Le Jour et la Nuit
Il s’agit de l’affrontement entre deux personnages : Jour et Nuit. Le Jour a décidé de ne pas se lever et la Nuit va tenter de l’obliger à réagir.
🔥 Ajouter aux favorisIl s’agit de l’affrontement entre deux personnages : Jour et Nuit. Le Jour a décidé de ne pas se lever et la Nuit va tenter de l’obliger à réagir.
🔥 Ajouter aux favorisScène 1
30 juillet 2008, une horloge numérique affiche 5h53.
Lumière tamisée. Sur scène, un lit à une seule place. Aux mouvements de la couette, on devine qu’il y a quelqu’un qui dort. Nuit fait son entrée.
NUIT (baillant et à elle-même). Je vais me coucher, j'ai suffisamment bossé pour aujourd'hui... euh, pour cette nuit !
La couette « s’agite ».
NUIT. Allez, debout fainéant, il faut te lever.
JOUR (grommelant et s'entortillant dans la couette). Fiche-moi la paix !
NUIT. N’y compte pas, c'est chacun son tour, tu le sais bien ! C'est la loi de la nature !
JOUR (toujours sous la couette). Et depuis quand s'il vous plaît ?
NUIT. Depuis la nuit des temps !
JOUR. Bla, bla, bla, ça ne m'étonne pas ! Tu t'arranges les choses à ta façon !
NUIT. Peu importe, dépêche-toi ! C'est à ton tour d'y aller te dis-je.
JOUR. Et si, pour une fois, je n'y allais pas ! Hein ! Que dirais-tu ?
NUIT. Mais que c'est pure folie ! Le début de la fin ! La genèse du chaos !
JOUR. Comme tu y vas... le CHAOS !
Jour s'enfonce un peu plus dans la couette et cherche à gagner du temps.
JOUR. Peux-tu m'expliquer cela, le « chaos » ?
NUIT. Les êtres humains, les opossums, les bégonias, les cristaux de quartz... non, pas les cristaux de quartz ! Tout ce qui est irrigué de sève, où il y a circulation de sang, qui vit en somme, nécessite cette alternance nocturne diurne, c'est une question de biorythmes !
JOUR. Permets-moi de te corriger : il est nécessaire, pour éviter toute ambiguïté, éluder tout malentendu préjudiciable à notre belle et indéfectible amitié, sans cependant tenir de longs propos alambiqués, de s'exprimer avec clarté ! La précision ma chère, l'extrême exactitude de l'ordre des mots est d'une importance capitale. Non point « nocturne diurne » mais à l'évidence « diurne nocturne » ! Sans Soleil, c'est un aller sans retour pour le néant car, adieu photosynthèse, vitamine D, peaux halées et... pâquerettes dans les prés.
NUIT. Soit, comme tu voudras. Cessons ces querelles puériles. Où en étais-je ? Ah oui, si tu n'apparais pas, imagine justement la détresse des vacanciers tartinés d'huile bronzante sous les rayons ardents de... la Lune ! Et que dire de ces pauvres noctambules désorientés, sortant de boîtes (malicieusement) de « nuit » et guettant le signal des premières lueurs de l'aube pour rentrer chez eux !
JOUR (encore plus recroquevillé sous la couette, ironique). Quels bouleversements ! Je ne saurais voir cela !
NUIT. Et Vénus, y as-tu seulement pensé un instant, déesse de la beauté, étoile du matin, bloquée, empêchée de paraître. Ô monde hideux ! Je ne plaisante pas, assez joué, il est grand temps de se mettre sur pied !
JOUR (gémissant). J'ai mal au ventre ! Suis malade !
NUIT (ton maternel). Ce n'est rien, ça va passer, je suis là.
Nuit s'est rapprochée du lit et en un mouvement, renverse le matelas, son occupant et prend sa place sous la couette.
JOUR (étendu à même le sol). Ça va pas non ! En voilà des façons de procéder ! On vous met en confiance, on vous cajole et crac, le coup de poignard en plein dos ! (Cherchant autour de lui.) Mais où est-elle passée ? Non d'une flibusterie, elle est au pieu la pieuvre ! (S'adressant à Nuit.) Au moins, j'ose espérer que Madame va faire de beaux rêves ?
NUIT (grosse voix). Tais-toi, il y a quelqu’un qui dort ici !
JOUR. Pas question ! On ne peut pas passer de l'obscurité la plus sinistre à la lumière la plus éclatante de but en blanc. Une transition s'avère indispensable.
NUIT. Et pourquoi cela je vous prie ?
JOUR. Parce que !
NUIT. Parce que quoi ?
JOUR. Parce que ! Tout simplement !
NUIT. Ce n'est pas une raison !
JOUR. Eh bien parce que si ce n'est pas le cas, c'est un coup à faire verdir d'effroi tous les fantômes de la Terre !
NUIT (redressant son buste, dédaigneuse). Décidément, ce n'est pas gagné. Non content de m'empêcher de trouver le sommeil tu parles à tort et à travers. Ce n'est pas en tenant des propos farfelus, pour le moins fantaisistes et totalement dénués de sens que tu vas te rendre intéressant !
JOUR (dépité). Ah bon ?
NUIT. Les fantômes tu disais...
JOUR. Parfaitement, les fantômes, ils…
NUIT (coupant la parole). En as-tu déjà vu ?
JOUR (réfléchissant). Ma foi non ! (Avec assurance). Mais chacun sait à quoi ils ressemblent !
NUIT. Je t'écoute.
JOUR. Ils ne vivent que la nuit. Ils sont drapés de blanc et traînent, mais c'est en option, un boulet attaché à la cheville droite. Ils laissent échapper de temps à autre des cris, parfois brefs « Ouuh ! Ouuh ! », lorsqu'ils communiquent entre eux, parfois plus longs et lugubres « Ouuuuuuuuuh ! Ouuuuuuuuh ! » quand il est question d'effrayer un humain.
NUIT (amusée et moqueuse). Peux-tu me refaire les cris ?
JOUR (avec application). « Ouuh ! Ouuh ! »
NUIT. Et pourquoi pas « Hiiii ! Hiiii ! » tant que tu y es ! Ou encore Ha ha ha ha ha !
Nuit attrape un fou rire.
JOUR. Vas-y moque-toi !
NUIT. Mais enfin, tout cela n'est que balivernes, sornettes pour enfants de chœur ! Les fantômes existent, c'est un fait, mais personne n'en a jamais vu, et pour cause, ils ne batifolent que la nuit et se drapent de noir.
JOUR. Se drapent de noir ! Quelle ineptie ! Tout le monde te dira le contraire !
NUIT. Certes, mais c'est que tout le monde se trompe ! Personne n'en a vu sauf moi, la Nuit ! Je sais donc de quoi je parle !
JOUR (réfléchissant). Drapés de noir dis-tu ?
NUIT. Drapés de noir, parfaitement !
JOUR. Mais alors, si noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir ! Je n'en vois pas l'intérêt.
