Les Fantômes de l’île d’Aix

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Quel Napoléon Ier représenter au théâtre ? Sans verser dans l’hagiographie ou le récit historique académique ? Tout a été dit et écrit déjà.
Reste un petit créneau, un peu oublié : ces quelques heures à l’île d’Aix, un vide, un creux, entre l’abdication et le départ pour un ailleurs qu’il ignore et sur lequel il n’a pas la main, pour une fois. L’Empereur déchu est affligé du poids de la défaite, en même temps qu’il espère follement un de ces revirements du destin dont il a su s’emparer auparavant. Il a perdu sa superbe, il espère, il demande, il rêve…

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Les fantômes de l'île d'aix 

Ou
La Chute d'un Aigle 

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Contact information : Tel : 06 66 26 20 45 

mail : nmiraillet@gmail.com 

Note d'intention 

Pourquoi me suis-je lancé dans l'écriture de cette pièce qui met en scène un Napoléon ? 

Des livres, ça oui, il y en a ; mais des films, peu ; et des oeuvres dramatiques récentes, pas (du moins il me semble). Serait-ce que tout aurait été déjà dit sur l'homme ? Ou, pire, qu'il n'intéresserait plus guère que des spécialistes et fans invétérés ? 

Je dois dire qu'il me fascine depuis l'enfance. Presque autant qu'il m'irrite et même me révulse. Une psychanalyse de bazar ne manquerait pas de pointer mon besoin d'admirer celui qui me subjugue par son brio et son aura, qui viennent immanquablement s'entrechoquer avec une haine viscérale pour celui qui pourrait me ravir mon libre arbitre et ma liberté au nom de je ne sais quelle idéologie et je ne sais quelle autorité. 

Et là il me semble rejoindre un inconscient collectif, du moins à en juger par la commémoration du bi-centenaire de la mort du Corse dans son île lointaine : bien sûr il a forgé le moule d'une grande nation, structuré notre modernité dans ses institutions et ses nomuments ; mais n'oublions pas l'homme des guerres sans fin, misogyne et patriarcal, autocrate, et j'en passe... Que célèbre-t'on au juste ? Le Président Macron s'est fendu d'un hommage mesuré, qui fait la part de l'ombre et de la lumière. De toute façon le bi- centenaire n'aura pas été fastueux dans notre pays. 

Quel Napoléon porter à la scène ? Sa vie est bien documentée, actes et paroles presque minute par minute. Trop, paradoxalement : j'ai lu dernièrement un historien qui expliquait que cette documentation pléthorique rendait quasi impossible une vérité biographique pure et sûre. Entre les hagiographies et les diabolisations, sans compter les brouillages de Napoléon himself qui a passé ses années d'exil à récrire son histoire pour léguer sa statue à la postérité, impossible de s'y retrouver. De toute façon une (bonne ?) pièce de théâtre ne saurait être un traité ni un livre d'Histoire. Au contraire.
Alors ? 

Reste un petit créneau, un peu oublié : ces quelques heures à l'île d'Aix, un vide, un creux, entre l'abdication et le départ pour un ailleurs qu'il ignore et sur lequel il n'a pas la main, pour une fois. L'Empereur déchu est affligé du poids de la défaite, en même temps qu'il espère follement un de ces revirements du destin dont il a su s'emparer auparavant. Il a perdu sa superbe, il espère, il demande, il rêve... 

La France va être envahie par ses ennemis qu'unit leur haine de l'Ogre ; le pays est ravagé par les factions politiques qui se disputent le pouvoir. Bref, une ère agonise, une époque s'efface (Chateaubriand dit cela de façon tellement plus belle ! ) ; on est dans le chaos de l'incertitude d'un entre-deux; Exactement comme nous, en fait : tout le monde s'accorde à dire que les modèles sociaux, politiques, économiques, écologiques qui nous structuraient jusqu' présent, ne sont plus valides ; mais personne ne pourrait indiquer vers quoi l'on se dirige. D'où ces mouvements erratiques de rejet et de colère, tous ces soubresauts qui agitent les pays du monde entier, et jusque -ce n'est pas le moindre paradoxe- dans la recherche de sauveurs qui s'avèrent in fine soit des charlatans, soit bêtement des humains faillibles. 

Et justement l'aventure guerrière horrifique que mène sans espoir aux confins de l'Europe un dictateur dont les horloges internes se sont arrêtées il y a trente cinq ans, interrogent : une nation peut-elle se construire sur des conquêtes délétères ? Peut-on tenter sans péril de retrouver un passé à jamais révolu ? 

Toutes ces questions, je me les pose, et tente de les poser dans cette pièce, historique, sans apporter bien sûr la moindre réponse. Et surtout sans me livrer à cette si horripilante téléologie qui consiste à récrire le passé en en connaissant trop bien le cours. 

Essai de description d'un décor : on peut se le figurer sous la forme des "mansions" du théâtre médiéval : des sortes de cases séparées par des cloisons et communiquant entre elles par des portes. Bien sûr pas de quatrième mur face au public. 

A gauche, la chambre où dort l'Empereur, au début dans la 

pénombre. Au fond une porte fenêtre qui donne sur une terrasse qui laissera passer la lumière du jour quand rideaux ou portes seront ouverts. 

A droite, un salon, simplement meublé avec quelques sièges et une table. Au fond, petites fenêtres qui laissent passer plus ou moins de lumière à mesure que la journée avance. Au début, une semi pénombre, un peu sépulcrale. 

Gourgaud et Beker sont dans le salon. Gourgaud est un homme mince de grande taille, environ 35 ans. 

Beker, peut-être dans les 45 ans. 

Marchand sort discrètement de la chambre et en referme doucement la porte. Il salue les deux hommes. 

Marchand a dans les 25 ans à l'époque. 

Silence. Attente. 

MARCHAND 

Encore ! 

Il se précipite à l'une puis à l'autre fenêtre, et fait signe, quoique sans agressivité aucune à des silhouettes qui se pressent aux carreaux. 

MARCHAND
Disparaissez ! Vous allez me le réveiller. Allez ! Allez ! 

(Aux autres)
L'Empereur repose encore. 

BEKER
Sa Majesté va-t'elle plus mal depuis hier ? 

MARCHAND
Elle a passé une mauvaise nuit. Son sommeil est agité. Tous ces badauds devront l'attendre encore. 

GOURGAUD
Après tout, le peuple ne veut qu'apercevoir un peu son dieu. 

Ils l'ont acclamé partout:rappelez-vous seulement Niort et Rochefort. Quel accueil ! Triomphal ! Pas un cri de haine, pas une insulte. 

Non,ses sujets lui savent gré du bien qu'il leur a fait. 

MARCHAND
En ces circonstancese, je préfèrerais de beaucoup qu'ils se contentent d'idolâtrer de loin leur héros en vainqueur, plutôt que de traquer un homme dans le malheur. 

BEKER
Cruel dilemme, en vérité : si nos Maîtres ne se manifestent pas assez souvent à nos yeux, l'on finit par les croire des chimères de l'esprit ; mais qu'on les voie de trop près et l'on finit par penser qu'ils ne sont rien de plus que des êtres de chairs et de sang comme les autres. 

GOURGAUD

Napoléon reste l'Empereur, absent ou présent ; sain ou diminué. 

Pendant la fin de ce dialogue, dans la chambre à gauche soudain une lueur révèle la présence d'un jeune homme, vétu d'un uniforme blanc, constellé de taches rougeâtres. Il se tient immobile au pied du lit et contemple le dormeur. 

NAPOLÉON   

Il n'a pas 50 ans, mais avec un certain embonpoint, un peu voûté et le teint cireux. Parfois un spasme de douleur à l'estomac. 

Hein !... Qu'est-ce que... Qui êtes-vous, que faites-vous ici ? 

NAPOLÉON 

(Il appelle) 

Marchand !! Quelqu'un !
(Il se lève brusquement)
Dans le salon, le noir se fait. 

