Le feu aux planches

La représentation vient de se terminer, le décor est rangé, le théâtre semble vide, les spectateurs sortis. Ah non, il reste une spectatrice qui attend. Mais qui ? La vedette sûrement. Justement elle arrive et s’apprête à rejoindre la troupe au restaurant. Un autographe ? Non. Vous avez aimé la pièce ? Non. Vous n’avez pas aimé la pièce mais vous m’attendez ? Pourquoi ?…..Pour vous faire chier.

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 SCENE 1

 

Un plateau de théâtre désert.

Il est tard, le décor a été rangé.

Une femme attend sans bouger.

La comédienne arrive par le rideau du fond derrière lequel doivent se trouver les loges.

 

SYLVIA

Bonsoir. Vous attendez quelqu’un ?

MARJORIE

Oui. Vous.

SYLVIA

Je n’ai pas beaucoup de temps. On m’attend pour dîner. Vous voulez un autographe ?

MARJORIE

Non. J’ai déjà celui de ma sœur, ça m’suffit.

SYLVIA

Vous voulez quoi ? Un selfie ?

MARJORIE

Non. Sauf si vous y tenez vraiment.

SYLVIA

Excusez-moi, je suis pressée, je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes. Vous avez vu la pièce ?

MARJORIE

Oui.

SYLVIA

Vous avez aimé ?

MARJORIE

Non. Pas du tout. Mais alors pas du tout. C’était long !

SYLVIA

Ah…Et malgré tout vous m’attendez ? Vous m’attendez pour quoi ?

MARJORIE

Pour vous faire chier.

SYLVIA

D’accord. Je vois le genre. Bye.

 

Elle se dirige vers la sortie.

 

MARJORIE

Vous ne pourrez pas sortir, c’est moi qui aie les clés.

SYLVIA

Comment ça ? Qui êtes-vous ?

MARJORIE

La fille du concierge. Il ne pouvait pas être là ce soir, je le remplace.

SYLVIA

Je ne vous crois pas.

 

Elle va tenter d’ouvrir la porte de sortie.

Elle revient très énervée.

 

SYLVIA

Ouvrez-moi la porte.

MARJORIE

Non.

SYLVIA

Pourquoi ?

MARJORIE

Je vous l’ai dit, pour vous faire chier.

SYLVIA

Vous êtes folle ou quoi ? Pourquoi voulez-vous me faire chier ?

MARJORIE

Parce que je ne vous aime pas.

SYLVIA

On ne se connait même pas.

MARJORIE

C’est pas parce qu’on ne connaît pas les gens qu’on ne doit pas les faire chier. Au contraire, c’est même plus pratique. Si on fouille, on finit par leur trouver des qualités. Vous, je ne vois que vos défauts.

SYLVIA

Bon, ce que vous dites est totalement absurde ! Ouvrez-moi.

MARJORIE

Non.

SYLVIA

Ouvrez-moi ou je vous saute dessus. J’ai fait du judo, je vous préviens.

MARJORIE

Et moi du Taekwondo. Je vous réduis en miette si je veux.

SYLVIA

Si c’est une blague, elle n’est pas drôle.

MARJORIE

Ce n’est pas une blague. Ce ne peut pas être une blague, je n’ai aucun sens de l’humour.

SYLVIA

Ecoutez, vous ne m’aimez pas, c’est votre droit. Quand on est comédienne on s’expose à plaire et à déplaire. C’est le jeu. Ou le risque. Comme on veut. Mais en toute logique, si vous ne m’aimez pas, vous devriez éviter de passer du temps avec moi. Non ?

MARJORIE

Mais je ne suis pas logique. La preuve, tout le monde vous aime et moi je vous déteste.

SYLVIA

Et alors, c’est quoi ce… ce truc ? Un kidnapping ? Vous voulez m’enlever et demander une rançon ? Vous allez être déçue, ma côte a chuté depuis le flop de mes deux derniers films.

MARJORIE

L’argent ! Vous croyez qu’il n’y a que ça dans la vie. Faire chier ça ne rapporte pas un centime mais ça rapporte gros au niveau satisfaction. C’est jouissif.

SYLVIA

Ah bon ? Qu’est-ce que ça a de si jouissif ? Expliquez-moi.

 

 

MARJORIE

Ben par exemple, en ce moment, vos collègues se disent que vous avez dû changer d’avis et aller dîner ailleurs, avec quelqu’un d’autre, sans même prévenir. Ils ne trouvent pas ça très chouette. Il y en a quelques-uns qui vont dire « ça ne m’étonne pas d’elle », ça va se lâcher, dans cinq minutes on va retirer votre couvert et commencer à vous casser du sucre sur le dos. Ça m’amuse de penser ça.

SYLVIA

Vous n’avez pas entièrement faux. Les langues de vipères se délient très vite. Mais où vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’à la garde c’est que je ne vais pas leur en laisser le temps. Un petit coup de fil pour prévenir et hop, votre jouissance aura été de courte durée.

 

Elle fouille dans son sac, fouille et refouille, s’énerve, ne trouve rien.

 

MARJORIE (riant)

Ne cherchez pas. Je suis passée dans votre loge pendant la représentation.

SYLVIA

Voleuse en plus. Rendez-moi mon téléphone.

MARJORIE

Non. Ça vous fait bien chier, ça, non ?

SYLVIA

Pauvre folle. Je vais monter à l’administration et me servir du fixe.

MARJORIE

L’administration est fermée après la fin du spectacle.

SYLVIA

Mais qu’est-ce que vous voulez, pauvre dingue ? Me faire chier, oui, ça j’ai compris. Mais ça veut dire quoi ? J’ai raté mon diner, je vais rater le dernier métro, mon mec se sera endormi devant la télé et alors ? Ça suffit à combler votre vie ? C’est ça votre bonheur, gâcher celui des autres ?

MARJORIE

Et vous, c’est quoi votre bonheur ?

SYLVIA

Ohlala, si vous avez envie de philosopher avec moi, vous vous y prenez mal. Il y a des préambules plus sympathiques.

MARJORIE

Non, allez-y pour voir, répondez, c’est quoi le bonheur pour vous.

SYLVIA

C’est de vivre loin de gens comme vous, les aigris, les revanchards qui ne font rien de leur vie et qui ne supportent pas que les autres réussissent. Seulement, réussir, ça ne vient pas tout seul. Pour ça il faut bosser.

MARJORIE

Et coucher.

SYLVIA

Ah c’est ça. Je vous ai piqué un mec. (ironique) Oh pardon. Mille fois pardon. Mais c’était pas marqué dessus qu’il était occupé. D’ailleurs il est de nouveau disponible parce que je ne m’attache pas.

MARJORIE

Parce que vous avez le cœur sec.

SYLVIA

Si vous voulez. Bon, ça va maintenant ? J’ai demandé pardon. On va pas passer la soirée ensemble à parler de ce type que j’ai certainement oublié depuis.

MARJORIE

À votre avis, qui est-ce ?

SYLVIA

Qui ?

MARJORIE

Ce type, que vous m’auriez piqué et que vous auriez quitté ensuite.

SYLVIA

Mais je ne sais pas. Et j’en ai rien à foutre.

MARJORIE

Cherchez. Dans votre répertoire d’étalons.

SYLVIA

C’est un catalogue trop fourni. On y passerait la nuit.

MARJORIE

La mienne est disponible.

SYLVIA

Pas la mienne.

MARJORIE

Si puisque c’est la même.

SYLVIA

Donnez-moi la clef.

MARJORIE

Non.

SYLVIA

Donnez-moi la clef !!!!

MARJORIE

Toujours pas.

SYLVIA

Laissez-moi sortir, bordel !

MARJORIE

Ce que vous jouez mal ! « Laissez-moi sortiiir » ! Pathétique.

SYLVIA

Alors ne t’inflige pas une prolongation de séance. Puisque la pièce était mauvaise à cause de moi, pourquoi veux-tu en reprendre une louche ?

MARJORIE

Pour…

SYLVIA (la coupe)

Oui, je sais, pour me faire chier. Totalement illogique. Je vais être gentille avec toi…

MARJORIE

On se tutoie maintenant ? D’ordinaire c’est plutôt quand on sympathise qu’on passe du vous au tu.

SYLVIA

T’as raison. Je reprends mon tu et je vous balance une tarte dans la tronche.

 

Sylvia s’élance, la main en l’air.
Marjorie sort un revolver de sa poche et vise Sylvia.

