Décor :
Un bar de nuit.
Il peut y avoir une porte d’entrée, un comptoir, une porte pour les toilettes.
Un piano ou un piano numérique dans un coin.
SCENE 1
Le bar est tranquille. Un seul client au comptoir.
Dans un coin un piano avec un pianiste derrière, un pianiste qui fait des mots croisés.
Le barman essuie des verres.
LE CLIENT
Ça va, vous ?
LE BARMAN
Oui, monsieur.
LE CLIENT
Vous avez bien de la chance. Moi, ça va pas fort.
LE BARMAN
C’est la vie, monsieur. Il y a des hauts et des bas.
LE CLIENT
Oui, mais par moments…les bas…ils sont vachement bas… C’est calme, hein ?
LE BARMAN
Oui, monsieur. C’est toujours calme quand il n’y a personne.
LE CLIENT
Vous ne vous ennuyez pas trop ?
LE BARMAN
Non. Je m’occupe. Je relave les verres propres.
LE CLIENT
Vous avez raison, ça occupe. Tenez, donnez m’en un autre, avec le même liquide à l’intérieur.
LE BARMAN
Tout de suite, monsieur.
LE CLIENT
Comme ça, vous pourrez laver mon verre sale et le relaver quand il sera propre…ça vous occupera un petit moment.
LE BARMAN
Merci, monsieur. C’est très gentil.
Un temps.
Une femme entre, un peu perdue.
MAURICETTE
C’est un bar ?
LE BARMAN
Apparemment.
MAURICETTE
Je veux dire, on peut boire un coup ?
LE BARMAN
C’est bien possible, si vous savez lever le coude.
MAURICETTE
Non, je m’explique mal, vous fermez ?
LE BARMAN
Ça m’arrive. Au moins une fois par jour.
MAURICETTE
Vous me comprenez pas. Je demande si vous ouvrez la nuit ?
LE BARMAN
Nous sommes ouverts et il fait nuit, madame.
MAURICETTE
Non, c’est pas possible…Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Je parle pas français ? Je veux juste savoir l’heure.
LE BARMAN (regardant sa montre)
23h30, madame.
MAURICETTE
Mais…pas l’heure de maintenant…l’heure, plus tard, l’heure…
LE BARMAN
Ah, dans une demi-heure il sera pas loin de minuit.
MAURICETTE
Mais je m’en fiche de minuit ! Je veux savoir l’heure à laquelle vous fermez.
LE BARMAN
Je peux pas vous le dire.
MAURICETTE
Pourquoi ça ?
LE BARMAN
Parce que vous vous en fichez.
MAURICETTE
Mais…pas du tout, puisque je vous le demande.
LE BARMAN
Si, vous vous en fichez.
MAURICETTE
Mais non, enfin.
LE BARMAN
Vous venez de me le dire.
MAURICETTE
Quoi ?
LE BARMAN
Que vous vous en fichiez.
MAURICETTE
Hé, ho, faut vous faire soigner les oreilles. Le pavillon est méchamment encrassé. Ou alors c’est encore plus haut que ça bouchonne, dans les boyaux de la coloquinte. Faut passer le goupillon dans les interstices quand vous prenez votre douche.
LE BARMAN
Si quelqu’un a besoin d’un bon ramonage de ventricule, c’est plutôt vous. Je vous ai dit que dans une demi-heure il serait minuit et vous m’avez dit que vous vous en foutiez.
MAURICETTE
Parfaitement. Et je double la dose. Je la triple, je la décuple. Minuit je m’en fous comme de l’an cinquante.
LE CLIENT
On dit l’an quarante.
MAURICETTE
Je vous cause, vous ? L’an quarante c’est comme l’an cinquante, je m’en fous, je m’en contrefous et de plus, je m’en tamponne le coquillard à une profondeur que même la Calypso pourrait pas l’atteindre.
LE BARMAN
Hé ben faudrait savoir ce que vous voulez. Minuit c’est l’heure à laquelle je ferme.
MAURICETTE
Ah le con !...Pouviez pas le dire tout de suite ? Ça nous aurait évité les chicaneries.
LE BARMAN
Y’a chicanerie qu’avec ceux qui savent pas causer clairement. Sujet, verbe, complément, je sors pas de là depuis tout petit.
MAURICETTE
Tu me prends la tête ! Voilà ! Tu-me prends-la tête ! T’as le sujet, t’as le verbe et t’as le complément. Je te fais cadeau de l’article.
Elle se dirige vers la porte. Le barman la regarde, ahuri.
LE BARMAN
Et alors, ça consomme pas ?
MAURICETTE
C’était juste pour vérifier l’heure de fermeture, tête de nœud. T’as pas l’adjectif mais t’as le qualificatif.
Elle est sortie.
Un temps.
LE CLIENT
…ça va, vous ?
LE BARMAN
Toujours, monsieur.
LE CLIENT
Hé ben, moi, ça va pas fort.
LE BARMAN
Je sais, monsieur, vous me l’avez dit tout à l’heure.
LE CLIENT
Oui, je vous l’ai dit, mais vous m’avez pas demandé pourquoi.
LE BARMAN
C’est de la discrétion, monsieur.
LE CLIENT
Vous êtes sûr que c’est pas du désintérêt ?
LE CLIENT
Pas du tout. Les garçons peuvent recueillir les confidences des clients, jamais les encourager.
LE CLIENT
C’est écrit où, ça ?
LE BARMAN
Nulle part, monsieur, c’est une règle professionnelle. La plupart des garçons l’adoptent.
LE CLIENT
N’empêche que moi, ça va pas fort…
LE BARMAN
Voilà votre verre, monsieur.
LE CLIENT
Merci, euh…euh… c’est comment, déjà ?
LE BARMAN
Pardon ?
LE CLIENT
Votre prénom ?
LE BARMAN
Lionel, monsieur.
LE CLIENT
Lionel ?...Pfuttt…Je vais vous appeler Max, ça ne vous dérange pas ?
LE BARMAN
Non, monsieur.
LE CLIENT
Je ne connais qu’une personne qui s’appelle Lionel. Mon cousin. Il a piqué de l’argent à toute la famille et à moi, en plus, il m’a piqué ma voiture…avec ma fille à l’intérieur… Je peux pas vous appeler Lionel.
LE BARMAN
Je comprends, monsieur.
LE CLIENT
Ma fille. Vous avez entendu ? Ma petite fille chérie.
LE BARMAN
J’ai entendu, monsieur.
LE CLIENT
Vous trouvez pas ça dégueulasse…euh…Max ?
LE BARMAN
…ça dépend, monsieur.
LE CLIENT
…ça dépend de quoi ?
LE BARMAN
…ça dépend de la petitesse de votre fille, monsieur.
LE CLIENT
Une gamine. Une gosse de vingt ans. A peine sortie de sa barboteuse.
LE BARMAN
Tout de même.
LE CLIENT
Quoi « tout de même » ? Vous en avez une de fille, vous ?
LE BARMAN
Non, monsieur.
LE CLIENT
Alors, vous pouvez pas savoir. Vous pouvez pas savoir ce que ça représente une fille pour un père. Ce Lionel, en enlevant ma fille, c’est comme s’il me plantait son couteau dans le cœur. C’est un meurtre, Max !
LE BARMAN
Tout de même. Elle a vingt ans.
LE CLIENT
Qu’est-ce que c’est, vingt ans, dans la vie d’une femme ?
LE BARMAN
C’est le bel âge.
LE CLIENT
Conneries. Le bel âge, ça n’existe pas. La vie est une saloperie de microbe qu’on vous inocule à la naissance et qui vous bousille un peu plus de jour en jour…
Marinette revient avec une amie
MAURICETTE
C’est lui, « sujet-verbe-complément ».
PRUDENCE (au barman)
Prudence vous souhaite le bonsoir. (explicative) Sujet-verbe-complément.
Elles se dirigent vers une table en riant.
MAURICETTE
Et vous nous apporterez deux cocktails-maison !
PRUDENCE
Sujet, verbe…
LE BARMAN
Complément ! J’ai compris. Et « s’il vous plait » ça n’écorche pas la bouche mais ça fait plaisir !
PRUDENCE
Si ton cocktail a le goût de la rose, loufiat, ma bouche te dira des mots parfumés.
Le garçon hausse les épaules et commence à préparer les boissons.
LE CLIENT
Vous voulez pas danser avec moi, Max ?
LE BARMAN
Euh…non, monsieur.
LE CLIENT
Pourquoi ça ?
LE BARMAN
D’abord y’a pas de musique.
LE CLIENT
Oui, mais il y a un pianiste.
LE BARMAN
Il ne joue pas, monsieur.
LE CLIENT
Si je lui demande de jouer, vous danserez avec moi ?
LE BARMAN
Non monsieur, je dois rester au bar.
LE CLIENT
Avec qui je peux danser, moi alors ?
LE BARMAN
Je ne sais pas, monsieur, demandez au pianiste.
Le client se déplace jusqu’au piano. On voit qu’il y a une grosse chaine autour de l’instrument avec un gros cadenas.
