L’Entropie cocasse

Le professeur Staphylos s’apprêtait à révéler au monde entier le résultat de quarante années de recherches scientifiques.
Il vient d’être assassiné par les sbires de BF15, l’insaisissable et redoutable criminel traqué par les polices des cinq continents.
Dans un bar du quartier du manège se retrouvent les trois héros de cette traque policière :
Hortense, la voyante consolatrice,
Mathieu, l’élégant égoutier,
Clarisse, une voyageuse de passage.
Sauront-ils unir leurs efforts pour faire bon usage de la stupéfiante découverte du professeur Staphylos ?

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Lumière. Clarisse est attablée. Elle lit, cachée derrière un grand journal.

Un café est posé sur la table.

HORTENSE

Bonsoir René. Salut la compagnie. Ca y est j’ai mon billet.

Je pars sous les palmiers dans une quinzaine !

Pension complète, piscine à volonté, doigts de pieds en éventail. Le grand luxe !

Je m’y vois déjà ! Je te rapporterai une étoile de mer pour ta collection de crustacés.

Voyant Clarisse.

Madame, je m’excuse. Vous occupez ma place.

CLARISSE

Non. Pas « madame ». Je m’appelle Clarisse.

Je vous demande pardon. Je vous prie de m’excuser.

Elle laisse sa place à Hortense, va chercher une autre chaise et s’assoit près d’elle.

HORTENSE

René, comme d’habitude, s’il te plaît.

Ne vous vexez pas. C’est que je suis superstitieuse.

Je donne mes consultations publiques ici, sur ce siège.

J’ai un premier patient cet après-midi dans un quart d’heure.

Y vaut mieux pas les rater. Les temps sont difficiles.

CLARISSE

Oui. Le monde appartient aux plus pugnaces d’entre nous.

HORTENSE

Devinez à combien ça me revient huit jours aux Caraïbes, voyage compris.

CLARISSE

Je n’en ai pas la moindre idée.

HORTENSE

Trois mille euros ! Tout inclus. Climatisation, salon de beauté, manucure,

sauna finlandais et j’en passe.

Elle va chercher sa boisson habituelle.

Merci René. Alors vous voyez ? J’ai mes habitudes.

CLARISSE

Trois mille euros ! Vous avez les moyens !

HORTENSE

Je me les donne. Je n’ai jamais pointé au chômage.

Pourtant j’en ai traversé de la grisaille.

Je ne dois rien à personne. Autrement dit… je dois tout à tout le monde !

Au fait, je réalise que je suis incongrue. J’ai oublié de me présenter.

Hortense. Comme la reine, si vous connaissez.

CLARISSE

Oui. La reine Hortense. La mère de Napoléon III.

HORTENSE

Vous êtes sacrément cultivée. C’est le gros Louis, un de mes patients qui me l’a fait remarquer un jour.

« Mademoiselle Hortense, vous êtes sublime » qu’il m’a déclaré.

« De surcroît, vous portez le prénom d’une reine de Hollande ».

Ca m’a rendu fière, moi qui suis une fanatique des tulipes.

CLARISSE

Enchanté, Hortense. Mademoiselle Hortense.

HORTENSE

Mademoiselle Hortense, c’est mon nom de chef d’entreprise.

Je suis présidente directrice générale de la société anonyme M.H.V.C.

CLARISSE

MHVC… Cela ne me dit rien.

HORTENSE

C’est une entreprise individuelle.

MHVC, c'est-à-dire : « Mademoiselle Hortense Voyante Consolatrice ».

Je suis voyante professionnelle en public ici. Consolatrice en privé chez moi.

CLARISSE

Voyante ?

HORTENSE

Oui. Depuis le berceau. J’ai des visions. Je suis voyante-visionnaire.

CLARISSE

Des visions ! De quelle nature ?

HORTENSE

De la nature du malheur. Je ne vois que des événements malheureux en général.

Des faillites, des dépôts de bilan, des maladies mortelles, des séparations tragiques,

des meurtres sanguinolents.

CLARISSE

Le bonheur vous échapperait-il ?

HORTENSE

Il n’apparaît presque jamais dans mes visions. Alors vous comprenez, quand je prédis à l’un de mes patients qu’il va être ruiné, ou malade ou même qu’il va bientôt disparaître, c’est le grand choc, le bouleversement.

C’est à ce moment là que commence mon rôle de consolatrice.

CLARISSE

J’entends. J’entends. Vous voyez ici. Vous consolez chez vous.

HORTENSE

Eh oui ! Je ne peux pas m’empêcher d‘être bonne.

Plus la catastrophe que j’annonce est terrible, plus je dois les consoler, leur remonter les bretelles pour que ça n’arrive pas. Une fois rassurés, ils deviennent généreux.

Et vous ? Qu’est ce que vous me racontez ? Vous êtes nouvelle dans le quartier ?

CLARISSE

Non. Je viens de loin. Je suis à la recherche d’un précieux objet.

HORTENSE

Quoi donc ? Si je peux vous être utile.

CLARISSE

Un diamant. Un énorme diamant.

HORTENSE

Un diamant dans ce quartier ! Comment que c’est possible ?

CLARISSE

Il s’agit d’une bague que j’ai récemment perdue un soir d’ivresse.

J’étais avec cet homme qui me l’avait offerte.

HORTENSE

Votre fiancé ?

CLARISSE

Non. Un homme de passage. Un passager.

Le matin même nous ne savions rien l’un de l’autre.

Il avait frappé à ma porte dans l’après-midi pour me vendre des babioles, des ustensiles de cuisine, je crois.

A force de paroles, il m’embobina comme on dit.

Il était charmant, j’étais seule, à quoi bon résister ?

HORTENSE

A qui le dites-vous ? Des fois c’est un vrai calvaire de résister.

J’en vois certains, ils voudraient une séance à l’œil.

Pour m’enjôler ils font du baratin. Et que j’t’embrouille et que j’t’emberlificote.

Avec moi ça prend pas, j’ai des principes.

Je suis une professionnelle de la voyance directe et de la consolation.

Ils ne me prendraient pas au sérieux si je leur annonçais des misères gratuitement.

Revenons à votre amoureux.

CLARISSE

Il souriait comme l’on doit sourire.

Avec ce juste mélange de tendresse, d’ironie et de gourmandise.

HORTENSE

Je décolle !

CLARISSE

A la tombée du jour, il m’a emmenée dans ce quartier, sur les lieux de son enfance.

Nous avons dîné là-bas, au bout de la rue, dans le bistrot, à l’angle.

A la fin du repas, il a sorti de sa poche un anneau étincelant et l’a glissé à mon doigt.

Il l’avait reçu la veille de sa grand-mère.

HORTENSE

Quel homme !

CLARISSE

Au moment où nous nous sommes embrassés sur cette place, la bague a glissé.

Elle s’est échappé, a roulé le long de la rue en pente puis a disparu.

Dans un égout peut-être.

Je n’ai pas pu me dégager de son étreinte. Je me suis abandonnée.

Il riait. Il riait. J’étais contrariée mais je l’ai suivi.

HORTENSE

Ca, je vous l’aurais prédis si on s’étaient connues avant.

CLARISSE

Nous avons prolongé notre rêve dans l’hôtel, près du manège silencieux.

Au petit matin…

HORTENSE

Il vous a demandé en mariage.

CLARISSE

Le bel oiseau avait repris son vol. J’entendais la pluie contre les vitres.

Hortense essuie furtivement une larme.

Je me suis préparée en hâte et me suis sauvée. Des affaires importantes m’attendaient ailleurs.

HORTENSE

Que c’est triste !

CLARISSE

Pas du tout ! Au contraire !

C’est donc vrai que vous n’êtes pas entraînée à saisir le bonheur à pleines mains quand il passe à votre portée ! Je vous plains !

HORTENSE

Vous m’avez chavirée avec votre marchand d’ustensiles qui fait apparaître des diamants comme un magicien.

Vous espérez le revoir un jour ?

CLARISSE

Evidemment !

HORTENSE

Comment s’appelait-il ?

CLARISSE

L’arc-en-ciel de Bagdad.

HORTENSE

C’est original pour un représentant en ustensiles.

CLARISSE

C’est le nom du diamant ! Toutes les pierres d’exception portent un nom !

Sa voix de velours résonne encore :

« Ma chérie, je vous couronne et vous confie l’arc-en-ciel de Bagdad ».

HORTENSE

C’est pas à moi que ça arriverait !

CLARISSE

Pas un seul de vos… patients… n’a de faiblesse pour vous ? Rassurez-moi.

Vous êtes une belle fille. Vous possédez, me semble t-il-, une réelle nature, altruiste, authentique.

Vous méritez ce qu’il y a de mieux.

HORTENSE

Des fois, y’en a un qui en rajoute.

Une chaîne par ci, une broche par là, un bracelet de pacotille.

CLARISSE

Cela vous sied à merveille.

Il est vrai qu’ils manquent d’imagination.

HORTENSE

Détrompez-vous. Pas tous. Mais, c’est des secrets. Et des secrets… c’est des secrets !

CLARISSE

Vous tombez à pic. J’adore les secrets. J’en connais d’innombrables.

HORTENSE

Vous êtes comique vous ! Je ne vous connaissais pas y’a dix minutes et vous me demandez de vous confier mon intimité.

CLARISSE

Comme il est dit dans la chanson : « Le temps ne fait rien à l’affaire ».

Tout est dans l’intensité.

Cet homme dont je viens de vous parler. Je n’ai pas eu le temps de le découvrir.

Malgré cela nous avons échangé ce que nous recelions de plus intimes en nous :

notre âme !

HORTENSE

Vous croyez ?

CLARISSE

C’est ce que nous enseignent les plus grands philosophes.

HORTENSE

Vous avez lu des philosophes ?

CLARISSE

Cela va de soi.

HORTENSE

J’ai eu un patient philosophe l’année dernière. « J’étudie la sagesse » qu’il me disait.

En tout cas, ce n’est pas avec moi qu’il a préparé son diplôme !

Il était émoustillé par les chœurs de l’armée rouge.

Vous savez « Kalinka » et « Les râteliers de la Volga » ?

Pendant nos séances de consolation, il m’appelait Dimitri.

La sagesse ! Tu parles ! Moi j’appelle ça de l’hypocrisie.

CLARISSE

« Les plus grandes âmes sont capable des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ».

HORTENSE

Si vous le dites.

CLARISSE

Première partie du « Discours de la méthode ». Descartes.

HORTENSE

Vous avez péché ça dans une méthode pour jouer aux cartes ?

CLARISSE

René Descartes. L’un de nos plus brillants penseurs.

HORTENSE

Y paraît que les fameux philosophes, ils font des études pendant leur vie entière pour apprendre a penser.

CLARISSE

Entre nous, c’est un parfait alibi pour ne rien faire d’autre. Penser !

Il faut agir dans la vie ! De l’action que diable !

Alors, ce petit secret ?

HORTENSE

Vous y allez fort. D’accord.

CLARISSE

Je suis tout ouïe.

HORTENSE

Pour mon dernier anniversaire…

CLARISSE

Ca vous fait quel âge ?

HORTENSE

Euh… t’huit ans.

CLARISSE

Je vous écoute.

HORTENSE

Jojo, mon fidèle patient camionneur, m’a invitée a passer un week end dans le Calvados chez sa maîtresse la fameuse…

Elle murmure un nom à l’oreille de Clarisse.

CLARISSE

Non ! L’épouse du ministre des affaires…

HORTENSE

Elle-même ! Elle nous a reçus, avec son mari. Nous sommes quasiment des intimes.

Jojo m’a présentée comme sa sœur jumelle.

Elle en a pincé pour moi.

CLARISSE

C’est hallucinant !

HORTENSE

Elle m’a avoué sa passion le dimanche soir, au clair de lune, au bord du bassin des sylphides.

Elle voulait divorcer, s’enfuir avec moi.

CLARISSE

Vous en avez profité au moins ?

HORTENSE

Non ! Son politicien a passé toute la nuit, à ses genoux, à la supplier de rester.

Le lendemain au petit déjeuner, elle a capitulé.

Je l’entends encore. Quelle allure !

« Si je renonce à mon amour pour cette déesse – c’était ma pomme la déesse en question – ce n’est pas pour votre immonde personne, mais pour éviter le scandale, pour satisfaire votre insatiable ambition, pour votre carrière, pour l’honneur de nos familles, pour sauver la France !

Telle une vierge antique soumise aux caprices des dieux, je m’immole sur l’autel de la patrie !

Pardonne moi, ma bien aimée ».

Elle s’est sacrifiée ! On s’est dit adieu. J’étais toute chose.

CLARISSE

Et votre camionneur ?

HORTENSE

Du coup elle a rompu. Il a eu du chagrin le pauvre Jojo. C’était un romantique, un vrai de vrai. Pour le consoler ils lui ont offert deux poids lourds, aux frais de la princesse.

CLARISSE

Je n’en crois pas mes oreilles !

Avec de tels éléments, vous aviez la possibilité de déstabiliser le gouvernement,

de provoquer un remaniement ministériel, voire une dissolution de l’assemblée nationale ou une révolution !

HORTENSE

Vous auriez fait ça vous ?

CLARISSE

Sans hésiter une seconde !

Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre journée !

Comment peut-on patauger ainsi, trottiner à côté de son destin ?

Dès ma plus tendre enfance, j’ai compris que les bottes de sept lieues n’étaient pas seulement destinées aux petits pieds des gnomes imaginaires, mais aussi aux grandes pointures, aux esprits désireux de conquérir le monde.

Je les ai chaussées et n’ai eu de cesse, depuis, de satisfaire mon unique ambition :

tirer les ficelles de ces marionnettes minuscules qui composent le genre humain !

Au gré de ma fantaisie, j’ai visité les coins et les recoins de notre planète, cette carambole filante, partagée entre les puissants et les impuissants.

Tel un illusionniste, j’ai manipulé des cartes truquées devant des publics béats d’admiration.

Je me suis régalée en observant à la loupe les rouages subtils de la politique.

Dans le sillage des dirigeants, j’ai dansé aux sons d’orchestres désaccordés par mes soins.

Mon mépris envers ces pantins machiavéliques n’a eu d’égal que mon extrême jouissance à les utiliser selon mon bon vouloir.

Si vous saviez Hortense, la satisfaction que l’on éprouve à bâtir son propre avenir, jour après jour, à disposer à loisir de cette irréversible succession d’instants !

Si je pouvais vous insuffler une infime parcelle d’énergie pour vous animer !

Ce serait un effort inutile. Nous sommes différentes.

Vous acceptez, alors que moi, je refuse !

Vous m’entendez, je refuse ! Je refuse !

Aujourd’hui, après avoir tant dominé et utilisé les hommes grâce à mon génie, je vois se profiler à l’horizon l’ombre de la Grande Faucheuse.

Elle vient à ma rencontre en riant aux éclats et se rapproche inexorablement.

Si je ne la brise pas, elle gagnera la partie.

Pour l’anéantir il me manque l’essentiel : l’Eternité !

Elle vacille et tombe.

Comprenez-vous ? L’Eternité !

Elle s’évanouit.

HORTENSE

René, appelle le SAMU des urgences.

Quelle histoire !

Et mon patient, monsieur Charles, qui ne va pas tarder !

En attendant il faut que je me remémore mes visions.

Elle sort de son sac une boule de cristal et un carnet qu’elle feuillette.

Oh, la, la ! C’est épouvantable ce j’ai annoncé à monsieur Charles vendredi dernier.

C’est tragique ! J’espère que je l’ai assez consolé et que ce n’est pas arrivé.

Sinon je lui ferai comprendre qu’il a été trop radin.

C’est vrai ça, il a toujours l’air d’avoir des oursins au fond des poches.

Bon, ensuite…

Professeur Staphylos. Lundi dix huit heures quinze.

Qu’est-ce qu’il m’a fait marrer le Staphylos avec sa formule magique.

Une formule magique ! J’vous jure. J’en vois des déjantés.

Quatre milliards huit cent soixante quinze millions…

CLARISSE (Se redressant brusquement)

Formule magique ! Vous avez dit : « formule magique » ?

HORTENSE

Ah ! Ca fait plaisir ça.

René, tu peux décommander le SAMU des urgences. Elle est revenue.

Ca vous arrive souvent ?

CLARISSE

Je suis sujette à des malaises provoqués par l’inertie, la mollesse de mes contemporains.

HORTENSE

Vous me trouvez molle ?

CLARISSE

N’en parlons plus. Vous venez d’évoquer une formule magique.

HORTENSE

Motus et bouche cousue. Cette fois vous ne m’aurez pas. Je sais me taire.

CLARISSE

Vraiment ?

HORTENSE

J’ai juré. Et quand je jure, je suis une tombe. Une concession à perpétuité.

CLARISSE

Cette formule, d’où la tenez-vous ?

HORTENSE

N’insistez pas, je vous dis. N’insistez pas. Je n’ai pas le droit de la divulguer.

CLARISSE

Ce n’est pas ce que je vous demande.

HORTENSE

Ah bon !

CLARISSE

Pas du tout. Que voulez-vous que je fasse d’une formule magique ?

Ce sont des histoires d’enfants, ou de fou.

HORTENSE

Justement, c’est une histoire de vieux fou. Un autre de mes patients.

CLARISSE

Vous racontez avec un tel talent !

HORTENSE

Il s’agit du professeur Staphylos. Je l’évalue comme carrément timbré.

CLARISSE

A-t-il cherché à vous nuire ?

HORTENSE

Non. C’est un savant international. Chimiste, physicien, membre de l’institut, décoré par des rois, double prix Nobel.

C’est un chercheur. Où plutôt, un trouveur.

Pendant nos entretiens privés, il marmonne souvent des choses étranges.

CLARISSE

Quel genre de choses ?

HORTENSE

Du genre, relaxation du stress viscoplastique, dichlorure d’antimoine dopé au bismuth,

thermodynamique de second ordre, et cætera.

Il m’a même déclaré dans son délire que l’entropie de l’univers ne fait qu’augmenter.

Vous vous rendez compte ? Cinglé, je vous dis !

Je me marre avec lui. Je retiens tout. Je pige que dalle mais je retiens tout.

CLARISSE

A part ça ?

HORTENSE

Figurez-vous qu’il m’a confié un trésor « inestimable » qu’il a prétendu.

« A ne pas mettre entre toutes les mains ».

CLARISSE

Ce sont ses propres mots ?

HORTENSE

Oui. C’est qu’il me considère. Il m’estime digne, honorable, respectable.

CLARISSE

De quoi s’agit-il ?

HORTENSE

«Ceci – qu’il m’a déclaré solennellement, en le posant avec délicatesse sur ma table de nuit – représente l’aboutissement de toute mon existence, vouée à la découverte de la connaissance suprême. Je te le remets car je suis menacé.

Certains sont capables des pires cruautés pour s’en emparer.

Chez toi, il sera à l’abri des convoitises. Nul ne songera à venir le chercher ici».

CLARISSE

Ce doit être un joyau de grande valeur ?

HORTENSE

Que nenni – comme dirait mon aristo – point du tout.

Je ne le traiterais pas de timbré s’il m’avait remis un joyau.

CLARISSE

Vous titillez ma curiosité ! Qu’est ce donc que ce trésor ?

HORTENSE

Un caillou. Un caillou insignifiant.

CLARISSE

A quoi ressemble-t-il ce caillou ?

HORTENSE

A rien ! Aucun rapport avec votre diamant, l’Etoile de Bagdad.

Moi, je mérite que l’étoile du berger.

CLARISSE

Vous l’avez déposé en lieu sûr au moins ?

HORTENSE

Pourquoi ?

Je vous l’ai dis : il a le ciboulot ramollo le Staphylos.

A son âge ce n’est pas inquiétant, c’est logique.

Si je les croyais tous, j’aurais déjanté depuis belle lurette.

Vous voulez le voir ?

CLARISSE

Où est-t-il ?

HORTENSE

Dans mon sac. Je l’utilise en porte bonheur, on ne sait jamais.

Comme disait ma grand-mère :

« Mieux vaut être protégé par le Diable qu’abandonné par Dieu ».

Elle sort une bague de son sac.

Voilà. Admirez la merveille des merveilles.

CLARISSE

Je peux toucher ?

HORTENSE

Bien sûr.

Elle se concentre et fixe la bague.

Antropikokas.

CLARISSE

Qu’est ce que vous dites ?