 

MARJORIE
Alors, Sylvia, comment ça va ?

 

Sylvia vacille, se retient au mur.
On la sent au bord de l’évanouissement.
Marjorie répète sa phrase mais sur un ton inquiet

Une musique frissonnante ajoute à l’instant tendu.

 

MARJORIE

Sylvia ! Ça va pas ?

 

Le revolver a disparu.
Marjorie tapote les joues de Sylvia qui semble revenir à elle.

 

MARJORIE
Qu’est-ce qui se passe, Sylvia ? Un malaise ?

SYLVIA

Je ne sais pas. Il y avait une fille, qui me menaçait avec un revolver.

MARJORIE

Quelle fille ?

SYLVIA

Je ne sais pas, une folle. Tu as dû la voir, elle était ici il y a quelques secondes.

MARJORIE

Mais non, il n’y avait personne. On t’attendait au restau alors, comme tu n’arrivais pas, je suis venu voir ce que tu faisais.

SYLVIA

Mais comment es-tu entrée ? Elle avait fermé la porte du théâtre.

MARJORIE

Pas du tout. Elle était ouverte. Tu es sûre que tu te sens bien ?

SYLVIA

Pas trop, non. Cette fille…m’a vraiment foutu la frousse.

MARJORIE

Mais quelle fille ?

SYLVIA

Mais je ne sais pas, c’est la première fois que je la voyais…la fille du gardien m’a-t ’elle dit…

MARJORIE

La fille du gardien ?

SYLVIA

Une fille dans ton genre…c’est bizarre…

MARJORIE

C’est d’autant plus bizarre que le gardien n’a pas de fille. Souviens-toi, sa femme vient aux avant-premières avec leur fils qui a six ans. Et je vois mal le bonhomme te faire peur en te menaçant avec un revolver en plastique.

SYLVIA

Arrête de rigoler. Je te jure qu’il y avait une fille, là, à ta place…elle m’attendait, elle voulait me faire chier, ce sont ses propres mots…

MARJORIE

Pour quelle raison ?

SYLVIA

Elle n’en a pas donnée, c’est ça qui est dingue, elle voulait me faire chier de façon gratuite. C’est une folle je te dis.

MARJORIE

Hummm…c’est ton histoire qui est folle. Allez, viens, tout le monde t’attend.

 

SYLVIA

Attend, deux secondes, j’ai l’impression que mon rimmel a coulé.

 

Elle fouille dans son sac. En sort son téléphone portable.

 

SYLVIA

Ça alors ?

MARJORIE

Quoi ? Tu as un message ?

SYLVIA

Elle a remis mon téléphone dans mon sac.

MARJORIE

Parce qu’elle te l’avait volé ?

SYLVIA

Oui, quand j’ai voulu vous appeler, il avait disparu.

MARJORIE

Et alors, si je comprends bien, elle t’a menacé avec un revolver et elle a remis ton téléphone dans ton sac ensuite ?

SYLVIA

Ben oui.

MARJORIE

Mouais…ça te semble plausible ?

SYLVIA

Pas tellement, non. J’ai la tête complètement éparpillée.

MARJORIE

Allez, viens, Armin a commandé un Châteauneuf-du-Pape, je ne te dis que ça. Un bon verre va te remettre les neurones en place.

SYLVIA

Armin ?

MARJORIE

Oui, ça a bien fait rire tout le monde. Un musulman qui commande du vin.

SYLVIA

Mais c’est qui Armin ?

MARJORIE

Sylvia, tu es idiote ou quoi ? Ton partenaire de scène.

SYLVIA

Armin ? Mon partenaire ? Mais dans quel rôle ?

MARJORIE

Sylvia ! Tu me fais marcher.
SYLVIA

Le petit livreur ? Celui qui arrive à la fin du premier acte ? Je savais pas son prénom, tout le monde l’appelle Biquet.

MARJORIE

Mais non, Fabrice, ton mari ! Vous êtes fourrés dans les bras l’un de l’autre pendant toute la pièce jusqu’à ce qu’il t’étrangle de jalousie. T’es vraiment malade, ma pauvre.

SYLVIA

Oh oh, tu me parles pas sur ce ton. Je te signale que la tête d’affiche, c’est moi. Sylvia Malaurie, ex-Comédie Française, (elle montre une affiche sur un mur du théâtre) toi tu es en tout petit, en bas, à côté de l’éclairagiste et du nom de l’imprimeur.

 

La musique revient.
Sylvia ne se sent pas bien.
Réapparition du revolver dans les mains de Marjorie.

 

MARJORIE

Voilà une chose que je déteste chez vous, ce petit ton pète-sec qui donne le sentiment que vous êtes supérieure et qu’on est de la crotte de chien.

SYLVIA

La crotte de mon chien, je la ramasse. Toi je ne me baisserais même pas pour te tendre la main.

 

On entend une chasse d’eau. Puis un homme apparaît.

 

SYLVIA
Ah, Fabien, tu étais là ?
FABIEN
Oui…un peu mal au bide…

SYLVIA

Tu tombes bien. Il y a cette folle qui veut nous empêcher de sortir.

MARJORIE

« Vous » empêcher de sortir, nuance.

 

Fabien s’avance vers Marjorie, la main tendue.
Le revolver a disparu.
Ils se serrent la main.

 

FABIEN

Bonsoir.

MARJORIE

Bonsoir.

SYLVIA

Oui, oh, pas besoin de formule de politesse, cette fille est folle.

MARJORIE

Pas du tout.

FABIEN

Qu’est-ce qui se passe ? Tu me sembles bien énervée, Sylvia.

SYLVIA

Il y a que cette dingue me séquestre depuis dix minutes et ne veut pas me laisser sortir.

FABIEN

Oui…c’est le principe même de la séquestration, non ?

 

Il rit et Marjorie aussi.

 

SYLVIA

Pas de quoi rire. Elle m’a même menacée avec un pistolet.

MARJORIE

Un revolver.

SYLVIA

Oui, oh, ne jouez pas sur les mots.

 

FABIEN

Vous avez fait ça ?

MARJORIE

Bien sûr. (elle montre sa main gauche vide) Vous ne voyez pas mon Beretta 92F ? (elle montre sa main droite vide) Et là, qu’est-ce que vous voyez ?

FABIEN

Je sais pas. Une kalachnikov ?

MARJORIE

Tout juste. Vous vous y connaissez drôlement en arme.

FABIEN

C’est normal, mon papa est manufacturier à Saint Etienne.

 

Ils rient.

 

SYLVIA

C’est fini, oui ! Fabien, je te dis que cette fille m’agresse.

FABIEN

Sérieux ? Je ne remarque rien, moi.

SYLVIA

Evidemment, elle fait sa charmeuse depuis que tu es arrivé. Et toi tu tombes dans le piège.

FABIEN

Il y a un piège ?

MARJORIE

Absolument pas.

SYLVIA

Ah oui ? Tu vas voir. Aide-moi, on va récupérer le téléphone qu’elle m’a piqué et les clés du théâtre.

 

Elle se dirige fermement vers Marjorie mais Fabien la retient.

 

FABIEN

Attends. Tu ne vas tout de même pas sauter sur cette charmante jeune femme ?

SYLVIA

Mais puisque je te dis qu’elle me séquestre.

FABIEN
Dans quel but ?

SYLVIA

Mais je ne sais pas ! Et puis qu’est-ce que c’est que ces questions ? Tu ne vas pas mettre ma parole en doute. Je te dis qu’elle est folle et qu’elle m’en veut ?

FABIEN

Vous êtes folle et vous lui en voulez ?

MARJORIE

Non…

SYLVIA (la coupe)

Evidemment, maintenant que tu es là…

MARJORIE (la coupe)

…et oui.

FABIEN

Comment ça, non et oui ?

 

MARJORIE

Vous m’avez posé deux questions donc deux réponses. Non et oui.

FABIEN

Non vous n’êtes pas folle et oui vous lui en voulez ?

SYLVIA

Qu’est-ce que je te disais !

FABIEN

Mais pourquoi vous lui en voulez ?

MARJORIE

Ça ne vous regarde pas. C’est personnel.

FABIEN

Si c’est personnel, je comprends. Je vais donc vous laisser, mesdames.

SYLVIA

Tu ne pourras pas sortir, elle a fermé à clef.

MARJORIE

Vous voulez sortir ?

FABIEN

S’il vous plait.

