PROLOGUE
Le devant de la scène est occupé par une longue table derrière laquelle sont disposées 6 chaises. Milo est debout, à droite de la table, près d’un tas de pots vides. Sont assis de droite à gauche : Belle, Reine, Virgile, Cerise, Roman et Fine. Régis est debout, à gauche de la table. Il tient une grande seringue. Derrière lui, se trouve une autre table plus petite. Ces huit personnages accomplissent des gestes mécaniques évoquant le travail à la chaîne. Milo se baisse, attrape un pot qu’il tend à Belle ; Belle remplit le pot de terre et le passe à Reine qui plante en son centre une tige de chèvrefeuille ; Reine tend le pot à Virgile qui ajoute une décoration avant de le confier à Cerise ; celle-ci « habille » le pot d’une collerette de papier crépon, le remet à Roman qui colle une étiquette avant de transmettre le pot à Fine qui appose un tampon ; Fine glisse le pot à Régis qui pulvérise la plante d’un coup de seringue ; enfin, Régis pose le pot sur la table située derrière lui. Pour accroître l’impression d’aliénation, les personnages assis effectuent dans un ensemble parfait les mêmes mouvements de jambes. Prune fait les cent pas en feuilletant un livre de comptes.
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
(On entend soudain une douce voix off, tandis que la « chaîne » continue de fonctionner.)
VOIX OFF : Monsieur ! Monsieur !
(Sans ralentir le mouvement, Virgile redresse la tête et tend l’oreille.)
VOIX OFF : Monsieur Rondier ? Hé ! Monsieur Virgile Rondier ?
VIRGILE (Il crie) : STOP
(A l’exception de Virgile, tous les personnages se figent instantanément. Ils garderont la pause jusqu‘à la chute du prologue.)
VIRGILE (s’adressant à la voix) : Que me voulez-vous ?
VOIX OFF : Vous êtes bien Virgile Rondier ?
VIRGILE : Je suis bien Virgile Rondier.
VOIX OFF : Virgile Rondier… Le metteur en scène ?
VIRGILE : Oui, je suis bien Virgile Rondier, le metteur en scène.
VOIX OFF : Virgile Rondier, le fameux metteur en scène ?
VIRGILE : Fameux, fameux… Oui, si vous voulez.
VOIX OFF : Mais alors, que faites-vous, là, à remplir des pots de chèvrefeuille au lieu de monter une pièce de théâtre si vous êtes vraiment Virgile Rondier, le fameux metteur en scène ?
VIRGILE : Ça vous intéresse vraiment de le savoir ?
VOIX OFF : Je vous le demande.
VIRGILE : Ne bougez pas, je vais tout vous raconter.
(Virgile se lève, imité dans un même mouvement par tous les comédiens qui étaient assis. Tous les personnages, sauf Virgile, reculent vers le fond et les côtés de la scène emportant tables, pots et chaises.)
VIRGILE : Tout a commencé à la fin de l’été dernier…
(NOIR COMPLET)
Scène 1
(La table, les chaises, les pots, tout a disparu. Une grande animation règne sur la scène. Régis court comme un beau diable en apportant des éléments de décor : un portemanteau, un guéridon, une couverture rouge carmin qu‘il dispose sur un canapé, deux chaises et un chèvrefeuille qu’il pose sur une commode (liste non exhaustive) ... Pendant ce temps des comédiens s’activent : Cerise rectifie son maquillage, Belle va et vient en lisant son texte, Prune discute avec Milo, Roman vocalise, Fine fait des étirements. Virgile, assis devant une petite table, lit attentivement un manuscrit et prend des notes. )
CERISE : Régis ! Ohé Régis ! Tu peux allumer le projecteur, s‘il te plait ? On n’y voit rien ici pour se maquiller.
REGIS : D’accord Cerise, à condition que tu ailles à ma place chercher l’armoire normande.
CERISE : Mais je ne pourrai jamais la porter, cette armoire.
REGIS : Alors je ne peux pas l‘allumer, ce projecteur.
FINE : Ne t’inquiète pas, Cerise. Tu es bien assez belle pour séduire les tocards qui nous entourent.
ROMAN : A-E-I-O-U-O-I-E-A. Vous savez ce qu’ils vous disent les tocards qui vous entourent ? A-E-I-O-U-O-I-E-A.
FINE : Oui, ils nous disent A-E-I-O-U-O-I-E-A, et c’est bien la première fois que je les entends proférer autre chose que des âneries.
BELLE : « Billes de bois, billes de verre, combien de billevesées ne m’as-tu pas contées ? ». Je n’y arriverai jamais. « Billes de bois, billes de verre, combien de billevesées ne m’as-tu pas contées ? ».
MILO : Dis, Prune, je suis un peu en galère ces temps-ci. Ça m’arrangerait que tu m’héberges quelques jours chez toi.
PRUNE : Oh, toi, tu ne serais pas en train de me draguer ?
MILO : Ben, non, je te jure, il n‘y a pas de danger.
PRUNE : Ah ? Tant pis.
(Reine, visiblement furieuse, traverse la scène, interpelle Virgile en brandissant des feuillets.)
REINE : Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
VIRGILE : Une horreur ? Où ça ? De quoi parles-tu ?
REINE : De cette pièce que tu prétends nous faire jouer.
VIRGILE : Tu oses dire que cette pièce est une horreur ?
REINE : Je t’ai dit que c’est une horreur parce que je suis en panne de vocabulaire et que rien de pire ne m’est venu à l’esprit. Laisse-moi deux minutes et je vais trouver le mot juste.
VIRGILE : Encore une fois, ma petite Reine, tu t’emballes, tu t’emballes. Tu lis trop vite, tu ne vas pas au fond du texte et, crac, tu t‘accroches à ta première impression. Je t’assure, cette pièce vaut beaucoup mieux que ce que tu penses.
REINE (Elle s’adresse à Roman) : Hé ! Roman, arrête de brailler comme ça et viens ici, une minute.
ROMAN : A-E-I-O-U-O-I-E-A. Ne me fais pas trop parler, ma voix n’est pas encore chaude.
REINE : Que penses-tu de ça ? (Elle lui montre ses feuillets)
ROMAN : Ça ? C’est de la merde (Et il repart en vocalisant) A-E-I-O-U-O-I-E-A.
VIRGILE : Tu l’as conditionné, c’est sûr.
REINE : On n’en a même pas parlé. Et regarde les autres. Crois-tu qu’ils soient enthousiasmés ?
VIRGILE (il appelle Belle) : Belle, viens ici ma toute belle. Toi, au moins, on voit bien que tu t’en régales de ce texte.
BELLE : Je suis fascinée,…
VIRGILE : Ah, tu vois bien !
BELLE : … admirative !
VIRGILE : Je le savais.
BELLE : Vraiment, c’est exceptionnel.
REINE : Tu es sûre d’aller bien ?
VIRGILE : (à Reine) Toi, ne cherche pas à l’influencer. (À Belle) Dis-nous ce qui te frappe à ce point.
BELLE : Comment dire ?
VIRGILE : Parle avec ton cœur, mon chou, tu verras, les mots viendront tout seuls.
BELLE : C’est vrai, je peux ?
REINE : Allez, ne fais pas la mijaurée.
BELLE : Eh bien… Je ne croyais pas que cela fût possible…
VIRGILE : Ah, tu vois bien.
BELLE : … de faire quelque chose d’aussi…
REINE : … d’aussi quoi ?
BELLE : … d’aussi… tarte !
VIRGILE : Pardon ?
BELLE : Oui, c’est lourdingue, c’est prétentieux, on s’ennuie. C’est à chier, quoi.
REINE : Ça alors, toi, quand tu y vas, tu y vas !!!
VIRGILE : Tu le penses vraiment ?
BELLE : Vraiment Raoul, je suis désolée.
VIRGILE (hystérique) : Ne m’appelle pas Raoul ! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas m’appeler Raoul quand on est au boulot ? Au théâtre, je suis Virgile Rondier. Sur les affiches, je suis Virgile Rondier. Pour la postérité, je suis Virgile Rondier.
REINE : D’accord, Raoul, tu es Virgile Rondier. N’empêche que Belle a raison, cette pièce est à chier. Et puis, pour ce qui est des affiches et de la postérité, excuse-moi, mais…
VIRGILE : Quoi, les affiches ? Quoi, la postérité ? Quoi, mais?
REINE : Ce n’est pas en montant des pièces de cette trempe-là que tu vas devenir le metteur en scène du siècle et que ton nom va recouvrir les murs de Paris.
VIRGILE : A la fin, qu’est-ce que vous avez tous contre cette pièce ?
(Les comédiens s’approchent les uns après les autres et se mêlent progressivement à la discussion)
MILO : Mon personnage n’a aucune consistance.
PRUNE : Et moi je dois dire des phrases que je ne comprends même pas. Ça me donne l’air d’une gourde.
FINE : Ne te plains pas, tu seras parfaite dans le rôle.
PRUNE (ravie) : C’est vrai, Fine ? Tu le penses vraiment ? Tu es un amour.
CERISE : Et moi je suis à moitié nue durant toute la pièce.
FINE : Comme ça tu montreras ce que tu as de plus talentueux.
ROMAN : Et puis ce titre… « Le Complexe du Chèvrefeuille » ! Waouh ! Ça c’est du titre ! Pour attirer les foules, il n’y a pas plus sexy.
BELLE : Ne te plains pas, on a peut-être échappé aux « Rêveries du Topinambour ».
MILO : Ou aux « Fantasmes du Potimarron ».
REGIS (entre deux déplacements d’objets) : Eh bien, moi, je ne suis pas d’accord.
VIRGILE : Enfin quelqu’un qui apprécie la pièce. Allez, vas-y Régis, nous t’écoutons.
REGIS : La pièce, je peux pas dire. J’ai surtout lu les indications de l’auteur et je peux vous dire que, pour un régisseur, c’est du pain béni.
VIRGILE : Je ne comprends pas.
REGIS (il ouvre le manuscrit) : C’est pourtant simple. Par exemple… Ecoutez bien: « La couverture, que l’on jettera négligemment sur le fauteuil, doit mesurer 2 mètres 40 sur 2 mètres. Elle est nécessairement en laine rouge carmin. On la trouve en page 412 du catalogue des Joyeux Bergers ». Formidable, non ? (Il tourne les pages) Et là: « Commander le chèvrefeuille à « La main verte de Belleville ». Il doit mesurer au moins 1 mètre 20 de hauteur et autant d’envergure. Penser à l’exposer à la lumière du jour entre deux représentations. »
VIRGILE : Mais, c’est ridicule.
REGIS : C’est parfait au contraire. Figurez-vous que ça me simplifie la vie. D’habitude vous me faites tourner en bourrique.
VIRGILE : En bourrique ?
REGIS : Comme je vous le dis, en bourrique, à ne jamais savoir ce qu’il vous faut.
VIRGILE : Je sais toujours ce qu’il nous faut. Quand il faut un fauteuil, je te demande un fauteuil.
REGIS : Et quand je vous amène un fauteuil, il ne va jamais bien. « Je le voulais plus grand, ou plus vieux, ou plus contemporain, ou plus Directoire ». Et qui c’est qui doit se coltiner des tonnes de matériel dans un sens et des tonnes de matériel dans l’autre sens, parce que Monsieur le metteur en scène ne sait pas ce qu’il veut ? Ne cherchez pas, c’est Régis, le gentil régisseur.
VIRGILE : Mais, je m’inscris en faux.
REGIS : Vous pouvez bien vous inscrire où vous voulez, j’ai commencé, je continue. Jusque là, ça va encore à peu près, mais il y a pire.
VIRGILE : Quoi encore ?
REGIS : Vous me demandez souvent des choses sans vous soucier de savoir si elles sont réalisables.
VIRGILE : Allons bon, voilà autre chose.
REGIS : Ben, tiens ! Vous croyez peut-être que c’était facile de reconstituer les grandes eaux de Versailles sur cette scène, alors qu’on n’a même plus l’eau courante depuis que le gel a fait éclater les canalisations ?
VIRGILE : Il le fallait bien pour jouer « Typhon sur le Trianon ».
PRUNE : Ça, pour une jolie pièce, c’était une jolie pièce.
REGIS : Et de faire descendre deux dromadaires de ces cintres tellement vermoulus qu’on hésiterait à y étendre une lessive à sécher ?
BELLE : Les pauvres bêtes ! Je me souviens, elles ont eu le mal de l’air.
CERISE : Elles ont vomi sur mes pieds tout ce qu’elles ruminaient depuis la veille.
FINE : J’avais bien dit qu’on les nourrissait trop.
MILO : Mais quel succès nous avons eu !!! Je revois la une de la Presse Libre du Faubourg et des Environs : « On nous promettait le retour de Lawrence d’Arabie, on nous a offert Rodéo dans la Ville ».
ROMAN : Il nous a fallu une heure pour rattraper les dromadaires qui s’étaient échappés, affolés par les cris des spectateurs !
FINE : Et renoncer à notre cachet pour payer les dégâts.
PRUNE : N’empêche que, ça aussi, pour une jolie pièce, c’était une jolie pièce.
VIRGILE : Bon, d’accord, ma mise en scène de « Un Privé dans le désert » était un peu trop audacieuse. Trop en avance pour notre époque, sans doute.
REGIS : Alors, vous comprenez, pour une fois qu’un auteur prend la peine de décrire dans le détail l’objet le plus anodin ou le moindre mécanisme, et que toutes ses demandes sont raisonnables, moi ça me repose. Je n’ai qu’à suivre le guide.
REINE : Parlons-en, du guide. Ça, pour tout décrire, il décrit tout, notre cher auteur. Le plus menu détail, le moindre mouvement. Tout juste s’il ne nous dit pas quand il faut respirer. On ne risque pas de se tromper, tout y est. (Elle cherche la bonne page) J’ai trouvé un chef d’oeuvre de précision. Attendez, c’est par là. Ça y est, j’y suis : « Drapée dans un châle en dentelle de Calais, aux motifs alternés de roses épanouies et de coquilles Saint-Jacques béantes… »
REGIS : Là, je dois reconnaître que j’aurais eu du mal à le trouver, ce châle si l’auteur n’avait pas ajouté en marge dans mon exemplaire : « On le trouvera Chez la belle dentellière, 14 rue du quai, à Calais ».
REINE : « … de roses épanouies et de coquilles Saint-Jacques béantes, Marie-Angélique… »
PRUNE : C’est qui, Marie-Angélique ?
REINE : Mais, c’est moi.
PRUNE : On ne t’appelle plus Reine alors ?
REINE : Mais si, voyons. Marie-Angélique, c’est mon personnage.
PRUNE : Ah oui, je suis bête. C’est comme Virgile : son nom c’est Raoul, mais il faut l’appeler Virgile. Il suffit de me le dire, c’est tout.
VIRGILE : Tu es très mignonne ma petite Prune, mais tu le serais encore plus si tu te taisais pendant cinq minutes.
PRUNE : On m’expliquera après ?
VIRGILE : Mais oui, deux fois, s’il le faut.
PRUNE : Tu es gentil, toi.
REINE : Je peux continuer ?
VIRGILE : Vas-y.