HORTENSE

Antropikokas. C’est la première partie de la formule magique.

Parce que, tenez vous bien, elle a un pouvoir prodigieux activé par une double formule magique.

Clarisse semble hypnotisée.

Eh ben, ça vous remue cette affaire !

Allez, on rigole.

CLARISSE

Non. On ne rigole pas. On ne rigole plus.

J’arrive au bout de mon parcours. Je vais renaître. De cette enveloppe charnelle, usée par des secondes égrenées comme autant de fins du monde, jaillira bientôt la source de jouvence.

Je vais atteindre la somptuosité immarcescible de la perfection et, de mon trône, dominant l’azur infini, je savourerai enfin la sensation ineffable de n’avoir plus jamais ni passé ni avenir.

Antropikokas.

HORTENSE

Bon, trêve de balivernes.

Je commence à m’inquiéter. Monsieur Charles est en retard. Ca ne lui ressemble pas.

Elle passe la bague à son doigt et se dirige vers la porte d’entrée.

Pas de Charles à l’horizon.

En revanche, voici venir le Mathieu ! Vous allez voir ça, c’est quelque chose le Mathieu.

Une tête, un intellectuel, un puits de science distingué, toujours tiré au quart d’épingle.

CLARISSE

Le Mathieu ?

HORTENSE

C’est qu’il a pris des couleurs pendant ses vacances.

Il est, comme qui dirait, subjugué par ma personne et, moi-même, je ne suis pas indifférente à son charme mystérieux.

Mathieu entre.

Bonsoir Mathieu.

MATHIEU (Il lui fait un baisemain)

Bonsoir mademoiselle Hortense. Quel plaisir de vous retrouver.

HORTENSE

De même Mathieu, de même. Et votre séjour aux îles Galapagrosses ?

MATHIEU

A dire le vrai, je n’en ai guère goûté le charme. J’ai du m’aliter pendant une semaine.

HORTENSE

Vous avez attrapé une vilaine maladie ?

MATHIEU

Pas du tout. Une simple allergie aux iguanes.

HORTENSE

Je vous comprends. Moi aussi j’aurais du mal à m’adapter aux animaux préhistoriques.

Un point commun entre nous, Mathieu.

MATHIEU

Un de plus, mademoiselle Hortense. Un de plus.

HORTENSE

Clarisse, je vous présente Mathieu. L’ami dont je viens de vous entretenir.

Mathieu, voici Clarisse, en visite dans notre quartier.

MATHIEU (Il lui fait un baisemain)

Enchanté, chère madame. Les amis de mademoiselle Hortense sont mes amis.

HORTENSE

On va fêter ça. C’est ma tournée.

Qu’est ce que vous prenez Mathieu ?

MATHIEU

Un calva.

HORTENSE

Et vous ?

CLARISSE

Pareil.

HORTENSE

René, trois calvas. (Elle va chercher les boissons au bar)

Mathieu travaille dans les égouts. Egoutier ! On dirait pas à le voir, il est si élégant.

Si, si Mathieu, je le dis comme je le pense, vous êtes le raffinement personnalisé.

CLARISSE

Egoutier ! Etonnante profession !

MATHIEU

Indispensable !

A dire le vrai, songez à ce que deviendrait notre monde si, au lieu de s’évacuer promptement par des canalisations invisibles, les matières alvines s’amoncelaient autour de nous, annihilant par leur pestilence, non seulement les fragrances les plus subtiles, mais aussi les visions les plus oniriques.

CLARISSE

Je n’ose l’imaginer.

MATHIEU

Pendant des siècles, nuit et jour, nos ancêtres ont jeté par les fenêtres les eaux usées,

les ordures les plus diverses, les urines et les excréments.

HORTENSE

Quelle culture !

MATHIEU

Dès le seizième siècle, quelques ordonnances royales ont tenté de supprimer cette pratique en enjoignant aux propriétaires de construire des fosses d’aisances.

Des peines rigoureuses furent prévues à l’égard des contrevenants. Mais ces appels, considérés alors comme des atteintes à la liberté, ne furent pas ou peu suivis d’effets.

Il fallut attendre la prise de conscience des plus élémentaires notions d’hygiène collective, au milieu du dix neuvième siècle. C’est Eugène Belgrand, ce grand bienfaiteur de l’humanité déféquante qui fut le véritable créateur de l’égout moderne.

HORTENSE

Comment faites-vous Mathieu pour avoir des connaissances si universelles ?

Je bois vos paroles.

CLARISSE

Oui. Quelle érudition ! Quel enthousiasme !

MATHIEU

La passion, mesdames, la passion !

Nous sommes égoutiers de père en fils, depuis mille huit cent cinquante.

CLARISSE

Une véritable dynastie.

MATHIEU

Mon arrière grand-père a commencé sa carrière dans la fameuse compagnie Richer qui était, à l’époque, la plus puissante des entreprises Parisiennes de vidange.

J’espère moi-même transmettre le flambeau à mes enfants. Si j’en ai un jour.

HORTENSE

Vous en aurez Mathieu, vous en aurez.

MATHIEU

Ainsi, madame, vous découvrez notre beau quartier.

CLARISSE

J’en apprécie le pittoresque.

HORTENSE

Elle recherche un diamant qu’elle a perdu un soir dans la rue, au cours d’une relation sentimentale.

Expliquez lui. C’est trop émouvant.

CLARISSE

A quoi bon.

HORTENSE

Peut être qu’il en a entendu causer.

Qui vous dit que votre pierre précieuse elle a pas filé dans les égouts ?

MATHIEU

A dire le vrai, tout est possible. Il nous arrive de mettre la main sur de singuliers objets : pinces à sucre, cochonnets, colliers de chiens, dentiers.

Quand ce ne sont pas des cadavres de chats, de cochons d’inde ou d’animaux exotiques.

HORTENSE

Quelle horreur ! Taisez-vous Mathieu.

A propos de chat, votre enquête sur l’empoisonneur de chats persans, ça avance ?

CLARISSE

Vous menez des enquêtes ?

HORTENSE

Bien sûr qu’il mène ! C’est son passe-temps, son violon dingue.

Quand il sort des égouts, Mathieu est le bras droit de la police.

MATHIEU

Restons discrets à ce sujet. (Baissant la voix)

Je subodore que je vais sous peu accéder à la notoriété.

HORTENSE

Comment ça ?

MATHIEU

Top secret.

Je peux seulement vous révéler que je suis en train d’œuvrer, dans l’ombre, pour l’intérêt supérieur de la Nation.

HORTENSE

Comme les espions ?

MATHIEU

En quelque sorte.

CLARISSE

De quelle façon ?

MATHIEU

Secret d’état !

CLARISSE

Allons, Mathieu, vous en avez trop dit, ou pas assez.

Ni Hortense ni moi ne vous trahirons. Ayez confiance.

Nous sommes curieuses mais discrètes.

N’est ce pas Hortense ?

HORTENSE

Oh, que oui !

CLARISSE

Les pires tortures ne sauraient venir à bout de notre détermination à respecter la parole donnée. Car nous vous donnons notre parole d’honnêtes citoyennes.

N’est ce pas Hortense ?

HORTENSE

Oh que oui ! On peut m’arracher la langue, les ongles les dents, rien. Une carpe !

MATHIEU

Je vous crois mesdames. Je ne vous ferais pas l’offense de mettre votre parole en doute.

CLARISSE

D’autre part, les amis de mademoiselle Hortense sont vos amis ?

MATHIEU

Affirmatif.

HORTENSE et CLARISSE

Alors ?

MATHIEU

A dire le vrai, je suis sur le point de démasquer l’ennemi public numéro un.

CLARISSE

Ils sont nombreux les ennemis publics numéro un.

MATHIEU

Celui que je m’apprête à confondre est le premier.

Il est le premier, et de loin, sur la liste de la B.E.R.G.C.

HORTENSE

La quoi ?

MATHIEU

La B.E.R.G.C. La Brigade Européenne de Recherche des Grands Criminels.

HORTENSE

Vous allez devenir un héros. Comme Arsène Lupin.

MATHIEU

Ce n’est pas mon modèle.

Je suis, je vous l’accorde, un gentleman mais pas un cambrioleur.

CLARISSE

Hortense ! Arsène Lupin !

Mathieu est d’une autre trempe ! Il ne se camoufle pas derrière de ridicules déguisements et d’innombrables identités. Il ose être lui-même.

Nous sommes face à un homme téméraire. Il prend le risque d’apparaître dans la lumière, dépouillé d’artifices pour se lancer à l’assaut de la perversité et du crime organisé.

Quel admirable exemple de maîtrise de soi, d’abnégation, de puissance spirituelle et de virilité ! Vous forcez mon admiration !

HORTENSE

Si seulement tous les hommes vous ressemblaient, Mathieu !

MATHIEU

Vous me gênez toutes les deux.

HORTENSE

Vous êtes trop modeste.

MATHIEU

C‘est vrai. J’ai du mal à prendre conscience de mes qualités.

Pourtant ce n’est pas faute de les avoir éprouvées.

Depuis quelques années, grâce à mon flair, à ma clairvoyance, à mon esprit d’analyse et à mon sixième sens, j’ai souvent apporté mon aide précieuse à la police pour résoudre de sombres et inextricables énigmes.

CLARISSE

Revenons à nos moutons. Ce fameux ennemi public numéro un, qui est-il ?

MATHIEU

Avez- vous déjà entendu parler de BF 15 ?

CLARISSE

Vaguement.

HORTENSE

BF 15 ! J’ai vu une émission spéciale sur BF 15 la semaine dernière, à la télé.

J’en ai encore la chair de poule. C’est un maniaque satanique. Pire qu’un vampire!

On sait qu’il existe mais personne ne l’a encore vu.

MATHIEU

BF 15, c’est son nom de code.

Je dois agir dans la discrétion la plus totale car je le crois sur ses gardes.

Qui sait s’il n’est pas ici, parmi eux.

HORTENSE

Le petit monsieur, là-bas, dans le fond. Il a l’air de ne pas y toucher, mais peut-être qu’il y touche.

MATHIEU

Ce n’est pas lui.

HORTENSE

Comment le savez-vous ?

MATHIEU

Le flair, mademoiselle Hortense, le flair.

HORTENSE

Le grand moustachu sur le côté ?

MATHIEU

Non.

De toute façon, il ne nous échappera pas car les plus fins limiers internationaux et moi-même sommes à ses trousses. Une importante récompense est offerte à celui, ou à celle, qui permettra de le capturer.

CLARISSE

Fascinant !

D’après vous, BF 15 viendrait vadrouiller dans ce quartier obscur, un soir d’errance, pour tuer le temps, alors que le monde entier est son champ d’action ?

MATHIEU

Pas pour tuer le temps, madame. Au contraire.

HORTENSE

C’est du charabia tout ça.

MATHIEU

Non, mademoiselle Hortense. J’ai mes informateurs.

Il rôde autour de nous, lui-même ou un complice.

N’avez-vous rien remarqué d’étrange récemment ?

HORTENSE

Non. Si.

Clarisse. Elle était assise à ma place quand je suis arrivée. Je l’avais plutôt mauvaise.

Mais vous me connaissez, on a sympathisé dans la foulée. Pas vrai ?

CLARISSE

Vous m’en voyez ravie.

Le téléphone de Mathieu sonne.

MATHIEU

Allo… Bonsoir inspecteur… Pas vraiment… Je prends mon travail dans une demi-heure… Tout de suite ?... J’arrive dans cinq minutes.

Je dois vous abandonner. Une affaire urgente en cours.

Au plaisir chère madame. A très bientôt mademoiselle Hortense.

CLARISSE

Au revoir monsieur.

HORTENSE

A plus, Mathieu. Bon courage.

CLARISSE

Il nous laisse sur notre faim.

HORTENSE

Elle y croit ! C’est de l’invention. C’est pas Mathieu qui va coincer BF 15.

Il se fait mousser. J’ai de l’expérience humaine, moi. Il frime !

Gentil, instruit, beau garçon mais frimeur !

Je suis de plus en plus inquiète pour monsieur Charles qui n’arrive pas.

CLARISSE

Si vous ne lui avez prédis que des malheurs à votre monsieur Charles, il se peut qu’ils se soient produits.

HORTENSE (Elle sort une radio de son sac)

Vous permettez ? C’est presque l’heure de l’horoscope sur info-radio.

LA RADIO

Demain matin, de fortes averses orageuses donneront au nord de la Loire des cumuls de précipitation importants…

HORTENSE

C’est encore la météo. J’ai le temps d’aller au petit coin. Ca presse.

LA RADIO

Nous aurons un ciel chaotique du Nord Pas de Calais aux Ardennes.

Elle sort.

Une zone intermédiaire nettement plus ensoleillée…

Nous interrompons notre programme pour vous livrer un bulletin spécial qui nous parvient à l’instant.

Le savant mondialement connu, le professeur Barnabé Staphylos a été assassiné il y a une heure. Selon un voisin, alerté par le tapage, le professeur Staphylos aurait surpris des cambrioleurs en rentrant à son domicile en compagnie d’une jeune stagiaire de son laboratoire.

Dans un article publié avant-hier dans la revue « 2025 », le professeur affirme avoir percé le mystère de l’élasticité temporelle et s’apprêtait à dévoiler à la communauté scientifique internationale, le résultat complet de plusieurs années de recherches.

Le professeur Barnabé Staphylos a déjà vu ses travaux sur l’entropie de l’univers et sur l’exploration méthodique de la pensée minérale récompensés par deux prix Nobel.

Sans aucun doute, les événements vont se précipiter dans les heures qui viennent.

Nous vous ferons part immédiatement des développements de cette affaire stupéfiante.

Restez à l’écoute d’Info-Radio. Info-Radio l’info vraie.

Hortense revient des toilettes.

A part cela, tout est calme, l’ordre règne sur l’ensemble du territoire.

Je vous laisse en compagnie de la délicieuse…

HORTENSE (Elle éteint la radio)

Ma montre retarde, j’ai raté l’horoscope.

Vous en faites une tête.

Il vous aurait donc émotionné le Mathieu avec ses enquêtes énigmatiques ?

CLARISSE

Pas du tout.

HORTENSE

Je m’inquiète sérieusement pour monsieur Charles.

Pourvu que mes prédictions ne se soient pas mises en œuvre !

CLARISSE

Réfléchissez Hortense.

Soit vous êtes une vraie voyante et vos visions sont exactes, soit vous êtes une mystificatrice et tout n’est que mensonge.

Il est donc inutile de vouloir consoler vos patients pour leur éviter de passé à côté de leur destinée.

HORTENSE

Quand même, je maintiens. Des fois ça marche.

CLARISSE

Pour votre monsieur Charles, vous ne deviez pas être en forme.

Vous avez eu la perception d’une situation fausse et fantasmagorique.

HORTENSE

En tout cas, je vais d’abord aller me changer puis faire un tour chez monsieur Charles.

On ne sait jamais, si je peux encore réparer les dégâts.

Vous restez ? Je vous laisse ma radio. Je reviens après.

Ca me ferait tellement plaisir de vous aider à récupérer votre diamant.

CLARISSE

Vous êtes charmante. Je vous attends Hortense.

HORTENSE

A tout à l’heure.

CLARISSE

C’est cela, à tout à l’heure

Elle allume la radio.

LA RADIO

Info-Radio, l’info vraie.

Le meurtre du célèbre savant Barnabé Staphylos vient d’être confirmé par le ministre de l’intérieur.

Ecoutons le porte parole du gouvernement en direct de l’Elysée.

« Mesdames, messieurs,

Tout d’abord, le président de la république et l’ensemble du gouvernement tiennent à présenter leurs condoléances à la famille de l’illustre scientifique qui vient d’être sauvagement assassiné.

Un tel crime ne restera pas impuni. Les coupables seront traqués sans relâche et subiront le châtiment qu’ils méritent.

Il y a trois jours, le professeur Barnabé Staphylos annonçait à la presse sa conférence imminente à l’UNESCO.

Se sachant menacé, il avait pris la précaution d’envoyer au ministère de la recherche le

compte rendu de ses travaux et un message à rendre public immédiatement, au cas où il viendrait à disparaître.

Ce malheur vient hélas de se produire.

Voici ce qu’il tenait à communiquer aux habitants de notre planète.

«Chers amis,

Depuis l’aube de l’humanité, nous naissons, nous vivons, nous mourrons.

La vie et la mort, indéfectiblement liées se succèdent dans une permanence biologique universelle que nous appelons : le temps.

Jusqu’à présent, nul n’a été en mesure d’en interrompre le cours.

Mes travaux acharnés, poursuivis pendant cinq décennies, m’ont permis d’élucider le mystère du temps et d’accéder à la connaissance suprême : l’immortalité.

J’ai découvert et analysé l’empreinte génétique d’une météorite venue des confins de notre galaxie et projetée sur la terre voilà plus de quatre milliards d’années.

Elle possède le pouvoir de prolonger à volonté la vie humaine, à condition de lui parler son propre langage. J’ai pu réduire ce langage à deux formules qui représentent l’aboutissement de ma longue carrière d’homme de science.

Je suis en danger car certains sont capables des pires cruautés pour me les arracher.

Aussi, aujourd’hui même, j’ai déposé cet objet, sous la forme d’une bague ordinaire, entre les mains d’une amie proche. Une personne de confiance, admirable, honnête et discrète, qui se reconnaîtra.

Dorénavant, elle seule, parmi nos milliards de contemporains, sera en mesure d’apprivoiser l’extravagante chimère qui vit en chacun de nous : devenir immortel.

Qu’elle en fasse bon usage ».

Mesdames, messieurs, c’était le dernier message du professeur Staphylos.

Dans trois jours des obsèques nationales lui seront réservées, puis son corps ira reposer au Panthéon, auprès de tous ces esprits supérieurs et lumineux qui ont façonné notre nation grâce à leur génie.

Je vous remercie de votre attention ».

CLARISSE (Elle arrête la radio et compose un numéro de téléphone)

Allo

Tout est prêt. Faites griller les marrons, la dinde est sur le plateau.

Je répète, faites griller les marrons, la dinde est sur le plateau.

Je veux la déguster dans cinq minutes.

Chez elle, comme prévu.

Sa grosse bague avec la pierre et son sac.

On n’a plus besoin d’elle.

Vous l’assommez, vous la ficelez aux parpaings et vous la balancez dans la Seine.

Ne perdez pas de temps, chaque seconde est précieuse.

Pas vicieuse. Précieuse. Chaque seconde est précieuse.

Mathieu entre précipitamment.

MATHIEU

Mademoiselle Hortense est partie ?

CLARISSE

Oui. Le devoir l’appelait. Vous me semblez soucieux ?

MATHIEU

Je m’inquiète pour elle.

CLARISSE

Que craignez-vous ? C’est une grande personne. Vous ne seriez pas un peu…

MATHIEU

Mais non, mais non. Elle est trop indépendante.

Mon flair me signale qu’elle court un danger imminent.

CLARISSE

C’est absurde ! Vous êtes trop imprégné de votre rôle de justicier.

Laissez Hortense vivre. Nous sommes entre gens du monde, sympathiques.

Personne ne la menace.

MATHIEU

A dire le vrai, je viens d’apprendre la mort du professeur Barnabé Staphylos.

CLARISSE

Le savant ? Quel rapport avec Hortense ?

MATHIEU

C’était un de ses clients.

CLARISSE

Les clients d’Hortense ne sont pas immortels. Ils casseront tous leur pipe un jour ou l’autre.

MATHIEU

Celui-ci était exceptionnel.

Depuis peu, diverses menaces l’avaient amené à craindre pour sa vie.

Il a donc confié à mademoiselle Hortense un objet « inestimable , à ne pas mettre entre toutes les mains ».

CLARISSE

Vous m’en apprenez de belles !

MATHIEU

Elle m’a livré quelques confidences l’autre jour. Je la crois.

Mademoiselle Hortense est parfois écervelée, mais toujours honnête, franche, sincère.

Pour sûr, on peut se fier à sa discrétion.

CLARISSE

Et vous voulez me faire croire que vous n’êtes pas épris ?

MATHIEU

Il s’agit d’une affaire très grave.

De plus, tout cela corrobore le résultat de mes investigations.

CLARISSE

Vous m’effrayez.

MATHIEU

Mon heure de gloire approche. Je suis sur le point de vaincre BF 15.

CLARISSE

Vaincre BF 15 ! N’est ce pas présomptueux ?

