SCÈNE 1
Un appartement à la déco plutôt moderne, ambiance « bobo récup ».
Nous sommes dans le salon. A droite, une cuisine à l’américaine avec un petit bar. A gauche, la porte de la chambre et le couloir menant à la salle de bains.
Assis de part et d’autre d’un canapé, tournant le dos à la porte d’entrée, Jean et Cécile, la trentaine, fixent une table basse où quelques verres vides disposés à côté d’un bol de cacahuètes laissent à penser que des invités sont attendus.
L’ambiance est lourde. Ils se regardent du coin de l’œil tout en prenant soin d’éviter une confrontation directe.
Long silence gêné.
Jean - Quand je fais l’amour avec toi, j’ai l’impression de passer mon bac !
Cécile - Tu n’as pas le droit de dire ça !
Jean - Bon ben alors je dis rien…
Silence.
Cécile - Pourquoi tu dis ça ?
Jean - Je dis rien.
Cécile (insistant) - Pourquoi tu dis ça ?
Jean - Parce qu’on ne fait plus l’amour, on essaie juste de procréer. Normalement, un enfant, c’est la conséquence heureuse d’un moment de plaisir… Nous, comme ça fait trois ans qu’on n’arrive pas à en faire un, si on y arrive un jour ça sera juste le soulagement d’un moment de tension !
Cécile - Ce n’est pas de ma faute si on n’y arrive pas !!!
Jean - Ce n’est pas de la mienne non plus ! Et puis je ne cherche pas un responsable… Je dis juste qu’on a perdu le sens du plaisir. Quand on décide de faire l’amour, c’est comme si on partait en mission ! Et les préliminaires, c’est plus des préliminaires, c’est juste une check-list pour voir si tout fonctionne ! (Imitant la voix d’un pilote de ligne.) – Seins ? – En place – Sexe partenaire ? – Humide – Erection ? – Sous contrôle…
Cécile - T’es injuste. On le voulait tous les deux cet enfant…
Jean - Mais je le veux toujours ! Simplement, j’arrivais mieux à gérer quand tu voulais juste un orgasme. Je savais quand m’arrêter. Là, pour un enfant… Je veux bien faire l’amour neuf mois de suite mais il est possible que je meure entre-temps.
Cécile - Neuf mois de suite ? C’est une bonne idée. Tu devrais t’entraîner. Essaye déjà neuf minutes.
Jean - Attends, c’est quoi cette attaque sournoise ?
Cécile - Ce n’est pas une attaque, c’est une constatation. Je ne sais pas si je ne te plais plus ou si t’as des rendez-vous derrière, mais la plupart du temps, tu ne fais que passer, mon amour !
Jean - C’est pas ça mais ça m’angoisse cette obligation de résultat ! Je te fais l’amour et en même temps je te vois bleue ! Comme si t’étais un énorme test de grossesse ! Alors moi ça me perturbe… Et je peux pas tenir… J’étouffe. Tu vas te moquer de moi mais j’ai l’impression que mon sexe devient claustrophobe. Il ne supporte plus les espaces confinés.
Cécile - Non mais t’es barjo… Prends un peu sur toi ! Si ça te stresse, la prochaine fois, amène une B. D. ! Tu la poses sur ma tête et pendant que tu rigoles, tu me fais un enfant !
Jean - T’es pas drôle !
Cécile - Peut-être, mais toi, t’es triste !
Silence.
Jean - On a perdu le sens du ludique.
Cécile - Mais arrête avec ton sens du ludique !
Jean (insistant) - Je te dis qu’on a perdu le sens du ludique ! Tout ça doit rester un jeu…
Cécile - Je suis conciliante pourtant. Pour retrouver ton sens du ludique, t’as voulu qu’on essaye devant un film porno. Résultat, c’est toi qui as laissé tomber !
Jean - J’arrivais pas en regardant. J’avais l’impression de faire l’amour en karaoké !
Cécile - Tu n’arrivais surtout pas à suivre !
Jean - Et alors ? C’est quoi la vanne, là ?… Tu crois que c’est humain ce qu’ils font ? Faire l’amour debout, en portant la femme à bout de bras pendant dix minutes… Ouais, c’est vrai qu’au bout de quinze secondes, j’avais une tendinite des bras… Tu m’excuses… Mais pendant que eux poussaient de la fonte parce qu’ils savaient qu’un jour ils auraient besoin de porter leur partenaire pendant le coït, moi je faisais des études. Faut faire des choix dans la vie !… Mais attention, je ne renonce pas ! Je te promets que ce soir…
Cécile (le coupant) - Arrête, ça m’angoisse.
Jean - Cécile… Ça aussi, on l’a décidé tous les deux…
Cécile - Je sais, mais laisse-moi le temps.
Jean (regardant sa montre) - Je veux bien mais ça va arriver vite.
Silence.
Cécile - Et si tu voyais quelqu’un ?
Jean (pince-sans-rire) - Tu veux que je te trompe ?
Cécile - Très amusant. Non, un psy.
