Le Dernier Verre

A Paris, un vieux bistrot, tard la nuit. Les clients se croisent, boivent un verre et repartent… ou pas. Car il y en a qui aiment parler et qui ont besoin de compagnie. Ce client là, justement, il aimerait parler de sa fille, sa fille dont il n’a plus de nouvelle depuis des années. Mais le barman n’écoute pas, il veut fermer. Alors le client veut danser mais le pianiste ne joue pas, il a des engelures. Et de plus le piano est fermé à clef. Et puis il y a Mauricette qui a rendez-vous. Un rendez-vous d’amour. Mais l’amour parfois ça rend fou. Alors ce soir-là il y a beaucoup d’animation dans le bar et chacun veut boire un dernier verre. Mais le barman veut fermer.

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Décor (1)

Décor du bar de nuitDécor : Un bar de nuit. Plus exactement un vieux bistrot décati. Il peut y avoir une porte d’entrée, un comptoir, une porte pour les toilettes. Quelques tables avec des chaises. Un piano ou un piano numérique dans un coin.

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Décor :

Un bar de nuit.

Il peut y avoir une porte d’entrée, un comptoir, une porte pour les toilettes.

Un piano ou un piano numérique dans un coin.

 

 

SCENE 1

 

Le bar est tranquille. Un seul client au comptoir.

Dans un coin un piano avec un pianiste derrière, un pianiste qui fait des mots croisés.

Le barman essuie des verres.

 

LE CLIENT

Ça va, vous ?

LE BARMAN

Oui, monsieur.

LE CLIENT

Vous avez bien de la chance. Moi, ça va pas fort.

LE BARMAN

C’est la vie, monsieur. Il y a des hauts et des bas.

LE CLIENT

Oui, mais par moments…les bas…ils sont vachement bas… C’est calme, hein ?

LE BARMAN

Oui, monsieur. C’est toujours calme quand il n’y a personne.

LE CLIENT

Vous ne vous ennuyez pas trop ?

LE BARMAN

Non. Je m’occupe. Je relave les verres propres.

LE CLIENT

Vous avez raison, ça occupe. Tenez, donnez m’en un autre, avec le même liquide à l’intérieur.

LE BARMAN

Tout de suite, monsieur.

LE CLIENT

Comme ça, vous pourrez laver mon verre sale et le relaver quand il sera propre…ça vous occupera un petit moment.

LE BARMAN

Merci, monsieur. C’est très gentil.

 

Un temps.

Une femme entre, un peu perdue.

 

 

 

MAURICETTE

C’est un bar ?

LE BARMAN

Apparemment.

MAURICETTE

Je veux dire, on peut boire un coup ?

LE BARMAN

C’est bien possible, si vous savez lever le coude.

MAURICETTE

Non, je m’explique mal, vous fermez ?

LE BARMAN

Ça m’arrive. Au moins une fois par jour.

MAURICETTE

Vous me comprenez pas. Je demande si vous ouvrez la nuit ?

LE BARMAN

Nous sommes ouverts et il fait nuit, madame.

MAURICETTE

Non, c’est pas possible…Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Je parle pas français ? Je veux juste savoir l’heure.

LE BARMAN (regardant sa montre)

23h30, madame.

MAURICETTE

Mais…pas l’heure de maintenant…l’heure, plus tard, l’heure…

LE BARMAN

Ah, dans une demi-heure il sera pas loin de minuit.

MAURICETTE

Mais je m’en fiche de minuit ! Je veux savoir l’heure à laquelle vous fermez.

LE BARMAN

Je peux pas vous le dire.

MAURICETTE

Pourquoi ça ?

LE BARMAN

Parce que vous vous en fichez.

MAURICETTE

Mais…pas du tout, puisque je vous le demande.

LE BARMAN

Si, vous vous en fichez.

MAURICETTE

Mais non, enfin.

LE BARMAN

Vous venez de me le dire.

MAURICETTE

Quoi ?

LE BARMAN

Que vous vous en fichiez.

 

 

MAURICETTE

Hé, ho, faut vous faire soigner les oreilles. Le pavillon est méchamment encrassé. Ou alors c’est encore plus haut que ça bouchonne, dans les boyaux de la coloquinte. Faut passer le goupillon dans les interstices quand vous prenez votre douche.

LE BARMAN

Si quelqu’un a besoin d’un bon ramonage de ventricule, c’est plutôt vous.  Je vous ai dit que dans une demi-heure il serait minuit et vous m’avez dit que vous vous en foutiez.

MAURICETTE

Parfaitement. Et je double la dose. Je la triple, je la décuple. Minuit je m’en fous comme de l’an cinquante.

LE CLIENT

On dit l’an quarante.

MAURICETTE

Je vous cause, vous ? L’an quarante c’est comme l’an cinquante, je m’en fous, je m’en contrefous et de plus, je m’en tamponne le coquillard à une profondeur que même la Calypso pourrait pas l’atteindre.

LE BARMAN

Hé ben faudrait savoir ce que vous voulez. Minuit c’est l’heure à laquelle je ferme.

MAURICETTE

Ah le con !...Pouviez pas le dire tout de suite ? Ça nous aurait évité les chicaneries.

LE BARMAN

Y’a chicanerie qu’avec ceux qui savent pas causer clairement. Sujet, verbe, complément, je sors pas de là depuis tout petit.

MAURICETTE

Tu me prends la tête ! Voilà ! Tu-me prends-la tête ! T’as le sujet, t’as le verbe et t’as le complément. Je te fais cadeau de l’article.

 

Elle se dirige vers la porte. Le barman la regarde, ahuri.

 

LE BARMAN

Et alors, ça consomme pas ?

MAURICETTE

C’était juste pour vérifier l’heure de fermeture, tête de nœud. T’as pas l’adjectif mais t’as le qualificatif.

 

Elle est sortie.

Un temps.

 

LE CLIENT

…ça va, vous ?

LE BARMAN

Toujours, monsieur.

LE CLIENT

Hé ben, moi, ça va pas fort.

LE BARMAN

Je sais, monsieur, vous me l’avez dit tout à l’heure.

LE CLIENT

Oui, je vous l’ai dit, mais vous m’avez pas demandé pourquoi.

 

LE BARMAN

C’est de la discrétion, monsieur.

LE CLIENT

Vous êtes sûr que c’est pas du désintérêt ?

LE CLIENT

Pas du tout. Les garçons peuvent recueillir les confidences des clients, jamais les encourager.

LE CLIENT

C’est écrit où, ça ?

LE BARMAN

Nulle part, monsieur, c’est une règle professionnelle. La plupart des garçons l’adoptent.

LE CLIENT

N’empêche que moi, ça va pas fort…

LE BARMAN

Voilà votre verre, monsieur.

LE CLIENT

Merci, euh…euh… c’est comment, déjà ?

LE BARMAN

Pardon ?

LE CLIENT

Votre prénom ?

LE BARMAN

Lionel, monsieur.

LE CLIENT

Lionel ?...Pfuttt…Je vais vous appeler Max, ça ne vous dérange pas ?

LE BARMAN

Non, monsieur.

LE CLIENT

Je ne connais qu’une personne qui s’appelle Lionel. Mon cousin. Il a piqué de l’argent à toute la famille et à moi, en plus, il m’a piqué ma voiture…avec ma fille à l’intérieur… Je peux pas vous appeler Lionel.

LE BARMAN

Je comprends, monsieur.

LE CLIENT

Ma fille. Vous avez entendu ? Ma petite fille chérie.

LE BARMAN

J’ai entendu, monsieur.

LE CLIENT

Vous trouvez pas ça dégueulasse…euh…Max ?

LE BARMAN

…ça dépend, monsieur.

LE CLIENT

…ça dépend de quoi ?

LE BARMAN

…ça dépend de la petitesse de votre fille, monsieur.

LE CLIENT

Une gamine. Une gosse de vingt ans. A peine sortie de sa barboteuse.

LE BARMAN

Tout de même.

LE CLIENT

Quoi « tout de même » ? Vous en avez une de fille, vous ?

LE BARMAN

Non, monsieur.

LE CLIENT

Alors, vous pouvez pas savoir. Vous pouvez pas savoir ce que ça représente une fille pour un père. Ce Lionel, en enlevant ma fille, c’est comme s’il me plantait son couteau dans le cœur. C’est un meurtre, Max !

LE BARMAN

Tout de même. Elle a vingt ans.

LE CLIENT

Qu’est-ce que c’est, vingt ans, dans la vie d’une femme ?

LE BARMAN

C’est le bel âge.

LE CLIENT

Conneries. Le bel âge, ça n’existe pas. La vie est une saloperie de microbe qu’on vous inocule à la naissance et qui vous bousille un peu plus de jour en jour…

 

Marinette revient avec une amie

 

MAURICETTE

C’est lui, « sujet-verbe-complément ».

PRUDENCE (au barman)

Prudence vous souhaite le bonsoir. (explicative) Sujet-verbe-complément.

 

Elles se dirigent vers une table en riant.

 

MAURICETTE

Et vous nous apporterez deux cocktails-maison !

PRUDENCE

Sujet, verbe…

LE BARMAN

Complément ! J’ai compris. Et « s’il vous plait » ça n’écorche pas la bouche mais ça fait plaisir !