MATHIEU

J’ai l’intime conviction qu’il nous observe, qu’il nous guette et se lèche les babines.

Il est proche de nous, se dissimulant derrière des apparences trompeuses.

Invaincu mais non pas invincible.

Il ne se cache plus pour longtemps. Le fauve s’apprête à bondir hors de sa tanière.

Je vais l’affronter.

Tel Héraclès étouffant le lion de Némée dans ses bras puissants, je délivrerai le monde d’une abominable créature insatiable et malfaisante.

CLARISSE

Quel héros vous faites ! Hortense à raison de vous admirer.

MATHIEU

Elle m’admire ?

CLARISSE

Pour quelles raisons, cette créature, BF 15, serait-elle parmi nous ?

MATHIEU

Pour contacter Hortense. Le professeur l’adorait. Il s’exprimait librement avec elle.

Et cet objet qu’il lui a remis. Tout cela est lié.

Parce que, d’après moi, le professeur Staphylos a découvert le phénomène le plus stupéfiant qui se puisse imaginer.

CLARISSE

Quel phénomène ?

MATHIEU

Je crois le savoir. Je reste persuadé que seuls le professeur et BF 15 détiennent la clé du mystère. Ils se connaissent. J’en suis certain, ils se connaissent.

Peut-être ont-ils reçu la même formation scientifique. Peut-être ont-ils collaboré dans le passé.

Je suppute, vous voyez, je suppute.

CLARISSE

Vous supputez fort habilement, monsieur le fin limier.

Mathieu réalise soudain que Clarisse se joue de lui.

MATHIEU

Bon sang, mais c’est bien sûr ! J’aurais du m’en douter.

Je ne vous ai jamais vue dans les parages. Vous êtes sa complice.

C’est lui qui vous envoie.

Où est-il ? Vous allez parler ?

Il se précipite vers Clarisse. Elle se redresse et le toise.

CLARISSE

Ne me touchez pas. Pour qui vous prenez-vous ?

Pour Héraclès ? Regardez vous, monsieur l’égoutier. Vous êtes ridicule, petit.

Le bras droit de la police ! Ils ne sont pas fauchés avec ça !

Un bras droit qui se conduit comme un pied gauche ! Car vous êtes gauche, minable !

Amoureux transi, flic raté, gentleman tape-à-l’œil.

Cette passion pour votre métier ne me surprend pas. Vous devez évoluer dans les égouts comme dans votre milieu naturel. Comme un poisson dans l’eau.

MATHIEU

Vous avez beau me narguer, vous et votre patron vous êtes cuits.

CLARISSE

Quel patron ?

MATHIEU

BF 15. Ce cerveau démoniaque. Partout invisible et partout présent.

Cette fois il ne nous échappera pas.

CLARISSE

BF 15 n’est pas mon patron. Je n’ai pas de patron.

Je ne suis pas non plus sa complice. BF 15 n’a pas de complice.

MATHIEU

Je ne vous crois pas. Vous allez me conduire jusqu’à lui, sur le champ.

CLARISSE

Espèce d’abruti !

Vous vous représentez BF 15 sous les traits glacials d’un homme fort, à la stature imposante, à l’allure virile, car vous êtes aveuglé par les préjugés de votre misérable éducation.

Tout cela est faux.

BF 15 est un esprit supérieur dans une enveloppe passe-partout.

Ouvrez les yeux mon cher.

MATHIEU

Mais vous, mais vous…

CLARISSE

Eh oui, mon brave. Je suis BF 15 !

Pendant mes études universitaires, j’étais la meilleure élève du professeur Staphylos.

Nous étions très proches, comprenez vous ? Très proches.

J’ai réalisé d’innombrables expériences sous sa conduite. Je savais ce qu’il cherchait.

J’ai attendu obstinément la fin de ses interminables travaux. Aujourd’hui, je triomphe.

J’ai débuté ma carrière de…comment dites vous ? Cerveau démoniaque, en lui dérobant de

précieux documents pour les revendre à des puissances étrangères.

Ce fut si exaltant, je me suis prise au jeu.

Je suis devenue très vite complice des dirigeants pour nourrir les peuples de promesses sans lendemain.

J’ai brisé des rêves de fortune et entretenu de folles espérances pour mieux les ruiner ensuite.

J’ai ri de la crédulité des petits et de l’insolence des grands devant des dieux factices repus de suffisance.

Dissimulée dans les coulisses du vaste théâtre universel, j’ai agi sur le destin des nations.

J’ai navigué, jour après jour, sur l’océan sans limites de la lâcheté humaine, d’écueils en tourbillons, de ports éclatants en îles désertes.

Mon unique but : m’amuser, rire, m’enivrer de pouvoir occulte, atteindre le plaisir suprême à force de contempler la médiocrité de vos semblables.

Ce soir, je fais escale pour la dernière fois.

Je vais regagner mon vaisseau en possession de l’arme absolue. C’est moi, et moi seule, qui vais terrasser la Mort et poursuivre mon périple au-delà de l’éternité !

MATHIEU

Le vol des cinq Velasquez en 1995 ?

CLARISSE

C’est moi.

MATHIEU

La faillite de la Banque Mondiale ?

CLARISSE

C’est moi.

MATHIEU

L’enlèvement des milliardaires siamoises Thaîlandaises…

CLARISSE

C’est moi, c’est moi, c’est moi !

MATHIEU

Le professeur Staphylos ?

CLARISSE

Une erreur !

Le professeur est rentré chez lui trop tôt, pressé de séduire sa nouvelle conquête.

Mes sbires se sont fait surprendre. Ils se sont affolés. Ils devaient simplement s’emparer de la pierre et dérober les formules magiques.

Ils n’ont rien trouvé car le vieux cochon avait déjà mis ses trouvailles à l’abri entre les mains de votre couillonne d’Hortense.

Etant au courant de leurs relations privilégiées, je suis venue ici pour la cuisiner.

MATHIEU

Mademoiselle Hortense ! Il faut que je l’appelle.

CLARISSE

Trop tard, crétin !

Votre idole nous a quitté. A cette minute, elle s’enfonce inéluctablement dans des eaux croupies de la Seine, ligotée, lestée comme une montgolfière.

MATHIEU

Vous êtes un monstre !

Il se jette sur elle pour la maîtriser. Elle sort une arme et le menace.

CLARISSE

Oui. Je suis.

MATHIEU

Vous ne vous en sortirez pas. Le quartier est bouclé. Je savais que BF 15 rôdait par ici.

CLARISSE

L’immortalité !

C’est ma dernière acquisition. Je vais vivre, danser, virevolter jusqu’à la fin des temps.

Je vais traverser les siècles à venir, alors que vous tous, pitoyables bouffons mortels, réduits en poussière, serez dispersés sur le vaste charnier nauséabond des multitudes anonymes.

Hortense entre en hurlant, affolée, en larmes.

Au passage, elle bouscule Clarisse qui s’enfuit.

HORTENSE

Au secours, au voleur ! Au voleur, au secours !

Mathieu, sauvez moi !

On a tenté de me zigouiller. Des sauvages ! Ils voulaient m’enlever, me couper en morceaux. Ils m’ont arraché mon sac. Ils sont là, ils reviennent.

Appelez la police, Mathieu.

MATHIEU

Calmez vous, mademoiselle Hortense. Calmez vous. Je suis prêt à les maîtriser.

HORTENSE

Protégez moi, protégez moi. J‘ai eu tellement peur.

Pourquoi ? Pourquoi moi ? J’ai jamais fait de tord à personne.

MATHIEU

Ne vous inquiétez pas.

HORTENSE

« C’est elle », que j’ai entendu en arrivant devant ma porte.

Je n’ai pas eu le temps de réagir. Ils étaient deux. Un qui tirait mon sac et l’autre qui avait sorti un couteau pour me couper un doigt. Celui-ci.

« On va te faire la peau pouffiasse », qu’ils me lançaient en ricanant avec leurs faces de tueurs en gage.

Ils ont essayé de me bâillonner. Heureusement, j’ai de l’énergie.

J’ai hurlé. « Anatole » que j’ai crié. Vous savez, Anatole, mon voisin de palier, le champion de karaté. Il est sorti en quatrième vitesse. Les voyous se sont enfuis.

Ils ont pris la poudre d’escrampette avec mon sac et mon billet pour la Martinique.

MATHIEU

D’escampette, mademoiselle Hortense. D’es – cam – pette.

HORTENSE

Hein ? Enfin, ils ont déguerpi.

MATHIEU

Elle s’est enfuie.

HORTENSE

Qui ?

MATHIEU

Clarisse.

HORTENSE

Enfuie ?

MATHIEU

Oui. C’est elle qui est à l’origine de tout cela.

HORTENSE

Qu’est ce que vous me chantez là ?

MATHIEU

A dire le vrai, tous les éléments s‘imbriquent à présent. Ce qui vient de vous arriver, Clarisse, BF 15, la pierre, les travaux du professeur, son assassinat.

HORTENSE

Quoi ! Assassiné mon Staphylos ! Ca alors, ça m’la coupe !

MATHIEU

Clarisse et BF 15 ne font qu’un. Elle était ici ce soir pour vous faire parler.

Elle vous savait en excellents termes avec lui. Elle se doutait que son vieux maître, volubile et

original, vous avez mis dans la confidence.

Pour obtenir votre confiance et vous apparaître sympathique, elle s’est inventé une histoire de diamant à l’eau de rose.

HORTENSE

Pour me tirer les vers du nez !

MATHIEU (pensif)

Voyons, une bague. Quelle andouille !

HORTENSE

Mathieu !

Mathieu saisit la main d’Hortense.

MATHIEU

La voici l’inimaginable découverte !

HORTENSE

Ce machin ?

MATHIEU

Vos agresseurs sont les hommes de mains de Clarisse BF 15.

Ils étaient décidés à s’emparer de votre bague car sa valeur est réellement inestimable.

Un détail m’échappe cependant.

HORTENSE

Quel détail ?

MATHIEU

Pourquoi diable ont-ils emporté votre sac ?

HORTENSE

Ben, à cause de mon carnet avec les formules, pardi.

MATHIEU

Les formules ?

HORTENSE

Oui, les formules magiques pour faire fonctionner la pierre.

Antropikokas ! Plus un numéro que j’ai noté sur mon carnet de prédictions.

MATHIEU

Vous vous en souvenez ?

HORTENSE

Pas du tout. C’est de la rigolade. Discuter avec un caillou !

Je ne suis pas un savant moi ! Je suis équilibrée.

MATHIEU

A dire le vrai, l’incroyable n’est pas impossible.

Les mystères d’aujourd’hui sont les évidences de demain. Et vice versa.

HORTENSE

Vous feriez mieux de poursuivre ces crapules.

MATHIEU

Je ne m’inquiète pas outre mesure. Mes collègues de la brigade criminelle sont à l’affût et nos trois lascars ne vont pas courir longtemps.

Vous vous rendez compte, j’ai réussi à démasquer BF15. Quel coup d’éclat !

Mon nom fera sous peu la Une de l’actualité mondiale.

HORTENSE

Je suis fière de vous, Mathieu.

MATHIEU

Dans quelques heures je serai célèbre. J’espère conserver la lucidité nécessaire pour affronter avec sérénité mon futur statut de star.

En attendant, le devoir m’appelle. Je vous quitte pour aller retrouver mes chers égouts.

Je vais accomplir mon labeur nocturne et souterrain avant de flamboyer sous les projecteurs.

A demain, mademoiselle Hortense.

HORTENSE

A demain Mathieu et encore toutes mes sincères félicitations.

Elle allume la radio.

LA RADIO

Vous êtes sur Info-Radio. Info-Radio, l’info vraie.

Du nouveau dans l’affaire Staphylos.

La police vient d’arrêter dans le quartier du manège, deux individus soupçonnés d’être les

meurtriers du professeur. Peu avant leur interpellation, ils avaient agressé une voyante extralucide devant son domicile.

Selon un témoin, ils se sont emparé de son sac et l’ont remis à une complice qui a aussitôt pris la fuite à bord d’un puissant véhicule immatriculé en Italie.

Il pourrait s’agir de l’ennemi public numéro un, l’insaisissable BF 15 qui, depuis plus de dix ans, se joue des pièges les plus élaborés.

Il semble que cette fois, grâce à une efficace collaboration entre les services de la surveillance du territoire et un jeune détective de talent nommé Mathieu, BF 15 soit sur le point d’être terrassé.

Restez à l’écoute d’Info-Radio.

Dans quelques minutes, une édition spéciale de notre rédaction, en direct de Londres, Washington, Berlin et Tokyo, donnera la paroles aux plus éminents spécialistes de la communauté scientifique internationale pour vous éclairer sur la fabuleuse découverte du professeur Staphylos.

HORTENSE (Elle éteint la radio)

C’est donc vrai, ce n’est pas un plaisantin le Mathieu. On va le voir à la télé.

Je savais qu’un jour il nous épaterait.

Et l’autre sainte-nitouche avec son éternité ! Elle m’a pris pour une demeurée.

« Vous méritez ce qu’il y a de mieux.

Cela vous sied à merveille.

Vous racontez avec un tel talent ».

Heureusement que je suis fine, et que j’ai de la mémoire.

Elle se concentre sur la bague.

Antropikokas !

Quatre milliards huit cent soixante quinze millions neuf cent quinze mille deux cent quarante et un.

Je me sens toute chose.

Après tout moi aussi je mérite l’éternité.

Premièrement, ça remplacera mes vacances aux Antilles.

Secondement, quand on a reçu comme moi le don exceptionnel de déchiffrer l’avenir et de réconforter l’humanité, c’est normal de devenir éternelle.

Salut, la compagnie.

FIN

Texte déposé à la S.A.C.D.

(Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques)

adresse internet de Jean Pierre Avonts – Saint Lager :

asljp@wanadoo.fr

AVERTISSEMENT

Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France).

Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

LENTROPIE

COCASSE

de

Jean Pierre Avonts-Saint-Lager

L’action se passe dans un bar

Personnages :

HORTENSE : habituée du bar

MATHIEU : autre habitué du bar

CLARISSE : consommatrice de passage

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Lumière. Clarisse est attablée. Elle lit, cachée derrière un grand journal.

Un café est posé sur la table.

HORTENSE

Bonsoir René. Salut la compagnie. Ca y est j’ai mon billet.

Je pars sous les palmiers dans une quinzaine !

Pension complète, piscine à volonté, doigts de pieds en éventail. Le grand luxe !

Je m’y vois déjà ! Je te rapporterai une étoile de mer pour ta collection de crustacés.

Voyant Clarisse.

Madame, je m’excuse. Vous occupez ma place.

CLARISSE

Non. Pas « madame ». Je m’appelle Clarisse.

Je vous demande pardon. Je vous prie de m’excuser.

Elle laisse sa place à Hortense, va chercher une autre chaise et s’assoit près d’elle.

HORTENSE

René, comme d’habitude, s’il te plaît.

Ne vous vexez pas. C’est que je suis superstitieuse.

Je donne mes consultations publiques ici, sur ce siège.

J’ai un premier patient cet après-midi dans un quart d’heure.

Y vaut mieux pas les rater. Les temps sont difficiles.

CLARISSE

Oui. Le monde appartient aux plus pugnaces d’entre nous.

HORTENSE

Devinez à combien ça me revient huit jours aux Caraïbes, voyage compris.

CLARISSE

Je n’en ai pas la moindre idée.

HORTENSE

Trois mille euros ! Tout inclus. Climatisation, salon de beauté, manucure,

sauna finlandais et j’en passe.

Elle va chercher sa boisson habituelle.

Merci René. Alors vous voyez ? J’ai mes habitudes.

CLARISSE

Trois mille euros ! Vous avez les moyens !

HORTENSE

Je me les donne. Je n’ai jamais pointé au chômage.

Pourtant j’en ai traversé de la grisaille.

Je ne dois rien à personne. Autrement dit… je dois tout à tout le monde !

Au fait, je réalise que je suis incongrue. J’ai oublié de me présenter.

Hortense. Comme la reine, si vous connaissez.

CLARISSE

Oui. La reine Hortense. La mère de Napoléon III.

HORTENSE

Vous êtes sacrément cultivée. C’est le gros Louis, un de mes patients qui me l’a fait remarquer un jour.

« Mademoiselle Hortense, vous êtes sublime » qu’il m’a déclaré.

« De surcroît, vous portez le prénom d’une reine de Hollande ».

Ca m’a rendu fière, moi qui suis une fanatique des tulipes.

CLARISSE

Enchanté, Hortense. Mademoiselle Hortense.

HORTENSE

Mademoiselle Hortense, c’est mon nom de chef d’entreprise.

Je suis présidente directrice générale de la société anonyme M.H.V.C.

CLARISSE

MHVC… Cela ne me dit rien.

HORTENSE

C’est une entreprise individuelle.

MHVC, c'est-à-dire : « Mademoiselle Hortense Voyante Consolatrice ».

Je suis voyante professionnelle en public ici. Consolatrice en privé chez moi.

CLARISSE

Voyante ?

HORTENSE

Oui. Depuis le berceau. J’ai des visions. Je suis voyante-visionnaire.

CLARISSE

Des visions ! De quelle nature ?

HORTENSE

De la nature du malheur. Je ne vois que des événements malheureux en général.

Des faillites, des dépôts de bilan, des maladies mortelles, des séparations tragiques,

des meurtres sanguinolents.

CLARISSE

Le bonheur vous échapperait-il ?

HORTENSE

Il n’apparaît presque jamais dans mes visions. Alors vous comprenez, quand je prédis à l’un de mes patients qu’il va être ruiné, ou malade ou même qu’il va bientôt disparaître, c’est le grand choc, le bouleversement.

C’est à ce moment là que commence mon rôle de consolatrice.

CLARISSE

J’entends. J’entends. Vous voyez ici. Vous consolez chez vous.

HORTENSE

Eh oui ! Je ne peux pas m’empêcher d‘être bonne.

Plus la catastrophe que j’annonce est terrible, plus je dois les consoler, leur remonter les bretelles pour que ça n’arrive pas. Une fois rassurés, ils deviennent généreux.

Et vous ? Qu’est ce que vous me racontez ? Vous êtes nouvelle dans le quartier ?

CLARISSE

Non. Je viens de loin. Je suis à la recherche d’un précieux objet.

HORTENSE

Quoi donc ? Si je peux vous être utile.

CLARISSE

Un diamant. Un énorme diamant.

HORTENSE

Un diamant dans ce quartier ! Comment que c’est possible ?

CLARISSE

Il s’agit d’une bague que j’ai récemment perdue un soir d’ivresse.

J’étais avec cet homme qui me l’avait offerte.

HORTENSE

Votre fiancé ?

CLARISSE

Non. Un homme de passage. Un passager.

Le matin même nous ne savions rien l’un de l’autre.

Il avait frappé à ma porte dans l’après-midi pour me vendre des babioles, des ustensiles de cuisine, je crois.

A force de paroles, il m’embobina comme on dit.

Il était charmant, j’étais seule, à quoi bon résister ?

HORTENSE

A qui le dites-vous ? Des fois c’est un vrai calvaire de résister.

J’en vois certains, ils voudraient une séance à l’œil.

Pour m’enjôler ils font du baratin. Et que j’t’embrouille et que j’t’emberlificote.

Avec moi ça prend pas, j’ai des principes.

Je suis une professionnelle de la voyance directe et de la consolation.

Ils ne me prendraient pas au sérieux si je leur annonçais des misères gratuitement.

Revenons à votre amoureux.

CLARISSE

Il souriait comme l’on doit sourire.

Avec ce juste mélange de tendresse, d’ironie et de gourmandise.

HORTENSE

Je décolle !

CLARISSE

A la tombée du jour, il m’a emmenée dans ce quartier, sur les lieux de son enfance.

Nous avons dîné là-bas, au bout de la rue, dans le bistrot, à l’angle.

A la fin du repas, il a sorti de sa poche un anneau étincelant et l’a glissé à mon doigt.

Il l’avait reçu la veille de sa grand-mère.

HORTENSE

Quel homme !

CLARISSE

Au moment où nous nous sommes embrassés sur cette place, la bague a glissé.

Elle s’est échappé, a roulé le long de la rue en pente puis a disparu.

Dans un égout peut-être.

Je n’ai pas pu me dégager de son étreinte. Je me suis abandonnée.