REINE : « gna , gna , gna… Marie-Angélique avance de trois pas, exécute un quart de tour pour faire face au public, bombe le torse et gonfle sa poitrine généreuse, lève lentement le bras droit, porte sa main à hauteur des yeux, s’en fait une visière et dit, une pointe d’interrogation dans la voix : « L’homme est occis, il est mort. Se pourrait-il qu’il se meuve encore ? ». Marie-Angélique laisse retomber doucement son bras le long du corps, ouvre sa main, paume offerte à la salle et prononce la phrase suivante en la modulant de telle sorte que la première partie sera dite sur un ton sinistre, la seconde d’un air badin. « Occis, mort et mouvant,… émouvant oxymore ! »
(Reine interrompt la lecture, confie son manuscrit à Cerise.)
REINE : Ne bougez pas, je vous le fais depuis le début.
(Dans un silence religieux, tous les comédiens la regardant, Reine joue la scène, scrupuleusement, telle qu’elle est décrite.)
REINE : « L’homme est occis, il est mort. Se pourrait-il qu’il se meuve encore ? Occis, mort et mouvant, … émouvant oxymore ! »
(Long et profond silence. Les comédiens se regardent tour à tour, puis se tournent tous vers Virgile qui baisse les yeux et se met à sangloter. )
VIRGILE : C’est affligeant. Je le sais depuis le début. Cette pièce est nulle.
BELLE : A chier ?
VIRGILE : Nulle à chier.
BELLE : Tu vois, je te l’avais bien dit.
REINE : Alors pourquoi as-tu choisi de la monter ?
VIRGILE : Si seulement j’avais eu le choix.
ROMAN : On a toujours le choix.
VIRGILE : Non, Roman, pas toujours, je t’assure.
TOUS : Alors, pourquoi ?
(Un long silence)
VIRGILE : Vous voulez vraiment savoir pourquoi ?
TOUS : Oui, pourquoi ?
VIRGILE : Vous aimez ce vieux théâtre vétuste ?
TOUS : Oui.
VIRGILE : Nous l’aimons tous ce vieux théâtre vétuste. Vous aimez gagner trois francs six sous chaque mois ?
TOUS : Oui, même plus si c’est possible.
VIRGILE : Nous aimons tous gagner trois francs six sous chaque mois, même plus si c’est possible. Et comment savons-nous gagner trois francs six sous chaque mois, même plus si c’est possible ?
REINE : Cette blague. En jouant.
VIRGILE : En jouant où ça ?
MILO : En jouant dans ce vieux théâtre vétuste.
VIRGILE : Oui, Milo, en jouant dans ce vieux théâtre vétuste. Eh bien, les enfants, ce vieux théâtre vétuste, dans lequel nous aimons tant jouer pour gagner trois francs six sous chaque mois, même plus si c’est possible, ce vieux théâtre vétuste risque fort de devenir un hyper marché ou un parking de douze étages.
CERISE : Ce n’est pas possible !
ROMAN : On ne laissera pas faire ça.
REGIS : Où vais-je stocker les décors ?
FINE : Sur le trottoir ! On nous met sur le trottoir !
MILO : Qu’allons-nous devenir ?
PRUNE : Quelqu’un peut-il m’expliquer ?
BELLE : Tout à l’heure, Prune, tout à l’heure.
REINE : Et pourquoi ça deviendrait un parking ou un magasin? C’est notre théâtre, tout de même.
VIRGILE : Parce que notre bail vient à échéance dans trois mois et que le propriétaire pourra alors nous mettre à la porte, raser le théâtre et construire à sa place un bâtiment qui lui rapportera mille, dix mille fois plus.
BELLE : Alors, c’est bien fini.
MILO : Il n’y a plus rien à espérer.
REINE : Il va falloir nous séparer ?
FINE : Il ne me restera qu’à vivre de mes charmes.
REGIS : Tu me fais peur : on ne mangera donc qu’une fois par semaine ?
(Fine frappe Régis)
ROMAN : Ce ne sera pas facile de retrouver une troupe.
CERISE : Je crois que je vais devoir retourner travailler dans la boîte de mon cousin.
REGIS : Comme danseuse nue ?
CERISE : Oui. Ça te dérange ?
REGIS : Non, au contraire. Je voulais juste savoir si ton cousin pourrait m’embaucher comme régisseur et habilleur.
CERISE (elle se défend) : Enlève tes pattes.
FINE (elle frappe à nouveau Régis) : Enlève tes pattes.
BELLE : En tous cas, au moins, on n’a plus besoin d’apprendre cette pièce débile.
VIRGILE : Au contraire.
BELLE : Comment ça, au contraire ?
VIRGILE : Cette pièce est la seule chance qu’il nous reste de sauver le théâtre et notre boulot.
REINE : Parce qu’elle est tellement géniale que les spectateurs en délire feront un rempart de leurs corps pour empêcher les démolisseurs d’approcher leurs engins de malheur ?
(Les comédiens se regroupent et simulent un rempart)
REINE : No passaran !
ROMAN : Non au parking !
FINE : Halte aux affameurs !
BELLE : Sauvons le théâtre !
MILO : Les comédiens, avec nous !
TOUS (Sauf Prune) : Les comédiens, avec nous, les comédiens, avec nous !
PRUNE : Mais… C’est nous les comédiens.
ROMAN : On t’expliquera plus tard.
PRUNE : Tu es gentil, toi.
CERISE : Vive la culture !
BELLE : Vive le « Chèvrefeuille » !
PRUNE : Vive la culture du « Chèvrefeuille » !
TOUS : Ça alors ! Prune a tout compris !
PRUNE : Ah bon ?
(Le rempart se délite.)
REINE : Et tu comptes vraiment sur cette pièce tocarde pour empêcher la catastrophe ?
VIRGILE : Je n’en sais rien. En tout cas c’est notre dernière chance.
PRUNE : Quelqu’un peut-il enfin m’expliquer ce qui se passe?
VIRGILE : J’y viens. Le propriétaire est décidé à raser le théâtre…
TOUS : Ooooh !
VIRGILE : … mais il serait prêt à ne le raser que dans trois ans…
TOUS : Aaaah !
VIRGILE : … à condition…
TOUS : A condition ???
VIRGILE : … à condition que l’on monte et que l’on joue une pièce écrite par son neveu, Marcel Bernachon.
REINE : Et cette pièce, c’est…?
VIRGILE : Eh oui, c’est justement « Le Complexe du Chèvrefeuille ».
TOUS : (soupirs) : Mon Dieu !
VIRGILE : Ça va, j’ai compris. Tant pis pour le théâtre et vive le parking ! J’avais espéré pouvoir en tirer quelque chose, mais vous avez raison, la pièce est décidément trop tarte. Je vais prévenir Bernachon qu‘on laisse tomber. Je vous souhaite à tous de retrouver du boulot.
REINE : Mais ça ne va pas, il n‘en est pas question.
BELLE : On va la jouer sa pièce à ton Bernachon.
ROMAN : Maintenant que ma voix est chaude, je la sens déjà mieux.
PRUNE : Et puis, le chèvrefeuille, ça sent rudement bon.
CERISE : Dans le fond, j’avais envie de jouer un texte contemporain. Alors, pourquoi pas celui-là ? Parce que, pour être contemporain…
FINE : De toute façon, il faut bien bouffer.
MILO : D’accord, c’est un peu austère mais ça donne à réfléchir.
REINE : C’est plus profond qu’il n’y parait.
REGIS : Et puis, je me suis coltiné tous les décors. Ils sont là, ils y restent.
PRUNE : Mais alors, Raoul, qu’est-ce qu’on fait ?
VIRGILE : Virgile, je m’appelle Virgile. Elle me demande « Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ? ». Mais qu’elle est gourde celle-là ! On joue la pièce, bien sûr. On le joue ce « Complexe du Chèvrefeuille » !
PRUNE : Pourquoi m’as-tu traitée de gourde ?
VIRGILE : Je ne t’ai pas traitée de gourde, voyons.
PRUNE : Si, je l’ai bien entendu, tu as dit « mais, qu’elle est gourde celle-là».
VIRGILE : Moi ? J’ai dit « qu’elle est gourde celle-là » ?
FINE : Effectivement, j’ai cru entendre quelque chose comme « qu’elle est gourde celle-là ».
VIRGILE : Mais non.
PRUNE : Mais si.
REINE : Moi, j’ai plutôt entendu « qu’elle est sourde celle-là ».
VIRGILE : C’est exactement ça : j‘ai dit « sourde », pas « gourde ».
PRUNE : Tu es sûr ?
VIRGILE : Puisque je te le dis.
PRUNE : Ah, j’aime mieux ça. Parce que tu es gentil toi.
VIRGILE : Ben voyons…
PRUNE : Bon. Mais alors, qu’est-ce qu’on fait ?
VIRGILE : Arrrrgh !
(NOIR COMPLET)
Scène 2
(Le décor est inchangé. Virgile et Bernachon arpentent la scène. Tandis qu’ils parlent, Bernachon, un manuscrit dans une main, un chapeau dans l’autre, examine attentivement chacun des éléments du décor.)
VIRGILE : Et comment va Monsieur votre oncle ?
BERNACHON : Fort bien, fort bien. D’ailleurs, savez-vous que, grâce à vous, le cher homme est aux anges ?
VIRGILE : Vraiment ?
BERNACHON : Vraiment, je vous assure.
VIRGILE : Pourtant, il s’apprête à renoncer à une fortune pour laisser fonctionner le théâtre durant trois ans. Peut-être, après tout, aime-t-il le théâtre bien davantage que l’argent ?
BERNACHON : Ah, ça, non. Il déteste le théâtre.
VIRGILE : Mais alors ?
BERNACHON : Il a, par contre, la faiblesse de m’aimer comme un fils. Parfait, ça c’est parfait.
VIRGILE : Pardon ?
BERNACHON : La couverture… 2 mètres 40 sur 2 mètres, c’est exactement ça. Belle laine rouge carmin, rien à redire. Elle est parfaite, cette couverture. Que disais-je ? Ah, oui, mon oncle. En fait il m’a recueilli lorsque j’étais enfant.
(Bernachon pose son chapeau sur la table et se dirige vers le chèvrefeuille qu’il observe sous tous les angles, qu’il respire et qu’il caresse tout en parlant.)
VIRGILE : Vos parents sont morts quand vous étiez très jeune ?
BERNACHON (soudain très sombre et très nerveux, pris de tics) : Non, non… Ma mère... Elle est partie de la maison le jour de mon anniversaire.
VIRGILE : Triste souvenir.
BERNACHON : En effet, triste anniversaire et triste souvenir. Aïe ! Ça, ça ne va pas du tout.
(Bernachon feuillette son manuscrit)
VIRGILE : Qu’est-ce qui ne va pas ?
BERNACHON : Ça… là...
VIRGILE : Quoi, ça ?
BERNACHON : Le chèvrefeuille, lisez vous-même : « Il doit mesurer au moins 1 mètre 20 de hauteur et autant d’envergure ».
VIRGILE : Eh bien ?
BERNACHON : Eh bien, vous ne voyez donc pas ?
VIRGILE : Que devrais-je voir ?
BERNACHON : Ça saute aux yeux : votre chèvrefeuille n’est pas conforme.
VIRGILE : Pas conforme à quoi ?
BERNACHON : Pas conforme à ma didascalie, dans laquelle je prends pourtant la peine de préciser que le chèvrefeuille doit mesurer au moins 1 m 20, dimension que votre plante me semble bien loin d’atteindre.
VIRGILE : Vous croyez vraiment ? Voyons… (Il écarte les bras) 1 m 20, ça doit faire à peu près ça. (Il resserre les bras au fur et à mesure qu’il approche de la plante). Regardez : pile 1 m 20 !
BERNACHON (Sévère, il sort un double mètre de sa poche) : Pas du tout, monsieur Rondier. Regardez. C’est tout juste si votre chétif chèvrefeuille mesure 60 centimètres.
VIRGILE : En effet. Je le croyais plus grand. La perspective, sans doute…
(Régis arrive avec une psyché.)
VIRGILE : Ah, tu tombes bien Régis. Sais-tu que le chèvrefeuille ne mesure pas, mais alors pas du tout, 1 m 20 ?
REGIS : Je le sais bien, et alors ?
BERNACHON : Et alors, il n’est pas conforme.
REGIS : Je ne vois là rien de bien dramatique.
BERNACHON : L’indication de l’auteur que je suis était pourtant limpide. Tout cela est très contrariant.
REGIS : Bon, d’accord, il lui manque peut-être quelques centimètres, mais…
BERNACHON : Peut-être quelques centimètres dites-vous ? Il en manque certainement 60.
REGIS : Que représentent, à ce jour, 60 centimètres ?
BERNACHON : Mon jeune ami, cela représente rien de moins que la moitié de la commande de l’auteur. La moitié, c’est énorme, jeune homme, énorme.
(Bernachon s’adresse à Virgile.)
BERNACHON : Monsieur le metteur en scène, j’ai peur qu’on ne se soit pas bien compris : j’entends qu’on respecte à la lettre mes indications, sinon je serais au regret d’informer mon oncle qu’il est impossible de monter ma pièce. Vous devinez alors quelles en seraient les conséquences ?
VIRGILE : Le théâtre ?
BERNACHON : Oui, le théâtre.
VIRGILE : Rasé ?
BERNACHON : Et oui, mon pauvre Monsieur, rasé.
VIRGILE : Tu entends Régis ? Pour 60 petits centimètres de chèvrefeuille, le théâtre serait rasé.
REGIS : Ah, mais pas du tout.
BERNACHON : Ah, mais si, mais si.
REGIS : Pas du tout, du tout.
VIRGILE : Puisque Monsieur Bernachon le dit.
(Un à un les comédiens arrivent sur le plateau, restent à l’écart sans perdre une miette de l’échange.)
REGIS : Je crains qu’il y ait un malentendu.
BERNACHON : La situation est claire au contraire. Pas de 60 centimètres, pas de pièce. Pas de pièce, plus de théâtre.
REGIS : J’ai pourtant appliqué vos instructions à la lettre.
BERNACHON : A soixante centimètres près !
REGIS : Non, Monsieur.
BERNACHON : Comment pouvez-vous …
VIRGILE : C’est vrai, comment peux-tu…
REGIS : Laissez-moi finir.
VIRGILE : Peut-il finir ?
BERNACHON : Qu’il finisse, mais vite. Je dois aller voir mon oncle pour qu‘il donne les ordres nécessaires aux démolisseurs.
REGIS : Monsieur l’auteur, n’ai-je pas lu que le chèvrefeuille devait mesurer 1 m 20 ?
BERNACHON : Je me tue à vous le dire. Vous commencez à m’agacer jeune homme. Qu’on me donne mon chapeau, je pars.
(Régis file vers la table où il s’empare du chapeau. Bernachon tente de l’attraper, Régis le cache derrière son dos.)
REGIS : Il manquait une précision dans votre description.
BERNACHON : Une précision manquerait ? Cela m’étonnerait fort. Mon chapeau !
REGIS : Vous n’avez pas écrit QUAND le chèvrefeuille devrait mesurer 1 m 20.
BERNACHON : Quelle question saugrenue ! Mon chapeau, vous dis-je.