PRUDENCE

Si ton cocktail a le goût de la rose, loufiat, ma bouche te dira des mots parfumés.

 

Le garçon hausse les épaules et commence à préparer les boissons.

 

LE CLIENT

Vous voulez pas danser avec moi, Max ?

LE BARMAN

Euh…non, monsieur.

LE CLIENT

Pourquoi ça ?

LE BARMAN

D’abord y’a pas de musique.

LE CLIENT

Oui, mais il y a un pianiste.

LE BARMAN

Il ne joue pas, monsieur.

 

LE CLIENT

Si je lui demande de jouer, vous danserez avec moi ?

LE BARMAN

Non monsieur, je dois rester au bar.

LE CLIENT

Avec qui je peux danser, moi alors ?

LE BARMAN

Je ne sais pas, monsieur, demandez au pianiste.

 

Le client se déplace jusqu’au piano. On voit qu’il y a une grosse chaine autour de l’instrument avec un gros cadenas.

 

LE CLIENT

C’est vous, le pianiste ?

LE PIANISTE

…ça se voit pas ?

LE CLIENT

…ça se voit peut-être mais ça s’entend pas. Pourquoi vous ne jouez pas ?

LE BARMAN

Je ne peux pas. J’ai des engelures.

LE CLIENT

Ben alors, qu’est-ce que vous faites là ?

LE PIANISTE

De la présence. Je justifie mon cachet.

LE CLIENT

Et le piano ? Y’a personne pour le faire marcher ?

LE PIANISTE

Non, monsieur. De toute façon, il est fermé à clé et j’ai pas la clé.

LE CLIENT

Le piano ? Le piano est fermé à clé ?

LE PIANISTE

Oui, monsieur. On ferme tout à clé. Sinon, les clients piquent tout. Demandez au barman.

LE CLIENT

Max !... Max !...

LE PIANISTE

Le barman s’appelle Lionel, monsieur.

LE CLIENT

Vous occupez pas de ça, c’est une affaire entre lui, mon cousin et moi… Max !

LE BARMAN (au loin)

Monsieur ?

LE CLIENT

Le pianiste prétend que les clients piquent tout dans ce bar, c’est vrai ce mensonge ?

LE BARMAN (idem)

C’est vrai, monsieur. Les cendriers, les verres, les bougies… Même aux toilettes, ils piquent, le papier, les poignées de porte, le balai, n’importe quoi… Même l’abattant du siège.

LE CLIENT

Moi, on m’a piqué ma fille, pianiste, vous imaginez ?

LE PIANISTE

C’est bien malheureux, ça, monsieur.

 

LE CLIENT

Vous dites ça comme si vous vous en foutiez. Vous n’avez pas de fille, vous ?

LE PIANISTE

Oh, si monsieur. Elle change de mari les années bissextiles, fume des cigares épais comme mon pouce et vient manger le dimanche, à la maison, avec ses six gosses. La tribu ! Six pisseuses ! Alors moi, le dimanche, je joue avec l’orphéon de la Goutte d’Or. Je joue sous un kiosque, par n’importe quel temps, ça vous explique les engelures.

LE CLIENT

Vous jouez peut-être le dimanche mais vous ne jouez pas ce soir.

LE PIANISTE

Hé non.

 

Le barman va servir les deux femmes.

 

MAURICETTE

Oh mais c’est joli, votre machin-truc-maison !

PRUDENCE

Sans mentir, si la goûture se rapporte à la parure, garçon, vous êtes le Phénix des bars de ce coinstaud.

 

Le garçon repart en haussant les épaules.

 

LE CLIENT

Et vous jouez de quoi, sous votre kiosque ? Du piano ?

LE PIANISTE

De l’accordéon. C’est dur l’accordéon, vous savez, ça donne de l’arthrose cervicale. À cause des bretelles qui tirent sur la colonne vertébrale…ça pèse dans les dix kilos, un accordéon, vous le saviez, vous ?

LE CLIENT

Non.

LE PIANISTE

On ne pense jamais à ces choses-là quand on apprend la musique aux enfants. Moi, je vous le dis en confidence, monsieur, il y a des instruments qui tuent. Oui, monsieur, il faut bien choisir.

LE CLIENT

C’est terrible ce que vous me dites là.

LE PIANISTE

Hé, pourquoi Mozart serait mort aussi jeune s’il n’y avait pas un rapport entre l’instrument et la durée de vie ?

LE CLIENT

Je … je ne sais pas.

LE PIANISTE

Hé bien, je vous le dis, moi…le piano ! C’est bien simple, j’ai un oncle qui jouait du hautbois dans l’Orchestre Philarmonique de Francfort, il est mort à 97 ans. Le hautbois, ça conserve.

LE CLIENT

Tiens, je ne savais pas.

LE PIANISTE

Si, si, si…Apprenez plutôt le hautbois à vos enfants. En plus c’est joli.

LE CLIENT

Mais je n’ai qu’une fille…

LE PIANISTE

Et alors ? C’est pas misogyne, le hautbois, ça accepte les filles.

LE CLIENT

De toute façon elle est partie avec Lionel.

LE PIANISTE

Le barman ?

LE CLIENT

Non, mon cousin.

LE PIANISTE

Votre cousin s’appelle Lionel ?

LE CLIENT

Oui.

LE PIANISTE

Tiens, c’est rigolo.

LE CLIENT

Pourquoi ? Qu’est-ce que cela a de rigolo ?

LE PIANISTE

Le barman s’appelle aussi Lionel.

LE CLIENT

Je le sais bien. C’est pourquoi je l’appelle Max.

LE PIANISTE

Et vous dites que…

LE CLIENT

Oui.

LE PIANISTE

Dégueulasse.

LE CLIENT

N’est-ce pas ?

LE PIANISTE

La vie est vraiment dégueulasse ! Ma fille me fait chier tous les dimanches avec ses mioches et ses cigares, au point que je préfère me geler les phalanges en plein air, et moi, personne, j’en suis certain, personne ne me l’enlèvera jamais définitivement ! C’est dégueulasse !

 

Le client sort aux toilettes.

Les deux femmes regardent leurs verres.

 

PRUDENCE

C’est beau toutes ces couleurs superposées, on dirait un arc-en-ciel.

MAURICETTE

C’est trop beau, on ose pas y gouter de peur de foutre en l’air l’arc-en-ciel.

PRUDENCE

Ceci dit, c’est sa place, en l’air.

MAURICETTE

T’as vu les cuillères avec les clochettes ?

 

Elles agitent leurs clochettes et rient.

 

 

PRUDENCE

C’est l’alarme. Quand elles tintent, il est urgent de repasser la commande.

 

Elles goûtent.

 

MAURICETTE

Hum, c’est bon. Y’a du jus de fruit.

PRUDENCE

C’est pour ça que c’est cher, c’est le jus de fruit qui fait grimper la facture. Pamplemousse, non ?

MAURICETTE

Ou ananas. Mais on sent surtout le gin.

PRUDENCE

Et le curaçao ? Tu trouves pas qu’on sent d’abord le curaçao ?

MAURICETTE

Pas en premier. Y’a plus de gin. C’est le gin qu’on sent d’abord. Le curaçao ensuite. Et puis du… Qu’est-ce que ça peut être ?... L’arrière-goût fruité, là ?

PRUDENCE

Je sens rien. Montre le tien.

 

Elle goûte dans le verre de sa copine.

 

MAURICETTE

Du cognac !

PRUDENCE

Non, non, non, non. Pas du tout. C’est pas très loin mais c’est pas ça, attends…

 

Elle goûte à nouveau dans le verre de Mauricette.

 

PRUDENCE

Oui, attends, je l’ai sur le bout de la langue.

MAURICETTE

Et dans le gosier aussi, tu m’en as pris une drôle de lampée cette fois.

PRUDENCE

Du Pinaud ! Je suis certaine qu’il y a du Pinaud dedans.

MAURICETTE

Disons plutôt qu’il y en avait.

PRUDENCE

Excuse-moi, j’ai pas fait attention.  Je vais t’en reprendre un. Et pour moi aussi.

MAURICETTE

Non, ça va aller. Et puis j’attends quelqu’un.

PRUDENCE

Je croyais qu’on dînait ensemble ?

MAURICETTE

Pas ce soir. J’ai un rendez-vous.

PRUDENCE

Vite fait, sur le pouce. Allez !

MAURICETTE

Bon. Alors un œuf mayo. Et toi ?

PRUDENCE

Pareil. Et une bouteille de Morgon.

 

MAURICETTE

Une bouteille ! Pour un œuf mayo ?

PRUDENCE

J’ai soif. Tu prendras quoi ensuite ?

MAURICETTE

Rien. J’attends quelqu’un…

PRUDENCE

Mais vas-y, t’as le temps, prends un truc.

MAURICETTE

Ben, un croque-monsieur, ça va plus vite. Et toi ?

PRUDENCE

Une demi-bouteille de Pouilly. Ça va bien avec le croque.

MAURICETTE

Mais c’est moi qui prend le croque.

PRUDENCE

J’ai bien compris. C’est pour ça que je n’ai pris qu’une demi-bouteille. Tu prendras une crème brûlée en dessert, comme d’habitude ?