ENGHIEN
Je crains fort qu'il ne vienne personne... 

NAPOLÉON 

Comment êtes-vous entré ? 

ENGHIEN 

Vous m'avez appelé. 

NAPOLÉON
Je vous ai app... Qui m'amène cet insensé échappé de Charenton ? 

ENGHIEN
Charenton est à plus de cent lieues d'ici... Mais après tout une île vaut bien un asile. Ou une tombe : une prison dans laquelle le corps et l'esprit se délitent . 

Enghien s'avance, Napoléon recule. 

NAPOLÉON 

Tu es venu assassiner ton empereur ? 

ENGHIEN
Je ne tue personne, moi. Et il n'est que deux empereurs sur cette terre : en Russie et en Autriche. 

NAPOLÉON  

Qui êtes-vous ? 

ENGHIEN
Je tiens à vous un peu comme un remords... 

NAPOLÉON
Il n'y a aucun remords qui tienne. Je n'ai que des regrets. 

Et des projets. Qui êtes-vous ? 

ENGHIEN 

Ne me connaissez-vous pas ? 

NAPOLÉON
Je n'oublie jamais un nom ni un visag e. 

Je ne vous ai jamais vu. Qui êtes-vous ? 

ENGHIEN
(Il montre son habit blanc maculé de taches sanglantes) 

NAPOLÉON
Un soldat ! Et blessé ! D'où viens-tu ? Tu t'es enfui ? Tu as déserté ? Parle : Quelles campagnes ?

ENGHIEN

NPOLEON 

Tu as l'air égaré...
Ton régiment ? Ton unité ? Ton officier ? Réponds, voyons ! 

Il s'approche d'Enghien,dans la poche d'un habit
voit à un porte-manteau, finalement lui tendre des pièces. L'autre recule avec horreur, cachant ses mains derrière son dos. 

NAPOLÉON
Tiens... Prends... Mais prends, te dis-je ! Et ensuite, va- t-en !
Tu refuses de tendre la main à ton empereur ? 

ENGHIEN 

Mon bras est au service de mon Roi. 

NAPOLÉON 

Un Blanc! Vous êtes un Blanc ! 

Traître à la Patrie ! 

ENGHIEN
En servant mon Roi, c'est la France que je sers. 

NAPOLÉON
Il n'y a plus de roi. Il s'est enfui. Mon retour triomphal l'a chassé.

ENGHIEN 

Vous partez, il reprend sa place. Notre peuple l'acclamera. 

NAPOLÉON
Louis XVIII a déserté, le couard. S'il rentre en France, ce sera bien caché derrière les canons de nos ennemis.
Un Français qui prend les armes contre sa patrie, c'est un enfant qui veut percer le coeur de sa propre mère. 

ENGHIEN
Mais si cette mère a été arrachée à son légitime époux, qu'on l'a forcée à être enchaînée à un barbare, qui la violente, il faut... 

NAPOLÉON
J'ai fondé mon trône sur les ruines du trône des Bourbons. Louis XVIII ne pourra jamais s'y hisser. Il en est déjà tombé une fois. Les Bourbons n'ont rien appris ni rien oublié. 

ENGHIEN 

Nous sommes le sang de la France. 

NAPOLÉON
Il n'y a pas de sang bleu. Le sang ne saurait être que rouge. Rouge vif et écarlate comme la vie, comme la force, comme le courage. C'est ce sang-là que j'aime. Sa seule couleur qui vaille. 

ENGHIEN
(Il montre encore son  habit blanc maculé de taches sanglantes) 

Je veux bien le croire : vous l'avez généreusement répandu. Pour mieux vous en abreuver. 

NAPOLÉON
Toujours cette sempiternelle caricature de l'Ogre ! ou plutôt du vampire, à présent. Mes ennemis se complaisent à me représenter en sabreur sanguinaire...
En vérité, je suis un bâtisseur. 

ENGHIEN
Un sabreur, usurpateur et imposteur. 

NAPOLÉON 

Un bâtisseur !
Avec mon lycée et mon université, et mon Code Civil, j'ai semé des graines qui donneront les plus beaux fruits. La postérité reconnaîtra mon oeuvre. 

ENGHIEN
Il faut du temps pour prétendre à intéresser la postérité. 

Que sont vos misérables poussières d'années au regard de notre dynastie millénaire ? 

NAPOLÉON
Ma noblesse remonte très exactement au 12 Avril 1796, le jour de ma victoire à Montenotte.
Qui remporte la victoire mérite le pouvoir. 

ENGHIEN
Mais qui connait la défaite s'expose à le perdre... 

1000 ans de règne d'un côté, mais de l'autre à peines quinze ans d'un Empire de sang et de feu... Le marbre et le sable. 

NAPOLÉON
Vous n'avez pour vous que la durée comme seule légitimité. Ah si j'étais mon petit-fils ! J'aurais à présent le poids de ma dynastie. 

ENGHIEN
Le temps seul ne suffit pas à consacrer la légitimité d'une race. 

NAPOLÉON
Il n'y a qu'une espèce d'hommes : on n'en voit jamais naître dans la nature les uns avec des dentelles ; les autres en haillons. Moi, j'ai annobli tous les Français.
Ils étaient fils de paysan, de tonnelier, de servante ; je les ai faits rois. leurs talents sont leurs seuls titres de noblesse. Sans moi, il seraient morts tâcherons et bêtes de somme. 

Tandis que... Qui êtes-vous ? 

ENGHIEN
Puisqu'il faut que je vienne de Charenton, il... 

NAPOLÉON 

Là ! Je le savais bien ! 

ENGHIEN
A Charenton, donc, on enferme chaque jour des pauvres misérables qui clament qu'ils sont l'Empereur Napoléon en personne. Délire de gloire, folie de pouvoir, on ne sait plus qui du modèle ou des imitateurs est le plus sensé. 

NAPOLÉON
A Charenton ou à Bicêtre, vous ne risquez guère de tomber sur un qui se prend pour Louis XVIII. Tandis que moi, moi ... seul le génie peut dilater l'imagination jusqu'à la folie. Jamais la médiocrité. 

ENGHIEN
C'est que l'Union du Trône et de l'Autel ne peut inspirer que le respect et l'Amour sacré. Vos oripeaux de Carnaval, en revanche, se débandent dans une sarabande grotesque. 

NAPOLÉON
Mais qui êtes-vous, à la fin ? Parlez ou disparaissez de ma vue. 

ENGHIEN
Je tiens à vous comme une tache, indélébile. 

Il montre encore son uniforme. 

NAPOLÉON 

Assez de ces énigmes ! 

ENGHIEN
Je ne suis que le chien de la Royauté, fidèle à son Maître jusque dans la mort, jusqu'à la fin. Comme mon Moïlow... 

NAPOLÉON

Moïlow ? Un serviteur ? Un Russe ? 

Délivrez-moi de cet aliéné ! Marchand ! 

ENGHIEN
Personne ne viendra à votre secours. Vous ne le savez que trop bien, d'ailleurs...
Oui, mon serviteur. Un cadeau de mon épouse adorée. 

NAPOLÉON
Un serviteur, en cadeau ? Un esclave... 

ENGHIEN

Mon chien. 

NAPOLÉON

Un chien... 

ENGHIEN 

Un beau carlin. Il m'a accompagné jusqu'à ma tombe. Il a hurlé à la mort sans répit. Je m'étonne même qu'il n'ait pas lui aussi été criblé de balles par le peloton d'exécution, pour prix de son dévouement, cette nuit-là dans les fossés de... 

NAPOLÉON (Presque criant) 

Je le savais ! C'est impossible, vous êtes... 

Noir brutal sur la chambre, le salon s'éclaire. 

Les trois hommes attendent, la tension est palpable : Gourgaud et Beker font les cent pas. Seul Marchand semble impassible, debout à guetter les intrus aux fenêtres. 

Beker prend machinalement un livre sur la table ; il se met à le feuilleter. Il a presque le même âge que Napoléon. 