LE CLIENT
C’est vous, le pianiste ?
LE PIANISTE
…ça se voit pas ?
LE CLIENT
…ça se voit peut-être mais ça s’entend pas. Pourquoi vous ne jouez pas ?
LE BARMAN
Je ne peux pas. J’ai des engelures.
LE CLIENT
Ben alors, qu’est-ce que vous faites là ?
LE PIANISTE
De la présence. Je justifie mon cachet.
LE CLIENT
Et le piano ? Y’a personne pour le faire marcher ?
LE PIANISTE
Non, monsieur. De toute façon, il est fermé à clé et j’ai pas la clé.
LE CLIENT
Le piano ? Le piano est fermé à clé ?
LE PIANISTE
Oui, monsieur. On ferme tout à clé. Sinon, les clients piquent tout. Demandez au barman.
LE CLIENT
Max !... Max !...
LE PIANISTE
Le barman s’appelle Lionel, monsieur.
LE CLIENT
Vous occupez pas de ça, c’est une affaire entre lui, mon cousin et moi… Max !
LE BARMAN (au loin)
Monsieur ?
LE CLIENT
Le pianiste prétend que les clients piquent tout dans ce bar, c’est vrai ce mensonge ?
LE BARMAN (idem)
C’est vrai, monsieur. Les cendriers, les verres, les bougies… Même aux toilettes, ils piquent, le papier, les poignées de porte, le balai, n’importe quoi… Même l’abattant du siège.
LE CLIENT
Moi, on m’a piqué ma fille, pianiste, vous imaginez ?
LE PIANISTE
C’est bien malheureux, ça, monsieur.
LE CLIENT
Vous dites ça comme si vous vous en foutiez. Vous n’avez pas de fille, vous ?
LE PIANISTE
Oh, si monsieur. Elle change de mari les années bissextiles, fume des cigares épais comme mon pouce et vient manger le dimanche, à la maison, avec ses six gosses. La tribu ! Six pisseuses ! Alors moi, le dimanche, je joue avec l’orphéon de la Goutte d’Or. Je joue sous un kiosque, par n’importe quel temps, ça vous explique les engelures.
LE CLIENT
Vous jouez peut-être le dimanche mais vous ne jouez pas ce soir.
LE PIANISTE
Hé non.
Le barman va servir les deux femmes.
MAURICETTE
Oh mais c’est joli, votre machin-truc-maison !
PRUDENCE
Sans mentir, si la goûture se rapporte à la parure, garçon, vous êtes le Phénix des bars de ce coinstaud.
Le garçon repart en haussant les épaules.
LE CLIENT
Et vous jouez de quoi, sous votre kiosque ? Du piano ?
LE PIANISTE
De l’accordéon. C’est dur l’accordéon, vous savez, ça donne de l’arthrose cervicale. À cause des bretelles qui tirent sur la colonne vertébrale…ça pèse dans les dix kilos, un accordéon, vous le saviez, vous ?
LE CLIENT
Non.
LE PIANISTE
On ne pense jamais à ces choses-là quand on apprend la musique aux enfants. Moi, je vous le dis en confidence, monsieur, il y a des instruments qui tuent. Oui, monsieur, il faut bien choisir.
LE CLIENT
C’est terrible ce que vous me dites là.
LE PIANISTE
Hé, pourquoi Mozart serait mort aussi jeune s’il n’y avait pas un rapport entre l’instrument et la durée de vie ?
LE CLIENT
Je … je ne sais pas.
LE PIANISTE
Hé bien, je vous le dis, moi…le piano ! C’est bien simple, j’ai un oncle qui jouait du hautbois dans l’Orchestre Philarmonique de Francfort, il est mort à 97 ans. Le hautbois, ça conserve.
LE CLIENT
Tiens, je ne savais pas.
LE PIANISTE
Si, si, si…Apprenez plutôt le hautbois à vos enfants. En plus c’est joli.
LE CLIENT
Mais je n’ai qu’une fille…
LE PIANISTE
Et alors ? C’est pas misogyne, le hautbois, ça accepte les filles.
LE CLIENT
De toute façon elle est partie avec Lionel.
LE PIANISTE
Le barman ?
LE CLIENT
Non, mon cousin.
LE PIANISTE
Votre cousin s’appelle Lionel ?
LE CLIENT
Oui.
LE PIANISTE
Tiens, c’est rigolo.
LE CLIENT
Pourquoi ? Qu’est-ce que cela a de rigolo ?
LE PIANISTE
Le barman s’appelle aussi Lionel.
LE CLIENT
Je le sais bien. C’est pourquoi je l’appelle Max.
LE PIANISTE
Et vous dites que…
LE CLIENT
Oui.
LE PIANISTE
Dégueulasse.
LE CLIENT
N’est-ce pas ?
LE PIANISTE
La vie est vraiment dégueulasse ! Ma fille me fait chier tous les dimanches avec ses mioches et ses cigares, au point que je préfère me geler les phalanges en plein air, et moi, personne, j’en suis certain, personne ne me l’enlèvera jamais définitivement ! C’est dégueulasse !
Le client sort aux toilettes.
Les deux femmes regardent leurs verres.
PRUDENCE
C’est beau toutes ces couleurs superposées, on dirait un arc-en-ciel.
MAURICETTE
C’est trop beau, on ose pas y gouter de peur de foutre en l’air l’arc-en-ciel.
PRUDENCE
Ceci dit, c’est sa place, en l’air.
MAURICETTE
T’as vu les cuillères avec les clochettes ?
Elles agitent leurs clochettes et rient.
PRUDENCE
C’est l’alarme. Quand elles tintent, il est urgent de repasser la commande.
Elles goûtent.
MAURICETTE
Hum, c’est bon. Y’a du jus de fruit.
PRUDENCE
C’est pour ça que c’est cher, c’est le jus de fruit qui fait grimper la facture. Pamplemousse, non ?
MAURICETTE
Ou ananas. Mais on sent surtout le gin.
PRUDENCE
Et le curaçao ? Tu trouves pas qu’on sent d’abord le curaçao ?
MAURICETTE
Pas en premier. Y’a plus de gin. C’est le gin qu’on sent d’abord. Le curaçao ensuite. Et puis du… Qu’est-ce que ça peut être ?... L’arrière-goût fruité, là ?
PRUDENCE
Je sens rien. Montre le tien.
Elle goûte dans le verre de sa copine.
MAURICETTE
Du cognac !
PRUDENCE
Non, non, non, non. Pas du tout. C’est pas très loin mais c’est pas ça, attends…
Elle goûte à nouveau dans le verre de Mauricette.
PRUDENCE
Oui, attends, je l’ai sur le bout de la langue.
MAURICETTE
Et dans le gosier aussi, tu m’en as pris une drôle de lampée cette fois.
PRUDENCE
Du Pinaud ! Je suis certaine qu’il y a du Pinaud dedans.
MAURICETTE
Disons plutôt qu’il y en avait.
PRUDENCE
Excuse-moi, j’ai pas fait attention. Je vais t’en reprendre un. Et pour moi aussi.
MAURICETTE
Non, ça va aller. Et puis j’attends quelqu’un.
PRUDENCE
Je croyais qu’on dînait ensemble ?
MAURICETTE
Pas ce soir. J’ai un rendez-vous.
PRUDENCE
Vite fait, sur le pouce. Allez !
MAURICETTE
Bon. Alors un œuf mayo. Et toi ?
PRUDENCE
Pareil. Et une bouteille de Morgon.
MAURICETTE
Une bouteille ! Pour un œuf mayo ?
PRUDENCE
J’ai soif. Tu prendras quoi ensuite ?
MAURICETTE
Rien. J’attends quelqu’un…
PRUDENCE
Mais vas-y, t’as le temps, prends un truc.
MAURICETTE
Ben, un croque-monsieur, ça va plus vite. Et toi ?
PRUDENCE
Une demi-bouteille de Pouilly. Ça va bien avec le croque.
MAURICETTE
Mais c’est moi qui prend le croque.
PRUDENCE
J’ai bien compris. C’est pour ça que je n’ai pris qu’une demi-bouteille. Tu prendras une crème brûlée en dessert, comme d’habitude ?
MAURICETTE
Je suis assez pressée…
PRUDENCE
Une crème brûlée. Et moi un verre de Châteauneuf, c’est bien le Châteauneuf au dessert.
MAURICETTE
Tu vas boire tout ça ? Sans manger ?
PRUDENCE
M’en fous je suis pas motorisée. Je passe commande. Tu me diras qui tu attends, hein ?
Le client est sorti des toilettes et s’est dirigé vers le comptoir.
LE CLIENT
Redonnez-moi un verre, Max. Le mien est vide.
LE BARMAN
C’est le sixième, monsieur.
LE CLIENT
Lequel ? L’ancien plein ou le prochain vide ?
LE BARMAN
Je vous signale à tout hasard que les flics ont parfois l’habitude de s’embusquer au carrefour, à cent mètres. Avec leurs petits ballons.