MARJORIE

Avec plaisir. Vous êtes drôlement bien dans la pièce, j’aime beaucoup votre jeu.

SYLVIA

Y’en a qui ont de la chance.

FABIEN

Merci du compliment.

 

Fabien et Marjorie sortent du théâtre.

Sylvia est sidérée.

 

SYLVIA Fabien ! Fabien attends -moi !

 

Sylvia se précipite à leur suite.
Arrivée à la porte, elle tente de l’ouvrir mais la porte est fermée.

Elle appelle et cogne sur la porte.

 

SYLVIA
Fabien ! Oh oh, Fabien ! Mais attends-moi à la fin ! Elle a refermé la porte.

 

 

Noir

 

 

SCENE 2

 

Fabien sort des coulisses et se dirige vers la sortie.
Sylvia le suit de très près, elle n’est pas complètement rhabillée. Elle tient ses chaussures à la main.

 

SYLVIA
Fabien, attends-moi. Je ne tiens pas à retomber sur l’autre folle.

 

FABIEN

Arrête avec cette histoire de folle. Si tu parles d’hier soir, c’était Marjorie, qui n’est pas folle et qui s’inquiétait de ne pas te voir au restaurant. Ce qui, entre nous, est passablement aimable pour moi puisque je n’y étais pas non plus, ce qui n’inquiétait personne.

SYLVIA

Je ne comprends pas que tu l’aies déjà oubliée. Elle te draguait, elle minaudait « ohlala, qu’est-ce que vous êtes bien dans la pièce ».

FABIEN

Des spectatrices qui m’attendent à la sortie du théâtre, il y en a tous les soirs. Je ne peux pas me souvenir de chaque.

 

Fabien est à la porte du théâtre. Il l’ouvre.
Sylvia s’arrête pour enfiler ses chaussures.

 

SYLVIA

Fabien, attends-moi. J’ai peur qu’elle m’attende dans un coin.

FABIEN
Oh lala, c’est pas vrai. Je sors juste m’allumer ma clope. Je t’attends devant le théâtre.

 

Il sort.

Sylvia enfile sa deuxième chaussure.

Marjorie apparait.

 

MARJORIE

Vous étiez mauvaise, ce soir. Encore plus mauvaise que d’habitude.

SYLVIA

Ah non, c’est pas possible ! Elle est encore là. Fabien !

 

Elle se précipite sur la porte mais la porte est fermée.

 

SYLVIA

Fabien, ouvre-moi ! Elle est encore là. Fabien, tu m’entends ?

MARJORIE

C’est bizarre toutes ces plantades dans votre texte, vous n’étiez pas concentrée ?

SYLVIA

Je vous parle pas !... Fabien !

MARJORIE
Il peut pas vous entendre, il a ses écouteurs sur les oreilles.

SYLVIA
N’importe quoi ! Fabien n’écoute pas de musique avec vos appareils auditifs de jeunes qui vous donnent l’air de zombis, il a passé l’âge.

MARJORIE

C’est moi qui lui ai prêté ma playliste, je suis sûr qu’il va adorer.

SYLVIA
Je vous cause pas. Fini ! Vous n’êtes qu’une folle. Laissez-moi !

MARJORIE

Je crois que vous n’allez pas faire long feu dans la pièce, j’ai vu le directeur, il pense à vous remplacer.

SYLVIA
N’importe quoi ! C’est moi la vedette, c’est moi que les gens viennent voir. Vous retirez mon nom de l’affiche et le théâtre se vide.

MARJORIE

Oui mais une vedette qui picole et qui perd son texte, ça vide aussi le théâtre.

SYLVIA

N’importe quoi !

MARJORIE

Vous connaissez Judith Lombard ?

SYLVIA

Vaguement. Pourquoi ?

MARJORIE

C’est elle qui va vous remplacer.

SYLVIA (riant)

Ah ah ah !... Judith Lombard ? Mais c’est une inconnue. Qu’est-ce qu’elle a fait à part montrer ses fesses dans un film de Desplechin, il y a deux ans et dire « passez-moi la salière » dans des pièces minables présentées devant dix personnes au fond d’un garage de banlieue.

MARJORIE
C’est ma sœur.

SYLVIA

Ça change rien au fait qu’elle soit nulle…Fabien !

MARJORIE

Le directeur lui a signé un contrat pour trente représentations.

SYLVIA

Gerlot ? Ça m’étonnerait.

MARJORIE

Il lui a donné la vidéo du spectacle et ce soir elle était dans la salle. Elle apprend vite. Vous finissez la semaine et basta.

SYLVIA

Ohhhh ça suffit ! Ferme ton clapet, pauvre fille.

MARJORIE

On se tutoie ? Aujourd’hui j’avais pourtant sorti mon manuel du bien parler avec plein de verbe à l’imparfait du subjonctif et le vouvoiement qui va avec.

SYLVIA

Ta gueule ! Tu m’emmerdes ! J’ai autre chose à faire que d’écouter tes sornettes.

MARJORIE

Judith commence mardi et vous, direction le chômage. Vous allez pouvoir picoler du matin jusqu’au soir. Ah ah ! La vedette va se retrouver à faire de la figuration dans des téléfilms pour TF1.

 

Sylvia ôte un de ses escarpins et le brandit comme une arme.

 

SYLVIA
Tu te tais où je t’écrase le cerveau à coups de talons.

MARJORIE

Oh oh, mais c’est qu’elle devient agressive, la mauvaise comédienne !

SYLVIA

Tais-toi ! Ferme ta gueule !

 

Sylvia se rue sur Marjorie.

Sylvia hurle, Marjorie glousse de rire.

Soudain la voix de Marjorie change.

 

 

MARJORIE

Sylvia ! Sylvia ! Ça va pas ? C’est moi, Marjorie.

 

Fabien entre et découvre le duo de femmes en lutte.
Sylvia tient Marjorie par le cou et menace de la frapper avec sa chaussure.

 

FABIEN

Calme-toi ! Calme-toi Sylvia, tout va bien.

SYLVIA
C’est qui ?

FABIEN
C’est moi, Fabien. Lâche Marjorie.

SYLVIA
C’est pas Marjorie c’est la sœur de Judith Lombard ?

MARJORIE et FABIEN

Qui ?

SYLVIA
Celle qui doit me remplacer. Le salaud !

FABIEN
Mais de quoi tu parles ?

SYLVIA
Gerlot, ce salopard, il a signé un contrat à la sœur de machine, cette pétasse que je m’apprêtais à perforer avec mon escarpin.

FABIEN
Qu’est-ce que tu racontes ? D’où tu sors ces bêtises ?

SYLVIA

De la bouche de cette folle. Elle vient de me le dire. Et ça l’amusait bien, la perfide.

MARJORIE

Mais Sylvia…c’est vraiment n’importe quoi…  Tu ne me reconnais pas ?

SYLVIA

Hein ? Quoi ? C’est qui ?

MARJORIE

Marjorie.

SYLVIA

Ah Marjorie, c’est toi ? C’est gentil d’être venue… Il faut que tu règles ce problème de ressemblance avec la sœur de Lombard. C’est pas possible. Pourquoi tu l’imites ?

MARJORIE

Mais de qui tu parles ?

SYLVIA

Ah, c’est dingue ! Mais écoutes-moi quand je parle. Je parle de Judith Lombard, tu vois qui c’est ?

MARJORIE

Oui, oui, oui.

SYLVIA

La blondasse qui se fout à poil dans le film de Depleschin.

FABIEN
Oui, Sylvia, on voit qui c’est.

SYLVIA

Bon, ben cette pseudo-comédienne qui tombe sa robe pour un cachet de misère, elle a une sœur qui te ressemble, Marjorie, une fille vulgaire, mauvais genre, des boutons plein la figure…

MARJORIE
Merci pour la ressemblance.

SYLVIA
Mais pas toi, Marjorie, elle ! Et elle me guette depuis deux soirs, cette pourriture. Pour me dire des saloperies, que je joue comme mes pieds, qu’elle ne veut pas de mes autographes, que celui de sa sœur lui suffit, des trucs totalement absurdes. Et elle vient de me balancer que cette ordure de Gerlot a signé un contrat à… Mais tu comprends rien, ma parole !

FABIEN

Ecoute, Sylvia, calme-toi. Il y a sûrement une confusion.

SYLVIA

Mais pourquoi elles se ressemblent ces deux pétasses.

MARJORIE
Très aimable, merci.

SYLVIA
Mais pas, toi, l’autre ! Ne rajoute pas d’eau sur le feu.