BEKER (lisant) 

"La plupart de nos vactions sont farcesques. Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté.
Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise
." 

MARCHAND
Sa Majesté l'a abandonné là hier soir. 

BEKER 

Montaigne. Les Essais.

GOURGAUD

Clausewitz me semblerait plus approprié en la circonstance.

BEKER 

Qui ? 

GOURGAUD

Clausewitz. Un officier prussien de valeur. Il nous a combattus. Il a écrit un traité sur l'art de la guerre. 

BEKER
Montaigne est plus propice. Quand l'action cède la place à la réflexion... 

MARCHAND
J'ai souvenir, il y a quelques jours à peine, pendant notre séjour à Malmaison, d'avoir vu la Reine Hortense sortir en colère de l'appartement de l'Empereur : "Je ne le comprends pas ; au lieu de prendre un parti, de décider quelque chose pour son départ, il lit un roman." Ce sont là ses propres paroles. 

Ce n'est pas de l'abandon ni de l'indifférence : j'ai pu juger que lorsqu'il avait l'esprit tendu par quelque contrariété, c'était le moyen qu'il employait au moral. Comme le bain au physique, pour calmer et détendre ses nerfs. 

BEKER
Le destin a désigné Napoléon pour régler le sort de ses semblables, avec droit de vie ou de mort sur eux, sur nous.Je trouve rassurant qu'il se mette à douter et à faillir, Sinon il ne serait rien de plus qu'un monstre. 

Noir et bascule. 

Qui ? 

Clausewitz. Un officier prussien de valeur. Il nous a combattus. Il a écrit un traité sur l'art de la guerre. 

BEKER
Montaigne est plus propice. Quand l'action cède la place à 

la réflexion... 

MARCHAND
J'ai souvenir, il y a quelques jours à peine, pendant notre séjour à Malmaison, d'avoir vu la Reine Hortense sortir en colère de l'appartement de l'Empereur : "Je ne le comprends pas ; au lieu de prendre un parti, de décider quelque chose pour son départ, il lit un roman." Ce sont là ses propres paroles. 

Ce n'est pas de l'abandon ni de l'indifférence : j'ai pu juger que lorsqu'il avait l'esprit tendu par quelque contrariété, c'était le moyen qu'il employait au moral. Comme le bain au physique, pour calmer et détendre ses nerfs. 

BEKER
Le destin a désigné Napoléon pour régler le sort de ses semblables, avec droit de vie ou de mort sur eux, sur nous.Je trouve rassurant qu'il se mette à douter et à faillir, Sinon il ne serait rien de plus qu'un monstre. 

Noir et bascule. 

ENGHIEN
Savez-vous quel surnom mes soldats me donnaient ? 

Regard de Napoléon. 

ENGHIEN 

Le duc va de bon coeur. 

NAPOLÉON
"le duc va de bon coeur"... Vous êtes un brave. 

ENGHIEN 

Je l’étais.

NAPOLEON
Mais un brave qui n'a pas su choisir le bon camp! Je vous aurais porté aux nues, moi ; je vous eusse fait roi, moi.

ENGHIEN

Un roi, moi ? 

NAPOLEON

Oui, un roi, et un homme riche. Et plus encore. 

ENGHIEN
C'est une insulte : le sang d'Henri IV ne saurait 

rien avec un aventurier. Un roturier un parvenu. 

NAPOLÉON
Vous et les vôtres avez préféré pactiser avec les 

traîtres, tourner votre épée contre votre propre patrie. Comploter. 

Pire : attenter lâchement aux jours de Napoléon. 

ENGHIEN
Jamais je n'ai participé à un complot secret, à plus forte raison un complot d'assassinat, c'est m'insulter que de m'en croire capable. Une pareille manière d'agir est si contraire à mon rang et à ma naissance que je m'étonne fort qu'on ait pu un instant le supposer. Non seulement, je n'aurais jamais pû participer à de tels complots mais, s'ils existent, je n'en connais ni les détails ni les auteurs. 

Regardez-moi : je suis un Bourbon, c'est vous qui avez tiré les armes contre moi. Ma naissance, mon opinion me rendent à jamais l'ennemi de votre gouvernement. 

NAPOLÉON (Comme à lui-même) 

Il fallait purger la France de cette lie dégoûtante. Point de pitié pour de tels scélérats !... Et la noblesse française est l'âme de ces complotistes, stipendiée par la canaille anglaise. 

ENGHIEN
Un Condé ne peut rentrer en France que les armes à la main, par la bravoure du combat. 

NAPOLÉON 

La bravoure !
Personne n'a oublié ce soir de Noel 1800. Et surtout pas Et surtout pas moi.
La machine infernale destinée à me tuer était cachée dans une charrette attelée à un cheval, noir. Je le sais : j'ai lu les rapports de police. Nul ne peut prendre ma mémoire en défaut.
L'un de ces monstres avait donné douze sous à une petite fille pour qu'elle tienne la bride du cheval.
Quand le tonneau de poudre rempli de ferraille a explosé, le petit être a été réduit en lambeaux de chair que l'on n'a pu qu'à peine séparer des membres épars du cheval qui jonchaient le sol.
Elle s'appelait Marianne. 

ENGHIEN 

Un crime ignoble et irrémissible. 

NAPOLÉON 

Oui, impardonnable.
Les Bourbons ont guidé et armé les assassins de Marianne. Ils ont sur leur conscience - en ont-ils seulement une ? - son petit corps démembré. 

ENGHIEN
Le sort atroce de la petite Marianne a su toucher le coeur de l'Ogre... 

NAPOLÉON
Quel monstre inhumain, quel barbare dégénéré peut ainsi utiliser un enfant pour servir sa cause abjecte.Un animal ne le ferait pas. 

ENGHIEN
Quel dommage alors que le Grand Conquérant ne se soit pas montré par le passé aussi pitoyable : de combien de cadavres de Marianne n'a-t-il pas jonché son chemin de vanités ? 

NAPOLÉON
Vous insultez la mémoire des soldats qui sont tombés au champ d'honneur. 

ENGHIEN
Ce n'est pas la mémoire des braves que j'insulte : mais bien celle de qui en a fait la chair à mitraille de ses ambitions. 

NAPOLÉON
Des héros ! Je les ai emmenés à Milan, à Berlin, à Vienne, à Moscou ! Ils servaient la France. 

ENGHIEN
Qu'en reste-t-il à présent ? Par centaines, par milliers, ils pourrissent sous la lune noire. 

NAPOLÉON
C'est la fortune de la guerre. Seuls les couards et les faibles veulent l'ignorer. 

ENGHIEN
Que n'êtes-vous resté avec les débris de votre armée agonisante, en Russie, en Belgique ? A chaque fois vous avez déserté, pour courir à Paris. 

NAPOLÉON 

Me traitez-vous de lâche ? 

ENGHIEN
Lâche, non pas ; mais avide de pouvoir, ne pas le perdre, s'y raccrocher, toujours. Un général, comme un capitaine coule avec son bateau, meurt au milieu de ses troupes. 

NAPOLÉON 

Vous ne savez ce que vous dites. 

ENGHIEN
Puissent vos paroles et vos pensées apporter à présent réconfort à leurs épouses, à leurs mères, à leurs soeurs, à toutes les femmes. Puissent ces vibrantes sentences recouvrir vos morts du linceul de... 

NAPOLÉON
L'exécution du duc d'Enghien nous a payé une partie du sang de deux millions de citoyens français qui ont péri dans les guerres contre la réaction ! 

ENGHIEN
Le bouc émissaire, bien entendu. La victime expiatoire... 

Croyez-vous en Dieu ? 

NAPOLÉON
Je crois en un Dieu rémunérateur, créateur de toute chose. 

ENGHIEN
Alors priez s'il n'est pas trop tard pour qu'il vous soit miséricordieux, pour qu'il vous pardonne quand vous paraîtrez devant Lui, dépouillé de vos oripeaux de gloire, seulement chargé du poids de vos fautes et de vos crimes. 

