner le rôle de ce jeune drogué homosexuel dans la pièce de Koskas !
MLLE LUZERNE
Et vous savez tout aussi bien qu’avec les gesticulations que vous lui faites faire, son système gastro-lymphatique est envahi par les toxines. Ce sera miracle s’il dépasse l’âge de soixante-cinq ans.
TIBERIO
Quoi ! Vous m’accusez de tuer la poule aux œufs d’or ? J’ai le plus grand respect pour l’agriculture biologique, mais avouez que cette sorte de cresson caoutchouteux que vous lui faites ruminer aura un jour raison de son pauvre organisme ! On imagine bien quelque saloperie de bactérie traîner là dedans au milieu de traces de pisse de renard, vous ne lisez donc pas les journaux ?…Je préfère mille fois le bon vieux bœuf mode de la mère Jeannette, à Montmartre….
MLLE LUZERNE
Et c’est vous qui m’accusez de ne pas lire les journaux ? Savez-vous combien de tonnes de méthane dégage l’élevage intensif des bovins ? Combien de millions d’hectares de sol doivent être défrichés, appauvris, violés, vidés de leurs sucs pour produire les cultures fourragères nécessaires à l’alimentation de ces bêtes ? Manger de la viande, c’est un crime envers la planète, et toutes les études…tous les chercheurs….toutes les universités…ainsi que le journal Le Monde…s’accordent à montrer que….(Elle cherche ses mots)….je vous renvoie d’ailleurs à l’émission de la semaine dernière…
TIBERIO
Que voulez-vous, nous autres artistes, nous ne pouvons pas nous nourrir que de pétales de pissenlits. Il nous faut une formidable énergie pour donner corps à nos chefs-d’œuvre, pour faire naître cette magie du spectacle vivant, cet art éphémère qui interpelle l’humain jusqu’au cœur de la cité ; et nous n’avons pas plus de mépris pour la fatuité du bourgeois philistin que pour ces peine-à-jouir, ces coincées du cul, ces crevettes frigides obsédées par les trois feuilles de salade au fond de leur assiette…
MLLE LUZERNE
Et moi, je passe sous silence l’opinion que j’ai de tous ces théâtreux miteux qui se prennent pour Brecht ou Molière, sous prétexte qu’ils ânonnent devant trente imbéciles qui sont là par erreur une logorrhée insipide à laquelle pas même eux ne comprennent quoi que ce soit, dans un local minable que leur prête un conseil municipal magnanime, à la seule fin de renouveler leurs subventions et leur éligibilité à je ne sais quelle allocation connue d’eux seuls.
TIBERIO
Il est certain que lorsque l’on n’est préoccupée que de son propre corps, de la mesure de son tour de cuisse, qu’on est sans cesse à l’écoute de ses flatulences et qu’on vérifie trois fois par jour si le crayon ne reste pas accroché sous sa mamelle, on ne peut qu’être rétive à toute notion d’élévation intellectuelle et de conscience citoyenne.
MLLE LUZERNE
Phallocrate !
TIBERIO
Pécore !
MLLE LUZERNE
Imposteur !
TIBERIO
Boudin !
Scène 2 – M. Jourdain, Mlle Luzerne, Tiberio
- JOURDAIN
Qu’entends-je ? Qu’entends-je ? On se dispute donc chez moi ? Est-ce bien vous, Mademoiselle Luzerne, qui criez si fort ? Et Monsieur Tiberio, n’avez-vous pas honte de donner de la voix contre une personne du beau sexe ?
TIBERIO
Pas du tout, nous étions simplement en train de régler une question de….de….
MLLE LUZERNE
….de planning.
TIBERIO
En effet la diététique est indispensable à votre équilibre personnel…
MLLE LUZERNE
Pas plus cependant que vos cours de théâtre…
TIBERIO
Cependant il importe de régler tout cela dans le meilleur intérêt des parties en présence…
MLLE LUZERNE
Car dans les deux cas, c’est de votre biorythme qu’il s’agit, M. Jourdain !
- JOURDAIN
Mens sana in corpore sano, comme me l’ont appris mes bons maîtres. Eh bien, par quoi commencerons-nous aujourd’hui ? Déclamation, ou mastication ?
TIBERIO
Je crois que Melle Luzerne tient beaucoup au créneau de 16h45…
MELLE LUZERNE
Point du tout…Il se trouve que la position de la lune, cette semaine, rend optimale l’exposition aux rayons cosmiques régénérants – qui jouent un rôle particulier dans la digestion de la chlorophylle – vers 17h30. C’est donc de bonne grâce, très cher Monsieur Tiberio, que je vous cède le créneau de 16h45.
- JOURDAIN
Mens sana pour commencer, alors ?
TIBERIO
Eh bien , soit.
- JOURDAIN
Du moment que ça ne se termine pas au « Sana »….Ah ! Ah ! Ah !
Ce calembour laisse Tiberio et Mlle Luzerne de marbre
MELLE LUZERNE
Si vous le permettez, en attendant mon tour, j’irai me détendre dans ce parc récréatif aménagé par la mairie tout en y parcourant un excellent ouvrage sur les cycles vitaux.
- JOURDAIN
Mademoiselle Luzerne, je vous souhaite d’y trouver une source de développement personnel et je vous dit « à tout’ » (A Tiberio : ) C’est bien ainsi que l’on dit, n’est-ce pas ?
Mlle Luzerne sort.
Scène III – Tiberio, M. Jourdain
- JOURDAIN
Mon cher Tiberio, je vous avouerai que je me serai bien passé de vos leçons (Il s’asseoit, prend un cigare, et en offre un à Tiberio) Un cigare ?
TIBERIO
Non merci. Je ne fume que du tabac à rouler.
- JOURDAIN
Mais ces messieurs du holding m’ont très vite fait savoir que si je désirais prétendre à la direction générale du groupe de presse qu’il viennent de racheter, après vingt-deux ans de bons et loyaux services dans l’industrie chimique, je devrai me mettre au diapason de la classe créative et soigner mon image. Remarquez que cela ne me dérange pas plus que ça. J’ai toujours adoré les artistes, et cette promotion méritée est une occasion de renouer avec les choses de l’esprit et de réinventer ma personnalité dans une direction décontractée et créative.
TIBERIO
Fort bien. Savez-vous votre texte ?
- JOURDAIN
Sans doute, quoique je n’y comprenne rien.
TIBERIO
Comment ? Vous ne saisissez donc pas la révolte de ce jeune drogué homosexuel ? Vous n’appréhendez pas la démarche citoyenne de cette œuvre ?
- JOURDAIN
Croyez-bien que ce n’est pas faute d’avoir essayé…J’ai bien essayé d’en percevoir toute la douleur…toutes les remises en questions…tout ce refoulement qui éclate dans un crescendo nihiliste…pour reprendre vos propres paroles. Mais ce n’est guère amusant. Quand ma mère m’emmenait au théâtre, c’était tout de même plus distrayant. Il y avait un amant dans l’armoire, ou bien sous le lit. Les décors étaient de Roger Hart. Les costumes de Donald Cardwell. Micheline Dax était habillée comme les dames qui venaient jouer au bridge le dimanche à la maison. Et elle trompait son mari avec adresse et discrétion.
TIBERIO
Cher Monsieur Jourdain, permettez-moi de vous apprendre que tout ceci est ringard, bourgeois et dépassé. Si vous désirez acquérir la moindre crédibilité auprès des jeunes artistes et créateurs que vous serez amené à côtoyer dans vos nouvelles fonctions, vous devez vous familiariser avec le spectacle vivant contemporain. C’est pourquoi j’ai choisi ce chef-d’œuvre de Koskas, qui retrace la détresse, la déprime, la déviance, la démission, que dis-je, la dérive, la déchéance, de ce jeune drogué homosexuel écoeuré par la société bourgeoise. Donc, je vous écoute.
- JOURDAIN dit son texte, maladroitement
L’hypothèse du monde-langage incrusté dans son médullarium, tandis que sur un parking d’autoroute les failles du corps chantent un psaume éternel, dont la transmission de langage n’est qu’un échafaudage progressif de la machine, machine-bête, machine-secours, machine-logodrame, machine-monde enfin porteuse de tous les ça, de tous les moi, de tous les égos égotistes de la respiration spirituelle, enchaînée par le leitmotiv de la transcendance du vivier dont l’adversaire, nouvel Icare, hypnotisé par les désinences de son optique foraine, accablé par les volutes libératrices du contour de la périphérie, se projette enfin aux confins de la conscience, dans le but inavoué de déconstruire le rythme spasmal de la machine, dans un tourbillon à la fois critique et clinique, pour pouvoir enfin formuler l’ultime prolégomène de la noosphère.
TIBERIO
Que c’est plat ! Platus, plata, platum. Platissimus. Platississimus. Ne percevez-vous pas toute la désespérance qui se déploie en filigrane dans ce monologue sublime ? Laissez-là vos préjugés bourgeois et essayez de vous mettre trois minutes dans la peau de ce jeune…drogué…homosexuel.
- JOURDAIN
dit le même texte, imitant un homosexuel, très « tante ».
TIBERIO
Fi ! Fi donc ! Epargnez-moi ces poncifs boulevardiers ! Nous ne sommes pas à la Michodière ! Songez que pour dire ce texte, il faut éviter toute caricature. Il faut…comment dirais-je…atteindre un degré supérieur de la conscience, une sorte de transcendance à la fois civique (car n’oublions pas que l’enjeu de tout cela, n’est rien d’autre que le lien social) et métaphysique. Imaginez que vous êtes dans une sphère, posée sur un plan horizontal situé bien au-dessus de la surface des choses sensibles…cela me paraît assez clair, n’est-ce pas ?
- JOURDAIN
dit le même texte, imitant un drogué « shooté ».
TIBERIO, découragé
Non, cela ne va pas. Je me suis laissé abuser par l’enthousiasme de vos premiers progrès. Il nous faut reprendre aux bases de l’art théâtral. Nous allons travailler la respiration.
- JOURDAIN
De grâce, pas ça !
TIBERIO
Hélas, Monsieur Jourdain, il est trop tôt pour aborder Koskas. Pour espérer s’élever à un pareil niveau, une seule voie : la technique, la technique, et encore la technique.
- JOURDAIN
Mais ça me donne des crampes !