MARJORIE

On dit de l’huile sur le feu.

SYLVIA

Aaaaaah ! Elle va s’y mettre aussi, celle-là ! Fabien, mon grand, prends-moi dans tes bras, je suis tellement stressée.

 

Fabien la prend dans ses bras et la câline comme un enfant.

 

FABIEN

Mais oui. Détends-toi. Là…

MARJORIE

Je me demande si tu ne nous ferais pas un burn-out, Sylvia.

SYLVIA

Pourquoi je ferais un burn-out ?... Ah on est bien dans tes bras, Fabien. Ça me détend.

FABIEN (souriant)

Oui, on me dit ça souvent.

MARJORIE

Tu travailles peut-être trop.

SYLVIA

On peut rester encore une minute comme ça ? Ça m’apaise.

MARJORIE

Tournage le matin, doublage l’après-midi…

FABIEN
Pas de problème, Sylvia.

MARJORIE

…théâtre le soir…

SYLVIA

Elle a dit que je picolais, cette saleté.

MARJORIE
Tu en fais peut-être trop ?

SYLVIA
Mais c’est la vie de toutes les comédiennes ! Toutes les têtes d’affiche, du moins.

MARJORIE

Moi je dis ça…

FABIEN

Ça va mieux ?

 

Fabien lâche Sylvia.

 

SYLVIA
Oui, merci Fabien. Tu me diras combien je te dois.

FABIEN

Oh, si tu fais de l’humour c’est que ça va mieux, en effet.

FABIEN

Tu n’as pas eu un problème en studio, la semaine dernière ?

SYLVIA
Qui, moi ? Non. Pourquoi tu dis ça ?

MARJORIE

Il me semble avoir entendu dire que tu n’avais pas fini un enregistrement.

SYLVIA

Mais non. C’est quoi cette histoire ?

MARJORIE

Non, rien. J’ai rien dit.

SYLVIA

Je suis pas sourde. D’où tu sors cette info ?

MARJORIE

Alors c’est vrai ?

SYLVIA
Mais non ! Dis-donc, qui tu es, toi ? T’es Marjorie ou l’autre cinglée ?

MARJORIE

Je répète ce qu’on m’a dit. Tu n’aurais pas terminé une séance d’enregistrement parce que tu ne te sentais pas bien. Voilà.

FABIEN
Marjorie, c’est bon !

SYLVIA
Mais jamais de la vie. Vous avez décidé de me rendre folle ou quoi ?

MARJORIE

Bon, bon, bon.

FABIEN
C’est bon, l’incident est clos. (avec un clin d’œil pour Marjorie) Il faut toujours se méfier des bruits de couloir.

SYLVIA
Décidément, c’est ma fête aujourd’hui !

FABIEN

Allez, on va dîner en face. Et ce soir c’est moi qui offre l’apéro !

 

 

 

 

 

 

 

SCENE 3

 

Fabien et Marjorie entrent en scène avec une chaise chacun.

 

FABIEN

Bon, euh… comment dire ça ?... On se fait une petite répétition à l’allemande, pour faire le point. Ok ?

MARJORIE

Ok.

FABIEN

On y va mollo, pas de perfidie, pas d’agacement, en souplesse. Ok ?

MARJORIE

Ok mais…

FABIEN

Non pas de mais, Marjorie, s’il te plait, c’est assez délicat comme ça alors merci de m’aider.

MARJORIE

Je ferai mon possible.

FABIEN
Je te le demande pour moi. Je suis au courant de la situation, on est d’accord tous les deux alors je vais essayer de gérer ça en douceur… Si c’est possible…

 

Sylvia arrive avec ses affaires, comme pour partir.

 

SYLVIA
Qu’est-ce que vous faites ?

FABIEN
On avait dit qu’on ferait une répétition pour recaler certains passages.

SYLVIA
Ce soir ?

FABIEN
Ben oui, puisque tu n’es pas disponible en journée.

SYLVIA
Ben non, je suis en tournage. Mais vous avez besoin de moi ?

FABIEN

Oui Sylvia. On avait dit : après la représentation.

SYLVIA

Ça va nous faire coucher tard.

FABIEN

Je sais mais je crois que c’est important. Certains choses se sont modifiées… c’est normal, après trente représentations il faut toujours resserrer les boulons…

SYLVIA

Je n’en ressens vraiment pas le besoin mais si ça peut vous aider.

MARJORIE

Tout de même, Sylvia…

FABIEN
Marjorie, s’il-te-plait !

MARJORIE

Okay. Je me tais.

SYLVIA

Puisqu’on en parle…ça me revient… cela fait plusieurs fois que tu te trompes de place, euh… Marjorie…

MARJORIE

Quand cela ?

FABIEN

On va y venir. On saute les scènes 1 et 2 qui vont bien et on commence par la 3…

SYLVIA
A mon entrée ?

FABIEN
C’est ça.

SYLVIA

T’es sûr qu’elles vont bien les scènes 1 et 2 ? Moi je trouve que le rythme a baissé. Je me demande si vous ne vous installez pas dans un faux rythme, tu sais Fabien, quand elle…

MARJORIE
Qui, elle ?

SYLVIA
Toi, euh…enfin ton personnage, euh…

FABIEN

On verra ça demain, Sylvia. On commence à la 3 pour gagner du temps.

SYLVIA
Demain ?

FABIEN
Marjorie et moi, seulement. Nous on a l’après-midi de libre.

MARJORIE
Euh…

FABIEN (complice)

On en a parlé tout à l’heure, Marjorie, tu te souviens ?

MARJORIE
Oui, oui, oui.

FABIEN

Donc, on commence à votre entrée.

 

Marjorie et Sylvia entrent.
Sylvia s’assoit sur une chaise, Marjorie reste debout.

 

SYLVIA
(jouant) Tu sais ma chérie, je n’ai pas l’âge d’être ta maman, mais un conseil ne fait jamais de mal… (s’arrêtant) Tu restes debout ?

MARJORIE
Tu es assise à ma place.

SYLVIA
Hé bien c’est justement ce que je voulais dire tout à l’heure, Fabien, elle… euh…

MARJORIE
Marjorie !

SYLVIA
Non, je cherche le nom de ton personnage.

MARJORIE

Ils n’en ont pas, c’est elle, lui et l’autre.

SYLVIA (riant)

Ah oui, c’est vrai ! J’avais oublié. Mais ça me gêne, moi, Fabien, qu’elle change de place comme ça. Parfois je me tourne sur le côté pour lui parler et elle est de l’autre côté. Tu ne peux pas définir, une fois pour toute, le côté où elle doit s’asseoir et qu’on ne le change plus.

FABIEN
Tout à fait Sylvia.

SYLVIA

Parce que c’est déstabilisant pour moi.

MARJORIE
Et pour moi, donc.

SYLVIA
Ben alors pourquoi tu le fais ?

MARJORIE
Mais Sylvia, c’est toi qui t’assois la première.

SYLVIA
Et alors ? Qu’est-ce que ça change ?

MARJORIE

Ça change que, si tu trompes de côté, je me retrouve obligatoirement de l’autre côté, du mauvais côté.

SYLVIA

Et pourquoi ce serait le mauvais côté ? Fabien, dis quelque chose ! C’est toi le metteur en scène, non ?

FABIEN
J’allais intervenir. La bonne chaise, Sylvia, c’est l’autre. Mais c’est vrai qu’on est passé très vite sur l’info et j’aurais dû insister. C’est de ma faute.

SYLVIA

Et pourquoi ce n’est pas la bonne ?

MARJORIE

Mais putain, parce que…

FABIEN

Marjorie, j’explique. Merci… Sylvia. Si tu t’assois sur l’autre chaise, tu es plus proche de la porte et il te sera plus facile de courir te placer devant pour l’empêcher de sortir que si c’est Marjorie qui est la plus proche. Tu vois ?

SYLVIA

Depuis une semaine, on fait l’inverse et ça se passe très bien aussi.

MARJORIE

Parce que je trébuche en me levant pour perdre du temps et te permettre d’arriver avant moi.

FABIEN

Voilà. Mais si on peut se dispenser de ce petit trébuchement, je préfère.

SYLVIA
Moi aussi. C’est le genre d’artifice qui fait toujours faux.

FABIEN
Donc Sylvia…

SYLVIA

Oui, quoi ?

 

FABIEN

Tu veux bien changer de chaise ?