Il riait. Il riait. J’étais contrariée mais je l’ai suivi.

HORTENSE

Ca, je vous l’aurais prédis si on s’étaient connues avant.

CLARISSE

Nous avons prolongé notre rêve dans l’hôtel, près du manège silencieux.

Au petit matin…

HORTENSE

Il vous a demandé en mariage.

CLARISSE

Le bel oiseau avait repris son vol. J’entendais la pluie contre les vitres.

Hortense essuie furtivement une larme.

Je me suis préparée en hâte et me suis sauvée. Des affaires importantes m’attendaient ailleurs.

HORTENSE

Que c’est triste !

CLARISSE

Pas du tout ! Au contraire !

C’est donc vrai que vous n’êtes pas entraînée à saisir le bonheur à pleines mains quand il passe à votre portée ! Je vous plains !

HORTENSE

Vous m’avez chavirée avec votre marchand d’ustensiles qui fait apparaître des diamants comme un magicien.

Vous espérez le revoir un jour ?

CLARISSE

Evidemment !

HORTENSE

Comment s’appelait-il ?

CLARISSE

L’arc-en-ciel de Bagdad.

HORTENSE

C’est original pour un représentant en ustensiles.

CLARISSE

C’est le nom du diamant ! Toutes les pierres d’exception portent un nom !

Sa voix de velours résonne encore :

« Ma chérie, je vous couronne et vous confie l’arc-en-ciel de Bagdad ».

HORTENSE

C’est pas à moi que ça arriverait !

CLARISSE

Pas un seul de vos… patients… n’a de faiblesse pour vous ? Rassurez-moi.

Vous êtes une belle fille. Vous possédez, me semble t-il-, une réelle nature, altruiste, authentique.

Vous méritez ce qu’il y a de mieux.

HORTENSE

Des fois, y’en a un qui en rajoute.

Une chaîne par ci, une broche par là, un bracelet de pacotille.

CLARISSE

Cela vous sied à merveille.

Il est vrai qu’ils manquent d’imagination.

HORTENSE

Détrompez-vous. Pas tous. Mais, c’est des secrets. Et des secrets… c’est des secrets !

CLARISSE

Vous tombez à pic. J’adore les secrets. J’en connais d’innombrables.

HORTENSE

Vous êtes comique vous ! Je ne vous connaissais pas y’a dix minutes et vous me demandez de vous confier mon intimité.

CLARISSE

Comme il est dit dans la chanson : « Le temps ne fait rien à l’affaire ».

Tout est dans l’intensité.

Cet homme dont je viens de vous parler. Je n’ai pas eu le temps de le découvrir.

Malgré cela nous avons échangé ce que nous recelions de plus intimes en nous :

notre âme !

HORTENSE

Vous croyez ?

CLARISSE

C’est ce que nous enseignent les plus grands philosophes.

HORTENSE

Vous avez lu des philosophes ?

CLARISSE

Cela va de soi.

HORTENSE

J’ai eu un patient philosophe l’année dernière. « J’étudie la sagesse » qu’il me disait.

En tout cas, ce n’est pas avec moi qu’il a préparé son diplôme !

Il était émoustillé par les chœurs de l’armée rouge.

Vous savez « Kalinka » et « Les râteliers de la Volga » ?

Pendant nos séances de consolation, il m’appelait Dimitri.

La sagesse ! Tu parles ! Moi j’appelle ça de l’hypocrisie.

CLARISSE

« Les plus grandes âmes sont capable des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ».

HORTENSE

Si vous le dites.

CLARISSE

Première partie du « Discours de la méthode ». Descartes.

HORTENSE

Vous avez péché ça dans une méthode pour jouer aux cartes ?

CLARISSE

René Descartes. L’un de nos plus brillants penseurs.

HORTENSE

Y paraît que les fameux philosophes, ils font des études pendant leur vie entière pour apprendre a penser.

CLARISSE

Entre nous, c’est un parfait alibi pour ne rien faire d’autre. Penser !

Il faut agir dans la vie ! De l’action que diable !

Alors, ce petit secret ?

HORTENSE

Vous y allez fort. D’accord.

CLARISSE

Je suis tout ouïe.

HORTENSE

Pour mon dernier anniversaire…

CLARISSE

Ca vous fait quel âge ?

HORTENSE

Euh… t’huit ans.

CLARISSE

Je vous écoute.

HORTENSE

Jojo, mon fidèle patient camionneur, m’a invitée a passer un week end dans le Calvados chez sa maîtresse la fameuse…

Elle murmure un nom à l’oreille de Clarisse.

CLARISSE

Non ! L’épouse du ministre des affaires…

HORTENSE

Elle-même ! Elle nous a reçus, avec son mari. Nous sommes quasiment des intimes.

Jojo m’a présentée comme sa sœur jumelle.

Elle en a pincé pour moi.

CLARISSE

C’est hallucinant !

HORTENSE

Elle m’a avoué sa passion le dimanche soir, au clair de lune, au bord du bassin des sylphides.

Elle voulait divorcer, s’enfuir avec moi.

CLARISSE

Vous en avez profité au moins ?

HORTENSE

Non ! Son politicien a passé toute la nuit, à ses genoux, à la supplier de rester.

Le lendemain au petit déjeuner, elle a capitulé.

Je l’entends encore. Quelle allure !

« Si je renonce à mon amour pour cette déesse – c’était ma pomme la déesse en question – ce n’est pas pour votre immonde personne, mais pour éviter le scandale, pour satisfaire votre insatiable ambition, pour votre carrière, pour l’honneur de nos familles, pour sauver la France !

Telle une vierge antique soumise aux caprices des dieux, je m’immole sur l’autel de la patrie !

Pardonne moi, ma bien aimée ».

Elle s’est sacrifiée ! On s’est dit adieu. J’étais toute chose.

CLARISSE

Et votre camionneur ?

HORTENSE

Du coup elle a rompu. Il a eu du chagrin le pauvre Jojo. C’était un romantique, un vrai de vrai. Pour le consoler ils lui ont offert deux poids lourds, aux frais de la princesse.

CLARISSE

Je n’en crois pas mes oreilles !

Avec de tels éléments, vous aviez la possibilité de déstabiliser le gouvernement,

de provoquer un remaniement ministériel, voire une dissolution de l’assemblée nationale ou une révolution !

HORTENSE

Vous auriez fait ça vous ?

CLARISSE

Sans hésiter une seconde !

Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre journée !

Comment peut-on patauger ainsi, trottiner à côté de son destin ?

Dès ma plus tendre enfance, j’ai compris que les bottes de sept lieues n’étaient pas seulement destinées aux petits pieds des gnomes imaginaires, mais aussi aux grandes pointures, aux esprits désireux de conquérir le monde.

Je les ai chaussées et n’ai eu de cesse, depuis, de satisfaire mon unique ambition :

tirer les ficelles de ces marionnettes minuscules qui composent le genre humain !

Au gré de ma fantaisie, j’ai visité les coins et les recoins de notre planète, cette carambole filante, partagée entre les puissants et les impuissants.

Tel un illusionniste, j’ai manipulé des cartes truquées devant des publics béats d’admiration.

Je me suis régalée en observant à la loupe les rouages subtils de la politique.

Dans le sillage des dirigeants, j’ai dansé aux sons d’orchestres désaccordés par mes soins.

Mon mépris envers ces pantins machiavéliques n’a eu d’égal que mon extrême jouissance à les utiliser selon mon bon vouloir.

Si vous saviez Hortense, la satisfaction que l’on éprouve à bâtir son propre avenir, jour après jour, à disposer à loisir de cette irréversible succession d’instants !

Si je pouvais vous insuffler une infime parcelle d’énergie pour vous animer !

Ce serait un effort inutile. Nous sommes différentes.

Vous acceptez, alors que moi, je refuse !

Vous m’entendez, je refuse ! Je refuse !

Aujourd’hui, après avoir tant dominé et utilisé les hommes grâce à mon génie, je vois se profiler à l’horizon l’ombre de la Grande Faucheuse.

Elle vient à ma rencontre en riant aux éclats et se rapproche inexorablement.

Si je ne la brise pas, elle gagnera la partie.

Pour l’anéantir il me manque l’essentiel : l’Eternité !

Elle vacille et tombe.

Comprenez-vous ? L’Eternité !

Elle s’évanouit.

HORTENSE

René, appelle le SAMU des urgences.

Quelle histoire !

Et mon patient, monsieur Charles, qui ne va pas tarder !

En attendant il faut que je me remémore mes visions.

Elle sort de son sac une boule de cristal et un carnet qu’elle feuillette.

Oh, la, la ! C’est épouvantable ce j’ai annoncé à monsieur Charles vendredi dernier.

C’est tragique ! J’espère que je l’ai assez consolé et que ce n’est pas arrivé.

Sinon je lui ferai comprendre qu’il a été trop radin.

C’est vrai ça, il a toujours l’air d’avoir des oursins au fond des poches.

Bon, ensuite…

Professeur Staphylos. Lundi dix huit heures quinze.

Qu’est-ce qu’il m’a fait marrer le Staphylos avec sa formule magique.

Une formule magique ! J’vous jure. J’en vois des déjantés.

Quatre milliards huit cent soixante quinze millions…

CLARISSE (Se redressant brusquement)

Formule magique ! Vous avez dit : « formule magique » ?

HORTENSE

Ah ! Ca fait plaisir ça.

René, tu peux décommander le SAMU des urgences. Elle est revenue.

Ca vous arrive souvent ?

CLARISSE

Je suis sujette à des malaises provoqués par l’inertie, la mollesse de mes contemporains.

HORTENSE

Vous me trouvez molle ?

CLARISSE

N’en parlons plus. Vous venez d’évoquer une formule magique.

HORTENSE

Motus et bouche cousue. Cette fois vous ne m’aurez pas. Je sais me taire.

CLARISSE

Vraiment ?

HORTENSE

J’ai juré. Et quand je jure, je suis une tombe. Une concession à perpétuité.

CLARISSE

Cette formule, d’où la tenez-vous ?

HORTENSE

N’insistez pas, je vous dis. N’insistez pas. Je n’ai pas le droit de la divulguer.

CLARISSE

Ce n’est pas ce que je vous demande.

HORTENSE

Ah bon !

CLARISSE

Pas du tout. Que voulez-vous que je fasse d’une formule magique ?

Ce sont des histoires d’enfants, ou de fou.

HORTENSE

Justement, c’est une histoire de vieux fou. Un autre de mes patients.

CLARISSE

Vous racontez avec un tel talent !

HORTENSE

Il s’agit du professeur Staphylos. Je l’évalue comme carrément timbré.

CLARISSE

A-t-il cherché à vous nuire ?

HORTENSE

Non. C’est un savant international. Chimiste, physicien, membre de l’institut, décoré par des rois, double prix Nobel.

C’est un chercheur. Où plutôt, un trouveur.

Pendant nos entretiens privés, il marmonne souvent des choses étranges.

CLARISSE

Quel genre de choses ?

HORTENSE

Du genre, relaxation du stress viscoplastique, dichlorure d’antimoine dopé au bismuth,

thermodynamique de second ordre, et cætera.

Il m’a même déclaré dans son délire que l’entropie de l’univers ne fait qu’augmenter.

Vous vous rendez compte ? Cinglé, je vous dis !

Je me marre avec lui. Je retiens tout. Je pige que dalle mais je retiens tout.

CLARISSE

A part ça ?

HORTENSE

Figurez-vous qu’il m’a confié un trésor « inestimable » qu’il a prétendu.

« A ne pas mettre entre toutes les mains ».

CLARISSE

Ce sont ses propres mots ?

HORTENSE

Oui. C’est qu’il me considère. Il m’estime digne, honorable, respectable.

CLARISSE

De quoi s’agit-il ?

HORTENSE

«Ceci – qu’il m’a déclaré solennellement, en le posant avec délicatesse sur ma table de nuit – représente l’aboutissement de toute mon existence, vouée à la découverte de la connaissance suprême. Je te le remets car je suis menacé.

Certains sont capables des pires cruautés pour s’en emparer.

Chez toi, il sera à l’abri des convoitises. Nul ne songera à venir le chercher ici».

CLARISSE

Ce doit être un joyau de grande valeur ?

HORTENSE

Que nenni – comme dirait mon aristo – point du tout.

Je ne le traiterais pas de timbré s’il m’avait remis un joyau.

CLARISSE

Vous titillez ma curiosité ! Qu’est ce donc que ce trésor ?

HORTENSE

Un caillou. Un caillou insignifiant.

CLARISSE

A quoi ressemble-t-il ce caillou ?

HORTENSE

A rien ! Aucun rapport avec votre diamant, l’Etoile de Bagdad.

Moi, je mérite que l’étoile du berger.

CLARISSE

Vous l’avez déposé en lieu sûr au moins ?

HORTENSE

Pourquoi ?

Je vous l’ai dis : il a le ciboulot ramollo le Staphylos.

A son âge ce n’est pas inquiétant, c’est logique.

Si je les croyais tous, j’aurais déjanté depuis belle lurette.

Vous voulez le voir ?

CLARISSE

Où est-t-il ?

HORTENSE

Dans mon sac. Je l’utilise en porte bonheur, on ne sait jamais.

Comme disait ma grand-mère :

« Mieux vaut être protégé par le Diable qu’abandonné par Dieu ».

Elle sort une bague de son sac.

Voilà. Admirez la merveille des merveilles.

CLARISSE

Je peux toucher ?

HORTENSE

Bien sûr.

Elle se concentre et fixe la bague.

Antropikokas.

CLARISSE

Qu’est ce que vous dites ?

HORTENSE

Antropikokas. C’est la première partie de la formule magique.

Parce que, tenez vous bien, elle a un pouvoir prodigieux activé par une double formule magique.

Clarisse semble hypnotisée.

Eh ben, ça vous remue cette affaire !

Allez, on rigole.

CLARISSE

Non. On ne rigole pas. On ne rigole plus.

J’arrive au bout de mon parcours. Je vais renaître. De cette enveloppe charnelle, usée par des secondes égrenées comme autant de fins du monde, jaillira bientôt la source de jouvence.

Je vais atteindre la somptuosité immarcescible de la perfection et, de mon trône, dominant l’azur infini, je savourerai enfin la sensation ineffable de n’avoir plus jamais ni passé ni avenir.

Antropikokas.

HORTENSE

Bon, trêve de balivernes.

Je commence à m’inquiéter. Monsieur Charles est en retard. Ca ne lui ressemble pas.

Elle passe la bague à son doigt et se dirige vers la porte d’entrée.

Pas de Charles à l’horizon.

En revanche, voici venir le Mathieu ! Vous allez voir ça, c’est quelque chose le Mathieu.

Une tête, un intellectuel, un puits de science distingué, toujours tiré au quart d’épingle.

CLARISSE

Le Mathieu ?

HORTENSE

C’est qu’il a pris des couleurs pendant ses vacances.

Il est, comme qui dirait, subjugué par ma personne et, moi-même, je ne suis pas indifférente à son charme mystérieux.

Mathieu entre.

Bonsoir Mathieu.

MATHIEU (Il lui fait un baisemain)

Bonsoir mademoiselle Hortense. Quel plaisir de vous retrouver.

HORTENSE

De même Mathieu, de même. Et votre séjour aux îles Galapagrosses ?

MATHIEU

A dire le vrai, je n’en ai guère goûté le charme. J’ai du m’aliter pendant une semaine.

HORTENSE

Vous avez attrapé une vilaine maladie ?

MATHIEU

Pas du tout. Une simple allergie aux iguanes.

HORTENSE

Je vous comprends. Moi aussi j’aurais du mal à m’adapter aux animaux préhistoriques.

Un point commun entre nous, Mathieu.

MATHIEU

Un de plus, mademoiselle Hortense. Un de plus.

HORTENSE

Clarisse, je vous présente Mathieu. L’ami dont je viens de vous entretenir.

Mathieu, voici Clarisse, en visite dans notre quartier.

MATHIEU (Il lui fait un baisemain)

Enchanté, chère madame. Les amis de mademoiselle Hortense sont mes amis.

HORTENSE

On va fêter ça. C’est ma tournée.

Qu’est ce que vous prenez Mathieu ?

MATHIEU

Un calva.

HORTENSE

Et vous ?

CLARISSE

Pareil.

HORTENSE

René, trois calvas. (Elle va chercher les boissons au bar)

Mathieu travaille dans les égouts. Egoutier ! On dirait pas à le voir, il est si élégant.

Si, si Mathieu, je le dis comme je le pense, vous êtes le raffinement personnalisé.

CLARISSE

Egoutier ! Etonnante profession !

MATHIEU

Indispensable !

A dire le vrai, songez à ce que deviendrait notre monde si, au lieu de s’évacuer promptement par des canalisations invisibles, les matières alvines s’amoncelaient autour de nous, annihilant par leur pestilence, non seulement les fragrances les plus subtiles, mais aussi les visions les plus oniriques.

CLARISSE

Je n’ose l’imaginer.

MATHIEU

Pendant des siècles, nuit et jour, nos ancêtres ont jeté par les fenêtres les eaux usées,

les ordures les plus diverses, les urines et les excréments.

HORTENSE

Quelle culture !

MATHIEU

Dès le seizième siècle, quelques ordonnances royales ont tenté de supprimer cette pratique en enjoignant aux propriétaires de construire des fosses d’aisances.

Des peines rigoureuses furent prévues à l’égard des contrevenants. Mais ces appels, considérés alors comme des atteintes à la liberté, ne furent pas ou peu suivis d’effets.

Il fallut attendre la prise de conscience des plus élémentaires notions d’hygiène collective, au milieu du dix neuvième siècle. C’est Eugène Belgrand, ce grand bienfaiteur de l’humanité déféquante qui fut le véritable créateur de l’égout moderne.

HORTENSE

Comment faites-vous Mathieu pour avoir des connaissances si universelles ?

Je bois vos paroles.

CLARISSE

Oui. Quelle érudition ! Quel enthousiasme !

MATHIEU

La passion, mesdames, la passion !

Nous sommes égoutiers de père en fils, depuis mille huit cent cinquante.

CLARISSE

Une véritable dynastie.

MATHIEU

Mon arrière grand-père a commencé sa carrière dans la fameuse compagnie Richer qui était, à l’époque, la plus puissante des entreprises Parisiennes de vidange.

J’espère moi-même transmettre le flambeau à mes enfants. Si j’en ai un jour.

HORTENSE

Vous en aurez Mathieu, vous en aurez.

MATHIEU

Ainsi, madame, vous découvrez notre beau quartier.

CLARISSE

J’en apprécie le pittoresque.

HORTENSE

Elle recherche un diamant qu’elle a perdu un soir dans la rue, au cours d’une relation sentimentale.

Expliquez lui. C’est trop émouvant.

CLARISSE

A quoi bon.

HORTENSE

Peut être qu’il en a entendu causer.

Qui vous dit que votre pierre précieuse elle a pas filé dans les égouts ?

MATHIEU

A dire le vrai, tout est possible. Il nous arrive de mettre la main sur de singuliers objets : pinces à sucre, cochonnets, colliers de chiens, dentiers.

Quand ce ne sont pas des cadavres de chats, de cochons d’inde ou d’animaux exotiques.

HORTENSE

Quelle horreur ! Taisez-vous Mathieu.

A propos de chat, votre enquête sur l’empoisonneur de chats persans, ça avance ?

CLARISSE

Vous menez des enquêtes ?

HORTENSE

Bien sûr qu’il mène ! C’est son passe-temps, son violon dingue.

Quand il sort des égouts, Mathieu est le bras droit de la police.

MATHIEU

Restons discrets à ce sujet. (Baissant la voix)

Je subodore que je vais sous peu accéder à la notoriété.

HORTENSE

Comment ça ?

MATHIEU

Top secret.

Je peux seulement vous révéler que je suis en train d’œuvrer, dans l’ombre, pour l’intérêt supérieur de la Nation.

HORTENSE

Comme les espions ?

MATHIEU

En quelque sorte.

CLARISSE

De quelle façon ?

MATHIEU

Secret d’état !

CLARISSE

Allons, Mathieu, vous en avez trop dit, ou pas assez.

Ni Hortense ni moi ne vous trahirons. Ayez confiance.

Nous sommes curieuses mais discrètes.

N’est ce pas Hortense ?

HORTENSE

Oh, que oui !

CLARISSE

Les pires tortures ne sauraient venir à bout de notre détermination à respecter la parole donnée. Car nous vous donnons notre parole d’honnêtes citoyennes.