NAPOLÉON
Marchand ! Il n'y a donc personne, bon sang ! 

Bascule brutale de la lumière. 

Marchand ouvre la porte et entre presque aussitôt. Enghien sort lentement 

MARCHAND

Sire, me voici. 

Bien entendu, il ne voit pas Enghien. S'ensuit un jeu de scène : Napoléon un peu éperdu comprend qu'il est seul à voir cette vision. 

NAPOLÉON (Il continue à invectiver un contradicteur invisible) 

Je suis Charlemagne parce que, comme Charlemagne, je réunis ma couronne de France à celle des Lombards et que mon empire touche à l'Orient. 

MARCHAND

Sans doute, Sire, je... 

NAPOLÉON
Austerlitz et Wagram furent mon Rocroy et mon Seneffe. Un peu du sang du Grand Condé coule dans les veines de Napoléon. Tous deux honorent leur patrie. 

MARCHAND

Sire, mais..

NAPOLÉON (semblant sortir de son rêve.)
 

Où restais-tu donc, je t'appelle en vain. 

MARCHAND

Sire, j’étais tout à côté, à vaquer. Prêt à répondre à votre appel. 

NAPOLÉON

Es-tu certain qu'aucun intrus ne peut pénétrer ici ? 

MARCHAND
Les factionnaires veillent. Des hommes sûrs et dévoués à l'Empereur. Pourquoi ? Votre Majesté aurait-elle été importunée par le zèle un peu trop pressant de ses sujets ? 

NAPOLÉON
L'atmosphère est viciée ici : ouvre la fenêtre que je respire un peu l'air que Dieu a fait. 

Marchand va ouvrir au fond la porte fenêtre. Le soleil entre dans la pièce. Napoléon va sur la petite terrasse ; on le voit de dos. Marchand s'active pour mettre de l'ordre, dresser la table... 

L'on entend soudain les pleurs déchirants d'un chien. Napoléon rentre brusquement dans la pièce. 

NAPOLÉON
Ferme-moi vite cette croisée ; tu sais bien que je suis sensible aux courants d'air. 

Marchand va refermer la porte, en ouvrant les rideaux toutefois pour que la lumière éclaire la pièce. 

Le général Beker est-il là ? 

MARCHAND 

Oui, Sire; il attend à côté. 

NAPOLÉON

Fais-le donc entrer. 

MARCHAND 

Bien, Sire.

NAPOLÉON 

Seul. 

Marchand va quérir Beker. 

MARCHAND 

Sa Majesté souhaite vous entretenir. 

Beker se dirige vers la porte. Gourgaud lui emboîte le pas. 

 MARCHAND

Seule à seule.

Regard et geste gênés de Marchand qui regarde Beker. 

Beker passe chez l'Empereur. Simultanémant on voit Gougaud fixer la porte qui se referme avec un air dépité, puis machinalement prendre le volume de Montaigne sur la table et le feuilleter nerveusement. 

Noir sur lui. L'action se concentre sur la chambre. 

Pendant la conversation suivante Napoléon se fait habiller, raser, etc. Par Marchand : jeu de scène : il ne tient pas en place et Marchand ne cesse de lui courir après. 

NAPOLÉON 

Général, quels sont vos ordres ? 

BEKER
Monsieur Fouché et le Gouvernement m'ordonnent d'employer tous les moyens pour assurer la sûreté de l'Empereur, avec tous les égards qui lui sont dûs... 

NAPOLÉON 

Mais ? 

BEKER
Et d'empêcher par tous les moyens qu'il ne mette pied sur aucun point du territoire ni dans aucun port. Quiconque lui prêterait assistance serait coupable de haute trahison. 

NAPOLÉON
Le gouvernement, Beker, connaît mal l’esprit de la France. 

S’il acceptait ma dernière proposition, le sort pourrait nous redevenir favorable. Je pourrais encore exercer, au nom de la nation, une grande influence sur les affaires politiques en appuyant les négociations par une armée à laquelle mon nom servirait de point de ralliement. 

BEKER
(Sans répondre, il sort un document de sa poche, le déplie et le tend à Napoléon qui le lit à haute voix) 

"Faites-le embarquer au plus tôt. Quant à ses offres de service, nos devoirs envers la France et nos engagemens avec les puissances ne nous permettent pas de les accepter, et vous ne devez plus nous en entretenir. Si Napoléon préfére être conduit immédiatement à bord d’une croisière anglaise, le préfet maritime lui en donnera les moyens." 

C'est bien. 

Napoléon avec un grand calme replie lentement le papier et le tend à Beker. 

NAPOLÉON (Silence) 

Général, quoi qu’il arrivât, vous seriez incapable de me livrer, n'est-ce pas ? 

BEKER
Votre Majesté ne peut douter un instant que je ne sois prêt à donner ma vie pour la protéger. Mais, en me sacrifiant, je ne la sauverais pas.
Le même peuple qui se presse sous vos fenêtres pour vous acclamer proférerait demain des cris d’un autre genre, si la scène venait à changer. 

NAPOLÉON

C'est bien.
Marchand, en as-tu enfin terminé ?

MARCHAND

Oui Sire, si vous voulez bien.

NAPOLÉON
Messieurs, je vous prie de m'attendre à côté. 

Les deux hommes saluent, et vont dans le salon, toujours dans la pénombre. 

Napoléon est face au public, immobile : il puise dans une poche une tabatière dont il va se servir machinalement, l'ouvre, mais reste en arrêt à la comtempler avec des expressions de tendresse, de mélancolie, puis de douleur. Il la caresse. 

Brusquement une porte située à gauche de la chémbre de Napoléon s'ouvre. Une jeune femme vétue en homme, d'un uniforme de hussard, entre bravement. 

ALBINE DE MONTHOLON 

Me voici ! 

ALBINE DE MONTHOLON 

Elle avise l'Empereur. 

Ah Sire, que je suis confuse ! J'ignorais que vous fussiez ici.

Elle va pour se retirer dans une profonde révérence. 

NAPOLÉON
Mais restez donc, Madame de Montholon... Vous m'obligerez. 

Quel homme serait assez goujat pour chasser un ange qui daigne lui faire une aussi charmante apparition dans sa chambre ? 

ALBINE DE MONTHOLON
J'étais en quête de mon époux. Il règne un tel désordre dans cette maison que l'on m'a indiqué cette pièce comme étant l'endroit où je dusse le retrouver. Quelle méprise ! 

NAPOLÉON
Cet habit vous sied à ravir. Si tous mes hussards avaient cette grâce, jamais je n'aurais perdu la moindre bataille. 

ALBINE DE MONTHOLON
Je dois cet uniforme à mon mari. Voyez-vous, Sire, depuis notre départ je suis sur le pied de guerre. Il me faut être prête à chaque instant, attendant ordre et contre-ordre. 

Aussi me suis-je dit que cet habit me permettra de partir en campagne à tout moment. 

NAPOLÉON
Vous êtes donc prête à tout sacrifier : titre, honneur, et richesse, pour suivre dans son exil un proscrit déchu ? 

ALBINE DE MONTHOLON
Mon époux vous suivra jusqu'au bout du monde, Sire, et moi je le suivrai quoi qu'il puisse arriver. 

NAPOLÉON
J'espère que nous n'aurons pas aller si loin. En Angleterre, ce serait parfait.
Que pensez-vous de ce projet de me retirer en Angleterre ? 

ALBINE DE MONTHOLON

Qu'il a de la grandeur, Sire. 

Et puis, il me faut l'avouer : les quelques heures de mer pour venir juqu'ici m'ont rendu malade à en rendre l'âme. 

NAPOLÉON
C'est que le hussard n'a pas encore le pied marin du mousse. 

Pendant ces répliques, la porte s'ouvre doucement, et entre Fouché qui va sans façon s'assoir dans un fauteuil. Maigre, le visage émacié, un léger sourire aux lèvres. 