NUIT. C'est pourtant évident !
JOUR. D'une limpidité ! Comme de l’encre de Chine !
NUIT. Réfléchis ! En noir, dans l'obscurité la plus totale, on ne peut les voir. Si le plus cher de leurs désirs était de se montrer, ils erreraient en plein jour, dans les rues de nos villes, sur nos chemins vicinaux.
JOUR. Ce n'est pas faux !
NUIT. On les rencontrerait, étirés en une joyeuse farandole, troublant par une tumultueuse sarabande la tranquillité des mortels, faisant la quête en jouant du tambourin et du fifre, pour ne récolter... que quelques fifrelins.
JOUR. Je dois l'admettre, il y a une certaine logique à tes propos.
NUIT. Je te remercie, et pour répondre à la question que tu n’as pas encore posée : qu'en est-il des « Ouuuh ! Ouuuh ! » ? Là encore, dissipons le mystère. En réalité, la clé n'est pas bien difficile à trouver. Les chouettes ! Il s'agit du hululement des chouettes à la recherche d'une proie à se mettre sous la dent !
JOUR. Si je résume, les fantômes, on ne peut les voir, quant à leurs cris, ils ne proviendraient que des chouettes chasseresses ?
NUIT. Tu as tout compris, c'est exactement cela et, par conséquent, je veux dès à présent DORMIR !
Pendant quelques instants, Jour fait silence. Puis, avec circonspection, elle va s'asseoir sur le bord du lit.
JOUR (voix enfantine). Raconte-moi une histoire ! (Avec un ton espiègle.) Une histoire à dormir debout !
Noir
Scène 2
30 juillet 2008, l’horloge numérique affiche 5h54.
Nuit est assise dans le lit et Jour assis à l’autre bout, l'écoute.
NUIT. C'était il y a fort longtemps, par une nuit sans Lune, une nuit noire, une nuit d'encre,…
JOUR. Bon, j'ai compris, il faisait nuit !
NUIT. Si tu commences à m'interrompre, j'arrête tout de suite !
JOUR. Non, non, continue.
NUIT. Les gardes avaient verrouillé les portes de la ville. L'antique citadelle pouvait dormir tranquille, à l’abri de ses murs épais. Les sentinelles occupaient leur poste, scrutaient les alentours, sondaient l'obscurité et n'y décelaient rien d’anormal.
JOUR. C'est sûr, si on n'y voit rien !
NUIT. Qu'est-ce que je t'ai dit ?
JOUR. Milles excuses, je suis aussi muet qu'un bloc de granit.
NUIT. Tout paraissait calme, paisible. Cependant, Ivoitoufix était insidieusement envahi par un étrange sentiment. Au-dessus de sa tête, sur la voûte céleste, les étoiles étaient bien ordonnées, chacune occupant sagement sa place impartie. L'heure avançait et l'inquiétude d'Ivoitoufix grandissait. Quelque chose ne tournait pas rond.
JOUR. Cela devient angoissant.
NUIT. Tu permets ! Le temps s'écoulait et Ivoitoufix avait de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts. Une lutte sans merci s'engagea contre le sommeil.
JOUR. C'est vrai que c'est terrible ! Et puis ?
NUIT. Tu veux continuer à ma place ?
JOUR. Oh, pardon !
NUIT. Plutôt que de rester planté à son poste, Ivoitoufix prit l'initiative de faire les cents pas sur le chemin de ronde. Il se penchait parfois entre deux créneaux et avait beau écarquiller les yeux, il ne percevait pas le moindre bruit suspect provenant des abords immédiats de la Cité, à fortiori de la plaine environnante, tant les ténèbres étaient épaisses. À présent, il commençait à sentir des crampes dans les mollets. Depuis quand marchait-il ainsi, sa lourde armure sur les épaules ? Il n'en avait pas la moindre idée mais une chose était certaine, de longues heures avaient passé. Ivoitoufix était épuisé quand soudain, levant la tête au ciel et s'adressant aux astres, il déclara : « je vous ai compris » ! Pas une étoile ne s'était déplacée, le firmament était figé, la Terre avait cessé de tourner !
JOUR. Merde alors !
NUIT. Tu l'as dit ! Ivoitoufix sonna l'alarme et, partout dans la ville, les uns à la suite des autres, des flambeaux s’allumaient. La rumeur se répandit qu'une sentinelle savait de quoi il retournait. Le roi demanda à ce que l'on aille la quérir. Il attendit en vain, Ivoitoufix refusant d’abandonner son poste au prétexte que les sentinelles ne sont habituellement relevées qu'au lever du jour et que, par conséquent, même en des circonstances exceptionnelles, il ne pouvait bouger.
JOUR. Que se passa-t-il ? Le roi dut être fort mécontent ?
NUIT. Non pas ! Le roi se déplaça sur la muraille. Ce ne fut pas une mince affaire, la chaise à porteur toisant cinq pieds de large et le mur seulement trois ! Mais on y parvint, nonobstant la perte de quelques menus porteurs. Le roi écouta attentivement Ivoitoufix qui durant son exposé, n'en poursuivait pas moins sa marche métronomique.
JOUR. Et que dit le roi ?
NUIT. Du calme l'ami ! J'y viens. Le roi, tour à tour perplexe, incrédule et dubitatif, finit par se ranger à la conclusion d'Ivoitoufix : la Terre avait on ne sait pour quelle obscure raison, stoppé son mouvement de rotation. Devant la gravité de la situation, le roi résolu de réunir le conseil. Si cet immobilisme devait perdurer, combien de temps pourrait-on maintenir quelques lueurs d'espoir à l'aide de torches ? Combien de bois restait disponible ? Une question essentielle.
JOUR. Primordiale !
NUIT. Primordiale, si tu veux. On n'osait plus ouvrir les portes de la ville et seuls, à quelques téméraires soldats, aveugles de surcroît, on intima l'ordre de quitter la place pour la corvée de bois. Plus un homme dans les champs, pas une âme dans les rues. On se terrait. Le roi s'alarmait, les impôts ne rentraient plus !
JOUR. Est-ce si grave ?
NUIT. A toi d'en juger : plus d'impôt, plus de gigot !
JOUR. Effectivement...
NUIT. Le royaume était en danger, on courait vers l'extinction d'une dynastie. Le roi se devait de réagir, mais que faire ? Il convoqua le Conseil.
JOUR. Le Conseil ?
NUIT. Lors du Conseil, le conseiller portant titre de Grand Conseiller Principal du Roi prit la parole au milieu d'un silence absolu. Il affirma que tout problème ayant une solution, il suffisait de la trouver. À ses dires, il serait bon de consulter un enfant vivant dans un de ces taudis insalubres et puants adossés aux remparts et qui se nommait Léonardo l'Enfant. « Leonardo l'Enfant, détailla-t-il, est dans sa douzième année et passe son temps à jouer dans le caniveau central de sa rue, au milieu des immondices et des déchets de toutes sortes. Mes espions, qui savent tout sur tous, me l’ont rapporté, suite au comportement suspect du susnommé trublion. En effet, il occupe ses journées non pas à chaparder comme d'usage à cet âge-là, non pas à caillasser quelque chien efflanqué, mais à inventer des machines complexes dont lui seul maîtrise le fonctionnement. Régulièrement, mes espions confisquent les susdites machines qui, sources éventuelles de progrès, risqueraient de troubler le bel ordre public s’il advint par malheur que la populace, n'ayant plus à se battre pour subvenir à son quotidien, se mit à réfléchir. »
JOUR. C'était interdit de réfléchir ?