MAURICETTE

Je suis assez pressée…

PRUDENCE

Une crème brûlée. Et moi un verre de Châteauneuf, c’est bien le Châteauneuf au dessert.

MAURICETTE

Tu vas boire tout ça ? Sans manger ?

PRUDENCE

M’en fous je suis pas motorisée. Je passe commande. Tu me diras qui tu attends, hein ?

 

Le client est sorti des toilettes et s’est dirigé vers le comptoir.

 

LE CLIENT

Redonnez-moi un verre, Max. Le mien est vide.

LE BARMAN

C’est le sixième, monsieur.

LE CLIENT

Lequel ? L’ancien plein ou le prochain vide ?

LE BARMAN

Je vous signale à tout hasard que les flics ont parfois l’habitude de s’embusquer au carrefour, à cent mètres. Avec leurs petits ballons.

LE CLIENT

La belle affaire ! J’habite à côté, moi, rue Casadessus, je rentre à pied. On a le droit de rentrer chez soi à quatre pattes, non ?

 

Prudence interrompt la conversation.

 

PRUDENCE

Cher monsieur « sujet-verbe-complément », ma copine a un trou dans le buffet. Pourriez-vous lui colmater la brèche à coup d’œuf mayo tout frais sorti du cul de la poule, d’un croque-monsieur débordant de tendresse et d’une crème brulée si parfumée qu’on dirait qu’elle vient de se vaporiser de la vanille-Bourbon sous les aisselles ?

 

 

LE BARMAN

Non.

PRUDENCE

Pardon ?

LE BARMAN

À votre triple question longue comme un jour sans pain j’ai fait la réponse la plus courte et la plus appropriée qui soit. Et c’est : non.

PRUDENCE

Vous ne m’avez pas comprise, je passe commande.

LE BARMAN

Vous m’avez très bien compris c’est non.

PRUDENCE

Puisque je vous dis qu’elle veut manger.

LE BARMAN

Puisque je vous dis qu’à cette heure là on ne sert plus rien de solide. Du liquide oui, si on demande poliment, du solide niet.

PRUDENCE

Garçon, ouvre tes feuilles de chou et regarde-moi dans les mirettes, ta tronche me file de l’urticaire, je change de crèmerie. (fort vers sa copine) Mauricette, je me tire de ce troquet infâme, tu me raconteras ton rencard plus tard, hein ?

 

Prudence sort. Le client en profite pour reprendre la parole.

 

LE CLIENT

La même chose, Max ! Plus un pour le pianiste. Et un autre pour la petite dame et pour vous, allez, je paye la tournée.

LE BARMAN

C’est bien généreux à vous, monsieur.

LE CLIENT

Non, c’est pas de la générosité. C’est de la peine. J’ai besoin de parler ce soir. Je vous achète un quart d’heure d’écoute. Un quart d’heure d’oreille plus ou moins attentive. Vous voulez bien, Max ?

LE BARMAN

Oui, monsieur. Mais un seul quart d’heure. Après, on ferme.

LE CLIENT

Je commence. Je suis né le 21 août 1968…ça vous dit quelque chose, cette date-là ?

LE BARMAN

Rien du tout, monsieur.

LE CLIENT

Invasion de la Tchécoslovaquie par les russes. C’était un signe. Mon cousin Lionel est russe et moi, descendant de tchèques… Je m’appelle Matoussek.

LE BARMAN

Matoussek ? Vraiment ? Moi j’ai bien connu un Mistigrivitch.

LE CLIENT

Pas d’ironie, Max, ma fille arrive. Je reprends… Enfance triste, pauvre mais studieuse, le petit Matoussek pousse comme un champignon dans un appartement humide de la banlieue rouge où il rencontre Magda Sokolov le 9 novembre 1989…ça vous dit quelque chose le 9 novembre 1989 ?

LE BARMAN

Non, monsieur. Invasion de la Beauce par les doryphores, peut-être ?

LE CLIENT

Destruction du mur de Berlin, ignare ! C’était un autre mauvais signe. Je rencontrais une allemande de l’Est, le jour où on délivrait son pays d’un vilain mur. Pourquoi n’était-elle pas restée à l’intérieur, ce jour-là ? Pourquoi l’avait-on libérée ? S’il y a un bon dieu, pourquoi a-t-il commis une bourde pareille ?

LE BARMAN

Le seigneur vieillit, lui aussi, il ne peut avoir l’œil à tout.

LE CLIENT

Il ne se passait pas de jour sans qu’on se prenne de bec comme des oiseaux. Jalouse elle était, jalouse elle est morte. Le 14 juillet 1999, elle s’est fait écraser par un char en traversant la rue derrière moi. 14 juillet 1999, ça vous dit quelque chose ?

LE BARMAN

Toujours pas.

LE CLIENT

Fête nationale, Max ! Vous êtes totalement nul !

LE BARMAN

Je vous demande pardon, monsieur.

 

Le garçon distribue les consommations en écoutant distraitement le client.

 

LE CLIENT

Ma petite Julie avait deux ans. Deux ans…et plus de maman. C’est moi qui m’en suis occupé. Tout seul. Les couches, la varicelle…les réunions de parents d’élève…les boums…les contraceptifs…Tout, tout seul ! Vous croyez que c’est facile pour un père de s’occuper d’une fille ?

LE BARMAN

Je ne crois pas, non, monsieur.

LE CLIENT

Oh non, Max, ce n’est pas du gâteau. Un fils, on le taloche, on joue aux indiens, aux cow-boys, au foot, à la guerre. On lui fait suivre le chemin qu’on a suivi soi-même. Quand ça bloque, on débloque à coups de pompe dans le cul. Mais une fille ? Comment ça marche une fille ? Comment ça fonctionne ce bidule, avec les chichis, les rubans et les dentelles, et les histoires de prince charmant que ça trimbale dans la tête ? Comment ça s’y retrouve, un père ? Comment ça se comporte quand sa fille lui apporte sa première culotte avec du rouge à l’intérieur ?

LE BARMAN

Je ne sais pas, monsieur, je n’ai pas d’enfant.

LE CLIENT

Alors, vous ne savez vraiment rien de rien, Max ! Approchez, je vais vous le dire à l’oreille… Un père, dans ces moments-là, ça devient écarlate comme une tomate, ça bafouille, ça se cogne aux meubles, ça enfouit la culotte dans le panier à linge sale et ça dit : c’est rien, ça passera. Et dix minutes après, ça se précipite sur le téléphone pour appeler un médecin. Et la nuit, ça ne dort pas, ça y repense, et ça pleure sur son oreiller en se disant qu’on n’a pas été à la hauteur et qu’on est passé pour un con… Voilà ce que c’est que le père d’une fille quand il n’a pas été préparé à ce rôle.

LE BARMAN

Hé oui, comme je vous disais, monsieur, la vie, elle a des hauts et puis elle a des bas.

LE CLIENT

Et maintenant, une petite dernière, Max. Premier mai 2016.

 

LE BARMAN

Ah ça, je sais. Fête du travail.

LE CLIENT

Zéro, Max ! Vous êtes recalé. Premier mai 2016, ce salaud de Lionel s’installe dans ma voiture et emmène Julie au bal. Depuis, plus rien. Sauf ce matin. Une carte postale de Montevideo avec trois mots : Amour. Soleil. Pardon… Alors, qu’est-ce que je dois en penser, Max ?

LE BARMAN

Je ne sais pas, monsieur.

LE CLIENT

Ben c’est exactement ce que je me suis dit.

 

Un homme entre dans le bar. Il regarde autour de lui, aperçoit Mauricette, se dirige vers sa table et s’assoit. Il a un comportement bizarre, semble tendu, stressé avec des sautes d’humeur.

 

ARMAND

Mauricette ? Mauricette Ponthieu ?

MAURICETTE

Oui, bonjour. Vous…vous êtes…

ARMAND

Armand. Armand Noblet. Oui, je sais, c’est un vieux prénom. Mais vous pouvez m’appeler Edouard si vous préférez, c’est mon deuxième prénom.

 

Ils rient tous les deux.

 

ARMAND

Je vous ai reconnue tout de suite.

MAURICETTE

En même temps, je suis la seule femme.

ARMAND

Oui, bien sûr, mais vous…c’est pas seulement ça…mais, non, vous êtes bien comme sur la photo.

MAURICETTE

En revanche, vous…

ARMAND

Oui, je sais, la photo est assez ancienne…je n’avais rien d’autre…Vous êtes déçue ?

MAURICETTE

Non, euh non…c’est seulement…les cheveux…

ARMAND

Ah oui, ils sont gris…Mais c’est la seule photo que j’avais, je vous jure, on me prend rarement en photo.

MAURICETTE

Ce n’est pas grave, je vous reconnais quand même. Vous voulez boire quelque chose ?

ARMAND

Boire ? Oh oui, pourquoi pas. Vous commandez ?

MAURICETTE

Je crois que c’est mieux si c’est vous.

 

 

ARMAND

Oui…oui, oui… Excusez-moi, je suis troublu, non tendé…euh, je veux dire troublé… C’est l’émotion de me retrouver là avec vous après tous…

MAURICETTE

Allez-y, il regarde par ici.

ARMAND

Garçon !

LE BARMAN

Monsieur ?

ARMAND

(à Mauricette) Vous prenez ? Ah vous avez déjà pris ?