REGIS : Alors j’ai imaginé que le chèvrefeuille devrait mesurer 1 m 20 pendant les représentations…
BERNACHON : En effet.
REGIS : … et non pas durant les répétitions.
BERNACHON : Où voulez-vous en venir à la fin ?
VIRGILE : C’est vrai ça, où veux-tu en venir ?
REGIS : J’y arrive. Ce ne sont pas 60 centimètres qu’il lui manque à ce chèvrefeuille …
BERNACHON : Voilà qu’il recommence. Donnez-moi mon chapeau.
REGIS : … il lui manque seulement un mois et demi de croissance, justement le temps qui nous sépare de la générale.
VIRGILE : Tu en es sûr ?
REGIS : Si je suis sûr ? Pardi, je suis allé à « La main verte de Belleville », suivant le conseil de Monsieur Bernachon. Et j’ai demandé un chèvrefeuille qui mesurera AU MOINS 1 m 20, dans EXACTEMENT un mois et demi. Et voilà le travail.
VIRGILE : Que je suis bête, j’ai failli l’oublier. C’est naturellement la consigne expresse que j’avais donnée à Régis. Pas vrai Régis ?
REGIS : Naturellement…, RAOUL
VIRGILE : Rrrrrr
REGIS : Voulez-vous toujours votre chapeau, Monsieur ?
BERNACHON : Non, non. Je reste.
(Les comédiens ne cachent pas leur joie, se précipitent vers Régis et l’entourent en piaillant et riant)
BERNACHON : Pardonnez-moi d’avoir douté de votre loyauté envers mon texte, mon cher… Raoul ?
VIRGILE : Virgile, Monsieur Bernachon, Virgile.
BERNACHON : Tiens, j’avais pourtant cru entendre… Enfin… Dites-moi donc plutôt comment avancent les répétitions.
VIRGILE : Allons en coulisse, nous y serons plus tranquilles.
(Virgile et Bernachon quittent la scène en discutant.)
FINE : Oh, mon Régis, comme tu étais grand, admirable, impérial.
BELLE : Eh bien là, chapeau Régis, tu m’as bluffée !
ROMAN : Ça alors ! De quelle façon tu lui as cloué le bec !
REINE : Et Virgile qui était complètement décomposé, tu lui as rendu la vie.
CERISE : Tu nous as tous sauvés, tu es mon héros !
REGIS : Tu le penses vraiment, Cerise ?
CERISE : Bien sûr que je le pense. Allez, viens que je t’embrasse. (Ils s’embrassent, Régis tentant de pousser son avantage). Pouahh ! Pas sur la bouche, dégoûtant, et enlève tes pattes.
FINE (elle frappe à nouveau Régis) : Non, mais ça ne va pas, espèce d’obsédé !
REGIS : Mais, Fine, tu sais bien… Aïe… Tu sais comme je suis. Quand je vois des fruits frais à l’étalage, je ne peux pas m’empêcher de les goûter. Ça me change des fruits en compote qui font mon ordinaire !
FINE : Ah, tu n’en veux plus de mes fruits en compote ? Pourtant, tu redemandes souvent du rab, que je sache. J’aime autant te dire que tu seras privé de dessert pendant un petit moment.
REGIS : Ah non, pas ça Fine.
FINE (elle le menace de la main) : Tu en veux une autre ?
PRUNE (elle tend ses lèvres, en vain.) : Moi tu peux, tu sais.
(Le calme revient)
MILO : Tu es sûr que ton chèvrefeuille va vraiment grandir de 60 centimètres ?
REGIS : Je n’en sais foutrement rien, mon pauvre Milo.
PRUNE : C’est pourtant ce que tu as dit ? Ça, au moins, j’en suis certaine.
REGIS : J’ai dit ça comme ça. Il fallait bien trouver quelque chose pour calmer ce maniaque.
REINE : Il finira bien par se rendre compte qu’il ne pousse pas vite, ce foutu chèvrefeuille.
ROMAN : Sauf si on le gave d’engrais.
REGIS : Bien vu, Roman. Je file acheter de l’engrais, des tonnes d’engrais. (S’adressant à la plante :) Toi, mon petit bonhomme, prépare-toi à te régaler. On va lui montrer de quoi tu es capable.
(Régis quitte la scène en saluant les comédiens qui l‘ovationnent.)
REINE : Bon, les enfants, Régis nous a tirés d’un mauvais pas, maintenant c’est à nous de jouer. Au travail !
(Chacun prend son manuscrit, lit ou répète son rôle à mi voix, en faisant les cent pas. Il s’ensuit un brouhaha indescriptible que Reine interrompt à grands cris et à grands moulinets de bras. )
REINE : STOP ! Ce n’est plus un théâtre, c’est une volière. Alors, vos gueules les volatiles. On n’y arrivera pas comme ça. On se disperse et on travaille chacun dans son coin. Belle et Fine, dans la loge. Cerise, Milo et Prune, vous trois dans la salle. Et toi, Roman, prends ce côté-ci de la scène, je vais occuper ce côté-là. Allez zou !
BELLE : La loge est toute petite, on ne peut pas bouger.
FINE : Et elle est d’une saleté repoussante.
CERISE : Il fait un froid de canard dans la salle…
MILO : Tu crois vraiment que j’arriverai à me concentrer entre ces deux péronnelles ?
PRUNE : … et il fait tout noir !
REINE (Excédée) : Ooooh ! De grâce, Monsieur Bernachon ! Qu’on en finisse ! Appelez votre oncle et rasez tout !
(Cerise, Fine, Prune, Milo et Belle s’enfuient en courant. Roman s‘avachit dans le fauteuil et boude ostensiblement.)
REINE : Eh bien, tu n’apprends pas ton texte ?
ROMAN : Je le sais par cœur, mon texte.
REINE : Alors, pourquoi tires-tu une tête de trente-six pieds de long ?
ROMAN : Je voudrais bien voir la tête que tu ferais si tu avais un rôle comme le mien. Je vais être ridicule.
REINE : Parce que tu crois vraiment que ma réputation va sortir grandie quand on m’aura vue interpréter le mien ? Je tremble déjà à la pensée de ce que diront les critiques.
ROMAN : Si tu savais comme je m’en tape, en ce moment, des critiques.
REINE : De quoi as-tu peur ?
ROMAN : D’être ridicule. Irréversiblement ridicule.
REINE : Ridicule, aux yeux de qui, si tu ne crains pas les critiques ?
ROMAN : Tu ne devines pas ?
REINE : Je donne ma langue au chat.
ROMAN : Cerise…
REINE : Cerise ? Que vient-elle faire là dedans ?
ROMAN : Je ne veux pas qu’elle me voie ridicule.
REINE : Tu es ridicule !
ROMAN : Tu vois, ça commence.
REINE : Arrête tes gamineries. Cerise est dans la même galère que nous et sait très bien ce que nous devons endurer pour sauver le théâtre. Mais dis donc toi, tu ne serais pas un peu amoureux de Cerise ?
ROMAN : …
REINE : C’est bien ça, dis ? Tu es amoureux de Cerise ?
ROMAN : Depuis le jour où je l’ai vue ! Je buvais un verre dans la boîte de son cousin et elle dansait.
REINE : Nue ?
ROMAN : Quasiment nue. J’en suis sur le champ tombé raide dingue. Depuis, je l’ai suivie à son insu, partout où elle allait. Et quand elle a intégré votre troupe, j’ai fait des pieds et des mains pour que vous m’acceptiez aussi.
REINE : Je me souviens. Avec Virgile, nous étions emballés par ta détermination et ton enthousiasme, par ta passion du théâtre et ton désir de jouer.
ROMAN : J’ai bien tenu mon rôle ce jour-là.
REINE : Pour sûr, tu as réussi ton examen d’entrée. Mais ce n’est donc pas pour Molière ni pour Beckett que tu nous as rejoints ?
ROMAN : Et non, désolé, c’est pour Cerise, uniquement pour Cerise.
REINE : Et Cerise, qu’en pense-t-elle ?
ROMAN : Rien, je suis sûr qu’elle n’en pense rien. Elle ne me voit pas, elle ne sait même pas que j’existe. Pas plus en tout cas que ce satané chèvrefeuille. Alors tu comprends, si par-dessus le marché je me ridiculisais devant elle, je perdrais tout espoir de la séduire un jour.
REINE : Eh bien, mon petit pote, te voilà sacrement accroché.
ROMAN : C’est grave docteur ?
REINE : Au contraire, au début, c’est une merveilleuse maladie.
ROMAN : Et plus tard ?
REINE : Cela dépend. Dans le meilleur des cas, on tombe malade à deux et la chance fait le reste. Dans le cas contraire, il faut supporter une douleur lancinante à laquelle on s’attache, au point de redouter la voir s’estomper.
ROMAN : Et quand elle s’estompe ?
REINE : C’est là que cela devient grave : on finit par guérir, on n’aime plus et le coeur devient sec. Sec et cassant.
ROMAN : Et toi, tu as été… malade ?
REINE : Je le suis heureusement encore et la douleur est vive.
ROMAN : Virgile ?
REINE : Ce salaud ?
ROMAN : Oui, Virgile ?
REINE : Ça se voit donc tant que ça ?
ROMAN : Moi, je l’ai bien vu. Et Virgile, le sait-il ?
REINE : Lui ? Il n’a rien vu, l’imbécile. Depuis vingt ans, je suis sa sœur, son amie, son double, sa conscience, sa confidente. Sa confidente, tu te rends compte ? Sa confidente… Le salaud ! Oh, et puis arrête ! Nous avons mieux à faire que de nous lamenter. Alors, ton personnage ? Que lui trouves-tu de si ridicule qu’il devrait te déconsidérer à jamais aux yeux de Cerise ?
ROMAN : Mon personnage ? Ni plus ni moins ridicule que tous les autres personnages de la pièce.
REINE : Le texte, alors ?
ROMAN : Non, mélange de platitude et d’emphase, comme les vôtres.
REINE : Alors quoi ?
ROMAN : Les exigences de l’auteur, ses indications de jeu.
REINE : Tu sais, pour moi aussi, elles sont gratinées.
ROMAN : J’ai vu, mais franchement je crois avoir décroché le pompon.
REINE : A ce point-là ?
ROMAN : A ce point-là. Si je ne me faisais aucune illusion pour les Molières,…
REINE : Je te rassure, même sans les indications de Bernachon.
ROMAN : … j’ai l’honneur de t’annoncer que j’ai toutes les chances de remporter le trophée du salon de la robotique.
REINE : Hum ! Ça fait rêver !
ROMAN (Il lit le manuscrit) : Ecoute bien : « le comédien, tête baissée, épaules rentrées, s’attachera à se mouvoir en toutes circonstances de façon saccadée, à la manière d’un robot. »
REINE : Voilà qui nous promet un jeune premier terriblement sexy.
ROMAN : Attends, ce n’est pas tout : « Il veillera à dire son texte en le fractionnant de la façon suivante : il prononcera sur un ton monocorde une très courte volée de syllabes, puis marquera un silence avant d’émettre une nouvelle volée, et ainsi de suite. »
REINE : Waouh ! Je vois d’ici ce que donnerait une déclaration d’amour enflammée. C’est ridicule.
ROMAN : Ah, tu vois bien ! Ne bouge pas. Tu es Cerise. Je vais te subjuguer et tu vas devenir forcément folle de moi. Es-tu prête ?
REINE : Vas-y Roméo, je me sens déjà succomber.
(Roman improvise une déclaration en appliquant strictement la consigne tant par l’attitude et les mouvements que par le ton.)
ROMAN : Cerise, ô ma… Cerise. Je me… jette à tes… pieds et je t’offre mon… cœur. Si je joue comme... un pied c’est la… faute à l’auteur … L’autre grand cor… nichon le... fameux Ber… nachon...
(Reine éclate de rire et ne voit pas arriver Virgile et Bernachon.)
BERNACHON : Parfaits le geste et la musique, parfait le rythme. Bravo jeune homme, vous avez bien saisi. Par contre, j’ai peur de ne pas avoir bien compris les paroles qui ne me paraissaient pas tirées de mon texte. Vous feriez mieux d’apprendre vos répliques mon garçon au lieu de débiter des âneries auxquelles il m‘a semblé que mon nom était associé.
ROMAN : Mes répliques, je les sais par cœur. Euh… Là, j’exerçais juste ma voix avec des phrases idiotes qui n’ont aucun sens et que j’ai déjà oubliées.
VIRGILE : Oui, c’est un truc d’acteur. On fait toujours ça pour s’échauffer. On se libère l’esprit en enchaînant des mots, comme ils viennent, sans aucune logique, pour mieux ressentir son corps et ses cordes vocales.
BERNACHON : Vous êtes sûr que je n‘ai rien entendu de désobligeant qui pourrait me conduire à rendre visite à mon cher oncle ?
ROMAN et REINE : Ah, ça ! Je vous l’assure…
VIRGILE : Là, puisqu’on vous le dit ! D’ailleurs, Reine allait justement s’échauffer de cette façon. Pas vrai ma Reine ? Vous allez voir… Hein, ma petite Reine, que tu allais justement t’échauffer de cette façon, pour montrer à Monsieur Bernachon que cet exercice nous conduit à dire absolument n’importe quoi, qu’on ne pense pas et dont on ne se souvient d’ailleurs pas du tout dès la minute qui suit.
(Reine toussote, vocalise, et déclame avec emphase.)
REINE : Le pachyderme hydrocéphale s’égosille dans l’éprouvette. Il chante la légende du taxidermiste mélancolique qui noyait son alcool dans du sirop d’érable, en pensant au plaisir solitaire qu’il ressentait jadis, (Elle fixe intensément Virgile.) en léchant le cul… d’un timbre-poste suranné.
(Virgile lance un regard meurtrier à Reine qui lui fait une grimace que ne peut voir Bernachon, tandis que Roman se retient difficilement de rire.)
BERNACHON : Mais ça ne veut rien dire.
VIRGILE : Vous voyez bien par vous-même, Monsieur Bernachon, que tout ceci n’a aucun sens, sinon celui d’échauffer les organes vocaux et d’exercer la diction.
BERNACHON : C’est vrai que tout cela n’a aucun sens. Je vous prie de pardonner ma réaction de béotien. Mais j’ignorais tout de cette technique, dont vous m’avez… presque… convaincu de l’utilité. Décidément, j’apprends beaucoup à vos côtés.
(Bernachon s’adresse à Roman.)
BERNACHON : Venez mon ami, venez revoir avec moi votre texte avant de répéter la scène.
(Bernachon et Roman s’éloignent jusqu’à la table où ils s’installent pour relire le manuscrit. Virgile et Reine se rapprochent l’un de l’autre et se parlent à voix basse.)
REINE : Ce Bernachon m’horripile.
VIRGILE : Chut ! Tu vas tout faire capoter s’il t’entend.
REINE : Eh bien, qu’il m’entende, j’en ai assez ! Il nous oblige à faire n’importe quoi et, toi, tu lui manges dans la main, tu acceptes sans broncher le moindre de ses caprices.
VIRGILE : C’est mon devoir. Tu préfères peut-être qu’on dissolve la troupe et qu’on rase le théâtre ?