Jean - Pas question. Je vais pas me taper une analyse de quatre ans pour un problème ponctuel. Quand les psys consulteront au détail, j’essaierai. Mais tant qu’ils feront que du gros…
Cécile (dépitée) - Ce n’est pas normal qu’on n’arrive plus à faire l’amour comme avant. Tu te rappelles, au début, on n’arrivait pas à nous décoller… On en oubliait même de manger.
Jean - Et… ?
Cécile - Maintenant, qu’est-ce qu’on bouffe !
Jean - Je sais que le terme t’énerve mais je te dis qu’on a juste perdu…
Cécile (le coupant, agacée) - … le sens du ludique.
Jean - Ben oui. Faire l’amour doit redevenir un plaisir, c’est tout.
Cécile - Mais tu m’aimes encore ?
Jean - Bien sûr, sinon ça ferait longtemps que je serais parti avec une moins chiante… Et toi, tu m’aimes ?
Cécile (pour faire mariner Jean) - C’est une bonne question…
Jean - Oh !
Cécile - Je pense qu’on peut dire que oui.
Jean (pince-sans-rire) - Bon ben ça au moins c’est réglé !
Silence.
Cécile (réfléchissant) - Est-ce que tu crois que deux personnes peuvent s’aimer en ayant l’air d’être faites l’une pour l’autre… et pourtant de ne pas être faites l’une pour l’autre… mais qu’elles s’aiment ?
Jean (dépassé) - Je ne sais pas, ça fait longtemps que je n’ai pas regardé « Les feux de l’amour ».
Cécile - Non, ce que je veux dire, c’est qu’on n’est peut-être pas compatibles… Mon père l’a senti tout de suite quand il t’a vu.
Jean - Ah oui ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
Cécile - « C’est pas un homme pour toi. Tu mérites mieux que ce tocard ! »
Jean - C’est gentil, ça…
Cécile - Non, ne le prends pas mal… Mais soyons réalistes : on a fait des examens médicaux, y a rien d’anormal. Donc si on n’arrive pas à avoir un enfant, c’est peut-être qu’on n’est pas compatibles…
Jean (s’emportant) - Ça, c’est formidable ! Cet enfant, on l’a même pas, il nous fait déjà chier !… Faut pas tout mélanger ! C’est pas parce qu’on n’arrive pas à se reproduire qu’on n’est pas compatibles !… Et puis arrête de dire « compatibles », on ne fait pas de l’informatique ! J’ai l’impression que t’es une imprimante qui fait un bourrage papier !!!
Gêne de Cécile.
Cécile - Excuse-moi. (Elle va se blottir dans les bras de Jean.) T’as raison, faut qu’on réapprenne à s’amuser… Procédons par ordre. D’abord le fun !
Jean - Et c’est là où Fred intervient !
Cécile - Jean, t’es sûr qu’on ne fait pas une bêtise ?
Jean - Ah ! si, je suis sûr qu’on en fait une… Mais bon, c’est ça l’idée… Si c’était pas une bêtise, on ne la ferait pas !
Cécile - Oui, mais quand même… Je ne la sens pas du tout, l’histoire…
Jean - Ecoute, on a tout essayé : le sexologue, les jeux érotiques, l’amour dans des endroits insolites…
Cécile - Oui, c’est vrai…
Jean - L’ascenseur.
Cécile - Le parking.
Jean - Le magasin de literie.
Cécile - Le lavomatic…
Jean - On n’a réussi nulle part.
Cécile - Comment ils font les autres ? Dans les films, ils bloquent l’ascenseur, se passent la main dans les cheveux et se déshabillent rageusement pour faire l’amour sur un fond de saxophone. Nous…
Jean - … on a bloqué l’ascenseur et, trente secondes plus tard, on avait la voix du réparateur Otis dans le haut-parleur !
Cécile - Franchement, y a plus érotique !
Jean - C’est pour ça qu’on n’a rien à perdre ce soir. Et puis, de toute façon, Fred m’a bien expliqué… C’est juste une prise de contact.
Cécile (inquiète) - T’es sûr ?
Jean - Oui. Si on change d’avis, on se dit au revoir et c’est fini.
Cécile - Mais il l’a fait, lui ?
Jean - Evidemment ! C’est comme ça qu’il a retrouvé du fun avec Elodie.
Cécile - C’est encourageant : ils ne sont plus ensemble !
Jean (vaseux) - Oui mais à l’époque, ça a relancé leur couple… Qu’ils se soient séparés quinze jours plus tard, à mon avis, ça n’a rien à voir.
Cécile - Tu crois ça ?
Jean (agacé) - Ecoute, j’en sais rien. Tu lui demanderas tout à l’heure… Et puis arrêtons de nous stresser, sinon on ne le fera jamais ! Prenons ça comme une expérience ultime.
Cécile - « Ultime », c’est le mot !