MAURICETTE

Oui.

ARMAND

Vous voulez encore ?...

MAURICETTE

Pourquoi pas.

ARMAND

Garçon, deux… C’est quoi ce que vous buvez ?

MAURICETTE

Cocktail maison.

ARMAND

Garçon, deux cocktails maison !...euh non….Garçon ! Pas deux, un seul, un seul cocktail et puis… euh… un truc sans alcool parce que l’alcool ça m’énerve…un café ! Un cocktail maison et un café…

LE BARMAN

Bien monsieur.

MAURICETTE

Et le café, à cette heure, ça ne vous énerve pas ?

ARMAND

Vous avez raison…Décaféiné, s’il vous plait.

LE BARMAN

Bien monsieur.

ARMAND

Le café, je veux dire…décaféiné.

LE BARMAN

J’avais compris, monsieur. Je ne fais pas le cocktail décaféiné.

ARMAND

Avec un verre d’eau.

LE BARMAN

Bien entendu.

ARMAND

Et du sucre. Plusieurs sucres. J’aime bien le café très sucré.

LE BARMAN (pour lui-même)

Oh je le sens bien, celui-là.

ARMAND (avec des petits rires crispés)

Ah, Mauricette, Mauricette, ça fait du bien d’être là, tous les deux, face à face… Y’a trois semaines, on ne se connaissait pas, égarés dans la multitude parisienne, et puis, crac, on va sur internet, on écrit trois lignes et… et c’est la rencontre…ah, ah, formidable !

 

MAURICETTE

Oui c’est formidable.

ARMAND

Vous avez eu beaucoup de contacts ?

MAURICETTE

Pas mal, une cinquantaine, il y en a encore tous les jours.

ARMAND

Et vous…vous les avez tous, euh rencontrés ?

MAURICETTE

Non, vous êtes le premier. J’ai beaucoup aimé vos messages.

ARMAND (content)

Ah, vous les avez aimés ?

MAURICETTE

Oui, beaucoup, à la longueur ils étaient déjà remarquables.

ARMAND

Trop longs peut-être ?

MAURICETTE

Non, non, jamais trop longs.

ARMAND

J’écrivais la nuit, avec mon chat sur les genoux, mon chat, mon ordinateur, parfois un petit verre pour l’inspiration…une tisane, je veux dire…jamais d’alcool…j’y passais des heures.

MAURICETTE

Je m’en doute. Le premier faisait 12 pages, 5300 mots. Et c’était le plus court.

ARMAND

Je voulais être sûr que vous répondriez. Je voulais vous convaincre. Vous êtes tellement la femme que j’attendais.

MAURICETTE

Vous exagérez.

 

Brusquement il se tourne vers le comptoir et se met à crier.

 

ARMAND

Alors, ce café, il vient ? Il ne faut pas une demi-heure pour le préparer !!!

MAURICETTE

C’est le cocktail qui est long à préparer, il y a plusieurs liqueurs.

ARMAND

Ah oui… tout de même, je l’ai à l’œil, celui-là. Qu’est-ce qu’on disait ?

MAURICETTE

Je ne sais plus…ah si, vos messages.

ARMAND (brutalement)

Qu’est-ce qui vous a pris de vous inscrire sur ce site ?

MAURICETTE (interloquée)

Comment ?... Mais…je vous ai déjà répondu… ma séparation…et puis des amis qui se sont rencontrés comme ça. Un collègue. C’est lui qui m’a conseillé…

ARMAND (la coupe)

Vous m’aviez dit une copine.

MAURICETTE

Ah non, un collègue, je vous assure.

ARMAND

Mais non, vous vous trompez.

MAURICETTE

Je vous assure.

ARMAND

C’est qui ? Quel nom ?

MAURICETTE

Mais enfin…

ARMAND

D’accord, d’accord. Peut-importe. Si vous ne voulez pas le dire.

 

Le barman apporte les boissons.

 

ARMAND

Ah, les boissons, pas trop tôt. Vous avez mis du sucre ? Parce que moi j’aime le café bien sucré.

LE BARMAN

Dans la soucoupe.

ARMAND

Combien vous en avez mis ? Un, deux. Deux ! C’est tout ? Mais c’est pas assez, je vous ai dit beaucoup de sucres.

LE BARMAN

Je prends un avion, je fais un saut en Martinique et je vous ramène une canne à sucre, vous pourrez vous sucrer comme une vieille marquise.

 

Il repart.

 

ARMAND

C’est pas vrai. Vous avez vu comme il m’a répondu ? C’est incroyable. Je demande du sucre et il m’envoie promener. Garçon !!!

MAURICETTE

Armand, voyons…

ARMAND

C’est insensé. Je fais une simple réflexion et je manque de me faire agresser. (brusquement il change de ton et sourit à Mauricette) Ah Jacqueline, Jacqueline, comment pouvons-nous vivre dans cette bande d’abrutis, il faudrait partir.

MAURICETTE

Moi c’est Mauricette.

ARMAND

Bien sûr. Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

MAURICETTE

Rien. Ce n’est rien.

ARMAND

Oh, Mauricette, vous avez l’air triste. Qu’est-ce qu’il y a ?

MAURICETTE

Non, ça va.

ARMAND

Si, si, je le vois bien, vous avez perdu votre sourire.

MAURICETTE

C’est rien.

 

 

ARMAND

C’est pas moi, dites ? C’est pas à cause du café ?... Si ?... Dites-moi, qu’est-ce qui se passe, je suis tellement heureux d’être avec vous, je suis fou de joie, je vous fais peut-être un peu peur, hein, je me rends pas bien compte, c’est parce que je suis ému, Jacqueline…non, Mauricette, vous voyez, vous me faites tromper…je parle, je suis un peu excité, j’ai envie de sauter sur place, c’est la joie mais vous…vous n’avez pas l’air heureuse…

MAURICETTE

Si mais…

ARMAND

Mais quoi ?

MAURICETTE

Je ne sais pas, je vous trouve différent.

ARMAND

Différent de quoi ?

MAURICETTE

Différent de vos lettres. Je vous lisais, je vous imaginais, je riais, je vous trouvais drôle, plein d’humour et aussi de finesse…

ARMAND

Et pas aujourd’hui ?

MAURICETTE

C’est différent…je ne sais pas bien dire… c’est bizarre.

ARMAND

Y’a pas assez longtemps qu’on se connait, hein ? Faut s’habituer.

 

Pendant la scène entre Armand et Mauricette, le client a bu plusieurs bières au comptoir. Puis il s’est déplacé jusqu’au pianiste.

 

LE CLIENT

Vous avez les doigts gelés mais du côté des lèvres, ça va ?

LE PIANISTE

Oh oui, ça va.

LE CLIENT

Faites la la la pour voir.

LE PIANISTE

La la la… tagada tsouin tsouin.

LE CLIENT

Alors vous allez m’accompagner avec la bouche.

LE PIANISTE

Qu’est-ce que vous voulez faire ?

 

Pendant que le client chantera le début de chanson, soit le pianiste fera une deuxième voix, soit il imitera le son d’un instrument de musique.

On verra également Armand saluer Mauricette et sortir du bistrot, apparemment triste.

 

LE CLIENT (chantant doucement)

« Deux petits chaussons de satin blanc

Sur le cœur d’un clown dansaient gaiement

Ils tournaient, tournaient, tournaient toujours

Plus ils tournaient, plus il souffrait du mal d’amour… »

Pendant douze ans je lui ai chanté ça, tous les soirs, pour l’endormir. Elle me prenait la tête entre ses petits bras roses et elle me disait « tu es mon clown à moi », et moi je chantais jusqu’à ce qu’elle s’endorme en retenant mes larmes de bonheur… Et puis, un jour, quelqu’un lui a offert un MP3 et elle s’est endormie en écoutant Mike Jagger (dire Mic Gégeaire) et les Rolling Stones. Mort du clown !

LE PIANISTE

Vous, au moins, vous avez eu votre heure de gloire. Mais, moi, c’est pire. Comme la mienne rêvait d’être majorette et qu’en plus sa chambre était au deuxième étage, je devais accompagner chaque soir la montée d’escalier de mademoiselle au piano afin qu’elle grimpe en rythme. Vous avez une idée de la laideur de « Sambre et Meuse » martelé sur un clavier, hein ? Vous l’imaginez l’affreux laideron agitant ses gros mollets et sa ridicule mini-jupette en jetant son bâton jusqu’au lustre ? Et la mère qui hurle « une-deux, une-deux » en faisant claquer ses charentaises ?

 

Le pianiste se lève et imite une majorette qui marche au pas, tout en jouant « Sambre et Meuse » avec sa bouche et en criant « une-deux » de temps en temps.

 

LE PIANISTE

Vous croyez que c’est valorisant pour un artiste de mon rang ?

LE CLIENT

Vous avez dû mal vous y prendre.

LE PIANISTE

Ah, sûrement, oui. Ou peut-être que c’est le sexe qui veut ça. Parce que, à bien vous entendre, avec une fille, qu’on soit seul ou qu’on soit plusieurs, c’est toujours le bordel, non ?

LE CLIENT (atterré)

Ah ! Qu’est-ce qu’il me dit ?...Max !!! Vous avez entendu ce qu’il vient de dire, le Chopin aux engelures ?