SYLVIA
Mais tout à fait. Quand c’est demandé si gentiment.

 

Elle change de chaise. Marjorie s’installe sur la chaise libre.

 

 

 

FABIEN

Maintenant le texte. Rapidement, qu’on aille se coucher ensuite.

SYLVIA
Tu sais ma chérie, je n’ai pas l’âge d’être ta maman, mais un conseil ne fait jamais de mal à recevoir.

MARJORIE
Tu n’as pas l’âge d’être ma mère mais tu te comportes comme ma mère.

SYLVIA

Oh lala, on voit bien que tu ne l’as pas connue. Elle c’était une claque… une claque ?  non, une paire de claques et file dans ta, dans ton, file au lit sans manger.

FABIEN

Sans souper.

SYLVIA
Sans souper, oui…. C’est à toi.

MARJORIE
Non, tu n’as pas fini.

SYLVIA
Comment ça, j’ai pas fini ?

MARJORIE

Tu as encore une phrase.

SYLVIA

Ah oui, euh…euh…laquelle ?

MARJORIE

Je ne veux que ton bien, ma chérie, tu comprends ça ?

SYLVIA

On l’a pas coupée, cette phrase ? Fabien ?

FABIEN
Non, je ne crois pas, Sylvia.

MARJORIE

Non, on ne l’a pas coupée puisque je réponds : je comprends mais j’aimerais parfois qu’on parle d’autre chose que de ma famille. Et si tu ne me poses pas la question, j’ai beaucoup de mal à te répondre. Du coup je dois improviser.

SYLVIA

C’est très mauvais, ça d’improviser. On n’est pas au boulevard.

MARJORIE
Je ne te la fais pas dire.

SYLVIA
Non, c’est moi qui ne te le fais pas dire, ma chérie.

MARJORIE

S’il-te-plait, Sylvia, gardes les « ma chérie » pour la pièce. C’est tellement condescendant.

SYLVIA
Qu’est-ce qui se passe ? Tu es toute tendue, ma chérie.

MARJORIE (pousse un soupir d’énervement)

Grrr…on enchaine ?

SYLVIA

Deux minutes, les amis, il faut que je fasse un petit pipi. Je n’ai même pas pris le temps d’aller aux toilettes malgré ce qu’on picole dans la pièce. Je reviens.

 

Sylvia sort.
Fabien et Marjorie se regardent.

 

MARJORIE

Elle va pas bien.

FABIEN
Elle va pas si mal.

MARJORIE

Tu trouves ? Elle bute sur les mots, inverse des phrases, fait des pauses énormes histoire de chercher ce qui vient après. Quand elle se déplace on a l’impression qu’elle ne sait pas où elle va…

FABIEN
Oui, oui, oui, j’ai remarqué. Mais tu veux qu’on fasse quoi ? C’est elle la tête d’affiche. On ne peut pas la remplacer comme ça, d’un coup de baguette magique. D’autant que le spectacle marche bien, tous les théâtres peuvent pas en dire autant.

MARJORIE

Et cette histoire de fille qui l’attend pour l’agresser, tu y crois, toi ?... Elle ne m’aime pas, depuis le début, je suis sûr qu’elle dit ça pour me faire virer.

FABIEN
Mais non.

MARJORIE

Pourquoi elle dirait qu’elle me ressemble si ce n’était pas pour créer un doute, une suspicion. Du coup c’est moi qu’on regarde de travers et on trouve normal qu’elle bafouille et se plante, la pauvre chérie, elle est tellement traumatisée par moi.

FABIEN
Tu deviens paranoïaque, Marjorie. Non, moi, c’est à Grandvoisin que j’en veux.

MARJORIE
Grandvoisin ? Son agent ?

FABIEN
Ben oui, il doit être au courant de ses difficultés et il ne m’a rien dit. Et puis d’où ça vient ? L’an dernier elle était épatante au Gymnase.

MARJORIE

Au doublage, il parait qu’elle ne lisait pas les sous-titres mais qu’elle inventait du texte. Et quand le directeur de plateau lui en faisait la remarque, elle disait que c’était faux et qu’on avait changé les lignes pendant qu’elle tournait le dos. Elle a fini par quitter le studio en les traitant de connards.

FABIEN
C’est quoi ? La picole ?

MARJORIE

Attend deux secondes.

 

Elle prend le grand sac que Sylvia a posé au sol et fouille à l’intérieur.

 

MARJORIE

Surveille qu’elle ne me voit pas faire.

FABIEN
Dépêche-toi.

 

Marjorie sort une flasque de whisky.

           

MARJORIE

Tiens, son produit de maquillage.

FABIEN

Je m’en doutais.

MARJORIE
Attends, c’est pas fini.

 

Marjorie sort une, puis deux, puis une poignée de tubes et de boites de médicaments.

 

MARJORIE

Bonbons pour dormir, bonbons pour se réveiller, bonbons pour pas angoisser, etc, etc… le tout avalé avec un gorgeon de whisky, je te dis pas les dégâts au niveau des neurones.

FABIEN

Putain, on est mal.

 

Sylvia rentre et voit Marjorie avec son sac.

 

SYLVIA
Oh la salope ! Tu vois ? Tu vois, Fabien, quand je te dis que cette fille m’en veut. Et toi, tu la laisses faire ? Tu la laisses fouiller dans mes affaires ?

FABIEN

C’est Marjorie, Sylvia.

SYLVIA

Elle se fait passer pour Marjorie ! Mais c’est l’autre folle qui m’agresse tous les soirs. Rends-moi ça, vipère !

MARJORIE

C’est pas bon, Sylvia, de prendre tout ça.

SYLVIA

Tais-toi, je t’écoute pas. Rends-moi mon sac.

MARJORIE

Tiens, tiens, prends.

 

Marjorie pose le sac sur une chaise, Sylvia le récupère et tends la main pour avoir les médicaments. Marjorie les lui donne.

 

SYLVIA

Il en manque.

MARJORIE
Tu trouves qu’il n’y en a pas assez.

SYLVIA

Fabien, dis-lui de me rendre mes…mes trucs.

 

FABIEN

Tu as tout, Sylvia.

SYLVIA
Alors toi aussi tu te mets contre moi ? Vous voulez ma peau, c’est ça ? Vous voulez me faire passer pour folle ? Si vous croyez que je ne vois pas votre petit manège. Cette répétition, toutes ces modifications que vous faites dans mon dos, « mais non Sylvia, c’est pas cette chaise, c’est l’autre »…vous me prenez pour une débutante ? Tout ça c’est par jalousie. Vous savez bien que si la salle est remplie tous les soirs c’est grâce à moi, à mon nom, et vous avez du mal à l’admettre, hein ? Oui, oui, oui, parfaitement, vos petits cachets c’est moi qui vous les paye ! C’est sur mon dos que vous bouffez tous les soirs ! Alors arrêtez vos petites magouilles ou je vous fais virer ! Zip, un trait de crayon et vous pointez au Pôle Emploi. Retour à l’obscurité, à l’anonymat. Vous ferez figurants dans des navets signés mon cul !

 

Elle rit de façon un peu folle.
Puis soudain elle s’effondre en larmes.

 

FABIEN

Allons Sylvia, pourquoi dis-tu des choses comme ça ? Tu te fais du mal pour rien.

 

Il la prend dans ses bras.

 

SYLVIA

Personne ne m’aime. Pourquoi ? Pourquoi vous ne m’aimez pas ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?

FABIEN
Mais rien, Sylvia, rien. Nous t’aimons, je t’assure, nous t’aimons beaucoup.

SYLVIA
Mais pourquoi vous ne me le dites jamais ? Quand on s’aime il faut se le dire. Pourquoi vous ne me dites jamais, Sylvia on t’aime ?

FABIEN
Mais on t’aime, Sylvia, bien sûr qu’on t’aime. Et nous sommes tous très reconnaissant de ce que tu fais pour nous, pour la pièce, pour le spectacle. N’est-ce pas, Marjorie ?

MARJORIE
Mais oui, bien sûr.

SYLVIA
Ne lui force pas la main, Fabien. Quand on aime vraiment, on n’attend pas d’être sollicité pour le dire.

MARJORIE

On ne va peut-être pas se faire une déclaration tous les jours mais il y a des signes qui ne trompent pas, Sylvia.

 

Quittant les bras de Fabien.

 

SYLVIA

Allez diner sans moi, je suis crevée ce soir.

 

Elle s’allonge sur le sol.