NUIT. Je t'expliquerai une autre fois ! Leonardo l'Enfant fut invité manu militari à paraître devant le roi qui lui tint à peu prés ce langage : « Leonardo l'Enfant, on m'a expliqué que toi seul étais capable de réaliser des inventions révolutionnaires. Ma proposition est simple : ou bien tu crées une machine apte à remettre la Terre en mouvement, ou alors je me verrai obligé de mettre un point final à ton existence ».
JOUR. Leonardo l'Enfant ne protesta pas ?
NUIT. Crois-tu qu’il en avait le loisir ?
JOUR. Évidemment, mais…
NUIT. Il se mit au travail sur le champ, dans son caniveau.
JOUR. Pendant combien de temps ?
NUIT. L'Histoire n'a pas retenu ce détail. Le fait est que la Terre se remit à tourner.
JOUR. Mais, comment a-t-il réussi ?
NUIT. L'Histoire n'a pas retenu ce détail, non plus !
JOUR. Que se passa-t-il ensuite ?
NUIT. Rien. La vie reprit son cours, normalement.
JOUR (petite voix timide). Bonne nuit !
Après que quelques secondes se soient écoulées, Jour fredonne.
JOUR. Au clair de la Lune, mon ami...
NUIT. Pourrais-tu te taire s'il te plaît ? (Soupirant, à elle-même.) Juste quand je commençais à m'endormir !
JOUR. Ça va, ça va ! Si on ne peut pas être de bonne humeur le matin ?
NUIT (exaspérée). La question n'est pas là.
JOUR (s'étirant, sur un ton enjoué). Une nouvelle journée va commencer, il faut partir du bon pied !
NUIT (mimant Jour, sur le même ton). Une nuit vient de s'achever, je m'octroie un repos bien mérité !
JOUR. Je n'aime pas ce mot !
NUIT. Quel mot ?
JOUR. « Repos » voyons !
NUIT. Et pour quelle raison une telle aversion ?
JOUR (épelant). R, E, P, O, S, ces cinq lettres disposées dans cet ordre sous-entendent l'inaction, l'immobilisme. Repos ! Garde-à-vous ! Repos ! « Repos » claque comme le silence après la tourmente de la bataille. Ne dis-t-on pas encore « repos éternel » ! Présage d'une méga fête ! Perçues sous un éclairage différent, elles peuvent signifier Repose En Paix avec tes OS ! C'est gai, il faut en convenir ! Pas convaincue ? Je poursuis ma démonstration. Intervertissons l'ordre des lettres : p, o, s, e, r, poser QUOI ! Eh bien, je te le demande, poser quoi ? Dit comme ça, c'est absurde, ça n'a pas de sens ! Je n'aime pas ce mot !
NUIT. Monsieur en a-t-il terminé de se turlupiner la turlupinette ?
JOUR. Du tout !
NUIT. Mais...
JOUR (coupant la parole). On pourrait imaginer...
NUIT (coupant la parole, mugissant). ÇA SUFFIT ! Je vais t'estourbir !
JOUR (provocant). Tout de suite, les menaces ! Entre gens de bonne compagnie !
NUIT. De bonne compagnie, c'est la meilleure ! Primo, il faut le dire vite, deusio, on ne choisit pas forcement ses collègues et en ce qui me concerne, mon estime pour quelqu'un qui rechigne à aller au charbon est plutôt limitée !
JOUR (théâtral). Infamie, misère, apocalypse ! (Avec une petite voix.) Je prends mon temps voilà tout ! On n'est pas aux pièces ! Quelques secondes, voire quelques minutes de plus ou de moins, ce n'est pas un drame ! Cela se nomme « les aléas » !
NUIT (sifflant). Les « aléas » ! Tiens donc ! Celle-là, tu ne me l'avais jamais faite !
JOUR (au public seulement). Il faut un début à tout ! (A Nuit.) Les aléas, ma chère, sont par définition, aléatoires, imprévus, inopinés, inattendus, soudains, imprévus...
NUIT. Ah, tu l'as déjà mentionné !
JOUR. Plaît-il ?
NUIT. « Imprévus », tu l'as prononcé une fois de trop !
JOUR. Que nenni ! Simple artifice oh combien convenu de pédagogue. C'est pour ainsi dire, dans l'espoir que tu comprennes mieux ! Capito ! Ne dit-on pas qu'enseigner c'est répéter sans cesse, répéter, répéter, répéter...
NUIT. Exact, mais pour cela, la présence d'un maître s'avère indispensable ! Or, ici, je n'en vois point !
JOUR (avec puissance). QUOI ! Es-tu donc aveugle ? Ou bien, cruelle, te moques-tu de moi !
NUIT (au public seulement). Tout ceci prend une tournure qui ne me convient pas. (A Jour.) Au fait, allez au fait !
JOUR. Où en étais-je ? Tu m'as fait perdre le fil !
NUIT (résignée). Je sais, c'est ma faute !
JOUR. J'y suis ! Les aléas ! Eh bien quoi ! Parfois un petit nuage voile le Soleil, une épaisse brume hivernale empêche ses rayons de percer, que sais-je encore, et voilà quelques minutes de précieuse lumière irrémédiablement envolées. (Moqueur.) Oh la la, c'est très grave docteur !
NUIT. Tais-toi, inconscient ! Faut-il être totalement irresponsable pour tenir pareil discours !
JOUR. Quoi, quoi, quoi ? Qu'insinues-tu ?
NUIT (énergique). Espèce de dégénéré qui ne se préoccupe que de faire la fête et de dormir. (Dans un grand soupir.) Ah, dormir ! (Avec énergie.) Fuyant ses responsabilités ! Recherchant des prétextes fallacieux pour masquer son incurie !
JOUR. C'est bon, ça ira là ! Tu as terminé ton panégyrique ! Je suis habillé pour les grands froids ou manque-t-il encore un cache-nez ?
NUIT (avec calme). Ça devrait aller !
JOUR (indigné). Eh bien très chère, pas à moi ! Et je proteste vigoureusement !
NUIT (hautaine et dédaigneuse). Protestez ! Protestez !
JOUR. Parfaitement, je proteste avec la plus grande fermeté qu’il me soit permise, ici, d'exprimer !
NUIT (ironique). J'ai peur, je tremble !
JOUR. Vous pouvez !
NUIT (amusée.) J'attends !
JOUR. Vous pouvez !
NUIT. Pardon ?