TIBERIO
Apprenez, Monsieur Jourdain, que la crampe est le lot de tous les artistes. Sarah Bernardt, Louis Jouvet, que dis-je, Djamel Debbouze lui-même, ont vécu dans la crampe. Crampe le matin, crampe à midi, crampe le soir. Crampe dans la loge, crampe sur la scène. Passons donc, je vous prie, à l’exercice n° 22.
- JOURDAIN
Ôoooooooooooooo…..
TIBERIO
Un peu moins de vibrato dans la colonne d’air, s’il vous plait. Nous ne sommes pas à la Scala de Milan.
- JOURDAIN
Ôooooooooooooooo…..
TIBERIO
J’entends comme un sifflement, vous ne pourriez pas l’éliminer ?
- JOURDAIN
Ôooooooooooooooo…..
TIBERIO
Tout cela est trop nasal, M. Jourdain. Cela évoque le nasique, le nasoïde, le rhinopathe, le sinusidineux. Nous sommes crispés. Nous émettons des ondes crispatoires. Le diaphragme est coincé, on est plongé dans un océan de constipation. Passons donc à l’exercice numéro 22 bis.
- JOURDAIN
Âaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa…
Scène IV – Les mêmes, Mlle Luzerne
MLLE LUZERNE
Monsieur Tiberio, vous abusez ! Vous allez me l’abîmer !
TIBERIO
Encore une petite minute, s’il vous plait
Elle le pousse vers la sortie, il résiste.
MLLE LUZERNE
Ne voyez-vous pas que vous perturbez son biorythme ? Les rayons cosmiques n’ont pas l’angle favorable aux exercices de respiration !
TIBERIO
Mais arrêtez donc de me pousser, espèce de harpie !
MLLE LUZERNE
Place à l’harmonie du corps, Monsieur Tiberio ! Assez de masturbation intellectuelle !
TIBERIO
A l’aide !
MLLE LUZERNE
L’avenir sera Zen ou ne sera pas !
TIBERIO
C’est Mozart qu’on assassine !
Scène V – M. Jourdain, Mlle Luzerne
- JOURDAIN, goguenard
Je vois qu’il vous a donné du fil à retordre !
MLLE LUZERNE
Avez-vous au moins conscience de l’état de stress dans lequel il vous a mis ? Savez-vous combien de toxines ont été produites par les gesticulations qu’il vous impose ?
- Jourdain sort nonchalamment un cigare de sa poche. Mlle Luzerne pousse un cri strident.
MLLE LUZERNE
Qu’est-ce donc que cette horreur ?
- JOURDAIN
Un cigare, pourquoi ?
MLLE LUZERNE, prise de convulsions
Un…un…un…cigare ?....
- JOURDAIN
Il y a quelque chose qui ne va pas ? Voulez-vous que j’appelle un médecin ?
MLLE LUZERNE, reprenant ses esprits
N’avez-vous jamais entendu parler de la déforestation de l’Amazonie par l’industrie du tabac qui emploie des peones réduit à un quasi esclavage ? N’êtes-vous pas au courant de la quantité de dioxine, de toxines et de particules fines, ainsi que des métaux lourds et des radicaux libres qui se répandent dans vos poumons à chaque bouffée de cette…horreur ? Fumer tue, Monsieur Jourdain ! Fumer tue ! Fumer tue ! Fumer nuit gravement à votre santé ! Et enfin, ne vous a-t-on pas appris que le cigare, en plus de mettre en danger la vie de votre entourage, est un symbole de domination machiste ?
- JOURDAIN
Du calme, Mlle Luzerne…
MLLE LUZERNE
Monsieur Jourdain, si vous ne rangez pas ce cigare tout de suite, je dépose une plainte pour harcèlement !
- JOURDAIN
Très chère Mlle Luzerne, croyez bien que je n’avais nullement l’intention de vous offenser en sortant de ma poche cet innocent cigare…
MLLE LUZERNE
Pas innocent, M. Jourdain. Coupable. Le cigare est coupable.
- JOURDAIN
Fort bien, Mlle Luzerne. Commençons-donc notre séance.
MLLE LUZERNE
Monsieur Jourdain, qu’avez-vous mangé hier soir ?
- JOURDAIN, honteux
Du civet…
MLLE LUZERNE, effarée
Du civet ?
- JOURDAIN
…avec de la sauce…
MLLE LUZERNE
De la sauce ?
- JOURDAIN
…et des frites…
MLLE LUZERNE
Des frites ?
Silence
MLLE LUZERNE
Monsieur Jourdain, avez-vous déjà entendu parler des lipides ?
- JOURDAIN
Vous voulez parler de ces îles au large de la Sardaigne ?
MLLE LUZERNE
- Jourdain, avez-vous idée de la quantité de calories, d’acides aminés et de lipides que vous avez ingurgité hier soir ?
- JOURDAIN
Pour tout vous avouer, j’ai dû me prendre un cognac bien tassé pour faire passer le tout. Mais j’ai eu quelques renvois d’andouillette pendant la nuit…
MLLE LUZERNE
De l’andouillette ?
- JOURDAIN
C’est ce qu’il y avait en entrée.
MLLE LUZERNE
Vous ne regardez donc pas la télévision ? Ne savez-vous pas que l’Union Européenne prévoit d’interdire l’andouillette ?
- JOURDAIN
Ne me parlez pas de cette bande de casse-pieds. Ils nous ont fait perdre deux milliards et demi lors de la fusion entre les laboratoires Karlsbad et le raffineur Essenburg.
MLLE LUZERNE
Le taux de lipides présent dans l’andouillette dépasse toutes les normes admises de l’Organisation Mondiale de la Santé. On prétend même que certains y auraient détecté de l’amiante. De plus, il a été formellement établi que les dissolvants utilisés pour nettoyer les tripes entrant dans la fabrication de l’andouillette contribuent à l’élargissement du trou dans la couche d’ozone. D’après Top Santé, on soupçonne également l’andouillette d’être la cause des allergies purulentes qui ont été observées dans un collège de la Sarthe.
- JOURDAIN
En somme, c’est un miracle que je sois encore en vie ?
MLLE LUZERNE
Ne vous gaussez pas, M. Jourdain. On ne se gausse pas quand l’avenir de la planète est en jeu. Quelle planète allons-nous laisser aux générations futures, Monsieur Jourdain, je vous le demande ?
- JOURDAIN
Je n’en ai pas la moindre idée. Il est vrai que je ne suis pas trop en forme. Cette omelette norvégienne qui nous a été servie au dessert était un peu trop arrosée. Mon beau-frère s’était empressé de souffler sur les flammes pour être bien certain que l’alcool ne soit pas trop évaporé.
MLLE LUZERNE
Monsieur Jourdain, vous ne viendrez pas vous plaindre quand vous serez mort.
- JOURDAIN
Je ne le crois pas non plus.
MLLE LUZERNE
Votre alimentation n’est absolument pas équilibrée. Ce n’est que calories, glucides, toxines, lipides, dioxine et protides. Vous vous intoxiquez aux radicaux libres…
- JOURDAN
Mlle Luzerne, je vous arrête. Vous faites erreur.
MLLE LUZERNE
Comment ?
- JOURDAIN
Je n’ai jamais adhéré aux radicaux libres.
MLLE LUZERNE
Quoi ?
- JOURDAIN
Nos experts en communication m’ont fortement conseillé, à l’occasion de mes nouvelles responsabilités, de quitter l’aile droite de l’UMP pour rejoindre l’aile gauche du Parti Socialiste.
MLLE LUZERNE
- Jourdain, vous apprendrez que les radicaux libres sont des espèces de … toxines présentes dans la nourriture de mauvaise qualité dont vous vous gobergez et dont on a prouvé qu’elles triplaient le risque de cancer de la tyroïde ! De plus, Monsieur Jourdain, dites-vous bien que dans vos nouvelles responsabilités, comme vous les appelez, vous devrez faire équipe avec des collaborateurs éco-citoyens partisans d’une alimentation raisonnée et respectueuse des équilibres naturels. Si vous ne voulez pas vous faire licencier au bout de trois mois, il va falloir être un peu plus Zen et faire un petit geste pour la planète !
- JOURDAIN
Fichtre ! Je n’avais pas vu les choses sous cet angle.
MLLE LUZERNE
C’est pourquoi, Monsieur Jourdain, dans le cadre de mon programme de rééducation afin d’opérer une transformation radicale de vos habitudes alimentaires, je vous ai fait préparer une salade !
- JOURDAIN
Une salade ? Mais c’est horrible !
MLLE LUZERNE
Monsieur Jourdain, sachez que l’on peut flatter son palais sans pour autant consommer la chair d’un pauvre animal qui souffre et qui ne vous a rien fait. Il s’agit d’une salade de cresson, de kamout et de quinoa avec un zeste de pâtisson et de topinambour, assaisonnée aux huiles essentielles.
- JOURDAIN
Mademoiselle Luzerne, je vous suis reconnaissant de prendre ainsi soin de ma santé. Je me ferai un devoir de manger votre salade ce soir.
MLLE LUZERNE
- Jourdain, nous allons la manger tout de suite.
- JOURDAIN
Mais je n’ai pas faim !
MLLE LUZERNE
Là n’est pas la question. Manger n’est pas un acte anodin. Manger s’apprend. Et c’est pour vous apprendre à manger que je suis là. Manger est un acte responsable ; responsable pour votre corps, et responsable pour la planète. Monsieur Jourdain, apprenez que manger irresponsablement tue. C’est pourquoi il est essentiel que vous suiviez mes instructions pour la dégustation de cette salade. (Elle sort son téléphone portable et compose un numéro) Qu’on apporte la salade !
PREMIER BALLET
Des serveurs en collant noir, sur patins à roulettes, dressent une table, y asseyant de force M. Jourdain. Ils nouent une énorme serviette autour de son cou et apportent une salade géante, d’un vert explosif, qu’ils assaisonnent devant le public pendant que l’un d’entre eux retient M. Jourdain qui tente de s’enfuir. Puis ils le forcent à manger cette salade pendant qu’il se débat, s’étrangle, etc.
RIDEAU
ACTE II
Scène I – M. Jourdain, Maître Chang
- Jourdain est vêtu d’un kimono, assis en tailleur sur un tatami. Il semble dans un état de transe cataleptique.
MAITRE CHANG
Monsieur Jourdain, êtes-vous en harmonie avec la pulsation du monde ?