LE BARMAN

Non, monsieur.

LE CLIENT

À moi ! À moi qui hurle comme un brûlé à qui on ôte un pansement, à moi, il verse du vinaigre sur mes plaies. Le fou ! Il me dit que la femme est le malheur de l’homme.

LE BARMAN

Vous me disiez pas la même chose, tout à l’heure, à propos de votre femme ?

LE CLIENT

Ma femme, oui, pas ma fille.

LE BARMAN

En chaque fille sommeille une future femme, non ?

LE CLIENT

Mais c’est pas vrai ! À qui j’ai affaire, là ? Je bois et c’est le barman qui dit des conneries. Prends un autre verre, Max, pour voir plus juste.

LE BARMAN

Non, monsieur. Maintenant, il est tard, je ferme.

LE PIANISTE

Et moi, je vais partir, alors. C’est l’heure de rentrer mes doigts au chaud.

LE CLIENT

Non, non, non, non, non ! Pas question. On n’a pas le droit de dire des choses définitives comme ça et de rentrer tranquillement chez soi.

 

A ce moment-là, Armand revient avec un bouquet de fleurs qu’il pose sur la table, devant Mauricette. Puis il se jette à genoux.

 

ARMAND (déclamant)

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches

Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.

MAURICETTE

Armand, qu’est-ce que vous faites là ?

ARMAND

Je vous ai acheté des fleurs.

MAURICETTE

Je vois, elles sont très belles mais…

ARMAND (la coupe)

C’est pour vous, pour vous faire plaisir.

MAURICETTE

C’est très gentil mais, tout à l’heure, nous étions convenus de réfléchir.

ARMAND

Hé bien voilà, j’ai réfléchi et je suis venu vous dire que vous êtes la femme de ma vie.

MAURICETTE

Oui mais moi, Armand, moi j’ai besoin de plus de temps pour réfléchir.

ARMAND

Du temps, il ne nous en reste pas tant que ça pour être heureux alors pourquoi en perdre à réfléchir. Vous n’êtes plus toute jeune et moi non plus.

MAURICETTE

Ah ben merci.

ARMAND

Vous devez bien sentir comme il se passe des choses lorsque nous sommes ensemble. Hein ?

MAURICETTE

Nous n’avons partagé que dix minutes, tout le reste c’était sur internet.

ARMAND

Et alors ? C’était vous, c’était moi. C’était un élan formidable qui nous poussait à nous écrire, parfois dix messages en une seule journée.

MAURICETTE

Vous, pas moi.

ARMAND

Mais parce que vous m’y encouragiez. Vous deviez bien ressentir des choses, vous aussi. Je me souviens de moments très chauds, de mots, d’images…

MAURICETTE

Oh, taisez-vous !

ARMAND

Je les ai là, dans mon portable. Relisons-les ensemble, vous voulez ?

MAURICETTE

Non, pas ici, je n’ai pas envie.

ARMAND

Je les ai relus, dix fois, vingt fois, ces messages, je pourrais vous les réciter par cœur. Je sais tout, comment débute la phrase, les sous-entendus, les points de suspension, la couleur de vos sous-vêtements…

MAURICETTE

Arrêtez !

 

ARMAND

…J’ai photocopié tous vos messages et ils ne me quittent pas, regardez.

 

Il sort une grosse poignée de feuilles de papier de son manteau.

 

ARMAND

Je les ai avec moi, partout, à chaque instant. J’ai acheté votre parfum et j’en ai pulvérisé sur les lettres et je les respire, je m’enivre, je regarde votre photo, dans mon lit et je m’endors en vous admirant, en vous respirant et en récitant vos phrases comme je le ferais avec une prière. Je vous aime, Mauricette, oui, je crois que je vous aime.

MAURICETTE

Il faut vous en aller, Armand.

ARMAND

Vous avez entendu, j’ai dit que je vous aimais.

MAURICETTE

C’est très gentil mais maintenant il faut partir. Je suis très perturbée. Vous n’auriez pas dû revenir.

ARMAND

Mais je suis venu vous dire que je vous aime, c’est pas rien. C’est pas un truc qu’on fait tous les jours, bon sang ! Mauricette ! Vous ne m’écoutez pas, je vous aime. (il commence à vociférer) JE VOUS AIME !!!

MAURICETTE

Ne criez pas comme ça, vous me faites peur.

LE BARMAN

Oh-oh, monsieur on se calme !

ARMAND

Taisez-vous, ça ne vous regarde pas. Occupez-vous de rincer les soucoupes.

MAURICETTE

Armand, je vous en prie, tout le monde nous regarde.

ARMAND

Et alors, il faudra bien qu’ils l’apprennent un jour ou l’autre, je vous aime. Je vous aiiiime ! Armand Noblet aime Mauricette Ponthieu, c’est pas un crime tout de même.

 

Il gesticule tant qu’il renverse le cocktail de Mauricette et fait voltiger les fleurs.

La chaise tombe en arrière.

Le garçon s’approche de lui, le pianiste aussi. Ils le prennent par les bras et le conduisent vers la sortie.

 

LE BARMAN

Je vais vous demander de sortir, monsieur. Vous avez assez fait de chambard comme ça.

ARMAND

Minables ! Pauvres types ! Vous n’êtes pas même capables de reconnaître une grande histoire d’amour qui nait. Oui, ici, dans ce bar infâme, Armand Noblet a rencontré l’amour. Un jour il y aura une plaque de marbre sur la devanture…

 

Armand est sorti, poussé par les deux hommes.

Le client s’est approché de Mauricette et l’a aidée à remettre tout en place.

 

LE CLIENT

C’est beau l’amour…mais ça se termine toujours mal.

LE BARMAN

Ça va, madame, pas trop bousculée ?

MAURICETTE

Non, merci de m’avoir aidée. Je ne savais plus comment m’en défaire.

LE PIANISTE

À trop vouloir ouvrir son cœur on finit par fermer son âme.

LE BARMAN

Ça veut dire quoi ton charabia ?

LE PIANISTE

Non, je me suis trompé, c’est : à trop vouloir ouvrir son âme on finit par fermer son cœur…euh, non je me trompe…attends…

LE BARMAN

Cherche pas, on s’en fout.

LE CLIENT

Garçon, servez un cocktail à madame, le sien s’est fait la malle sur votre beau parquet.

MAURICETTE

Non, ce n’est pas la peine, je vais partir.

 

Elle prend son sac pour retoucher son maquillage, sa coiffure.

 

LE CLIENT

J’y tiens. Et moi, vous me redonnez la même chose.

LE BARMAN

Non, c’est terminé. Je ferme.

LE CLIENT

Encore, un. Un seul ! Le temps de terminer ce que j’ai commencé à vous dire.

LE BARMAN

Ecoutez, monsieur, ça fait trois heures qu’on écoute vos histoires, trois heures qu’on vous sert à boire, qu’on trinque avec vous et qu’on partage vos difficultés de père. Si vous voulez tout savoir, on n’en à rien à foutre. Alors excusez-nous si, parfois, on répond à côté de la plaque. La prochaine fois, vous fournirez les réponses avec les questions.

LE CLIENT

Max, le dernier !

LE BARMAN

Non, monsieur, la maison vous l’a déjà offert.

LE CLIENT

Un tout petit.

LE BARMAN

Pas même. Vous buvez à trop petites gorgées.

LE CLIENT

Je m’excuse mais j’étais entré pour écouter de la musique et boire un verre ou deux, moi. En guise de ça, de musique, point et…j’ai encore plus soif que tout à l’heure. Alors, je suis dans le droit le plus absolu de gueuler. Et je gueule : mettez-moi un disque et versez-moi à boire sinon je porte plainte pour publicité mensongère.

LE BARMAN

En faisant appel aux forces de l’ordre, je ne pense pas que vous arrangiez quoi que ce soit.

MAURICETTE

Vous pouvez me dire combien je vous dois, monsieur ?

LE BARMAN

Je vous apporte le ticket, dès que monsieur aura lâché mon bras.

LE CLIENT

Soyez sympa, je peux pas rentrer chez moi. Y a la carte postale qui m’attend et…j’y vois encore trop clair.

LE BARMAN

Foutez-la aux chiottes, votre maudite carte postale, et tirez la chasse… Vous vous faites une fausse idée de la situation.

LE CLIENT

Et vous, vous faites bien mal votre boulot, messieurs. Un barman qui ne sert pas à boire, un pianiste qui ne joue pas de piano, où je suis, moi ?

LE PIANISTE

Allez, Lionel, ne te montre pas plus dur que tu n’es. Donne la maxi dose à monsieur, qu’il passe une bonne nuit.

LE BARMAN

Dis-donc Rubinstein, est-ce que je m’occupe de tes dièses et de tes bémols ? Est-ce que je te demande de déverrouiller ton clavier pour bercer le spleen du monsieur ? Tu veux que je te les montre, mes mains, moi aussi ? Tu veux les voir, les ravages du liquide vaisselle ? Alors, moi, je dis stop. Je vide le bac, j’accroche le torchon et je vais rejoindre avec tendresse mon tube de crème à l’hamamélis.

LE PIANISTE

T’as le cœur sec. Tu compatis pas.

LE BARMAN

J’ai compati pendant trois heures, c’est mon maximum toléré.

