Scène 1
(Marceau Dolival est avachi sur son fauteuil défoncé. Une lumière vive entre par la porte grande ouverte. Pas un bruit… Soudain, les cloches de l’église voisine sonnent cinq heures. Dolival se réveille en gueulant, sans bouger pour autant.)
DOLIVAL : Nom de Dieu de putains de cloches ! Foutues saloperies ! Toutes les heures… Il faut qu’elles m’emmerdent toutes les heures ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, des heures ? Pour savoir comment je vis ? Pas besoin… Je sais comment je vis… Il y a le temps où je dors, il y a le temps où je bois, le temps où je baise et le temps où je peins. C’est tout ! Le reste… Pas besoin d’heures pour ça… Pas besoin de cloches non plus, cette blague… Tiens… Maintenant, c’est le temps de boire, je le sais, c’est comme ça !
(A tâtons, il cherche la bouteille qui a roulé plus loin.)
Je t’aurai, salope !
(Il parvient à la saisir et la porte à sa bouche. Rien. Il la secoue, il tente de boire. Toujours rien.)
Charogne, elle est vide cette pute !
(Il l’envoie par-dessus lui. Il se penche, tombe à moitié du fauteuil sous lequel il trouve une deuxième bouteille, qu’il attrape et regarde, incrédule.)
Torchée, toi aussi, vérole…
(Péniblement, il se lève et parvient tout juste à trouver un équilibre précaire.)
La vache ! Qu’est-ce que je tiens ! (Un temps.) Il fait encore jour… Trop de lumière, bon Dieu ! Trop de lumière… Et trop de bordel dans ce maudit taudis ! Ça pue !
(Il hurle en lançant la bouteille à l’autre bout de l’atelier, trébuche et se rattrape de justesse au bras du fauteuil.)
Connard… Rond comme une bille… Je vais vomir… Sûr… Faut que je dégueule… Pourtant on dit que la vodka, ça ne fait pas vomir… Quel est le con qui a dit ça ? « On » dit que la vodka, ça fait pas vomir ! Tu parles… Qu’est-ce qu’il y connait ce con de « on » ?… Rien… Rien de rien… Je le sais bien, moi, j’ai envie de dégueuler… Alors, vos gueules les « on » qui savent tout ! Toujours les mêmes conneries ! Gnagnagna, gnagnagna… On ne boit pas quand on ne tient pas l’alcool ! On ne dort pas toute la journée quand il fait si beau dehors, on ne vit pas dans une porcherie quand on a encore un peu de dignité, on ne s’obstine pas à peindre quand on est nul comme une cloche ! Une
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merde de cloche ! Une saleté de merde de cloche ! (Un temps.) Quelle heure ? Cinq heures passées ? Merde, il est déjà cinq heures… Et cette bon Dieu de bonne femme… Il paraît… Une bon Dieu de bonne femme… Je crois… C’est ça, une bonne femme qui doit rappliquer… Je me rappelle… Avec une putain de voix qui m’a fait bander… Bander pour une voix au téléphone… Quel con ! (Rêveur. Il ricane. Un temps.) Elle doit rappliquer je ne sais plus quand… Le papier ! Où je l’ai fourré, ce foutu papier ?
(Toujours peu assuré sur ses jambes, il fouille ses poches, cherche sur le fauteuil, en vain.)
Putain de papelard de merde !
(Il aperçoit une boulette de papier froissé, par terre, au pied d’un chevalet. Il la ramasse.)
Ho, là ! Ho ! Doucement, là. Ho, du bateau…
(Il défroisse le papier.)
Madame Blonville, c’est ça, ça me revient, Madame Jeanne Blonville. Ah ! Sa voix… Ici Jeaaaanne Blonville… Putain de voix quand elle dit Jeaaaanne… Brrr, des frissons partout… Jeanne Blonville, le 19, à dix-huit heures… Le 19… Quel jour on est ?
(Il ramasse le journal.)
C’est écrit quelque part… D’habitude c’est écrit… Là, en haut… Mardi 19… Il me semblait bien, on est le 19… Bordel, elle va arriver !
(Il se précipite vers le buffet, soulève puis repose une, deux bouteilles vides, se saisit de la troisième à moitié pleine, en boit une grande rasade.)
La vache, ça fait du bien. Encore un petit coup et tout rentrera dans l’ordre !
(Deuxième rasade, deuxième soupir, puis il repose la bouteille.)
Et puis d’abord, qu’est-ce qu’elle me veut, déjà, cette gonzesse ? « Allôôôooo ? Ici Jeaaaanne Blonville. Je suis bien chez Maaarceau Dolivaaaal ? ». Non, c’est le pape ! Pauvre tache, c’est mon numéro que tu as composé, pas celui du Vatican… La conne… « Et vous êtes bien aaartiste peintre ? ». Pas difficile, c’est dans l’annuaire : Marceau Dolival, artiste peintre. En toutes lettres !
(Voix enjôleuse la plus mâle, posture virile.)
« C’est bien moi, Marceau Dolival, artiste peintre. A qui ai-je l’honneur ? ».
(Il rigole.)
Ah, tu parles ! Ça ne devait pas rendre aussi bien… J’étais bourré. Je veux dire, vraiment bourré. « Cébenmoaaa, Maceaudoli-al, artissssepeinte, akïjlonneur ? ». Je l’entends encore, vachement classe, avec sa voix canon : « Je vous reçois très maaaal… Allôôôooo… Etes-vous sûr d’aller bien ?». « Paaafaitment, maaaame, toutétokay. ». Alors elle m’a débité son truc. Qu’elle a entendu le plus grand bien de ma peinture, qu’elle veut me commander une toile, quand est-ce qu’elle peut venir… Une commande ! J’aurais dû me méfier ! J’étais trop saoul pour me méfier, c’est ça le problème. Comme un con, je lui ai dit oui, vous pensez bien, mais comment donc, venez vite, on parlera de tout ça, c’est un plaisir, un honneur, le 19, ça vous va le 19 ? Entre six et sept ? Je ne sais pas pourquoi je
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lui ai proposé le 19, je n’étais pas foutu de savoir quel jour on était, alors, pourquoi pas le 19… Une commande ! Au moins un siècle que je n’en reçois plus, des commandes ! Et depuis ce temps-là, je ne peins plus que de la merde… Et elle veut me passer une commande ? J’étais trop bourré… J’aurais dû me méfier !
(Il ramasse le broc près de la porte, attrape un chiffon traînant par terre qu’il secoue pour en chasser la poussière, verse de l’eau dessus et se le passe sur le visage et sur la nuque.)
Saloperie de mal de crâne… Elle a entendu parler de moi ? Et puis quoi encore ! Dans le coin personne ne connaît Marceau Dolival, à part trois ou quatre vieux du hameau qui passent leur vie à guetter par la fenêtre. Ils ne savent peut-être même pas que je suis peintre. Il y a bien Lisa… Mais, Lisa, elle s’amuse pas à raconter ma vie ni à dire qu’elle couche avec moi quand elle me livre mon ravitaillement… De toute façon, elle m’appelle Mado ! Pas Marceau Dolival : Mado… C’est comme ça, Lisa, elle ne pose pas de questions, elle fait bien l’amour et elle m’appelle Mado, seulement Mado…
(Un temps.)
« Ici Jeaaaanne Blonville », ce n’est pas une voix de la région, ça. Paris, sûrement Paris. Et à Paris, il n’y a pas de risque que quelqu’un connaisse Marceau Dolival… Alors, qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
(Il shoote violemment dans la chaussure qui traîne.)
Saleté de godasse ! Saleté de gourbis crasseux ! Saleté de vie à la con !
(Un temps. On entend le bruit d’un moteur mais Dolival n’y prête aucune attention.)
Une commande… Comme s’il n’y avait pas déjà assez de croûtes ici pour satisfaire Maaadaaame…
(Il jette un oeil sur les toiles qu’il décolle une à une du mur et qu’il regarde par-dessus avec une mine dégoûtée. Le moteur s’arrête.)
De la merde… de la merde… de la merde… Que des toiles de merde !
(Il attrape une toile qu’il examine en hochant la tête.)
De la merde !
(Il lève la toile avec rage, prêt à l’abattre contre un tabouret pour la massacrer, lorsque Lisa entre, portant deux paniers remplis de victuailles.)
LISA : Mado ! C’est moi ! Je peux entrer ? Mado ! Que faites-vous ?
DOLIVAL : Tu le vois bien, non ? J’extermine la laideur…
(Elle pose les paniers, se précipite vers lui et lui arrache la toile des mains avant qu’il la fracasse contre le meuble.)
LISA : Ça ne va pas, non ? Je l’aime bien celui-ci…
DOLIVAL : Tu l’aimes bien celui-ci ? Tu prétends que tu l’aimes bien, justement celui-ci… Celui-ci, précisément… Alors là, c’est net, pas l’ombre d’une hésitation : celui que tu
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aimes bien, c’est celui-ci et pas un autre ? Ça veut dire que les autres, tous les autres, tu les détestes ? Hein, c’est bien ça ? Les autres tu les détestes ?
LISA : Je n’ai pas dit ça…
DOLIVAL : C’est celui-ci ou c’est un autre que tu aimes bien ?
LISA : Celui-ci et les autres aussi…
(Il jette le tableau, attrape Lisa par les épaules et la secoue en criant.)
DOLIVAL : Qu’est-ce que tu y connais à la peinture, hein ? Dans ce village du trou du cul du bout du monde, qu’est-ce que tu sais de la peinture ? Pour toi l’art culmine au calendrier des postes et aux boîtes de chocolat de Noël et tu oses dire que tu aimes bien ce tableau, précisément celui-ci, et les autres aussi ! Et tu voudrais que je te croie ?
(Elle tente de se dégager mais il la retient.)
LISA : Mado, lâchez-moi, vous me faites peur…
DOLIVAL : Ne me parle plus de ma peinture !
LISA : Vous avez bu…
DOLIVAL : Tu entends, Lisa ? Plus jamais !
LISA : Vous empestez l’alcool !
(Il la lâche, recule, souffle dans ses mains et respire.)
DOLIVAL : Ah, la vache… Tu as raison, c’est infect…
LISA : Je vous déteste quand vous êtes dans cet état.