- JOURDAIN
Mmmh…
MAITRE CHANG
Le maître a dit : l’homme qui ignore la pulsation du monde est comme le rossignol qui n’a pas vu la goutte d’eau posée sur le pétale de la rose.
- JOURDAIN, ouvre un œil.
Comment ?
MAITRE CHANG
Monsieur Jourdain, m’avez-vous entendu ?
- JOURDAIN
Pardonnez-moi, je crois que je m’étais assoupi.
MAITRE CHANG, commençant à perdre son sang-froid.
Le maître a dit : la vulgarité matérialiste des occidentaux est comme la branche du saule éventée par le pet d’un buffle.
- JOURDAIN
Je vous demande pardon si ce petit somme a heurté l’exquise… sophistication… transcendentale…. et spirituelle… du subtil oriental que vous êtes… Croyez que j’ai le plus profond respect pour la culture centenaire de la Chine… Comment faites-vous pour apprendre tous ces caractères ? Il faut être drôlement malin, dites-moi ! Je ne pourrais jamais. Déjà qu’à l’école j’avais des problèmes en orthographe…
MAITRE CHANG, énervé
Le maître a dit : l’armée révolutionnaire du peuple fera rendre gorge aux tigres de papiers impérialistes et bourgeois !
- JOURDAIN
Comment ?
MAITRE CHANG, confus
Pardonnez-moi… C’est mon ancien métier qui ressort… Je voulais dire que la voie du savoir est aussi étroite que la tige du papyrus… (il cherche ses mots) … le soir au fond des bois…
- JOURDAIN
Ne croyez surtout pas, Monsieur Chang…
MAITRE CHANG
Maître Chang !
- JOURDAIN
…Maître Chang, ne croyez surtout pas que vos séances de méditation m’ennuient le moins du monde…
MAITRE CHANG, recomposé
Le maître a dit : le sage sait goûter son ennui, heureux comme la brise du matin sur la fleur du cerisier.
- JOURDAIN
Cela est beau, Maître Chang. Cela est très beau. Comparé à l’immense sagesse de la civilisation chinoise, nous autres occidentaux, avec nos hamburgers, nos slogans publicitaires, nous sommes des rustres. Cela, Maître Chang, je vous l’accorde bien volontiers.
MAITRE CHANG
Le sage a dit : pour entrevoir le premier rayon de lumière, enlève d’abord la chaussure de ton arrogance.
- JOURDAIN
Remarquez qu’un bon hamburger, saignant, avec du cheddar bien fondant et une confiture d’oignons caramélisée à souhait, cela peut être délicieux ! Il y a cette brasserie sur le parvis de la Défense qui ne paye pas de mine…
MAITRE CHANG
Sun Tzu a dit : N’attaque pas avant d’avoir compté les veines dans le blanc de l’œil de l’adversaire…
- JOURDAIN
…quoiqu’elle commence à être connue : Il paraît que l’autre jour, on y aurait aperçu Michel Drucker ! De fait, leur cheeseburger est excellent. Et je ne vous raconte pas les frites. L’autre jour, je me suis laissé aller à commander un double cheese. Si Mademoiselle Luzerne l’avait su, elle en serait morte d’anorexie.
MAITRE CHANG
La femme qui mange de la luzerne est comme la sauterelle amusée par l’errance du mulot.
- JOURDAIN
Je vous assure que ma Luzerne à moi ne ressemble pas à une sauterelle. Quoi qu’il en soit, je voulais que vous sachiez que si je me suis endormi, ce n’est pas par manque d’intérêt pour votre merveilleuse sagesse orientale, dont nous nous inspirons d’ailleurs de plus en plus dans le management des ressources humaines, afin de promouvoir motivation, créativité et vision stratégique chez les cadres dirigeants…
MAITRE CHANG
Confucius a dit : l’homme qui pratique le mensonge cherchera en vain la paix de son âme.
- JOURDAIN
Maître Chang, la vérité c’est que je suis tout bonnement surmené, exténué, épuisé ! Je suis au bord du burn-out et c’est pourquoi l’on m’a conseillé de m’adresser à vous. On m’a dit qu’auprès de vous je trouverais l’apaisement et la sérénité. D’après certaines études, l’apaisement et la sérénité augmentent jusqu’à quinze pour cent la productivité dans l’entreprise. Et l’on y gagne en moyenne dix-huit mois d’espérance de vie.
MAITRE CHANG
La fatigue de l’homme qui a bien agi n’est qu’un voile de soie sur le palanquin de la félicité.
- JOURDAIN
Nous avons des négociations très difficiles à propos de la restructuration de la branche magazines, et je peux vous assurer que j’y travaille quatre-vingt heures par semaine ! J’ai dû annuler mes congés ! Je ne dors plus ! Il y a là-dedans une espèce de journaliste, une nommée Dorimène, qui ne cesse de nous mettre des bâtons dans les roues…
MAITRE CHANG
Le maître a dit : si le roseau ne peut lutter contre le vent de la montagne…
- JOURDAIN, agacé
…alors il s’inclinera devant lui ! Je sais, Maître Chang !
MAITRE CHANG, surpris
Comment le savez-vous ?
- JOURDAIN
Vous me l’avez déjà sorti la dernière fois !
MAITRE CHANG
Je suis désolé… j’ai dû m’embrouiller dans mes notes…
- JOURDAIN
Quoi qu’il en soit, je me suis résolu, pour amadouer cette harpie, à l’inviter à dîner ! J’avais déjà prévu le grand jeu : un palace parisien, caviar, champagne, smoking, robe du soir, violons... Aucune femme ne résiste à ça, c’est moi qui vous le dis. Après de pareilles agapes, je faisais signer ce que je voulais à cette péronnelle ! (Maître Chang s’accroupit et se met en position de méditation)… Que faites-vous ?
MAITRE CHANG
Je m’ouvre aux vibrations tectoniques pour mieux vous entendre.
- JOURDAIN
Si ça peut vous faire plaisir…(pendant qu’il continue son monologue, Maître Chang s’assoupit). Eh bien, figurez-vous que ma conseillère en style, Madame de Montelbajac, ne l’entend pas de cette oreille. D’après elle, cela ne se fait plus du tout. Complètement ringard, paraît-il. Je ne ferais que me ridiculiser aux yeux de cette Dorimène. Elle risquerait de durcir ses positions. C’est tout de même incroyable que de nos jours, on ne puisse faire quelque chose avant de s’assurer que ça ne soit pas ringard ! J’en suis réduit à convoquer Madame Montelbajac, ici même, et à lui verser son exorbitant tarif horaire, pour qu’elle me mette au parfum des nouvelles tendances parisiennes. Et ce n’est pas tout : ma très chère consultante m’a vivement conseillé de m’entretenir avec un philosophe en vue du Tout-Paris, afin de mettre au point les sujets de conversation que je devrais aborder avec mon adversaire. Moi qui pensais me comporter en galant homme du monde et lui parler de Venise, des derniers petits potins parisiens, de l’art d’arranger un bouquet de fleurs, que sais-je encore, le dernier ballet de l’Opéra de Paris, les toilettes du Prix de Diane, un somptueux mariage royal, quelque part en Europe… Eh bien, figurez-vous que pas du tout ! La Montelbajac m’a garanti que si je m’y prenais ainsi, j’allais au casse-pipe ! Rien de tel pour être ridiculisé, vilipendé, honni, que d’entretenir une jeune femme des petites futilités qui faisaient autrefois le charme du sexe faible. Je ne peux tout de même pas lui parler de la dernière assemblée générale des actionnaires ou de l’opinion du commissaire aux comptes sur notre rapport financier ! C’est également l’avis de ma consultante. Figurez-vous, m’a-t-elle dit, que la question est délicate. De nos jours, on n’engage pas une conversation avec une jeune femme sans un minimum de travail préalable. Pas plus qu’on n’aborde un marathon sans une préparation physique soutenue. C’est pourquoi un certain Bernard-Henri Goldberg, philosophe de son état, doit se présenter ici céans…
Scène II – Maître Chang, endormi, Bernard-Henri Goldberg, Monsieur Jourdain
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, je présume ?
- JOURDAIN
Lui-même…
GOLDBERG
Bernard-Henri Goldberg. Pardonnez mon allure débraillée, mais je descends tout juste de l’avion. J’étais à Mogadiscio…
- JOURDAIN
Cette merveilleuse station balnéaire de la Riviera italienne ? … Ah, le chianti qui gouleye dans les verres, le bal aux lampions au bord de la mer, les chants de marins au retour de la pêche…
GOLDBERG, indigné et surpris
Je parlais de la capitale de la Somalie !
- JOURDAIN
La Somalie ? Que diable alliez-vous faire dans cette galère ?
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, à l’heure de prendre la direction d’un important groupe de presse, il va falloir vous renseigner ! Apprenez que la junte somalienne bafoue quotidiennement les droits de l’homme. A cet égard, j’ai d’ailleurs recueilli des centaines de signatures pour ma pétition dans le journal Le Monde. Et je m’enorgueillis que cette pétition soit un lieu de rencontres de ce que la France compte de meilleur en matière d’intellectuels citoyens, artistes du spectacle vivant, plasticiens, vidéastes, chercheurs en sciences sociales, ingénieurs d’études, aides soignantes, observateurs du référentiel bondissant…
- JOURDAIN
Comment trouvez-vous le temps de vous occuper de toutes ces choses ? Moi qui suis complètement débordé, je ne pourrais pas…
GOLDBERG
Nous avons publié dans le journal Le Monde une proclamation solennelle, dûment signifiée au général Valtobirasa, et que nous comptons lire publiquement lors de la prochaine séance plénière du conseil de sécurité de l’ONU. J’en ai d’ailleurs touché mot à mon excellent ami, l’émir Khalifa Ben Chlaoui, qui m’a assuré de son extrême préoccupation concernant la situation des droits de l’homme…
- JOURDAIN
Ben Chlaoui, vous le connaissez ?
GOLDBERG
Si fait.
- JOURDAIN
Un excellent homme.
GOLDBERG
Un homme remarquable. Un moderniste. Soucieux du bonheur de son peuple. Et qui l’emmène à marche forcée vers le paradis des droits de l’homme et de la mondialisation heureuse.