JOUR. Vous pouvez attendre longtemps ! A de tels sarcasmes, une seule réponse s'impose : le mutisme !
NUIT. Le mutisme ?
JOUR. Mmmmm, mmmmmm !
NUIT. Nous y voilà ! Le ciel en soit témoin, victoire !
JOUR (faisant signe que non avec la tête). Mmmmmmmmmmmmmmmmmmm.
NUIT (faisant signe que oui avec la tête). Mmmmmmmmmmmmmmmmm.
JOUR (énervé, faisant signe que non avec la tête). Mmmmmmmmmmmmmmmmmmm.
NUIT (au public). Au moins une chose d'acquise, enfin sur la même longueur d'onde, un espéranto version un point deux ! (A Jour.) Mmm ?
JOUR (ne comprenant pas, étonné). Mmm ?
NUIT. Mmm ! Mmm ! Mmm !
JOUR (de plus en plus énervé, comme un grognement). MMMM
NUIT (enjouée, entonne l'air du « Soleil a rendez-vous avec la Lune »). La, la la, la la la la, la la la la, laaaaaaaaaaaa...
JOUR (avec puissance). ASSEZ !
NUIT. Pourtant, je commençais à trouver ce petit jeu assez amusant !
JOUR. Eh bien pas moi !
NUIT (ton moqueur). Tu boudes ?
JOUR. Absolument pas ! D'ailleurs ce verbe n'appartient pas à mon lexique. J'en ignore la signification.
NUIT. Mais si, tu boudes ! Tu as les sourcils en accent circonflexe et la mine renfrognée ! C'est pas pour dire, mais c'est un signe !
JOUR. Si c'est pas pour dire, alors ne dis pas !
NUIT. C'est la cata ! Je l'ai vexé !
JOUR. Blessé, c'est différent. Mais pour toi, c'est sans doute la même chose ! Tu m'as blessé, aargh ! Jour fait mine de s'effondrer.
NUIT. Ça saigne beaucoup ? Faut-il appeler un médecin pour stopper l'hémorragie ?
JOUR. C'est ça, continue, moque-toi de moi !
NUIT. Loin de moi cette idée ! Parfois, certaines blessures sont le chemin direct vers.... (Avec délectation, voix suave) une longue nuit sans fin !
JOUR. Que signifie ce regard concupiscent ? Le jour la nuit ! Vision inouïe ! Le nord au sud, l'est à l'ouest, le dessus dessous…
NUIT (interrompant). Le yang à la place du ying !
JOUR. L'hiver remplaçant l'été, le dedans dehors…
NUIT (interrompant). Les pieds les mains !
Nuit se met à rire.
JOUR. Est-ce si drôle ?
NUIT. Un peu je veux ! Ce serait, comme qui dirait, ... le jour le plus long !
Noir
Scène 3
30 juillet 2008, l'horloge numérique affiche 05h56.
Sur scène : le lit, à côté une petite table sur laquelle est posée une carafe et de part et d'autre Jour et Nuit qui s'apprêtent à jouer aux cartes.
NUIT. Vas-y, distribue. Tu as conscience j'espère que c'est vraiment pour te faire plaisir. Mais il y a une condition : on ne joue qu'une seule petite partie, sans revanche, t'es d'accord ? Et en prime, pas de triche !
JOUR (qui vient de finir de distribuer les cartes). Allez, c'est bon, coupe.
NUIT. Tu as bien compris, je ne veux pas que la partie s'éternise.
JOUR. Tais-toi, aux cartes, on ne parle pas ! Et puis, c'est à toi de jouer.
NUIT. Je sais, je sais.
JOUR. Dans ce cas qu'attends-tu ?
NUIT. Que tu me laisses réfléchir.
JOUR. À ce rythme, la partie n'est pas prête d'être terminée !
NUIT. Je déclare forfait ! J'abandonne !
JOUR. Forfaiture ! La règle l'interdit ! Nul n'est autorisé à transgresser le règlement. Toute partie commencée doit être terminée !
NUIT. Je crée un précédent ! Je modifie les règles !
JOUR. Impossible ! Les règles sont les règles, elles régissent le fonctionnement de l'Univers, la java des planètes, le tango des galaxies, la vitesse de la lumière ! La vitesse de la lumière ! Einstein, au secours !
NUIT. Peine perdue, Albert ne t'entend pas, il ne peut rien pour toi !
JOUR. Aaah, je devine ton sinistre projet !
NUIT. Ah ?
JOUR. La célébrité ! Tu recherches la célébrité en créant un grand chamboulement, un séisme cosmogonique d'une magnitude jusque là inconnue !
NUIT. Je l'avoue, c'est clair, je ne suis pas omniprésente sous la lumière, moi !
JOUR. Justement, gare aux coups de Soleil !
NUIT. Je me parerai de crème à l'aloe vera, m'enduirai de protection d'indice xxl !
JOUR. Il n'y suffira pas !
NUIT. Oui, en effet je suis à nu ! Mon désir le plus cher, le plus secret, enfoui au plus profond de mon âme : que mon nom passe à la postérité !
JOUR. Aaah, ce vil besoin de gloire, de reconnaissance, de siéger à l'Académie, d'avoir son nom dans le Petit Larousse ! Quel besoin de savoir son patronyme référencé dans soixante treize millions neuf cent mille pages et ce, en zéro virgule seize seconde ? On peut se le demander !
NUIT. Aaah, douceur de la célébrité, autographes aux coins des rues, émeutes sur les grandes avenues, flashes des paparazzis, cris des jeunes éphèbes nubiles !
JOUR (la tête entre les mains). Grandeur et décadence ! Quelle déchéance ! Comment est-il possible de tomber aussi bas. Cela défie toutes les statistiques, contredit tous les oracles ! Pitié Pythie !
NUIT (poursuivant son énumération). Photos sur papier glacé, affiches quatre par trois dans le métro, sur les colonnes Morris ! Les colonnes Morris, mon fantasme !!
JOUR. Elle a pété un plomb ! Ohé, revient parmi nous ! Je suis là ! C'est moi !
NUIT. Grosse limousine, avec Max, le chauffeur ! Champagne à gogo ! Chips light !
JOUR. Elle est perdue à jamais ! Que faire pour enrayer cette funeste mécanique ?
NUIT. Rivières de diamants, colliers de perles, caviar à la louche, eau à la bouche !
JOUR (à lui-même). Je sais ! (Désignant le sol.) Ramasse, tu as tombé une carte.
Nuit se penche, Jour saisit la carafe qui était sur la table et assène un coup sur la tête de Nuit qui s'effondre dans un bruit sourd.
Noir
Scène 4
30 juillet 2008, l’horloge numérique affiche 05h57.
Nuit est dans le lit, buste relevé grâce à des coussins, une poche de glace sur le crâne.
NUIT (gémissant). Aïe, aïe, aïe, j'ai mal !
JOUR. Ce n'est rien, ça va passer !
NUIT. Que m'est-il arrivé ?