LE CLIENT
La belle affaire ! J’habite à côté, moi, rue Casadessus, je rentre à pied. On a le droit de rentrer chez soi à quatre pattes, non ?
Prudence interrompt la conversation.
PRUDENCE
Cher monsieur « sujet-verbe-complément », ma copine a un trou dans le buffet. Pourriez-vous lui colmater la brèche à coup d’œuf mayo tout frais sorti du cul de la poule, d’un croque-monsieur débordant de tendresse et d’une crème brulée si parfumée qu’on dirait qu’elle vient de se vaporiser de la vanille-Bourbon sous les aisselles ?
LE BARMAN
Non.
PRUDENCE
Pardon ?
LE BARMAN
À votre triple question longue comme un jour sans pain j’ai fait la réponse la plus courte et la plus appropriée qui soit. Et c’est : non.
PRUDENCE
Vous ne m’avez pas comprise, je passe commande.
LE BARMAN
Vous m’avez très bien compris c’est non.
PRUDENCE
Puisque je vous dis qu’elle veut manger.
LE BARMAN
Puisque je vous dis qu’à cette heure là on ne sert plus rien de solide. Du liquide oui, si on demande poliment, du solide niet.
PRUDENCE
Garçon, ouvre tes feuilles de chou et regarde-moi dans les mirettes, ta tronche me file de l’urticaire, je change de crèmerie. (fort vers sa copine) Mauricette, je me tire de ce troquet infâme, tu me raconteras ton rencard plus tard, hein ?
Prudence sort. Le client en profite pour reprendre la parole.
LE CLIENT
La même chose, Max ! Plus un pour le pianiste. Et un autre pour la petite dame et pour vous, allez, je paye la tournée.
LE BARMAN
C’est bien généreux à vous, monsieur.
LE CLIENT
Non, c’est pas de la générosité. C’est de la peine. J’ai besoin de parler ce soir. Je vous achète un quart d’heure d’écoute. Un quart d’heure d’oreille plus ou moins attentive. Vous voulez bien, Max ?
LE BARMAN
Oui, monsieur. Mais un seul quart d’heure. Après, on ferme.
LE CLIENT
Je commence. Je suis né le 21 août 1968…ça vous dit quelque chose, cette date-là ?
LE BARMAN
Rien du tout, monsieur.
LE CLIENT
Invasion de la Tchécoslovaquie par les russes. C’était un signe. Mon cousin Lionel est russe et moi, descendant de tchèques… Je m’appelle Matoussek.
LE BARMAN
Matoussek ? Vraiment ? Moi j’ai bien connu un Mistigrivitch.
LE CLIENT
Pas d’ironie, Max, ma fille arrive. Je reprends… Enfance triste, pauvre mais studieuse, le petit Matoussek pousse comme un champignon dans un appartement humide de la banlieue rouge où il rencontre Magda Sokolov le 9 novembre 1989…ça vous dit quelque chose le 9 novembre 1989 ?
LE BARMAN
Non, monsieur. Invasion de la Beauce par les doryphores, peut-être ?
LE CLIENT
Destruction du mur de Berlin, ignare ! C’était un autre mauvais signe. Je rencontrais une allemande de l’Est, le jour où on délivrait son pays d’un vilain mur. Pourquoi n’était-elle pas restée à l’intérieur, ce jour-là ? Pourquoi l’avait-on libérée ? S’il y a un bon dieu, pourquoi a-t-il commis une bourde pareille ?
LE BARMAN
Le seigneur vieillit, lui aussi, il ne peut avoir l’œil à tout.
LE CLIENT
Il ne se passait pas de jour sans qu’on se prenne de bec comme des oiseaux. Jalouse elle était, jalouse elle est morte. Le 14 juillet 1999, elle s’est fait écraser par un char en traversant la rue derrière moi. 14 juillet 1999, ça vous dit quelque chose ?
LE BARMAN
Toujours pas.
LE CLIENT
Fête nationale, Max ! Vous êtes totalement nul !
LE BARMAN
Je vous demande pardon, monsieur.
Le garçon distribue les consommations en écoutant distraitement le client.
LE CLIENT
Ma petite Julie avait deux ans. Deux ans…et plus de maman. C’est moi qui m’en suis occupé. Tout seul. Les couches, la varicelle…les réunions de parents d’élève…les boums…les contraceptifs…Tout, tout seul ! Vous croyez que c’est facile pour un père de s’occuper d’une fille ?
LE BARMAN
Je ne crois pas, non, monsieur.
LE CLIENT
Oh non, Max, ce n’est pas du gâteau. Un fils, on le taloche, on joue aux indiens, aux cow-boys, au foot, à la guerre. On lui fait suivre le chemin qu’on a suivi soi-même. Quand ça bloque, on débloque à coups de pompe dans le cul. Mais une fille ? Comment ça marche une fille ? Comment ça fonctionne ce bidule, avec les chichis, les rubans et les dentelles, et les histoires de prince charmant que ça trimbale dans la tête ? Comment ça s’y retrouve, un père ? Comment ça se comporte quand sa fille lui apporte sa première culotte avec du rouge à l’intérieur ?
LE BARMAN
Je ne sais pas, monsieur, je n’ai pas d’enfant.
LE CLIENT
Alors, vous ne savez vraiment rien de rien, Max ! Approchez, je vais vous le dire à l’oreille… Un père, dans ces moments-là, ça devient écarlate comme une tomate, ça bafouille, ça se cogne aux meubles, ça enfouit la culotte dans le panier à linge sale et ça dit : c’est rien, ça passera. Et dix minutes après, ça se précipite sur le téléphone pour appeler un médecin. Et la nuit, ça ne dort pas, ça y repense, et ça pleure sur son oreiller en se disant qu’on n’a pas été à la hauteur et qu’on est passé pour un con… Voilà ce que c’est que le père d’une fille quand il n’a pas été préparé à ce rôle.
LE BARMAN
Hé oui, comme je vous disais, monsieur, la vie, elle a des hauts et puis elle a des bas.
LE CLIENT
Et maintenant, une petite dernière, Max. Premier mai 2016.
LE BARMAN
Ah ça, je sais. Fête du travail.
LE CLIENT
Zéro, Max ! Vous êtes recalé. Premier mai 2016, ce salaud de Lionel s’installe dans ma voiture et emmène Julie au bal. Depuis, plus rien. Sauf ce matin. Une carte postale de Montevideo avec trois mots : Amour. Soleil. Pardon… Alors, qu’est-ce que je dois en penser, Max ?
LE BARMAN
Je ne sais pas, monsieur.
LE CLIENT
Ben c’est exactement ce que je me suis dit.
Un homme entre dans le bar. Il regarde autour de lui, aperçoit Mauricette, se dirige vers sa table et s’assoit. Il a un comportement bizarre, semble tendu, stressé avec des sautes d’humeur.
ARMAND
Mauricette ? Mauricette Ponthieu ?
MAURICETTE
Oui, bonjour. Vous…vous êtes…
ARMAND
Armand. Armand Noblet. Oui, je sais, c’est un vieux prénom. Mais vous pouvez m’appeler Edouard si vous préférez, c’est mon deuxième prénom.
Ils rient tous les deux.
ARMAND
Je vous ai reconnue tout de suite.
MAURICETTE
En même temps, je suis la seule femme.
ARMAND
Oui, bien sûr, mais vous…c’est pas seulement ça…mais, non, vous êtes bien comme sur la photo.
MAURICETTE
En revanche, vous…
ARMAND
Oui, je sais, la photo est assez ancienne…je n’avais rien d’autre…Vous êtes déçue ?
MAURICETTE
Non, euh non…c’est seulement…les cheveux…
ARMAND
Ah oui, ils sont gris…Mais c’est la seule photo que j’avais, je vous jure, on me prend rarement en photo.
MAURICETTE
Ce n’est pas grave, je vous reconnais quand même. Vous voulez boire quelque chose ?
ARMAND
Boire ? Oh oui, pourquoi pas. Vous commandez ?
MAURICETTE
Je crois que c’est mieux si c’est vous.
ARMAND
Oui…oui, oui… Excusez-moi, je suis troublu, non tendé…euh, je veux dire troublé… C’est l’émotion de me retrouver là avec vous après tous…
MAURICETTE
Allez-y, il regarde par ici.
ARMAND
Garçon !
LE BARMAN
Monsieur ?
ARMAND
(à Mauricette) Vous prenez ? Ah vous avez déjà pris ?
MAURICETTE
Oui.
ARMAND
Vous voulez encore ?...
MAURICETTE
Pourquoi pas.
ARMAND
Garçon, deux… C’est quoi ce que vous buvez ?
MAURICETTE
Cocktail maison.
ARMAND
Garçon, deux cocktails maison !...euh non….Garçon ! Pas deux, un seul, un seul cocktail et puis… euh… un truc sans alcool parce que l’alcool ça m’énerve…un café ! Un cocktail maison et un café…
LE BARMAN
Bien monsieur.
MAURICETTE
Et le café, à cette heure, ça ne vous énerve pas ?
ARMAND
Vous avez raison…Décaféiné, s’il vous plait.