REINE : Oui, je préfèrerais cela, plutôt que de te voir devenir abject de servilité. Je ne supporterais pas que tu me déçoives.
VIRGILE : Tu as raison, il faut réagir. Il va comprendre que, sur le plateau, c’est le metteur en scène qui commande.
REINE : Ah Virgile, je te retrouve enfin…
(Bernachon et Roman reviennent. Régis arrive en catimini avec un gros sac d’engrais qu‘il vide au pied du chèvrefeuille et repart sur la pointe des pieds.)
BERNACHON : Maintenant que j’ai vérifié que ce jeune homme connaît bien son texte, je brûle d’envie de le voir jouer. Monsieur le metteur en scène, que diriez-vous de faire répéter la scène 4 de l‘acte 2, cette scène si pathétique dont je dois reconnaître être assez fier ?
VIRGILE : Euh… non, je regrette.
BERNACHON : Et pourquoi non ?
VIRGILE : Non, parce que cela perturberait notre plan de travail. La scène 4… voyons, voyons… nous avons prévu de la travailler la semaine prochaine seulement.
BERNACHON : C’est contrariant.
VIRGILE : C’est peut-être contrariant mais cela n’a aucune importance. Aujourd’hui nous attaquons la fin de l’acte 1.
BERNACHON : C’est vraiment, vraiment contrariant. Tellement contrariant que je crains que cela ne contrarie également mon cher oncle. Où est mon chapeau ?
REINE : La scène 4 de l‘acte 2, dites-vous ? Pourquoi pas après tout. Nous en parlions justement avec Roman.
ROMAN : Il n’y a pas 10 minutes nous espérions ensemble : pourvu qu’on puisse répéter la scène 4 de l‘acte 2.
VIRGILE : Mais enfin, je suis le metteur en scène et sur le plateau, c’est moi qui…
REINE : C’est toi qui rien du tout. Quand les acteurs sont en état de grâce pour jouer une scène magnifique qu’ils possèdent viscéralement, c’est l’art seul qui commande et non pas je ne sais quel programme de travail préétabli par un cerveau rationaliste et insensible. Monsieur Bernachon, notre talentueux auteur, a raison : il faut jouer la scène 4.
BERNACHON : Eh bien, dites donc… Je n’aurais su dire mieux. Quelle femme ! Quel tempérament ! Quelle impétuosité !
VIRGILE (agacé) : Oui, bon, ça va… (Soupirant) Puisque vous êtes en… état de grâce… Va pour la scène 4.
BERNACHON : Les choses se passent tellement mieux quand vous vous efforcez de me comprendre, mon cher… Raoul.
VIRGILE (totalement décomposé) : Virgile, Monsieur Bernachon, Virgile…
BERNACHON : Très bien, Virgile. Je ne veux pas interférer dans votre mission. Après tout, sur le plateau, c’est vous qui commandez, n’est-ce pas ?
VIRGILE (Soupirant, les yeux au ciel) : Si vous le dites…
BERNACHON : Allez, je vous laisse faire votre métier et, moi, je me glisse dans la peau du spectateur.
(Bernachon va s’installer au premier rang des spectateurs pour assister à la répétition. Virgile s‘adresse à Reine à mi-voix.)
VIRGILE : Il faudrait savoir ce que tu veux.
REINE : Pardonne-moi, c’est toi qui avais raison. Il faut sauver le théâtre.
VIRGILE : Très bien, mais n’en fais pas trop quand même avec Bernachon.
REINE : Comment ça ? J’en fais trop peut-être ?
VIRGILE : Tu ne lui parles pas : tu lui susurres, tu lui roucoules.
REINE : Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
VIRGILE : Qu’est-ce que ça peut bien me faire ?
REINE : Oui, dame. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
VIRGILE : Ça me fait que… Ça me fait que je ne veux pas de roucoulades… Gnagnagna… pas d’œillades… pas de flirt…, quand on prépare une pièce. Ça perturbe, ça déconcentre. Voilà ce que ça me fait.
REINE : C’est vraiment tout ?
VIRGILE : C’est vraiment tout.
REINE : Dommage.
VIRGILE : Allons, dépêchons. On papote, on papote et on prend du retard. Roman et Reine mettez vous en place. (Il feuillette le manuscrit). Je vous rappelle la situation. Marie-Angélique vient d’apprendre la mort de son mari Eudes-Ferdinand. Elle annonce la terrible nouvelle à son fils Jacques-Enguerrand.
(Il s’adresse à Bernachon.)
VIRGILE : A propos, Monsieur Bernachon, ne craignez-vous pas que les prénoms des personnages ne soient un peu… comment dire… euh… un peu guindés ?
BERNACHON : Je ne trouve pas. J’aurais moi-même tellement aimé m’appeler Alexandre-Léonard ! Ma mère a préféré me baptiser Marcel. Je ne vous cacherai pas que je n’approuve pas complètement son choix …
VIRGILE : Comme vous voudrez. Vous êtes l’auteur après tout.
BERNACHON : Comme vous dites.
VIRGILE : Bien. Vous y êtes ? Montrez-nous ce que vous savez faire.
(Virgile recule et s‘assied à la table. Reine se tient droite au milieu du plateau, Roman arrive du fond de la scène, voûté et tête basse, en marchant à la manière d’un robot.)
ROMAN : « Mes respects Ma da… me ma Mère. On… me dit que vous m’a … vez ap… pelé ! »
REINE : « En effet, mon petit enfant. »
ROMAN : « Puis-je vous rap… peler qu’à plus de tren… te cinq ans je… ne suis plus tout… à fait un pe… tit enfant. »
REINE : « Tu auras beau dire et faire tes coquetteries, pour moi tu auras toujours 6 ans. »
ROMAN : « Je ne sais pas vrai… ment si ce sont… là d‘idéales con… ditions pour mon épa… nouissement. »
REINE : « Taratata… Ne recommence pas avec ces sottises dont je ne sais qui te les met en tête. Tu es le très gentil petit garçon à sa maman chérie, un point c’est tout. Et puis ce n‘est pas pour cela que je t‘ai fait appeler mais pour te dire que ton père est mort.»
ROMAN : « Mort ? Comment est-ce… possible ? J’i… gnorais qu’il fût … vivant. »
REINE : « Mon Dieu, quelle horreur ! Que dis-tu là Jacques-Enguerrand ? »
ROMAN : « J’ai toujours cru que c’é… tait un ecto… plasme, une om… bre qui vous sui…vait partout, qui pen… sait par vous et ne… respirait que… pour vous. »
(Virgile souffre en silence et se met à triturer le chapeau qui était posé sur la table. Les autres comédiens arrivent un à un et se figent consternés aux 4 coins du plateau.)
REINE : « Que vas-tu imaginer là ? Ton père était un mari aimant qui ne savait que faire pour être agréable à sa tendre épouse, voilà tout. »
ROMAN : « Il est mort, donc … Triste nou… velle en vé… rité. »
REINE : « Ne te force quand même pas trop, on sait bien que tu ne pouvais pas le supporter. Parce que, toi aussi, tu n’aimes que moi, n’est-ce pas mon petit Jacques-Enguerrand ? »
ROMAN : « C’est que jus… tement à ce pro… pos je vou… lais vous dire… »
REINE : « Ne dis rien, j’ai trop de peine. Je le vois encore chaud, là, devant moi. Ce mari, cet homme. Ma raison me dit qu’il est mort et mon cœur s’obstine à vouloir qu’il bouge. »
(Elle joue comme on l’a vue répéter en scène 1)
REINE : « L’homme est occis, il est mort. Se pourrait-il qu’il se meuve encore ? Occis, mort et mouvant…, émouvant oxymore ! »
(Bernachon se lève et applaudit à tout rompre, tandis que Virgile triture le chapeau et le mord. Les autres comédiens applaudissent d‘abord tièdement puis de plus en plus fort en entourant Bernachon qui est remonté sur scène.)
BERNACHON : Oh merci, mille fois merci. C’est Sarah Bernhardt, c’est Gérard Philipe qui viennent de servir un texte d’exception. Merci mes amis de m’avoir donné autant d’émotion. Virgile, mon chapeau !
VIRGILE : Quoi ? Malgré ça, vous voulez aller voir votre oncle ?
BERNACHON : Mais non, mon cher ami, je reste naturellement. Je souhaite juste que vous arrêtiez de le torturer.
VIRGILE : Votre oncle ?
BERNACHON : Non, mon chapeau.
(NOIR COMPLET)
Scène 3
(Même décor. Seul changement : le chèvrefeuille a doublé de taille. Prune se contemple dans la psyché. Régis arrive avec un nouveau sac d’engrais.)
REGIS : Pas conforme, le chèvrefeuille ? Tu vas voir s’il n’est pas conforme. (Il lit l’inscription figurant sur le sac) Voyons le mode d’emploi : « Versez chaque semaine une cuillerée à soupe d’engrais Tonus-Plante au pied de votre chèvrefeuille et sa croissance vous étonnera ». Ça, pour nous étonner, elle va nous étonner ta croissance ! (Il verse le sac entier) Régale-toi, mon petit bonhomme et étonne-nous toujours. Pas conforme, et puis quoi encore ?
PRUNE : Toi, au moins, on peut dire que tu as la main verte ! Il en a de la chance ce chèvrefeuille. Tu lui parles tendrement, tu l’arroses, tu le caresses… Ça doit être rudement agréable, quand on est une belle plante, de passer entre tes mains…
REGIS : Oui, bon, je dois te laisser. Il faut que j’aille… euh… donner le biberon à mes enfants.
(Régis part en courant et Prune reste seule.)
PRUNE : Des enfants ? Voilà que Régis a des enfants maintenant, alors qu‘il n‘en avait pas un seul la semaine dernière. (Elle regarde le chèvrefeuille) Faut dire que tout pousse tellement vite avec lui.
(Milo, Fine et Cerise arrivent en devisant)
PRUNE : Milo, Milo, tu ne devineras jamais.
MILO : Si, bien sûr.
PRUNE : Toi alors, tu es drôlement fort !
MILO : Voyons, Prune, qu’est-ce que j’aurais dû deviner ?
PRUNE : Arrête de m’embrouiller. Tu as deviné ou tu n’as pas deviné ?
CERISE : Mais il n’a rien deviné du tout, ma pauvre chérie.
PRUNE : Alors pourquoi m’a-t-il affirmé avoir deviné ?
CERISE : Pour rire. Parce qu’en fait il ne pouvait rien deviner.
PRUNE : Ce n’est pas beaucoup plus clair.
MILO : Allez, dis-moi ce que je devais deviner.
PRUNE : Euh… Je ne m’en souviens plus avec toutes vos salades.
MILO : Alors j’avais raison : j’ai deviné exactement ce qu’il fallait deviner.
PRUNE : Dis-moi, Milo, dis-moi ce que c‘est.
MILO : En fait, je n’ai rien deviné du tout. Donc j’ai deviné juste, puisqu’il n’y avait justement rien à deviner.
FINE : CQFD.
PRUNE : CQFD ?
FINE : Ce qu’il fallait deviner.
PRUNE (triste) : Parfois je me demande si on ne me prend pas pour une idiote.
FINE : Que vas-tu imaginer là ?
MILO : On te taquine souvent parce qu’on t’aime beaucoup.
PRUNE : C’est vraiment vrai, Cerise ?
CERISE : C’est vraiment vrai, Prune.
PRUNE : J’aime mieux ça, autrement j’aurais eu beaucoup de peine, vous savez. Vous, au moins, vous êtes gentils.
MILO : Bien sûr que nous sommes gentils, petite Prune. Maintenant, sois mignonne, il faut que tu nous laisses travailler.
PRUNE : D’accord, je pars. Travaillez bien. (Elle fait quelques pas et revient avec un grand sourire). Ça y est, je me rappelle la nouvelle : Régis a des enfants.
(Fine, Cerise et Milo éclatent de rire)
MILO : Et moi je suis l’Archiduc de Patagonie !
FINE : Et moi, je suis danseuse étoile au Bolchoï !
CERISE : Et moi je me marie la semaine prochaine avec le Prince Albert !
PRUNE : Vous ne me croyez pas, hein ?
FINE : Tiens, qu’est-ce qui peut bien te laisser penser ça ?
PRUNE : Je le sens bien : vous ne me croyez pas. Et pourtant c’est Régis qui me l’a dit. Même qu’il a dû me quitter précipitamment pour courir leur donner le biberon.
FINE : Régis ? Quel cachottier. Il aurait pu me le dire, quand même : c’est mon homme depuis dix ans.
CERISE : En fait de biberon, c’est lui qui est en train de biberonner au bistrot du coin.
MILO : Je viens de le voir pleurer de rire en racontant comment il avait improvisé un conte pour échapper aux avances d’une nymphomane assoiffée de sexe.
PRUNE : Ça non plus, je ne suis pas certaine que ce soit très gentil de sa part.
MILO : Mais il plaisantait.
CERISE : Parce qu’il t’aime bien.
PRUNE : C’est fou le nombre de gens qui passent leur vie à me faire du mal parce que, justement, ils m’aiment bien. Allez, je vous ai fait perdre assez de temps. Cette fois, je vous laisse. (Elle amorce son départ)
FINE : N’empêche que j’aimerais bien que tu arrêtes de tourner autour de mon Régis.
PRUNE : Que je tourne ou que je ne tourne pas, de toute façon, personne ne s’intéresse jamais à moi.
CERISE : Voyons, Prune, ne pars pas fâchée, ça me fait de la peine.
PRUNE : C’est vrai que tu m’aimes sûrement beaucoup, toi aussi.
(Triste, elle sort de scène en courant. Elle croise sans le regarder Virgile qui arrive et la suit du regard)
VIRGILE : Eh bien, que lui arrive-t-il ? A-t-elle vu le diable pour courir comme une folle ?
CERISE : Ben non. On causait, c’est tout.
MILO : On la taquinait bien un peu.
VIRGILE : Un peu, dis-tu ? Je vois bien à vos têtes hypocrites qu’une fois de plus vous n’avez pas résisté au plaisir de vous payer la sienne.
CERISE : Pourquoi ferait-on ça ?
FINE : Comme si c’était notre genre.
VIRGILE : Pourquoi ? Je vais vous le dire. Parce que Prune est gentille et naïve, qu’elle est douce et sans un brin de malice. Et parce que vous trois, vous êtes exactement le contraire.
MILO : Tu n’as pas le droit de nous insulter comme ça.
VIRGILE : Oh si, j’ai le droit. Et je prends même le droit de vous interdire de proférer la plus infime raillerie, la plus insignifiante taquinerie, qui pourraient blesser Prune, notre mascotte. Et je m’accorde en plus celui de vous chasser de la troupe s’il advenait que vous l’oubliiez.
MILO : Mais pour qui te prends-tu ?
VIRGILE : Pour le garant du bon fonctionnement de cette troupe.
MILO : J’en ai assez de ton autoritarisme.
FINE : C’est vrai, ça. On dirait Dieu le père.
CERISE : Tu es un vrai despote.
VIRGILE : Tu as raison. Je le suis même tellement que je vous somme de vous mettre au travail immédiatement.
CERISE : Je n’ai plus la tête à ça.
FINE : J’en ai assez de recevoir des leçons.