JOUR. Un léger accident… ne te souviens-tu pas ?
NUIT. Non, je n'ai aucun souvenir. Il me semble qu'on discutait.
JOUR. On jouait aux cartes.
NUIT. Ça m'étonnerait, je ne sais pas jouer aux cartes !
JOUR. Il faut croire que si !
NUIT. (gémissant).J'ai mal à la tête !
JOUR. Ça va passer !
NUIT. Oui mais j'ai très mal !
JOUR. Oui mais ça va passer... un jour ! Simple effet post-traumatique !
NUIT. Mais à la fin, me diras-tu ce qu'il s'est passé ?
JOUR (cherchant à gagner du temps). C'est que... à dire vrai... euh, à vrai dire... je ne sais par où commencer... pour la clarté de l'exposé !
NUIT. Quel langage abscons, quel charabia ! (Gémissant). Déjà que j'ai mal, ma tête !
JOUR. Si on l'ignorait, à présent on est au courant ! (Avec lenteur.) Cela... fut... très... bref, comment dire... instantané.
Jour suspend son propos.
NUIT. Mais encore ?
JOUR. Un éclair suivit d'un « cloc » !
NUIT. Un éclair suivit d'un quoi ?
JOUR. « Cloc » ! Ce fut le bruit au moment de l'impact.
NUIT. Quel impact ? Que signifie tout ceci ?
JOUR. Un météore !
NUIT. Dieu du ciel !
JOUR. Caillou du ciel !
NUIT. Tu te fiches de moi ?
JOUR. Ton mal de tête en est témoin ! Victime d'un accident sidéral ! Sidérant non ?
NUIT. Ça, pour avoir mal, j'ai mal. Je me souviens à présent avoir vu plein d'étoiles.
JOUR. Normal, la nuit !
NUIT. Comment est-ce possible ? Une malchance sur un milliard !
JOUR (reprend, compatissant). Sur des milliards !
NUIT. Et « cloc » ?
JOUR. Quoi « cloc » ?
NUIT. Qu'est-ce qui a fait « cloc » ?
JOUR (laconique). Ta tête !
NUIT. Ma tête ?
JOUR. Décidément, il faut tout t'expliquer ! Un météore s'approcha de la Terre et fut capturé par son champ de gravitation. Sa trajectoire s'en trouva déviée. L'entrée dans l'atmosphère fut des plus jolies. Les frottements sur les couches d'air échauffèrent la surface du maudit caillou qui, fondant au fur et à mesure de son déplacement, zébrait le ciel d'un très bel éclair. La suite tu la connais.
NUIT. Mais non, je veux savoir !
JOUR. Le caillou se fragmenta. La plupart des morceaux se désagrégèrent et se volatilisèrent dans la troposphère, sauf un !
NUIT. Et alors, ensuite ?
JOUR. Ensuite, « cloc » !
NUIT. « Cloc » ?
JOUR. Le débris dont fort heureusement la taille avait conséquemment diminuée fut stoppé net dans sa course par.... ta tête !
NUIT (incrédule). Pas possible !
JOUR. Si, si, je t’assure, je suis formel.
NUIT. Mais j'aurai pu passer l'arme à gauche !
JOUR. Ça va pas non ! Parle pas de malheur ! Et puis, à moi tout le boulot, non mais, t'es pas bien !
NUIT. Ce doit être le choc.
JOUR (mine renfrognée). Sûrement, une conséquence du choc.
NUIT. De toute façon, vu ce que tu fais, tu ne serais pas trop épuisé !
JOUR. QUOI ! Que ne faut-il pas entendre ! J'aimerais bien t'y voir, toi, à ma place !
NUIT. Ah si mon crâne ne me faisait pas autant souffrir, je te prendrais au mot sur le champ.
JOUR. Tous les prétextes sont bons ! Avec la langue, là on est champion du monde, mais pour ce qui est de passer à l'acte, on se dégonfle ! Il n'y a plus personne. Le néant total, le vide interstellaire, le trou noir !
NUIT. Sapristi ! Bien que je ne sois pas au meilleur de ma forme, il m'en coûtera ce qu’il m’en coûtera, mais je relève le défi !
Noir
Scène 5
30 juillet 2008, l'horloge numérique affiche 20h45.
Jour dort dans le lit. On entend à la radio : « après cette journée exceptionnellement pourrie : neige toute la journée, plafond nuageux très bas, aucune apparition du soleil, température glaciale, pour demain les prévisions sont incertaines avec un faible indice de confiance... »
Noir
Scène 6
31 juillet 2008, l'horloge indique 05h53.
Chant d'un coq.
NUIT. Debout la dessous ! C'est l'heure.
JOUR. Mmmmmmm.
NUIT. Ce coup-ci, debout ! Tu as sauté un tour, j'ai fait ton boulot, je dois me reposer.
JOUR. Ça va, ça va. (Jour s'étire et se lève). Alors, comment c'était ? Éreintant, n'est-ce pas ?
NUIT. Pas le moins du monde.
JOUR (n'ayant pas écouté). Je sais, quand on n'est pas habitué, ce doit être très dur.
NUIT. Bof.
JOUR (n'écoutant pas, suivant son idée). Mine de rien, c'est physique comme travail. Il faut un certain entraînement, une solide préparation musculaire pour tenir la distance, avoir tout envisagé faute de quoi... gare à la crampe, à l'hypoglycémie.
Nuit sans mot dire, se couche.
JOUR (poursuivant). Ça nécessite en prime un sang froid à toutes épreuves, des nerfs solides. Le risque à la longue, c'est le surmenage, le nervous breakdown !
Nuit jette un regard à Jour et lui tourne le dos, dans la couette, sans un mot.
JOUR. Sans te vexer, on ne fait pas le même job ! La nuit, tout est calme, paisible, tranquille... certes, j'en conviens, on peut rencontrer quelque maraudeur en quête d'opportunités, éventuellement un groupe de fêtards occasionnels qui rentrent en titubant d’une soirée un peu trop arrosée ou encore quelque hurluberlu qui, ayant trop bu de café et ne parvenant pas à trouver le sommeil, erre comme une âme en peine dans les rues de la ville endormie. Alors que le jour… c'est une autre paire de manches ! Une véritable fourmilière grouillante de vie, une ruche remplie de bourdonnements, un indescriptible capharnaüm.
NUIT (détachée). Possible.
JOUR (étonné). Comment cela « possible » ?
NUIT. Probable.
JOUR (interloqué). Mais, comment cela, « probable » ?
NUIT. Que sais-je, si tu le dis, je veux bien te croire. Pour ma part, je n'ai rien vu de tel.
JOUR. Voyons, ces mégalopoles tentaculaires qui finissent par gagner la mer, ces aéroports surchargés d'aéronefs qui trépignent les uns derrière les autres, guettant l'interstice entre deux atterrissages pour être autorisés à décoller ? Voyons, ces grands magasins aux parkings engorgés, aux galeries marchandes surpeuplées, aux longues files d'attente à chacune des minuscules caisses ? Tu les as vus hein ? (Très angoissé.) Dis-moi que tu les as vus !