LE CLIENT

Laissez tomber, pianiste, cet homme-là n’est pas père. Il ne peut même pas subodorer ce qu’est une palpitation paternelle. Il n’a jamais passé la moindre nuit, couché sur la moquette, au pied du berceau, à guetter la respiration de l’enfant qui dort. Il n’a jamais craint l’arrêt du petit souffle. C’est un homme des cavernes.

LE PIANISTE

Vous savez, ça commence comme un souffle léger, et puis, la cigarette aidant, ça se transforme vite en quinte. Quand elle dort à la maison, la mienne réveille toute la famille en toussant comme une perdue.

LE CLIENT

Et ça vous fait mal, n’est-ce pas ?...ça vous arrache les poumons comme si c’étaient les vôtres qui souffraient ?

LE PIANISTE

Ben, à vrai dire…

LE CLIENT

Vous vous relevez pour lui préparer du citron chaud et du bon sirop sucré ?

LE PIANISTE

Pas vraiment, non.

LE CLIENT

Vous tâtez son front doucement, vous tamisez la lumière, vous relevez la couverture sous son menton…

LE PIANISTE

Y a pas intérêt. Si j’entrais dans sa chambre, je crois qu’elle gueulerait un bon coup.

LE CLIENT

Moi, j’ai fait ça pendant plus de dix ans, monsieur. Dix ans à ne dormir que quelques heures par nuit. Faut dire qu’elle a toujours eu une petite santé…

LE BARMAN

On s’en fout, monsieur. Allez, on ferme.

LE CLIENT

Pardon, le pianiste ne s’en fout pas.

LE BARMAN

Si, il s’en fout. Vous lui faites pitié, c’est tout.

LE CLIENT

Pas du tout. Je touche sa fibre. Je la fais vibrer.

LE BARMAN

Il n’a pas de fibre, le pianiste, il a des engelures. Allez, soyez gentil, partez avant que je m’énerve.

MAURICETTE

Vous pensez à mon ticket, s’il vous plait.

LE BARMAN

Je ne pense qu’à ça, madame. C’est mon obsession. Mais y’a une bande d’emmerdeurs qui m’empêchent d’officier.

LE CLIENT

Vous ne respectez pas la clientèle, monsieur. Vous êtes peut-être verbe-sujet-verbe et… je sais plus. En tous cas vous parlez mal aux dames. Pour la peine je vais aux toilettes.

 

Il se dirige vers les toilettes tandis que le barman remplit une fiche.

 

LE CLIENT

Et je vais pisser à côté, exprès !

 

Il disparaît dans les toilettes.

C’est alors qu’Armand revient comme un fou, totalement déchainé.

 

ARMAND

Mauricette, écoutez-moi, je veux vous parler. Je m’y prends sûrement mal puisque je vous fais peur. Mais je ne vous veux que du bien, je vous jure.

MAURICETTE

Ah, non, Armand ! C’est pas vrai !

LE BARMAN

Retour de l’autre emmerdeur.

ARMAND

Mon but c’est de vous aimer, de vous épouser et de vivre avec vous ! Fonder une famille ! Vous voyez, rien que des choses gentilles.

MAURICETTE

Laissez-moi.

ARMAND

Je vais vous dire pourquoi je suis maladroit, j’ai apporté des photos, des photos de moi quand j’étais petit, j’étais malade, regardez, c’est moi…

 

Il sort un portefeuille, le déplie, le montre à Mauricette en la collant de trop près.

 

LE PIANISTE

Monsieur, laissez cette dame tranquille.

ARMAND

Je ne sais pas qui est cet homme, Mauricette, mais notre histoire ne le regarde pas, c’est une histoire entre vous et moi.

 

LE BARMAN

On vous dit de laisser la dame tranquille, compris ?

ARMAND

Celui-là aussi c’est un sale, type. Quand les gens sont heureux il y a des jaloux qui se mettent toujours en travers de leur route. Mais je vous défendrai, je les chasserai, venez avec moi, sortons, allons sous un pont, je vous raconterai ma vie.

 

Il commence à la prendre dans ses bras, Mauricette se débat.

 

MAURICETTE

Lâchez-moi, vous êtes fou.

ARMAND

Oui, fou, fou d’amour. C’est l’amour fou entre nous.

 

Le barman prend une batte de base-ball derrière son comptoir et vient vers Armand.

 

LE BARMAN

Je vais lui ramoner la clavicule, moi ! Lâchez la dame !

LE PIANISTE

Lionel, attends, on va le faire sortir.

LE BARMAN

Tu vois pas qu’il ne comprend rien. On le vire par la porte, il rentre par la fenêtre.

ARMAND

N’approchez pas ! Je vous préviens, je peux être dangereux. J’ai été malade, mes parents me battaient, je ne supporte pas la violence, si vous me touchez…

 

Le barman et le pianiste sont devant Armand, prêts à intervenir.

 

MAURICETTE

Ne lui faites pas de mal, il va partir. N’est-ce pas Armand ?

ARMAND

Oui, je vais partir avec vous.

MAURICETTE

Non, je ne veux pas.

ARMAND

Si, demain nous irons au bord de l’Yonne, j’ai un cabanon, complètement isolé, on sera bien là-bas, on fera griller des côtelettes de mouton, on boira du rosé…

LE BARMAN

Je vous dis qu’il ne comprendra jamais.

 

Le barman, lève sa batte, aussitôt Armand sort un couteau, passe derrière Mauricette et pose son couteau sur sa gorge tout en la maintenant avec son autre bras.

 

ARMAND

Fichez le camp ! Cette femme est ma femme. Vous ne pouvez rien contre notre amour. Des gêneurs, des empêcheurs d’aimer j’en ai rencontré, je les reconnais au premier coup d’œil. Ils bavent de jalousie. Hop, un bon coup de couteau et je les élimine. Vous ne comprenez rien à l’amour, vous.

LE PIANISTE

Allons, monsieur, du calme.

LE BARMAN

Je crois que vous êtes en train de faire une bêtise, là.

ARMAND

C’est pas moi qui fais les bêtises. Moi j’aime cette femme. L’amour rend fou, c’est vrai, mais je ne suis pas fou. On m’a soigné, neuroleptiques, antipsychotiques, stimulation magnétique transcrânienne, je connais, on m’a tout fait et maintenant je vais bien. Vous entendez ? Je suis normal. Je veux juste vivre avec elle, avoir des enfants et vieillir tranquillement. Si tous ceux qui veulent vivre d’amour sont fous alors le monde est un gigantesque asile, non ?

LE PIANISTE

Posez ce couteau, monsieur. Vous faites mal à cette dame. Si vous l’aimez, vous ne voulez pas qu’elle ait mal, n’est-ce pas ?

ARMAND

Reculez. Regagnez vos places minables. Allez récurer l’évier. Frotter le carrelage. Courber l’échine comme des cloportes. Reculez ou je vous écrase.

LE BARMAN

D’accord, d’accord. On recule.

LE PIANISTE

Mais enlevez votre couteau de la gorge de la dame, regardez, elle suffoque.

ARMAND

Oh, c’est vrai ? Ma chère Mauricette, je suis navré. C’est pas de ma faute. C’est de leur faute. Ils se mêlent de tout. Ils salissent notre histoire d’amour.

 

Le barman et le pianiste se tiennent au loin.

Armand baisse son couteau mais reste derrière Mauricette.

On voit alors le client sortir des toilettes, dans le dos d’Armand.

 

ARMAND

Je vous aime, Mauricette, je vous aime. Je vous veux chaque jour auprès de moi.

MAURICETTE

Pas moi, Armand, il faut comprendre ça.

ARMAND

Mais si, si, si si, siiii ! Vous finirez par m’aimer, vous verrez. De gré ou de force, vous m’aimerez. Et si les autres se liguent contre nous, hé bien nous mourrons ensemble, en même temps, vous voulez bien ?, main dans la main, ce sera très romantique.

 

Le client est venu derrière Armand et il lui fracasse une bouteille sur la tête.

Armand s’effondre.

Mauricette aussi. Le pianiste va l’aider à se relever et l’assoit sur une chaise.

Le barman et le client vont trainer Armand jusqu’à la porte d’entrée.

 

LE BARMAN

Sur ce coup-là, vous avez bien assuré, monsieur. Vous avez un smash digne de Rafael Nadal.

LE CLIENT

Heureusement, la bouteille était vide, ça aurait été dommage de la gâcher pour un énergumène pareil.

LE PIANISTE

Un peu d’eau, pour la petite dame.

LE BARMAN

Apportez-lui la carafe, moi j’appelle la police.

 

Le client apporte la carafe au pianiste qui lui tamponne le visage avec son mouchoir.

Le barman téléphone à la police.

 

LE CLIENT

Ça va aller, madame ? Comment vous sentez-vous ?

LE PIANISTE

Laissez-là respirer, vous la collez.

LE CLIENT

Je la colle pas, je la soutiens.

MAURICETTE

Merci messieurs, ça va mieux.

LE BARMAN

Allô. Vous devriez passer rue Montorgueuil, j’ai un colis pour vous.

LE CLIENT

Ça va mieux, ça va mieux…on dit que ça va et puis après on fait trois pas et on s’écroule.