- JOURDAIN
Je me souviens de sa merveilleuse cave à cigares. Nous avions pu humer quelques Montecristo millésimés, de retour d’une magnifique après-midi de chasse au faucon sur les terres du Prince, après quoi nous avions dégusté dans la plus grande intimité d’excellents crus du Bordelais, pendant qu’une sorte de troubadour nous berçait de poèmes en langue arabe…
GOLDBERG
Je ne doute pas que le prince Ben Chlaoui ne fasse briller à nouveau la civilisation millénaire de l’Islam, réconciliée avec la modernité et les droits de l’homme. J’ai d’ailleurs à cet égard publié une tribune dans le journal Le Monde, attirant l’attention du public averti sur le travail remarquable accompli par son gouvernement, et qui fait mentir tous les stéréotypes intolérants et rances véhiculés par une certaine presse moisie…
- JOURDAIN
J’espère seulement qu’il n’est pas sérieux avec cette promesse d’élections. On me raconte que son peuple pourrait céder aux sirènes de quelques excités. Ce serait une très mauvaise nouvelle pour les investissements de mon groupe pétrochimique dans cet Emirat…
GOLDBERG
Le souhait le plus cher de l’émir est de construire une authentique démocratie citoyenne inspirée par notre république des droits de l’homme… Mais il a bien conscience qu’il faut préparer les esprits… Le bédouin moyen, qui a connu pendant des millénaires la vie rude et simple de la transhumance, pourrait bien ne pas survivre au choc culturel de la culture moderne du débat. La transition pourrait prendre des décennies, voire des siècles…
- JOURDAIN
Vous me rassurez.
GOLDBERG
J’ai d’ailleurs expliqué dans un article de fond du journal Le Monde à quel point nous autres occidentaux sommes arrogants dans notre volonté…
- JOURDAIN
Monsieur Goldberg, je suis particulièrement débordé en ce moment, et je désirerais que nous en venions à la raison de votre présence ici.
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, apprenez que l’on n’interrompt pas Bernard-Henri Goldberg de cette…
- JOURDAIN
Monsieur Goldberg, ma conseillère en style, Madame de Montelbajac, nous a mis en relation afin que vous me prodiguiez quelques conseils… que je saurais récompenser comme ils le méritent … cela va de soi…
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, sachez que mon temps est précieux. J’interviens d’ailleurs tout à l’heure au club de la presse du journal Le Monde, qui réunit le gratin intellectuel et médiatique de la capitale, et je ne peux pas me permettre d’y arriver avec plus de trois quarts d’heure de retard. Cependant, je veux bien vous être agréable, à condition que cela ne s’éternise pas. Et je m’avoue piqué par le challenge d’ouvrir l’esprit d’un industriel à la pensée citoyenne !
- JOURDAIN
Pour vous prouver ma bonne foi, j’insiste pour vous verser ce modeste acompte. (Il sort son chéquier).
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, je vous fais entièrement confiance. J’accepte cependant votre argent pour ne pas vous heurter.
- JOURDAIN
Voici, Monsieur Goldberg. Veuillez me pardonner la modestie de cette somme, mais ce ne sont que des arrhes…
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, en tant que philosophe, je ne m’arrête pas à ces détails. (Tout en parlant, il fouille dans sa sacoche). Cependant, pour des raisons purement pratiques, et afin de simplifier la tâche de mon expert-comptable, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me régler par carte de crédit (il sort un lecteur de carte de crédit de sa sacoche). J’accepte Visa, Master Card, et American Express.
MAITRE CHANG, se réveillant
American Express ?
GOLDBERG
Qui est cette personne ?
- JOURDAIN
Maître Chi-Fu Chang, mon professeur de méditation transcendentale. Maître Chi-Fu, je vous présente Bernard-Henri Goldberg, philosophe en vue du tout Paris.
GOLDBERG
- Jourdain, ne me dîtes pas que vous donnez dans ces effroyables impostures pseudo-orientales !
MAITRE CHANG
Confucius a dit : l’homme qui perd son calme cache un cœur de hyène.
GOLDBERG
Mais je suis calme ! Tout juste effaré de voir cet excellent Monsieur Jourdain dilapider sa fortune avec une espèce de charlatan à la sauce Chop Suey.
MAITRE CHANG
Le sage a dit : l’homme blanc qui ignore le reflet de la lune près de la berge du Yang-Tsé ne connaîtra jamais la sérénité.
GOLDBERG
Elle est bonne ! Elle est belle ! Elle est magnifique ! Je suppose que vous lui avez aussi donné des recettes de Dim Sum ! Et le tout à titre gracieux, bien entendu !
MAITRE CHANG
Maître Chang a dit : Je ne suis qu’un humble papillon qui, posé sur un nénuphar, rêve d’attirer le vénérable Jourdain dans le fleuve immense de la pensée millénaire de la Chine.
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, ce cirque n’est plus à la mode depuis la fin des années soixante-dix, au moins ! Vous perdez votre temps ! Vous allez vous ridiculiser !
MAITRE CHANG
Vipère lubrique !
GOLDBERG
Retourne manger tes œufs pourris !
MAITRE CHANG
Tigre de papier !
GOLDBERG
Monsieur Jourdain, je ne resterai pas une seconde de plus dans cette maison !
- JOURDAIN
Messieurs, de grâce, reprenez vos esprits, et ne me compliquez pas la vie. Ne connaissant rien au milieu qui m’attend, je m’en remets entièrement à Mademoiselle de Montelbajac, qui vous a chaudement recommandés, l’un et l’autre. Monsieur Goldberg, votre présence m’est absolument indispensable. Maître Chang, j’apprécie pleinement la spiritualité apaisante que vous me procurez. Je vous demande cependant de vous retirer, car j’ai affaire avec monsieur Goldberg.
MAITRE CHANG
Le sage a dit : la rosée ne se retire que sous les caresses dorées du soleil du matin.
- JOURDAIN , lui tendant quelques billets
Monsieur Chang, veuillez accepter cette modeste rétribution pour vos services, en attendant mieux…
MAITRE CHANG
Le maître a dit : l’homme qui glisse la feuille de jasmin par la fente du bambou traverse l’antichambre du bonheur. (Il sort un lecteur de cartes de crédit). J’accepte Visa, Mastercard, et American Express.
Les projecteurs s’éteignent. Quelques secondes après, ils se rallument ; Maître Chang n’est plus là.
Scène III – Goldberg, M. Jourdain
GOLDBERG
La peste soit de ce bélître de pédant !
- JOURDAIN
Monsieur Goldberg…
GOLDBERG
Appelez-moi Bernie.
- JOURDAIN
Eh bien voilà, Bernie…
GOLDBERG
Trop familier, après tout. Nous n’avons tout de même pas gardé les vaches ensemble. Appelez-moi mon cher Bernard.
- JOURDAIN
Mon cher Bernard…
GOLDBERG
Non. C’est décidément prématuré. Nous en reparlerons quand les rédactions que vous allez prendre en main vous aurons témoigné leur confiance… Et quand on pourra voir sur vos murs quelques œuvres réellement contemporaines…un collage de Gustav Schluss…une estampe d’Helmut Spitzer…et pas cette ridicule reproduction du « printemps » de Botticelli, sans même parler des mièvres photos de famille qui ornent votre bureau. Appelez-moi donc « mon cher Bernard-Henri ». C’est l’appellation que je réserve au troisième cercle de mes relations. Ce n’est déjà pas si mal. C’est un début.
- JOURDAIN
Eh bien, mon cher Bernard-Henri…
GOLDBERG
Au fait, voulez-vous. Cette conversation commence à s’éterniser.
- JOURDAIN
Eh bien voilà…
GOLDBERG
Vous n’allez tout de même pas me faire rater le club de la presse du journal Le Monde !
- JOURDAIN
Mon affaire est délicate…
GOLDBERG
Que voulez-vous que je vous apprenne ?
- JOURDAIN
Voilà…
GOLDBERG
Voulez-vous que je vous apprenne à parler d’un livre que vous n’avez pas lu ?
- JOURDAIN
Ce n’est pas ma priorité.
GOLDBERG
A confondre un contradicteur putride et nauséabond sur un plateau-télé ?
- JOURDAIN
Je fréquente rarement ce genre de lieux.
GOLDBERG
A prendre la tête d’une pétition dans le journal Le Monde ?
- JOURDAIN
Mes fonctions au sein du groupe m’empêchent de pétitionner.
GOLDBERG
A déboutonner votre chemise pour montrer à quel point vous vous sentez concerné par les droits de l’homme ?
- JOURDAIN
Je crois savoir déjà le faire.
GOLDBERG
A dédicacer votre œuvre pour une charmante petite étudiante, toute émoustillée, et folle d’admiration pour vous ?
- JOURDAIN
La fraternité des Adventistes du Septième Jour, qui possède une minorité de blocage au conseil d’administration, désire éviter toute forme de scandale…
GOLDBERG
Eh bien, mon cher Jourdain, je vois mal en quoi je puis vous aider.
- JOURDAIN
Comme vous le savez, mon cher Bernard, je m’apprête à…
GOLDBERG
Mon cher Bernard-Henri.
- JOURDAIN
Mon cher Bernard-Henri, je m’apprête à diriger la branche presse de notre groupe pétrochimique, et au sein des organes que nous avons acquis se trouvent quelques journalistes récalcitrants qui voient d’un mauvais œil la mainmise du capitalisme financier…
GOLDBERG
Mon cher Jourdain, personne ne partage plus que moi les inquiétudes de ces jeunes gens. Nous devons rester vigilants face à cette hydre rampante qu’est le pouvoir de l’argent, cette force obscure et aliénante qui oblitère toute liberté intellectuelle.
- JOURDAIN
Très cher Bernard-Henri Goldberg, si vous ne pouvez pas m’aider, il fallait le dire plus tôt.