DOLIVAL : Ma petite Lisa, pardonne-moi…
LISA : Vous m’aviez promis de faire un effort, au moins les jours où je viens.
DOLIVAL : J’ai promis…
LISA : Nous sommes mardi.
DOLIVAL : Mardi ? Tu es sûre ?
LISA : Je viens tous les mardis.
DOLIVAL : C’est vrai.
LISA : Vous avez bu et vous êtes saoul à en être violent.
DOLIVAL : Je ne suis pas violent !
LISA : Ça y ressemblait quand même un peu.
DOLIVAL : Non, je t’assure, ça va mieux. Viens…
(Il la prend dans ses bras et la serre contre lui.)
DOLIVAL : Ah, ta chaleur, ton souffle, tu es ma source de vie.
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LISA : Je n’aime pas quand vous êtes comme tout à l’heure.
DOLIVAL : Pardonne-moi, ma petite Lisa.
(Il l’embrasse, la caresse, elle se laisse faire un moment avec plaisir, puis le repousse gentiment.)
LISA : Les deux paniers sont pleins. Vous en avez assez pour jusque vendredi matin.
DOLIVAL : Tu viendras, vendredi matin ?
LISA : Comme chaque vendredi matin, pour vous apporter les provisions.
DOLIVAL : Justement… Je trouve que tu ne restes jamais assez longtemps, le vendredi matin.
LISA : Il faut bien que je tienne la boutique avec papa.
DOLIVAL : Peut-être mais c’est trop court.
LISA : C’est mieux que si je ne venais pas du tout.
DOLIVAL : Tu sais bien que j’en mourrais si tu ne venais pas.
LISA : Beau parleur !
DOLIVAL : Tu sais bien que j’en mourrais… de faim !
LISA : Goujat !
(Elle lui pique un baiser sur les lèvres.)
LISA : Au fait, je dois vous dire…
DOLIVAL : … que tu es folle de moi ?
LISA : Idiot ! (Elle l’embrasse.) Papa commence à s’inquiéter : vous n’avez pas payé les notes du mois dernier.
DOLIVAL : Ah, tu crois ?
LISA : C’est certain.
DOLIVAL : C’est possible.
LISA : Et nous sommes déjà le 19…
DOLIVAL : Déjà…
LISA : Lundi prochain je fais le marché à Séruzac. Il faudrait peut-être vous mettre à peindre une série de petites toiles. Une trentaine, ce serait bien. Je pourrai les caser dans la camionnette. Vous en êtes capable, en trois jours, vous l’avez déjà fait.
DOLIVAL : Trois jours et trois nuits…
LISA : Et à Séruzac, ils partent bien vos petits tableaux. Je ne sais pas, moi, vous pourriez refaire une série de bateaux échoués, il y a longtemps que vous ne les avez pas faits, les bateaux échoués.
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DOLIVAL : Tais-toi !
LISA : Ça changerait des meules de foin et des vélos contre la barrière qui commencent à s’essouffler.
DOLIVAL : Arrête, je te dis !
LISA : A moins que les cabines de plage…
DOLIVAL : Tais-toi donc.
LISA : Elles se vendent bien aussi les cabines de plage…
DOLIVAL : Lisa…
LISA : … mais je préfère quand même les bateaux échoués.
DOLIVAL : Tu m’emmerdes.
LISA : Et puis, zut ! Faites comme vous voulez après tout. Pour les notes du mois dernier, vous vous arrangerez avec mon père.
DOLIVAL : Tu es cruelle !
LISA : Seulement réaliste.
DOLIVAL : J’ai honte de peindre ces merdes !
LISA : Je vous interdis de dire ça. Moi je les aime bien vos petits tableaux, ils sont jolis…
DOLIVAL : Tu trouves ça joli ?
LISA : Ben, oui, cette question… Ils sont bien mieux que toutes vos grandes toiles, là… Je les trouve tristes… Il y en a même qui me font peur, vous le savez bien. Par contre, vos petits tableaux… Enfin, ce que j’en dis… Et puis il faut bien vivre. Il y a longtemps que vous n’avez pas vendu les bateaux échoués.
DOLIVAL : Les bateaux échoués ?
LISA : Oui, les bateaux échoués… Ça devrait marcher… Trente, vendredi, et trente la semaine prochaine. Je devrais peut-être augmenter le prix pour que vous teniez deux mois avec… Qu’en pensez-vous, pour le prix ?
DOLIVAL : Ne me parle pas de prix, tu me déchires. Fais pour le mieux.
LISA : Alors, c’est vrai, vous les peindrez les bateaux ?
DOLIVAL : Bien obligé.
LISA : Je peux dire à papa que vous paierez le mois passé ?
DOLIVAL : Tu peux lui dire…
(Elle vient se blottir contre lui. Ils s’embrassent. Il tente de la déshabiller, elle le repousse.)
LISA : Non, Mado, pas aujourd’hui…
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DOLIVAL : J’ai besoin de toi, Lisa ! Et nous sommes mardi ! J’ai le droit, le mardi. Allez, viens, j’en meurs d’envie.
LISA : Il ne fallait pas boire…
DOLIVAL : Ça y est, regarde, j’ai dessoulé, et je suis tendre comme un loukoum.
LISA : De toute façon, je suis en retard. Je dois terminer ma tournée de bonne heure, papa veut conduire la camionnette au garage, pour la révision.
DOLIVAL : Juste cinq minutes…
LISA : C’est ça, juste cinq minutes, monsieur se soulage et, basta, remets ta culotte et fous moi le camp !
DOLIVAL : Tu es belle quand tu es en colère !
LISA : Vous êtes hideux quand vous êtes méchant !
(Furieuse, elle se dirige vers la porte.)
LISA : Je pars !
DOLIVAL : Je m’en fous, tu n’as qu’à partir, ça m’est bien égal. Nous sommes mardi ?
LISA : Vous le savez bien.
DOLIVAL : Mardi 19 ?
LISA : Je vous l’ai déjà dit.
DOLIVAL : Quelle heure est-il ?
LISA : Bientôt six heures…
DOLIVAL : Six heures ? Bon sang ! Allez, ouste, du vent !
LISA : Je pars…
DOLIVAL : Plus vite, Lisa, magne-toi. J’attends une femme, une vraie, une qui a de la classe, elle, et qui vient de Paris. Fous-moi le camp, je te dis.
(Avant de franchir la porte, furieuse, elle se retourne.)
LISA : Espèce de salaud : vous n’êtes pas près de me revoir !
(Elle sort. Il éclate de rire et hurle vers la porte.)
DOLIVAL : Bon Dieu que la colère te rend belle ! A vendredi, ma Lisa, n’oublie pas, à vendredi… Tu resteras plus longtemps ! Et on fera l’amour ! A vendredi, n’oublie pas !
(Il prend une bouteille dans un panier, en retire le bouchon.)
C’est ça, à vendredi… Et on fera l’amour…
(Il s’apprête à boire au goulot mais y renonce soudain.)
Bientôt six heures ? Et l’autre qui va se pointer… Comment c’est ici ?
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(Il pose la bouteille rebouchée sur le buffet et regarde alentour.)
C’est dégueulasse et ça pue… Et puis merde ! Qu’est-ce que ça peut lui foutre ?
(On frappe à la porte ouverte et Jeanne Blonville pointe son nez.)
JEANNE : Il y a quelqu’un ?
(Dolival se fige.)
JEANNE : Il y a quelqu’un ?
(Dolival frotte sa chemise comme pour la défroisser.)
DOLIVAL : Entrez !
(Elle entre d’un pas assuré pendant que Dolival reste planté à la regarder, visiblement impressionné.)
DOLIVAL : Entrez, entrez…
JEANNE : Je suis Jeanne Blonville.
DOLIVAL : Je m’en doutais… Je ne reçois jamais personne.
JEANNE : Ah ? Et la jeune fille qui sort d’ici ?
DOLIVAL : C’est Lisa, l’épicière, la livraison, les provisions…
JEANNE : Elle avait l’air pressée ou en colère. Elle a failli me renverser.
DOLIVAL : Elle était pressée. L’épicerie…
JEANNE : … la livraison, les provisions… Je comprends.
DOLIVAL : Marceau Dolival.
(Il n’a toujours pas fait un pas. Ils sont à un mètre cinquante l’un de l’autre. Il s’essuie la main sur son pantalon et tend le bras. Elle tend le sien. Ils parviennent ainsi à se serrer la main.)
DOLIVAL : Vous avez trouvé facilement ?
JEANNE : J’ai dû demander. Un petit vieux à sa fenêtre…
DOLIVAL : Ah, oui ? Lequel ?
JEANNE : Je ne sais pas. Un petit vieux…
DOLIVAL : Ça n’a pas beaucoup d’importance.
JEANNE : Pas trop non. Enfin, je pense.
DOLIVAL : Ça n’a aucune importance, en fait.
JEANNE : Je le crois également.
DOLIVAL : Tant mieux, tant mieux… Et qu’est-ce qui vous amène ici ?
JEANNE : Je vous l’ai dit. Au téléphone, je vous l’ai dit.
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DOLIVAL : Je me souviens, la commande…
JEANNE : C’est cela, je viens vous passer commande d’un tableau.
DOLIVAL : C’est bien.
(Ils restent toujours plantés l’un en face de l’autre. Lui, les yeux fuyants qui reviennent sans cesse sur Jeanne. Elle, détaillant l’atelier du regard.)
JEANNE : Vous habitez ici ?
DOLIVAL : Oui.
JEANNE : Je veux dire… Là-dedans ?
DOLIVAL : C’est chez moi.
JEANNE : Ça sent la térébenthine.
DOLIVAL : C’est aussi là que je peins.
JEANNE : Je m’en doutais un peu. On peut bouger ?
DOLIVAL : Pourquoi bouger ?
JEANNE : Plutôt que de rester plantés, là, peut-être pourrait-on changer de position, je ne sais pas, moi, faire quelques pas.
DOLIVAL : Quelques pas ? Pourquoi pas… Oui, bien sûr, quelques pas…
JEANNE : Merci, Monsieur Dolival.
DOLIVAL : Marceau. Appelez-moi Marceau.
JEANNE : Non. Monsieur Dolival, je préfère.
(Elle fait quelques pas en regardant autour d’elle.)