NUIT. Hélas... non.
JOUR (déconcerté). Mais ce n'est pas possible ! Pince-moi, je fais un cauchemar.
NUIT. Pour tout dire, ta description est quelque peu éloignée de la réalité que j'ai vécu, mais à ma décharge, j'ai œuvré avec rapidité et, je pense, avec efficacité.
JOUR (abasourdi). Je n'y comprends rien ! Un Monde s'écroule !
NUIT. Et un autre Univers surgit !
JOUR (pris d'un doute). Voyons voir, il doit y avoir une explication. Allons faire un petit tour et jeter un œil.
Noir
Scène 7
31 juillet 2008, l'horloge indique 05h54.
Nuit est sous la couette et Jour revient, furax.
JOUR (parlant haut et fort). Enfer et damnation !
NUIT (en sursaut, l'air ahuri). Hein, quoi ? Que ce passe-t-il ? Qui est-ce ?
JOUR (voix grave). Moi, qui veux-tu d'autre que ce soit ! Il n'y a que nous deux en ces lieux, et pour l'éternité !
NUIT. Hein ?
JOUR (rugissant). C'est moi, te dis-je ! À ta place, je ne serais pas fière !
NUIT. Quelle heure est-il ? (Elle voit l'horloge). Bon sang, je viens à peine de m'endormir ! Pourquoi un pareil vacarme ?
JOUR. Pour saluer à sa juste valeur ta besogne... grandiose ! Pour marquer d'une pierre blanche cette date historique, pour la graver dans les annales de la Création. Tu t'es réellement surpassée ! Il fallait oser, en avoir le courage, je dis chapeau ! À ce niveau, quel exploit ! Ce n'est pas une médaille d'or que tu mérites, mais de platine, non, encore insuffisant, d'iridium !
NUIT (se frottant les yeux). Mais enfin, où veux-tu en venir ?
JOUR. Je suis en colère.
NUIT. Ça, j'ai cru le comprendre !
JOUR. Pour ce qui est de la rapidité, je confirme, encore qu'il serait préférable de parler de précipitation, mais quant à l'efficacité, ce n'est pas la même histoire !
NUIT. Pourquoi se mettre dans un tel état ? S'il te plaît, pourrais-tu commencer par le début, et sans t’énerver.
JOUR. Je ne m'énerve pas. Je suis très calme.
NUIT. Dans ce cas, dis-moi quel est ton souci ?
JOUR (tenant un journal). Le voilà mon souci, je te lis : « Journée la plus sinistre et la plus sombre depuis des lustres », « recrudescence des tentatives de suicide », « froid de canard, vent glacial, une journée hivernale », ça suffira où j'en rajoute encore ?
NUIT. Mais de quoi s'agit-il ?
JOUR. De ton travail ! Si on peut appeler ça du « travail ». Ah c'est du joli ! Y’a pas de quoi être fière ! Ça veut rendre soi-disant service et ça sème la zizanie ! Ce devait être le printemps et ce fut l'hiver moscovite le plus rude jamais vécu ! La Sibérie puissance dix ! Des manifestants par milliers, par millions, levant le poing et scandant « la nuit aux Inuits ! Le jour, pour toujours ! ». Que t'est-il passé par la tête ?
NUIT. Je ne sais, peut-être un météore !
JOUR. Ah, misère !
NUIT. Bon, euh, faudrait pas exagérer !
JOUR (explosant). Exagérer ! (Il s'écroule sur une chaise.) Mon honneur est atteint, ma probité remise en cause ! Quelle avanie !
NUIT. Sonnez olifants, trompettes et bombardons ! Mais qu'est-ce que je raconte ! Tu n'as pas l'impression d'en faire un peu trop ?
JOUR (hurlant). NON ! Je suis grugé !
NUIT. On ne m'y reprendra pas ! Vous avez pitié, vous souhaitez aider votre prochain et en guise de remerciements, une litanie de lamentations ! C'est trop fort !
JOUR. Mais enfin, au moins, tu aurais pu laisser passer un tout petit, rachitique, minuscule, chétif rayon de soleil.
NUIT. Je n'y ai pas pensé, l'habitude sans doute.
JOUR (reprenant et imitant la nuit, avec des mimiques). « Je n'y ai pas pensé ! » Misère ! Je t'en donnerai moi des « je n'y ai pas pensé ».
NUIT. Ce qui est fait est fait ! Inutile de revenir dessus.
JOUR. Solution de facilité ! Grande démonstration de courage si encore besoin était ! Bravo, quel sens des responsabilités !
NUIT. La prochaine fois...
JOUR. Il n'y aura pas de prochaine fois !
NUIT. Tant mieux, c'était trop fatigant !
JOUR. Aargh ! Je vais l'étrangler sur le champ !
Jour saisit le cou de Nuit.
Noir
Scène 8
31 juillet 2008, l'horloge indique 07h00.
Nuit dort.
Jour, une serviette autour du cou, s'échauffe. Il fait des étirements, des petits bonds sur place, agite ses poings comme un boxeur.
JOUR. J'ai intérêt à être en forme aujourd'hui – huf, huf – Il en va de mon orgueil – huf, huf – Je dois rattraper le coup – huf, huf – Il faut que je frappe fort, que je mette le paquet – huf, huf –.
Jour arrête de sautiller et s'effondre sur la chaise.
JOUR. Me faire un coup pareil, à moi son plus fidèle compagnon, je n'en reviens pas encore. Vision cauchemardesque de ces gens, innocents, grelottant de froid. Certes, les écoles étant fermées, les enfants ont dû s'amuser à ériger des bonhommes de neiges. Mais combien de tôles froissées, de pistes d'aéroports bloquées, de volcans éteints, de chauffages rallumés rejetant du dioxyde de carbone dans l'atmosphère. Les gamins exultant, euphoriques, ont dû patiner sur les rivières gelées. Mais combien de Guards de Buckingham Palace en hypothermie, de tuyaux éclatés par le gel, de sel répandu sur les routes en lieu et place de nos assiettes. Les bambins exubérants ont dû se réjouir de quelques boules de neiges lancées sur des quidams. Mais combien de gratte-ciels stalagmitifiés, de flamands roses piégés dans les étangs glacés, de dérisoires congélateurs devenus complètement inutiles.
Avec un sursaut d'énergie, Jour se remet à sautiller.
JOUR. Non, il ne faut pas se laisser abattre – huf, huf – Se laisser gagner par la sinistrose – huf, huf – Le coup est rattrapable – huf, huf – Il suffit de changer la partition, de corriger le logiciel – huf, huf – Un petit bémol par-ci, un dièse par là – huf, huf – Une boucle algorithmique supplémentaire – huf, huf – Rajouter de ma mémoire vive et le tour sera joué !
Dépité, Jour s'effondre à nouveau sur la chaise, la tête entre les mains.