LE BARMAN
Bien monsieur.
ARMAND
Le café, je veux dire…décaféiné.
LE BARMAN
J’avais compris, monsieur. Je ne fais pas le cocktail décaféiné.
ARMAND
Avec un verre d’eau.
LE BARMAN
Bien entendu.
ARMAND
Et du sucre. Plusieurs sucres. J’aime bien le café très sucré.
LE BARMAN (pour lui-même)
Oh je le sens bien, celui-là.
ARMAND (avec des petits rires crispés)
Ah, Mauricette, Mauricette, ça fait du bien d’être là, tous les deux, face à face… Y’a trois semaines, on ne se connaissait pas, égarés dans la multitude parisienne, et puis, crac, on va sur internet, on écrit trois lignes et… et c’est la rencontre…ah, ah, formidable !
MAURICETTE
Oui c’est formidable.
ARMAND
Vous avez eu beaucoup de contacts ?
MAURICETTE
Pas mal, une cinquantaine, il y en a encore tous les jours.
ARMAND
Et vous…vous les avez tous, euh rencontrés ?
MAURICETTE
Non, vous êtes le premier. J’ai beaucoup aimé vos messages.
ARMAND (content)
Ah, vous les avez aimés ?
MAURICETTE
Oui, beaucoup, à la longueur ils étaient déjà remarquables.
ARMAND
Trop longs peut-être ?
MAURICETTE
Non, non, jamais trop longs.
ARMAND
J’écrivais la nuit, avec mon chat sur les genoux, mon chat, mon ordinateur, parfois un petit verre pour l’inspiration…une tisane, je veux dire…jamais d’alcool…j’y passais des heures.
MAURICETTE
Je m’en doute. Le premier faisait 12 pages, 5300 mots. Et c’était le plus court.
ARMAND
Je voulais être sûr que vous répondriez. Je voulais vous convaincre. Vous êtes tellement la femme que j’attendais.
MAURICETTE
Vous exagérez.
Brusquement il se tourne vers le comptoir et se met à crier.
ARMAND
Alors, ce café, il vient ? Il ne faut pas une demi-heure pour le préparer !!!
MAURICETTE
C’est le cocktail qui est long à préparer, il y a plusieurs liqueurs.
ARMAND
Ah oui… tout de même, je l’ai à l’œil, celui-là. Qu’est-ce qu’on disait ?
MAURICETTE
Je ne sais plus…ah si, vos messages.
ARMAND (brutalement)
Qu’est-ce qui vous a pris de vous inscrire sur ce site ?
MAURICETTE (interloquée)
Comment ?... Mais…je vous ai déjà répondu… ma séparation…et puis des amis qui se sont rencontrés comme ça. Un collègue. C’est lui qui m’a conseillé…
ARMAND (la coupe)
Vous m’aviez dit une copine.
MAURICETTE
Ah non, un collègue, je vous assure.
ARMAND
Mais non, vous vous trompez.
MAURICETTE
Je vous assure.
ARMAND
C’est qui ? Quel nom ?
MAURICETTE
Mais enfin…
ARMAND
D’accord, d’accord. Peut-importe. Si vous ne voulez pas le dire.
Le barman apporte les boissons.
ARMAND
Ah, les boissons, pas trop tôt. Vous avez mis du sucre ? Parce que moi j’aime le café bien sucré.
LE BARMAN
Dans la soucoupe.
ARMAND
Combien vous en avez mis ? Un, deux. Deux ! C’est tout ? Mais c’est pas assez, je vous ai dit beaucoup de sucres.
LE BARMAN
Je prends un avion, je fais un saut en Martinique et je vous ramène une canne à sucre, vous pourrez vous sucrer comme une vieille marquise.
Il repart.
ARMAND
C’est pas vrai. Vous avez vu comme il m’a répondu ? C’est incroyable. Je demande du sucre et il m’envoie promener. Garçon !!!
MAURICETTE
Armand, voyons…
ARMAND
C’est insensé. Je fais une simple réflexion et je manque de me faire agresser. (brusquement il change de ton et sourit à Mauricette) Ah Jacqueline, Jacqueline, comment pouvons-nous vivre dans cette bande d’abrutis, il faudrait partir.
MAURICETTE
Moi c’est Mauricette.
ARMAND
Bien sûr. Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
MAURICETTE
Rien. Ce n’est rien.
ARMAND
Oh, Mauricette, vous avez l’air triste. Qu’est-ce qu’il y a ?
MAURICETTE
Non, ça va.
ARMAND
Si, si, je le vois bien, vous avez perdu votre sourire.
MAURICETTE
C’est rien.
ARMAND
C’est pas moi, dites ? C’est pas à cause du café ?... Si ?... Dites-moi, qu’est-ce qui se passe, je suis tellement heureux d’être avec vous, je suis fou de joie, je vous fais peut-être un peu peur, hein, je me rends pas bien compte, c’est parce que je suis ému, Jacqueline…non, Mauricette, vous voyez, vous me faites tromper…je parle, je suis un peu excité, j’ai envie de sauter sur place, c’est la joie mais vous…vous n’avez pas l’air heureuse…
MAURICETTE
Si mais…
ARMAND
Mais quoi ?
MAURICETTE
Je ne sais pas, je vous trouve différent.
ARMAND
Différent de quoi ?
MAURICETTE
Différent de vos lettres. Je vous lisais, je vous imaginais, je riais, je vous trouvais drôle, plein d’humour et aussi de finesse…
ARMAND
Et pas aujourd’hui ?
MAURICETTE
C’est différent…je ne sais pas bien dire… c’est bizarre.
ARMAND
Y’a pas assez longtemps qu’on se connait, hein ? Faut s’habituer.
Pendant la scène entre Armand et Mauricette, le client a bu plusieurs bières au comptoir. Puis il s’est déplacé jusqu’au pianiste.
LE CLIENT
Vous avez les doigts gelés mais du côté des lèvres, ça va ?
LE PIANISTE
Oh oui, ça va.
LE CLIENT
Faites la la la pour voir.
LE PIANISTE
La la la… tagada tsouin tsouin.
LE CLIENT
Alors vous allez m’accompagner avec la bouche.
LE PIANISTE
Qu’est-ce que vous voulez faire ?
Pendant que le client chantera le début de chanson, soit le pianiste fera une deuxième voix, soit il imitera le son d’un instrument de musique.
On verra également Armand saluer Mauricette et sortir du bistrot, apparemment triste.
LE CLIENT (chantant doucement)
« Deux petits chaussons de satin blanc
Sur le cœur d’un clown dansaient gaiement
Ils tournaient, tournaient, tournaient toujours
Plus ils tournaient, plus il souffrait du mal d’amour… »
Pendant douze ans je lui ai chanté ça, tous les soirs, pour l’endormir. Elle me prenait la tête entre ses petits bras roses et elle me disait « tu es mon clown à moi », et moi je chantais jusqu’à ce qu’elle s’endorme en retenant mes larmes de bonheur… Et puis, un jour, quelqu’un lui a offert un MP3 et elle s’est endormie en écoutant Mike Jagger (dire Mic Gégeaire) et les Rolling Stones. Mort du clown !
LE PIANISTE
Vous, au moins, vous avez eu votre heure de gloire. Mais, moi, c’est pire. Comme la mienne rêvait d’être majorette et qu’en plus sa chambre était au deuxième étage, je devais accompagner chaque soir la montée d’escalier de mademoiselle au piano afin qu’elle grimpe en rythme. Vous avez une idée de la laideur de « Sambre et Meuse » martelé sur un clavier, hein ? Vous l’imaginez l’affreux laideron agitant ses gros mollets et sa ridicule mini-jupette en jetant son bâton jusqu’au lustre ? Et la mère qui hurle « une-deux, une-deux » en faisant claquer ses charentaises ?
Le pianiste se lève et imite une majorette qui marche au pas, tout en jouant « Sambre et Meuse » avec sa bouche et en criant « une-deux » de temps en temps.
LE PIANISTE
Vous croyez que c’est valorisant pour un artiste de mon rang ?
LE CLIENT
Vous avez dû mal vous y prendre.
LE PIANISTE
Ah, sûrement, oui. Ou peut-être que c’est le sexe qui veut ça. Parce que, à bien vous entendre, avec une fille, qu’on soit seul ou qu’on soit plusieurs, c’est toujours le bordel, non ?
LE CLIENT (atterré)
Ah ! Qu’est-ce qu’il me dit ?...Max !!! Vous avez entendu ce qu’il vient de dire, le Chopin aux engelures ?
LE BARMAN
Non, monsieur.
LE CLIENT
À moi ! À moi qui hurle comme un brûlé à qui on ôte un pansement, à moi, il verse du vinaigre sur mes plaies. Le fou ! Il me dit que la femme est le malheur de l’homme.
LE BARMAN
Vous me disiez pas la même chose, tout à l’heure, à propos de votre femme ?
LE CLIENT
Ma femme, oui, pas ma fille.
LE BARMAN
En chaque fille sommeille une future femme, non ?