MILO : Et moi, je n‘ai qu‘une envie, celle de tout laisser tomber.
VIRGILE : Et puis merde. Faites ce que vous voulez après tout. Allez à la pêche, au cinéma, chez votre grand-mère ou au diable vauvert, je m’en fous comme de l’an quarante. On ne jouera pas la pièce, on rasera le théâtre et je ne vous entendrai plus caqueter tous autant que vous êtes. La paix, j’aurai enfin la paix !
(Virgile quitte la scène visiblement en colère. Cerise, Fine et Milo se regardent stupéfaits.)
CERISE : Qu’est-ce qu’il lui prend d’être irritable comme ça ?
MILO : Je crois qu’il s’est un peu chamaillé avec Reine.
FINE : On n’y est pour rien, après tout.
MILO : N’empêche qu’on n’aurait peut-être pas dû lui parler comme on l’a fait.
CERISE : C’est vrai que tu as été dur avec lui.
MILO : C’est quand même toi qui l’as traité de despote.
(Gênés, ils marquent un long silence.)
MILO : Imagine qu’il nous prenne au mot et qu’il arrête la pièce !
CERISE : On raserait le théâtre…
FINE : … et on se retrouverait sans travail.
MILO : Je serais dans une panade noire. Déjà que je n’ai pas d’appart…
CERISE : Alors, que fait-on ?
MILO : On va le rechercher.
FINE : Et puis ?
MILO : Quelle question ! On fait profil bas et on lui dit que nous sommes prêts pour la répétition.
CERISE : Qui c’est, « on » ?
MILO : Toi, pardi.
CERISE : Merci pour la corvée. Et pourquoi pas Fine ?
FINE : Je ne suis pas tout à fait en odeur de sainteté. Il vaut mieux que tu y ailles, toi, avec tes airs de sainte-nitouche.
CERISE : Merci Fine, toujours un mot aimable. Quant à toi, Milo, j’allais oublier ton courage légendaire et tes qualités de cœur. Heureusement, tu ne manques décidément pas une occasion de me les rappeler.
(Cerise commence à s’éloigner quand Milo la retient.)
MILO : Au fait, Cerise, tu as entendu ? Je n’ai toujours pas trouvé d’appart. Tu pourrais m’héberger quelques jours ?
CERISE : Et mettre la moitié de mon lit à ta disposition ?
MILO : Ben, si ça ne te dérange pas.
CERISE : Et moi tout entière, par la même occasion ?
MILO : Ce n’est pas de refus.
CERISE : Ben voyons. Tu veux que je te dise ce que j’en pense ?
MILO : Euh… C’est vraiment nécessaire ?
CERISE : J’y tiens.
MILO : Alors vas-y.
CERISE : Va te faire foutre !
FINE : Et vlan ! Ça, tu ne l’as pas volé, mon coco.
(Cerise quitte le plateau)
MILO : Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Qu’est-ce que j’ai dit qu‘il ne fallait pas ? Décidément, je ne comprendrai jamais rien aux femmes.
FINE : Surtout à celles qui ne veulent pas coucher avec toi.
(Belle entre en scène)
BELLE : Tu en fais une tête, Milo.
MILO : A toi non plus, elle ne plait pas ma tête ? Sache qu’elle est comme elle est et que je n’en changerai pas.
FINE : Un conseil, Belle : si tu veux l’attraper, prends de longues pincettes !
BELLE : Eh bien, quel caractère de cochon ! Toi, tu viens encore de te disputer avec quelqu’un.
MILO : Tu veux savoir les exploits dont j’ai été capable en cinq minutes ?
BELLE : Allons bon, tu as refait des tiennes ?
MILO : Tu es prête ?
BELLE : Je t’écoute.
MILO : Un, j’ai fait pleurer Prune.
FINE : Je l’ai peut-être un peu aidé.
BELLE : Bravo !
MILO : Deux, je me suis quasiment fait virer par Virgile…
BELLE : Super !
MILO : … et trois, Cerise m’a envoyé me faire foutre.
FINE : En beauté je dois dire.
BELLE : Le tout en cinq minutes ?
MILO : En cinq minutes chrono.
FINE : A peine…
BELLE : Dis donc, tu t’es surpassé.
MILO : Tu trouves aussi ?
BELLE : Tu vas devoir ramer dur pour rattraper tout ça.
MILO : J’en ai peur.
(On entend des pas.)
BELLE : Eh bien prépare tes rames, parce que voilà du beau monde et, apparemment, personne n’a l’air décidé à te faire de cadeau mon pauvre Milo.
MILO : Je sens que ça va être ma fête.
(Bernachon arrive le premier, fonce vers le chèvrefeuille, le contemple, l’effleure de sa main et lui parle.)
BERNACHON : Régis avait donc raison : tu es encore plus beau que dans mes rêves les plus fous. Ah, que je suis heureux.
(Arrivent ensuite Virgile, Cerise et Prune, qui tous évitent de regarder Milo. Par l‘autre côté arrive Régis qui s‘affaire à mesurer le chèvrefeuille et s‘adresse à Bernachon.)
REGIS : Deux mètres quarante ça vous convient ?
BERNACHON : Ce chèvrefeuille me comble totalement.
REGIS : Et mon petit doigt me dit qu’il n’a pas fini de grandir.
BERNACHON : Mon petit Régis, vous êtes un magicien.
REGIS : Ce n’est rien, Monsieur Bernachon. Vous savez, les plantes, il suffit de leur parler et de leur donner un peu d’amour par-ci, un peu d’amour par-là.
ROMAN (à mi voix) : … et quinze kilos d’engrais entre deux.
VIRGILE : Tu es là, Belle, tu tombes à pic. Nous sommes censés jouer la scène 6.
BERNACHON : Pourquoi « censés » ?
VIRGILE : Parce que je ne suis pas sûr que tous les comédiens concernés soient là.
BERNACHON : Mais si voyons. Il y a Prune, la psy qui soigne Jacques-Enguerrand, je vois également Belle, la vieille amie de la famille et Fine la sœur aigrie, j’aperçois Cerise, la jolie cousine…
REGIS : Jolie, vraiment jolie !
CERISE : Toi, occupe toi de la plante et enlève tes pattes.
FINE : Approche toi d’elle, et tu entendras causer du pays.
BERNACHON : … et il devrait y avoir le comédien qui interprète l’amant de Marie-Angélique. Où est-il l‘amant de Marie-Angélique ? Ah, le voilà le comédien, caché derrière toutes ces dames.
VIRGILE : Vous voyez un comédien, vous ? Moi je ne vois qu’un faiseur d’embrouilles prêt à quitter le navire à l’approche des récifs.
BERNACHON : Quel navire ? Où sont les récifs ? J’exige qu’on m’explique !
BELLE : Simple métaphore par laquelle Virgile signifie qu’à quelques jours de la générale, il serait inopportun que Milo laissât une mauvaise angine le priver de voix.
VIRGILE : Pas du tout.
(Régis, qui passait par là, attrape Virgile à bras le corps, le bâillonne d’une main et l’entraîne loin du regard de Bernachon)
FINE : Mais ne vous inquiétez pas, Monsieur Bernachon, un comprimé fera l‘affaire. (Elle prend dans sa poche un tube dont elle extrait le comprimé qu’elle enfourne dans la bouche de Milo). Voilà !
BELLE : Par là-dessus, une bonne nuit au chaud, et notre Milo redeviendra pimpant comme à ses plus beaux jours. N’est-ce pas Milo ?
(Milo opine piteusement en avalant le comprimé. Régis et Cerise s‘efforcent de calmer Virgile)
BELLE : Bon, que diriez-vous de commencer la répétition ?
BERNACHON : Je n’attends que ça. Venez donc Virgile, au lieu de distraire vos camarades.
(Après avoir menacé Milo d’une main rageuse, furieux et grognon, Virgile va s’asseoir à sa table, rejoint par Bernachon)
VIRGILE : Qu’est-ce que vous attendez, bon sang …
(Les comédiens se mettent en place. Prune, assise sur une chaise à la tête du canapé, croise ses jambes alternativement durant toute cette séquence ; Cerise, en déshabillé, se regarde dans la psyché en prenant des attitudes lascives ; Belle, à qui Régis a apporté un chapeau strict, des lunettes à monture d’écaille et un sac à main ringard, se tient debout, raide comme la justice ; Fine, assise sur le fauteuil, s’amuse avec la couverture ; Milo fait les cent pas)
MILO : « Vous ne m’enlèverez pas de l’idée que ce garçon est anormal. »
PRUNE : « Il n’est pas anormal, il est autre »
FINE : « Il est autrement plus anormal que vous ne le pensez »
MILO : « Depuis qu’il a perdu son père et que je suis devenu officiellement l’amant de sa mère, son comportement est totalement incompréhensible. »
BELLE : « Je ne trouve pas. Je lui reconnais au contraire beaucoup de bon sens et de perspicacité.»
MILO : « Parce que vous trouvez raisonnable sa passion pour une plante ? »
BELLE : « Ça, effectivement, je dois dire que ça me trouble un peu. »
FINE : « Il a toujours été le chouchou, alors… »
CERISE : « Je le trouve plutôt attendrissant avec son chèvrefeuille. Il le couve du regard, il vient le respirer, il lui parle cent fois par jour. Il est trop chou. »
BELLE : « gnagnagna »
MILO : « Tant mieux si ça vous attendrit. Moi, ça m’inquiète. »
CERISE : « J’aimerais tant être son chèvrefeuille. »
FINE : « Un jour, il a voulu me montrer sa zézette. »
BELLE (à Cerise) : « Il est vrai, ma chère, qu’outre l’intérêt de vos conversations respectives, vous avez un point commun avec cette plante : vous êtes aussi empotées l’une que l’autre ! »
PRUNE : « Le chèvrefeuille de Jacques-Enguerrand n’est pas une plante, c’est un symbole. »
MILO : « Voilà qui est très intéressant. Et Madame l’experte ès-Jacques-Enguerrand peut elle nous éclairer sur le sens de ce symbole ? »
FINE : « Je m’en souviens comme si c’était hier : il venait d’avoir deux ans… »
PRUNE : « Pour moi, le cas est clair. Cette caprofi… caprifio… cette coprafi… »
(Prune se lève d’un bond, en colère. Elle s’adresse à Bernachon)
PRUNE : Comment voulez-vous que j’y arrive ? J’en ai assez à la fin. Vous me faites dire des mots imprononçables dont je ne sais même pas ce qu’ils veulent dire. Vous croyez que c’est facile, vous ? En plus, rien ne me prouve qu’il ne s’agisse pas d’une cochonnerie.
BERNACHON : Rassurez-vous délicieuse petite enfant. Ce mot est tout à fait châtié et vous n’aurez pas à rougir en le prononçant. Caprifoliacée. Répétez après moi. Ca… pri… fo… lia… cée.
PRUNE : Ca… pri… fo… mais dites-moi d’abord ce que ça signifie ?
(Murmure général)
MILO : C’est vrai, dans le fond.
CERISE : Elle a raison.
BELLE : Mais oui, au fait.
(Régis passait par là)
REGIS : Le chèvrefeuille, tout comme le sureau, appartient à la famille des caprifoliacées. De capri, chèvre et de… euh… foliace, feuille. Capri, chèvre, foliace, feuille. Caprifoliacée, chèvrefeuille. Voilà tout.
BERNACHON : C’est à peu près cela.
FINE : Ben mon Régis, tu en sais des choses !
PRUNE : Ah ? Alors, je peux. Caprifoliacée, caprifoliacée, caprifoliacée.
BERNACHON : Elle est délicieuse, tout à fait délicieuse.
(Prune retourne vers sa chaise en continuant à prononcer le mot. Elle s’assied, croise une jambe et reprend exactement là où elle en était)
PRUNE : « Pour moi, le cas est clair. Cette caprifoliacée représente tout l’univers de Jacques-Enguerrand. Les racines, tout d’abord, bien fichées en terre, qui le rassurent. »
MILO : « Que je sache, un rhododendron aussi a des racines. Alors pourquoi s’est-il entiché d’un chèvrefeuille ? »
FINE : « Je n’ai pas voulu la regarder, vous pensez bien, une zézette… »
PRUNE : « Figurez-vous que cette caprifoliacée… »
VIRGILE (qui suit le manuscrit) : Tu te trompes. Là, il faut dire « plante ». « Figurez-vous que cette plante … »
PRUNE : Peut-être, mais je préfère dire « caprifoliacée », j’aime bien ce mot.
VIRGILE : Seulement les consignes sont claires : on doit respecter à la lettre les textes et les indications de l’auteur, sinon…
CERISE : Le théâtre…
MILO : … rasé…
BELLE : … et la troupe…
VIRGILE : … au chômage.
BERNACHON : Allons, allons. A vous entendre on pourrait croire que je suis directif. Je ne suis pas une brute, tout de même. Puisque Mademoiselle Prune a envie de remplacer « plante » par « caprifoliacée », eh bien rayons « plante » et va pour « caprifoliacée ». Elle est tellement charmante.
PRUNE : C’est vrai ? Je peux ?
BERNACHON : Vous pouvez, mon enfant, vous pouvez.
VIRGILE : On aura tout vu ! Allez, on reprend.
PRUNE : « Figurez-vous que cette caprifoliacée a bien d’autres qualités qui bouleversent Jacques-Enguerrand. »
MILO : « Et quelles sont-elles, je vous prie ? »
PRUNE (Toujours assise, les yeux mi-clos, quasi-extatique, elle mime avec ses bras et ses mains) : « Les tiges, tout en grâce et en circonvolutions, qui montent aériennes et libres vers la lumière… Et puis les fleurs, légères, délicates, douces comme le cou d’une femme… Et surtout cet arôme à la fois rafraîchissant et enivrant qui emplit le monde et le cœur de ce pauvre Jacques-Enguerrand… »
(Prune se ressaisit et toussote.)
MILO : « Et alors ?»
FINE : « Faut dire que j’avais vu celle de père et que je n’ai pas trouvé ça très joli, joli. »
PRUNE : « Et alors ? N’auriez-vous pas compris que pour lui, ce chèvrefeuille, qui est comme chacun sait de la famille des caprifoliacées… »
BERNACHON : Là, ce n’est peut-être pas la peine de le rajouter.
PRUNE : Ça me ferait pourtant tellement plaisir.
VIRGILE : Gnagnagna, gnagnagna.
BERNACHON : Bon, d’accord. Elle est tellement charmante.