N’est ce pas Hortense ?

HORTENSE

Oh que oui ! On peut m’arracher la langue, les ongles les dents, rien. Une carpe !

MATHIEU

Je vous crois mesdames. Je ne vous ferais pas l’offense de mettre votre parole en doute.

CLARISSE

D’autre part, les amis de mademoiselle Hortense sont vos amis ?

MATHIEU

Affirmatif.

HORTENSE et CLARISSE

Alors ?

MATHIEU

A dire le vrai, je suis sur le point de démasquer l’ennemi public numéro un.

CLARISSE

Ils sont nombreux les ennemis publics numéro un.

MATHIEU

Celui que je m’apprête à confondre est le premier.

Il est le premier, et de loin, sur la liste de la B.E.R.G.C.

HORTENSE

La quoi ?

MATHIEU

La B.E.R.G.C. La Brigade Européenne de Recherche des Grands Criminels.

HORTENSE

Vous allez devenir un héros. Comme Arsène Lupin.

MATHIEU

Ce n’est pas mon modèle.

Je suis, je vous l’accorde, un gentleman mais pas un cambrioleur.

CLARISSE

Hortense ! Arsène Lupin !

Mathieu est d’une autre trempe ! Il ne se camoufle pas derrière de ridicules déguisements et d’innombrables identités. Il ose être lui-même.

Nous sommes face à un homme téméraire. Il prend le risque d’apparaître dans la lumière, dépouillé d’artifices pour se lancer à l’assaut de la perversité et du crime organisé.

Quel admirable exemple de maîtrise de soi, d’abnégation, de puissance spirituelle et de virilité ! Vous forcez mon admiration !

HORTENSE

Si seulement tous les hommes vous ressemblaient, Mathieu !

MATHIEU

Vous me gênez toutes les deux.

HORTENSE

Vous êtes trop modeste.

MATHIEU

C‘est vrai. J’ai du mal à prendre conscience de mes qualités.

Pourtant ce n’est pas faute de les avoir éprouvées.

Depuis quelques années, grâce à mon flair, à ma clairvoyance, à mon esprit d’analyse et à mon sixième sens, j’ai souvent apporté mon aide précieuse à la police pour résoudre de sombres et inextricables énigmes.

CLARISSE

Revenons à nos moutons. Ce fameux ennemi public numéro un, qui est-il ?

MATHIEU

Avez- vous déjà entendu parler de BF 15 ?

CLARISSE

Vaguement.

HORTENSE

BF 15 ! J’ai vu une émission spéciale sur BF 15 la semaine dernière, à la télé.

J’en ai encore la chair de poule. C’est un maniaque satanique. Pire qu’un vampire!

On sait qu’il existe mais personne ne l’a encore vu.

MATHIEU

BF 15, c’est son nom de code.

Je dois agir dans la discrétion la plus totale car je le crois sur ses gardes.

Qui sait s’il n’est pas ici, parmi eux.

HORTENSE

Le petit monsieur, là-bas, dans le fond. Il a l’air de ne pas y toucher, mais peut-être qu’il y touche.

MATHIEU

Ce n’est pas lui.

HORTENSE

Comment le savez-vous ?

MATHIEU

Le flair, mademoiselle Hortense, le flair.

HORTENSE

Le grand moustachu sur le côté ?

MATHIEU

Non.

De toute façon, il ne nous échappera pas car les plus fins limiers internationaux et moi-même sommes à ses trousses. Une importante récompense est offerte à celui, ou à celle, qui permettra de le capturer.

CLARISSE

Fascinant !

D’après vous, BF 15 viendrait vadrouiller dans ce quartier obscur, un soir d’errance, pour tuer le temps, alors que le monde entier est son champ d’action ?

MATHIEU

Pas pour tuer le temps, madame. Au contraire.

HORTENSE

C’est du charabia tout ça.

MATHIEU

Non, mademoiselle Hortense. J’ai mes informateurs.

Il rôde autour de nous, lui-même ou un complice.

N’avez-vous rien remarqué d’étrange récemment ?

HORTENSE

Non. Si.

Clarisse. Elle était assise à ma place quand je suis arrivée. Je l’avais plutôt mauvaise.

Mais vous me connaissez, on a sympathisé dans la foulée. Pas vrai ?

CLARISSE

Vous m’en voyez ravie.

Le téléphone de Mathieu sonne.

MATHIEU

Allo… Bonsoir inspecteur… Pas vraiment… Je prends mon travail dans une demi-heure… Tout de suite ?... J’arrive dans cinq minutes.

Je dois vous abandonner. Une affaire urgente en cours.

Au plaisir chère madame. A très bientôt mademoiselle Hortense.

CLARISSE

Au revoir monsieur.

HORTENSE

A plus, Mathieu. Bon courage.

CLARISSE

Il nous laisse sur notre faim.

HORTENSE

Elle y croit ! C’est de l’invention. C’est pas Mathieu qui va coincer BF 15.

Il se fait mousser. J’ai de l’expérience humaine, moi. Il frime !

Gentil, instruit, beau garçon mais frimeur !

Je suis de plus en plus inquiète pour monsieur Charles qui n’arrive pas.

CLARISSE

Si vous ne lui avez prédis que des malheurs à votre monsieur Charles, il se peut qu’ils se soient produits.

HORTENSE (Elle sort une radio de son sac)

Vous permettez ? C’est presque l’heure de l’horoscope sur info-radio.

LA RADIO

Demain matin, de fortes averses orageuses donneront au nord de la Loire des cumuls de précipitation importants…

HORTENSE

C’est encore la météo. J’ai le temps d’aller au petit coin. Ca presse.

LA RADIO

Nous aurons un ciel chaotique du Nord Pas de Calais aux Ardennes.

Elle sort.

Une zone intermédiaire nettement plus ensoleillée…

Nous interrompons notre programme pour vous livrer un bulletin spécial qui nous parvient à l’instant.

Le savant mondialement connu, le professeur Barnabé Staphylos a été assassiné il y a une heure. Selon un voisin, alerté par le tapage, le professeur Staphylos aurait surpris des cambrioleurs en rentrant à son domicile en compagnie d’une jeune stagiaire de son laboratoire.

Dans un article publié avant-hier dans la revue « 2025 », le professeur affirme avoir percé le mystère de l’élasticité temporelle et s’apprêtait à dévoiler à la communauté scientifique internationale, le résultat complet de plusieurs années de recherches.

Le professeur Barnabé Staphylos a déjà vu ses travaux sur l’entropie de l’univers et sur l’exploration méthodique de la pensée minérale récompensés par deux prix Nobel.

Sans aucun doute, les événements vont se précipiter dans les heures qui viennent.

Nous vous ferons part immédiatement des développements de cette affaire stupéfiante.

Restez à l’écoute d’Info-Radio. Info-Radio l’info vraie.

Hortense revient des toilettes.

A part cela, tout est calme, l’ordre règne sur l’ensemble du territoire.

Je vous laisse en compagnie de la délicieuse…

HORTENSE (Elle éteint la radio)

Ma montre retarde, j’ai raté l’horoscope.

Vous en faites une tête.

Il vous aurait donc émotionné le Mathieu avec ses enquêtes énigmatiques ?

CLARISSE

Pas du tout.

HORTENSE

Je m’inquiète sérieusement pour monsieur Charles.

Pourvu que mes prédictions ne se soient pas mises en œuvre !

CLARISSE

Réfléchissez Hortense.

Soit vous êtes une vraie voyante et vos visions sont exactes, soit vous êtes une mystificatrice et tout n’est que mensonge.

Il est donc inutile de vouloir consoler vos patients pour leur éviter de passé à côté de leur destinée.

HORTENSE

Quand même, je maintiens. Des fois ça marche.

CLARISSE

Pour votre monsieur Charles, vous ne deviez pas être en forme.

Vous avez eu la perception d’une situation fausse et fantasmagorique.

HORTENSE

En tout cas, je vais d’abord aller me changer puis faire un tour chez monsieur Charles.

On ne sait jamais, si je peux encore réparer les dégâts.

Vous restez ? Je vous laisse ma radio. Je reviens après.

Ca me ferait tellement plaisir de vous aider à récupérer votre diamant.

CLARISSE

Vous êtes charmante. Je vous attends Hortense.

HORTENSE

A tout à l’heure.

CLARISSE

C’est cela, à tout à l’heure

Elle allume la radio.

LA RADIO

Info-Radio, l’info vraie.

Le meurtre du célèbre savant Barnabé Staphylos vient d’être confirmé par le ministre de l’intérieur.

Ecoutons le porte parole du gouvernement en direct de l’Elysée.

« Mesdames, messieurs,

Tout d’abord, le président de la république et l’ensemble du gouvernement tiennent à présenter leurs condoléances à la famille de l’illustre scientifique qui vient d’être sauvagement assassiné.

Un tel crime ne restera pas impuni. Les coupables seront traqués sans relâche et subiront le châtiment qu’ils méritent.

Il y a trois jours, le professeur Barnabé Staphylos annonçait à la presse sa conférence imminente à l’UNESCO.

Se sachant menacé, il avait pris la précaution d’envoyer au ministère de la recherche le

compte rendu de ses travaux et un message à rendre public immédiatement, au cas où il viendrait à disparaître.

Ce malheur vient hélas de se produire.

Voici ce qu’il tenait à communiquer aux habitants de notre planète.

«Chers amis,

Depuis l’aube de l’humanité, nous naissons, nous vivons, nous mourrons.

La vie et la mort, indéfectiblement liées se succèdent dans une permanence biologique universelle que nous appelons : le temps.

Jusqu’à présent, nul n’a été en mesure d’en interrompre le cours.

Mes travaux acharnés, poursuivis pendant cinq décennies, m’ont permis d’élucider le mystère du temps et d’accéder à la connaissance suprême : l’immortalité.

J’ai découvert et analysé l’empreinte génétique d’une météorite venue des confins de notre galaxie et projetée sur la terre voilà plus de quatre milliards d’années.

Elle possède le pouvoir de prolonger à volonté la vie humaine, à condition de lui parler son propre langage. J’ai pu réduire ce langage à deux formules qui représentent l’aboutissement de ma longue carrière d’homme de science.

Je suis en danger car certains sont capables des pires cruautés pour me les arracher.

Aussi, aujourd’hui même, j’ai déposé cet objet, sous la forme d’une bague ordinaire, entre les mains d’une amie proche. Une personne de confiance, admirable, honnête et discrète, qui se reconnaîtra.

Dorénavant, elle seule, parmi nos milliards de contemporains, sera en mesure d’apprivoiser l’extravagante chimère qui vit en chacun de nous : devenir immortel.

Qu’elle en fasse bon usage ».

Mesdames, messieurs, c’était le dernier message du professeur Staphylos.

Dans trois jours des obsèques nationales lui seront réservées, puis son corps ira reposer au Panthéon, auprès de tous ces esprits supérieurs et lumineux qui ont façonné notre nation grâce à leur génie.

Je vous remercie de votre attention ».

CLARISSE (Elle arrête la radio et compose un numéro de téléphone)

Allo

Tout est prêt. Faites griller les marrons, la dinde est sur le plateau.

Je répète, faites griller les marrons, la dinde est sur le plateau.

Je veux la déguster dans cinq minutes.

Chez elle, comme prévu.

Sa grosse bague avec la pierre et son sac.

On n’a plus besoin d’elle.

Vous l’assommez, vous la ficelez aux parpaings et vous la balancez dans la Seine.

Ne perdez pas de temps, chaque seconde est précieuse.

Pas vicieuse. Précieuse. Chaque seconde est précieuse.

Mathieu entre précipitamment.

MATHIEU

Mademoiselle Hortense est partie ?

CLARISSE

Oui. Le devoir l’appelait. Vous me semblez soucieux ?

MATHIEU

Je m’inquiète pour elle.

CLARISSE

Que craignez-vous ? C’est une grande personne. Vous ne seriez pas un peu…

MATHIEU

Mais non, mais non. Elle est trop indépendante.

Mon flair me signale qu’elle court un danger imminent.

CLARISSE

C’est absurde ! Vous êtes trop imprégné de votre rôle de justicier.

Laissez Hortense vivre. Nous sommes entre gens du monde, sympathiques.

Personne ne la menace.

MATHIEU

A dire le vrai, je viens d’apprendre la mort du professeur Barnabé Staphylos.

CLARISSE

Le savant ? Quel rapport avec Hortense ?

MATHIEU

C’était un de ses clients.

CLARISSE

Les clients d’Hortense ne sont pas immortels. Ils casseront tous leur pipe un jour ou l’autre.

MATHIEU

Celui-ci était exceptionnel.

Depuis peu, diverses menaces l’avaient amené à craindre pour sa vie.

Il a donc confié à mademoiselle Hortense un objet « inestimable , à ne pas mettre entre toutes les mains ».

CLARISSE

Vous m’en apprenez de belles !

MATHIEU

Elle m’a livré quelques confidences l’autre jour. Je la crois.

Mademoiselle Hortense est parfois écervelée, mais toujours honnête, franche, sincère.

Pour sûr, on peut se fier à sa discrétion.

CLARISSE

Et vous voulez me faire croire que vous n’êtes pas épris ?

MATHIEU

Il s’agit d’une affaire très grave.

De plus, tout cela corrobore le résultat de mes investigations.

CLARISSE

Vous m’effrayez.

MATHIEU

Mon heure de gloire approche. Je suis sur le point de vaincre BF 15.

CLARISSE

Vaincre BF 15 ! N’est ce pas présomptueux ?

MATHIEU

J’ai l’intime conviction qu’il nous observe, qu’il nous guette et se lèche les babines.

Il est proche de nous, se dissimulant derrière des apparences trompeuses.

Invaincu mais non pas invincible.

Il ne se cache plus pour longtemps. Le fauve s’apprête à bondir hors de sa tanière.

Je vais l’affronter.

Tel Héraclès étouffant le lion de Némée dans ses bras puissants, je délivrerai le monde d’une abominable créature insatiable et malfaisante.

CLARISSE

Quel héros vous faites ! Hortense à raison de vous admirer.

MATHIEU

Elle m’admire ?

CLARISSE

Pour quelles raisons, cette créature, BF 15, serait-elle parmi nous ?

MATHIEU

Pour contacter Hortense. Le professeur l’adorait. Il s’exprimait librement avec elle.

Et cet objet qu’il lui a remis. Tout cela est lié.

Parce que, d’après moi, le professeur Staphylos a découvert le phénomène le plus stupéfiant qui se puisse imaginer.

CLARISSE

Quel phénomène ?

MATHIEU

Je crois le savoir. Je reste persuadé que seuls le professeur et BF 15 détiennent la clé du mystère. Ils se connaissent. J’en suis certain, ils se connaissent.

Peut-être ont-ils reçu la même formation scientifique. Peut-être ont-ils collaboré dans le passé.

Je suppute, vous voyez, je suppute.

CLARISSE

Vous supputez fort habilement, monsieur le fin limier.

Mathieu réalise soudain que Clarisse se joue de lui.

MATHIEU

Bon sang, mais c’est bien sûr ! J’aurais du m’en douter.

Je ne vous ai jamais vue dans les parages. Vous êtes sa complice.

C’est lui qui vous envoie.

Où est-il ? Vous allez parler ?

Il se précipite vers Clarisse. Elle se redresse et le toise.

CLARISSE

Ne me touchez pas. Pour qui vous prenez-vous ?

Pour Héraclès ? Regardez vous, monsieur l’égoutier. Vous êtes ridicule, petit.

Le bras droit de la police ! Ils ne sont pas fauchés avec ça !

Un bras droit qui se conduit comme un pied gauche ! Car vous êtes gauche, minable !

Amoureux transi, flic raté, gentleman tape-à-l’œil.

Cette passion pour votre métier ne me surprend pas. Vous devez évoluer dans les égouts comme dans votre milieu naturel. Comme un poisson dans l’eau.

MATHIEU

Vous avez beau me narguer, vous et votre patron vous êtes cuits.

CLARISSE

Quel patron ?

MATHIEU

BF 15. Ce cerveau démoniaque. Partout invisible et partout présent.

Cette fois il ne nous échappera pas.

CLARISSE

BF 15 n’est pas mon patron. Je n’ai pas de patron.

Je ne suis pas non plus sa complice. BF 15 n’a pas de complice.

MATHIEU

Je ne vous crois pas. Vous allez me conduire jusqu’à lui, sur le champ.

CLARISSE

Espèce d’abruti !

Vous vous représentez BF 15 sous les traits glacials d’un homme fort, à la stature imposante, à l’allure virile, car vous êtes aveuglé par les préjugés de votre misérable éducation.

Tout cela est faux.

BF 15 est un esprit supérieur dans une enveloppe passe-partout.

Ouvrez les yeux mon cher.

MATHIEU

Mais vous, mais vous…

CLARISSE

Eh oui, mon brave. Je suis BF 15 !

Pendant mes études universitaires, j’étais la meilleure élève du professeur Staphylos.

Nous étions très proches, comprenez vous ? Très proches.

J’ai réalisé d’innombrables expériences sous sa conduite. Je savais ce qu’il cherchait.

J’ai attendu obstinément la fin de ses interminables travaux. Aujourd’hui, je triomphe.

J’ai débuté ma carrière de…comment dites vous ? Cerveau démoniaque, en lui dérobant de

précieux documents pour les revendre à des puissances étrangères.

Ce fut si exaltant, je me suis prise au jeu.

Je suis devenue très vite complice des dirigeants pour nourrir les peuples de promesses sans lendemain.

J’ai brisé des rêves de fortune et entretenu de folles espérances pour mieux les ruiner ensuite.

J’ai ri de la crédulité des petits et de l’insolence des grands devant des dieux factices repus de suffisance.

Dissimulée dans les coulisses du vaste théâtre universel, j’ai agi sur le destin des nations.

J’ai navigué, jour après jour, sur l’océan sans limites de la lâcheté humaine, d’écueils en tourbillons, de ports éclatants en îles désertes.

Mon unique but : m’amuser, rire, m’enivrer de pouvoir occulte, atteindre le plaisir suprême à force de contempler la médiocrité de vos semblables.

Ce soir, je fais escale pour la dernière fois.

Je vais regagner mon vaisseau en possession de l’arme absolue. C’est moi, et moi seule, qui vais terrasser la Mort et poursuivre mon périple au-delà de l’éternité !

MATHIEU

Le vol des cinq Velasquez en 1995 ?

CLARISSE

C’est moi.

MATHIEU

La faillite de la Banque Mondiale ?

CLARISSE

C’est moi.

MATHIEU

L’enlèvement des milliardaires siamoises Thaîlandaises…

CLARISSE

C’est moi, c’est moi, c’est moi !

MATHIEU

Le professeur Staphylos ?

CLARISSE

Une erreur !

Le professeur est rentré chez lui trop tôt, pressé de séduire sa nouvelle conquête.

Mes sbires se sont fait surprendre. Ils se sont affolés. Ils devaient simplement s’emparer de la pierre et dérober les formules magiques.

Ils n’ont rien trouvé car le vieux cochon avait déjà mis ses trouvailles à l’abri entre les mains de votre couillonne d’Hortense.

Etant au courant de leurs relations privilégiées, je suis venue ici pour la cuisiner.

MATHIEU

Mademoiselle Hortense ! Il faut que je l’appelle.

CLARISSE

Trop tard, crétin !

Votre idole nous a quitté. A cette minute, elle s’enfonce inéluctablement dans des eaux croupies de la Seine, ligotée, lestée comme une montgolfière.

MATHIEU

Vous êtes un monstre !

Il se jette sur elle pour la maîtriser. Elle sort une arme et le menace.

CLARISSE

Oui. Je suis.

MATHIEU

Vous ne vous en sortirez pas. Le quartier est bouclé. Je savais que BF 15 rôdait par ici.

CLARISSE

L’immortalité !

C’est ma dernière acquisition. Je vais vivre, danser, virevolter jusqu’à la fin des temps.

Je vais traverser les siècles à venir, alors que vous tous, pitoyables bouffons mortels, réduits en poussière, serez dispersés sur le vaste charnier nauséabond des multitudes anonymes.

Hortense entre en hurlant, affolée, en larmes.

Au passage, elle bouscule Clarisse qui s’enfuit.

HORTENSE

Au secours, au voleur ! Au voleur, au secours !