LE CLIENT
Mais c’est pas vrai ! À qui j’ai affaire, là ? Je bois et c’est le barman qui dit des conneries. Prends un autre verre, Max, pour voir plus juste.
LE BARMAN
Non, monsieur. Maintenant, il est tard, je ferme.
LE PIANISTE
Et moi, je vais partir, alors. C’est l’heure de rentrer mes doigts au chaud.
LE CLIENT
Non, non, non, non, non ! Pas question. On n’a pas le droit de dire des choses définitives comme ça et de rentrer tranquillement chez soi.
A ce moment-là, Armand revient avec un bouquet de fleurs qu’il pose sur la table, devant Mauricette. Puis il se jette à genoux.
ARMAND (déclamant)
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
MAURICETTE
Armand, qu’est-ce que vous faites là ?
ARMAND
Je vous ai acheté des fleurs.
MAURICETTE
Je vois, elles sont très belles mais…
ARMAND (la coupe)
C’est pour vous, pour vous faire plaisir.
MAURICETTE
C’est très gentil mais, tout à l’heure, nous étions convenus de réfléchir.
ARMAND
Hé bien voilà, j’ai réfléchi et je suis venu vous dire que vous êtes la femme de ma vie.
MAURICETTE
Oui mais moi, Armand, moi j’ai besoin de plus de temps pour réfléchir.
ARMAND
Du temps, il ne nous en reste pas tant que ça pour être heureux alors pourquoi en perdre à réfléchir. Vous n’êtes plus toute jeune et moi non plus.
MAURICETTE
Ah ben merci.
ARMAND
Vous devez bien sentir comme il se passe des choses lorsque nous sommes ensemble. Hein ?
MAURICETTE
Nous n’avons partagé que dix minutes, tout le reste c’était sur internet.
ARMAND
Et alors ? C’était vous, c’était moi. C’était un élan formidable qui nous poussait à nous écrire, parfois dix messages en une seule journée.
MAURICETTE
Vous, pas moi.
ARMAND
Mais parce que vous m’y encouragiez. Vous deviez bien ressentir des choses, vous aussi. Je me souviens de moments très chauds, de mots, d’images…
MAURICETTE
Oh, taisez-vous !
ARMAND
Je les ai là, dans mon portable. Relisons-les ensemble, vous voulez ?
MAURICETTE
Non, pas ici, je n’ai pas envie.
ARMAND
Je les ai relus, dix fois, vingt fois, ces messages, je pourrais vous les réciter par cœur. Je sais tout, comment débute la phrase, les sous-entendus, les points de suspension, la couleur de vos sous-vêtements…
MAURICETTE
Arrêtez !
ARMAND
…J’ai photocopié tous vos messages et ils ne me quittent pas, regardez.
Il sort une grosse poignée de feuilles de papier de son manteau.
ARMAND
Je les ai avec moi, partout, à chaque instant. J’ai acheté votre parfum et j’en ai pulvérisé sur les lettres et je les respire, je m’enivre, je regarde votre photo, dans mon lit et je m’endors en vous admirant, en vous respirant et en récitant vos phrases comme je le ferais avec une prière. Je vous aime, Mauricette, oui, je crois que je vous aime.
MAURICETTE
Il faut vous en aller, Armand.
ARMAND
Vous avez entendu, j’ai dit que je vous aimais.
MAURICETTE
C’est très gentil mais maintenant il faut partir. Je suis très perturbée. Vous n’auriez pas dû revenir.
ARMAND
Mais je suis venu vous dire que je vous aime, c’est pas rien. C’est pas un truc qu’on fait tous les jours, bon sang ! Mauricette ! Vous ne m’écoutez pas, je vous aime. (il commence à vociférer) JE VOUS AIME !!!
MAURICETTE
Ne criez pas comme ça, vous me faites peur.
LE BARMAN
Oh-oh, monsieur on se calme !
ARMAND
Taisez-vous, ça ne vous regarde pas. Occupez-vous de rincer les soucoupes.
MAURICETTE
Armand, je vous en prie, tout le monde nous regarde.
ARMAND
Et alors, il faudra bien qu’ils l’apprennent un jour ou l’autre, je vous aime. Je vous aiiiime ! Armand Noblet aime Mauricette Ponthieu, c’est pas un crime tout de même.
Il gesticule tant qu’il renverse le cocktail de Mauricette et fait voltiger les fleurs.
La chaise tombe en arrière.
Le garçon s’approche de lui, le pianiste aussi. Ils le prennent par les bras et le conduisent vers la sortie.
LE BARMAN
Je vais vous demander de sortir, monsieur. Vous avez assez fait de chambard comme ça.
ARMAND
Minables ! Pauvres types ! Vous n’êtes pas même capables de reconnaître une grande histoire d’amour qui nait. Oui, ici, dans ce bar infâme, Armand Noblet a rencontré l’amour. Un jour il y aura une plaque de marbre sur la devanture…
Armand est sorti, poussé par les deux hommes.
Le client s’est approché de Mauricette et l’a aidée à remettre tout en place.
LE CLIENT
C’est beau l’amour…mais ça se termine toujours mal.
LE BARMAN
Ça va, madame, pas trop bousculée ?
MAURICETTE
Non, merci de m’avoir aidée. Je ne savais plus comment m’en défaire.
LE PIANISTE
À trop vouloir ouvrir son cœur on finit par fermer son âme.
LE BARMAN
Ça veut dire quoi ton charabia ?
LE PIANISTE
Non, je me suis trompé, c’est : à trop vouloir ouvrir son âme on finit par fermer son cœur…euh, non je me trompe…attends…
LE BARMAN
Cherche pas, on s’en fout.
LE CLIENT
Garçon, servez un cocktail à madame, le sien s’est fait la malle sur votre beau parquet.
MAURICETTE
Non, ce n’est pas la peine, je vais partir.
Elle prend son sac pour retoucher son maquillage, sa coiffure.
LE CLIENT
J’y tiens. Et moi, vous me redonnez la même chose.
LE BARMAN
Non, c’est terminé. Je ferme.
LE CLIENT
Encore, un. Un seul ! Le temps de terminer ce que j’ai commencé à vous dire.
LE BARMAN
Ecoutez, monsieur, ça fait trois heures qu’on écoute vos histoires, trois heures qu’on vous sert à boire, qu’on trinque avec vous et qu’on partage vos difficultés de père. Si vous voulez tout savoir, on n’en à rien à foutre. Alors excusez-nous si, parfois, on répond à côté de la plaque. La prochaine fois, vous fournirez les réponses avec les questions.
LE CLIENT
Max, le dernier !
LE BARMAN
Non, monsieur, la maison vous l’a déjà offert.
LE CLIENT
Un tout petit.
LE BARMAN
Pas même. Vous buvez à trop petites gorgées.
LE CLIENT
Je m’excuse mais j’étais entré pour écouter de la musique et boire un verre ou deux, moi. En guise de ça, de musique, point et…j’ai encore plus soif que tout à l’heure. Alors, je suis dans le droit le plus absolu de gueuler. Et je gueule : mettez-moi un disque et versez-moi à boire sinon je porte plainte pour publicité mensongère.
LE BARMAN
En faisant appel aux forces de l’ordre, je ne pense pas que vous arrangiez quoi que ce soit.
MAURICETTE
Vous pouvez me dire combien je vous dois, monsieur ?
LE BARMAN
Je vous apporte le ticket, dès que monsieur aura lâché mon bras.
LE CLIENT
Soyez sympa, je peux pas rentrer chez moi. Y a la carte postale qui m’attend et…j’y vois encore trop clair.
LE BARMAN
Foutez-la aux chiottes, votre maudite carte postale, et tirez la chasse… Vous vous faites une fausse idée de la situation.
LE CLIENT
Et vous, vous faites bien mal votre boulot, messieurs. Un barman qui ne sert pas à boire, un pianiste qui ne joue pas de piano, où je suis, moi ?
LE PIANISTE
Allez, Lionel, ne te montre pas plus dur que tu n’es. Donne la maxi dose à monsieur, qu’il passe une bonne nuit.
LE BARMAN
Dis-donc Rubinstein, est-ce que je m’occupe de tes dièses et de tes bémols ? Est-ce que je te demande de déverrouiller ton clavier pour bercer le spleen du monsieur ? Tu veux que je te les montre, mes mains, moi aussi ? Tu veux les voir, les ravages du liquide vaisselle ? Alors, moi, je dis stop. Je vide le bac, j’accroche le torchon et je vais rejoindre avec tendresse mon tube de crème à l’hamamélis.
LE PIANISTE
T’as le cœur sec. Tu compatis pas.
LE BARMAN
J’ai compati pendant trois heures, c’est mon maximum toléré.
LE CLIENT
Laissez tomber, pianiste, cet homme-là n’est pas père. Il ne peut même pas subodorer ce qu’est une palpitation paternelle. Il n’a jamais passé la moindre nuit, couché sur la moquette, au pied du berceau, à guetter la respiration de l’enfant qui dort. Il n’a jamais craint l’arrêt du petit souffle. C’est un homme des cavernes.