JEANNE : Ce n’est pas trop sombre ici ?
DOLIVAL : Ça dépend de l’heure.
JEANNE : Pour peindre, il ne fait pas trop sombre ?
DOLIVAL : Pour peindre ce que j’ai à peindre ? La lumière est superflue !
JEANNE : Pardon ?
DOLIVAL : Je plaisantais !
JEANNE : Il me semblait bien…
DOLIVAL : Quoique…
JEANNE : Etes-vous sérieux, oui ou non ?
DOLIVAL : Je vous dis que je plaisantais.
JEANNE : Je peux voir ?
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DOLIVAL : Quoi donc ?
JEANNE : Votre production… Je peux la voir ?
DOLIVAL : Allez-y, tout est là.
(Sans un mot, Jeanne Blonville fait à pas lents le tour de l’atelier, s’arrêtant ici pour regarder un tableau, s’arrêtant là et puis là et là encore. Immobile, emprunté, Dolival la suit des yeux. Jeanne soupire profondément. Elle montre le fauteuil de la main.)
JEANNE : Je peux ?
(Il hoche la tête.)
DOLIVAL : Naturellement.
(Il retire le drap maculé de peinture, le roule en boule et le jette dans un coin de l’atelier. Jeanne s’assied dans le fauteuil et fixe Dolival.)
JEANNE : Merci… Vous arrivez à en vivre ?
DOLIVAL : Pardon ?
JEANNE : Vous vivez de votre peinture ?
DOLIVAL : Qu’est-ce que vous croyez ?
JEANNE : Je ne sais pas… Vous trouvez des gens pour acheter vos toiles ?
DOLIVAL : Je ne comprends pas…
JEANNE : Vous comprenez parfaitement ce que je dis. J’ai peine à croire que quelqu’un puisse s’intéresser à ce que je viens de voir au point de vous en acheter. Ou alors, pour le prix du châssis.
DOLIVAL : Vous plaisantez ?
JEANNE : J’aurais bien aimé.
DOLIVAL : Vous vouliez me passer une commande…
JEANNE : Oui.
DOLIVAL : Vous avez entendu le plus grand bien de ma peinture…
JEANNE : Oui.
DOLIVAL : Je ne comprends pas.
JEANNE : Vous vous répétez, Monsieur Dolival, et vous n’avez toujours pas répondu à ma question : de quoi vivez-vous ?
DOLIVAL : Ça ne vous regarde pas.
JEANNE : Vous avez parfaitement raison, ça ne me regarde pas et, de plus, je m’en fiche totalement.
DOLIVAL : Vous êtes bizarre.
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JEANNE : Vous trouvez ?
DOLIVAL : Vous aviez dit que vous me passeriez commande d’un tableau…
JEANNE : Je vous passe commande d’un tableau !
DOLIVAL : … et vous regardez mes toiles avec un mépris souverain.
JEANNE : J’en ai bien le droit non ?
DOLIVAL : Vous êtes folle !
JEANNE : Folle ? Moi ? Pourquoi ? Parce que je trouve votre peinture insipide, sans tripes, bêtement lugubre, dépourvue de toute émotion ?
DOLIVAL : Non, je suis d’accord avec vous : c’est nul et ça me rend malade.
JEANNE : Alors, nous sommes d’accord.
DOLIVAL : Et vous me commandez un tableau ?
JEANNE : Je suis venue pour ça.
DOLIVAL : C’est bien ce que je disais : vous êtes folle !
JEANNE : Sans doute… Six mille euros, ça vous va ?
DOLIVAL : Pardon ?
JEANNE : Six mille euros… Pour le tableau que je vais vous commander. Six mille, ce n’est pas assez ?
DOLIVAL : Complètement folle !
JEANNE : Je ne peux pas plus.
DOLIVAL : Vous ne vous rendez pas compte…
JEANNE : Oh, si, je sais que c’est une somme. Toutes mes économies ! Alors ne soyez pas trop exigeant, n’en demandez pas davantage.
(On entend soudain le moteur d’une camionnette, un coup de klaxon, un coup de frein et le silence. Un temps.)
JEANNE : L’épicière ?
DOLIVAL : Non. Nous ne sommes pas vendredi matin.
JEANNE : C’était le même bruit que le moteur de la camionnette qui a failli me renverser.
DOLIVAL : Vous vous y connaissez en moteurs de camionnette ?
JEANNE : Pas du tout. Mais en matière de femmes, un peu…
VOIX DE LISA : Mado ! Mado !
(Lisa entre sans frapper, toute joyeuse, un peu essoufflée. Elle dépose dans un coin une dizaine de toiles vierges, petit format marine, puis enlace Dolival qui reste les bras ballants.)
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LISA : Mado ! J’ai pu m’échapper. Je suis passée chez le marchand de couleurs…
(Apercevant Jeanne, Lisa s’interrompt brusquement et recule.)
LISA : Vous avez une visite… Excusez-moi… Bonsoir Madame…
JEANNE : Nous nous sommes déjà croisées.
LISA : Vous croyez ?
JEANNE : En coup de vent, si j’ose dire…
LISA : Ah ?
DOLIVAL : Madame Blonville vient passer une commande.
LISA : Une commande ?
DOLIVAL : Un tableau… Une commande de tableau… C’est chouette, non ?
LISA : Sûrement… Au fait, les toiles, elles étaient arrivées au magasin… J’ai pris des formats 3 Marine, c’est bien ça qu’il faut pour les bateaux échoués, non ? Je vous en mets quelques-unes ici, les autres je les ai rangées dans la remise. N’oubliez pas, les bateaux échoués… Il en faut trente vendredi matin. Pour le marché de Séruzac…
DOLIVAL : Je n’oublie pas, merci Lisa, à vendredi.
LISA (Regardant Jeanne) : Je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps.
JEANNE : Quelle idée ? Vous ne nous dérangez pas du tout. Pas moi, en tout cas. Nous parlions peinture…
LISA : C’est drôle, il n’y a pas une demi-heure, Mado et moi parlions également peinture. Pas vrai, Mado ?
DOLIVAL : Si, mais laisse-nous maintenant, Lisa.
JEANNE : Dans le fond, quoi de plus normal que de parler peinture avec un peintre ?
LISA : Je vous le demande ? De quoi parlerait-on sinon ?
JEANNE : Je ne sais pas, moi. De camionnette à réviser et du marché de Séruzac ?
(Grand froid.)
LISA : Bon, je m’en vais.
DOLIVAL : C’est ça, va-t’en, Lisa, à vendredi.
JEANNE : Je ne vous chasse pas, au moins ?
DOLIVAL : Pensez-vous, elle doit déposer la camionnette au garage. Pour la révision.
JEANNE : C’est vrai que le moteur hoquette un peu.
DOLIVAL : Tu vois, il ne faut pas tarder… File vite !
LISA : Vous vous y connaissez en moteurs ?
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JEANNE : Depuis peu.
DOLIVAL : A vendredi, Lisa, à vendredi.
(Lisa quitte la pièce en lançant des flammes vers Jeanne. Un temps. La camionnette démarre et disparaît au loin.)
JEANNE : Très mignonne… Mignonne, amoureuse et très jalouse…
DOLIVAL : Et puis quoi encore ?
JEANNE : Je vous dis que je m’y connais un peu en matière de femmes. Elle a trouvé un prétexte pour essayer d’apprendre qui était votre visiteuse.
DOLIVAL : C’est une gosse !
JEANNE : Et vous, un homme mûr, pas trop mal de sa personne et artiste peintre.
DOLIVAL : Artiste peintre raté.
JEANNE : Peut-être, mais elle l’ignore. Elle est fascinée.
DOLIVAL : Elle fait ce qu’elle veut.
JEANNE : Faites attention, Monsieur Dolival, elle peut être fragile.
DOLIVAL : Je ne suis pas certain que ça vous regarde vraiment.
JEANNE : Qui sait ? (Un temps.) La petite, là, pourquoi vous appelle-t-elle Mado ?
DOLIVAL : Et si on parlait de la commande ?
JEANNE : Dites-moi d’abord, pourquoi Mado ? Et puis qu’est-ce que c’est que cette histoire de trente bateaux échoués à peindre d’ici à vendredi ? Pour les vendre sur un marché, si j’ai bien compris ?
DOLIVAL : Ce ne sont pas vos oignons.
JEANNE : C’est si secret que cela ? De quoi vivez-vous, Monsieur Dolival ?
DOLIVAL : De la commande que vous allez me passer, nom de Dieu !
JEANNE : Ne soyez pas grossier !
(Furieux, Dolival l’attrape aux épaules et commence à la secouer.)
DOLIVAL : J’en ai assez de votre interrogatoire, vous entendez ? J’en ai plus qu’assez de vos manières hypocrites et de votre façon de tourner autour du pot ?
JEANNE : Vous me faites mal, Monsieur Dolival. Vous me faites mal mais vous ne m’impressionnez pas.
(Il la relâche. Ils restent immobiles, reprenant leur souffle, les yeux dans les yeux. Un temps.)
DOLIVAL : Désolé.
(Il va jusqu’au buffet, attrape la bouteille entamée et boit une longue rasade au goulot.)
JEANNE : Vous étiez en manque ?
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DOLIVAL : Peut vous foutre…
JEANNE : Rien, vous avez raison. Rien du tout. Vous sentiez déjà l’alcool à plein nez lorsque je suis arrivée, ça ne va rien changer pour moi.
DOLIVAL : Que voulez-vous à la fin ?
JEANNE : Vous êtes têtu comme une mule ! Je viens vous commander un tableau que je suis prête à payer six mille euros.
DOLIVAL : Vous êtes fêlée.
JEANNE : Vous me l’avez déjà dit… Pourquoi Mado ? Pourquoi les bateaux échoués et le marché de Séruzac ?
DOLIVAL : Et c’est moi qui suis têtu ? (Un temps. Il reprend, vaincu.) Mado, Ma pour Marceau et Do pour Dolival. Mado, parce que c’est un prénom féminin. Un prénom féminin, parce que c’est plus vendeur pour les petites merdes de tableaux peints en série que l’on trouve dans les magasins à touristes et sur les marchés.
JEANNE : Quel macho !
DOLIVAL : Non. Seulement observateur… S’ils reflètent la douceur et la délicatesse féminines, ça part mieux. Ne me demandez pas pourquoi, c’est comme ça, c’est tout.