PRUNE : « N’auriez-vous pas compris que pour lui, ce chèvrefeuille, qui appartient comme chacun sait à la famille des caprifoliacées, incarne sa mère. Cette mère qui l‘a abandonné, pour donner libre cours à une sexualité torride et débridée avec un amant dépravé et sans vergogne, alors même que son mari n’était pas encore froid. »
MILO : « Non mais dites donc, dépravé, sans vergogne, qui vous permet ? »
PRUNE : « Les racines représentent l’ancrage au sol, la solidité de sa mère sur laquelle il comptait tant. La souplesse des tiges et la fragilité des fleurs lui rappellent au contraire son côté primesautier et fantasque. Et l’arôme du chèvrefeuille, c’est tout simplement le parfum dont elle aimait à se parer. En chérissant son chèvrefeuille, il déclare son amour à sa mère. »
CERISE : « Je ne voulais pas m’en mêler, mais je crois que Mademoiselle a raison. Avant que sa mère ne parte, Docteur Jacky… »
BELLE : « Qui est Docteur Jacky ? »
CERISE : « C’est Jacques-Enguerrand. Je l’appelle Docteur Jacky depuis la première fois où l’on a joué au docteur ensemble. Tant que sa mère était là, il n’avait pas de chèvrefeuille, il ne s’occupait que de moi. A longueur de journée. C’est pour ça qu’il me voulait toujours en déshabillé… Pour pouvoir me soigner à tout moment. Maintenant, il ne me regarde même plus. »
BELLE : « Dieu merci, il a compris qu’il ne trouverait pas son bonheur dans le stupre que lui promettait une tentatrice diabolique… »
CERISE : « Non mais dites donc ! »
BELLE : « … mais auprès d’une femme sensible et attentionnée qui lui apporterait la sérénité, le réconfort et la sagesse. »
CERISE : « Ce qui veut dire ? »
BELLE : « Ce qui veut dire que, sur les conseils de sa douce mère, Jacques-Enguerrand m’a demandé ma main et que je la lui ai accordée. »
FINE : « Alors, j’ai dit à père : vous savez, père, à quatorze ans, je suis assez grande pour prendre ma douche toute seule. »
CERISE : « Dites moi que je cauchemarde. Ce n’est pas possible. Vous mentez. Je suis sûre que Jacky est fou de moi… et de mon corps. »
BELLE : « Il est plutôt fou de moi… et de mon âme, puisque nous nous marions demain. »
CERISE : « Aaaah ! »
(Cerise feint s’évanouir, Milo la rattrape et en profite pour la peloter. Cerise se redresse et gifle Milo)
BERNACHON : Voyons, Cerise, vous prenez trop de libertés avec la pièce. La gifle ne fait pas partie des instructions.
VIRGILE : On peut la garder quand même. Ça ne me dérange pas du tout que Milo s‘en prenne une lors de chaque répétition.
CERISE : Et le fait que Milo me retienne par les seins, ça fait partie des instructions peut-être ?
BERNACHON : Attendez, je vérifie… « L’amant retiendra la cousine dans sa chute de la manière qui lui conviendra. »
MILO : C’est exactement ce que j’ai fait, la manière me convenait parfaitement. Et je prends une gifle parce que j’applique les consignes. C’est un peu fort, vous ne trouvez pas ?
(Cerise lui assène une deuxième gifle, ce qui réjouit Virgile)
CERISE : Et fort comme ça ? Ça te convient mieux ?
VIRGILE : Décidément, Bernachon, votre pièce commence à me plaire.
BERNACHON : Eh bien, il était temps. Parce que je vous rappelle que nous ne sommes plus qu’à quinze jours de la générale … ou du bulldozer.
(NOIR COMPLET)
Scène 4
(Le chèvrefeuille est gigantesque. Régis pousse un lit qu’il installe dans le prolongement du canapé, une chaise les séparant. Puis il verse au pied du chèvrefeuille un nouveau sac d’engrais. Roman est allongé sur le canapé.)
ROMAN : Tu vas le faire crever ce pauvre chèvrefeuille.
REGIS : Tu parles, il en raffole de cet engrais. Je ne sais pas ce qu’ils mettent dedans mais ça lui fait un effet bœuf ! Hein, mon tout beau ? Gourmand, va… (Et il achève de vider le sac) Regarde, Roman, on dirait qu’il sourit.
ROMAN : Tu es complètement malade.
REGIS : Je suis peut-être malade, mais quand même pas autant que ce cinglé de Bernachon. Il est bizarre ce type, tu ne trouves pas ?
ROMAN : C’est à moi que tu poses la question ? Un peu qu’il est à la masse, cézigue. Je suis bien placé pour le savoir : tu sais, Jacques-Enguerrand, le personnage que je joue, j’ai l’impression que c’est Bernachon lui-même.
REGIS : Non !
ROMAN : J’en mettrais tes oreilles à couper. Et crois moi, il n’est pas clair dans sa tête le bonhomme.
(Reine arrive, son manuscrit à la main. Fine la suit.)
REINE : Je ne la sens pas cette scène-là. Prune y tient un rôle essentiel et je ne suis pas certaine qu’elle soit au point.
ROMAN : C’est vrai que, depuis que Bernachon n’a d‘yeux que pour elle et qu’il lui passe tous ses caprices, elle est sur un nuage.
REINE : C’est-à-dire, encore plus évaporée que jamais.
ROMAN : Eh bien ça promet. Tiens, la voilà justement.
(Prune entre, toute guillerette, le bras gauche bien tendu)
PRUNE : Oh, mes amis, mes amis, comme je suis heureuse. Vous ne remarquez rien ?
REINE : Euh… Si, bien sûr, on voit que tu es en retard pour la répétition.
PRUNE : Mais non, que tu es bête. Tu vois bien, Virgile et Marcel ne sont pas encore là.
ROMAN : Marcel ?
PRUNE : Eh bien oui, Marcel. Marcel Bernachon !
ROMAN : Bernachon ? Tu appelles Bernachon par son prénom?
PRUNE : C’est lui qui me l’a demandé. Alors vous ne remarquez toujours rien ?
REINE : Ben, non.
PRUNE : Je vais vous aider. Regardez ça…
(Elle tend sa main sous leur nez)
ROMAN : Tu ne te ronges plus les ongles ?
REINE : Tu as la maladie de Parkinson ?
PRUNE : Vous alors, vous êtes miro ! La bague…
ROMAN : Elle brille !
REINE : Elle n’est pas énorme, énorme.
PRUNE : Peut-être, mais c’est Marcel qui me l’a offerte. Ça vous en bouche un coin, on dirait.
REINE : Toi, tu as couché !
PRUNE : Non, mais dis donc. Pour qui me prends-tu ?
ROMAN : Ne fais pas l’effarouchée, ce ne serait quand même pas la première fois.
PRUNE : Mais, avec Marcel, ce n’est pas pareil.
REINE : Qu’a-t-il de si différent ton Marcel ?
PRUNE : C’est un vrai gentleman et…
ROMAN : Et ???
PRUNE : … et il est puceau.
REINE : Eh bien ma vieille, je sens que tu vas te marrer avec un énergumène de son acabit.
PRUNE : Au moins autant que toi avec Virgile.
REINE : De quoi te mêles-tu ? Et puis de toute façon, ça n’a rien à voir.
PRUNE : Tu as raison, ça n’a vraiment rien à voir. C’est même tout le contraire. Marcel et moi, nous avons eu un coup de foudre. Toi, ça fait vingt ans que tu cours après Virgile et c’est tout juste s’il te reconnaît dans la rue. Et d’un !
REINE : Oh !
PRUNE : Marcel, lui, n’a couché avec personne alors que Virgile passe sa vie à coucher avec tout le monde. Et de deux !
REINE : Espèce de petite peste !
PRUNE : Et pour finir, Marcel me dévore des yeux et m’offre une bague, et toi tu te pâmes quand Virgile daigne seulement te jeter un regard.
(Reine se précipite sur Prune pour l’étrangler. Roman s‘interpose et les sépare)
ROMAN : Ça suffit, les tigresses. Rangez vos griffes et gardez votre tonus. Il faut qu’on soit à la hauteur pour cette dernière répétition. Attention, les voilà qui arrivent.
(Chacun court à sa place : Roman allongé sur le canapé, Reine allongée sur le lit, Prune assise sur la chaise, les jambes croisées. Virgile et Bernachon entrent en scène.)
VIRGILE : Vous êtes déjà en situation tous les trois, parfait. Vous voyez, Bernachon, c’est à des détails comme celui-là qu’on reconnaît une troupe soudée, tendue vers les mêmes buts : à savoir, servir un texte et son auteur et combler les spectateurs.
BERNACHON : C’est impressionnant en effet ! Ah comme j’ai hâte de voir cette dernière scène. C’est la plus belle, l’apothéose.
VIRGILE : Mais oui, mais oui. Certainement. Vous êtes prêts les enfants ?
BERNACHON (s’adressant à Prune) : Vous vous sentez bien mon petit ange ?
PRUNE : Parfaitement bien, mon lapin. Je viens de me détendre avec mes camarades.
VIRGILE : Je vous l’ai dit, nous avons affaire à des pros. Bien, alors allons-y.
BERNACHON : Allez-y, ma petite Prune.
PRUNE : D’accord, mais ne me regardez pas avec ses yeux là, ça me trouble.
BERNACHON : Je vous trouble ? Ah, comme je suis heureux.
PRUNE : Bon, cette fois j’y vais. D’accord ?
VIRGILE : Mais vas-y, bon sang. Qu’on en finisse !
BERNACHON : Vous aussi vous brûlez d’impatience de voir la fin ?
VIRGILE : Euh… Je suis surtout impatient que tout cela soit fini et qu’on n’en parle plus. Allez Prune, décide-toi.
PRUNE : J‘y vais, j‘y vais, Oh lala !
(Prune reprend sa position et attaque)
PRUNE : « Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, je vous rappelle que je suis ici à la demande expresse du jeune Jacques-Enguerrand et que Madame sa mère a accepté ma médiation. L’objectif de cette séance est de libérer votre expression à tous les deux, afin de vous permettre, si possible, de vous comprendre l‘un, l‘autre. Est-ce clair ? »
ROMAN : « Parfaite… ment clair. »
REINE : « Ne perdons pas de temps. »
PRUNE : « Je propose de donner la parole en premier à Jacques-Enguerrand, qui est, en quelque sorte, l’offensé. »
REINE (se redressant soudain) : « L’offensé ? J’aurais offensé mon propre fils, mon enfant, mon petit ange ? »
PRUNE : « Peut-être auriez-vous préféré que je dise… la victime ? Rallongez-vous, Madame, je vous prie. »
REINE : « Ah, elle est belle la médiation. Je n’ai pas dit un mot et je vois qu’à vos yeux je suis déjà coupable. »
PRUNE : « Mais pas du tout, qu’est-ce qui peut bien vous faire penser cela ? »
(Reine se rallonge en maugréant)
PRUNE (doucereuse) : « Nous vous écoutons, mon jeune ami. Vous pouvez parler sans crainte, je suis là.»
REINE (Se redressant brutalement) : « Elle recommence ! »
(Prune saute sur ses pieds et, du regard, fusille Reine qui, impressionnée, se recouche.)
BERNACHON : (Avec enthousiasme) : Quelle présence ! Quelle personnalité !
VIRGILE (A mi-voix) : C’est de pire en pire.
(Prune se rassied, croise ses jambes, et reprend d’une voix mielleuse.)
PRUNE : « Je disais : nous vous écoutons, mon jeune ami. »
(Roman fait un signe pour que Prune approche son visage, puis lui parle longuement à l’oreille. Elle lui répond vivement en murmurant à son tour. Roman, très énervé, lui parle à nouveau. Soudain, visiblement gênée, Prune se redresse.)
REINE : « Que dit-il ? »
PRUNE : « Je ne peux pas le répéter. J’aimerais mieux qu’il le dise lui-même. Euh… Cela ferait d’ailleurs un excellent début pour entrer dans le vif du sujet si j‘ose dire. Allez, Jacques-Enguerrand, ne faites donc pas l’enfant. »
ROMAN : « Ah ! Vous n’al… lez pas vous y… mettre à vo… tre tour. Je ne suis plus un en… fant, vous en… tendez ?… Je ne suis… plus un en… fant. Puisque c’est… ça, je ne di… rai plus rien. »
REINE : « Vous voyez comme il est avec ses caprices et ses bouderies. »
PRUNE : « Allons Jacques-Enguerrand, moi, je le sais bien que vous n’êtes plus un enfant, mais un adulte responsable qui va dire à sa maman tout ce qu’il a sur son petit cœur. »
ROMAN : « Je peux… tout dire ? »
PRUNE : « Mais oui, tout. »
ROMAN : « Elle ne me gron… dera pas ? »
PRUNE : « Je vous le ga… rantis. »
ROMAN : «Elle ne me fe… ra pas ses yeux qui… me transper… cent quand… elle est fâ… chée contre moi ? »
PRUNE : (se lève, exaspérée) :« Ça ne vous suf… fit peut-être pas… que je vous en do… nne ma parole ?… Et puis ça com… mence à bien faire… J’en ai assez à … la fin de vos com… portements puérils… Et en plus il est con… tagieux ! »
(Virgile se masque les yeux et se tord littéralement de douleur)
REINE : « Ah, vous voyez bien. Vous aussi vous trouvez ce gosse insupportable ! »
ROMAN : « J’en ai assez. Vous… êtes toutes con… tre moi. Je le sa… vais bien que ça… ne marche… rait pas... Partez et lais… sez moi tout seul… avec mon chè… vrefeuille. »
(Roman se lève et veut courir vers le chèvrefeuille. Prune le retient et le force à se rallonger.)
BERNACHON : Ça vous prend aux tripes !
VIRGILE (A mi-voix) : C’est consternant !
PRUNE : « Voilà, ce n’est rien. Juste un petit moment d’énervement. Calmez-vous… C’est cela, prenez votre pouce, ça vous apaisera. C’est mieux déjà. Maintenant il faut nous dire pourquoi ce gros chagrin. »
ROMAN : « Ça a commencé quand j’ai vu maman toute nue. La première fois, c’était dans la cuisine. Elle courait en riant devant le plombier qui criait : petit-petit-petit, viens ici ma poulette que je t’attrape et que je t’embroche. Pourtant, ce jour là, on a mangé du gigot d‘agneau. Et j‘ai horreur du gigot d‘agneau. »
REINE : « Il parle trop bas. Que dit-il ? Je n’entends rien. »
PRUNE : « C’est un peu obscur… Il s’exprime par métaphore. »
REINE : « Et que dit cette métaphore ? »
PRUNE : « Il s’agit de cuisine, de poule et d’agneau, mais je n’en perçois pas encore tout à fait le sens. »
ROMAN : « La deuxième fois, c’était dans le jardin : elle gambadait, nue, entre les massifs de fleurs. Elle criait au jardinier qui la poursuivait : je suis une gazelle, je suis une gazelle ; attrape moi si tu le peux, vilain lion ! Quand le lion eut rattrapé la gazelle, ils sont tombés tous les deux dans les chèvrefeuilles en écrasant les plus jeunes pousses. »
PRUNE (Qui semble un peu émoustillée) : « Et après ? »
REINE : « Mais que dit-il, à la fin ? »
PRUNE : « Oh, vous la gazelle. »
REINE : « La gazelle ? »
ROMAN : « Après, je ne sais pas. J’ai suivi des yeux deux papillons qui dansaient dans l’air brûlant de l’été. Ils allaient ici, la seconde d’après ils étaient là. Et puis ils se sont posés par terre, à deux mètres de moi. Et… Et... »
(Roman éclate en sanglots)
PRUNE : « Et ? Et ?… »
ROMAN : « Ils se sont accouplés. »
PRUNE : « Oh ! Accouplés ! »
ROMAN : « Oui, accouplés ! Et maman ne m‘avait jamais expliqué ce qu‘ils pouvaient bien faire.»