LE PIANISTE
Vous savez, ça commence comme un souffle léger, et puis, la cigarette aidant, ça se transforme vite en quinte. Quand elle dort à la maison, la mienne réveille toute la famille en toussant comme une perdue.
LE CLIENT
Et ça vous fait mal, n’est-ce pas ?...ça vous arrache les poumons comme si c’étaient les vôtres qui souffraient ?
LE PIANISTE
Ben, à vrai dire…
LE CLIENT
Vous vous relevez pour lui préparer du citron chaud et du bon sirop sucré ?
LE PIANISTE
Pas vraiment, non.
LE CLIENT
Vous tâtez son front doucement, vous tamisez la lumière, vous relevez la couverture sous son menton…
LE PIANISTE
Y a pas intérêt. Si j’entrais dans sa chambre, je crois qu’elle gueulerait un bon coup.
LE CLIENT
Moi, j’ai fait ça pendant plus de dix ans, monsieur. Dix ans à ne dormir que quelques heures par nuit. Faut dire qu’elle a toujours eu une petite santé…
LE BARMAN
On s’en fout, monsieur. Allez, on ferme.
LE CLIENT
Pardon, le pianiste ne s’en fout pas.
LE BARMAN
Si, il s’en fout. Vous lui faites pitié, c’est tout.
LE CLIENT
Pas du tout. Je touche sa fibre. Je la fais vibrer.
LE BARMAN
Il n’a pas de fibre, le pianiste, il a des engelures. Allez, soyez gentil, partez avant que je m’énerve.
MAURICETTE
Vous pensez à mon ticket, s’il vous plait.
LE BARMAN
Je ne pense qu’à ça, madame. C’est mon obsession. Mais y’a une bande d’emmerdeurs qui m’empêchent d’officier.
LE CLIENT
Vous ne respectez pas la clientèle, monsieur. Vous êtes peut-être verbe-sujet-verbe et… je sais plus. En tous cas vous parlez mal aux dames. Pour la peine je vais aux toilettes.
Il se dirige vers les toilettes tandis que le barman remplit une fiche.
LE CLIENT
Et je vais pisser à côté, exprès !
Il disparaît dans les toilettes.
C’est alors qu’Armand revient comme un fou, totalement déchainé.
ARMAND
Mauricette, écoutez-moi, je veux vous parler. Je m’y prends sûrement mal puisque je vous fais peur. Mais je ne vous veux que du bien, je vous jure.
MAURICETTE
Ah, non, Armand ! C’est pas vrai !
LE BARMAN
Retour de l’autre emmerdeur.
ARMAND
Mon but c’est de vous aimer, de vous épouser et de vivre avec vous ! Fonder une famille ! Vous voyez, rien que des choses gentilles.
MAURICETTE
Laissez-moi.
ARMAND
Je vais vous dire pourquoi je suis maladroit, j’ai apporté des photos, des photos de moi quand j’étais petit, j’étais malade, regardez, c’est moi…
Il sort un portefeuille, le déplie, le montre à Mauricette en la collant de trop près.
LE PIANISTE
Monsieur, laissez cette dame tranquille.
ARMAND
Je ne sais pas qui est cet homme, Mauricette, mais notre histoire ne le regarde pas, c’est une histoire entre vous et moi.
LE BARMAN
On vous dit de laisser la dame tranquille, compris ?
ARMAND
Celui-là aussi c’est un sale, type. Quand les gens sont heureux il y a des jaloux qui se mettent toujours en travers de leur route. Mais je vous défendrai, je les chasserai, venez avec moi, sortons, allons sous un pont, je vous raconterai ma vie.
Il commence à la prendre dans ses bras, Mauricette se débat.
MAURICETTE
Lâchez-moi, vous êtes fou.
ARMAND
Oui, fou, fou d’amour. C’est l’amour fou entre nous.
Le barman prend une batte de base-ball derrière son comptoir et vient vers Armand.
LE BARMAN
Je vais lui ramoner la clavicule, moi ! Lâchez la dame !
LE PIANISTE
Lionel, attends, on va le faire sortir.
LE BARMAN
Tu vois pas qu’il ne comprend rien. On le vire par la porte, il rentre par la fenêtre.
ARMAND
N’approchez pas ! Je vous préviens, je peux être dangereux. J’ai été malade, mes parents me battaient, je ne supporte pas la violence, si vous me touchez…
Le barman et le pianiste sont devant Armand, prêts à intervenir.
MAURICETTE
Ne lui faites pas de mal, il va partir. N’est-ce pas Armand ?
ARMAND
Oui, je vais partir avec vous.
MAURICETTE
Non, je ne veux pas.
ARMAND
Si, demain nous irons au bord de l’Yonne, j’ai un cabanon, complètement isolé, on sera bien là-bas, on fera griller des côtelettes de mouton, on boira du rosé…
LE BARMAN
Je vous dis qu’il ne comprendra jamais.
Le barman, lève sa batte, aussitôt Armand sort un couteau, passe derrière Mauricette et pose son couteau sur sa gorge tout en la maintenant avec son autre bras.
ARMAND
Fichez le camp ! Cette femme est ma femme. Vous ne pouvez rien contre notre amour. Des gêneurs, des empêcheurs d’aimer j’en ai rencontré, je les reconnais au premier coup d’œil. Ils bavent de jalousie. Hop, un bon coup de couteau et je les élimine. Vous ne comprenez rien à l’amour, vous.
LE PIANISTE
Allons, monsieur, du calme.
LE BARMAN
Je crois que vous êtes en train de faire une bêtise, là.
ARMAND
C’est pas moi qui fais les bêtises. Moi j’aime cette femme. L’amour rend fou, c’est vrai, mais je ne suis pas fou. On m’a soigné, neuroleptiques, antipsychotiques, stimulation magnétique transcrânienne, je connais, on m’a tout fait et maintenant je vais bien. Vous entendez ? Je suis normal. Je veux juste vivre avec elle, avoir des enfants et vieillir tranquillement. Si tous ceux qui veulent vivre d’amour sont fous alors le monde est un gigantesque asile, non ?
LE PIANISTE
Posez ce couteau, monsieur. Vous faites mal à cette dame. Si vous l’aimez, vous ne voulez pas qu’elle ait mal, n’est-ce pas ?
ARMAND
Reculez. Regagnez vos places minables. Allez récurer l’évier. Frotter le carrelage. Courber l’échine comme des cloportes. Reculez ou je vous écrase.
LE BARMAN
D’accord, d’accord. On recule.
LE PIANISTE
Mais enlevez votre couteau de la gorge de la dame, regardez, elle suffoque.
ARMAND
Oh, c’est vrai ? Ma chère Mauricette, je suis navré. C’est pas de ma faute. C’est de leur faute. Ils se mêlent de tout. Ils salissent notre histoire d’amour.
Le barman et le pianiste se tiennent au loin.
Armand baisse son couteau mais reste derrière Mauricette.
On voit alors le client sortir des toilettes, dans le dos d’Armand.
ARMAND
Je vous aime, Mauricette, je vous aime. Je vous veux chaque jour auprès de moi.
MAURICETTE
Pas moi, Armand, il faut comprendre ça.
ARMAND
Mais si, si, si si, siiii ! Vous finirez par m’aimer, vous verrez. De gré ou de force, vous m’aimerez. Et si les autres se liguent contre nous, hé bien nous mourrons ensemble, en même temps, vous voulez bien ?, main dans la main, ce sera très romantique.
Le client est venu derrière Armand et il lui fracasse une bouteille sur la tête.
Armand s’effondre.
Mauricette aussi. Le pianiste va l’aider à se relever et l’assoit sur une chaise.
Le barman et le client vont trainer Armand jusqu’à la porte d’entrée.
LE BARMAN
Sur ce coup-là, vous avez bien assuré, monsieur. Vous avez un smash digne de Rafael Nadal.
LE CLIENT
Heureusement, la bouteille était vide, ça aurait été dommage de la gâcher pour un énergumène pareil.
LE PIANISTE
Un peu d’eau, pour la petite dame.
LE BARMAN
Apportez-lui la carafe, moi j’appelle la police.
Le client apporte la carafe au pianiste qui lui tamponne le visage avec son mouchoir.
Le barman téléphone à la police.
LE CLIENT
Ça va aller, madame ? Comment vous sentez-vous ?
LE PIANISTE
Laissez-là respirer, vous la collez.
LE CLIENT
Je la colle pas, je la soutiens.
MAURICETTE
Merci messieurs, ça va mieux.
LE BARMAN
Allô. Vous devriez passer rue Montorgueuil, j’ai un colis pour vous.
LE CLIENT
Ça va mieux, ça va mieux…on dit que ça va et puis après on fait trois pas et on s’écroule.
MAURICETTE
Je vous assure, je me sens bien. Vous pouvez me lâcher.
LE PIANISTE
Lâchez-là, vous faites plus de mal que de bien.
LE CLIENT
Je la tiens seulement par la taille.