MAURICETTE

Je vous assure, je me sens bien. Vous pouvez me lâcher.

LE PIANISTE

Lâchez-là, vous faites plus de mal que de bien.

LE CLIENT

Je la tiens seulement par la taille.

MAURICETTE

Vous me tenez les seins, surtout, lâchez-moi.

LE BARMAN

Ça va pas recommencer, non ?  Hé ! Vous ! Venez plutôt m’aider.

LE CLIENT

C’est sans faire exprès, je vous jure, moi, les femmes, je les respecte.

LE BARMAN

Je crois que vous êtes bien chargé, surtout, ne plus faire la différence entre la taille et la poitrine !

LE CLIENT

La séparation entre les deux est plus petite que le détroit de Magellan.

 

Le barman et le client prennent Armand par les pieds et le trainent jusqu’au trottoir. Puis ils rentrent. Le client se dirige vers le comptoir.

 

LE CLIENT

Ça mérite un coup à boire, ça.

LE BARMAN

Rien du tout, vous avez la citerne pleine à ras bord.

LE CLIENT

Pour que la dame se remette de ses émotions.

MAURICETTE

J’en ai eu assez pour ce soir, monsieur, je vais rentrer.

 

On entend la sirène d’un car de police qui s’arrête.

 

LE BARMAN

Tiens, la maison poulmann qui embarque votre copain. Vous n’allez pas le regretter ?

 

MAURICETTE

Ah non, quelle histoire ! Je vous prie de croire que je suis vacciné.

LE PIANISTE

On ne se méfie jamais assez de la rivière qui coule…non, c’est pas ça, c’est comment déjà ?

LE BARMAN

On s’en fout. Allez, j’éteins.

 

Le barman éteint la lumière dans un coin de la salle.

Le client montre une photo à Mauricette.

 

LE CLIENT

Encore une chose, une seule, je vous montre la photo de ma fille. Vous voulez bien que je vous montre sa photo ?

LE BARMAN

Non, merde ! Je vous dis qu’on s’en tape de votre pisseuse. La dame aussi.

LE CLIENT

On ne parle pas comme ça d’une jeune fille qui a obtenu son brevet avec mention.

LE BARMAN

Pour ce que ça lui sert ! Allez, ouste, dehors ! C’est le soir du grand débarras !

 

Le barman pousse le client – qui vacille – jusqu’à la porte de sortie.

 

LE BARMAN (revenant)

Attendez cinq minutes avant de sortir, madame. Celui-là n’est pas dangereux, mais il est collant.

LE PIANISTE

Pauvre type, tu l’as viré comme un loubard. Il voulait que parler.

LE BARMAN

Je sais. Mais tu ne le connais pas, toi, tu débarques. Ce type-là, c’est le mildiou. Il ravage le quartier. Il se pointe dans un bar et il te colle le cafard dans les murs pour une décennie.

LE PIANISTE

À cause ?

LE BARMAN

De sa fille. Il est capable d’en parler des heures et des heures jusqu’à te faire verser des larmes de crocodile. Tu vois l’effet sur la clientèle ? Il se fait jeter de partout.

LE PIANISTE

Moi, il m’a fait de la peine. T’as vu ses yeux ? Des yeux liquides, des lacs sombres comme les lacs d’Autriche, avec de la brume tout au fond  et des corbeaux qui passent en silence.

LE BARMAN

Et des hectolitres d’alcool dans les poches, t’as pas vu les valises qu’il se trimbale ?

LE PIANISTE

Des poches de larmes. Ce type-là, il crève de chagrin et de solitude.

LE BARMAN

Tu vois, quand je te dis qu’il file le cafard à tout le monde. Toi, ça y est, il t’a eu.

 

Prudence fait son retour.

 

PRUDENCE

Qu’est-ce qui se passe ici ? J’ai vu les perdreaux s’arrêter devant le rade. Il est rien arrivé à ma copine, j’espère ?

MAURICETTE

Ta copine, elle en a une bien bonne à te raconter.

PRUDENCE

Vas-y raconte, j’ai les deux oreilles qui sont à ton service.

MAURICETTE

Non, pas ici, on va sortir.

PRUDENCE

Mais non, on est mieux à l’intérieur. Le garçon « sujet-verbe-complément » va nous servir deux bons grogs avec très peu d’eau et beaucoup de rhum pour nous remonter.

MAURICETTE

Non, non, viens, il ferme.

PRUDENCE

Qu’est-ce que c’est que ce bastringue qui sert pas à manger, qui sert pas à boire et qui ferme à l’heure des poules ?

LE BARMAN

C’est un bastringue qu’en a plein les pattes, madame. (au pianiste) Aide-moi, toi.

 

Le pianiste retourne les chaises et les pose sur les tables. Le barman commence à balayer.

Mais depuis un moment le pianiste fixe bizarrement Prudence.

 

LE PIANISTE

Excusez-moi, madame, je vous regarde depuis tout à l’heure et j’ai l’impression de vous connaître.

PRUDENCE

Allons bon, encore un échauffé de la braguette.

LE PIANISTE

J’ai entendu que vous vous appeliez Prudence mais…depuis toujours ?

PRUDENCE

Hé, oh, remballe ton baratin, je suis avec ma copine.

LE PIANISTE

Parce que moi, j’ai connu une Liliane qui vous ressemble drôlement.

 

Un temps.

Observation.

 

PRUDENCE (surprise)

Et toi, t’es qui ?

LE PIANISTE

Didier. Didier Marchandin. Mais on m’appelait…

PRUDENCE (le coupe)

L’enculé !

LE PIANISTE

Ah non ! Zicos…à cause de la musique.

PRUDENCE

Et pour moi c’est l’enculé ! Parce que c’est ce que t’es, Didier. Un sacré bel enculé ! Tu te souviens pas qu’on était ensemble ?

LE PIANISTE

Oui mais y’a longtemps.

 

PRUDENCE

Longtemps ou pas, tu m’as bien déchiré le cœur, tu t’es tiré comme un malpropre en emportant ma cocotte-minute et l’abattant des toilettes, que je me suis gelé les fesses pendant des mois à m’asseoir sur la faïence.

LE PIANISTE

C’est ma mère qui l’avait acheté.

PRUDENCE

Tu trouves que c’est grand seigneur de se tirer pendant le sommeil de sa copine et de lui faucher l’abattant des chiottes.

LE PIANISTE

Tu dormais depuis deux jours, j’en pouvais plus de picoler, je pouvais plus suivre.

PRUDENCE

Ah, monsieur, ne tenait pas la chopine. On se descendait une bouteille de vodka et monsieur gerbait sur la moquette. Qu’est-ce que c’est une bouteille ? C’est rien, c’est de l’ordinaire, c’est du carburant pour faire chauffer le moteur. Moi, si j’ai pas ma dose je suis bonne à rien. Et puis je vais te dire, si j’étais restée à jeun j’aurais jamais eu envie de coucher avec toi. C’est pas que t’es vilain garçon mais tu pues des pieds. Tu ranges ton claquos dans tes pataugas ou quoi ? Oui, oui, oui, excuses-moi si ta susceptibilité en prend un coup mais après tout ce temps je peux te le dire, tu repousses.

LE PIANISTE

Bon, excuse-moi de t’avoir dérangée…

MAURICETTE

Oui, viens, je vais te raconter mon histoire.

PRUDENCE

J’ai pas fini ! Monsieur a voulu m’aborder alors je vais lui servir le plat que je garde au chaud depuis plusieurs années. Parce que, lui, la gueule enfarinée, il se dit : voilà une vieille copine, on va se tomber dans les bras, je vais lui faire des baisers dans le cou et le restant de la nuit on va se le partager. Macache ! La Liliane elle s’appelle Prudence maintenant. Et même qu’elle pourrait s’appeler vengeance. Parce que les griefs, elle les a bien rangés dans un coin de sa souvenance. Les couleuvres qu’elle a avalé, elle va les recracher et les bébés couleuvres avec.

LE PIANISTE

Excuse-moi de t’avoir dérangée, Liliane, Je vais…

PRUDENCE

Tu vas rien du tout. Tu vas m’écouter et c’est tout.

LE BARMAN

Ça c’est de la femme qui sait parler aux hommes, ah ah !

PRUDENCE

Tu sais comment on fait les bébés ? Hein ? Réponds ! Tu sais comment on s’y prend ?

LE PIANISTE

Bien sûr.

PRUDENCE

Le monsieur met sa petite graine dans le ventre de la dame et neuf mois plus tard, tu vas faire un tour dans le potager, et soit tu regardes dans les roses soit tu regardes dans les choux. Et tu trouves un bébé.

LE PIANISTE

Pourquoi tu me racontes ça ?

PRUDENCE

À ton avis ? T’as été faire un tour dans le potager avant de partir ? Tu t’es interrogé sur ce qu’avait pu devenir ta petite graine ? Non. Monsieur plante et s’en va avec l’abattant des chiottes sous le bras, tout fier d’emporter le cadeau de maman, le joli cadeau sur lequel on pose ses fesses.

LE PIANISTE

Tu veux dire que…

PRUDENCE

Ben oui…enculé !

MAURICETTE

Oh, ma chérie. C’est lui le père ?

PRUDENCE

Tu vois comme le monde est bien fait ? Tu viens dans un rade chercher ta copine et tu retrouves un planteur de graines.