JEANNE : Et vous êtes capable d’apporter cette touche féminine ?
DOLIVAL : Qu’est-ce que vous croyez, je suis un artiste, non ? Vous entendez ? Je suis un artiste ! A condition d’être bourré, l’artisssse que voici, messieurs, l’artisssse que voilà, mesdames, l’artissse peut peindre trente toiles, vous entendez ? Je n’ai pas dit dix, je n’ai pas dit vingt, j’ai bien dit trente toiles, pas une de moins… Trente toiles en trois jours et trois nuits, trente bateaux échoués, tous identiques, sauf la couleur du drapeau, un coup rouge, un coup vert, il parait que ça plait à Séruzac. Ou trente vélos appuyés sur une barrière, ça a marché du tonnerre ces derniers mois. Ou trente cabines de plage alignées comme des connes, on se les arrache en été. Ou trente meules de foin avec un clocher, là-bas, tout au loin, un tabac l’an passé… La grande série, il n’y a rien de mieux pour ne plus penser ! Vous en voulez encore ? Je suis un artiste capable de signer ces trente merdes du nom de Mado pour que personne ne puisse remonter jusqu’ici et apprenne que c’est moi qui les ai chiées. Lisa les vend vingt euros pièce sur les marchés, entre une boîte de petits pois et un fromage frais. Elle prétend que Mado est une copine à elle qui peint pour payer ses études. Ça part comme des petits pains. C’est ainsi que « l’artissse » gagne sa vie ! Parce que ma peinture à moi, signée « Marceau Dolival », personne ne m’en donnerait un kopeck. Vous voulez toujours me passer une commande ?
JEANNE : Je suis ici pour ça. Je veux un portrait de femme, sur une toile 30 Figure.
DOLIVAL : Pour quand ?
JEANNE : Pour maintenant.
DOLIVAL : Impossible. Vous avez entendu comme moi ? Il me faut trente bateaux échoués pour vendredi matin.
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JEANNE : Vous vous foutez de moi ? Je vous offre six mille euros pour une seule toile. Le prix de trois cents de vos bateaux, vélos, cabines de plages, meules et clochers au loin, tout là-bas…
DOLIVAL : Je ne peins pas de portraits de femme. Vous avez vu vous-même, il n’y en a pas un seul dans tout ce fatras.
JEANNE : Pas un seul, c’est vrai. Je veux un portrait de femme.
DOLIVAL : Vous êtes obtuse ou vous le faites exprès ?
JEANNE : J’ai de la mémoire, c’est tout.
DOLIVAL : Voilà autre chose… Qu’allez-vous inventer ?
JEANNE : On m’a dit le plus grand bien de votre peinture.
DOLIVAL : Allons bon, ça recommence ! Figurez-vous que j’y ai presque cru l’autre jour, au téléphone, lorsque j’étais ivre. Mais ça ne prend plus, vos bobards, maintenant que j’ai dessoulé. Ça y est, bon sang, je vois ce que c’est ! Vous êtes venue pour vous payer ma tête ! C’est ça, hein ? Pour me narguer avec votre beau tailleur, votre allure super classe, votre commande bidon et vos gros billets ? Pour m’enfoncer encore un peu plus dans ma crasse et me démontrer que je suis encore plus nul que je ne le savais déjà ?
(Il la saisit à nouveau par les bras qu’il serre très fort, le visage crispé de fureur.)
Des peintres ratés, aussi tartes que moi, il y en a des milliers que vous pouviez aller torturer et mépriser, alors pourquoi moi ? Répondez, espèce de salope perverse ! Pourquoi moi ?
JEANNE : Vous ne connaissez décidément que la force bestiale pour faire valoir votre point de vue ? Lâchez-moi !
(Il la lâche et part dans le fond de son atelier.)
DOLIVAL : Foutez le camp, vous me dégoûtez…
JEANNE : Vous êtes un bien ignoble personnage, monsieur Dolival. C’est fou ce que vous ressemblez à la peinture immonde qui encombre cet atelier pourri. Vous voulez savoir pourquoi c’est à vous que je commande un portrait de femme ? Non ? Ça ne vous intéresse plus ?
DOLIVAL : Taisez-vous !
JEANNE : Je vais vous le dire quand même.
DOLIVAL : Barrez-vous !
JEANNE : Je suis ici parce que je crois que vous avez du génie.
DOLIVAL : Vous êtes encore là ?
JEANNE : Ça va, je pars.
(Jeanne arrive à la porte et se retourne vers Dolival.)
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JEANNE : Je crois vraiment que vous avez du génie, Marceau Dolival. Ou, devrais-je dire, Mark Dolly ?
DOLIVAL : Mark Dolly ? Encore une invention.
JEANNE : C’est normal, je dis n’importe quoi, je suis folle. Mark Dolly… New York, les années quatre-vingt-dix… (Un temps.) Ça vous dit quelque chose ? (Un temps.) Mark Dolly ! Vous ne me mettez plus à la porte ?
DOLIVAL : J’en brûle d’envie…
JEANNE : … mais votre envie d’apprendre ce que je sais est encore plus forte. Je peux entrer ?
(Elle revient au milieu de la pièce, se plante juste devant lui et lui tend la main.)
JEANNE : Jeanne Blonville… Mark Dolly, je présume ?
DOLIVAL : Comment savez-vous ?
JEANNE : Et si nous recommencions notre entretien sur de meilleures bases ?
DOLIVAL : Comment m’avez-vous retrouvé ?
JEANNE : Ça se fait d’offrir un siège à ses visiteurs.
(Elle pose son sac à main sur le fauteuil, tire à elle un tabouret haut et se perche dessus.)
DOLIVAL : Vous m’avez fait rechercher ?
JEANNE : On peut aussi leur proposer à boire.
(Dolival prend la bouteille sur le buffet, avale une rasade au goulot et s’apprête à reboucher la bouteille.)
JEANNE : La même chose.
(Dolival se retourne vers elle, incrédule.)
JEANNE : Je veux dire, pour moi, la même chose mais dans un verre, si possible.
(Sur le buffet, il trouve un verre qu’il soulève, sale. Il le repose, en trouve un autre sur lequel il souffle pour ôter la poussière, il le retourne et le secoue avant de le remplir à moitié. Il le tend à Jeanne qui l’accepte avec un sourire. Elle boit une gorgée, les yeux fermés de contentement.)
JEANNE : Je ne l’ai pas volé, celui-là, depuis le temps que je cherche votre trace, Mark Dolly.
DOLIVAL : Je m’appelle Dolival, Marceau Dolival.
JEANNE : Certes… N’empêche que vous êtes parti aux Etats-Unis en 1990 et que vous avez pris le pseudo de Mark Dolly. Pour faire plus américain, je suppose. Au début, vous avez peint tout seul dans votre coin. On m’a dit que c’était honnête, sans plus.
DOLIVAL : Qui vous a dit ça ?
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JEANNE : Des gens de ma connaissance, amateurs éclairés d’art contemporain, qui vivaient à New York à cette époque… Puis une galerie vous a repéré et vous a présenté à d’autres jeunes peintres prometteurs. Des américains, bien sûr, quelques japonais et une poignée d’européens. Vous avez travaillé tous ensemble dans une stimulante émulation. C’est là que votre talent a véritablement éclaté. En peu de temps vous êtes devenu le chef naturel de la meute. Vous étiez le plus doué, vous étiez le plus beau et vous aviez un ascendant sur tout le groupe, comme sur vos fans… Je me trompe ? Non ? Une vie de rêve : les galeries s’arrachaient vos toiles à des prix bien plus fous que les six mille euros que je vous propose aujourd’hui, les filles se battaient pour vous approcher. C’était il y a près de vingt ans… Vous étiez adulé et les critiques louaient la force et la sensualité de vos oeuvres, notamment de vos portraits de femmes, toujours du même format, 30 Figure. Certains ont même écrit que vous étiez un génie… Je continue ?
DOLIVAL : Arrêtez, je ne suis pas Mark Dolly.
JEANNE : Vous savez bien que je n’ai pas inventé un mot de ce que j’ai dit.
DOLIVAL : Regardez-moi bien… Et regardez autour de vous… Cette sombre laideur qui déshonore toutes ces toiles signées Marceau Dolival… Et imaginez les kilomètres de bateaux échoués, à vingt euros la bête, qui m’empêchent de crever de faim… Je suis Marceau Dolival et je suis Mado ! Je ne suis plus Mark Dolly.
JEANNE : Vous pouvez le redevenir… Je vous en prie, faites le tableau que je vous commande !
DOLIVAL : Comment m’avez-vous retrouvé ?
JEANNE : Avec beaucoup de patience, un peu de jugeote et une pincée de chance.
DOLIVAL : Mais encore ?
JEANNE : Je me suis mise en chasse il y a quelques années.
DOLIVAL : Pourquoi ?
JEANNE : Je vous l’ai dit : pour découvrir un artiste hors norme dont personne n’a plus entendu parler depuis juin 96, date de sa dernière exposition triomphale. Il s’était cloîtré, chez lui, à Long Island, jusqu’à se volatiliser, brusquement, en novembre 98, le 4 novembre selon l’homme de peine qui s’occupait de la villa. A partir de là, plus la moindre trace de Mark Dolly aux Etats-Unis.
DOLIVAL : Mark Dolly avait pu mourir entre-temps !
JEANNE : Bien sûr, mais j’ai toujours pensé que la presse spécialisée en aurait eu vent et s’en serait fait l’écho tôt ou tard. Non, j’espérais vraiment que Dolly ne fût pas mort.
DOLIVAL : Comment m’avez-vous retrouvé ?
JEANNE : J’ai cherché longtemps en vain jusqu’au mois dernier : j’ai contacté un membre de votre groupe dont j’avais retrouvé la trace. Un belge qui s’appelle quelque chose comme Cruypenninck (Elle prononce « Cruipeninque »), si je me souviens bien.
DOLIVAL : Cruypenninck (Il prononce « Croïpeunsk ».) C’est un flamand. On dit Croïpeunsk.
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JEANNE : Croïpeunsk si vous voulez. Il a d’ailleurs fait une honnête carrière sous un pseudo que j’ai oublié.