 

SYLVIA

Je vais dormir un peu, là.

FABIEN
Voyons Sylvia.

SYLVIA
Par terre, dans un théâtre, c’est merveilleux de dormir dans un théâtre… je faisais ça à Avignon, au Cloître des Pénitents Blancs…ou Noirs, je sais plus…

MARJORIE

Mais ici tu vas attraper la crève.

SYLVIA

On devrait tous dormir dans le théâtre, comme chez Mnouchkine, une famille, tous dans la même gamelle, en liberté, les jeunes, les vieux, notre maison à nous, les comédiens, c’est le théâtre alors faudrait pas quitter la maison, les autres on s’en fout, allez bouffer à la Cloche d’Or c’est de la connerie…On est bien là, chez nous… viens près de moi Fabien…

FABIEN

Non, Sylvia, y’a plus de chauffage.

SYLVIA

Mais on s’en fout, le vrai feu on l’a à l’intérieur.

MARJORIE

C’est sûr que le Glenfiddich, ça réchauffe bien le vestibule.

SYLVIA
Je bois pas, vipère !... Jamais entre deux verres ! Ah ah…. Un qui picole c’est Lindon, gentil garçon le con mais il veut pas faire de théâtre, à cause de son…comment on dit ? On s’en fout, dommage, j’aimerais bien jouer avec lui…mais il gagne tellement au cinéma, pourquoi il ferait du théâtre…

MARJORIE
Bon, qu’est-ce qu’on fait ? Si les stars dorment dans les théâtres, moi qui ne suis qu’une pauvre comédienne de banlieue j’ai un grabat qui m’attend.

SYLVIA

Tu vois, Fabien, tu vois comme elle est agressive ?
FABIEN
Marjorie.

MARJORIE
Elle est pas agressive, elle est fatiguée, pompée, claquée et elle se tire.

 

Marjorie s’en va, Fabien courre derrière elle en essayant de la retenir.

 

FABIEN
Marjorie, tu m’avais promis…

MARJORIE
Demain, si la vedette est là on se fait une italienne de texte avant la représentation, sinon on joue comme on peut, de toute façon faut s’y habituer, ce sera tous les soirs comme ça.

FABIEN

Mais non, pars pas, faut régler…

MARJORIE

Rien, tu vas rien régler, Fabien, elle est pas en état.

FABIEN
Je t’en prie.

MARJORIE

Bye le plateau, bye les cintres, bye les fauteuils, bye le théâtre, bye tout le monde, je vous aime.

 

Elle sort en claquant la porte.

 

SYLVIA

Bye la connasse.

 

Fabien est effondré. Il revient vers Sylvia.

 

SYLVIA
Je sais pas où tu l’as trouvée celle-là mais c’est loin d’être une perle rare.

FABIEN

Elle était pas mal dans ma dernière pièce.

SYLVIA
Pas mal c’est pas assez pour moi, Fabien. Comment veux-tu que je donne le maximum si tu me mets un fantôme en face. Faut du répondant, de la tripe, pour un personnage comme …euh… comme le chien… (elle rit)… non, oh le lapsus, je voulais dire le sien…

FABIEN

Elle est bien dans l’optique du personnage, du moins c’est comme ça que je le vois.

SYLVIA

Quand je jouais à l’Odéon, il y avait une nana, comment elle s’appelait, oh tu l’as vue, pas belle mais, dans le Brecht, tu sais, Marie, non, ah zut, ça me revient pas, Annie quelque chose, c’est elle que tu aurais dû prendre.

FABIEN
Annie Mercier ?

SYLVIA

C’est qui Annie Mercier ?

FABIEN
Celle qui jouait avec toi dans Grand-Peur et misère du troisième Reich.

SYLVIA
Annie Mercier ?

FABIEN

Oui.

SYLVIA

Je me souvenais pas qu’elle s’appelait comme ça. Annie Mercier. C’est pas bon comme nom de scène, elle aurait du en changer, Non, tu me fais marcher.

FABIEN
Je t’assure.

SYLVIA

Ça se peut. Qu’est-ce qu’on s’entendait bien ! On rigolait, on picolait, on se tapait les petits jeunes, même les pédés. On les obligeait. Mais sur le plateau, nickel. Des pros. On se tapait des standing ovations, dingue ! Annie Mercier…oui, peut-être. Tu devrais l’appeler.

FABIEN
Je la vois pas trop dans ce rôle.

SYLVIA

Tu n’y connais rien. Aide-moi à me relever.

 

Il la soulève. Elle reste dans ses bras.

 

SYLVIA

Comment ça se fait qu’on n’a pas encore couché ensemble ?

FABIEN
Ben, je sais pas.

SYLVIA

Je te plais pas ?

FABIEN

Si, si.

SYLVIA

Ben alors ? Je te fais peur ?

FABIEN

Non mais…j’évite de coucher avec les…

SYLVIA (riant)

Avec les stars…

FABIEN

Non, je veux dire, avec les femmes qui jouent dans mes pièces, ça complique les rapports après.

SYLVIA

Et l’autre, t’as couché avec ?

FABIEN

Qui ? Marjorie ?

SYLVIA

Oui.

FABIEN

Euh…

SYLVIA

Ça va, j’ai compris. « Je couche pas avec les femmes qui jouent mes pièces »… Faux-cul !

FABIEN

C’était y’a longtemps, on débutait, on n’avait pas encore de projet ensemble.

SYLVIA

Ça va, ça va, je te demande pas de détails. De toute façon, la cinquantaine c’est une saloperie pour les comédiennes. Trop vieille pour jouer les lolitas, trop jeunes pour jouer les Tatie Danielle, il te reste les téléfilms de TF1 ou les pièces de théâtre avec Chantal Ladesous.

FABIEN

Ce n’est pas vraiment ce que je t’ai écrit.

SYLVIA

Te vexes pas, je blague. Elle est très bien ta pièce. Tu crois que je l’aurais acceptée si elle était…

 

Elle fouille dans son sac.

 

SYLVIA

Où elle l’a foutue ? Salope ! Elle me l’a volé.

FABIEN

Qu’est-ce que tu cherches ?

SYLVIA

Ma bouteille. Tu vois, quand je te dis qu’elle ne m’aime pas. Elle fouille dans mon sac pour me voler mes affaires.

FABIEN

Mais non, tu as bien vu qu’elle n’a…

 

 

SYLVIA

Mais regarde, puisque tu ne me crois pas. Regarde ! Je te dis que c’est une voleuse ! Une peste ! Une bourrique !

 

Fabien a regardé dans le sac, sans vraiment fouiller. Il en sort la bouteille de whisky.

 

FABIEN

C’est ça que tu cherches ?

SYLVIA (abattue)

Putain, je l’ai pas vue ! Tu vois, cette fille me rend dingue. Elle va finir par avoir ma peau.

FABIEN

Marjorie ?

SYLVIA
Mais non, l’autre, celle qui ressemble à Marjorie et qui m’attend pour m’agresser. Je suis sûre qu’elle est dehors. Elle m’attend. C’est une dingue. Elle va me vitrioler. Ça arrive de plus en plus, les vedettes qui se font agresser. C’est qui, déjà, la blonde à qui un type a mis le feu à se perruque ? Heureusement c’était une perruque. Et Macha, ou Maya, l’autre, qui s’est pris une bouteille vide dans la poitrine ?

 

Elle débouche la bouteille et en avale une gorgée.

 

FABIEN
Sylvia, tu devrais pas…

SYLVIA
Boire à la bouteille ? T’as raison, ça fait vulgaire. Va me chercher un verre dans ma loge.

FABIEN
Non, tu devrais pas boire. Tu es fatiguée et tu tournes demain.

SYLVIA

Je peux pas jouer avec cette fille, tu comprends, il faut que tu la changes Fabien.

FABIEN

Je peux pas Sylvia, elle est sous contrat.

SYLVIA

Comment veux-tu que je me sente à l’aise sur le plateau, avec elle, alors que je sais qu’elle va m’attendre dehors pour m’agresser ?

FABIEN

Mais ce ne sont pas les mêmes, Sylvia.

SYLVIA

Si, si, si, je suis pas folle. Va me chercher un verre.

FABIEN

Non, Sylvia, je ne veux pas.

SYLVIA

Mon gentil Fabien, mon doux Fabien.

FABIEN

Tu n’es pas raisonnable, Sylvia, si ça continue on va être obligé d’arrêter le spectacle.