REINE : « Mais enfin, que dit-il ? »
PRUNE : « Chère Madame, le message est certes un peu complexe mais je crois pouvoir le décrypter. Il semble qu’il y ait entre vous un lourd contentieux qui remonte à très loin. »
REINE : « Un lourd contentieux ? »
PRUNE : « Je le crains en effet. Vous souvient-il avoir un jour oublié que votre fils déteste le gigot d’agneau ? »
REINE : « Cela a pu arriver… »
(Bernachon pleure d’émotion. Virgile soupire et se prend la tête dans les mains. Cerise, Fine, Belle et Milo entrent en scène et restent en retrait, consternés.)
PRUNE : « Je vous confirme que c’est arrivé une fois au moins. Pire, ce jour là vous lui avez donné à manger du gigot d’agneau, plat qu’il exècre, alors qu’il avait perçu la promesse d’un poulet rôti à la broche, son mets préféré. Premier traumatisme. »
REINE : « Fis-je cela ? »
PRUNE : « Vous le fîtes. »
REINE : « Me pardonnera-t-il un jour ? »
PRUNE : « Il en jugera. Plus grave encore. Un jour, vous avez piétiné les chèvrefeuilles, au fond de votre parc. Or il ne vous aura pas échappé qu’il s’agit là de sa plante préférée. Deuxième traumatisme ! »
REINE : « Mon Dieu, comment ai-je pu ? »
PRUNE : « Et pour finir : le jeune Jacques-Enguerrand a été confronté brutalement à la sexualité des lépidoptères sans que vous l’ayez préparé le moins du monde à un tel choc. Et de trois. »
REINE : « Le pauvre enfant, comme il a dû souffrir ! »
PRUNE : « Énormément, vous ne pouvez pas imaginer à quel point. »
REINE : « Tant que ça ? »
PRUNE : « Plus que ça… »
REINE : « Mon Dieu… »
ROMAN : « Que dit-elle ? »
PRUNE : « Euh… Elle dit qu’elle a renoncé à courir toute nue de peur d’attraper froid, qu’elle ne mange plus d’agneau depuis qu’elle est devenue végétarienne, et que son parfum préféré est désormais le jasmin… »
ROMAN : « Et pour les papillons ? »
PRUNE : « Elle vous recommande de vous informer sur Reproductiondeslépidoptères.com. »
ROMAN : « C’est tout ? »
PRUNE : « C’est tout. »
(Roman s’assied, puis se lève)
ROMAN : « C’est bien. J’avais besoin d’entendre ça. Le malentendu est enfin levé. Je me sens mieux, comme libéré. »
PRUNE : « Mais, voilà qu’il parle normalement, sans s‘interrompre en milieu de mot ! »
ROMAN : « Je vous ferais remarquer que ça fait déjà un bon quart d’heure ! »
REINE : « Tu es guéri, mon tout petit. Oh que je suis heureuse. Tu vas pouvoir aller te préparer pour épouser demain mon amie de toujours, ma chère Hortense-Elisabeth, qui sera pour toi une deuxième moi-même. »
(Belle s’avance en minaudant)
BELLE : « Jacques-Enguerrand, mon chéri. »
(Roman saute sur le canapé)
ROMAN : « Ah non, ça suffit comme ça. Je me suis libéré de ma mère, ce n’est pas pour me laisser emprisonner par l’autre vioque. »
BELLE : « Mon petit Jacques-Enguerrand, comment pouvez-vous ? »
REINE : « Je t’interdis ! »
ROMAN : « Vous ne m’interdisez plus rien du tout ! »
REINE : « Alors, je t’ordonne de… »
ROMAN : « Vous m’ordonnez moins encore. Hop, du vent, de l’air, de l’oxygène. Disparaissez avec votre gigolo libidineux. »
MILO : « Non mais dites donc, jeune homme, n’avez-vous pas l’impression de dépasser les bornes ? »
(Roman, bien droit, les forces décuplées, fait des moulinets de son poing. Il rugit.)
ROMAN : « Ah, viens ici pauvre larve, viens voir si je dépasse les bornes. Préfères-tu que je mette les points sur les « i » ou mes poings sur ton nez ? »
REINE : « Quelle violence ! Je ne te reconnais plus mon tout petit… »
FINE : « Là ! Je vous l’avais bien dit ! La voilà sa vraie nature. Mon frère, vous êtes un dangereux psychopathe. Je le voyais bien à votre regard jaloux, lorsque vous m’épiiez en salivant, tandis que père me donnait ma douche ! »
ROMAN : « Oh toi, ma chère sœur, tu as de la chance que la méchanceté et la frustration ne soient pas des poisons, sinon tu serais morte depuis bien longtemps. Et, crois-moi, je n’aurais pas versé une larme ! »
BELLE : « Reprenez-vous, mon ami. Nous reparlerons de tout cela, au calme, en buvant une tisane, après notre mariage. »
ROMAN : « Mais elle est encore là la triste rombière ? Allez, zou, du balai ! Où est Mathilde-Clémence ? Je veux Mathilde-Clémence ! »
(Cerise s’avance timidement, les mains tendues.)
CERISE : « Me voici, Docteur Jacky, mon cher cousin. Voulez-vous jouer au docteur comme nous le faisions si bien autrefois ? »
(Roman se précipite pour lui prendre les mains et se fige soudain avant de l’atteindre. Cerise s’étonne.)
CERISE : Ben, Roman, que t’arrive-t-il ? Tu ne connais plus ton rôle ?
ROMAN : Euh… si… mais…
CERISE : Mais quoi ?
ROMAN : J’ai peur que tu me repousses …
BERNACHON : Et pourquoi vous repousserait-elle ? La consigne est claire. Vous devez embrasser Cerise avec passion. En retour, Cerise doit vous accueillir avec conviction, vous offrir des gloussements de plaisir et faire montre d’un bonheur évident. N’est-ce pas là, mon cher Virgile, le jeu que l’on attend d’eux ?
VIRGILE : Si vous voulez, au point où l’on en est. On reprend comme le demande Bernachon.
ROMAN : « Où est Mathilde-Clémence ? Je veux Mathilde-Clémence ! »
(Cette fois Cerise simule un grand bonheur, à grand renfort de gestes et de gloussements.)
CERISE : « Me voici Docteur Jacky, mon cousin. Voulez-vous jouer au docteur comme nous le faisions si bien autrefois ? »
(Leurs mains s’étreignent.)
ROMAN : « Je veux bien. Pour commencer. »
CERISE : « Et puis après ? »
ROMAN : « J’ai découvert plein d’autres jeux charmants. »
CERISE : « Dites-moi tout. »
ROMAN : « Sauriez-vous courir nue dans la cuisine ? »
CERISE : « Certainement. »
ROMAN : « Et dans les massifs de fleurs ? »
CERISE : « Mais j’en rêve. »
ROMAN : « Alors ne perdons pas un instant. »
(Roman s’apprête à enlacer Cerise mais arrête soudain son geste. Cerise reste interdite.)
CERISE (Elle murmure.) : Enfin, Roman, qu’est-ce que t’attends ? (Un temps) Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi…
ROMAN : Je ne peux pas.
CERISE : Mais, c’est écrit.
BERNACHON : Cerise a raison, mon garçon. C’est là, en toutes lettres : « Jacques-Enguerrand prend vigoureusement Marie-Clémence dans ses bras, l’embrasse à pleine bouche et la caresse avec avidité ».
CERISE : Ah, tu vois bien…
ROMAN : Excuse-moi, je n’y arriverai pas…
CERISE : Voyons, Roman, il s’agit juste de faire semblant.
ROMAN : Justement, je n’arriverai pas à faire semblant.
REGIS : Tu veux que je te montre comment faire ?
FINE : Toi, ça suffit.
REGIS : Mais, Fine, c’était pour rendre service.
BERNACHON : Allons Roman, prenez sur vous. Ce ne doit pourtant pas être si difficile de vous jeter sur la petite pour l’embrasser goulûment et la peloter sauvagement, que diable ! C’est exactement l’esprit de la scène !
BELLE : Oh vous, Bernachon, ça va avec votre pièce débile, malsaine et pas crédible.
CERISE : Décide-toi, Roman, tu dois le faire. C’est dans ton rôle.
ROMAN : Excuse-moi Cerise, je ne pourrai pas.
CERISE : Tu me trouves si répugnante que ça ?
ROMAN : Cerise…
CERISE : C’est ça, dis que je te dégoûte ?
BERNACHON : Pardon Belle, j’ai bien entendu ? Ma pièce débile, malsaine et pas crédible ?
REINE (à Cerise) : Mais non, bêtasse, tu ne vois pas qu’il est dingue de toi ?
CERISE : Dingue de moi ? Tu parles, il ne m’adresse jamais la parole, et, là, tu vois bien, on dirait que ça l’incommode de me toucher…
REINE : Tu es son étoile, tu l’intimides. Il te l’a dit : il a peur que tu le repousses, c’est tout.
CERISE : Le repousser ? Pourquoi le repousserai-je ? Il est le seul à ne m’avoir jamais importunée. Pas comme tous les autres obsédés…
MILO, VIRGILE et REGIS : Quels obsédés ? Nous ?
CERISE : Ne faites pas les innocents. Alors que Roman…
BERNACHON : Ma pièce ? Débile, malsaine et pas crédible ? Virgile, c’est bien ce que Belle a dit ?
REINE : Roman, dis quelque chose.
CERISE : Roman, je sens qu’il est moins…
REINE (à Roman) : Bon sang, vas-tu parler, à la fin ?
CERISE : Ou plutôt, je le trouve davantage…
REINE : Ça suffit, maintenant, il faut qu’on en finisse : tu vas lui dire, oui ou non, à Cerise que tu l’aimes comme un fou depuis des années !
BERNACHON : Virgile, vous avez entendu comme moi ?
CERISE : C’est vrai ? Dis-moi, Roman ? Tu m’aimes ?
ROMAN : Si tu savais à quel point...
CERISE : Reine, tu crois que c’est vrai ?
REINE : Idiote ! Bien sûr que c’est vrai. Il n’y a bien que toi à ne pas t’en être aperçue…
BERNACHON : Débile, malsaine et pas crédible ! Vous trouvez vraiment, vous aussi que ma pièce est débile, malsaine et pas crédible ?
VIRGILE : Je dois dire que les mots me paraissent bien choisis …
CERISE (à Reine) : Roman ? Il m’aime ?
PRUNE : Ne les écoutez pas, mon trésor, je trouve votre pièce admirable.
BERNACHON : Vous êtes un ange mais…
REINE (à Cerise) : Tu ne vois donc pas qu’il est transi d’amour dès qu’il te regarde ?
PRUNE : Et c’est la première fois qu’on me confie un rôle d’intello.
FINE : C’est bien ce qu’on dit : ce n’est pas crédible.
CERISE (à Roman) : Tu m’aimes donc tant que ça ?
ROMAN (à Cerise) : Bien plus encore…
VIRGILE : Je n’en peux plus.
REINE (à Bernachon) : Moi non plus. On ne peut pas continuer comme ça.
PRUNE : Mais la générale est dans trois jours !
VIRGILE : Je n’ai pas le courage d’affronter le public avec… avec…
BERNACHON : Avec ?
VIRGILE : Avec cette pièce sans queue ni tête et ses personnages nunuches…
BERNACHON : Nunuches, les personnages ?
VIRGILE : … avec ces scènes gnangnan…
BERNACHON : … gnangnan, dites-vous…
VIRGILE : … et cette intrigue qui n’en est pas une…
BERNACHON : Vous le pensez vraiment ?
PRUNE : Ne l’écoutez pas, c’est l’émotion, ce sont les nerfs qui craquent, c’est la peur du succès.
BERNACHON : Vous êtes adorable ma caille, mais…
VIRGILE : Voilà, je voudrais vous dire au nom de toute la troupe…
PRUNE : Certainement pas !
VIRGILE : … au nom de presque toute la troupe, je voudrais vous dire que nous jetons l’éponge.
CERISE (à Roman) : Pourquoi ne me l’as-tu jamais dit, simplement, gentiment ?
ROMAN (à Cerise) : Avec tous ces hommes qui te tournaient autour, je n’ai jamais osé.
VIRGILE : Dites donc, Cerise et Roman, si ça ne vous intéresse pas ce que je dis ? Bref, nous demandons grâce. Ce calvaire est au-dessus de nos forces. Nous avons fait l’impossible, mais nous ne pourrons pas jouer votre pièce. Je suis désolé. Vous pouvez commander les démolisseurs.
BERNACHON : Virgile, je vous remercie de votre franchise. Et je vous remercie tous des efforts que vous avez consentis, tout au long de ces semaines, pour essayer de monter « Le Complexe du Chèvrefeuille ». C’était trop dur, je comprends. Vous avez fait le maximum et, ça, c’est un superbe cadeau que vous m’avez offert. De toute façon, je n’ai plus besoin que ma pièce soit jouée.
REINE : Ça semblait pourtant tellement important pour vous.
BERNACHON : Ça l’était, en effet. Je croyais nécessaire de montrer ma souffrance au monde entier pour tenter de m’en délivrer. Ma souffrance ? Mon père était amoureux fou de ma mère qui, elle, était à la fois nymphomane et castratrice. Castratrice, elle l‘a rendu impuissant. Nymphomane, elle l’a rendu malheureux. Elle est partie le jour de mon trente-cinquième anniversaire, en me demandant de bien veiller sur son chèvrefeuille.
PRUNE : Mon pauvre chou ! Quelle horreur : elle était nymphomane et castratrice… Vous verrez, moi, au moins, je ne suis pas castratrice.
BERNACHON : Depuis lors, j’ai toujours cru reconnaître ma mère dans chacune des femmes que je croisais. J’ai préféré m’en protéger en m’abrutissant, le jour, dans mon métier de chef comptable des usines Duponchel…
PRUNE : Ce doit être rudement passionnant !
BERNACHON : … et, le soir, dans les soins apportés aux chèvrefeuilles qui envahissent mon jardin.
REGIS : Je parie qu’ils poussent quand même moins vite que le mien.
BERNACHON : Écoutez Régis, je me croyais expert mais je dois reconnaître, qu’en vous, j’ai rencontré mon maître ès-chèvrefeuille.
REGIS : Ce n’est rien, juste un peu de savoir-faire et beaucoup de tendresse…
MILO : … et plus encore de chimie.
REGIS : D’alchimie, il voulait dire d’alchimie ! La magie de la main verte, l’osmose entre l’homme et le végétal, la complicité transcendantale des éléments de l’univers…
REINE : Hé, ho, l’empoisonneur, ça suffit !
FINE : Empoisonneur ? Mon Régis ? Un magicien, un poète, un illusionniste, un donneur de rêve.
BELLE (à Fine) : Tu ne crois pas que tu en fais un peu beaucoup ?
BERNACHON : Alors, pendant tous ces jours, en vous regardant jouer les personnages transposés de ma pauvre histoire, je me suis senti délesté d’un poids trop lourd. Vous étiez tous tellement ridicules et pathétiques…
VIRGILE : Vous y allez fort, tout de même.