LE BARMAN

Ah ben merde ! Elle est raide celle-là.

LE PIANISTE

Comme tu dis.

PRUDENCE (avec des sanglots)

Un dernier truc, Zicos, je picolais, ouais c’est sûr, mais j’étais jeune et c’était pour noyer le chagrin d’avoir eu des parents pas à la hauteur. Je picolais mais je rêvais que d’un truc, rencontrer le mec qui m’aiderait à arrêter, par sa gentillesse et sa patience. J’attendais pas le prince charmant, juste un mec bien. Mais faut croire que j’ai jamais eu de chance parce que je suis tombé sur un lâche. Alors la picole, elle m’a plus quittée.

 

Prudence est défaite, pâle, les yeux rougis. Mauricette l’entraîne vers la sortie.

 

MAURICETTE

Viens, on s’en va.

LE PIANISTE

Je savais pas…je suis désolé…je te demande pardon…

PRUDENCE (voix grave)

Ta gueule ! Ferme ta gueule.

 

Un temps.

Le pianiste est penaud, Prudence sort un mouchoir.

 

LE PIANISTE

Et… c’est quoi ?... La petite graine ?

MAURICETTE

Une rose.

LE BARMAN

Oh merde ! Encore une pisseuse.

 

Elles sont presque sorties, Prudence s’arrête et se retourne, ses yeux froids, incisifs.

 

PRUDENCE

Mais je l’ai pas gardée.

 

Les femmes sortent.

Lourd silence.

Ils reprennent leur rangement en silence.

 

LE BARMAN

Pour du lourd c’est du lourd. Tu veux un coup de remonte-pente ?

LE PIANISTE

Non, merci, ça va aller.

LE BARMAN

Tu sais que tu peux compter sur moi, si t’as besoin de…

LE PIANISTE

Je sais, je sais. On parle d’autre chose. Et puis non, on parle pas. On parle toujours trop.

LE BARMAN

T’as raison. Y’a beaucoup trop de mots dans nos bouches.

LE PIANISTE

Et de questions dans nos crânes…. Pourquoi tu fermes ? Tu fermes pas si tôt d’habitude.

LE BARMAN

Hé ben ce soir je ferme. J’en ai ma claque des tordus. Des pochtrons. Et l’autre qui pleurniche sur sa fille !

LE PIANISTE

Moi, je le comprends parce que je vis l’enfer inverse. De la féminité, j’en suis saturé. Quand je rentre chez moi, je rentre dans un univers de femmes. Parce que je te l’ai pas encore dit, Lionel, mais entre chaque divorce, ma fille, elle réinvestit la maison. Avec son harem. En ce moment, y a huit pisseuses à la maison ! Huit contre un. Je te prie de croire que le seuil de tolérance est franchi.

LE BARMAN

Plains-toi. J’en connais plein qui aimeraient beaucoup les connaître, tes filles.

LE PIANISTE

Lui, il n’en avait qu’une et on lui a piqué. Un moins un, qu’est-ce qui lui reste ? Que dalle !

LE BARMAN

Mais personne ne lui a pris quoi que ce soit. Sa fille c’est une salope. Elle a tapiné pendant deux ans dans le quartier avant de se tirer avec son micheton.

LE PIANISTE

Ah merde ! C’est vrai ?

LE BARMAN

Parole. Julie-fesses-de-braise, on l’appelait. Te dire la réputation.

LE PIANISTE

Et le père ?

LE BARMAN

Au courant de rien, comme de bien entendu. Pour lui c’est la sainte vierge. Mais y’a tout de même une morale à cette histoire, comme c’est un cousin qui la maque, on peut dire que ça ne sort pas de la famille.

LE PIANISTE

Tu parles d’une morale !

LE BARMAN

Allez, tchao, pianiste, à demain.

LE PIANISTE

Tchao, Lionel.

LE BARMAN

Et soigne tes paluches ! Demain c’est samedi, va falloir assurer.

 

Mais le client entre à ce moment précis.

 

 

LE CLIENT (approchant)

Messieurs, je vous attendais mais comme vous ne sortez pas...

LE BARMAN

Ah non, merde, le revoilà.

LE CLIENT

Je sais, vous fermez, mais j’ai repéré une enseigne encore allumée, un peu plus loin, je vous offre un dernier godet chez la concurrence, okay ?

LE BARMAN

Ecoutez, mon vieux, vous comprenez pas quand vous faites chier ? Je vous l’ai seriné sur tous les tons, de la politesse la plus extrême à l’énervement plus ou moins contenu : du large ! Caltez ! On a suffisamment donné !

LE CLIENT

Vous fâchez pas, je veux juste vous poser quelques questions.

LE BARMAN

Je réponds jamais aux questions. Et encore moins aux vôtres.

LE CLIENT (larmoyant)

J’ai une photo, là, vous voulez pas la regarder et me dire si vous connaissez la jeune personne…

LE BARMAN

Dégage, je te dis. Laisse-moi passer.

LE PIANISTE

Lionel, doucement.

LE CLIENT

…c’est ma fille. Vous l’avez jamais vue ?

LE BARMAN

Ma parole, il s’accroche. Tu retires tes mains de mon bras, oui ?

LE CLIENT

S’il vous plait, je recherche ma fille. Dites-moi si vous l’avez déjà vue ?

LE BARMAN

Lâche-moi, bon dieu !

LE CLIENT

Comment je peux faire pour la retrouver ? Je vous en supplie, aidez-moi.

LE BARMAN

Ah, quel emmerdeur ! (il repousse brutalement le client) T’as pas fini d’emmerder le quartier avec ta pétasse ? T’as pas encore compris qu’elle se fait sauter par la terre entière, non ? Aujourd’hui c’est Montevideo, demain ce sera Tanger, Hambourg ou Hong-Kong. C’est une radasse, ta fille, colle-toi ça dans le cigare !

LE PIANISTE

Lionel, merde, on dit pas des trucs comme ça !

LE CLIENT

Je vous demande simplement comment je peux faire pour la retrouver.

LE BARMAN

Mais tu la retrouveras jamais… Tu m’entends, jamais. Tire un trait là-dessus. Elle a plus besoin de son papa. Maintenant c’est de la chair à marin.

LE PIANISTE

Non, là tu vas trop loin. Laisse-le, c’est un pauvre type.

LE CLIENT (pleurnichant)

Salaud ! Qu’est-ce que je vous ai fait ? Pourquoi vous dites des vilaines choses ?

LE BARMAN

Je te mets les yeux en face des trous, c’est tout.

LE CLIENT

À quel titre ? Qu’est-ce que vous allez en retirer ?... Ça vous amuse de me voir souffrir ? Faut bien continuer à vivre…Un jour, je la retrouverai…

LE PIANISTE

Ne l’écoutez pas, monsieur, il invente.

LE CLIENT

Vous méritez pas que je vous appelle Max. Vous êtes bien un Lionel, tous les Lionel sont des salauds !

LE PIANISTE

Il a pas tort. À ta place, je serais pas fier.

LE BARMAN

Dis-donc, Chopin, on t’a sonné ?

LE PIANISTE

Et le respect de la personne humaine, tu sais ce que c’est, laveur de soucoupes ?

LE BARMAN

J’emmerde personne, moi, alors j’aime pas qu’on m’emmerde. Si monsieur voulait pas être le père d’une pute, il avait qu’à pas la faire. Ou mieux la surveiller.

 

Le client en a profité pour prendre une bouteille, il la jette vers la porte d’entrée.

On entend le bruit d’une vitre cassée.

 

LE CLIENT

Pareil pour la vitrine, n’est-ce pas ? Si tu veux pas qu’on te la casse, faut surveiller.

LE BARMAN

Enfoiré ! Mais je vais te casser la gueule, moi !

 

Nouveau bruit de vitrine cassée. C’est le pianiste qui vient de jeter une seconde bouteille.

 

LE PIANISTE

Tu m’excuseras, Lionel, je voulais voir si l’autre côté de la porte était aussi fragile.

LE BARMAN

Ah, d’accord ! Ah d’accord !!! C’est la révolution ! C’est ça ? Association de malfaiteurs ? Maintenant, tirez-vous, tirez-vous vite fait parce qu’il y a de l’autodéfense dans l’air. Vous avez compris ? Tirez-vous !!! J’ai ma montée de lait !

LE CLIENT

On y va. On y va.

LE PIANISTE

Loufiat, à partir de cet instant, considère que ton troquet est sans pianiste.

LE BARMAN

Ah, pour la différence que ça va faire. Et ne vient pas chercher ta paye, tu l’a dégommée avec la bouteille.

 

Le client et le pianiste s’éloignent.

 

LE PIANISTE

Dites-moi, vous parliez d’un dernier verre chez la concurrence, tout à l’heure, si on y allait ? J’aimerais beaucoup que vous me montriez votre photo, elle m’intéresse, moi.

LE CLIENT

Et la carte postale ?... ça vous intéresse pas de la voir, la carte postale ?

LE PIANISTE

Si. Egalement.

LE CLIENT

…ça risque de nous faire coucher tard, ça.

LE PIANISTE

C’est pas grave, je ne suis pas pressé de rentrer.

 

 

 

 

 

F  I  N

 


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