Seul Napoléon peut le voir. 

ALBINE DE MONTHOLON
Hussard ou mousse, quoi qu'il en soit pas plus loin que l'Angleterre me conviendrait parfaitement. 

NAPOLÉON 

(Troublé)
Voudriez-vous passer un instant à côté, Madame ? 

ALBINE DE MONTHOLON
Oh, et moi qui ne ne m'avisais pas que mes bavasseries faisaient diversion aux graves pensées de votre Majesté ! Je cède la place de ce pas. 

Elle s'incline et sort pour gagner le salon en refermant la porte derrière elle. 

Noir dans le salon. 

NAPOLÉON
Comment osez-vous bien encore paraître encore devant moi, Monsieur Fouché ? 

FOUCHÉ
Sire, c'est que Votre Majesté m'y invite instamment et que je ne saurais, en dépit que j'en aie, m'y soustraire. 

NAPOLÉON
Vous m'avez trahi ! De tous mes traîtres, vous êtes le pire ! Il y a longtemps que j'eusse dû vous faire pendre. 

FOUCHÉ
Sire, avec votre permission, je ne suis pas de votre avis. 

NAPOLÉON
Je vous ai comblé de bienfaits, de pouvoirs et de gloire. 

Vous me devez tout, Monsieur le Duc d'Otrante. Mais j'oubliais que vous fourrez toujours votre pied dans les souliers de tout le monde. 

FOUCHÉ
Que votre Majesté daigne à se rappeler, nonobstant : elle a fait appel à moi, il y a quelque cent jours pour être précis : sans doute avait-elle besoin de mes lumières. Je ne peux que me flatter d'avoir mis mes pas dans les siens avec un zèle tout respectueux. 

NAPOLÉON
Je garde en mémoire le souvenir d'un soir, c'était il y a cent jours - à peine venais-je de poser un pied dans Paris -, oui, j'ai le souvenir d'un homme qui s'est précipité pour répandre des torrents de larmes sur mes bas en gémissant que je lui sauvais la vie, et qu'il se terrait caché depuis huit jours pour fuir la persécution. Serait-ce encore une fable de mon imagination ? 

FOUCHÉ
Non pas, Sire. Votre Majesté doit voir dans cette circonstance la preuve irréfutable de mon absolu dévouement à votre personne. 

NAPOLÉON
Un dévouement et un zèle que vous savez monnayer au plus offrant.
Vous qui savez tout, ne savez-vous pas aussi que tous les caricaturistes du pays vous représentent à l'envi sous la forme d'une girouette ? 

FOUCHÉ
Sire, je vois que Votre Majesté est bien informée, ce dont je me réjouis. Sans doute, sans doute,je n'en ignore rien. D'ailleurs je sais toujours tout. Mais c'est dans la nature des médiocres, des envieux et des jaloux que de tenter de mordre aux basques des puissants. 

NAPOLÉON
Certes, le faible est toujours tenté de se soustraire à l'autorité, hélas, et mordre la main qui le nourrit : j'en fais l'amère expérience ; mais tout de même,la girouette, Monsieur le Duc, la girouette... 

FOUCHÉ
Votre Majesté a tellement raison ! A quoi j'oserais respectueusement lui faire observer que cette chienlit ne semble pas savoir que c'est l'action du vent qui fait tourner la girouette, et non l'inverse ! D'ailleurs le roseau qui ploie sous la tempête ne rompt jamais, rappelle fort justement la fable ; tandis que le chêne, le roi des forêts à ce qu'on dit, peut être déraciné par le moindre vent mauvais. 

NAPOLÉON
Le roseau et la girouette... N'importe, votre réputation est épouvantable. L'on vous craint, mais l'on ne vous estime guère. 

FOUCHÉ
En ce cas vous et moi, Sire, au moins sur ce plan-là nous sommes deux égaux. 

Geste réprobateur de Napoléon. 

Oui, assurément, égaux dans l'opprobre... Votre Majesté ne sait peut-être pas qu'une partie de ses sujets la traitent de boucher ; et toute l'Europe d'ogre cannibale. Mais enfin, la crainte est déjà le début de l'estime. Oderint dum metuant. 

NAPOLÉON
Votre cynisme n'a d'égales que votre duplicité et votre impudence, Monsieur mon ministre. 

FOUCHÉ
Ex-ministre, si vous le permettez, Sire. Chef du gouvernement à présent... 

NAPOLÉON
N'importe. Ministre ou rien, vous courez vous vendre au plus 

offrant. C'est dans votre nature.
Méfiez-vous pourtant : Louis XVIII a bonne mémoire, il ne pardonnera pas au régicide qui a assassiné son frère. Le baiser de Judas risque bien cette fois-ci de ne pas vous rapporter vos trente deniers. 

FOUCHÉ
Oh, Votre Majesté aurait grand tort de s'imaginer devoir jouer le rôle d'un Christ montant au Golgotha. Nous veillerons à ce que son avenir lui soit douceur et sérénité. 

NAPOLÉON
C'est vous ma couronne d'épines ! Vous perdez ma France en la livrant à la botte de mes pires ennemis. 

FOUCHÉ
Ce n'est pas Fouché qui a perdu notre France, Sire ; mais Waterloo. L'Empire est resté à jamais enterré là-bas, dans la boue du Mont Saint Jean. 

NAPOLÉON
L'armée a fait des prodiges ; une terreur panique l'a saisie, tout a été perdu. Ney s'est conduit comme un fou; il m'a fait massacrer ma cavalerie. Grouchy est un incapable. 

FOUCHÉ
Je n'entends rien à ces finesses de stratégie militaire. 

Seule la défaite ordonne et dirige à présent. 

NAPOLÉON
Ce n'est pas vrai ! Rien n'est perdu. Il suffirait de battre le tambour pour que de tous côtés affluent les hommes prêts à prendre les armes. Si c'était moi qui me mettais à leur tête, ils me suivraient. L'Aigle les a tant de fois amenés au triomphe. Je veux aller les chercher. Ils m'attendent. Il y a cent jours à peine, à Gap, à Grenoble, à Lyon, à Auxerre, ils m'acclamaient en père ! 

FOUCHÉ
Je crains fort que les temps ne soient plus si héroïques, et 

je le déplore. La sempiternelle conscription, cet impôt du sang, a dépeuplé les villes et les campagnes de tous les hommes valides pour les envoyer à la mitraille.
Vous ne serez à jamais que le père de la génération sans index. 

NAPOLÉON 

Qu'est-ce encore que cette faribole !? 

FOUCHÉ
Faribole ? Je ne crois pas : tous ces jeunes hommes qui ont préféré s'amputer leur index droit, plutôt que courir le risque de mourir pour la charniers... 

NAPOLÉON

Des hommes ? Des lâches, et j’y ai mis bon ordre.

FOUCHÉ

De l'ordre ?
Qu'un homme se mutile, c'est un lâche, bien entendu. Une dizaine, des pleutres, sans doute. Mais des centaines... De l'ordre...
Aucune classe de la société ne rêve plus aux chimères politiques qu’on poursuivait dans les temps d’enthousiasme et de terreur. Je dois à la cruelle vérité de dire que la Provence vous déteste ; que le Languedoc honnit votre nom ; que Bordeaux attend le sauveur anglais, et que la Vendée, que j'ai réussi à contenir jusqu'ici, menace de s'embraser au moindre signal.
Que n'êtes-vous resté à vivre paisiblement le reste de votre âge dans votre Île d'Elbe ? 

NAPOLÉON
César et Alexandre ont-il borné leurs jours à faire les cent pas entre une maison de poupée et un carré de choux sur un morceau de terre grand comme cette chambre ? 

FOUCHÉ
César et Alexandre ont tous les deux gravi le Golgotha, couronnés d'épines. 

NAPOLÉON
Ils ont couronné leur nom du laurier d'une gloire immortelle. Tous deux trahis par ceux leur devaient tout. Décidément, l'Histoire est une leçon... 