DOLIVAL : Cruyck, il signait Cruyck. (Il prononce « Croïk ».)
JEANNE : C’est ça, Croïk. Il se rappelait bien Mark Dolly. Il l’admirait profondément, mais n’avait aucune idée de ce qu’il était devenu. Par contre il m’a mise sur la piste. Il gardait le souvenir de longues conversations en français, langue que Mark maîtrisait selon lui particulièrement bien pour un américain. J’ai imaginé qu’en fait Mark pouvait être français. J’ai usé de mes relations pour obtenir des compagnies aériennes concernées qu’elles fouillent dans leurs archives et qu’elles me fournissent la liste de leurs passagers du 4 novembre 98, en provenance de New York. Je ne connaissais naturellement aucun des milliers de noms qu’on m’a montrés. Le seul qui m’ait frappée était le vôtre, Marceau Dolival, tellement sa construction se rapprochait de celle de Mark Dolly… Un petit coup d’internet sur les sites d’adresses, j’ai trouvé un seul « Marceau Dolival, artiste peintre » et me voici. Bingo !
DOLIVAL : Bravo miss Marple ! Et ça nous mène où, tout ça ?
JEANNE : Je vous donne une occasion de raviver la flamme de votre génie que je refuse de croire morte.
DOLIVAL : Raviver la flamme de mon génie ! Quelle bonne idée ! Rien de plus facile ! Il paraît que Jésus a ressuscité Lazare… Vous prétendez lui faire concurrence ? Raviver la flamme de mon génie ! Ma pauvre dame ! Elle est soufflée, éteinte, étouffée, la flamme de mon génie ! Je l’ai noyée pendant des années sous des flots d’alcool ! Vous entendez ? Sous des flots de bière et d’alcool ! Vous avez vu ces mains ? Elles tremblent de frousse, elles n’osent même pas saisir un pinceau tant qu’elles n’ont pas reçu leur dose de poison. Alors là seulement elles peuvent aligner les kilomètres de ciels imbéciles pour Mado ou barbouiller les cauchemars et les vomissures de Marceau Dolival… Mark Dolly est mort et sa promesse de génie avec lui ! Mort !
(Il s’apaise soudain et s’assied sur un tabouret.)
DOLIVAL : Désolé, Madame Blonville, vous vous êtes dérangée pour rien. Bon retour.
JEANNE : Comme vous êtes décevant, Monsieur Dolival… J’espérais un sursaut de dignité.
DOLIVAL : Je ne connais pas ce mot.
JEANNE : Je pensais rencontrer un homme…
DOLIVAL : Je mange, je dors, je baise et je peins des vélos appuyés sur une barrière. Je vis, quoi !
JEANNE : Et ça vous suffit ? Bon… Je me suis trompée, tant pis… Je vais vous laisser. (Un temps.) Il est temps de commencer à vous enivrer pour trouver le courage de vous attaquer aux trente bateaux échoués. J’ai l’impression que vous avez intérêt à tenir le rythme si vous ne voulez pas décevoir la jolie petite épicière. Quoique, d’elle non plus, je crains que vous n’ayez que faire. Alors, si ce n’est pas pour l’épicière, faites-le au moins
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pour payer l’épicerie, afin de conserver une chance de manger et de boire quelques jours encore... Quel programme exaltant, dites-moi !
DOLIVAL : Ça ne vous regarde pas.
JEANNE : En effet, pardonnez-moi. J’espérais que mon offre de six mille euros, pour cette commande d’un portrait de femme, saurait vous convaincre d’essayer de retrouver votre talent.
DOLIVAL : Vous avez compris ce que je suis devenu ? Comment voudriez-vous que je…
JEANNE : Les conditions, l’environnement, l’état d’esprit… tout ça a beau changer, j’ai la faiblesse d’espérer que le talent demeure, même enfoui au plus profond, même renié, même haï, qu’il est là, prêt à se manifester, et qu’il n’attend qu’une occasion pour pointer le bout de son nez, retrouver le goût du travail et s’épanouir à nouveau.
DOLIVAL : Je ne pourrai pas, parce que je…
JEANNE : Un portrait, juste un portrait de femme.
DOLIVAL : C’est ce qu’il y a de plus difficile à faire et ça suppose que…
JEANNE : Ce sont vos portraits qui ont fait votre gloire. Des portraits qui vibrent, qui magnifient la complexité de la femme, entre force et retenue, tendresse et violence, angoisse et bonheur, insouciance et gravité, plénitude et abandon… Parce que vous avez compris que chaque femme est tout cela à la fois et que vous savez le traduire comme personne.
DOLIVAL : Ce serait une imposture…
JEANNE : Ce serait un crime de ne pas au moins essayer.
DOLIVAL : Six mille euros ?
JEANNE : Six mille euros quand le tableau sera terminé. Six mille euros… Plusieurs semaines de subsistance…
DOLIVAL : Plusieurs mois, même…
JEANNE : Plusieurs mois sans cabine de plage, sans vélo appuyé à la barrière ni bateau échoué…
DOLIVAL : Peindre un portrait…
JEANNE : Peindre un portrait de moi !
DOLIVAL : De vous ?
JEANNE : Pourquoi pas ?
DOLIVAL : Je ne vous connais pas.
JEANNE : Vous connaissiez vos modèles ?
DOLIVAL : Parfois. Pas toujours. J’étais plus à l’aise quand je les connaissais.
JEANNE : A défaut de me connaître il vous faudra me deviner.
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DOLIVAL : Vous êtes folle !
JEANNE : Encore ?
DOLIVAL : C’est sérieux, les six mille euros ?
JEANNE : Vous avez ma parole.
DOLIVAL : Et si je le rate complètement ce portrait ?
JEANNE : Vous aurez gagné six mille euros et perdu une occasion de vous regarder avec fierté dans la glace.
DOLIVAL : Et vous ?
JEANNE : Cette blague, je perdrai six mille euros et une illusion… Vous voyez, c’est moi qui risque le plus gros dans l’aventure… Alors, on y va ?
DOLIVAL : Je ne crois pas… Je ne sais pas…
JEANNE : Vous n’avez pas le choix, monsieur Dolival. Vous êtes au fond d’un cul-de-basse-fosse, je vous tends une corde. Si vous décidez de l’agripper, vous avez une petite chance de revoir la lumière. Sinon…
DOLIVAL : Pourquoi me la tendez-vous, la corde ?
JEANNE : Si vous étiez à l’air libre et si vous découvriez quelqu’un en train de croupir dans la fosse, vous le laisseriez crever ou vous lui lanceriez un bout de la corde ?
(Un temps. Puis Dolival tourne dans l’atelier, attrape une toile vierge, format 30F, la pose sur le chevalet, sélectionne une palette, choisit quelques pinceaux et couteaux, les pose près du chevalet, sur la table qu’il dégage d’un revers de bras, et vient se planter devant Jeanne.)
DOLIVAL : Otez votre veste, je veux voir votre cou et la naissance de vos épaules.
JEANNE : C’est vrai ? Vous acceptez ?
DOLIVAL : On verra. Faites ce que je dis !
JEANNE : Très bien…
(Elle retire sa veste qu’elle jette sur le dossier du fauteuil.)
DOLIVAL : Dégagez mieux le cou… Et les épaules, bon sang ! Tenez-vous droite ! Redressez la tête ! Maintenant, baissez-la, doucement, sur le côté… Bien…
(Elle s’exécute, tandis qu’il tourne autour d’elle.)
DOLIVAL : Je crois que ça ira…
(Il repart fouiller dans son fatras et revient avec quelques tubes de peinture qu’il entreprend de presser au-dessus de la palette.)
DOLIVAL : Ne restez pas plantée comme ça. Asseyez-vous dans le fauteuil.
(Elle s’assied confortablement. Dolival se perche sur un tabouret haut et la dévisage un long moment.)
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JEANNE : Que faites-vous ?
DOLIVAL : Je vous regarde de loin pour essayer de comprendre votre tout.
(Un temps.)
JEANNE : Je peux parler ?
DOLIVAL : Si vous voulez.
JEANNE : Merci… Je veux un portrait de moi…
DOLIVAL : Je sais. Et maintenant, levez-vous, marchez, bougez, faites ce que vous voulez, pour que je ressente la vie qui brûle en vous.
JEANNE : Je veux un portrait de moi à vingt ans…
DOLIVAL (Imperturbable.) : Tournez la tête à droite… Rejetez-la en arrière… Vous disiez ?
JEANNE : Vous avez entendu ?
DOLIVAL : C’est totalement déraisonnable, alors je fais comme si je n’avais pas entendu. Tendez les deux bras en avant, comme pour attraper un ballon… Plus tendus, les bras… Plus droite la tête…
JEANNE : Imaginez-moi, il y a trente ans… J’ai vingt ans et j’ai toute la vie devant moi.
DOLIVAL : Décidément, vous êtes complètement cinglée !
JEANNE : Six mille euros…
(Un temps.)
DOLIVAL : Prenez un tabouret et venez vous asseoir près de moi. Je veux m’imprégner de votre souffle.
(Elle vient, s’assied. Il la dévore des yeux, elle ne cille pas. Un temps. Il descend du tabouret, s’approche du chevalet, saisit un fusain et commence à dessiner.)
DOLIVAL : Ne bougez plus durant quelques minutes…
(Il la regarde intensément puis esquisse le visage à grands traits nerveux, son regard naviguant de la toile à Jeanne.)
DOLIVAL : Ma main tremble… J’ai besoin de boire…
JEANNE : Vous préférez peindre vos satanés bateaux échoués ?
DOLIVAL : Ma main tremble… Je suis en manque…
JEANNE : Non… C’est le trac !
DOLIVAL : Je ne tiendrai pas…
JEANNE : Vous y arriverez !
DOLIVAL : Juste un verre.
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JEANNE : Et puis un deuxième et encore un autre… Vous êtes décourageant, Monsieur Dolival… Je préfère tout arrêter.
DOLIVAL : On continue.
(Il dessine avec violence. Un temps. Il recule pour examiner le dessin.)
JEANNE : Je peux voir ?
(Elle descend du tabouret et s’approche du chevalet.)
DOLIVAL : Juste une ébauche… Il y a plein de détails à reprendre…
JEANNE : C’est bien moi… C’est moi maintenant… Ce que je veux c’est moi lorsque j’avais vingt ans.