BERNACHON : Pas vous, bien sûr, vos personnages… Ils étaient tous pathétiques et ridicules, et j’ai pu pleurer et rire pour la première fois depuis bien longtemps. De cela aussi je vous remercie.
PRUNE : Il est craquant ! Eh, les filles ! Vous ne trouvez pas qu’il est craquant ?
CERISE (elle regarde Roman) : Tu as raison. Et moi qui ne l’avais jamais regardé…
PRUNE : Qu’elle est sotte, celle-là. Je te parle de Marcel.
BERNACHON : Mais le plus merveilleux cadeau qu’il m’ait été donné de recevoir c’est à l’évidence d’avoir fait la connaissance d’une princesse.
PRUNE (renfrognée) : Une princesse ? Où ça une princesse ?
BERNACHON : Mais vous bien sûr, mon enfant, ma douce, mon ensorceleuse.
PRUNE : Moi ? Une princesse ?
BERNACHON : Mieux que cela : oui, vous, MA princesse.
PRUNE : Oh, mon Dieu…
(Elle tombe évanouie dans les bras de Milo et de Régis)
CERISE (à Milo et Régis) : Et elle, vous ne la pelotez pas ?
REGIS et MILO : Ben… non…
FINE : Il n’a pas intérêt !
REGIS : Finalement, ça ne me dit pas trop.
VIRGILE (il gifle Prune) : Tu crois vraiment que c’est le moment de faire ton intéressante ?
(Bernachon se précipite et baise la main de Prune qui revient à elle et se remet debout.)
BERNACHON : Au fait Virgile, vous et toute votre troupe vous constituez une sorte de famille ?
VIRGILE : Si l’on veut, oui.
(Bernachon se redresse, sort de ses poches une paire de gants beurre frais qu’il enfile avec cérémonie.)
BERNACHON : Eh bien, Prune, devant votre famille réunie, j’ai l’honneur de vous demander de devenir ma femme.
(Prune s’évanouit et tombe dans les bras de Milo et Régis.)
VIRGILE (il la gifle à nouveau) : Puisque je te dis que ce n’est pas le moment de te faire remarquer !
(Bernachon se précipite à nouveau, baise à nouveau la main de Prune qui revient à elle et se remet à nouveau debout.)
PRUNE : J’ai cru entendre que vous m’aviez demandé quelque chose ?
BERNACHON : Accepteriez-vous de m’épouser ?
(Elle vacille et Virgile la menace de sa main.)
VIRGILE : Ah non, tu ne vas pas remettre ça !
(Elle se reprend)
PRUNE : Mais Marcel, nous sommes si jeunes…
FINE : Euh, à vous deux vous approchez des 80 ans, cela semble raisonnable.
PRUNE : Tu crois ? Alors, c’est oui, gros bêta.
BERNACHON : Oh mon aimée !
(Prune et Bernachon roucoulent et papotent comme deux tourtereaux. De leur côté, Cerise et Roman font de même.)
VIRGILE : Excusez-moi de vous importuner, mais… et le théâtre ? Que devient-il, le théâtre ?
BERNACHON : Le théâtre ? Mais il va être rasé le théâtre. En fait, il n’a jamais été question qu’il en fût autrement.
VIRGILE : Comment ça, il n’a jamais été question qu’il en fût autrement ? Votre oncle s’était pourtant engagé à conserver le théâtre si on y jouait votre pièce.
BERNACHON : Mon pauvre oncle ne s’est engagé à rien de tel. Il ne sait même pas que j’ai écrit cette pièce. Tout ce qu’il veut, c’est rentabiliser ces murs.
REINE : Et si nous étions allés jusqu’au bout ? Si on n’avait pas craqué et si on avait décidé de la jouer en public, cette pièce ?
BERNACHON : Avouez qu’il y avait peu de risque. Elle est vraiment trop tarte. En fait, elle est vraiment… comment dire… nulle à chier. C’est ça : elle est nulle à chier.
BELLE : Ça, je l’avais dit depuis le début.
PRUNE : Moi je la trouve très bien cette pièce, même si je n’ai pas tout compris.
BERNACHON : Vous êtes délicieuse.
MILO : Mais alors, vous nous avez menés en bateau ?
FINE : Vous êtes un vrai salopard !
CERISE : Oh ! Le menteur !
ROMAN : Le roublard !
REGIS : L’escroc !
BELLE : C’est de l’abus de confiance !
REINE : L’ignoble salaud !
PRUNE : Ah bon, pourquoi ?
BERNACHON : Je sais bien, ce n’est pas joli, joli. Mais, pour parfaire ma thérapie, j’avais un impérieux besoin de voir des comédiens interpréter mon histoire. Reconnaissez que si je vous l’avais demandé à froid, dans un contexte normal, vous n’auriez jamais accepté.
VIRGILE : Ça, vous pouvez en être sûr.
BERNACHON : Alors, vous voyez bien : il ne me restait plus que le chantage.
PRUNE : Forcément, il faut le comprendre ce pauvre chéri.
VIRGILE (Il attrape Bernachon au cou, le serre et le secoue.) : Pauvre chéri, pauvre chéri, n’empêche que c’est dégueulasse de nous avoir fait croire qu’on pouvait sauver le théâtre et notre boulot.
BERNACHON : Je n’en disconviens pas. Mais d’un autre côté, j’avais tellement besoin de ça pour guérir… Aïe…
REINE : Comme nous, nous avons tellement besoin de jouer la comédie pour gagner notre vie.
CERISE (dans les bras de Roman) : Et si nous avons des enfants, comment allons nous les nourrir ? Vous avez pensé à nos enfants ?
MILO : Ma pauvre Prune, tu es tombée sur un sacré égoïste. Monsieur est guéri, tout va bien. Nous, nous sommes sur la paille. Ah ? Quel dommage !
PRUNE (Elle s‘adresse à Bernachon qu‘elle parvient à dégager des serres de Virgile. Elle le prend par la main et l’entraîne vers le fond de la scène) : C’est vrai que tout ça est un peu embêtant, mon bijou. Mais j’ai peut-être une idée, venez.
VIRGILE : Il ne manquait plus que ça.
PRUNE : Quoi ?
VIRGILE : Prune a une idée !
BELLE : Au point où on en est…
PRUNE : Ben, ça m’arrive, des fois.
FINE : Tiens, je ne m’en souvenais plus.
(Au loin Prune et Bernachon ont une discussion animée)
ROMAN : Prune ? Une idée ?
VIRGILE : Je m’attends au pire.
MILO : Surtout qu’elle n’a peut-être pas très envie de nous être agréable.
CERISE : C’est vrai qu’on n’a pas toujours été très gentil avec elle.
REGIS : Et puis après tout, elle s’en moque de ce qui peut nous arriver : elle va filer le parfait amour avec son Marcel !
FINE : Marcel et sa paie de chef-comptable !
BELLE : Remarque, elle ne va pas rigoler tous les jours avec un zozo pareil.
REINE : Et si elle était transcendée par l’amour au point d‘avoir une idée lumineuse ?
CERISE : C’est vrai que lorsqu’on aime et qu’on est aimé, on peut voir les choses d’un autre œil.
FINE : Ce serait un miracle.
(Prune et Bernachon reviennent auprès de Virgile et des autres)
BERNACHON : Ma petite Prune est merveilleuse. Figurez-vous qu’elle a trouvé la combinaison magique qui va permettre, tout à la fois, à mon oncle de rentabiliser son investissement et à toute la troupe de percevoir une rémunération régulière tout en continuant à jouer la comédie. Mieux qu’une princesse, Prune, vous êtes une fée.
VIRGILE : On peut connaître les détails de ce miracle ?
PRUNE : C’est simple. Alors, voilà …
(NOIR COMPLET)
EPILOGUE
Le chèvrefeuille a encore grandi. On se retrouve dans la même configuration que lors du prologue. Le devant de la scène est occupé par une longue table, derrière laquelle sont disposées 6 chaises. Milo est debout, à droite de la table, près d’un tas de pots vides. Sont assis de droite à gauche : Belle, Reine, Virgile, Cerise, Roman et Fine. Régis est debout, à gauche de la table. Il tient une grande seringue. Derrière lui, se trouve une autre table, plus petite. Ces huit personnages accomplissent des gestes mécaniques évoquant le travail à la chaîne. Milo se baisse, attrape un pot qu’il tend à Belle ; Belle remplit le pot de terre et le passe à Reine qui plante en son centre une tige de chèvrefeuille ; Reine donne le pot à Virgile qui ajoute une décoration avant de le confier à Cerise ; celle-ci « habille » le pot d’une collerette de papier crépon, le remet à Roman qui colle une étiquette avant de transmettre le pot à Fine qui appose un tampon ; Fine glisse le pot à Régis qui pulvérise la plante d’un coup de seringue ; enfin, Régis pose le pot sur la table située derrière lui. Pour accroître l’impression d’aliénation, les personnages assis effectuent dans un ensemble parfait de mêmes mouvements de jambes. Prune fait les cent pas en feuilletant un livre de comptes.
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
PRUNE : Ça ne va pas du tout !
MILO : Pot
BELLE : Terre
PRUNE : Nous sommes en retard pour la commande des Australiens.
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
PRUNE : Il faut accélérer le rythme si l’on veut livrer les sept mille cinq cents pots à Roissy, avant seize heures.
(La noria accélère son rythme)
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
PRUNE : Voilà, c’est mieux.
(Bernachon arrive tout excité)
BERNACHON : Ma prunelle, j’ai une excellente nouvelle. Les statuts de notre société sont déposés.
PRUNE (Elle s’adresse aux comédiens) : Les enfants, vous avez entendu ? La « Compagnie du Chèvrefeuille » est née ! Vive la « Compagnie du Chèvrefeuille » !
VIRGILE (lugubre) : Pour une bonne nouvelle, c’est certainement une excellente nouvelle… Mais ce n’est pas ça qui va apaiser ma tendinite.
PRUNE (Elle regarde sa montre) : 10 heures ! Ça tombe bien, c’est la pause. A mon commandement : Un, deux, trois… Posez !
(La « chaîne » s’arrête aussitôt, les comédiens se lèvent et s’étirent)
REINE : Ce n’est pas trop tôt.
BELLE : Je n’en pouvais plus.
MILO : J’ai des crampes dans le cou, à force de faire… Aïe… et puis de faire… Aïe…
CERISE : J’ai mal dans le dos. Roman, masse-moi s’il te plait… Hum… C’est bon… Plus bas… là…
ROMAN : Et là ?
CERISE : Là, non, attends ce soir.
REGIS : Il faut que je recharge la seringue. C’est qu’ils sont gourmands, ces voyous !
FINE : Tamponné, tamponné… C’est eux qui sont complètement tamponnés !
VIRGILE : Alors, comme ça, on s’appelle la « Compagnie du Chèvrefeuille » ?
BERNACHON : C’est justement ça l’idée géniale de Prune. La « Compagnie du Chèvrefeuille » est une holding qui coiffe deux filiales.
BELLE : Je sens que ça va être simple.
FINE : Tamponnés, je vous dis.
BERNACHON : Dans la journée, ces locaux servent de siège et d’usine à la première filiale, la « Compagnie Commerciale du Chèvrefeuille ». Grâce au secret de Régis, on produit en série.
REINE : Vous pouvez même dire à la chaîne.
BERNACHON : Si vous voulez. On produit donc à la chaîne des pieds de chèvrefeuille à croissance rapide.
REGIS : Rapide, ça, j’en fais mon affaire !
BERNACHON : Et on les expédie dans le monde entier. Vous, ça vous assure un travail garanti et un salaire régulier.
BELLE : Des courbatures partout et des ampoules aux mains.
BERNACHON : De son côté, mon oncle se satisfait des revenus que cette activité nouvelle lui procure. Moyennant quoi, il a renouvelé le bail et renoncé à raser le théâtre.
MILO : Parlons-en du théâtre ! Vous avez vu comment il est ? Il est retourné à l’état sauvage !
ROMAN : C’est vrai ça. On ne peut pas faire un pas sans se prendre les pieds dans le chèvrefeuille.
CERISE : Même les fauteuils en sont recouverts !
REGIS : Vous avez raison, c’est un peu trop. Je vais peut-être diminuer les doses de… fortifiant.
PRUNE : N’empêche que le théâtre existe toujours et que, le chèvrefeuille, ça lui donne du charme.
BERNACHON : Et c’est là l’apogée du coup de génie de Prune : la deuxième filiale s’appelle « Compagnie Théâtrale du Chèvrefeuille » !
MILO (Il siffle d’admiration) : C’est vraiment Prune qui a eu l’idée ?
BERNACHON : Je vous le dis, une vraie fée !
MILO : Prune, tu m’épates.
PRUNE : Tu dis ça pour de bon, ou pour te moquer comme avant ?
MILO : Pour de bon, je t’assure.
PRUNE : Tant mieux. Je n’arrête pas de faire des progrès depuis que je suis avec mon Marcel. Hein, mon tendre amour ?
BERNACHON (à Prune) : Mais oui, ma colombe. (à Virgile) Donc, dans la journée on fait du business supervisé par Madame Bernachon…
PRUNE : Dites-le encore, cela m’est doux comme une caresse.
BERNACHON : Donc, dans la journée, disais-je, on fait du business supervisé par Madame Bernachon, et, le soir, on fait du théâtre.
REINE : Alors c‘est vrai ? Le théâtre est sauvé ?
FINE : La troupe aussi ?
BELLE : On va pouvoir rejouer ?
CERISE : De vraies pièces ?
ROMAN : Devant des spectateurs ?
REGIS : Et je reste régisseur ?
FINE : Cette fois, ce n‘est pas du baratin ?
PRUNE : Tout ça c‘est du vrai et du solide. J‘ai peut-être l‘air d’être écervelée, comme ça…
TOUS : Mais non !
PRUNE : Tout est là, sur le papier. L‘oncle Bernachon est tellement content de ce que lui rapporte la vente des chèvrefeuilles qu’il a tout accepté concernant le théâtre.
BERNACHON : Je dois vous dire que Prune a été une redoutable négociatrice. C’est la première fois que je vois mon oncle céder sur tous les points.
(Les comédiens entourent Prune et la congratulent. Bernachon s‘adresse à Virgile.)
BERNACHON : Vous voyez mon cher Virgile, il est sauvé pour quelques années encore ce vieux théâtre. Etes-vous content au moins ?
VIRGILE : Je n’en suis pas tout à fait certain.
BERNACHON : Naturellement, c’est vous le patron de la « Compagnie Théâtrale du Chèvrefeuille ».
VIRGILE : Non, en fin de compte, je ne crois pas être vraiment fait pour ça. Vous savez, la mise en scène, les rêves de gloire, Virgile, tout ça c’est bien fini. Appelez-moi Raoul et laissez-moi planter les chèvrefeuilles.
BERNACHON : Oh vous, vous avez un petit coup de déprime. Je sais ce que c’est, je suis passé par là. Heureusement je sais également comment le guérir. Je vais vous écrire une petite pièce à ma façon qui vaudra toutes les thérapies du monde.
TOUS : Oh non, par pitié.
(Sur un signe de Virgile, ils se précipitent tous à leur poste de travail et reprennent les mêmes gestes et la même cadence)
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
(NOIR COMPLET)
FIN