GOLDBERG
Que nenni ! Que nenni ! Ne vous méprenez pas sur ma pensée. Car si, comme tout un chacun, je vomis le spectre répugnant de la finance internationale et du pouvoir occulte des banques, je sais apprécier à sa juste valeur les entreprises solidaires et participatives, celles dont l’objet est de contribuer au progrès humain de manière socialement responsable. Ainsi, par exemple – et c’est juste un exemple, croyez bien que je ne cherche pas à attirer l’attention sur moi – je produis actuellement un film, Charabaya, dont l’objet est de dénoncer le traitement inique des femmes de l’ethnie Zmoulpiks dans les zones tribales du Haut Zambèze. La talentueuse actrice Armelle Plombade, dont vous n’ignorez pas à quel point sa carrière me touche, a généreusement accepté de nous prêter son talent. Et nos tentatives pour engranger des financements rencontrent un formidable enthousiasme ! Permettez-moi de remercier ici la direction générale de l’action cinématographique du ministère de la culture, le fonds régional pour le spectacle vivant, la mission départementale pour les arts audiovisuels, le comité cantonal de soutien au film documentaire, la task-force municipale pour la diffusion de la culture, mais aussi, et j’insiste là-dessus, de généreux sponsors privés, tels que le comité de rédaction du journal Le Monde, Artemisa Assurance Vie, Orangina, Nutella, Barbapapa… Il ne nous manque que quelques millions pour boucler notre budget et nous ne demandons qu’à reconnaître, en toute bonne foi citoyenne, que certaines entreprises ne sont pas de vils spéculateurs mais savent au contraire contribuer au bien-être de la cité et au progrès de la conscience collective…
- JOURDAIN
Mon cher Bernard-Henri, le groupe auquel j’appartiens ne demande qu’à soutenir ce genre de projet, et je pense pouvoir plaider votre dossier avec succès auprès de notre direction du sponsoring.
GOLDBERG
Je ne faisais que citer un exemple. Ne veuillez pas croire que…
- JOURDAIN
Mon cher Bernard-Henri, votre exemple a des vertus pédagogiques, car il m’a parfaitement convaincu.
GOLDBERG, lui tendant une feuille de papier.
Tenez.
- JOURDAIN
Qu’est ceci ?
GOLDBERG
Mon relevé d’identité bancaire.
- JOURDAIN
Fort bien, fort bien.
GOLDBERG
Parlez-moi donc de ces journalistes qui vous donnent du fil à retordre.
- JOURDAIN
Il y a parmi eux une véritable enragée, une certaine Dorimène, qui prétend organiser des piquets de grève dans toutes les rédactions que nous avons rachetées, et je l’ai invitée à dîner, afin de l’amadouer. Or, Madame de Montelbajac, ma consultante en style, m’a mis en garde à propos des sujets de conversation que je devrais aborder. J’ai besoin de vos lumières afin d’éviter qu’une gaffe fatale ne coûtât quelques millions à notre holding, et, accessoirement, ne me coûtât mon job.
GOLDBERG
Voyons, voyons, l’affaire est délicate…
- JOURDAIN
A ce point ?
GOLDBERG
Préoccupante… Une conversation avec une jeune femme, tout de même, de nos jours, n’est pas chose aisée… L’exquise Armelle Plombade, certes, n’a pas son pareil pour disserter sur le dernier gala de l’Opéra de Paris ou l’agrafage des guipûres dans la nouvelle collection de Christian Dior, mais c’est une femme absolument hors du commun ; en revanche, une journaliste…
- JOURDAIN
De fait.
GOLDBERG
Sachez que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous.
- JOURDAIN
Mon cher Bernard-Henri, vous commencez à me flanquer une frousse bleue…
GOLDBERG
Voyons, cette jeune femme est très certainement ambitieuse… Elle aspire à gravir les échelons du cursus honorum afin de conquérir le premier cercle du gratin politico-médiatique. Elle rêve sans doute d’interviewer en prime-time des phares de la pensée tels que le philosophe Bernard-Henri Goldberg. En tant que directeur général du groupe, vous pourriez l’appuyer dans sa carrière…
- JOURDAIN
Sachez que je suis prêt à tout pour apaiser cette furie. Y compris lui offrir un poste au titre ronflant, et aussi bien rémunéré que dénué de contenu.
GOLDBERG
Ne commettez pas cet impair. Elle se vexerait. Et, pour se venger, elle trouverait dans votre passé des choses inavouables, afin de les révéler au grand jour. Comme une carrière de chef scout, ou, pire, d’enfant de chœur. La possession d’une grosse 4x4. Des disques de Nicoletta. Une cuisine en formica. Que sais-je encore…quand on cherche réellement à salir quelqu’un, on y arrive toujours. Il serait bien plus judicieux d’user de votre pouvoir pour lui trouver un poste de directrice de l’information dans un de vos magazines.
- JOURDAIN
En effet, on m’a dit qu’un tel poste se serait libéré chez la revue Passion Brochet.
GOLDBERG
Je crains que Passion Brochet ne corresponde pas à sa conception de ce qu’est une femme en vue sur la place parisienne…
- JOURDAIN
Voilà qui est ennuyeux. Laissez-moi le temps d’y réfléchir. Je lui trouverai bien quelque chose. Cependant, je ne peux tout de même pas lui proposer de but en blanc cette promotion.
GOLDBERG
Ce serait effectivement sordide.
- JOURDAIN
Il faudrait mettre au point un angle d’attaque.
GOLDBERG
Dîtes-lui que vous avez toujours été frappé par la pertinence de ses analyses.
- JOURDAIN
Voilà qui est prometteur.
GOLDBERG
Qu’une jeune femme qui s’aventure dans la cruauté de l’arène médiatique est une pionnière.
- JOURDAIN
En effet.
GOLDBERG
Que ses mérites ne sont pas reconnus à leur juste valeur, du fait des préjugés machistes qui infectent encore notre société.
- JOURDAIN
Préjugés machistes. Excellent. Vous m’en ferez livrer une douzaine.
GOLDBERG
Plaît-il ?
- JOURDAIN
Une plaisanterie, M. Goldberg. Une bête plaisanterie…
GOLDBERG
On ne plaisante pas avec les droits de l’homme. On sait comment finissent les plaisanteries.
- JOURDAIN
Mille excuses.
GOLDBERG
Que je ne vous y reprenne plus !
- JOURDAIN
Très cher Bernard-Henri, c’est promis. Revenons à nos moutons…
GOLDBERG
Dîtes-lui que vous vous réjouissez de constater que la grâce et la séduction n’empêchent pas d’être brillante.
- JOURDAIN
Fort bien ! Parfait ! Comme cela est bien tourné !
GOLDBERG
Qu’elle compte parmi les cinquante jeunes leaders en vue qui feront la France de demain.
- JOURDAIN
Jeune leader ! Voilà qui est beau !
GOLDBERG
Que vous comptez la faire nominer parmi les trente femmes de pouvoir les plus influentes entre le Boulevard Saint-Marcel et le Quai des Grands Augustins.
- JOURDAIN
Merveilleux ! Mon cher Bernard-Henri, vous me sauvez. Quelle belle chose que d’avoir quelque chose à dire !
GOLDBERG
Et maintenant, M. Jourdain, je dois vous quitter.
- JOURDAIN
Si vite ?
GOLDBERG
Le journal Le Monde m’attend.
- JOURDAIN
Encore un petit instant…
GOLDBERG
N’insistez pas. Le monde m’appelle. Le monde a besoin de moi. Le monde est malade. Goldberg ne peut faillir à son destin.
Il sort.
Scène IV – M. Jourdain
- JOURDAIN
Que d’émotions ! Que de contrariétés ! Qu’il est difficile de réinventer sa personnalité ! Oh, mes parents, comme je vous en veux d’avoir fait de moi un cadre supérieur conformiste ! Un homme qui fréquente les cinémas des Champs-Elysées, plutôt que les caveaux enfumés où l’on accouche de l’avant-garde du futur ! Un homme qui n’entend rien au choix de la texture idoine pour les murs de son living-room ! Qui se déplace avec une bête BMW plutôt qu’en tandem, trottinette, ou autre moyen de transport alternatif et décalé ! Qui panique au théâtre quand il n’y a pas d’amant dans le placard ! Qui en sait plus long sur le classement de la ligue 1 que sur la cote des plasticiens à San Francisco ! Qui rate toutes les marches des fiertés parce que toujours en week-end à Deauville ! Qui paye des écoles de commerce à ses enfants alors qu’ils ne demandent qu’à devenir trapézistes ou cracheurs de feu ! Comment voulez-vous que je sois pris au sérieux une seule seconde par la crème des faiseurs d’opinions des quartiers tendance de la capitale ? (Il s’empare rageusement de la reproduction de Botticelli) Ah, Botticelli, je te hais ! Le peintre de Madame Michu ! Le peintre de ma coiffeuse ! Du platement figuratif, à l’usage des ringards ! Dès demain, je charge ma secrétaire d’acquérir la plus citoyenne, la plus provocante, la plus encensée par les revues qui comptent des œuvres de Gustav Schluss, ainsi que de me rédiger une fiche sur cet artiste, afin de m’épargner le ridicule, car je n’en avais jamais entendu parler avant cet entretien ô combien flatteur et instructif avec ce cher Bernard, ce cher Bernard-Henri, ce cher Bernard-Henri Goldberg, la crème de la pensée contemporaine, à peine parti et il me manque déjà ! Mais on vient…
Scène V – M. Jourdain, Grâce de Montelbajac
Entre Grâce de Montelbajac. On sent la très grande bourgeoise voulant s’encanailler. Elle serait vêtue, par exemple, façon « peuple » (look Amélie Poulain, casquette gavroche…) mais avec des effets visiblement coûteux, en restant complètement artificelle, très « mode », etc.
MONTELBAJAC
Cher ami ! Cher ami, cher ami, cher ami, cher ami, cher ami, cher ami… Mille, mille excuses pour ce retard ! Mais vous savez ce que c’est : les bouchons, encore les bouchons, et toujours les bouchons ! Figurez-vous que la borne vélib était complètement à sec, vide, raide, alors j’ai dû prendre la Smart, et je me suis faufilée, mais alors faufilée, extraordinairement faufilée, pour dénicher un amour de petit espace entre une livraison et une place pour handicapés, seulement voilà : ça n’a pas suffi ! Ca n’a pas suffi, ça n’a pas suffi, et me voilà retardataire, confuse et retardataire, et je ne peux qu’implorer votre patience, votre circonspection, que sais-je encore…
- JOURDAIN
Croyez bien, chère Madame, que cela n’a pas la moindre espèce d’importance. Je m’entretenais avec Bernie…
MONTELBAJAC
Bernie était ici ? Mon amour de petit Bernie ! Où se cache-t-il ?
- JOURDAIN
Il sort à l’instant, Madame.