JOUR. Mais quel gâchis ! La raison a du mal à se le représenter. Les glaciers ont envahi les plaines, les puits de pétroles sont figés, l'uranium grelottant ne veut plus se fissurer, de leur lointain quaternaire voici les hordes d'Homo sapiens juchés sur leurs mammouths domestiqués, des ptérodactylus volaillibus planent dans le ciel, MAMAN, j'ai trop peur !
Jour se reprend et se remet à sautiller vigoureusement. La lumière diminue progressivement jusqu'à l'obscurité. On entend Jour.
JOUR. Il faut que je frappe fort ! – huf, huf – Je vais mettre le paquet ! – huf, huf – Frapper très fort ! – huf, huf – Le PAQUET !
Soudain, lumière éblouissante. Jour, jambes écartées, les deux bras levés au ciel, poings serrés.
JOUR. (rugissant). Frapper FORT !
Noir
Scène 9
31 juillet 2008, l'horloge indique 20h45.
Nuit, vient de se réveiller et met la radio : « après l'ère glacière, brusque réchauffement climatique. Les plus experts des prévisionnistes y perdent leur latin. La canicule sévit, une vague de chaleur sans précédent... »
NUIT. Aaaaaaaaaaaaah !
Noir
Scène 10
31 juillet 2008, l'horloge indique 20h46.
Jour apparaît, visiblement éreinté. Nuit est assise sur une chaise, à table.
JOUR (se jetant sur le lit). Je n'en peux plus, je suis exténué !
NUIT. Tu parles de moi, mais toi, ce n'est guère mieux.
JOUR (à lui-même). Qu'est-ce qu'elle dit ?
NUIT. Je dis que toi, ce n'est pas mieux.
JOUR. Mais de quoi parles-tu ?
NUIT (ironique). De ta dure journée de labeur ! Vu ce que tu as fait !
JOUR (debout, prés de Nuit). Moi, ce n'est pas mieux ?! You talking to me ! Après tout le mal que je me suis donné ! J'ai carrément livré un combat de titan. Je volais sur tous les fronts simultanément ! Parfois, vaudrait mieux être sourd !
NUIT. Moi je ne le suis pas et j'ai écouté la radio. C'était très instructif. Je te recommande particulièrement le programme spécial « plein feux sur la météo ».
JOUR (étonné, va tourner le bouton de la radio, se décompose de seconde en seconde et après quelques instants). Jésus Marie Joseph !
NUIT. Tu vois, n'avais-je pas raison, Monsieur le donneur de leçons !
JOUR (sidéré). C'est à n'y rien comprendre, comment est-ce possible ?
NUIT. La réponse ne m'appartient pas.
JOUR. Je n'en crois pas mes oreilles !
NUIT. Cependant, c'est la réalité.
JOUR. Je me rends à l'évidence, mais...
NUIT. Pas de « mais », c'est ainsi, un point c'est tout ! Inutile de chercher des excuses.
JOUR (face au public, déclamant). Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal…
NUIT. Il est devenu fou, le choc a été trop violent.
JOUR (déclamant). Fatigués de porter leurs misères hautaines…
NUIT. Que faire ? Il semble avoir perdu tout sens commun. Il a le ciboulot qui pédale à l'envers. Qui aurait pu prévoir, encore si jeune ! Une brusque interruption ne lui ferait-il pas courir un grand danger ? J'hésite ! Un jour… (Sur un ton tragique.) Oh mon Dieu, Jour ! (A elle-même). Courage, ce n'est pas le moment de flancher, il faut être forte ! Un jour, j'ai lu qu'il ne fallait surtout pas réveiller brusquement les somnambules au risque qu'ils deviennent totalement et irréversiblement amnésiques. Un jour… (Sanglotant.) Bouououh, oh mon Dieu, Jour ! Une fois, j'ai vu un reportage où l'on expliquait qu'il ne fallait surtout pas réveiller brusquement les hypnotisés au risque qu'ils deviennent totalement et irréversiblement amnésiques.
JOUR (déclamant). De Palos de Moguer, routiers et capitaines partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.
NUIT. Je vais t'en donner, moi, du « brutal » ! (Tapant dans ses deux mains.) Pan !
JOUR (surpris). Ah !
Jour tombe comme une planche sur le lit.
NUIT. Ciel, je l'ai tué ! (Secouant vigoureusement Jour.) Dis quelque chose ! Bouge ! Son sang n'a du faire qu'un tour ! (Le secouant encore.) Tu vas réagir ! Tu l'auras voulu.
Nuit lui met une grosse paire de gifles.
JOUR (redressé sur le lit). Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ?
NUIT. Seigneur soit loué, il reprend ses esprits.
JOUR (regardant attentivement Nuit). Je te trouve bien pâlichonne, c'est plutôt inhabituel chez toi. Nuit blanche ?
NUIT. Hourra, il m'a reconnu ! Sa mémoire n'a pas été réduite en purée ! Il a recouvré son esprit ! Youpi ! La frayeur que tu m'as occasionnée, si tu savais !
JOUR (jubilant). Explique !
NUIT. Ça n'a aucune importance et puis, j'ai déjà oublié.
JOUR. Toi, tu t'es fait du souci pour moi ? Je me trompe ?
NUIT. Non mais, ne crois pas que...
JOUR (interrompant). Oh que si, je le vois bien, tu trembles encore, tu as la chair de poule.
NUIT. J'ai du prendre froid.
JOUR. Pas à moi, ça ne marche pas !
NUIT. Et puis zut ! J'ai cru que tu n'allais plus te réveiller !
JOUR. Et qu'est-ce qui t'a autorisée à envisager une telle abomination ?
NUIT. Ta réaction pardi ! Tu es tombé en catalepsie ! Zéro de tension, plus le moindre tonus musculaire...
JOUR. Je ne me suis rendu compte de rien, sûrement une absence passagère liée à du surmenage.
NUIT. On peut appeler ça comme ça.
JOUR (se rappelant). Ça y est, je me souviens ! J'étais en train d'écouter la radio. Mais comment ai-je pu...
NUIT. Certainement un excès de zèle. Tu as voulu trop bien faire, et... tu as poussé le bouchon un petit peu trop loin.
JOUR. Je n'ai pas senti ma force.
NUIT. Macho !
JOUR. Mais non, en définitive, tout est de ta faute !
NUIT. De ma faute ?
JOUR. Bien entendu, tu avais congelé la planète, je n'ai fait que la réchauffer.
NUIT. Oui mais alors, thermostat 9 !
JOUR. On n'est pas dans ta cuisine !
NUIT. Je l'avais bien dit, macho ! Dés que Monsieur est en porte à faux, il devient machiste ! D'une navrante banalité !
JOUR. Gna gna, gna gna !
NUIT. Il est satisfait, il fait le coq ? N'empêche, les résultats sont là : sécheresse généralisée, les zébus n'ont pas bu, ils ont fondu !
JOUR. Affligeant !
NUIT. Le mal est fait, reste à trouver le pansement.