FOUCHÉ
Certes, et une leçon à méditer sans cesse quand l'on veut se mêler de conduire les Hommes.Toutefois aucun de ces conquérants glorieux ne dut capituler devant une telle coalition : Wellington, Metternich et Blücher ; l'Anglais, l'Autrichien et le Teuton ; unis pour écraser la France dans votre seule personne. Sans compter le Russe qui arrive à bride abattue pour la curée. Et l'on m'a rapporté que le vieux Prussien allait répétant à qui voulait l'entendre sur le champ de bataille de Waterloo, que s'il vous avait rattrapé le premier dans votre fuite, il vous aurait fait sur l'heure fusiller sans façon en tête du régiment.L'Empereur Napoléon Premier, exécuté comme un vulgaire déserteur ou un détrousseur de cadavres ! Qu'aurait dit la postérité ! 

NAPOLÉON 

Vous êtes ignoble !
Napoléon ne s'est pas enfui ! Napoléon n'est pas un lâche ! La bataille était perdue de toute façon,il fallait que je rentre à Paris. Qu'on m'eût capturé et la France s'en fût trouvée décapitée ! 

FOUCHÉ
Certes, une belle prise de guerre, un superbe massacre parmi tant d'étendards et de canons... 

NAPOLÉON
S'ils n'avaient pas si peur de Napoléon, ils ne s'acoquineraient pas pour le perdre. 

FOUCHÉ
"Oderint dum metuant", nous y voilà derechef ! 

Le fait est que la paix va se faire en Europe grâce à vous. 

Mais sans vous.
Saviez-vous que le vieux Blücher, s'il a s'il a l'honneur de mettre avant les autres la main sur sa Majesté, le soudard s'empressera de la faire fusiller sans tambour ni trompette dans les fossés de Vincennes, en un certain lieu... 

NAPOLÉON 

Bassesse et indignité !
Donc, selon vous, le secret du bonheur de l'Europe résiderait dans cet axiome :"Tout sauf Napoléon" ? 

FOUCHÉ
Tout sauf Napoléon, Sire : vous êtes l'obstacle et la solution. Ce n'est une aporie qu'en apparence. 

NAPOLÉON
Je ne suis pas le monstre bouffi de vanité que vous et votre clique se plait à exhiber complaisamment. Si je veux prendre la tête des armées, ce n'est que pour assurer l'avenir de mon fils. N'ai-je pas abdiqué contre la promesse de son accession au trône ? N'ai-je pas dicté à votre plume cette abdication ? 

FOUCHÉ
Sire, Croyez bien que cette possibilité aurait eu ma faveur... 

NAPOLÉON

Mais ? 

FOUCHÉ
Votre Majesté daignera se souvenir au moins que c'est moi- même qui lui avait proposé de se retirer au profit de son illustre rejeton. C'était avant Waterloo... 

NAPOLÉON 

J'aurais dû gagner ;
Si les ordres avaient été exécutés comme à Marengo, la bataille était gagnée.
je tenais la victoire dans mon poing ! 

FOUCHÉ
Vous la teniez, elle vous a échappé des mains, voilà tout. 

A présent, les Chambres souveraines vous rejettent. 

NAPOLÉON

Il faut les réduire ! 

FOUCHÉ
Sire, le temps n'est plus où la représentation du peuple se courbait sous le joug ; elle a goûté à la liberté, elle renâclera à se laisser mettre un nouveau licol. En embrassant le fils, elle  croira subir le sort d’Anthée, étouffée par les bras du père. 

NAPOLÉON 

La liberté, la liberté ! 

Ce pays a plus soif d’égalité que de liberté. La liberté, ils la conçoivent mal digérée.Moi,je veux de l’égalité pour tous dans les moyens de parvenir ; c’est la passion du siècle, il ne faut pas la froisser. Quant à la liberté les Français ne sont pas mûrs pour une démocratie représentative et participative.
Ce peuple recherche passionnément la figure tutélaire d'un chef, et qu'ils sont prêts à adorer sans condition. Pas de place pour les pékins et les avocaillons qui pérorent mais n'agissent point. La liberté ! 

FOUCHÉ
Précisément : la figure tutélaire d'un roi, au moins pour une transition vers... 

NAPOLÉON
Un roi fantoche tenu en laisse par 800 000 ennemis ? Est-ce là le chef dont la France a besoin ?
Les Français ne respectent que celui qui les subjugue. Quiconque est monté à l'assaut du pouvoir, l'a conquis de haute lutte et se bat pour s'y maintenir sait cela. Les autres ne sont que des rêveurs impuissants.
j'ai vu, moi, de mes yeux vu, ce peuple en furie déferler en hurlant sur les Tuileries, démembrer pièce à pièce du mobilier et des ornements dont le moindre aurait suffi à faire vivre une famille de miséreux dans l'opulence sur plusieurs générations ; je l'ai vu riant aux éclats embrocher les gardes suisses sur les grilles du palais comme de simples poulets.
Non, le peuple doit être conduit. Mais quand il est en colère, tout est à craindre. Le Bourbon le sait mieux que personne, d'ailleurs : 1000 ans de règne balayés en quelques jours... 

FOUCHÉ 

Et c'est au tour de Votre Majesté de...

NAPOLÉON 

C'est mon fils, ou le Bourbon, le vieux podagre ! Cruel dilemme, en vérité ! 

FOUCHÉ
Ce n'est pas si simple : l'héritier présomptif n'est pour l'heure qu'un charmant bambin au maillot, dans sa prison dorée de Schönbrunn. Je doute fort que son auguste grand- père ne le libère un jour. Plus encore, le temps est proche où le petit Bonaparte parlera l'allemand mieux que sa mère,il sera duc d'une terre au Tyrol et il caracolera devant son régiment dans son bel uniforme d'un blanc immaculé. 

NAPOLÉON
Vous salissez tout de votre fiel haineux ! Je vous méprise ! 

Vous ne pesez pas une once dans ma balance ! 

FOUCHÉ
Ecoutez, Sire, regardons, enfin, la vérité en face : c'est moi qui vous ai dépêché Beker ; c'est moi qui ai signé les passeports et les sauf-conduits qui vous autorisent à voyager. L'empereur qui faisait trembler les rois s'enfuit déguisé en domestique ; enfin, en secrétaire, autant vaut. Louis XVI ne fit pas autrement naguère. Puisse Votre Majesté ne jamais connaître son Varennes. Ni la funeste destinée de son prédécesseur ! 

NAPOLÉON
Que vous avez condamné à mort... Retirez-vous de ma vue, coquin ! Vous me faites horreur ! 

FOUCHÉ (Profonde révérence) 

Majesté... Mais n'oubliez pas que si vous me tuez cent fois dans vos rêves, je renaîtrai mille fois à la réalité.
Du soleil d'Austerlitz au crépuscule de Waterloo, l'étoile des Bonaparte vient d'accomplir son orbe ; celle de Fouché commence la sienne. 

Serviteur. 

NAPOLÉON 

Marchand ! 

Fouché sort, croisant Marchand sur le seuil dans un jeu de scène comique : si Fouché voit Marchand, l'autre ne peut ne le voir ni le toucher.
NAPOLÉON
Cette crapule de Fouché ! J'aurais dû le destituer il y a longtemps, il ne m' a jamais servi. D'ailleurs il est hideux. 

MARCHAND
Il ne vous pas servi, il vous a été utile. 

NAPOLÉON
"Te le dirai-je, Araspe ? il m’a trop bien  servi ; Augmentant mon pouvoir il me l’a tout ravi Il n’est plus mon sujet qu’autant qu’il le veut être ; Et qui me fait régner en effet est mon maître." 

Dans le salon, de l'autre côté de la cloison reste seule à seul Albine et Gourgaud. Beker est parti. 

GOURGAUD
Madame de Montholon, vous voilà bien plaisamment attifée. 

Serions-nous Carnaval ? 