MONTELBAJAC
Quelle disgrâce ! Nous nous serions donc raté d’un chouïa ? D’un tout petit chouïa ? D’un pauvre petit chouïa ? (Elle s’approche de M. Jourdain et examine le col de sa veste) Que vois-je ? Que lis-je ? Que constaté-je ? « Mark’s and Spencers » ! Mais, Monsieur Jourdain, vous êtes à l’Ouest ! Complètement à l’Ouest ! Oh my God ! Oh my God, oh my God, oh my God, oh my God! Allô, non mais allô, quoi!
- JOURDAIN
J’ai profité de ces excellentes soldes… et je ne vous raconte pas la solidité!
MONTELBAJAC
La solidité ! Mais c’est consternant, c’est affligeant, c’est navrant d’entendre des choses pareilles ! Mais, Monsieur Jourdain, nous ne sommes pas à Grigny ! Nous ne sommes pas à Ris-Orangis ! Nous ne sommes pas à Chilly-Mazarin ! Comment osez-vous vous promener au grand jour avec pareille coupe, pareil coloris, pareille texture ! Je suis prête à parier qu’il y a au moins vingt-deux pour cent de polyester dans vos fibres !
- JOURDAIN
Mme Montelbajac, ne commencez-pas à parler de fibres, Mademoiselle Luzerne m’en a assez entretenu ce matin !
MONTELBAJAC, vérifiant la proportion de polyester sur l’étiquette du col de sa veste
Dix-huit pour cent de polyester !
- JOURDAIN
Ça donne de la tenue, ça évite de froisser dans les transports…
MONTELBAJAC
Monsieur Jourdain, quand on a de la classe, on ne froisse pas dans les transports !
- JOURDAIN
Mon costume précédent était en pur coton et Madame Jourdain se plaignait que j’avais toujours l’air chiffonné…
MONTELBAJAC
Mais c’est parce que vous ne savez pas vous habiller smart, Monsieur Jourdain. Madame Jourdain en est sans doute restée à Femme Actuelle ou Marie-France. Elle vous emmène vous vêtir dans une de ces horribles rues, la rue de Passy, la rue de Rivoli, ou, pire, le centre commercial de la Place d’Italie. Pauvre petit chou ! Pauvre petit homme laissé à l’abandon dans le froid glacial de la jungle contemporaine ! Je saurais vous montrer, moi, les adresses qui comptent, les créateurs qui renouvellent le paysage de la mode, les textures incontournables qui feront de vous un patron moderne, décontracté, et irrémédiablement smart ! Mais avant tout, il va falloir renoncer à ce rasage !
- JOURDAIN
Ce rasage ? Qu’est-ce qu’il a, mon rasage ?
MONTELBAJAC
Et vous empestez l’after-shave de Prisunic !
- JOURDAIN
Caraïbe de chez Bourgeois. Madame Jourdain me l’achète au Séphora des Champs-Elysées.
MONTELBAJAC
Monsieur Jourdain, que d’horreurs ! Que d’horreurs, que d’horreurs, que d’horreurs, que d’horreurs ! Le Séphora des Champs-Elysées ! Je n’ai jamais rien entendu de pire ! A croire que vous avez épousé une vulgaire beurette du neuf-trois ! Quoi qu’il en soit, cet après-rasage finira dans une déchetterie, car désormais vous ne vous raserez que tous les cinq jours.
- JOURDAIN
Et pourquoi donc, je vous prie ?
MONTELBAJAC
Mais parce que c’est ainsi, figurez-vous ! C’est dans le vent, dans l’air du temps, hype, irrémédiablement hype ! C’est à cela que ressemblent les hommes dont tout le monde veut avoir le numéro de smartphone! C’est l’époque qui le veut, Monsieur Jourdain ! Encore l’époque, toujours l’époque, et pour être de son époque, il faut avoir l’air soigneusement négligé. Vous n’oublierez donc pas de soigneusement tailler votre barbe négligée tous les jours, afin d’arborer chaque jour une barbe de cinq jours. Et vos cheveux seront légèrement graisseux, mais pas trop, afin de laisser entendre que vous ne savez plus où donner de la tête pendant vos folles nuits. Vous veillerez donc à les laver tous les jours – mais, de grâce, pas avec un shampooing pestilentiel de chez « Séphora » -- puis à y appliquer un gel légèrement graisseux que vous achèterez dans une boutique hype de la rue de Turenne.
- JOURDAIN
Mais c’est le bagne ! Comment voulez-vous que je me souvienne de vos consignes ? Moi qui travaille quatre-vingts heures par semaine, écrasé par mes responsabilités, soumis au stress quotidien du décideur… Et il faudrait avec cela que je me plie à une discipline de spartiate afin de cultiver l’aspect crasseux que vous avez prévu pour moi ? Très chère Madame, c’est impossible, c’est un non starter, un deal breaker !
MONTELBAJAC
Monsieur Jourdain, me prenez-vous pour une vile aventurière ? M’accusez-vous de ne pas connaître mon métier ? Pensez-vous que le reste de ma clientèle n’est pas, comme vous, constituée de décideurs pressés, stressés, surmenés, flippés ? Allô, Monsieur Jourdain, Allô ! Sachez que pour vous rappeler à vos devoirs, une de mes charmantes assistantes vous aidera à vous habiller, à vous raser, à vous parfumer, et vous prendra par la main chaque fois que cela sera nécessaire, afin de guider vos achats avec discernement et de faire de vous un homme mode, terriblement mode, incontournablement mode, follement mode ! Bien entendu, ce n’est pas gratuit… (Elle sort un lecteur de cartes) Nous acceptons Visa, Master Card, et American Express.
- Jourdain lui tend sa carte, d’un air las.
MONTELBAJAC
Merci, Monsieur Jourdain. Vous êtes un amour. Un ange. Un adorable homme du monde comme on n’en fait plus. Et pour les extras, vous vous arrangerez directement avec elle… Mon rôle d’intermédiaire s’arrête au seuil des alcôves… Quoi qu’il en soit, dès que mon smartphone daignera s’être rechargé, je vous fais parvenir un texto avec un lien vers le catalogue de nos assistantes… Et maintenant, nous allons procéder à un essayage !
- JOURDAIN
Un essayage ?
MONTELBAJAC
Parfaitement, monsieur Jourdain, un essayage.
- JOURDAIN
Un essayage de quoi ? De bicyclette ? De dentier ? De canne à pêche ?
MONTELBAJAC
Ne faites pas votre petit fripon, monsieur Jourdain. Nous allons essayer un costume !
- JOURDAIN
Un costume ? Mais j’ai horreur de ça !
MONTELBAJAC
Il faut souffrir pour être bohème, monsieur Jourdain !
- JOURDAIN
Quand j’étais petit, ma mère m’emmenait aux Nouvelles Galeries pour m’acheter des pantalons en Tergal, et c’était une telle torture que je hurlais, je me débattais, un jour j’ai même mordu une vendeuse ! De grâce, madame Montelbajac, pas d’essayage !
MONTELBAJAC
C’est pour votre bien, monsieur Jourdain. Je vous ai déniché un amour de jean surmoulant de chez Cerruti, quoi qu’on ne sache pas trop où caser vos rondeurs, et une veste en chanvre blanc de chez Galliano, dont la matière première se détache par sa texture, mais aussi parce qu’il l’achète à d’adorables petits artisans du Cachemire. C’est tout ce qu’il y a de plus éthique, équitable, durable, et toutes ces sortes de choses…cela vous ira à merveille, vous ne déparerez sur aucun plateau-télé, pas même sur Arte, pas même au beau milieu de la nuit, un costume tellement in, tellement branché, tellement tendance, tellement hype, qu’il clorait son caquet à Ardisson lui-même, quoique ce ne soit pas chose aisée, et j’ose affirmer que Bernie…
- JOURDAIN
Bernie ?
MONTELBAJAC
Bernie, oui, Bernie, pissera de jalousie, passez-moi l’expression, quand il vous verra déambuler, plein d’aisance dans votre nouveau look si smart !
- JOURDAIN
Bernie jaloux ?
MONTELBAJAC
Jaloux, monsieur Jourdain ! Atrocement, irrémédiablement, terminalement jaloux ! Et de qui ? De vous, monsieur Jourdain !
- JOURDAIN
Dans ce cas…
MONTELBAJAC, à la cantonnade
Qu’on apporte le costume !
SECOND BALLET
Des assistants en salopette apportent le costume, M. Jourdain se prête tout d’abord de bonne grâce à l’essayage. Mais il a du mal à rentrer dans le pantalon qui est trop petit. Il commence à résister en gesticulant, les assistants finissent par le maîtriser, n’hésitant pas à recourir à la bastonnade. Ils le forcent à enfiler le pantalon qui finit par se déchirer, mimiques de douleur de M. Jourdain, sous-vêtements qui apparaissent, etc. Puis on lui passe la veste qui est beaucoup trop grande, informe, pas repassée, etc.
RIDEAU
ACTE III
Le rideau s’ouvre sur l’appartement de Dorimène
Scène I – Dorimène, Anaïs
Dorimène est habillée très luxe comme il faut, genre Grace Kelly. Collier de perles, etc.
DORIMENE
Alors, qu’en penses-tu ?
ANAIS
Ce n’est pas toi ! Ne me dis pas que c’est toi ! Quelle métamorphose.
DORIMENE
J’ose à peine l’avouer : c’est follement amusant.
ANAIS
C’est passer du côté obscur de la Force. Quand est-ce que tu déménages à Neuilly ?
DORIMENE
Je n’imaginais pas à quel point cette coquetterie bourgeoise et ringarde m’exciterait.
ANAIS
Mais enfin, Dorimène, quelle mouche t’a piquée ?
DORIMENE
Il y a que la rédaction m’a confié une délicate mission : amadouer le nouveau patron pour le convaincre d’éponger nos quelques millions de déficit.
ANAIS
C’est donc pour ça que tu te déguises en poupée Barbie ?
DORIMENE
Figures-toi que je me suis renseignée sur ce monsieur Jourdain. Un brave pékin tout ce qu’il y a de plus ordinaire et démodé. Un type qui fréquente les théâtres de boulevard et qui achète ses bouquins chez Cultura. Il habite une villa de la banlieue ouest, possède une grosse Peugeot et joue au tennis tous les samedi matin.
ANAIS
Mais c’est abominable ! Et cet horrible beauf va diriger le journal ?