SYLVIA

Mais non, elle est très bien ta pièce. T’as vu comme les gens applaudissent ? Tu es un bon auteur, tu es un bon metteur en scène et tu es un comédien pas mauvais, va me chercher un verre.

FABIEN

Non.

SYLVIA

Va me chercher un verre et prends-en un pour toi.

FABIEN

Non.

SYLVIA

S’il-te-plait.

FABIEN

T’es chiante, tu sais !

SYLVIA
J’adore quand tu me dis des mots d’amour. Je suis sûre qu’on finira par coucher ensemble.

 

Il s’éloigne.

 

SYLVIA

Tu devrais demander à la production de me payer des gardes du corps !

FABIEN (off)

Elle a pas les moyens, la production !

 

Sylvia se lève de sa chaise, elle la soulève, la balance un peu dans tous les sens.

 

SYLVIA

Alors je vais régler ça moi-même. Un bon coup derrière les oreilles.

 

Elle repose la chaise, fatiguée, se frotte le bras.

 

SYLVIA
Ouh, c’est trop lourd pour mes petits bras. Ou alors je la pousse dans les escaliers. Vram badabing splash ! Carpette !

 

Elle fouille dans son sac.

 

SYLVIA
Ou alors je demande à mon petit fournisseur de poudre de l’ouvrir avec son cutter. Il doit savoir faire ça très bien. Merde, j’ai plus rien.

 

Elle jette son sac au sol puis se précipite pour le reprendre. Elle s’assoit au sol, le sac sur les genoux.

 

SYLVIA

Je vais pas bien. Qu’est-ce qui se passe ? Je me sens mal. J’ai cœur qui cogne. C’est l’angoisse. Pourquoi on m’aime pas ?

 

Elle prend un tube et commence à avaler un puis deux comprimés.

 

SYLVIA
Pourquoi j’ai la gueule qui se fane ? Saleté de cinquantaine ! Obligée de jouer dans un théâtre de 300 places alors que j’ai connu les plus belles salles. Pourquoi je suis pas Girardot ? Pourquoi les hommes ont les plus beaux rôles à la cinquantaine ? Qu’est-ce qui m’attend, moi ? Qui a peur de Virginia Woolf ? Ah oui, la bobonne alcoolique qui n’a jamais eu d’enfant et qui fait chier son mari impuissant ! Chouette ! (elle chante en vociférant) Qui a peur de Virginia Woolf, Virginia Woolf, Virginia Woolf…

 

Fabien revient avec un seul verre.

 

FABIEN
Tu répètes ta prochaine pièce ?

SYLVIA
Donne-moi ça, tu m’as obligée à avaler mes comprimés à sec.

FABIEN

Ne fais pas de mélange, Sylvia, tu vas y laisser ta peau.

SYLVIA

Gnagnagna. (elle se verse un verre)

FABIEN

Tu sais que si on est obligé de suspendre les représentations, il y aura une enquête de la médecine du travail et l’assurance refusera de couvrir les frais.

SYLVIA

Tu t’es pas pris un verre ?

FABIEN

Et elle se retournera contre toi.

SYLVIA
Mais pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce qui se passe ?

FABIEN

Tu ne vas pas bien Sylvia, regardes-toi. Tu pleures pour un rien, tu délires, tu vois des menaces partout…

SYLVIA
Mais c’est vrai !!!

FABIEN

Je ne crois pas Sylvia. Je t’assure, tu devrais consulter. Je ne te dis pas de te reposer car ça voudrait dire arrêter les représentations et les réservations sont pleines mais arrêter de prendre tes saloperies.

SYLVIA

J’en ai besoin. Je tiens pas sans. Je te le dis à toi parce que je t’aime bien mais t’avise pas de le répéter, le matin je suis une loque. Je tiens pas debout. Si je prends pas mes petits bonbons je suis incapable d’aller aux studios. Tiens, bois dans mon verre.

FABIEN

Non, j’ai pas très envie, j’ai l’estomac vide.

SYLVIA
Ça te dégoûte de boire après moi ? Bois, tu connaîtras mes pensées.

FABIEN

J’y tiens pas particulièrement.

SYLVIA
Si tu bois pas je vais finir la bouteille.

FABIEN

Alors si c’est pour te rendre service.

 

Elle s’approche avec son verre à la main et le fait boire. Puis elle le prend par le cou.

 

SYLVIA

Danse avec moi.

FABIEN

Y’a pas de musique.

SYLVIA
Ben mets-en, ballot.

 

Fabien sort son portable de sa poche et met de la musique, un mince filet de musique crachouillante. A Whiter Shade of Pale de Procol Harum. Sylvia commence à se balancer. Fabien se laisse faire.

 

SYLVIA
C’est vieux, ce truc.

FABIEN

C’est ce que j’écoutais ce matin dans la voiture.

SYLVIA
Hé ben t’écoutes des trucs de vieux. Mais je t’en veux pas, je suis bien.

FABIEN

Tant mieux.

SYLVIA
Et toi, t’es bien ?

FABIEN

Super bien. Tu sais, j’ai toujours rêvé de monter une pièce avec toi.

 

Tout en dansant, Sylvia va reprendre des comprimés et boire du whisky.

 

SYLVIA
Si tu dis « depuis que je suis tout petit » je te fous un coup de genou dans les roubignoles.

FABIEN

Non, depuis que je fais du théâtre. D’ailleurs si je me suis mis à l’écriture c’est en pensant à toi. D’ailleurs cette pièce, quand je l’ai écrite, j’avais ta voix dans la tête qui me dictait le dialogue, j’avais ta silhouette qui se déplaçait dans le décor, je te voyais évoluer, j’imaginais tes mimiques, ta façon de moduler… Sylvia, tu m’écoutes ?...

SYLVIA
Mouais mmm…continue, ça me berce…mmm

FABIEN

Déjà je t’avais pour modèle de mes premières pièces mais ce n’étaient que des brouillons, des ratures, d’ailleurs je n’ai jamais osé te les envoyer, j’ai fait ça avec des comédiens qui sortaient du Conservatoire, on mettait nos fonds de poche en commun pour payer le…

 

Soudain Sylvia s’effondre sur son épaule et glisse, Fabien a juste le temps de la retenir avant qu’elle ne touche le sol.

 

FABIEN

Sylvia ! Sylvia, ça ne va pas ?

 

Fabien essaie de le redresser mais Sylvia ne tient pas sur se jambes et retombe, elle a la tête pendante, comme évanouie.

 

FABIEN

Sylvia, réponds-moi ! Merde, merde, merde !

 

Il la traine jusqu’aux chaises et l’allonge dessus.

Puis il prend son téléphone et appelle, il attend quelques secondes, raccroche.

 

FABIEN

Merde, sur répondeur. Qu’est-ce que je fais ? Si j’appelle les pompiers, c’est foutu pour les représentations. Je vais au restau voir si quelqu’un peut m’aider.

 

 

Fabien sort. Sylvia reste un moment seule, immobile, allongée. Marjorie entre, s’approche de Sylvia.

 

MARJORIE

Alors Sylvia, ça va pas ?

 

Sylvia se redresse vivement, comme si de rien n’était.

 

SYLVIA
Non, ça ne va pas ! J’en ai assez que tu m’attendes pour m’agresser. Je ne sais pas qui tu es mais je ne peux plus te supporter. Fabien dit que c’est dans ma tête alors je veux que tu sortes de ma tête. Je veux que tu t’en ailles. Et je vais te faire disparaître pour retrouver ma sérénité, ma tranquillité. Tire-toi !

 

Elle se jette sur Marjorie qui ne réagit pas, lui tient le cou et l’étrangle.

Sylvia est comme possédée, épuisée, hallucinée.

Elle regarde le corps de Marjorie.

 

SYLVIA
Une bonne chose de faite.

 

Puis elle se dirige vers la coulisse.

 

SYLVIA

Je crois que pour la répétition ce soir, c’est foutu alors…

 

Elle éteint la lumière, garde juste une petite veilleuse.

Elle regarde le théâtre.

 

SYLVIA

C’est beau un théâtre. Et si je passais la nuit ici, moi ? Dormir…dormir…Rêver peut-être…

 

Elle s’allonge sur les chaises dans la position où elle était auparavant.

Au bout d’un moment Fabien revient, il s’éclaire avec son téléphone portable.

Il s’approche de Sylvia.

 

FABIEN

Sylvia ! Tu m’entends ? J’ai prévenu les secours. Comment te sens-tu ?