ALBINE DE MONTHOLON
Non pas, Général, non pas. En une si triste situation... 

J'ai juste adopté une tenue plus seyante pour voyager. 

GOURGAUD
Il est donc question de voyage... Vous sortez de chez l'Empereur : que vous a-t-il dit ? 

ALBINE DE MONTHOLON
Rien qui vous concernât directement; à la vérité.Il ne fut question que de mon époux et de moi-même. Et de voyage, il est vrai. 

GOURGAUD
Si l'Empereur prenait la route de l'exil, vous seriez donc de la partie ? 

ALBINE DE MONTHOLON
Sa Majesté a daigné m'assurer de sa confiance ; et moi en retour de notre indéfectible fidélité. 

GOURGAUD
" De notre..." ? Vous croyez que je n'ai pas bien vu votre manoeuvre ? Dans le canot qui nous emmenait au navire, Montholon s'est arrangé pour monter juste derrière lui. Il le suit comme son ombre. 

ALBINE DE MONTHOLON
C'est que sa présence est nécessaire à l'Empereur. L'ombre ne peut sans dommage être coupée de sa lumière. 

GOURGAUD 

Nécessaire, nous le sommes tous. 

ALBINE DE MONTHOLON

L'Empereur décidera qui peut l'accompagner. 

GOURGAUD
L'Empereur saura s'entourer de ceux qui le servent avec zèle.

ALBINE DE MONTHOLON 

Ça, je n'en doute pas une seconde. Attendons ses ordres. 

Noir. Bascule. 

NAPOLÉON 

Qu'as-tu à m'apprendre de nouveau ? 

MARCHAND
Et bien, deux frégates attendent au large : la Saal et la Méduse. On les dit bonnes marcheuses. La Méduse surtout est sûre : elle pourrait emmener votre Majesté à l'autre bout du monde ! Si vous vous placez sur le balcon, peut-être même les verrez-vous avec votre lunette, s'il plaît à votre Majesté que je la lui apporte. 

NAPOLÉON
A quoi bon ? Les navires de guerre anglais ferment les passes, interdisant toute sortie. 

MARCHAND 

Mais j'ai de bonnes nouvelles. 

NAPOLÉON 

Voyons ces nouvelles si bonnes. 

MARCHAND 

Et bien... J'ai ouÏ parler par le général Gourgaud

d'un fidèle de votre majesté, un dénommé Besson, il est capitaine d'une goélette de cinquante tonneaux, la Magdelaine, ou un nom de ce genre,une femme, en tout cas, sous pavillon danois, un vaisseau marchand. 

NAPOLÉON 

Au fait ! Ah que de détours ! 

MARCHAND
Il s'offre à charger d’eaux-de-vie son petit bâtiment et d’y embarquer votre Majesté avec quatre personnes de sa suite. Une barrique bien matelassée, de façon à supprimer le son creux, garnie de tubes à air et arrimée parmi le lest, vous servira de cachette au cas d’une visite en mer.
Las Cases, d’après l’ordre de Bertrand, a signé à Rochefort un contrat avec Besson pour le nolis et l’aménagement de la goélette et l’achat d’une cargaison d’eaux-de-vie. 

NAPOLÉON 

Je veux voir Gourgaud, sur le chmp.

MARCHAND 

Je vais le quérir, Sire.

Marchand entrouvre la porte et fait signe à Gourgaud d'entrer ; lequel se rue, faisant un sourire triomphal à Albine qui hausse les épaules de mépris. Marchand reste dans le salon où la pénombre se fait, à l'exception d'un jour qui marque que l'on avance dans la journée. 

GOURGAUD 

Sire, me voici ! 

NAPOLÉON 

Gourgaud, êtes-vous au courant de cette rocambolesque aventure de tonneaux d'eau de vie ? 

GOURGAUD
Ce stratagème est l'oeuvre de Bertrand, Sire. 

NAPOLÉON 

C'est-à-dire que vous n'y souscrivez point ? 

GOURGAUD
Non, Sire, non! Que dirait le monde si les Anglais vous capturaient dans une futaille, baignant dans le ratafia ? Vous ne pouvez jouer le rôle d’un aventurier. L’histoire vous reprochera d’avoir abdiqué par peur, puisque vous ne faites pas le sacrifice en entier. Et il est probable qu'on vous mettra à la Tour de Londres. 

NAPOLÉON 

Pourtant ce plan-là ne manque pas d'attraits : foin des parlottes, place à l'action ! 

GOURGAUD 

Comme il plaira à l'Empereur. 

Renfrogné, il va à la porte fenêtre de la terrasse qu'il ouvre et s'absorbe - ou le feint - dans la contemplation de la mer. 

NAPOLÉON
Allons bon, voilà mon grognard qui boude ! 

Silence. 

Il avise Gourgaud,qui s'est brusquement baissé puis tient les les deux mains fermées l'une sur l'autre. 

NAPOLÉON 

Quel trésor renfermez-vous donc là ?  

GOURGAUD
Pas un trésor, Sire, juste un oisillon qui est venu s'abattre à mes pieds. 

NAPOLÉON
Rendez-lui la liberté, s'il a la force de voler ; il y a bien assez de prisonniers ici. 

Gourgaud retourne sur la terrasse. 

Et voyons les augures. 

Gourgaud lance dans un élan l'oiseau dans le ciel et suit du regard sa course dans les airs.

GOURGAUD

Sire, il file droit vers la croisière anglaise.

NAPOLÉON

C’est un signe.

GOURGAUD
Certes. 

NAPOLÉON

Hier, j’ai voulu me faire conduire à la croisière. Je n’ai pu m’y résoudre. Je ne puis encore supporter l’idée de vivre au milieu de mes ennemis. 

GOURGAUD
Ce serait le parti le plus sage. C’est ce qui vous convient le mieux. 

NAPOLÉON
Il n’est pas sans danger de se mettre entre les mains de ses ennemis, mais mieux vaut se confier à leur honneur que d’être, entre leurs mains, prisonnier de droit... Gourgaud... Je vais y réfléchir.
Qu'on me laisse seul : j'attends une visite. 

GOURGAUD 

Une visite...Bien, Sire. 

Il sort pour rejoindre les autres, Beker est revenu. 

Napoléon tire d'une poche sa tabatière, qu'il caresse tendrement, puis va placer une chaise devant la petite porte de gauche, s'assied et attend. On frappe doucement. 

NAPOLÉON 

Entre. Je t'attendais. 

La porte s'ouvre doucement et paraît sur le seuil l'impératrice Marie-Louise, vétue en bourgeoise. 

NAPOLÉON
Ma bonne Louise, tu daignes enfin paraître. Je t'ai réclamée si souvent ! 

MARIE-LOUISE
Je réponds à ton appel, Napo. Qui a jamais pu résister à ta volonté sans s'y devoir finalement soumettre ? 

NAPOLÉON
"Finalement"... Si j'avais eu telle emprise, tu serais accourue il y a bien longtemps; la place d'une épouse est marquée auprès de son mari. 

MARIE-LOUISE 

Napoléon n'est pas un quelconque bourgeois, et l'Autrichienne en moi redoute de subir le sort de sa tante. 

NAPOLÉON 

Marie-Louise ne partage rien avec Marie-Antoinette, sinon du sang dans ses veines : jamais mon peuple ne toucherait une boucle de vos cheveux. L’Autriche vous a fait oublier l'Impératrice des Français. Elle vous a fait oublier tous vos devoirs, d'ailleurs ne dit-on pas dans les cours d'Europe que vous m'avez remplacé dans votre coeur et dans votre lit. Par un chevalier servant. Borgne qui plus est. 

MARIE-LOUISE
Il n' y a pas un mot à retrancher. Tout est vrai. 

NAPOLÉON
Il faut vous reconnaître une ingénuité à nulle autre pareil. 

Vous n'avez jamais su ni dissimuler ni mentir. 

MARIE-LOUISE
Il faut donc que mon éducation autrichienne m'ait prémunie contre l'esprit empoisonné de vos Françaises. 