DOLIVAL : Alors aidez-moi.
(A partir de ce moment, il s’applique à exécuter les consignes.)
JEANNE : J’avais les cheveux plus longs…
DOLIVAL : Comme ça ?
JEANNE : Encore un peu… Là… La mèche, à gauche la mèche… Oui… Stop… Mes yeux étaient plus grands…
DOLIVAL : Non.
JEANNE : Qu’en savez-vous ?
DOLIVAL : La taille des yeux ne change pas, c’est ce qui les entoure qui évolue.
JEANNE : Vous croyez ?... Mes pommettes étaient plus marquées…
DOLIVAL : Vos joues étaient certainement plus creuses. Comme ça… Qu’en dites-vous ?
JEANNE : C’est mieux.
DOLIVAL : Le nez était sans doute un peu plus fin et plus court, non ? Le nez forcit toujours un peu avec le temps.
JEANNE : Peut-être bien… Oui… Vous aviez raison pour le nez… Et, là, le menton était plus pointu…
DOLIVAL : … et le cou plus ferme.
JEANNE : Non mais dites donc…
DOLIVAL : Vous aviez vingt ans…
JEANNE : J’avais vingt ans…
DOLIVAL : Vos épaules n’avaient pas encore cette rondeur.
JEANNE : Elles étaient si maigres que je n’osais pas me montrer en maillot de bain. Oui… Comme ça… Exactement comme ça… Il y a quelque chose qui me gêne encore… Mais où ?
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DOLIVAL : La bouche, sûrement la bouche. Les filles de vingt ans ont les lèvres comme des fruits frais.
JEANNE : Ce qui veut dire ?
DOLIVAL : Elles les poussent en avant pour embrasser la vie.
JEANNE : Vous dites n’importe quoi…
DOLIVAL : Oui… Je veux boire un verre.
JEANNE : Quand l’esquisse sera finie !
DOLIVAL : J’en ai besoin, regardez mes mains !
JEANNE : Je veux être certaine qu’au moins le dessin sera terminé avant que vous ne soyez ivre.
DOLIVAL : Les yeux…
JEANNE : Quoi ?
DOLIVAL : Les trouvez-vous toujours trop petits, les yeux ?
JEANNE : Non, je crois que c’est la bonne dimension.
DOLIVAL : Je vous l’avais dit.
JEANNE : Les yeux sont vides, la chair est lisse, le visage est muet.
DOLIVAL : Pour l’instant, il n’y a que l’enveloppe, ce qui compte vraiment viendra après.
JEANNE : Vous m’offrez un verre ?
(Dolival ouvre une nouvelle bouteille, emplit un verre à moitié et le lui donne. Elle trempe ses lèvres et tousse un peu tandis qu’il avale une longue rasade au goulot.)
JEANNE : C’est fort… L’alcool… Il est fort…
DOLIVAL : Vous trouvez ?
JEANNE : Vous êtes très doué…
DOLIVAL : Tous les dessinateurs peuvent en faire autant.
JEANNE : Je ne crois pas, non… On continue ?
DOLIVAL : Installez-vous confortablement dans le fauteuil, ça risque de durer longtemps.
(Le soir tombe et la lumière qui entre par la porte s’estompe progressivement jetant l’atelier dans la pénombre. Jeanne s’assied dans le fauteuil.)
DOLIVAL : Appuyez votre tête, vous serez mieux.
JEANNE : Je suis épuisée et l’alcool ne va rien arranger. Je risque de m’assoupir.
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DOLIVAL : Ce n’est pas grave. C’est même mieux : quand on dort on ne sait pas cacher qui on est vraiment… Et puis, au moins, vous ne bougerez pas. Laissez-vous aller.
(Dolival apporte une lampe qu’il place près de Jeanne jusqu’à n’éclairer que son visage.)
JEANNE : Je vous en conjure, redevenez Mark Dolly !
DOLIVAL : Taisez-vous, Jeanne, plus un mot.
(Ils se regardent intensément, les yeux dans les yeux. Puis il observe ses propres mains tremblantes, attrape rageusement la bouteille et boit une longue rasade. Il prend la palette et, à l’aide d’un couteau, commence à mélanger les couleurs. Il choisit un pinceau qu’il trempe dans le mélange, regarde Jeanne qui ne le quitte pas des yeux, soupire et attaque la toile. Il peint avec force, s’empare d’un autre pinceau, un autre mélange, regarde Jeanne, attaque à nouveau la toile. Il fait désormais nuit noir à l’exception de la lampe qui éclaire le visage de Jeanne, abandonnée et endormie. Dolival s’approche d’elle, se penche comme pour la caresser et l’embrasser, s’en abstient, se redresse, soupire profondément, va chercher une couverture dont il recouvre le buste et les jambes de Jeanne, boit à nouveau et attaque une nouvelle fois la toile. NOIR COMPLET.)
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Scène 2
(La lumière timide du petit matin éclaire l’atelier depuis le seuil jusqu’au fauteuil. Jeanne dort toujours, protégée par la couverture. On entend des chants d’oiseau. Dolival dort par terre, enroulé sur lui-même, tout près de deux bouteilles vides. Soudain les cloches sonnent six heures. Jeanne ouvre les yeux, bouge la tête sur son cou endolori et regarde alentour. Elle se défait de la couverture, se lève avec difficulté, s’étire douloureusement et enfile ses chaussures. Elle s’approche du chevalet, examine gravement le tableau, puis, du bout du pied, secoue Dolival qui grogne en se réveillant.)
DOLIVAL : Encore ces saloperies de cloches ! Je dors, nom de Dieu !
(Toujours du pied, Jeanne le secoue plus fermement.)
JEANNE : Debout, monsieur Dolival, et arrêtez de jurer comme un charretier. Allez, remuez-vous…
DOLIVAL : T’as vu l’heure ? T’es complètement tarée de venir si tôt, pauvre conne !
JEANNE : Je suppose que vous croyez parler à la petite épicière ? Quelle tendresse, quelle délicatesse ! Pauvre petite Lisa… Perdu ! Je suis Madame Blonville, Jeanne Blonville…
DOLIVAL : Putain, je l’avais oubliée, celle-là.
JEANNE : Charmant accueil !
(Dolival ouvre enfin les yeux et redresse la tête.)
DOLIVAL : C’est bien vous…
JEANNE : Oui, désolée.
(Il se lève péniblement, prenant appui sur le fauteuil.)
DOLIVAL : La vache, qu’est-ce que je tiens.
(Il serre son crâne de ses deux mains. Du bout du pied, Jeanne fait rouler les deux bouteilles vides.)
JEANNE : Eh bien mon cochon, deux bouteilles dans la nuit !
DOLIVAL : Peut vous foutre ?
JEANNE : Rien du tout, je vous l’ai déjà dit.
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DOLIVAL : J’ai soif.
JEANNE : Vous n’allez pas recommencer ?
(Chancelant, il va jusqu’au broc et se renverse de l’eau dans la gorge et sur le crâne. Il se frotte le visage à deux mains.)
DOLIVAL : J’ai fini… Le tableau, je l’ai fini…
JEANNE : J’ai vu.
DOLIVAL : Alors ?
JEANNE (Froidement.) : Superbe.
DOLIVAL : C’est tout ?
(Elle fixe le portrait, se met à trembler, sa voix s’enroue et des larmes lui montent aux yeux.)
JEANNE : C’est ce que je redoutais de voir.
(Un temps. Jeanne fixe le tableau, Dolival fixe Jeanne.)
DOLIVAL : C’est tout ?
JEANNE : C’est bien vous que je cherchais.
DOLIVAL : Eh bien, merde ! J’ai lutté toute la nuit, je me suis retenu cent fois de hurler lorsque je ratais une touche. J’avais mal aux tripes à force de me concentrer, de vous imaginer avec vos faiblesses, vos rêves, vos douleurs et vos joies. Et vous ne trouvez que ça à dire ? (Minaudant) « C’est ce que je redoutais de voir » … (Un temps.) Je me suis battu contre ma main qui laissait échapper le pinceau, contre le gris bleu si particulier de vos angoisses qui me fuyait sans cesse et qu’il fallait foncer toujours davantage, contre la légèreté de votre souffle que je peinais à traduire... « C’est ce que je redoutais de voir… ». Merci pour le compliment ! (Un temps.) J’ai pleuré de ne pas trouver la lumière qui aurait éclairé d’un sourire le coin de vos lèvres, à me demander s’il vous arrivait de sourire lorsque vous aviez vingt ans… Et vous vous en foutez ? Une nuit de torture et vous vous en foutez ?
(Toujours figée devant le tableau, Jeanne sanglote doucement.)
JEANNE : Vous êtes un artiste, monsieur Mark Dolly ! Un très grand artiste…
(Interloqué, Dolival la regarde incrédule.)
DOLIVAL : Vous le pensez vraiment ? Jeanne, vous pleurez ?
JEANNE : Ne gâchez pas tout… Laissez-moi…
DOLIVAL : Pardon…
(Il s’assied dans le fauteuil et se prend la tête à deux mains. Un temps. Soudain, le moteur de la camionnette. Dolival redresse la tête, Jeanne lâche le portrait des yeux, sort de sa méditation et s’essuie les yeux.)
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JEANNE : On dirait que la petite épicière est curieuse de savoir comment nous avons passé la nuit.
(Le moteur arrête de tourner. Un temps. Lisa frappe à la porte ouverte, tend la tête et appelle à mi-voix.)
LISA : Mado, n’ayez pas peur, c’est moi, Lisa…
DOLIVAL : Entre, idiote.
LISA : On dirait que vous n’êtes pas content de me voir.
JEANNE : Rassurez-vous, mademoiselle, monsieur Dolival et moi n’avons pas couché ensemble.
LISA : Oh, Madame !
JEANNE : C’est bien ce que vous vouliez savoir, non ?
LISA : Je venais juste voir si Mado avait bien avancé les bateaux échoués.
DOLIVAL : Qu’est-ce que tu m’emmerdes avec tes bateaux échoués ?
LISA : C’est déjà mercredi, il les faut pour dans deux jours. Vous m’aviez promis…
DOLIVAL : Regarde plutôt ce que j’ai peint cette nuit.