MAURICETTE
Vous me tenez les seins, surtout, lâchez-moi.
LE BARMAN
Ça va pas recommencer, non ? Hé ! Vous ! Venez plutôt m’aider.
LE CLIENT
C’est sans faire exprès, je vous jure, moi, les femmes, je les respecte.
LE BARMAN
Je crois que vous êtes bien chargé, surtout, ne plus faire la différence entre la taille et la poitrine !
LE CLIENT
La séparation entre les deux est plus petite que le détroit de Magellan.
Le barman et le client prennent Armand par les pieds et le trainent jusqu’au trottoir. Puis ils rentrent. Le client se dirige vers le comptoir.
LE CLIENT
Ça mérite un coup à boire, ça.
LE BARMAN
Rien du tout, vous avez la citerne pleine à ras bord.
LE CLIENT
Pour que la dame se remette de ses émotions.
MAURICETTE
J’en ai eu assez pour ce soir, monsieur, je vais rentrer.
On entend la sirène d’un car de police qui s’arrête.
LE BARMAN
Tiens, la maison poulmann qui embarque votre copain. Vous n’allez pas le regretter ?
MAURICETTE
Ah non, quelle histoire ! Je vous prie de croire que je suis vacciné.
LE PIANISTE
On ne se méfie jamais assez de la rivière qui coule…non, c’est pas ça, c’est comment déjà ?
LE BARMAN
On s’en fout. Allez, j’éteins.
Le barman éteint la lumière dans un coin de la salle.
Le client montre une photo à Mauricette.
LE CLIENT
Encore une chose, une seule, je vous montre la photo de ma fille. Vous voulez bien que je vous montre sa photo ?
LE BARMAN
Non, merde ! Je vous dis qu’on s’en tape de votre pisseuse. La dame aussi.
LE CLIENT
On ne parle pas comme ça d’une jeune fille qui a obtenu son brevet avec mention.
LE BARMAN
Pour ce que ça lui sert ! Allez, ouste, dehors ! C’est le soir du grand débarras !
Le barman pousse le client – qui vacille – jusqu’à la porte de sortie.
LE BARMAN (revenant)
Attendez cinq minutes avant de sortir, madame. Celui-là n’est pas dangereux, mais il est collant.
LE PIANISTE
Pauvre type, tu l’as viré comme un loubard. Il voulait que parler.
LE BARMAN
Je sais. Mais tu ne le connais pas, toi, tu débarques. Ce type-là, c’est le mildiou. Il ravage le quartier. Il se pointe dans un bar et il te colle le cafard dans les murs pour une décennie.
LE PIANISTE
À cause ?
LE BARMAN
De sa fille. Il est capable d’en parler des heures et des heures jusqu’à te faire verser des larmes de crocodile. Tu vois l’effet sur la clientèle ? Il se fait jeter de partout.
LE PIANISTE
Moi, il m’a fait de la peine. T’as vu ses yeux ? Des yeux liquides, des lacs sombres comme les lacs d’Autriche, avec de la brume tout au fond et des corbeaux qui passent en silence.
LE BARMAN
Et des hectolitres d’alcool dans les poches, t’as pas vu les valises qu’il se trimbale ?
LE PIANISTE
Des poches de larmes. Ce type-là, il crève de chagrin et de solitude.
LE BARMAN
Tu vois, quand je te dis qu’il file le cafard à tout le monde. Toi, ça y est, il t’a eu.
Prudence fait son retour.
PRUDENCE
Qu’est-ce qui se passe ici ? J’ai vu les perdreaux s’arrêter devant le rade. Il est rien arrivé à ma copine, j’espère ?
MAURICETTE
Ta copine, elle en a une bien bonne à te raconter.
PRUDENCE
Vas-y raconte, j’ai les deux oreilles qui sont à ton service.
MAURICETTE
Non, pas ici, on va sortir.
PRUDENCE
Mais non, on est mieux à l’intérieur. Le garçon « sujet-verbe-complément » va nous servir deux bons grogs avec très peu d’eau et beaucoup de rhum pour nous remonter.
MAURICETTE
Non, non, viens, il ferme.
PRUDENCE
Qu’est-ce que c’est que ce bastringue qui sert pas à manger, qui sert pas à boire et qui ferme à l’heure des poules ?
LE BARMAN
C’est un bastringue qu’en a plein les pattes, madame. (au pianiste) Aide-moi, toi.
Le pianiste retourne les chaises et les pose sur les tables. Le barman commence à balayer.
Mais depuis un moment le pianiste fixe bizarrement Prudence.
LE PIANISTE
Excusez-moi, madame, je vous regarde depuis tout à l’heure et j’ai l’impression de vous connaître.
PRUDENCE
Allons bon, encore un échauffé de la braguette.
LE PIANISTE
J’ai entendu que vous vous appeliez Prudence mais…depuis toujours ?
PRUDENCE
Hé, oh, remballe ton baratin, je suis avec ma copine.
LE PIANISTE
Parce que moi, j’ai connu une Liliane qui vous ressemble drôlement.
Un temps.
Observation.
PRUDENCE (surprise)
Et toi, t’es qui ?
LE PIANISTE
Didier. Didier Marchandin. Mais on m’appelait…
PRUDENCE (le coupe)
L’enculé !
LE PIANISTE
Ah non ! Zicos…à cause de la musique.
PRUDENCE
Et pour moi c’est l’enculé ! Parce que c’est ce que t’es, Didier. Un sacré bel enculé ! Tu te souviens pas qu’on était ensemble ?
LE PIANISTE
Oui mais y’a longtemps.
PRUDENCE
Longtemps ou pas, tu m’as bien déchiré le cœur, tu t’es tiré comme un malpropre en emportant ma cocotte-minute et l’abattant des toilettes, que je me suis gelé les fesses pendant des mois à m’asseoir sur la faïence.
LE PIANISTE
C’est ma mère qui l’avait acheté.
PRUDENCE
Tu trouves que c’est grand seigneur de se tirer pendant le sommeil de sa copine et de lui faucher l’abattant des chiottes.
LE PIANISTE
Tu dormais depuis deux jours, j’en pouvais plus de picoler, je pouvais plus suivre.
PRUDENCE
Ah, monsieur, ne tenait pas la chopine. On se descendait une bouteille de vodka et monsieur gerbait sur la moquette. Qu’est-ce que c’est une bouteille ? C’est rien, c’est de l’ordinaire, c’est du carburant pour faire chauffer le moteur. Moi, si j’ai pas ma dose je suis bonne à rien. Et puis je vais te dire, si j’étais restée à jeun j’aurais jamais eu envie de coucher avec toi. C’est pas que t’es vilain garçon mais tu pues des pieds. Tu ranges ton claquos dans tes pataugas ou quoi ? Oui, oui, oui, excuses-moi si ta susceptibilité en prend un coup mais après tout ce temps je peux te le dire, tu repousses.
LE PIANISTE
Bon, excuse-moi de t’avoir dérangée…
MAURICETTE
Oui, viens, je vais te raconter mon histoire.
PRUDENCE
J’ai pas fini ! Monsieur a voulu m’aborder alors je vais lui servir le plat que je garde au chaud depuis plusieurs années. Parce que, lui, la gueule enfarinée, il se dit : voilà une vieille copine, on va se tomber dans les bras, je vais lui faire des baisers dans le cou et le restant de la nuit on va se le partager. Macache ! La Liliane elle s’appelle Prudence maintenant. Et même qu’elle pourrait s’appeler vengeance. Parce que les griefs, elle les a bien rangés dans un coin de sa souvenance. Les couleuvres qu’elle a avalé, elle va les recracher et les bébés couleuvres avec.
LE PIANISTE
Excuse-moi de t’avoir dérangée, Liliane, Je vais…
PRUDENCE
Tu vas rien du tout. Tu vas m’écouter et c’est tout.
LE BARMAN
Ça c’est de la femme qui sait parler aux hommes, ah ah !
PRUDENCE
Tu sais comment on fait les bébés ? Hein ? Réponds ! Tu sais comment on s’y prend ?
LE PIANISTE
Bien sûr.
PRUDENCE
Le monsieur met sa petite graine dans le ventre de la dame et neuf mois plus tard, tu vas faire un tour dans le potager, et soit tu regardes dans les roses soit tu regardes dans les choux. Et tu trouves un bébé.
LE PIANISTE
Pourquoi tu me racontes ça ?
PRUDENCE
À ton avis ? T’as été faire un tour dans le potager avant de partir ? Tu t’es interrogé sur ce qu’avait pu devenir ta petite graine ? Non. Monsieur plante et s’en va avec l’abattant des chiottes sous le bras, tout fier d’emporter le cadeau de maman, le joli cadeau sur lequel on pose ses fesses.
LE PIANISTE
Tu veux dire que…
PRUDENCE
Ben oui…enculé !
MAURICETTE
Oh, ma chérie. C’est lui le père ?
PRUDENCE
Tu vois comme le monde est bien fait ? Tu viens dans un rade chercher ta copine et tu retrouves un planteur de graines.
LE BARMAN
Ah ben merde ! Elle est raide celle-là.