NAPOLÉON
Vous venez donc m'avouer en face que vous me trompez sans vergogne ? 

MARIE-LOUISE
Je ne te trompe pas, Napo. Notre mariage fut arrangé, nous fûmes unis sans amour. Grâce au Ciel notre union fut sereine et paisible, autant qu'elle pouvait l'être. A présent j'ai repris ma liberté, et je crois savoir que de ton côté tu n'as guère attendu non plus pour me remplacer, n'est-ce pas ? 

NAPOLÉON
Ah, mais les situations ne sont pas les mêmes ! Un homme et une femme n'ont les mêmes nécessités, et si la nature a voulu que les deux sexes soient des mécaniques si différentes, et pour tout dire si inégales, l'on ne saurait sans danger dérégler cet ordre immuable. 

MARIE-LOUISE
Le monde bouge, il change si vite : j'ai rencontré Madame de Staël, avec Benjamin Constant. Tous deux vivent en bonne intelligence, libres de corps et d'esprit, sans chaîne ni entrave. 

NAPOLÉON
J'ai toujours détesté cette virago qui m'a sali sans discontinuer dans toute l'Europe en y publiant partout ses torchons odieux. Il y a quelque chose de bien malsain à vouloir s'égaler ainsi aux hommes. Ceux qui se prêtent à son jeu sont des pantins ridicules. 

MARIE-LOUISE 

N'importe. C'est ainsi.

NAPOLÉON
Je vais me réveiller de ce cauchemar, cette porte va s'ouvrir, ma bonne Louise d'antan va entrer dans cette pièce, elle va me dire qu'elle vient partager le sort de l'empereur déchu, et elle va faire entrer mon fils... 

Hélas... 

Où est mon fils ? 

(Il se lève) 

MARIE-LOUISE
Pour lors il est à Vienne. Notre fils vit heureux auprès de son grand-père. 

NAPOLÉON
Je préférerais qu’on égorgeât mon fils ou qu’il fût noyé dans la Seine plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne comme prince autrichien. 

MARIE-LOUISE
Il garde toujours dans son coeur et son esprit le souvenir de son père.

NAPOLÉON 

Je veux le voir !

MARIE-LOUISE
Même dans un rêve, certains souhaits ne se peuvent accomplir.
J’espère qu’on vous traitera avec bonté et douceur.
C’est la seule prière que je puisse oser pour vous et la dernière fois que je m’intéresse à votre sort. Je vous dois cette reconnaissance pour la tranquille indifférence dans laquelle vous m'avez laissée vivre, au lieu de me rendre malheureuse.
Adieu. 

Elle sort. La porte se referme. Silence. 

Napoléon se saisit de la petite tabatière et de rage l'écrase avec son pied. 

NAPOLÉON 

Marchand ! Marchand !

Entre Marchand aussitôt. 

Il avise les débris de la tabattière et va les ramasser. 

Regard sur Napoléon, debout, immobile. 

NAPOLÉON
As-tu toujours sur toi ma petite fiole ? 

MARCHAND
Cette maudite liqueur orange ? Oui, Sire, elle ne 

me quitte jamais.

NAPOLÉON
Fort bien.

MARCHAND
Sire, Mon Empereur... Sa Majesté ne pense à se... 

NAPOLÉON 

Prépare tout pour mon départ. 

MARCHAND Votre départ ??

NAPOLÉON
M’accompagneras-tu?

MARCHAND
Je vous suivrai au bout du monde ! Où irons-nous ? 

NAPOLÉON
Nous allons nous confier à la générosité de nos ennemis. 

Noir. 

Wellington entre sur le devant de la scène. Si l'on veut il peut avoir un léger accent anglais, mais certes pas caricatural. 

WELLINGTON
Le Capitaine Maitland s'assurera à bord du Bellerophon de la personne du Général Bonaparte et de sa suite : ceux qui auront été expressément autorisés à l'accompagner, du moins. Tout intrus surnuméraire sera impitoyablement débarqué sur l'heure. Le Général Bonaparte et les autres Français devront remettre toutes les armes en leur possession : épée, dague, poignard, pistolet... De leur plein gré ou contraints. De même, le Général Bonaparte et consorts se dépouilleront de leurs argent, biens et objets de valeur, pour lesquels il leur sera remis quitus. Ce n'est pas un vol, la nation britannique serait bien trop déshonorée par de telles pratiques ; mais de l'économie domestique bien entendue : ce pactole servira à l'entretien de Bonaparte et de ses gens pendant la durée de son incarcération.
Note Pour Maitland : quand Bonaparte montera à son bord il aura le droit aux trois roulements de tambour réglementaires dûs aux officiers généraux, en présence de l'équipage en tenue de parade. Mais Bonaparte ne pourra en aucun cas prétendre aux titres "d'altesse" ou de "Majesté" qui sont réservés aux seuls souverains. Le Bellerophon mettra cap sur les côtes anglaises, où il n'accostera cependant pas : décision a été prise par le Conseil d'interdire expressément à Bonaparte et à sa suite de poser le pied en terre britannique. Ni avant, ni maintenant, ni jamais.
Le Conseil a trouvé pour le Corse un lieu au climat sain, où il pourra monter à cheval et jouir d'une certaine liberté.La Couronne britannique en assumera le coût : après tout, c'est notre trophée à nous autres qui le combattons depuis tant d'années. Cela vaut bien quelques dépenses. Et puis il m'est agréable de penser qu'il va habiter là où j'ai moi-même résidé il y a fort longtemps ; tandis que j'occupe à présent ces mêmes lieux qu'il a quittés. 

Assurément, le confort et l'agrément n'y sont pas comparables. Le destin a de ses ironies...
Pour la paix des nations et le repos des peuples, doit cesser de nuire. Il est temps qu'il sorte de l'Histoire. 

Et pourtant, quel roman que sa vie ! 

Il sort. Lumière dans le salon et la chambre : une belle fin d'après midi radieuse. 

Napoléon a revetu son célèbre uniforme des chasseurs de la garde : coiffé du petit chapeau, revêtu de l'habit vert de colonel,l'épée au côté. Il va sortir de la chambre avec Marchand. 

MARCHAND (Bas) 

J'ai soustrait au trésor 2500 francs que j'ai répartis également : chacun d'entre nous porte en secret une ceinture bien garnie. 

NAPOLÉON (Bas) 

Tu as agi sagement. Une poire pour la soif. Mieux vaut maintenant ceinture dorée que bonne renommée. 

Ils passent dans le salon. 

Quelle heure est-il ? 

Gourgaud sort sa montre. 

GOURGAUD 

Presque six heures moins dix, Sire. 

NAPOLÉON

Allons, il est temps d'en finir. 

(A Beker)
Général,ne m'accompagnez pas plus loin : on ne manquerait pas de dire que vous m'avez livré aux Anglais. Alors que c'est de mon plein gré.
Embrassez-moi, Général, je vous remercie de tous les soins que vous avez pris de moi.Je regrette de ne pas vous plus tôt connu d'une manière aussi particulière, je vousaurais attaché à ma personne.Embrassez-moi,Général,adieu.

Beker, étouffé de sanglots, étreint Napoléon. 

NAPOLÉON
Ah, cessons ces effusions : nous allons finir par pleurer comme des filles !

BEKER

Ah Sire, soyez plus heureux que nous !

Napoléon s'avance sur le devant de la scène, les bras tendus en avant. 

Un beau soir d'été éclaire les fenêtres. 

Messieurs les Anglais,je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Son Altesse Royale, comme celles du plus constant, du plus généreux de mes ennemis. 

Noir. 

Résonne la voix de Napoléon, scandant ces vers de Corneille : 

NAPOLÉON
“J’ai souhaité l’empire, et j’y suis parvenu ; 

Mais, en le souhaitant, je ne l’ai pas connu : Dans sa possession, j’ai trouvé pour tous charmes D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos, Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos” 

Fin. 


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