LISA : Ça ?
DOLIVAL : Oui, « ça ».
LISA : Pas mal.
DOLIVAL : Pas mal ?
LISA : Mais toutes ces drôles de teintes mélangées… J’aime mieux vos bateaux échoués, Mado, on reconnaît mieux les couleurs… Et ces coups de pinceau un peu flous… Vos vélos contre la barrière sont bien plus nets… Tiens, c’est drôle, madame, on dirait un peu vous, en beaucoup plus jeune.
JEANNE : Merci pour le « beaucoup plus jeune ».
DOLIVAL : C’est bien madame Blonville.
LISA : Non, ce n’est pas elle mais ça lui ressemble assez.
DOLIVAL : Je te dis que c’est madame Blonville quand elle avait vingt ans.
LISA : Ah bon ? Alors si c’est elle, vous avez complètement loupé le regard. Remarquez, je dis ça mais je n’y connais rien.
JEANNE : Lisa… Dites-moi ce qui vous choque dans ce regard.
LISA : Bon d’accord, il y a des choses qui vont bien. Prenez la tristesse, c’est la même que dans votre regard à vous. Oh, ne dites pas non, je sais ce que je vois. Vous me direz, ça c’est facile à deviner, parce qu’on voit bien que vous venez de pleurer. Notez que, la tristesse de vos yeux, je l’avais déjà remarquée hier.
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JEANNE : Admettons. Mais qu’est ce qui cloche alors, d’après vous ?
LISA : Vous allez trouver que je dis des bêtises, mais, si je n’y connais rien en peinture, je connais un peu les gens… A l’épicerie, vous pensez, on en voit défiler qui nous racontent leurs fiertés, leurs chagrins et leurs petits secrets… Alors on finit par deviner, rien qu’à les regarder. Mado, voyez les yeux de Madame. On y lit de la force, de la détermination, et, excusez-moi Madame, de la dureté peut-être même. Alors que, là, regardez ce que vous avez mis dans ce pauvre regard : de la lassitude, de l’incompréhension, comme une fêlure, comme de l’abandon. Vous voyez ce que je veux dire ? Ce n’est peut-être pas bien les mots mais c’est ce que je ressens.
JEANNE : Vous avez raison, Lisa, c’est exactement ce que l’on y voit, une sorte de désespérance. Ce n’est pas mon regard. Et c’est bien normal car il ne s’agit pas de mon portrait.
LISA : Ah, vous voyez bien…
DOLIVAL : C’est votre portrait, je vous ai regardée attentivement pour guider chacune de mes touches.
JEANNE : Vous m’avez rajeunie de trente ans…
DOLIVAL : … en suivant à la lettre vos consignes.
JEANNE : Parfaitement exact… Sauf pour le regard… Vous n’avez pu l’étudier à loisir parce que vous l’avez travaillé cette nuit, alors que je dormais profondément, les yeux résolument fermés. Et je ne vous ai donné aucune indication concernant ce qu’il pouvait être quand j’avais vingt ans.
DOLIVAL : Je l’ai imaginé.
JEANNE : Non, monsieur Dolival, vous vous en êtes souvenu.
(Dolival commence à être mal à l’aise, il s’énerve peu à peu et sa colère va monter en puissance.)
DOLIVAL : Cette blague. Je me suis souvenu du regard que vous m’adressiez hier soir.
JEANNE : Non, celui-là était autoritaire et provocateur, vous ne l’aviez pas remarqué ? Vous m’étonnez… Cherchez bien : votre souvenir remonte à beaucoup plus loin…
LISA : Parce que vous vous connaissez depuis longtemps ?
JEANNE : Non, Lisa, nous ne nous étions jamais rencontrés. Le regard qu’il a peint, ce n’est pas le mien, c’est celui qui l’obsède depuis bien longtemps. N’est-ce pas, monsieur Dolival ?
DOLIVAL : Je ne comprends rien à ce que vous racontez.
(Fébrilement, les mains tremblantes, il cherche une bouteille qui ne soit pas vide.)
JEANNE : C’est le portrait de Camille qu’il a peint… Vous vous souvenez de Camille ? Dolival ! (D’une voix dure et tranchante.) Je vous pose une question : vous souvenez-vous de Camille ?
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(Il boit une gorgée.)
DOLIVAL : Camille ? Quelle Camille ? Je ne vois pas…
JEANNE : Vous savez bien, cette jeune fille fragile et romantique qui a débarqué à New York, à l’été 94. Elle venait d’avoir dix-huit ans…
DOLIVAL : Des gamines romantiques et fragiles, il en pleut mille chaque jour sur New York.
JEANNE : Avant d’intégrer les Beaux-Arts, elle voulait découvrir la peinture contemporaine à sa source, aux Etats-Unis.
DOLIVAL : Vous savez le nombre de visiteurs qu’il y a chaque jour dans les musées et les galeries de New York ?
JEANNE : Elle est allée à la rencontre des peintres. Des jeunes, surtout, ceux qui apportaient un élan nouveau à la peinture. Trois semaines après son arrivée, elle a fait la connaissance d’un certain Mark Dolly…
LISA : Qui c’est Marck Dolly ?
JEANNE : Voyons, vous n’avez jamais parlé à Lisa de votre pseudonyme ni de votre carrière américaine ?
LISA : Il s’appelle Dolival, Marceau Dolival !
JEANNE : Il s’est appelé Mark Dolly.
LISA : Mado, dites, c’est vrai ?
DOLIVAL : Ne l’écoute pas, elle est folle.
JEANNE : Vous imaginez la chance qu’elle a eue ? A peine débarquée en Amérique, Camille a rencontré Mark Dolly ! Le fameux Mark Dolly en personne, le peintre le plus doué de l’époque, le playboy aux mille aventures, le roi des soirées branchées !
DOLIVAL : Des tas de gamines snobinardes faisaient le siège de notre groupe parce que nous étions à la mode. Elles étaient prêtes à tout pour un baiser ou un autographe de n’importe lequel d’entre nous, pour raconter à leurs copines…
JEANNE : Pas Camille, vous le savez bien.
DOLIVAL : Camille ! Camille ! Elle était comme les autres, Camille, exactement pareille…
LISA : Alors, c’est vrai ce qu’elle dit ? Vous la connaissiez, Camille ?
DOLIVAL : Peut-être, va, qu’est-ce que j’en sais, moi…
JEANNE : Elle devait revenir en France après les vacances. Elle m’a téléphoné longuement pour m’expliquer qu’elle avait trouvé un sujet d’étude extraordinaire, qu’elle ferait bien de prendre là-bas une année sabbatique et revenir mieux armée pour affronter les Beaux-Arts, et, là, on verra ce qu’on verra, elle les épatera tous.
LISA : Parce que Camille…
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JEANNE : J’ai tenté de la raisonner, elle m’a répondu qu’elle avait dix-huit ans, qu’elle était responsable, que c’était la chance de sa vie… Et j’ai deviné le plus important qu’elle ne voulait pas me dire : elle était amoureuse.
LISA : Camille... C’est votre fille ?
JEANNE : Oui, c’était ma fille… Elle me ressemblait tellement qu’en voulant me rajeunir, c’est le visage de Camille que Mark Dolly a représenté. Camille… Je la connaissais sur le bout des doigts. Nous avions le même tempérament… Elle était alors aussi déterminée que je peux l’être aujourd’hui et je savais que rien n’aurait pu la faire revenir sur sa décision. En dépit de mon appréhension, je lui ai souhaité du fond du coeur bonne chance et beaucoup de bonheur.
DOLIVAL : Elle était là, à tourner autour de nous, comme une mouche autour de la confiture.
JEANNE : Vous aviez dix ans de plus qu’elle, vous étiez beau gosse, arrogant, imprévisible, drôle peut-être, impitoyable parfois, bourré de talent à l’évidence… Elle était fascinée…
DOLIVAL : Je ne suis pas allé la chercher.
JEANNE : Non, mais vous ne l’avez pas repoussée.
DOLIVAL : Vous connaissez beaucoup d’hommes, vous, qui refusent les avances d’une jolie nymphomane bien roulée ?
JEANNE : Salaud ! Je vous interdis de la salir ! Camille n’était pas qu’une paire de seins et elle n’était pas nympho ! Elle était amoureuse ! Vous saisissez la différence ou vous êtes trop dégénéré pour ça ? Elle était amoureuse ! Et le pire, monsieur Dolival, c’est que vous lui avez fait croire que vous l’aimiez ! Pendant quelques mois, elle m’a téléphoné régulièrement, d’une voix ferme et gaie, je la sentais heureuse et épanouie.
DOLIVAL : Je l’aimais… Elle était heureuse et épanouie…
JEANNE : Peut-être… Pas très longtemps… Les coups de fil se sont espacés. Vint le temps où elle pouvait à peine me parler. Quand je parvenais à la joindre, ça tombait toujours mal, elle avait toujours quelque chose de plus urgent à faire. De son côté, elle ne m’appelait quasiment plus jamais… Sa voix changeait petit à petit… Au soir du six juin 96, elle n’a pas pu me parler tant elle pleurait… Je l’ai rappelée le lendemain. Au début, elle m’a dit des banalités, comme si de rien n’était… Et puis la digue a craqué… Elle m’a raconté votre indifférence, l’alcool, la drogue, vos maîtresses, son désespoir, sa lente destruction… Je l’ai suppliée de rentrer… Elle ne pouvait pas, elle vous aimait trop… Je lui ai proposé de la rejoindre… Elle me l’a interdit sous peine de ne plus jamais la revoir… Je ne lui ai plus jamais parlé et je ne l’ai plus jamais revue vivante…
LISA : Mado, dites quelque chose.
DOLIVAL : Il y avait tant à faire… Les expos, les interviews, les soirées… Et il fallait rester à la hauteur. Chercher du nouveau, surprendre encore et encore, creuser de plus en plus profond l’âme des modèles. A chaque portrait, je perdais un peu de moi-même. Je devais me protéger.