LE PIANISTE
Comme tu dis.
PRUDENCE (avec des sanglots)
Un dernier truc, Zicos, je picolais, ouais c’est sûr, mais j’étais jeune et c’était pour noyer le chagrin d’avoir eu des parents pas à la hauteur. Je picolais mais je rêvais que d’un truc, rencontrer le mec qui m’aiderait à arrêter, par sa gentillesse et sa patience. J’attendais pas le prince charmant, juste un mec bien. Mais faut croire que j’ai jamais eu de chance parce que je suis tombé sur un lâche. Alors la picole, elle m’a plus quittée.
Prudence est défaite, pâle, les yeux rougis. Mauricette l’entraîne vers la sortie.
MAURICETTE
Viens, on s’en va.
LE PIANISTE
Je savais pas…je suis désolé…je te demande pardon…
PRUDENCE (voix grave)
Ta gueule ! Ferme ta gueule.
Un temps.
Le pianiste est penaud, Prudence sort un mouchoir.
LE PIANISTE
Et… c’est quoi ?... La petite graine ?
MAURICETTE
Une rose.
LE BARMAN
Oh merde ! Encore une pisseuse.
Elles sont presque sorties, Prudence s’arrête et se retourne, ses yeux froids, incisifs.
PRUDENCE
Mais je l’ai pas gardée.
Les femmes sortent.
Lourd silence.
Ils reprennent leur rangement en silence.
LE BARMAN
Pour du lourd c’est du lourd. Tu veux un coup de remonte-pente ?
LE PIANISTE
Non, merci, ça va aller.
LE BARMAN
Tu sais que tu peux compter sur moi, si t’as besoin de…
LE PIANISTE
Je sais, je sais. On parle d’autre chose. Et puis non, on parle pas. On parle toujours trop.
LE BARMAN
T’as raison. Y’a beaucoup trop de mots dans nos bouches.
LE PIANISTE
Et de questions dans nos crânes…. Pourquoi tu fermes ? Tu fermes pas si tôt d’habitude.
LE BARMAN
Hé ben ce soir je ferme. J’en ai ma claque des tordus. Des pochtrons. Et l’autre qui pleurniche sur sa fille !
LE PIANISTE
Moi, je le comprends parce que je vis l’enfer inverse. De la féminité, j’en suis saturé. Quand je rentre chez moi, je rentre dans un univers de femmes. Parce que je te l’ai pas encore dit, Lionel, mais entre chaque divorce, ma fille, elle réinvestit la maison. Avec son harem. En ce moment, y a huit pisseuses à la maison ! Huit contre un. Je te prie de croire que le seuil de tolérance est franchi.
LE BARMAN
Plains-toi. J’en connais plein qui aimeraient beaucoup les connaître, tes filles.
LE PIANISTE
Lui, il n’en avait qu’une et on lui a piqué. Un moins un, qu’est-ce qui lui reste ? Que dalle !
LE BARMAN
Mais personne ne lui a pris quoi que ce soit. Sa fille c’est une salope. Elle a tapiné pendant deux ans dans le quartier avant de se tirer avec son micheton.
LE PIANISTE
Ah merde ! C’est vrai ?
LE BARMAN
Parole. Julie-fesses-de-braise, on l’appelait. Te dire la réputation.
LE PIANISTE
Et le père ?
LE BARMAN
Au courant de rien, comme de bien entendu. Pour lui c’est la sainte vierge. Mais y’a tout de même une morale à cette histoire, comme c’est un cousin qui la maque, on peut dire que ça ne sort pas de la famille.
LE PIANISTE
Tu parles d’une morale !
LE BARMAN
Allez, tchao, pianiste, à demain.
LE PIANISTE
Tchao, Lionel.
LE BARMAN
Et soigne tes paluches ! Demain c’est samedi, va falloir assurer.
Mais le client entre à ce moment précis.
LE CLIENT (approchant)
Messieurs, je vous attendais mais comme vous ne sortez pas...
LE BARMAN
Ah non, merde, le revoilà.
LE CLIENT
Je sais, vous fermez, mais j’ai repéré une enseigne encore allumée, un peu plus loin, je vous offre un dernier godet chez la concurrence, okay ?
LE BARMAN
Ecoutez, mon vieux, vous comprenez pas quand vous faites chier ? Je vous l’ai seriné sur tous les tons, de la politesse la plus extrême à l’énervement plus ou moins contenu : du large ! Caltez ! On a suffisamment donné !
LE CLIENT
Vous fâchez pas, je veux juste vous poser quelques questions.
LE BARMAN
Je réponds jamais aux questions. Et encore moins aux vôtres.
LE CLIENT (larmoyant)
J’ai une photo, là, vous voulez pas la regarder et me dire si vous connaissez la jeune personne…
LE BARMAN
Dégage, je te dis. Laisse-moi passer.
LE PIANISTE
Lionel, doucement.
LE CLIENT
…c’est ma fille. Vous l’avez jamais vue ?
LE BARMAN
Ma parole, il s’accroche. Tu retires tes mains de mon bras, oui ?
LE CLIENT
S’il vous plait, je recherche ma fille. Dites-moi si vous l’avez déjà vue ?
LE BARMAN
Lâche-moi, bon dieu !
LE CLIENT
Comment je peux faire pour la retrouver ? Je vous en supplie, aidez-moi.
LE BARMAN
Ah, quel emmerdeur ! (il repousse brutalement le client) T’as pas fini d’emmerder le quartier avec ta pétasse ? T’as pas encore compris qu’elle se fait sauter par la terre entière, non ? Aujourd’hui c’est Montevideo, demain ce sera Tanger, Hambourg ou Hong-Kong. C’est une radasse, ta fille, colle-toi ça dans le cigare !
LE PIANISTE
Lionel, merde, on dit pas des trucs comme ça !
LE CLIENT
Je vous demande simplement comment je peux faire pour la retrouver.
LE BARMAN
Mais tu la retrouveras jamais… Tu m’entends, jamais. Tire un trait là-dessus. Elle a plus besoin de son papa. Maintenant c’est de la chair à marin.
LE PIANISTE
Non, là tu vas trop loin. Laisse-le, c’est un pauvre type.
LE CLIENT (pleurnichant)
Salaud ! Qu’est-ce que je vous ai fait ? Pourquoi vous dites des vilaines choses ?
LE BARMAN
Je te mets les yeux en face des trous, c’est tout.
LE CLIENT
À quel titre ? Qu’est-ce que vous allez en retirer ?... Ça vous amuse de me voir souffrir ? Faut bien continuer à vivre…Un jour, je la retrouverai…
LE PIANISTE
Ne l’écoutez pas, monsieur, il invente.
LE CLIENT
Vous méritez pas que je vous appelle Max. Vous êtes bien un Lionel, tous les Lionel sont des salauds !
LE PIANISTE
Il a pas tort. À ta place, je serais pas fier.
LE BARMAN
Dis-donc, Chopin, on t’a sonné ?
LE PIANISTE
Et le respect de la personne humaine, tu sais ce que c’est, laveur de soucoupes ?
LE BARMAN
J’emmerde personne, moi, alors j’aime pas qu’on m’emmerde. Si monsieur voulait pas être le père d’une pute, il avait qu’à pas la faire. Ou mieux la surveiller.
Le client en a profité pour prendre une bouteille, il la jette vers la porte d’entrée.
On entend le bruit d’une vitre cassée.
LE CLIENT
Pareil pour la vitrine, n’est-ce pas ? Si tu veux pas qu’on te la casse, faut surveiller.
LE BARMAN
Enfoiré ! Mais je vais te casser la gueule, moi !
Nouveau bruit de vitrine cassée. C’est le pianiste qui vient de jeter une seconde bouteille.
LE PIANISTE
Tu m’excuseras, Lionel, je voulais voir si l’autre côté de la porte était aussi fragile.
LE BARMAN
Ah, d’accord ! Ah d’accord !!! C’est la révolution ! C’est ça ? Association de malfaiteurs ? Maintenant, tirez-vous, tirez-vous vite fait parce qu’il y a de l’autodéfense dans l’air. Vous avez compris ? Tirez-vous !!! J’ai ma montée de lait !
LE CLIENT
On y va. On y va.
LE PIANISTE
Loufiat, à partir de cet instant, considère que ton troquet est sans pianiste.
LE BARMAN
Ah, pour la différence que ça va faire. Et ne vient pas chercher ta paye, tu l’a dégommée avec la bouteille.
Le client et le pianiste s’éloignent.
LE PIANISTE
Dites-moi, vous parliez d’un dernier verre chez la concurrence, tout à l’heure, si on y allait ? J’aimerais beaucoup que vous me montriez votre photo, elle m’intéresse, moi.
LE CLIENT
Et la carte postale ?... ça vous intéresse pas de la voir, la carte postale ?
LE PIANISTE
Si. Egalement.
LE CLIENT
…ça risque de nous faire coucher tard, ça.
LE PIANISTE
C’est pas grave, je ne suis pas pressé de rentrer.
F I N