DORIMENE
Hélas, Anaïs, après le trou budgétaire laissé par la Communauté Libre Autogérée de la Société des Rédacteurs, nous n’avons pu lutter contre ce rachat par le groupe Sanodère. Nous eûmes beau surfer de motion de défiance en motion de défiance, faire des courbettes au ministère de la culture pour qu’il daignât allonger nos subventions, rien n’y fit. Et me voilà contrainte d’emprunter le masque de l’ennemi de classe pour mener à bien l’entreprise de séduction de la dernière chance. Faute de quoi nous serons vite convertis en un magazine plon-plon pour mémères, avec horoscope et conseils de déco, et nos fins connaisseurs furieusement décalés de la scène artistique parisienne n’auront plus qu’à pointer au chômage.
ANAIS
Et ça a l’air de t’amuser !
DORIMENE
J’avoue que la déconfiture de ce petit Dorante, cette espèce de trotskyste en peau de lapin recyclée, avec sa prétendue gestion communautaire, mélange de pleurnichages et de frais généraux gonflés par d’agréables voyages d’étude, n’est pas pour me déplaire. Si ce petit coq arrogant pouvait finir licencié par Monsieur Jourdain de manière particulièrement humiliante, cela égayerait mes nuits de solitude. Quant à cette petite grue arriviste nommée Clélia, cette petite reine du parasitisme, cette spécialiste patentée de l’incrustation hypocrite, cette briseuse de ménage, en un mot cette salope, je préfère ne pas préciser le sort que je souhaite voir Monsieur Jourdain lui infliger, car sinon j’enfreindrais les règles de la bienséance !
ANAIS
Du dépit ! Du vulgaire dépit ! Et envers Dorante ! Avec un tableau de chasse comme le tien ! Toi qui as eu une liaison avec Bernard-Henri Goldberg !
DORIMENE
Anaïs, je t’ai expliqué mille fois qu’il s’agissait de Daniel Goldberg, mon prof de maths. J’avais dix-sept ans et lui quarante-trois. Une histoire aussi banale que phallocratique.
ANAIS
Mais enfin, tout le monde vous a vu lors de ce vernissage, à la Galerie du Caveau des Catacombes des Fondations du Château d’Eau !
DORIMENE
J’étais bourrée, tu comprends ça, Anaïs, bourrée ! Je te l’ai répété au moins quatre cents fois. Quant à Bernard-Henri, il m’a prise pour quelqu’un d’autre, une attachée d’ambassade, une fille qui pourrait lui être utile pour le scénario de son prochain film. Et tout a fini en eau de boudin lorsqu’éclata l’horrible quiproquo.
ANAIS
Il n’empêche. En pincer pour ce Dorante. Ce maigrelet, avec son regard fuyant et ses genoux câgneux.
DORIMENE
Ses genoux câgneux ? Et comment sais-tu que ses genoux sont câgneux ?
ANAIS, confuse
Je ne te l’ai pas dit ?... Je l’ai vu au marathon de Paris…
DORIMENE
Au marathon de Paris ? Lui qui déteste le sport ?
ANAIS
Nous nous sommes rencontrés par hasard... C’est moi qui courais… Il était de sortie, en tenue estivale, en bermuda…
DORIMENE
Dorante en bermuda ?
ANAIS
J’ai tout de suite remarqué ses genoux… Car pour moi chez l’homme, le genou, il n’y a que ça ! Le genou est un sommet de l’anatomie masculine ! Que sont les pectoraux, la machoire, les cuisses, et tout le reste – je ne vais pas te faire un dessin -- à côté du genou ? Eh bien quand j’ai vu Dorante, je me suis dit : celui-là, je ne pourrais pas, il est câgneux !
DORIMENE
Eh bien permets-moi de te dire que tu n’as pas raté grand-chose ! (Silence) Dorante en bermuda ! Au marathon de Paris ! Rien ne m’aura été épargné.
ANAIS
Et que vas-tu lui dire de beau, à ce monsieur Jourdain ?
DORIMENE
J’essaierai de me faire aussi tarte que possible. Il n’y a que cela qui fonctionne avec ce type de Néanderthal.
ANAIS
Tarte ? Toi qui ne peux même pas ouvrir Biba ou Nous Deux sans avoir la nausée.
DORIMENE
Eh bien permets-moi de t’informer que tu sous-estimes considérablement mes capacités d’adaptation. Car j’ai passé mon week-end à potasser de vieux Figaro Madame. Et je ne suis pas loin de terminer, je dis bien terminer, le dernier roman de Jean d’Ormesson.
ANAIS, effarée
L’horreur…l’apocalypse…l’Holocauste…
DORIMENE
Et ce n’est pas tout : j’y ai pris un indicible plaisir.
ANAIS
Dorimène, encore un mot, et j’appelle la police.
DORIMENE
Ce style délicieusement ampoulé, tout empreint de bon ton compassé, cet univers tout plein d’effluves de patchouli et de conventions galantes, j’ai trouvé ça reposant, oui, tout à fait reposant… pour une fois qu’un type n’essayait pas de me convaincre qu’il était plus cynique que ses concurrents…
ANAIS
Dorimène, je n’entendrai pas ces horreurs une seconde de plus.
DORIMENE
Cela tombe bien, car l’heure tourne et je dois me maquiller. Et j’en ai pour au moins trois bons quarts d’heure.
La lumière s’éteint. Quand elle se rallume, le décor a changé : un restaurant que le metteur en scène devra faire paraître à la fois décalé et luxueux.
Scène II – Monsieur Jourdain.
Monsieur Jourdain est assis seul à la table, attendant Dorimène. Il est mal rasé, habillé « tendance », look « rebelle », à la discrétion du metteur en scène. On peut envisager boucle d’oreille, cheveux bleus, etc.
- JOURDAIN
Quel trac ! Mon cœur palpite. Mes oreilles sifflent. Ma gorge est nouée. J’ai une enclume dans l’estomac. C’est comme un premier rendez-vous de collégien. Est-ce que je ne suis pas ridicule dans cet accoutrement ? Est-ce qu’elle ne va pas se rendre compte de la supercherie ? Et moi qui ai oublié tous les conseils de Bernard-Henri ! Et j’ai passé mon week-end dans Télérama et les Inrocks, afin de savoir ce qu’il convient d’aimer et de détester, sans parvenir à rien en retenir. Il y a bien un réalisateur nommé von quelque chose, à moins que ce ne soit van, mais je ne sais plus s’il faut en dire du bien ou du mal. Et cette femme qui n’en finit pas d’arriver ! Et ma barbe qui est trop longue, ou bien trop courte… je suis sûr qu’elle ne va pas ! Je vais avoir l’air ridicule, mon entreprise court au désastre… Cette Dorimène est certainement un requin, une tueuse, une de ces jeunes femmes au froid regard d’acier, prête à balayer tout ce qui lui fait obstacle. Une Lara Croft. Une Uma Thurman. Une Marie-Georges Buffet. Elle va nous coûter des dizaines de millions… Je m’expose à un terrible blâme de la part du conseil de surveillance… je finirai à pôle emploi… Vingt-et-une heures trente ! Qu’est-ce qu’elle fiche, nom d’une pipe, qu’est-ce qu’elle fiche ?
Scène III – M. Jourdain, Dorimène
DORIMENE
Monsieur Jourdain ?
- JOURDAIN, empressé, balbutiant, surpris
Lui-même, chère Madame, lui-même.
DORIMENE
Je suis confuse de ce retard…mais j’ai perdu du temps à vous chercher dans la salle… Si je m’attendais…
- JOURDAIN
Et moi-même, chère Dorimène…puis-je vous appeler Dorimène ?
DORIMENE
Volontiers…
- JOURDAIN
Appelez-moi Jean-Claude…
DORIMENE
Avec plaisir…Jean-Claude….
- JOURDAIN
Chère Dorimène, pas une seconde je n’ai imaginé que c’était vous qui erriez dans la salle… à la recherche de je ne sais quel prince charmant…
DORIMENE
A votre recherche, Jean-Claude…
- JOURDAIN
Ce restaurant vous convient-il ?
DORIMENE
Je ne le connais pas, mais j’ai lu une excellente critique dans Jours de France…
- JOURDAIN
Quelle coïncidence ! Le Guide du Routard en dit aussi le plus grand bien… et c’est ce qui m’a décidé…
DORIMENE
La carte a l’air plutôt alléchante…
- JOURDAIN
Je suis assez tenté par la pintade bio à la manière thai accompagnée d’une purée de mangue, quinoa et gingembre, relevée d’une pointe d’anis étoilé du jardin, avec un soupçon de piment d’espelette et de poivre de Sze Chuan (à part : ) Mademoiselle Luzerne, vous seriez contente de moi !
DORIMENE
Quant à moi, je me sens plutôt attirée par ce coq au Chambertin, avec sa purée de rattes aux truffes… et en entrée, un peu de caviar…
- JOURDAIN
Nous pourrions arroser cela d’un petit vin « de garage », comme par exemple ce Côtes du Lubéron dont le Nouvel Obs , si ma mémoire est bonne, a dit le plus grand bien…
DORIMENE
Le Nouvel Obs ? Vous voulez-dire l’Obs ?
- JOUDAIN
L’Obs, naturellement. Où avais-je la tête. L’Obs, l’Obs, l’Obs.
DORIMENE
Jean-Claude, savez-vous ce qui me ferait réellement plaisir ?
- JOURDAIN
Laissez-moi deviner… ce mocktail à base de citron, fleur d’oranger, et réduction de fanes de radis, peut-être ? Ou encore cette eau minérale légèrement pétillante et importée de Bosnie-Herzégovine ?
DORIMENE
Du champagne.
- JOURDAIN
Du champagne ? Vous ne cessez de me surprendre, chère Dorimène…
DORIMENE
Pourquoi pas ce Dom Pérignon 85, par exemple ?
- JOURDAIN
Va pour le Dom Pérignon ! Vos désirs sont des ordres, ma chère.
DORIMENE
Heureuse de constater que j’ai affaire à un parfait homme du monde.
- JOURDAIN, à part.
Si je tenais cette péronnelle de Montelbajac ! Et déguisé de la sorte, je ne peux même pas sortir de mon rôle. (A Dorimène :) J’espère que le Dom Pérignon vous conviendra… Certains petits crémants valent mieux que du champagne de palace…
DORIMENE
Je n’en doute pas, mais, que voulez-vous, j’adore le luxe !