JOUR. Je crois que tu ne mesures pas la gravité de la situation. Un pansement ne sert qu'à cicatriser une plaie. C'est un antidote que l'on doit impérativement trouver car je me suis comporté en véritable poison !
NUIT. Faute avouez...
JOUR. Plus un mot, j'ai la solution !
NUIT. Ah ?
JOUR. Quelle heure est-il ?
NUIT. Et bien, vois par toi-même, l'horloge indique 20h46.
JOUR. C'est donc à toi de rentrer dans la danse.
Jour écrase un pied de Nuit qui, par réflexe plie sa jambe. Aussitôt Jour écrase l'autre pied générant une réaction identique. Ce pas de danse est complété par l'administration, dans la foulée, d'une gifle mémorable et Nuit se met à pleurer.
NUIT (pleurant). Mais ?
JOUR. C'est bien, continue, rien de tel qu'une bonne nuit de pluie par temps de canicule !
Noir
Scène 11
01 aout 2008, l'horloge indique 05h53.
Nuit rentre sur scène sans faire de bruit. Il fait sombre.
JOUR. Tu peux allumer, je suis réveillé.
NUIT. Si tôt, ça relève de l'exploit !
JOUR. Ne commence pas s'il te plaît. Alors, tu as réussi ?
NUIT (haussant les épaules). Absolument, en douterais-tu un instant ?
JOUR. Non, mais... sait-on jamais !
NUIT. Tiens-donc, ça m'aurait étonné ! C'est qu'effectivement tu n'as pas l'habitude de me faire confiance. Je comprends que tu sois mal à l'aise.
JOUR. Le moins du monde.
NUIT. Sincèrement, cherche bien, au fond de toi-même. C'est un peu comme quand une femme prend le volant, son mari est souvent... anxieux ! Allez savoir pourquoi !
JOUR. Mais pas du tout, loin de moi...
NUIT. Ou bien lorsque, débarquant de l'avion, les passagers sont salués par le commandant de bord qui ne peut refréner un petit sourire déclenché par les réflexions de certains, « tu as vu ! Le pilote, c'était une femme ! ». Peur rétrospective !
JOUR. Je proteste...
NUIT. Je ne parviens pas à comprendre ce genre de réaction. L'explication doit être physiologique, se situer au niveau du cortex cérébral ou encore, à l'interconnexion des neurones !
JOUR. Je n'ai jamais dit...
NUIT. Tu l'as pensé tellement fort. Mais soit, dés à présent, renonçons à nos algarades, mettons un terme à toutes ces chamailleries. J'ai besoin de sommeil. Moi, je vais me coucher et toi, tu prends ton poste sans délai, l'ordre naturel des choses s'en trouvera rétabli.
JOUR (tendant sa main vers Nuit). Tape-la !
Nuit, hautaine, tourne les talons et va se coucher.
JOUR. Ça marche ! (petite voix sincère). Je te souhaite une bonne nuit.
Noir
Scène 12
01 aout 2008, l'horloge indique 9h10.
Nuit est en plein sommeil.
JOUR (affolé, secouant Nuit). Réveille-toi, c'est une tragédie !
NUIT (grommelant). Je n'y suis pas ! Tout ce qui est urgent peut attendre !
JOUR. Je ne plaisante pas, debout ! Il y a le feu !
NUIT. Appelle les pompiers, rien ne peut supplanter des spécialistes !
JOUR (à lui-même). Elle m'exaspère. (A Nuit). Vite, c'est grave !
NUIT. Combien de victimes au tapis ?
JOUR (interloqué). Ma foi, aucune !
NUIT. Alors tout va bien, demain il fera jour !
JOUR. Tête de mule ! Je t'implore, lève-toi, la situation est dramatique.
NUIT (s'étirant dans le lit). Résume-moi la situation.
JOUR. Impossible de ne pas être au rendez-vous !
NUIT. C'est tout ?
JOUR. Comment c'est tout ? Cela ne te suffit pas ?
NUIT (platement). Non !
JOUR. La Terre entière ne parle que de ça et c'est tout l'effet que ça te fait ?
NUIT (embrumée). Mais qu'est-ce qu'il dit ?
JOUR. Toutes les télés du monde sont en alerte et toi, tu ne bouges pas ?
NUIT. Tu as bien dit « toutes les télés du monde » ?
JOUR. Affirmatif !
NUIT. Wouah ! Toutes les télés rien que pour moi !
JOUR. Rêve pas Narcisse !
NUIT. Mais alors ?
JOUR. Pour nous !
NUIT. Nous ?
JOUR. Le grand spectacle ! Le point culminant du show, le summum du gala... eh bien ?
NUIT. Gala ?
JOUR. M'enfin ! Tu ne peux pas l'ignorer !
NUIT. Je crains que si.
JOUR. Pas un grain de poussière sur les lentilles...
NUIT. Le jardinier est très consciencieux !
JOUR (enrageant). Je frise la crise d'apoplexie !
NUIT (moqueuse). Mais c'est qu'il va finir par exploser ! Tout doux, tout doux, du calme, tout finira bien par s'arranger.
JOUR. Si tu y consens !
NUIT. Je t'accorde mon approbation sans la moindre hésitation. J'exauce tous tes vœux.
JOUR. Alors, en piste !
NUIT. En piste ! Que dois-je faire ?
JOUR. Te faire belle ! À l'instant où je te parle, toutes les lunettes sont en émoi et pointent fébrilement dans la direction. Les radiotélescopes tendent leurs immenses oreilles toutes ouïes, à l'affût du moindre soupir. Les kinésithérapeutes se frottent les mains à la vue de ces millions de personnes, cou tordu, proches du torticolis...
NUIT. Mais... qu'espèrent-ils ?
JOUR. Le miracle, le phénomène exceptionnel durant lequel tous communient dans une même ferveur, celui qui ne se produit qu'une seule fois au cours d'une vie.
NUIT. Je ne vois toujours pas !
JOUR. Ils attendent du sensationnel, de l'exponentiel, du rarissime, du merveilleux, de l'improbable !
NUIT. Le noir total.
JOUR. Ils veulent de l'inattendu, du méga sensoriel, de la montée d'adrénaline, en avoir pour leur argent, en prendre plein les yeux !
NUIT. Je brûle, je me consume ! De quoi s'agit-il à la fin ?
JOUR. Nous voir réunis, exceptionnellement, tous les deux, côte à côte, main dans la main. (Lui tendant la main.) Allez viens, suis-moi.
NUIT (réalisant). Ooooh, ne me dis pas… non… c'est aujourd'hui ?
JOUR. Je me tue à te l'expliquer, ils attendent tous... l'éclipse de Soleil !
A la radio : aujourd’hui, vendredi 1er août 2008, à 9h11 UTC, les habitants d’une partie du Canada, de l’Europe et de l’Asie pourront admirer une éclipse totale solaire. Nous vous rappelons qu’il ne faut pas observer directement l’éclipse mais utiliser des lunettes spéciales…
FIN