Mathieu, sauvez moi !

On a tenté de me zigouiller. Des sauvages ! Ils voulaient m’enlever, me couper en morceaux. Ils m’ont arraché mon sac. Ils sont là, ils reviennent.

Appelez la police, Mathieu.

MATHIEU

Calmez vous, mademoiselle Hortense. Calmez vous. Je suis prêt à les maîtriser.

HORTENSE

Protégez moi, protégez moi. J‘ai eu tellement peur.

Pourquoi ? Pourquoi moi ? J’ai jamais fait de tord à personne.

MATHIEU

Ne vous inquiétez pas.

HORTENSE

« C’est elle », que j’ai entendu en arrivant devant ma porte.

Je n’ai pas eu le temps de réagir. Ils étaient deux. Un qui tirait mon sac et l’autre qui avait sorti un couteau pour me couper un doigt. Celui-ci.

« On va te faire la peau pouffiasse », qu’ils me lançaient en ricanant avec leurs faces de tueurs en gage.

Ils ont essayé de me bâillonner. Heureusement, j’ai de l’énergie.

J’ai hurlé. « Anatole » que j’ai crié. Vous savez, Anatole, mon voisin de palier, le champion de karaté. Il est sorti en quatrième vitesse. Les voyous se sont enfuis.

Ils ont pris la poudre d’escrampette avec mon sac et mon billet pour la Martinique.

MATHIEU

D’escampette, mademoiselle Hortense. D’es – cam – pette.

HORTENSE

Hein ? Enfin, ils ont déguerpi.

MATHIEU

Elle s’est enfuie.

HORTENSE

Qui ?

MATHIEU

Clarisse.

HORTENSE

Enfuie ?

MATHIEU

Oui. C’est elle qui est à l’origine de tout cela.

HORTENSE

Qu’est ce que vous me chantez là ?

MATHIEU

A dire le vrai, tous les éléments s‘imbriquent à présent. Ce qui vient de vous arriver, Clarisse, BF 15, la pierre, les travaux du professeur, son assassinat.

HORTENSE

Quoi ! Assassiné mon Staphylos ! Ca alors, ça m’la coupe !

MATHIEU

Clarisse et BF 15 ne font qu’un. Elle était ici ce soir pour vous faire parler.

Elle vous savait en excellents termes avec lui. Elle se doutait que son vieux maître, volubile et

original, vous avez mis dans la confidence.

Pour obtenir votre confiance et vous apparaître sympathique, elle s’est inventé une histoire de diamant à l’eau de rose.

HORTENSE

Pour me tirer les vers du nez !

MATHIEU (pensif)

Voyons, une bague. Quelle andouille !

HORTENSE

Mathieu !

Mathieu saisit la main d’Hortense.

MATHIEU

La voici l’inimaginable découverte !

HORTENSE

Ce machin ?

MATHIEU

Vos agresseurs sont les hommes de mains de Clarisse BF 15.

Ils étaient décidés à s’emparer de votre bague car sa valeur est réellement inestimable.

Un détail m’échappe cependant.

HORTENSE

Quel détail ?

MATHIEU

Pourquoi diable ont-ils emporté votre sac ?

HORTENSE

Ben, à cause de mon carnet avec les formules, pardi.

MATHIEU

Les formules ?

HORTENSE

Oui, les formules magiques pour faire fonctionner la pierre.

Antropikokas ! Plus un numéro que j’ai noté sur mon carnet de prédictions.

MATHIEU

Vous vous en souvenez ?

HORTENSE

Pas du tout. C’est de la rigolade. Discuter avec un caillou !

Je ne suis pas un savant moi ! Je suis équilibrée.

MATHIEU

A dire le vrai, l’incroyable n’est pas impossible.

Les mystères d’aujourd’hui sont les évidences de demain. Et vice versa.

HORTENSE

Vous feriez mieux de poursuivre ces crapules.

MATHIEU

Je ne m’inquiète pas outre mesure. Mes collègues de la brigade criminelle sont à l’affût et nos trois lascars ne vont pas courir longtemps.

Vous vous rendez compte, j’ai réussi à démasquer BF 15. Quel coup d’éclat !

Mon nom fera sous peu la Une de l’actualité mondiale.

HORTENSE

Je suis fière de vous, Mathieu.

MATHIEU

Dans quelques heures je serai célèbre. J’espère conserver la lucidité nécessaire pour affronter avec sérénité mon futur statut de star.

En attendant, le devoir m’appelle. Je vous quitte pour aller retrouver mes chers égouts.

Je vais accomplir mon labeur nocturne et souterrain avant de flamboyer sous les projecteurs.

A demain, mademoiselle Hortense.

HORTENSE

A demain Mathieu et encore toutes mes sincères félicitations.

Elle allume la radio.

LA RADIO

Vous êtes sur Info-Radio. Info-Radio, l’info vraie.

Du nouveau dans l’affaire Staphylos.

La police vient d’arrêter dans le quartier du manège, deux individus soupçonnés d’être les

meurtriers du professeur. Peu avant leur interpellation, ils avaient agressé une voyante extralucide devant son domicile.

Selon un témoin, ils se sont emparé de son sac et l’ont remis à une complice qui a aussitôt pris la fuite à bord d’un puissant véhicule immatriculé en Italie.

Il pourrait s’agir de l’ennemi public numéro un, l’insaisissable BF 15 qui, depuis plus de dix ans, se joue des pièges les plus élaborés.

Il semble que cette fois, grâce à une efficace collaboration entre les services de la surveillance du territoire et un jeune détective de talent nommé Mathieu, BF 15 soit sur le point d’être terrassé.

Restez à l’écoute d’Info-Radio.

Dans quelques minutes, une édition spéciale de notre rédaction, en direct de Londres, Washington, Berlin et Tokyo, donnera la paroles aux plus éminents spécialistes de la communauté scientifique internationale pour vous éclairer sur la fabuleuse découverte du professeur Staphylos.

HORTENSE (Elle éteint la radio)

C’est donc vrai, ce n’est pas un plaisantin le Mathieu. On va le voir à la télé.

Je savais qu’un jour il nous épaterait.

Et l’autre sainte-nitouche avec son éternité ! Elle m’a pris pour une demeurée.

« Vous méritez ce qu’il y a de mieux.

Cela vous sied à merveille.

Vous racontez avec un tel talent ».

Heureusement que je suis fine, et que j’ai de la mémoire.

Elle se concentre sur la bague.

Antropikokas !

Quatre milliards huit cent soixante quinze millions neuf cent quinze mille deux cent quarante et un.

Je me sens toute chose.

Après tout moi aussi je mérite l’éternité.

Premièrement, ça remplacera mes vacances aux Antilles.

Secondement, quand on a reçu comme moi le don exceptionnel de déchiffrer l’avenir et de réconforter l’humanité, c’est normal de devenir éternelle.

Salut, la compagnie.

FIN

Texte déposé à la S.A.C.D.

(Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques)

adresse internet de Jean Pierre Avonts – Saint Lager :

asljp@wanadoo.fr

AVERTISSEMENT

Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France).

Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

LENTROPIE

COCASSE

de

Jean Pierre Avonts-Saint-Lager

L’action se passe dans un bar

Personnages :

HORTENSE : habituée du bar

MATHIEU : autre habitué du bar

CLARISSE : consommatrice de passage

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Lumière. Clarisse est attablée. Elle lit, cachée derrière un grand journal.

Un café est posé sur la table.

HORTENSE

Bonsoir René. Salut la compagnie. Ca y est j’ai mon billet.

Je pars sous les palmiers dans une quinzaine !

Pension complète, piscine à volonté, doigts de pieds en éventail. Le grand luxe !

Je m’y vois déjà ! Je te rapporterai une étoile de mer pour ta collection de crustacés.

Voyant Clarisse.

Madame, je m’excuse. Vous occupez ma place.

CLARISSE

Non. Pas « madame ». Je m’appelle Clarisse.

Je vous demande pardon. Je vous prie de m’excuser.

Elle laisse sa place à Hortense, va chercher une autre chaise et s’assoit près d’elle.

HORTENSE

René, comme d’habitude, s’il te plaît.

Ne vous vexez pas. C’est que je suis superstitieuse.

Je donne mes consultations publiques ici, sur ce siège.

J’ai un premier patient cet après-midi dans un quart d’heure.

Y vaut mieux pas les rater. Les temps sont difficiles.

CLARISSE

Oui. Le monde appartient aux plus pugnaces d’entre nous.

HORTENSE

Devinez à combien ça me revient huit jours aux Caraïbes, voyage compris.

CLARISSE

Je n’en ai pas la moindre idée.

HORTENSE

Trois mille euros ! Tout inclus. Climatisation, salon de beauté, manucure,

sauna finlandais et j’en passe.

Elle va chercher sa boisson habituelle.

Merci René. Alors vous voyez ? J’ai mes habitudes.

CLARISSE

Trois mille euros ! Vous avez les moyens !

HORTENSE

Je me les donne. Je n’ai jamais pointé au chômage.

Pourtant j’en ai traversé de la grisaille.

Je ne dois rien à personne. Autrement dit… je dois tout à tout le monde !

Au fait, je réalise que je suis incongrue. J’ai oublié de me présenter.

Hortense. Comme la reine, si vous connaissez.

CLARISSE

Oui. La reine Hortense. La mère de Napoléon III.

HORTENSE

Vous êtes sacrément cultivée. C’est le gros Louis, un de mes patients qui me l’a fait remarquer un jour.

« Mademoiselle Hortense, vous êtes sublime » qu’il m’a déclaré.

« De surcroît, vous portez le prénom d’une reine de Hollande ».

Ca m’a rendu fière, moi qui suis une fanatique des tulipes.

CLARISSE

Enchanté, Hortense. Mademoiselle Hortense.

HORTENSE

Mademoiselle Hortense, c’est mon nom de chef d’entreprise.

Je suis présidente directrice générale de la société anonyme M.H.V.C.

CLARISSE

MHVC… Cela ne me dit rien.

HORTENSE

C’est une entreprise individuelle.

MHVC, c'est-à-dire : « Mademoiselle Hortense Voyante Consolatrice ».

Je suis voyante professionnelle en public ici. Consolatrice en privé chez moi.

CLARISSE

Voyante ?

HORTENSE

Oui. Depuis le berceau. J’ai des visions. Je suis voyante-visionnaire.

CLARISSE

Des visions ! De quelle nature ?

HORTENSE

De la nature du malheur. Je ne vois que des événements malheureux en général.

Des faillites, des dépôts de bilan, des maladies mortelles, des séparations tragiques,

des meurtres sanguinolents.

CLARISSE

Le bonheur vous échapperait-il ?

HORTENSE

Il n’apparaît presque jamais dans mes visions. Alors vous comprenez, quand je prédis à l’un de mes patients qu’il va être ruiné, ou malade ou même qu’il va bientôt disparaître, c’est le grand choc, le bouleversement.

C’est à ce moment là que commence mon rôle de consolatrice.

CLARISSE

J’entends. J’entends. Vous voyez ici. Vous consolez chez vous.

HORTENSE

Eh oui ! Je ne peux pas m’empêcher d‘être bonne.

Plus la catastrophe que j’annonce est terrible, plus je dois les consoler, leur remonter les bretelles pour que ça n’arrive pas. Une fois rassurés, ils deviennent généreux.

Et vous ? Qu’est ce que vous me racontez ? Vous êtes nouvelle dans le quartier ?

CLARISSE

Non. Je viens de loin. Je suis à la recherche d’un précieux objet.

HORTENSE

Quoi donc ? Si je peux vous être utile.

CLARISSE

Un diamant. Un énorme diamant.

HORTENSE

Un diamant dans ce quartier ! Comment que c’est possible ?

CLARISSE

Il s’agit d’une bague que j’ai récemment perdue un soir d’ivresse.

J’étais avec cet homme qui me l’avait offerte.

HORTENSE

Votre fiancé ?

CLARISSE

Non. Un homme de passage. Un passager.

Le matin même nous ne savions rien l’un de l’autre.

Il avait frappé à ma porte dans l’après-midi pour me vendre des babioles, des ustensiles de cuisine, je crois.

A force de paroles, il m’embobina comme on dit.

Il était charmant, j’étais seule, à quoi bon résister ?

HORTENSE

A qui le dites-vous ? Des fois c’est un vrai calvaire de résister.

J’en vois certains, ils voudraient une séance à l’œil.

Pour m’enjôler ils font du baratin. Et que j’t’embrouille et que j’t’emberlificote.

Avec moi ça prend pas, j’ai des principes.

Je suis une professionnelle de la voyance directe et de la consolation.

Ils ne me prendraient pas au sérieux si je leur annonçais des misères gratuitement.

Revenons à votre amoureux.

CLARISSE

Il souriait comme l’on doit sourire.

Avec ce juste mélange de tendresse, d’ironie et de gourmandise.

HORTENSE

Je décolle !

CLARISSE

A la tombée du jour, il m’a emmenée dans ce quartier, sur les lieux de son enfance.

Nous avons dîné là-bas, au bout de la rue, dans le bistrot, à l’angle.

A la fin du repas, il a sorti de sa poche un anneau étincelant et l’a glissé à mon doigt.

Il l’avait reçu la veille de sa grand-mère.

HORTENSE

Quel homme !

CLARISSE

Au moment où nous nous sommes embrassés sur cette place, la bague a glissé.

Elle s’est échappé, a roulé le long de la rue en pente puis a disparu.

Dans un égout peut-être.

Je n’ai pas pu me dégager de son étreinte. Je me suis abandonnée.

Il riait. Il riait. J’étais contrariée mais je l’ai suivi.

HORTENSE

Ca, je vous l’aurais prédis si on s’étaient connues avant.

CLARISSE

Nous avons prolongé notre rêve dans l’hôtel, près du manège silencieux.

Au petit matin…

HORTENSE

Il vous a demandé en mariage.

CLARISSE

Le bel oiseau avait repris son vol. J’entendais la pluie contre les vitres.

Hortense essuie furtivement une larme.

Je me suis préparée en hâte et me suis sauvée. Des affaires importantes m’attendaient ailleurs.

HORTENSE

Que c’est triste !

CLARISSE

Pas du tout ! Au contraire !

C’est donc vrai que vous n’êtes pas entraînée à saisir le bonheur à pleines mains quand il passe à votre portée ! Je vous plains !

HORTENSE

Vous m’avez chavirée avec votre marchand d’ustensiles qui fait apparaître des diamants comme un magicien.

Vous espérez le revoir un jour ?

CLARISSE

Evidemment !

HORTENSE

Comment s’appelait-il ?

CLARISSE

L’arc-en-ciel de Bagdad.

HORTENSE

C’est original pour un représentant en ustensiles.

CLARISSE

C’est le nom du diamant ! Toutes les pierres d’exception portent un nom !

Sa voix de velours résonne encore :

« Ma chérie, je vous couronne et vous confie l’arc-en-ciel de Bagdad ».

HORTENSE

C’est pas à moi que ça arriverait !

CLARISSE

Pas un seul de vos… patients… n’a de faiblesse pour vous ? Rassurez-moi.

Vous êtes une belle fille. Vous possédez, me semble t-il-, une réelle nature, altruiste, authentique.

Vous méritez ce qu’il y a de mieux.

HORTENSE

Des fois, y’en a un qui en rajoute.

Une chaîne par ci, une broche par là, un bracelet de pacotille.

CLARISSE

Cela vous sied à merveille.

Il est vrai qu’ils manquent d’imagination.

HORTENSE

Détrompez-vous. Pas tous. Mais, c’est des secrets. Et des secrets… c’est des secrets !

CLARISSE

Vous tombez à pic. J’adore les secrets. J’en connais d’innombrables.

HORTENSE

Vous êtes comique vous ! Je ne vous connaissais pas y’a dix minutes et vous me demandez de vous confier mon intimité.

CLARISSE

Comme il est dit dans la chanson : « Le temps ne fait rien à l’affaire ».

Tout est dans l’intensité.

Cet homme dont je viens de vous parler. Je n’ai pas eu le temps de le découvrir.

Malgré cela nous avons échangé ce que nous recelions de plus intimes en nous :

notre âme !

HORTENSE

Vous croyez ?

CLARISSE

C’est ce que nous enseignent les plus grands philosophes.

HORTENSE

Vous avez lu des philosophes ?

CLARISSE

Cela va de soi.

HORTENSE

J’ai eu un patient philosophe l’année dernière. « J’étudie la sagesse » qu’il me disait.

En tout cas, ce n’est pas avec moi qu’il a préparé son diplôme !

Il était émoustillé par les chœurs de l’armée rouge.

Vous savez « Kalinka » et « Les râteliers de la Volga » ?

Pendant nos séances de consolation, il m’appelait Dimitri.

La sagesse ! Tu parles ! Moi j’appelle ça de l’hypocrisie.

CLARISSE

« Les plus grandes âmes sont capable des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ».

HORTENSE

Si vous le dites.

CLARISSE

Première partie du « Discours de la méthode ». Descartes.

HORTENSE

Vous avez péché ça dans une méthode pour jouer aux cartes ?

CLARISSE

René Descartes. L’un de nos plus brillants penseurs.

HORTENSE

Y paraît que les fameux philosophes, ils font des études pendant leur vie entière pour apprendre a penser.

CLARISSE

Entre nous, c’est un parfait alibi pour ne rien faire d’autre. Penser !

Il faut agir dans la vie ! De l’action que diable !

Alors, ce petit secret ?

HORTENSE

Vous y allez fort. D’accord.

CLARISSE

Je suis tout ouïe.

HORTENSE

Pour mon dernier anniversaire…

CLARISSE

Ca vous fait quel âge ?

HORTENSE

Euh… t’huit ans.

CLARISSE

Je vous écoute.

HORTENSE

Jojo, mon fidèle patient camionneur, m’a invitée a passer un week end dans le Calvados chez sa maîtresse la fameuse…

Elle murmure un nom à l’oreille de Clarisse.

CLARISSE

Non ! L’épouse du ministre des affaires…

HORTENSE

Elle-même ! Elle nous a reçus, avec son mari. Nous sommes quasiment des intimes.

Jojo m’a présentée comme sa sœur jumelle.

Elle en a pincé pour moi.

CLARISSE

C’est hallucinant !

HORTENSE

Elle m’a avoué sa passion le dimanche soir, au clair de lune, au bord du bassin des sylphides.

Elle voulait divorcer, s’enfuir avec moi.

CLARISSE

Vous en avez profité au moins ?

HORTENSE

Non ! Son politicien a passé toute la nuit, à ses genoux, à la supplier de rester.

Le lendemain au petit déjeuner, elle a capitulé.

Je l’entends encore. Quelle allure !

« Si je renonce à mon amour pour cette déesse – c’était ma pomme la déesse en question – ce n’est pas pour votre immonde personne, mais pour éviter le scandale, pour satisfaire votre insatiable ambition, pour votre carrière, pour l’honneur de nos familles, pour sauver la France !

Telle une vierge antique soumise aux caprices des dieux, je m’immole sur l’autel de la patrie !

Pardonne moi, ma bien aimée ».

Elle s’est sacrifiée ! On s’est dit adieu. J’étais toute chose.

CLARISSE

Et votre camionneur ?

HORTENSE

Du coup elle a rompu. Il a eu du chagrin le pauvre Jojo. C’était un romantique, un vrai de vrai. Pour le consoler ils lui ont offert deux poids lourds, aux frais de la princesse.

CLARISSE

Je n’en crois pas mes oreilles !

Avec de tels éléments, vous aviez la possibilité de déstabiliser le gouvernement,

de provoquer un remaniement ministériel, voire une dissolution de l’assemblée nationale ou une révolution !

HORTENSE

Vous auriez fait ça vous ?

CLARISSE

Sans hésiter une seconde !

Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre journée !

Comment peut-on patauger ainsi, trottiner à côté de son destin ?

Dès ma plus tendre enfance, j’ai compris que les bottes de sept lieues n’étaient pas seulement destinées aux petits pieds des gnomes imaginaires, mais aussi aux grandes pointures, aux esprits désireux de conquérir le monde.

Je les ai chaussées et n’ai eu de cesse, depuis, de satisfaire mon unique ambition :

tirer les ficelles de ces marionnettes minuscules qui composent le genre humain !

Au gré de ma fantaisie, j’ai visité les coins et les recoins de notre planète, cette carambole filante, partagée entre les puissants et les impuissants.