Jean - Bon, Cécile, on peut encore faire demi-tour… Je passe un coup de fil et…
Cécile (le coupant) - Non, non, t’as raison… De toute façon, ça fait trop longtemps qu’on avance dans cette impasse. Si on continue comme ça, on va droit dans le mur…
Jean - Sauf si on le fait exploser ! Mais ça risque d’être violent.
On sonne à la porte.
Cécile (comme si c’était sa dernière phrase) - Jean, je t’aime !
Jean - Moi aussi, je t’aime.
SCÈNE 2
Jean se lève pour ouvrir.
C’est Fred, un garçon au look débraillé, qui entre dans l’appartement en trombe.
Fred (surexcité) - Alors, elle est là ?
Jean - Ben comme tu dis… bonsoir.
Fred - Ah oui ! Bonsoir !… Elle est là ?
Cécile - Non, t’es le premier.
Fred - Génial !… Ça va être énorme ce soir !
Jean (pincé) - Oui, oui, bien sûr.
Fred - Ah non ! Mais vraiment ! Ça va changer votre vie !
Jean - Euh… calme-toi, Fred… parce que plus t’es enthousiaste, plus ça nous stresse.
Fred (surpris) - Qu’est-ce qu’il y a ? C’est quoi qui vous angoisse ?
Cécile - D’après toi ? Tu te rappelles ce qu’on va faire ce soir ?
Fred - Ouais, un porno amateur… Il est où le problème ?
Un temps. Jean et Cécile se regardent, interloqués.
Jean - Excuse-moi, Fred, mais t’as bu avant de venir ?
Fred - Non, pourquoi ?
Jean - Bon, alors reprenons dans l’ordre… Suivant tes conseils, on accepte de rencontrer la grande prêtresse du hard amateur : Lucrécia. (Pris d’un doute.) C’est bien ça son nom ?
Fred - Evidemment.
Jean - Oui, je vois pas où est l’évidence mais peu importe… On accepte donc de rencontrer cette femme qui, d’après toi, libère la sexualité des couples… Ce n’est pas rien ! Pour retrouver notre intimité, on va peut-être accepter de l’exposer !
Fred - Ah ouais ! D’accord… Là, vous vous êtes monté le bourrichon. Vous imaginez un truc glauque alors que pas du tout… C’est hyper convivial ! C’est comme faire une raclette avec des amis, c’est tout !
Jean - Oui, ben ça doit faire longtemps que j’ai pas fait une raclette…
Cécile - Fred, arrête tes conneries ! Toi, la première fois, t’étais quand même inquiet !
Fred - Un peu, mais c’est normal… T’imagines, Lucrécia ? C’est une star. Faire l’amour devant elle, c’est comme jouer au foot devant Zidane. Et puis après ça disparaît parce que en plus, pour te mettre à l’aise, elle vient participer. Tu te rends compte ? Tu fais l’amour avec Zidane !
Cécile - Quoi ?! Mais je croyais qu’elle ne faisait que filmer !
Fred - Ça dépend. Elle filme le couple mais si y a une bonne ambiance, elle vient trinquer !
Cécile (désarçonnée) - Jean, ça ne va pas être possible…
Jean - Attends, Fred ! C’est pas obligatoire, quand même ?
Fred (se lâchant) - Bien sûr que non ! Mais, franchement, t’aurais tort de t’en priver parce qu’après, en comparaison, Cécile, tu vas te rendre compte que c’est… (Sentant la gaffe arriver, Jean l’interrompt en plaçant sa main sur sa bouche. Regard noir de Cécile. Il se reprend.)… c’est de la bombe !
Cécile - Je ne veux pas que cette femme participe. Si elle peut débloquer quelque chose chez nous je veux bien discuter, mais y a des limites !
Fred - Ah ! ça, pour te débloquer, elle va te débloquer ! Moi, avec Elodie, ça nous a changé la vie !
Cécile - Vous n’êtes plus ensemble !
Fred - C’est bien ce que je dis ! Ça nous a changé la vie : avant on était ensemble, après on l’était plus !
Jean (pris d’un doute) - Cécile a peut-être raison. Ce n’est pas pour nous, ça…
Fred - Vous êtes vraiment à l’ouest ! Vous vous rendez compte de la chance que vous avez ? Lucrécia, elle marche qu’en réseaux. Ça fait des semaines que je la tanne pour qu’elle vienne ce soir. Alors détendez-vous et me faites pas honte !
Cécile - Oui, mais si ce n’est pas pour nous, ce n’est pas pour nous !
Fred - Mais arrêtez de vous prendre le chou ! Là, vous êtes sur le plongeoir de dix mètres, vous avez le vertige… Mais dès que vous aurez sauté, vous vous sentirez mieux. Et une fois dans l’eau, alors là…
Jean - Je sens qu’on va faire un plat.
Fred - Fais-moi confiance. Au début, t’as l’impression d’être un gros pervers, rien que le fait d’y penser… et puis une fois que tu l’as fait… t’es super content d’être un gros pervers !
Cécile - Fred, une bonne fois pour toutes, si tu veux nous convaincre, va falloir changer ton discours, parce que là je suis plus...