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JEANNE : C’est l’hôpital qui m’a prévenue. Le neuf juin… Un coup de téléphone à deux heures trente-quatre du matin. Ils ne savaient pas très bien où se trouve la France, alors le fuseau horaire… A deux heures trente-quatre… Madame Blonville ? On a trouvé vos coordonnées dans le portefeuille de Camille Blonville. C’est bien votre fille ? J’ai le pénible devoir de vous annoncer que Camille est morte d’une overdose. Je suis vraiment désolée. Comment comptez-vous organiser les obsèques, régler les problèmes administratifs, récupérer les vêtements qu’elle portait sur elle ? Madame Blonville ? Je ne vous entends plus… Vous êtes toujours là ?
(La voix de Madame Blonville s’éteint et ses yeux fixent douloureusement le portrait. Dolival avale une longue rasade.)
DOLIVAL : Ça suffit maintenant ! Vous entendez, il y en a assez ! Foutez le camp !
LISA : Oh, vous, Mado, fermez la ? Vous voyez bien que Madame est bouleversée !
(Lisa scrute intensément Madame Blonville.)
LISA : Et après, madame Blonville, qu’avez-vous fait ?
JEANNE : Comme un zombie j’ai sauté dans l’avion, j’ai filé à la morgue de l’hôpital et j’ai vu le pauvre visage de ma Camille, amaigri, ravagé, convulsé de douleur…
(Dolival se prend la tête entre les mains et se balance d’un pied sur l’autre comme pour ne plus entendre.)
JEANNE : Bien sûr, vous n’êtes pas allé la voir. Dommage pour vous. Avec votre talent, vous auriez sans doute trouvé matière à un tableau sur la détresse humaine qui vous aurait porté sur les sommets de l’art.
DOLIVAL : Taisez-vous !
JEANNE : On m’a dit qu’on avait trouvé Camille inanimée, sur un banc, devant l’hôpital… Quelqu’un avait téléphoné d’une cabine publique pour prévenir les urgences… Après enquête, la police a découvert que la cabine d’où est parti cet appel est située à plus de cinquante kilomètres de là…
DOLIVAL : Je ne voulais pas qu’elle meure.
JEANNE : Camille est morte sur le chariot qui l’amenait à la salle d’examen. Une demi-heure plus tôt on aurait encore pu la sauver, m’a-t-on dit… L’enquête s’est arrêtée là. Vous pensez, madame Blonville, une overdose de plus ou de moins dans le milieu d’artistes et de fêtards que fréquentait la victime…
DOLIVAL : J’ai prévenu pour qu’on la sauve.
JEANNE : Vous l’avez déposée sur le banc, puis vous avez roulé pendant près d’une heure avant de vous décider à téléphoner…
DOLIVAL : Je pensais qu’ils la trouveraient tout de suite et qu’ils la soigneraient.
LISA : Mais, Mado… Pourquoi ne pas l’avoir portée vous-même jusqu’aux urgences ?
DOLIVAL : La panique, tu ne comprends pas ça, la panique ?
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JEANNE : Non, Lisa, la lâcheté… Pas la panique, la lâcheté… Pour ne pas être inquiété, pour ne pas affronter la réalité, pour ne pas attenter à son image d’artiste génial qui sait traduire par la peinture ce qu’il perçoit au plus profond des êtres, alors qu’il n’a même pas été foutu de comprendre qu’il entraînait Camille à la déchéance et à la mort. Comme d’habitude, monsieur Dolival a choisi la fuite. Il a fui en abandonnant Camille moribonde sur un banc, il a fui en désertant les galeries et en s’enfermant dans sa maison de Long Island. Il a fui, en 98, en quittant en catimini les Etats-Unis, il a fui une nouvelle fois en jetant aux orties la défroque de Mark Dolly pour se couler dans celle de Marceau Dolival et s’enfouir dans ce coin perdu où personne n’avait jamais entendu parler de lui. Et il fuit encore quand il se cache totalement ivre derrière Mado pour parvenir à vivoter.
DOLIVAL : Que voulez-vous à la fin ?
JEANNE : J’étais venue pour vous connaître, pour essayer de comprendre pourquoi ma Camille avait pu vous aimer… Ça y est, je vous connais… Vous avez été un artiste, un grand artiste. Je comprends qu’elle vous ait admiré… Mais, humainement, vous êtes une loque, vous entendez ? Vous êtes vide, vous n’êtes rien… Je prie de toutes mes forces pour que, aveuglée par son amour, Camille ne s’en soit jamais aperçue, qu’elle n’ait jamais su qu’elle mourait pour un pauvre type.
DOLIVAL : Dehors !
(Jeanne enfile sa veste et prend son sac à main.)
JEANNE : Rassurez-vous, je ne compte pas m’attarder… Encore une chose toutefois…
(Elle fouille dans son sac à main et en retire un pistolet qu’elle brandit vers lui. Il ne fait pas un geste.)
DOLIVAL : C’est donc ça…
LISA : Non, Madame, non, ne faites pas ça !
JEANNE : Je suis venue pour vous tuer, Dolival.
LISA : Non ! Madame, je vous en supplie !
DOLIVAL : Allez-y, Jeanne…
JEANNE : A la mort de Camille, mon univers s’est effondré, ma petite Lisa. Je suis restée prostrée, des mois durant. J’étais devenue une épave, comme Dolival aujourd’hui, une épave échouée comme vos satanés bateaux. Je n’avais pas su pressentir le désarroi de ma fille et elle en est morte ! Lisa, vous vous rendez compte ? Ma fille est morte parce que je n’ai pas entendu sa douleur !
LISA : Vous étiez si loin…
JEANNE : Et je n’ai pas sauté dans un avion au premier signe de détresse… Vous voulez savoir pourquoi ? Parce que je la savais fière, je la croyais solide comme je prétendais l’être moi-même. Quelle vanité !
LISA : Vous n’y êtes pour rien.
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JEANNE : Peut-être aurait-elle accepté de rentrer avec moi si j’avais pu lui parler, la tenir dans mes bras.
LISA : Elle était amoureuse…
DOLIVAL : Qu’attendez-vous ?
JEANNE : J’en crevais de ne pas avoir su la convaincre.
LISA : Elle l’aimait trop, sans doute. Quand on aime tellement, on accepte tout, on n’a envie de rien d’autre.
JEANNE : … et je restais, là, échouée dans mon chagrin, vautrée dans ma culpabilité, tandis que le temps passait, laissant à Mark Dolly l’opportunité de disparaître.
LISA : Mado… Mark Dolly… C’est vraiment vous ?
JEANNE : Et puis je me suis relevée. Il n’allait tout de même pas s’en sortir comme ça ! J’ai entrepris de le rechercher. Je devais bien ça à ma fille, non ? C’était long, difficile. Mais je n’ai plus jamais baissé les bras, Lisa. Il me fallait le retrouver à tout prix.
LISA : Mado, dites-moi… Vous étiez ce Mark Dolly qu’elle raconte ?
JEANNE : Je n’avais plus qu’une idée en tête : le retrouver pour le tuer.
LISA : Le tuer ? Pourquoi le tuer ? Qu’est-ce que ça changerait ? Ça ne vous rendrait pas votre fille !
JEANNE : J’espérais au moins que ça me soulagerait…
DOLIVAL : Allez-y, c’est moi que ça soulagera.
JEANNE : J’en suis certaine… Je trouve que ce serait encore trop facile pour vous, une nouvelle façon de fuir. Non, vraiment, je renonce à vous abattre, Marceau Dolival. Sans regret… Par contre, je vous laisse le portrait de Camille, ses yeux sauront vous détruire comme vous l’avez détruite, bien plus douloureusement que je ne saurais le faire… Ah, et puis j’allais oublier…
(Elle range le pistolet dans son sac et en sort une liasse de billets.)
JEANNE : Ce qui est dû est dû… Je vous ai passé commande, vous l’avez honorée, je vous dois six mille euros, tenez, les voici.
(Elle lui jette à la figure les billets qui s’éparpillent en tombant.)
JEANNE : Puissent-ils vous tuer à petit feu grâce à tout l’alcool qu’ils vous permettront d’acheter…
(Après un dernier regard au portrait de Camille, Jeanne sort dignement. Arrivée à la porte, elle se retourne et s’adresse à Lisa.)
JEANNE : Je ne sais pas ce que vous comptez faire, Lisa… Je vous conseille de partir très vite et très loin…
LISA : Non, Madame.
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JEANNE : Partez, je vous en conjure. Pour vous il n’est peut-être pas encore trop tard.
LISA : Mais je l’aime, moi !
JEANNE : Camille aussi l’aimait… (Un temps.) Tant pis, j’aurai essayé. (Un temps.) Il n’a même pas conscience de la chance qu’il a… Prenez bien soin de vous, Lisa.
(Elle disparaît. Dolival reste prostré, les bras le long du corps… Il lève doucement les mains devant ses yeux et les regarde trembler. Il attrape la bouteille, boit à en faire couler l’alcool sur son menton et s’assied, abattu dans le fauteuil. Pendant ce temps, Lisa ramasse les billets, en fait un tas qu’elle va ranger soigneusement dans la boîte à biscuits posée sur le buffet. Elle prend le portrait de Camille, le regarde intensément, soupire et va le poser contre d’autres toiles, la face contre le mur. Elle amène près du chevalet un grand nombre de toiles vierges de petit format et une bouteille pleine. Elle vient s’asseoir sur le bras du fauteuil, prend la tête de Dolival contre son sein et le berce doucement.)
LISA : Là, mon Mado, c’est fini, ce n’est rien… Je suis là, avec vous… Il n’y a pas de Mark Dolly… Il n’y a jamais eu de Mark Dolly… Je dois partir… Ouvrir l’épicerie… Mon père m’attend… Remettez-vous au travail… Les bateaux échoués, Mado… Vous avez déjà perdu assez de temps comme ça… Et puis vendredi va venir si vite…
(Elle se lève, le tire par la main, le pousse jusqu’au tabouret et l’aide à s’asseoir. Elle positionne les petites toiles sur les chevalets et va chercher une palette et un pinceau qu’elle lui met en main. Comme abruti, il passe d’une toile à l’autre appliquant le pinceau avec les mêmes gestes réguliers et mécaniques.)
LISA : A vendredi matin… Je m’arrangerai pour rester plus longtemps, je vous le promets. Et on fera l’amour… Longtemps… Au revoir Mado… A bientôt, mon amour…
(Elle part. Indifférent, Dolival poursuit ses gestes mécaniques. NOIR COMPLET.)
FIN