Tel un illusionniste, j’ai manipulé des cartes truquées devant des publics béats d’admiration.

Je me suis régalée en observant à la loupe les rouages subtils de la politique.

Dans le sillage des dirigeants, j’ai dansé aux sons d’orchestres désaccordés par mes soins.

Mon mépris envers ces pantins machiavéliques n’a eu d’égal que mon extrême jouissance à les utiliser selon mon bon vouloir.

Si vous saviez Hortense, la satisfaction que l’on éprouve à bâtir son propre avenir, jour après jour, à disposer à loisir de cette irréversible succession d’instants !

Si je pouvais vous insuffler une infime parcelle d’énergie pour vous animer !

Ce serait un effort inutile. Nous sommes différentes.

Vous acceptez, alors que moi, je refuse !

Vous m’entendez, je refuse ! Je refuse !

Aujourd’hui, après avoir tant dominé et utilisé les hommes grâce à mon génie, je vois se profiler à l’horizon l’ombre de la Grande Faucheuse.

Elle vient à ma rencontre en riant aux éclats et se rapproche inexorablement.

Si je ne la brise pas, elle gagnera la partie.

Pour l’anéantir il me manque l’essentiel : l’Eternité !

Elle vacille et tombe.

Comprenez-vous ? L’Eternité !

Elle s’évanouit.

HORTENSE

René, appelle le SAMU des urgences.

Quelle histoire !

Et mon patient, monsieur Charles, qui ne va pas tarder !

En attendant il faut que je me remémore mes visions.

Elle sort de son sac une boule de cristal et un carnet qu’elle feuillette.

Oh, la, la ! C’est épouvantable ce j’ai annoncé à monsieur Charles vendredi dernier.

C’est tragique ! J’espère que je l’ai assez consolé et que ce n’est pas arrivé.

Sinon je lui ferai comprendre qu’il a été trop radin.

C’est vrai ça, il a toujours l’air d’avoir des oursins au fond des poches.

Bon, ensuite…

Professeur Staphylos. Lundi dix huit heures quinze.

Qu’est-ce qu’il m’a fait marrer le Staphylos avec sa formule magique.

Une formule magique ! J’vous jure. J’en vois des déjantés.

Quatre milliards huit cent soixante quinze millions…

CLARISSE (Se redressant brusquement)

Formule magique ! Vous avez dit : « formule magique » ?

HORTENSE

Ah ! Ca fait plaisir ça.

René, tu peux décommander le SAMU des urgences. Elle est revenue.

Ca vous arrive souvent ?

CLARISSE

Je suis sujette à des malaises provoqués par l’inertie, la mollesse de mes contemporains.

HORTENSE

Vous me trouvez molle ?

CLARISSE

N’en parlons plus. Vous venez d’évoquer une formule magique.

HORTENSE

Motus et bouche cousue. Cette fois vous ne m’aurez pas. Je sais me taire.

CLARISSE

Vraiment ?

HORTENSE

J’ai juré. Et quand je jure, je suis une tombe. Une concession à perpétuité.

CLARISSE

Cette formule, d’où la tenez-vous ?

HORTENSE

N’insistez pas, je vous dis. N’insistez pas. Je n’ai pas le droit de la divulguer.

CLARISSE

Ce n’est pas ce que je vous demande.

HORTENSE

Ah bon !

CLARISSE

Pas du tout. Que voulez-vous que je fasse d’une formule magique ?

Ce sont des histoires d’enfants, ou de fou.

HORTENSE

Justement, c’est une histoire de vieux fou. Un autre de mes patients.

CLARISSE

Vous racontez avec un tel talent !

HORTENSE

Il s’agit du professeur Staphylos. Je l’évalue comme carrément timbré.

CLARISSE

A-t-il cherché à vous nuire ?

HORTENSE

Non. C’est un savant international. Chimiste, physicien, membre de l’institut, décoré par des rois, double prix Nobel.

C’est un chercheur. Où plutôt, un trouveur.

Pendant nos entretiens privés, il marmonne souvent des choses étranges.

CLARISSE

Quel genre de choses ?

HORTENSE

Du genre, relaxation du stress viscoplastique, dichlorure d’antimoine dopé au bismuth,

thermodynamique de second ordre, et cætera.

Il m’a même déclaré dans son délire que l’entropie de l’univers ne fait qu’augmenter.

Vous vous rendez compte ? Cinglé, je vous dis !

Je me marre avec lui. Je retiens tout. Je pige que dalle mais je retiens tout.

CLARISSE

A part ça ?

HORTENSE

Figurez-vous qu’il m’a confié un trésor « inestimable » qu’il a prétendu.

« A ne pas mettre entre toutes les mains ».

CLARISSE

Ce sont ses propres mots ?

HORTENSE

Oui. C’est qu’il me considère. Il m’estime digne, honorable, respectable.

CLARISSE

De quoi s’agit-il ?

HORTENSE

«Ceci – qu’il m’a déclaré solennellement, en le posant avec délicatesse sur ma table de nuit – représente l’aboutissement de toute mon existence, vouée à la découverte de la connaissance suprême. Je te le remets car je suis menacé.

Certains sont capables des pires cruautés pour s’en emparer.

Chez toi, il sera à l’abri des convoitises. Nul ne songera à venir le chercher ici».

CLARISSE

Ce doit être un joyau de grande valeur ?

HORTENSE

Que nenni – comme dirait mon aristo – point du tout.

Je ne le traiterais pas de timbré s’il m’avait remis un joyau.

CLARISSE

Vous titillez ma curiosité ! Qu’est ce donc que ce trésor ?

HORTENSE

Un caillou. Un caillou insignifiant.

CLARISSE

A quoi ressemble-t-il ce caillou ?

HORTENSE

A rien ! Aucun rapport avec votre diamant, l’Etoile de Bagdad.

Moi, je mérite que l’étoile du berger.

CLARISSE

Vous l’avez déposé en lieu sûr au moins ?

HORTENSE

Pourquoi ?

Je vous l’ai dis : il a le ciboulot ramollo le Staphylos.

A son âge ce n’est pas inquiétant, c’est logique.

Si je les croyais tous, j’aurais déjanté depuis belle lurette.

Vous voulez le voir ?

CLARISSE

Où est-t-il ?

HORTENSE

Dans mon sac. Je l’utilise en porte bonheur, on ne sait jamais.

Comme disait ma grand-mère :

« Mieux vaut être protégé par le Diable qu’abandonné par Dieu ».

Elle sort une bague de son sac.

Voilà. Admirez la merveille des merveilles.

CLARISSE

Je peux toucher ?

HORTENSE

Bien sûr.

Elle se concentre et fixe la bague.

Antropikokas.

CLARISSE

Qu’est ce que vous dites ?

HORTENSE

Antropikokas. C’est la première partie de la formule magique.

Parce que, tenez vous bien, elle a un pouvoir prodigieux activé par une double formule magique.

Clarisse semble hypnotisée.

Eh ben, ça vous remue cette affaire !

Allez, on rigole.

CLARISSE

Non. On ne rigole pas. On ne rigole plus.

J’arrive au bout de mon parcours. Je vais renaître. De cette enveloppe charnelle, usée par des secondes égrenées comme autant de fins du monde, jaillira bientôt la source de jouvence.

Je vais atteindre la somptuosité immarcescible de la perfection et, de mon trône, dominant l’azur infini, je savourerai enfin la sensation ineffable de n’avoir plus jamais ni passé ni avenir.

Antropikokas.

HORTENSE

Bon, trêve de balivernes.

Je commence à m’inquiéter. Monsieur Charles est en retard. Ca ne lui ressemble pas.

Elle passe la bague à son doigt et se dirige vers la porte d’entrée.

Pas de Charles à l’horizon.

En revanche, voici venir le Mathieu ! Vous allez voir ça, c’est quelque chose le Mathieu.

Une tête, un intellectuel, un puits de science distingué, toujours tiré au quart d’épingle.

CLARISSE

Le Mathieu ?

HORTENSE

C’est qu’il a pris des couleurs pendant ses vacances.

Il est, comme qui dirait, subjugué par ma personne et, moi-même, je ne suis pas indifférente à son charme mystérieux.

Mathieu entre.

Bonsoir Mathieu.

MATHIEU (Il lui fait un baisemain)

Bonsoir mademoiselle Hortense. Quel plaisir de vous retrouver.

HORTENSE

De même Mathieu, de même. Et votre séjour aux îles Galapagrosses ?

MATHIEU

A dire le vrai, je n’en ai guère goûté le charme. J’ai du m’aliter pendant une semaine.

HORTENSE

Vous avez attrapé une vilaine maladie ?

MATHIEU

Pas du tout. Une simple allergie aux iguanes.

HORTENSE

Je vous comprends. Moi aussi j’aurais du mal à m’adapter aux animaux préhistoriques.

Un point commun entre nous, Mathieu.

MATHIEU

Un de plus, mademoiselle Hortense. Un de plus.

HORTENSE

Clarisse, je vous présente Mathieu. L’ami dont je viens de vous entretenir.

Mathieu, voici Clarisse, en visite dans notre quartier.

MATHIEU (Il lui fait un baisemain)

Enchanté, chère madame. Les amis de mademoiselle Hortense sont mes amis.

HORTENSE

On va fêter ça. C’est ma tournée.

Qu’est ce que vous prenez Mathieu ?

MATHIEU

Un calva.

HORTENSE

Et vous ?

CLARISSE

Pareil.

HORTENSE

René, trois calvas. (Elle va chercher les boissons au bar)

Mathieu travaille dans les égouts. Egoutier ! On dirait pas à le voir, il est si élégant.

Si, si Mathieu, je le dis comme je le pense, vous êtes le raffinement personnalisé.

CLARISSE

Egoutier ! Etonnante profession !

MATHIEU

Indispensable !

A dire le vrai, songez à ce que deviendrait notre monde si, au lieu de s’évacuer promptement par des canalisations invisibles, les matières alvines s’amoncelaient autour de nous, annihilant par leur pestilence, non seulement les fragrances les plus subtiles, mais aussi les visions les plus oniriques.

CLARISSE

Je n’ose l’imaginer.

MATHIEU

Pendant des siècles, nuit et jour, nos ancêtres ont jeté par les fenêtres les eaux usées,

les ordures les plus diverses, les urines et les excréments.

HORTENSE

Quelle culture !

MATHIEU

Dès le seizième siècle, quelques ordonnances royales ont tenté de supprimer cette pratique en enjoignant aux propriétaires de construire des fosses d’aisances.

Des peines rigoureuses furent prévues à l’égard des contrevenants. Mais ces appels, considérés alors comme des atteintes à la liberté, ne furent pas ou peu suivis d’effets.

Il fallut attendre la prise de conscience des plus élémentaires notions d’hygiène collective, au milieu du dix neuvième siècle. C’est Eugène Belgrand, ce grand bienfaiteur de l’humanité déféquante qui fut le véritable créateur de l’égout moderne.

HORTENSE

Comment faites-vous Mathieu pour avoir des connaissances si universelles ?

Je bois vos paroles.

CLARISSE

Oui. Quelle érudition ! Quel enthousiasme !

MATHIEU

La passion, mesdames, la passion !

Nous sommes égoutiers de père en fils, depuis mille huit cent cinquante.

CLARISSE

Une véritable dynastie.

MATHIEU

Mon arrière grand-père a commencé sa carrière dans la fameuse compagnie Richer qui était, à l’époque, la plus puissante des entreprises Parisiennes de vidange.

J’espère moi-même transmettre le flambeau à mes enfants. Si j’en ai un jour.

HORTENSE

Vous en aurez Mathieu, vous en aurez.

MATHIEU

Ainsi, madame, vous découvrez notre beau quartier.

CLARISSE

J’en apprécie le pittoresque.

HORTENSE

Elle recherche un diamant qu’elle a perdu un soir dans la rue, au cours d’une relation sentimentale.

Expliquez lui. C’est trop émouvant.

CLARISSE

A quoi bon.

HORTENSE

Peut être qu’il en a entendu causer.

Qui vous dit que votre pierre précieuse elle a pas filé dans les égouts ?

MATHIEU

A dire le vrai, tout est possible. Il nous arrive de mettre la main sur de singuliers objets : pinces à sucre, cochonnets, colliers de chiens, dentiers.

Quand ce ne sont pas des cadavres de chats, de cochons d’inde ou d’animaux exotiques.

HORTENSE

Quelle horreur ! Taisez-vous Mathieu.

A propos de chat, votre enquête sur l’empoisonneur de chats persans, ça avance ?

CLARISSE

Vous menez des enquêtes ?

HORTENSE

Bien sûr qu’il mène ! C’est son passe-temps, son violon dingue.

Quand il sort des égouts, Mathieu est le bras droit de la police.

MATHIEU

Restons discrets à ce sujet. (Baissant la voix)

Je subodore que je vais sous peu accéder à la notoriété.

HORTENSE

Comment ça ?

MATHIEU

Top secret.

Je peux seulement vous révéler que je suis en train d’œuvrer, dans l’ombre, pour l’intérêt supérieur de la Nation.

HORTENSE

Comme les espions ?

MATHIEU

En quelque sorte.

CLARISSE

De quelle façon ?

MATHIEU

Secret d’état !

CLARISSE

Allons, Mathieu, vous en avez trop dit, ou pas assez.

Ni Hortense ni moi ne vous trahirons. Ayez confiance.

Nous sommes curieuses mais discrètes.

N’est ce pas Hortense ?

HORTENSE

Oh, que oui !

CLARISSE

Les pires tortures ne sauraient venir à bout de notre détermination à respecter la parole donnée. Car nous vous donnons notre parole d’honnêtes citoyennes.

N’est ce pas Hortense ?

HORTENSE

Oh que oui ! On peut m’arracher la langue, les ongles les dents, rien. Une carpe !

MATHIEU

Je vous crois mesdames. Je ne vous ferais pas l’offense de mettre votre parole en doute.

CLARISSE

D’autre part, les amis de mademoiselle Hortense sont vos amis ?

MATHIEU

Affirmatif.

HORTENSE et CLARISSE

Alors ?

MATHIEU

A dire le vrai, je suis sur le point de démasquer l’ennemi public numéro un.

CLARISSE

Ils sont nombreux les ennemis publics numéro un.

MATHIEU

Celui que je m’apprête à confondre est le premier.

Il est le premier, et de loin, sur la liste de la B.E.R.G.C.

HORTENSE

La quoi ?

MATHIEU

La B.E.R.G.C. La Brigade Européenne de Recherche des Grands Criminels.

HORTENSE

Vous allez devenir un héros. Comme Arsène Lupin.

MATHIEU

Ce n’est pas mon modèle.

Je suis, je vous l’accorde, un gentleman mais pas un cambrioleur.

CLARISSE

Hortense ! Arsène Lupin !

Mathieu est d’une autre trempe ! Il ne se camoufle pas derrière de ridicules déguisements et d’innombrables identités. Il ose être lui-même.

Nous sommes face à un homme téméraire. Il prend le risque d’apparaître dans la lumière, dépouillé d’artifices pour se lancer à l’assaut de la perversité et du crime organisé.

Quel admirable exemple de maîtrise de soi, d’abnégation, de puissance spirituelle et de virilité ! Vous forcez mon admiration !

HORTENSE

Si seulement tous les hommes vous ressemblaient, Mathieu !

MATHIEU

Vous me gênez toutes les deux.

HORTENSE

Vous êtes trop modeste.

MATHIEU

C‘est vrai. J’ai du mal à prendre conscience de mes qualités.

Pourtant ce n’est pas faute de les avoir éprouvées.

Depuis quelques années, grâce à mon flair, à ma clairvoyance, à mon esprit d’analyse et à mon sixième sens, j’ai souvent apporté mon aide précieuse à la police pour résoudre de sombres et inextricables énigmes.

CLARISSE

Revenons à nos moutons. Ce fameux ennemi public numéro un, qui est-il ?

MATHIEU

Avez- vous déjà entendu parler de BF 15 ?

CLARISSE

Vaguement.

HORTENSE

BF 15 ! J’ai vu une émission spéciale sur BF 15 la semaine dernière, à la télé.

J’en ai encore la chair de poule. C’est un maniaque satanique. Pire qu’un vampire!

On sait qu’il existe mais personne ne l’a encore vu.

MATHIEU

BF 15, c’est son nom de code.

Je dois agir dans la discrétion la plus totale car je le crois sur ses gardes.

Qui sait s’il n’est pas ici, parmi eux.

HORTENSE

Le petit monsieur, là-bas, dans le fond. Il a l’air de ne pas y toucher, mais peut-être qu’il y touche.

MATHIEU

Ce n’est pas lui.

HORTENSE

Comment le savez-vous ?

MATHIEU

Le flair, mademoiselle Hortense, le flair.

HORTENSE

Le grand moustachu sur le côté ?

MATHIEU

Non.

De toute façon, il ne nous échappera pas car les plus fins limiers internationaux et moi-même sommes à ses trousses. Une importante récompense est offerte à celui, ou à celle, qui permettra de le capturer.

CLARISSE

Fascinant !

D’après vous, BF 15 viendrait vadrouiller dans ce quartier obscur, un soir d’errance, pour tuer le temps, alors que le monde entier est son champ d’action ?

MATHIEU

Pas pour tuer le temps, madame. Au contraire.

HORTENSE

C’est du charabia tout ça.

MATHIEU

Non, mademoiselle Hortense. J’ai mes informateurs.

Il rôde autour de nous, lui-même ou un complice.

N’avez-vous rien remarqué d’étrange récemment ?

HORTENSE

Non. Si.

Clarisse. Elle était assise à ma place quand je suis arrivée. Je l’avais plutôt mauvaise.

Mais vous me connaissez, on a sympathisé dans la foulée. Pas vrai ?

CLARISSE

Vous m’en voyez ravie.

Le téléphone de Mathieu sonne.

MATHIEU

Allo… Bonsoir inspecteur… Pas vraiment… Je prends mon travail dans une demi-heure… Tout de suite ?... J’arrive dans cinq minutes.

Je dois vous abandonner. Une affaire urgente en cours.

Au plaisir chère madame. A très bientôt mademoiselle Hortense.

CLARISSE

Au revoir monsieur.

HORTENSE

A plus, Mathieu. Bon courage.

CLARISSE

Il nous laisse sur notre faim.

HORTENSE

Elle y croit ! C’est de l’invention. C’est pas Mathieu qui va coincer BF 15.

Il se fait mousser. J’ai de l’expérience humaine, moi. Il frime !

Gentil, instruit, beau garçon mais frimeur !

Je suis de plus en plus inquiète pour monsieur Charles qui n’arrive pas.

CLARISSE

Si vous ne lui avez prédis que des malheurs à votre monsieur Charles, il se peut qu’ils se soient produits.

HORTENSE (Elle sort une radio de son sac)

Vous permettez ? C’est presque l’heure de l’horoscope sur info-radio.

LA RADIO

Demain matin, de fortes averses orageuses donneront au nord de la Loire des cumuls de précipitation importants…

HORTENSE

C’est encore la météo. J’ai le temps d’aller au petit coin. Ca presse.

LA RADIO

Nous aurons un ciel chaotique du Nord Pas de Calais aux Ardennes.

Elle sort.

Une zone intermédiaire nettement plus ensoleillée…

Nous interrompons notre programme pour vous livrer un bulletin spécial qui nous parvient à l’instant.

Le savant mondialement connu, le professeur Barnabé Staphylos a été assassiné il y a une heure. Selon un voisin, alerté par le tapage, le professeur Staphylos aurait surpris des cambrioleurs en rentrant à son domicile en compagnie d’une jeune stagiaire de son laboratoire.

Dans un article publié avant-hier dans la revue « 2025 », le professeur affirme avoir percé le mystère de l’élasticité temporelle et s’apprêtait à dévoiler à la communauté scientifique internationale, le résultat complet de plusieurs années de recherches.

Le professeur Barnabé Staphylos a déjà vu ses travaux sur l’entropie de l’univers et sur l’exploration méthodique de la pensée minérale récompensés par deux prix Nobel.

Sans aucun doute, les événements vont se précipiter dans les heures qui viennent.

Nous vous ferons part immédiatement des développements de cette affaire stupéfiante.

Restez à l’écoute d’Info-Radio. Info-Radio l’info vraie.

Hortense revient des toilettes.

A part cela, tout est calme, l’ordre règne sur l’ensemble du territoire.