 

Sylvia se réveille, pas bien en forme. Elle balbutie.

 

 

SYLVIA

Bien, bien mieux. J’ai dégommé la fille qui m’agressait.

FABIEN

Qui ? De quoi tu parles ?

SYLVIA

Là, par terre, son corps doit être là.

 

Marjorie entre et rejoint Fabien.

 

SYLVIA
Ah ben non, la voilà.

 

 

 

Scène 4

 

Les chaises sont en scène. Fabien et Marjorie aussi.

Marjorie marche de long en large.

 

MARJORIE

Elle ne viendra pas.

FABIEN

Mais si, je lui ai téléphoné, elle a promis.

MARJORIE

Tu ne la connais pas, elle est rancunière comme pas deux. Elle ne viendra pas.

FABIEN

Arrête de tourner en rond, tu m’énerves.

MARJORIE
Toi aussi, tu m’énerves !

FABIEN

Je reste calme, moi.

MARJORIE

C’est bien ce qui m’énerve ! Ta placidité, ta tranquillité, devant toute chose tu restes calme. Ouh, ce que c’est agaçant.

FABIEN

Je n’ai aucune raison de m’énerver, je sais qu’elle viendra, je la connais.

MARJORIE

Tu ne la connais pas. Moi, je la connais. C’est ma sœur tout de même.

FABIEN

Une sœur que tu n’as pas vue depuis dix ans.

MARJORIE

Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? On s’est perdues de vue mais avant on a vécu des années fortes, nos premières années, les plus belles et ça, ça marque la vie.

FABIEN

D’accord, d’accord.

MARJORIE (commence à pleurnicher)

Quelle heure est-il ? Il est peut-être arrivé quelque chose ? Tu veux pas l’appeler ?

FABIEN
Je l’ai fait il y a un quart d’heure.

 

MARJORIE

Mais elle conduit comme un pied, elle a peut-être eu un accident. Oh si jamais elle a eu quelque chose, je ne me le pardonnerai jamais.

FABIEN

Faut dire que, se perdre de vue pendant dix ans et s’engueuler au téléphone juste avant les retrouvailles, c’est pas génial comme contexte.

MARJORIE

Je sais, ah, arrête de remuer le couteau dans la plaie.

 

On commence à entendre du raffut en coulisse, quelqu’un marche et grommelle.

Marjorie se jette dans les bras de Fabien.

 

FABIEN
Excuse-moi, j’aurais pas dû dire ça.

MARJORIE
Non, tu as raison, j’ai été nulle.

SYLVIA (off)

Ça c’est bien vrai ! L’auteur t’a mis une sacrée vérité dans le bec, ma chérie !

 

Fabien et Marjorie sont troublés un instant mais continuent.

 

MARJORIE
Quelle heure il est ?

FABIEN
Je te l’ai dit il y a cinq minutes. Elle va pas tarder à arriver.

SYLVIA (off)

Si vous jouez aussi mou je ne suis pas près d’arriver. Du nerf !

 

On commence à entendre des remous dans un public enregistré. Fabien et Marjorie sont perdus.

 

MARJORIE

Ecoute, c’est pas un taxi qui vient de s’arrêter ?

FABIEN

J’ai rien entendu.

SYLVIA (off)

Moi non plus ! Parle plus fort, la débutante ! Tu joues aussi pour le dernier rang.

 

Le brouhaha augmente, on entend quelqu’un dire « Silence en coulisse ».

 

SYLVIA (off)
Oh ça va, le public ! Vous n’êtes pas là pour brailler mais pour écouter. Alors fermez vos gueules et écoutez !

 

Le brouhaha est énorme. Les spectateurs sifflent.

Fabien et Marjorie sont tétanisés sur scène.

Sylvia fait son entrée, échevelée, titubante.

 

 

 

SYLVIA

Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes pas contents ? Vous voulez une autre comédienne, une vraie ? Vous avez bien raison. Elle est mauvaise celle-là. Quand je pense que vous avez payé 50 euros pour voir une comédienne mauvaise comme un cochon, à votre place, moi aussi je serai furieuse.  Mais faut le dire à l’auteur-comédien-metteur en scène, c’est lui qui l’a engagée.

 

Fabien tente de faire sortir Sylvia de scène en la prenant par un bras.

 

SYLVIA

Tiens justement, c’est lui. Me touches pas. C’est à lui qu’il faut faire des reproches.

FABIEN

Sylvia, sors s’il-te-plait.

SYLVIA

Moi, vous me connaissez, vous m’avez vue dans plein de films, des bons, des pas bons, mais parfois faut faire des navets pour gagner sa soupe. Vous avez déjà mangé de la soupe aux navets ? (elle rit pitoyablement) Vous m’avez même nominée pour un César. Bon, je l’ai pas eu mais y’avait encore la Binoche, la Huppert et la Deneuve, qu’est-ce que je pouvais faire ? Mais celle-là ! (elle montre Marjorie) Vous la connaissez pas ! Vous l’avez jamais vue ! Normal, elle est mauvaise.

 

Fabien tente de la faire sortir.

 

SYLVIA
Me touche pas, toi. A cause de ta petite copine qui joue comme un pied, on vient de fâcher un public. Et ça, ça ne se fait pas. Alors je vais réparer ton erreur, petit bonhomme.

 

Sylvia sort un révolver de son sac, vise Marjorie et tire.

Marjorie s’effondre dans les bras de Fabien.

Les comédiens se figent pendant qu’une voix enregistrée envahit la salle.

 

LA VOIX

A la suite de cet incident dramatique, Sylvia Malaurie fut internée dans ce qu’on appelle pudiquement une maison de repos. Elle ne retrouva jamais sa raison et on ne la revit jamais ni au théâtre ni au cinéma. Une fois remise de sa blessure, Marjorie Foucard abandonna la scène et se consacra à la peinture. Quant à Fabien Marceau, il continue d’écrire et vous lui devez cette pièce sur la grande comédienne Sylvia Malaurie.

 

Musique.

Applaudissements enregistrés.

Les comédiens saluent.

 

FABIEN

La pièce que nous avons eu le plaisir de jouer est de Fabien Marceau !... Avec dans le rôle de Marjorie Foucard, Sylvie Floch !

SYLVIA

Dans le rôle de Fabien Marceau, Michel Fleury !

MARJORIE

Et dans le rôle de Sylvia Malaurie, Régine Cromback !

 

Applaudissements.

Bascule d’éclairage.

Les comédiens s’embrassent, s’étreignent.

 

MARJORIE

Alors, comment vous l’avez trouvée ?

FABIEN
Drôlement bien. Vous avez vu les réactions ? On avait un super public ce soir.

SYLVIA
Moi j’ai eu super chaud, je sentais la sueur qui me dégoulinait dans les yeux, ça se voyait pas trop ?

MARJORIE
Non, j’ai rien remarqué.

FABIEN
Les filles, même si on n’a pas grand-chose, on range les accessoires et les fringues dans les loges.

SYLVIA
Je peux vous laisser le faire, les chouchous, je suis super pressée ce soir.

MARJORIE
Comme par hasard.

FABIEN
On boit pas un coup ?

SYLVIA

Pas ce soir. J’ai mon petit bouchon qui avait de la fièvre et c’est ma voisine qui me le garde. J’ai hâte de voir si c’est pas trop grave.

MARJORIE

Va ! On s’occupe de tout.

FABIEN

Hé, Régine, tu devais me déposer à un métro ! J’ai pas ma moto.

SYLVIA

Alors c’est tout de suite, j’ai pas envie d’être à la bourre.

MARJORIE

J’ai compris ! Allez-y, je range les deux chaises et je me casse.

 

Fabien et Sylvia sortent.

Marjorie va ranger les deux chaises en coulisses.

Elle revient avec un sac, sent ses dessous-de-bras.

 

MARJORIE
Tant pis, je me change pas. Je prendrais une douche à l’appart.

 

Elle s’apprête à traverser le théâtre quand elle voit une fille debout près de la porte.

 

MARJORIE

Bonsoir. Vous attendez quelqu’un ?

SYLVIA

Oui. Vous.

MARJORIE

Je n’ai pas beaucoup de temps. Vous voulez un autographe ?

 

SYLVIA

Non. J’ai déjà celui de ma sœur, ça m’suffit.

MARJORIE

Vous voulez quoi ?

SYLVIA
Vous faire chier.

 

 

 

 

 

 

F  I  N

 

 

 

 

 

Juin 2020


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