- JOURDAIN
Tenez, au bistro du musée d’art moderne de la ville de Paris, ils servent un excellent pétillant du Val d’Oise ; j’ai eu l’occasion de le déguster lors de l’exposition Gustav Schluss. C’est d’ailleurs l’événement artistique de la saison.
DORIMENE
Schluss ? Voilà au moins dix ans qu’il est fini !
- JOURDAIN
Pourtant, d’après Télérama…
DORIMENE
Télérama ? Ma mère vient de résilier son abonnement, c’est tout vous dire ! Personnellement, je goûte peu la peinture contemporaine. J’ai un faible pour Boucher, Watteau, Fragonard, cet exquis art du dix-huitième qui exhale la distinction et la recherche du bonheur, évoquant si délicieusement tout un art de vivre à la française, comme une boîte de bonbons, une religieuse au chocolat, ou une bouteille de Dom Pérignon !
- JOURDAIN
Tout de même, Gustav Schluss, c’est quelque chose…un crachat…un cri de révolte…jeté à la face du monde… L’avenir est derrière nous… ce n’est tout de même pas rien… le jaillissement du nihilisme… comment peut-on ne pas s’extasier devant cette chose…informe….marron…caca d’oie…
DORIMENE
L’avenir est derrière nous ? Ce n’est pas de Schluss, c’est de Schmock !
- JOURDAIN
Vous en êtes certaine ?
DORIMENE
C’est moi qui ai couvert la dernière rétrospective, à Beaubourg. L’avenir n’est d’ailleurs ni marron, ni caca d’oie, mais jaune pisseux.
- JOURDAIN
Schmock ? Jaune pisseux ? Très chère Dorimène, vous me plongez dans une infinie perplexité. Télérama m’aurait donc menti ? Et Schluss, fini ? Pourtant, Goldberg lui-même….
DORIMENE
Goldberg ? Le nouveau philosophe ?
- JOURDAIN
Lui-même. Qu’avez-vous pensé de son dernier ouvrage ?
DORIMENE
Je ne lis que des romans…
- JOURDAIN
Quelle coïncidence ! J’adore les romans ! Tout le monde parle du chef-d’œuvre de cette…lesbienne…
DORIMENE
Laquelle ?
- JOURDAIN
Il y en a donc plusieurs ? Voyons… celle qui décrit ses organes génitaux pendant quatre-vingt dix pages… je vous assure que c’est le comble de l’art… on la compare à Proust, à Claudel… J’ai son nom sur le bout de la langue…
DORIMENE
Desplantes ?
- JOURDAIN
Desplantes ! Valérie Desplantes ! Avouez que c’est tout de même énorme.
DORIMENE
Cher Jean-Claude, je suis si absorbée par ma passion pour la décoration intérieure et par les œuvres de ma paroisse que j’ai à peine le temps de lire. C’est pourquoi je me suis abonnée au « Grand livre du mois » et je dois dire que j’en suis parfaitement satisfaite.
- JOURDAIN
Voilà qui est tout à fait captivant ! Qu’avez-vous donc lu ?
DORIMENE
Le dernier roman de Gilles de la Calèche, dont j’apprécie l’érudition et la fluidité du style. Il décrit les états d’âme d’une jeune fille de bonne famille qui, au sortir de l’adolescence, s’éprend d’un mystérieux alchimiste, détenteur d’un terrible secret et poursuivi par les services de police du monde entier. Notre héroïne parviendra-t-elle à séduire cet homme dur, traqué, marqué par la vie ? A le soustraire aux convoitises de ses rivales ? A l’apprivoiser, afin de pouvoir fonder ensemble un foyer fécond et protecteur ? Je n’ose pas vous raconter la fin…
Scène IV – Les mêmes, le sommelier
LE SOMMELIER
Dom Pérignon mille-neuf-cent quatre vingt-cinq.
Il verse du champagne dans le verre de M. Jourdain afin qu’il le goûte.
- JOURDAIN
J’espère ne pas vous sembler ridicule. Je ne connais rien à ces choses-là. Chez nous, on ne s’est jamais embarrassé de chichis. C’était toujours à la bonne franquette…
DORIMENE
Un homme n’est jamais ridicule lorsqu’il sait comment traiter une femme.
- JOURDAIN, au sommelier
Ça ira.
Le sommelier remplit leurs verres.
Scène V – M. Jourdain, Dorimène
DORIMENE
Avec quelle autorité lui avez-vous dit cela…
- JOURDAIN
Que voulez-vous, dans mon métier, il faut savoir manier les hommes.
DORIMENE
Dans le mien aussi… Surtout n’allez pas comprendre de travers…
Silence. Ils boivent.
DORIMENE
Voici donc le croquemitaine dont les plans de rationalisation sèment la terreur dans la rédaction ! Je dois avouer que vous n’avez pas le physique de l’emploi !
- JOURDAIN
Voici donc la pasionaria qui s’apprête à soulever la corporation des journalistes pour faire rendre gorge au patronat ! Pour une harpie, je vous trouve plutôt charmante.
DORIMENE
Vous me flattez, cher Jean-Luc…
- JOURDAIN
Ceci soit dit sans aucune condescendance, et encore moins arrière-pensée sexiste…
DORIMENE
Oh, vous savez, un compliment bien tourné fait toujours plaisir.
- JOURDAIN
J’en suis fort aise.
DORIMENE
Il y a en chaque femme une coquette qui sommeille. Mon amie Anaïs et moi en étions tombées d’accord, la semaine dernière, pendant notre atelier hebdomadaire de broderie…
- JOURDAIN
Vous brodez ? Comme c’est intéressant ! Il s’agit sans doute d’une activité nécessaire à votre stratégie de développement professionnel. J’apprécie énormément les femmes ambitieuses, et l’on devine chez vous la panthère pleine d’énergie…
DORIMENE
Vous savez, la panthère se transforme vite en biche à ses instants de mélancolie… On aimerait parfois pouvoir se reposer sur l’épaule d’un homme…
- JOURDAIN
Nous avons besoin de mieux valoriser des talents tels que les vôtres au sein du groupe.
DORIMENE
Après dix ans de combats dans le monde de l’entreprise, une femme rêve parfois d’autre chose….
- JOURDAIN
Je songeais pour vous à un poste important au sein de notre direction de la stratégie financière… Un défi, qui exige que l’on s’engage à 110 % pour l’entreprise… Mais je ne doute pas qu’une femme motivée comme vous sache gérer le stress inhérent à un tel challenge… Je ne suis pas du genre à réserver aux dames un rôle de potiche…
DORIMENE
Mais, cher Jean-Claude, le rôle de potiche peut être fort agréable, du moment que les hommes vous regardent... Peut-être vous méprenez-vous sur mon compte… La stratégie financière ? Je craindrais trop d’être mal acceptée dans ce milieu ; d’être trop étourdie pour éviter les bourdes ; et il me manque sans doute l’autorité naturelle indispensable pour assumer de telles positions…
- JOURDAIN
Vous me surprenez délicieusement, si j’ose dire. Une femme qui avoue ainsi ses faiblesses, c’est piquant. Plus que piquant, adorable…
DORIMENE
Je ne me laisse aller à de pareilles confidences que lorsque je me sens totalement rassurée. Et ce champagne me plonge dans une euphorie indéfinissable. Je retrouve presque l’insouciance de mes vingt ans, lorsque je papillonnais entre mes flirts…platoniques…et nos folles surprise-parties.
- JOURDAIN
Vous auriez pourtant semé l’agitation au sein de nos équipes… On raconte que vous étiez sur le point de les soulever contre moi…
DORIMENE
Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte. Des dires propagés par des collègues jalouses. Je voulais surtout attirer l’attention sur moi. Inconsciemment, j’avais envie de vous rencontrer…
- JOURDAIN
Me rencontrer, moi ?
DORIMENE
Votre réputation de requin du CAC 40 me fascinait… je ressentais une attraction indéfinissable pour ces hommes qui mettent des cravates, portent des attaché-cases, et brassent des millions, entre la poire et le fromage, sans s’embarrasser de scrupules.
- JOURDAIN, à part
Montelbajac, vous me paierez ça !
DORIMENE
J’étais lasse des crevettes dégingandées qui prolifèrent dans notre milieu. Outre que la moitié d’entre eux ont des mœurs qui…comment dirais-je…, ne me concernent pas, ce manque de tenue commençait à me fatiguer…cette mollesse…ces vêtements informes… la barbe négligée… les cheveux graisseux...
- JOURDAIN, à part
Montelbajac, vous êtes virée !
DORIMENE
Nos cœurs de midinettes ne demandaient qu’à bondir pour n’importe quelle pâle copie de Clark Gable…
- JOURDAIN
Je ne suis pourtant pas un requin… J’adore les artistes… J’essaie de me tenir au courant des dernières tendances des septième, huitième, et neuvième arts… Je suis attentivement l’évolution du cinéma lesbien… de la littérature lesbienne… de la sculpture lesbienne… du marketing lesbien…
DORIMENE
Et j’avoue que cela ne fait qu’ajouter à votre charme. On sent chez vous ce subtil équilibre entre la ferme résolution de l’homme d’action et l’exquise sensibilité du dandy contemporain.
- JOURDAIN
Il y a chez vous, chère Dorimène, une battante ambitieuse et surdouée mais aussi une pétillante femme-fleur toute radieuse de sensualité.
Ils portent leurs verres à leurs lèvres, en échangeant de regards lourds de sous-entendus.
DORIMENE
Entendez-vous, derrière la fenêtre ?
- JOURDAIN
J’allais le dire… la pluie…
DORIMENE
Cette pluie fraîche de l’automne parisien que j’aime tant.
- JOURDAIN
Avec le clair de lune qui se reflète sur le pavé luisant…
DORIMENE
…sur lequel résonne le pas nonchalant des amoureux…
- JOURDAIN
…auquel font écho, dans l’air léger encore humide…
DORIMENE
…deux pigeons qui roucoulent… au pied d’un lampadaire dont le halo n’est qu’un appel à l’amour…
- JOURDAIN
Dorimène, si nous allions nous promener… Cette nuit magique nous tend les bras…
DORIMENE
Irions-nous sur les berges humer la chaleur du sable mouillé ?
- JOURDAIN
Dorimène, je vous aime !
DORIMENE
Jean-Claude !
Ils s’embrassent
TROISIEME BALLET
Pas de deux romantique entre M. Jourdain et Dorimène, se terminant par les premières notes de la marche nuptiale de Mendelssohn.
RIDEAU