Je vous laisse en compagnie de la délicieuse…

HORTENSE (Elle éteint la radio)

Ma montre retarde, j’ai raté l’horoscope.

Vous en faites une tête.

Il vous aurait donc émotionné le Mathieu avec ses enquêtes énigmatiques ?

CLARISSE

Pas du tout.

HORTENSE

Je m’inquiète sérieusement pour monsieur Charles.

Pourvu que mes prédictions ne se soient pas mises en œuvre !

CLARISSE

Réfléchissez Hortense.

Soit vous êtes une vraie voyante et vos visions sont exactes, soit vous êtes une mystificatrice et tout n’est que mensonge.

Il est donc inutile de vouloir consoler vos patients pour leur éviter de passé à côté de leur destinée.

HORTENSE

Quand même, je maintiens. Des fois ça marche.

CLARISSE

Pour votre monsieur Charles, vous ne deviez pas être en forme.

Vous avez eu la perception d’une situation fausse et fantasmagorique.

HORTENSE

En tout cas, je vais d’abord aller me changer puis faire un tour chez monsieur Charles.

On ne sait jamais, si je peux encore réparer les dégâts.

Vous restez ? Je vous laisse ma radio. Je reviens après.

Ca me ferait tellement plaisir de vous aider à récupérer votre diamant.

CLARISSE

Vous êtes charmante. Je vous attends Hortense.

HORTENSE

A tout à l’heure.

CLARISSE

C’est cela, à tout à l’heure

Elle allume la radio.

LA RADIO

Info-Radio, l’info vraie.

Le meurtre du célèbre savant Barnabé Staphylos vient d’être confirmé par le ministre de l’intérieur.

Ecoutons le porte parole du gouvernement en direct de l’Elysée.

« Mesdames, messieurs,

Tout d’abord, le président de la république et l’ensemble du gouvernement tiennent à présenter leurs condoléances à la famille de l’illustre scientifique qui vient d’être sauvagement assassiné.

Un tel crime ne restera pas impuni. Les coupables seront traqués sans relâche et subiront le châtiment qu’ils méritent.

Il y a trois jours, le professeur Barnabé Staphylos annonçait à la presse sa conférence imminente à l’UNESCO.

Se sachant menacé, il avait pris la précaution d’envoyer au ministère de la recherche le

compte rendu de ses travaux et un message à rendre public immédiatement, au cas où il viendrait à disparaître.

Ce malheur vient hélas de se produire.

Voici ce qu’il tenait à communiquer aux habitants de notre planète.

«Chers amis,

Depuis l’aube de l’humanité, nous naissons, nous vivons, nous mourrons.

La vie et la mort, indéfectiblement liées se succèdent dans une permanence biologique universelle que nous appelons : le temps.

Jusqu’à présent, nul n’a été en mesure d’en interrompre le cours.

Mes travaux acharnés, poursuivis pendant cinq décennies, m’ont permis d’élucider le mystère du temps et d’accéder à la connaissance suprême : l’immortalité.

J’ai découvert et analysé l’empreinte génétique d’une météorite venue des confins de notre galaxie et projetée sur la terre voilà plus de quatre milliards d’années.

Elle possède le pouvoir de prolonger à volonté la vie humaine, à condition de lui parler son propre langage. J’ai pu réduire ce langage à deux formules qui représentent l’aboutissement de ma longue carrière d’homme de science.

Je suis en danger car certains sont capables des pires cruautés pour me les arracher.

Aussi, aujourd’hui même, j’ai déposé cet objet, sous la forme d’une bague ordinaire, entre les mains d’une amie proche. Une personne de confiance, admirable, honnête et discrète, qui se reconnaîtra.

Dorénavant, elle seule, parmi nos milliards de contemporains, sera en mesure d’apprivoiser l’extravagante chimère qui vit en chacun de nous : devenir immortel.

Qu’elle en fasse bon usage ».

Mesdames, messieurs, c’était le dernier message du professeur Staphylos.

Dans trois jours des obsèques nationales lui seront réservées, puis son corps ira reposer au Panthéon, auprès de tous ces esprits supérieurs et lumineux qui ont façonné notre nation grâce à leur génie.

Je vous remercie de votre attention ».

CLARISSE (Elle arrête la radio et compose un numéro de téléphone)

Allo

Tout est prêt. Faites griller les marrons, la dinde est sur le plateau.

Je répète, faites griller les marrons, la dinde est sur le plateau.

Je veux la déguster dans cinq minutes.

Chez elle, comme prévu.

Sa grosse bague avec la pierre et son sac.

On n’a plus besoin d’elle.

Vous l’assommez, vous la ficelez aux parpaings et vous la balancez dans la Seine.

Ne perdez pas de temps, chaque seconde est précieuse.

Pas vicieuse. Précieuse. Chaque seconde est précieuse.

Mathieu entre précipitamment.

MATHIEU

Mademoiselle Hortense est partie ?

CLARISSE

Oui. Le devoir l’appelait. Vous me semblez soucieux ?

MATHIEU

Je m’inquiète pour elle.

CLARISSE

Que craignez-vous ? C’est une grande personne. Vous ne seriez pas un peu…

MATHIEU

Mais non, mais non. Elle est trop indépendante.

Mon flair me signale qu’elle court un danger imminent.

CLARISSE

C’est absurde ! Vous êtes trop imprégné de votre rôle de justicier.

Laissez Hortense vivre. Nous sommes entre gens du monde, sympathiques.

Personne ne la menace.

MATHIEU

A dire le vrai, je viens d’apprendre la mort du professeur Barnabé Staphylos.

CLARISSE

Le savant ? Quel rapport avec Hortense ?

MATHIEU

C’était un de ses clients.

CLARISSE

Les clients d’Hortense ne sont pas immortels. Ils casseront tous leur pipe un jour ou l’autre.

MATHIEU

Celui-ci était exceptionnel.

Depuis peu, diverses menaces l’avaient amené à craindre pour sa vie.

Il a donc confié à mademoiselle Hortense un objet « inestimable , à ne pas mettre entre toutes les mains ».

CLARISSE

Vous m’en apprenez de belles !

MATHIEU

Elle m’a livré quelques confidences l’autre jour. Je la crois.

Mademoiselle Hortense est parfois écervelée, mais toujours honnête, franche, sincère.

Pour sûr, on peut se fier à sa discrétion.

CLARISSE

Et vous voulez me faire croire que vous n’êtes pas épris ?

MATHIEU

Il s’agit d’une affaire très grave.

De plus, tout cela corrobore le résultat de mes investigations.

CLARISSE

Vous m’effrayez.

MATHIEU

Mon heure de gloire approche. Je suis sur le point de vaincre BF 15.

CLARISSE

Vaincre BF 15 ! N’est ce pas présomptueux ?

MATHIEU

J’ai l’intime conviction qu’il nous observe, qu’il nous guette et se lèche les babines.

Il est proche de nous, se dissimulant derrière des apparences trompeuses.

Invaincu mais non pas invincible.

Il ne se cache plus pour longtemps. Le fauve s’apprête à bondir hors de sa tanière.

Je vais l’affronter.

Tel Héraclès étouffant le lion de Némée dans ses bras puissants, je délivrerai le monde d’une abominable créature insatiable et malfaisante.

CLARISSE

Quel héros vous faites ! Hortense à raison de vous admirer.

MATHIEU

Elle m’admire ?

CLARISSE

Pour quelles raisons, cette créature, BF 15, serait-elle parmi nous ?

MATHIEU

Pour contacter Hortense. Le professeur l’adorait. Il s’exprimait librement avec elle.

Et cet objet qu’il lui a remis. Tout cela est lié.

Parce que, d’après moi, le professeur Staphylos a découvert le phénomène le plus stupéfiant qui se puisse imaginer.

CLARISSE

Quel phénomène ?

MATHIEU

Je crois le savoir. Je reste persuadé que seuls le professeur et BF 15 détiennent la clé du mystère. Ils se connaissent. J’en suis certain, ils se connaissent.

Peut-être ont-ils reçu la même formation scientifique. Peut-être ont-ils collaboré dans le passé.

Je suppute, vous voyez, je suppute.

CLARISSE

Vous supputez fort habilement, monsieur le fin limier.

Mathieu réalise soudain que Clarisse se joue de lui.

MATHIEU

Bon sang, mais c’est bien sûr ! J’aurais du m’en douter.

Je ne vous ai jamais vue dans les parages. Vous êtes sa complice.

C’est lui qui vous envoie.

Où est-il ? Vous allez parler ?

Il se précipite vers Clarisse. Elle se redresse et le toise.

CLARISSE

Ne me touchez pas. Pour qui vous prenez-vous ?

Pour Héraclès ? Regardez vous, monsieur l’égoutier. Vous êtes ridicule, petit.

Le bras droit de la police ! Ils ne sont pas fauchés avec ça !

Un bras droit qui se conduit comme un pied gauche ! Car vous êtes gauche, minable !

Amoureux transi, flic raté, gentleman tape-à-l’œil.

Cette passion pour votre métier ne me surprend pas. Vous devez évoluer dans les égouts comme dans votre milieu naturel. Comme un poisson dans l’eau.

MATHIEU

Vous avez beau me narguer, vous et votre patron vous êtes cuits.

CLARISSE

Quel patron ?

MATHIEU

BF 15. Ce cerveau démoniaque. Partout invisible et partout présent.

Cette fois il ne nous échappera pas.

CLARISSE

BF 15 n’est pas mon patron. Je n’ai pas de patron.

Je ne suis pas non plus sa complice. BF 15 n’a pas de complice.

MATHIEU

Je ne vous crois pas. Vous allez me conduire jusqu’à lui, sur le champ.

CLARISSE

Espèce d’abruti !

Vous vous représentez BF 15 sous les traits glacials d’un homme fort, à la stature imposante, à l’allure virile, car vous êtes aveuglé par les préjugés de votre misérable éducation.

Tout cela est faux.

BF 15 est un esprit supérieur dans une enveloppe passe-partout.

Ouvrez les yeux mon cher.

MATHIEU

Mais vous, mais vous…

CLARISSE

Eh oui, mon brave. Je suis BF 15 !

Pendant mes études universitaires, j’étais la meilleure élève du professeur Staphylos.

Nous étions très proches, comprenez vous ? Très proches.

J’ai réalisé d’innombrables expériences sous sa conduite. Je savais ce qu’il cherchait.

J’ai attendu obstinément la fin de ses interminables travaux. Aujourd’hui, je triomphe.

J’ai débuté ma carrière de…comment dites vous ? Cerveau démoniaque, en lui dérobant de

précieux documents pour les revendre à des puissances étrangères.

Ce fut si exaltant, je me suis prise au jeu.

Je suis devenue très vite complice des dirigeants pour nourrir les peuples de promesses sans lendemain.

J’ai brisé des rêves de fortune et entretenu de folles espérances pour mieux les ruiner ensuite.

J’ai ri de la crédulité des petits et de l’insolence des grands devant des dieux factices repus de suffisance.

Dissimulée dans les coulisses du vaste théâtre universel, j’ai agi sur le destin des nations.

J’ai navigué, jour après jour, sur l’océan sans limites de la lâcheté humaine, d’écueils en tourbillons, de ports éclatants en îles désertes.

Mon unique but : m’amuser, rire, m’enivrer de pouvoir occulte, atteindre le plaisir suprême à force de contempler la médiocrité de vos semblables.

Ce soir, je fais escale pour la dernière fois.

Je vais regagner mon vaisseau en possession de l’arme absolue. C’est moi, et moi seule, qui vais terrasser la Mort et poursuivre mon périple au-delà de l’éternité !

MATHIEU

Le vol des cinq Velasquez en 1995 ?

CLARISSE

C’est moi.

MATHIEU

La faillite de la Banque Mondiale ?

CLARISSE

C’est moi.

MATHIEU

L’enlèvement des milliardaires siamoises Thaîlandaises…

CLARISSE

C’est moi, c’est moi, c’est moi !

MATHIEU

Le professeur Staphylos ?

CLARISSE

Une erreur !

Le professeur est rentré chez lui trop tôt, pressé de séduire sa nouvelle conquête.

Mes sbires se sont fait surprendre. Ils se sont affolés. Ils devaient simplement s’emparer de la pierre et dérober les formules magiques.

Ils n’ont rien trouvé car le vieux cochon avait déjà mis ses trouvailles à l’abri entre les mains de votre couillonne d’Hortense.

Etant au courant de leurs relations privilégiées, je suis venue ici pour la cuisiner.

MATHIEU

Mademoiselle Hortense ! Il faut que je l’appelle.

CLARISSE

Trop tard, crétin !

Votre idole nous a quitté. A cette minute, elle s’enfonce inéluctablement dans des eaux croupies de la Seine, ligotée, lestée comme une montgolfière.

MATHIEU

Vous êtes un monstre !

Il se jette sur elle pour la maîtriser. Elle sort une arme et le menace.

CLARISSE

Oui. Je suis.

MATHIEU

Vous ne vous en sortirez pas. Le quartier est bouclé. Je savais que BF 15 rôdait par ici.

CLARISSE

L’immortalité !

C’est ma dernière acquisition. Je vais vivre, danser, virevolter jusqu’à la fin des temps.

Je vais traverser les siècles à venir, alors que vous tous, pitoyables bouffons mortels, réduits en poussière, serez dispersés sur le vaste charnier nauséabond des multitudes anonymes.

Hortense entre en hurlant, affolée, en larmes.

Au passage, elle bouscule Clarisse qui s’enfuit.

HORTENSE

Au secours, au voleur ! Au voleur, au secours !

Mathieu, sauvez moi !

On a tenté de me zigouiller. Des sauvages ! Ils voulaient m’enlever, me couper en morceaux. Ils m’ont arraché mon sac. Ils sont là, ils reviennent.

Appelez la police, Mathieu.

MATHIEU

Calmez vous, mademoiselle Hortense. Calmez vous. Je suis prêt à les maîtriser.

HORTENSE

Protégez moi, protégez moi. J‘ai eu tellement peur.

Pourquoi ? Pourquoi moi ? J’ai jamais fait de tord à personne.

MATHIEU

Ne vous inquiétez pas.

HORTENSE

« C’est elle », que j’ai entendu en arrivant devant ma porte.

Je n’ai pas eu le temps de réagir. Ils étaient deux. Un qui tirait mon sac et l’autre qui avait sorti un couteau pour me couper un doigt. Celui-ci.

« On va te faire la peau pouffiasse », qu’ils me lançaient en ricanant avec leurs faces de tueurs en gage.

Ils ont essayé de me bâillonner. Heureusement, j’ai de l’énergie.

J’ai hurlé. « Anatole » que j’ai crié. Vous savez, Anatole, mon voisin de palier, le champion de karaté. Il est sorti en quatrième vitesse. Les voyous se sont enfuis.

Ils ont pris la poudre d’escrampette avec mon sac et mon billet pour la Martinique.

MATHIEU

D’escampette, mademoiselle Hortense. D’es – cam – pette.

HORTENSE

Hein ? Enfin, ils ont déguerpi.

MATHIEU

Elle s’est enfuie.

HORTENSE

Qui ?

MATHIEU

Clarisse.

HORTENSE

Enfuie ?

MATHIEU

Oui. C’est elle qui est à l’origine de tout cela.

HORTENSE

Qu’est ce que vous me chantez là ?

MATHIEU

A dire le vrai, tous les éléments s‘imbriquent à présent. Ce qui vient de vous arriver, Clarisse, BF 15, la pierre, les travaux du professeur, son assassinat.

HORTENSE

Quoi ! Assassiné mon Staphylos ! Ca alors, ça m’la coupe !

MATHIEU

Clarisse et BF 15 ne font qu’un. Elle était ici ce soir pour vous faire parler.

Elle vous savait en excellents termes avec lui. Elle se doutait que son vieux maître, volubile et

original, vous avez mis dans la confidence.

Pour obtenir votre confiance et vous apparaître sympathique, elle s’est inventé une histoire de diamant à l’eau de rose.

HORTENSE

Pour me tirer les vers du nez !

MATHIEU (pensif)

Voyons, une bague. Quelle andouille !

HORTENSE

Mathieu !

Mathieu saisit la main d’Hortense.

MATHIEU

La voici l’inimaginable découverte !

HORTENSE

Ce machin ?

MATHIEU

Vos agresseurs sont les hommes de mains de Clarisse BF 15.

Ils étaient décidés à s’emparer de votre bague car sa valeur est réellement inestimable.

Un détail m’échappe cependant.

HORTENSE

Quel détail ?

MATHIEU

Pourquoi diable ont-ils emporté votre sac ?

HORTENSE

Ben, à cause de mon carnet avec les formules, pardi.

MATHIEU

Les formules ?

HORTENSE

Oui, les formules magiques pour faire fonctionner la pierre.

Antropikokas ! Plus un numéro que j’ai noté sur mon carnet de prédictions.

MATHIEU

Vous vous en souvenez ?

HORTENSE

Pas du tout. C’est de la rigolade. Discuter avec un caillou !

Je ne suis pas un savant moi ! Je suis équilibrée.

MATHIEU

A dire le vrai, l’incroyable n’est pas impossible.

Les mystères d’aujourd’hui sont les évidences de demain. Et vice versa.

HORTENSE

Vous feriez mieux de poursuivre ces crapules.

MATHIEU

Je ne m’inquiète pas outre mesure. Mes collègues de la brigade criminelle sont à l’affût et nos trois lascars ne vont pas courir longtemps.

Vous vous rendez compte, j’ai réussi à démasquer BF 15. Quel coup d’éclat !

Mon nom fera sous peu la Une de l’actualité mondiale.

HORTENSE

Je suis fière de vous, Mathieu.

MATHIEU

Dans quelques heures je serai célèbre. J’espère conserver la lucidité nécessaire pour affronter avec sérénité mon futur statut de star.

En attendant, le devoir m’appelle. Je vous quitte pour aller retrouver mes chers égouts.

Je vais accomplir mon labeur nocturne et souterrain avant de flamboyer sous les projecteurs.

A demain, mademoiselle Hortense.

HORTENSE

A demain Mathieu et encore toutes mes sincères félicitations.

Elle allume la radio.

LA RADIO

Vous êtes sur Info-Radio. Info-Radio, l’info vraie.

Du nouveau dans l’affaire Staphylos.

La police vient d’arrêter dans le quartier du manège, deux individus soupçonnés d’être les

meurtriers du professeur. Peu avant leur interpellation, ils avaient agressé une voyante extralucide devant son domicile.

Selon un témoin, ils se sont emparé de son sac et l’ont remis à une complice qui a aussitôt pris la fuite à bord d’un puissant véhicule immatriculé en Italie.

Il pourrait s’agir de l’ennemi public numéro un, l’insaisissable BF 15 qui, depuis plus de dix ans, se joue des pièges les plus élaborés.

Il semble que cette fois, grâce à une efficace collaboration entre les services de la surveillance du territoire et un jeune détective de talent nommé Mathieu, BF 15 soit sur le point d’être terrassé.

Restez à l’écoute d’Info-Radio.

Dans quelques minutes, une édition spéciale de notre rédaction, en direct de Londres, Washington, Berlin et Tokyo, donnera la paroles aux plus éminents spécialistes de la communauté scientifique internationale pour vous éclairer sur la fabuleuse découverte du professeur Staphylos.

HORTENSE (Elle éteint la radio)

C’est donc vrai, ce n’est pas un plaisantin le Mathieu. On va le voir à la télé.

Je savais qu’un jour il nous épaterait.

Et l’autre sainte-nitouche avec son éternité ! Elle m’a pris pour une demeurée.

« Vous méritez ce qu’il y a de mieux.

Cela vous sied à merveille.

Vous racontez avec un tel talent ».

Heureusement que je suis fine, et que j’ai de la mémoire.

Elle se concentre sur la bague.

Antropikokas !

Quatre milliards huit cent soixante quinze millions neuf cent quinze mille deux cent quarante et un.

Je me sens toute chose.

Après tout moi aussi je mérite l’éternité.

Premièrement, ça remplacera mes vacances aux Antilles.

Secondement, quand on a reçu comme moi le don exceptionnel de déchiffrer l’avenir et de réconforter l’humanité, c’est normal de devenir éternelle.

Salut, la compagnie.

FIN

Texte déposé à la S.A.C.D.

(Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques)

adresse internet de Jean Pierre Avonts – Saint Lager :

asljp@wanadoo.fr


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