La dernière femme
Une femme, dans sa maison. C’est la dernière femme de Barbe-Bleue. Dans les pièces voisines a lieu une fête dont elle s’est isolée.
C’est la grosse fête ici, tout le monde crie, tout le monde danse. C’est dingue ça rend les gens complètement fous. Tout ce luxe, ils ne sont pas habitués. Ils ouvrent tous mes placards, ils fouillent partout. Les gens ouvrent le frigo, ils sortent tout, tout ! J’ai aucun problème avec ça, qu’ils se fassent plaisir mais c’est… c’est… (Fait un geste signifiant « c’est excessif ».)
Les filles ont trouvé mes maillots de bain, elles sont allées direct à la piscine. Les mecs n’ont pas trouvé de maillot, ils se sont mis dans l’eau tout nu… J’espère que ça ne va pas salir l’eau de la piscine…
Ça y est, là, je suis toute seule. J’y vais ? J’ouvre la porte. Je la referme. C’est tout. Comment il pourrait savoir ? C’est juste en bas de l’escalier, là. Juste là.
Je crois que ça doit être une cave à vin. C’est la première fois qu’il part depuis qu’on est marié. Il a dû se dire… si elle déprime et qu’elle se met à avoir envie de boire… C’est vrai, c’est moche une femme qui boit.
C’est quand même très bizarre qu’il m’ait dit : « Tu as le droit de faire tout ce que tu veux mais y’a une chose que tu ne peux pas faire, c’est aller dans cette pièce… avec cette clé que je te donne… quand même… que tu ne peux pas utiliser. » Mais y’a quoi derrière cette porte ?!
Écrivant un texto sur son portable.
« Chéri, mon amour… je prends juste quelques bouteilles dans ta cave… c’est la fête ici tu sais… mdr. » Merde non, je ne lui envoie pas ça… Vu le regard qu’il m’a fait quand il m’a interdit la clé. (Même jeu.) « Ta clé, tu sais c’est vraiment trop bizarre… tu t’es déjà rendu compte qu’elle restait toujours froide ? »
C’est un truc de dingue. Froide. Froide froide froide froide. Là je la tiens dans ma main depuis tout à l’heure, ah bah, j’ai les doigts tout gelés. Je l’ai
laissée toute une journée en plein cagnard : que dalle,
gelée. Je me suis dit : peut-être la chaleur du soleil, ça n’a pas d’action dessus, alors j’ai pensé au four. Oui mais non, le four, ça risque de l’abîmer… Et c’est là que j’ai pensé au bain-marie ! J’ai attendu, j’ai attendu… J’essayais de faire autre chose mais impossible, j’étais focalisée dessus, focalisée. Et puis au bout de six heures, je craque, je la retire et… gelée, gelée ! Je n’ai jamais vu ça de ma vie.
C’est un peu comme un truc elfique… Non mais ça doit s’expliquer scientifiquement. Ou alors, dans les films de science-fiction, y’a des matières qui viennent d’autres planètes, qui n’ont pas les mêmes propriétés que les matières terrestres, la kryptonite par exemple… Enfin, je sais très bien que ça doit s’expliquer scientifiquement.
Mes sœurs ont fait une de ces têtes tout à l’heure quand je leur ai dit que je venais d’arrêter mes études de médecine ! Qu’elles ne me disent pas que j’ai raté ma vie parce que je suis loin d’avoir raté ma vie ! Franchement ? Je sais ce qu’elles pensent. Que je suis devenue une grosse bourge, architecte d’intérieure, ou je ne sais pas quoi. Elles rêveraient d’être à ma place, c’est tout. C’est vrai j’ai une chance de dingue en fait. Je veux dire merci mon Dieu ! C’est un vrai conte de fées ! Qu’est-ce qu’elles s’imaginent ? Qu’il est louche mon mari ? Qu’il faut que je fasse gaffe, c’est ça ?
Pourquoi je me focalise sur cette clé, là, moi ?! C’est le seul truc que je n’ai pas le droit de faire et c’est le seul truc que j’ai envie de faire. Ça ne me ressemble pas. C’est de la merde, ça. (Jette la clé.) Voilà. Allez là ! Pourquoi je ne profite pas de la fête ? (Ramasse la clé.) Là, je la ramasse et j’ai des bouffées de chaleur, j’ai les cuisses toutes mouillées, je me dégoûte.
En plus elle est hyper lourde. Ce n’est pas forcément une matière d’une autre planète, juste une matière très ancienne qu’on… qu’on a oubliée.
Si ça se trouve derrière cette porte y’a un trésor de dingue, un truc hyper précieux. Comme dans Indiana Jones avec le Graal. Faut que j’y aille, c’est pas possible. Je jette juste un petit coup d’œil. Comment il pourrait savoir ? Je dis rien, bouche cousue, comme une tombe. Rien, rien. Comment il pourrait
savoir ? J’y vais ? Ok, ok…
Je descends les escaliers, il fait hyper chaud ici, super humide, c’est… c’est bizarre mais en même temps… ce n’est pas désagréable. Je suis devant la porte, là. Je n’ai plus qu’un geste à faire et je vois tout. Je ne contrôle plus rien là, je ne contrôle plus rien, je ne contrôle plus rien. Calme. Oh… elle se glisse parfaitement dans la serrure. C’est vraiment la bonne clé pour la bonne porte, là, on ne peut pas dire le contraire… Et si tout l’air pourri du dehors détruit tout à l’intérieur… tout sera perdu… Non, non, j’ai trop envie. Je suis déjà dedans, là. Vas-y. Allez, vas-y, vas-y, vas-y ! Oh la vache, j’ouvre, j’ouvre ! Ça sent fort. Je n’y vois rien du tout. (Quatre femmes apparaissent.) C’est quoi ça ?!
Elle s’enfuit.
Anne
Mesdames, pour l’ordre de passage, à vos cellophanes.
Ça va ? Tout le monde est là ! On va pouvoir commencer. Je rappelle que la gagnante prendra la parole en premier. 3, 2, 1, go !
Les quatre femmes se plaquent la cellophane sur le visage et cherchent à rester le plus longtemps en apnée. Anne abandonne la première, visiblement presque sans lutter, puis Valentine et Nelly craquent. Jordane a gagné le jeu.
Jordane, hurlant de joie.
Aahhh ! J’ai gagné !
Anne
Très bien, donc nous avons, dans l’ordre : Jordane, puis Nelly, Valentine et, si nous avons le temps, moi.
Jordane
Jordane
J’ai toujours été très populaire.
J’ai deux grandes sœurs jumelles de dix ans de plus que moi. Elles se sont mariées avec deux frères jumeaux. Je vis donc seule chez mes parents. Tous les dimanches, mes sœurs et mes beaux-frères viennent manger à la maison. Ma mère cuisine très bien. Elle fait d’incroyables quiches. Mes parents sont parfaits, ils aident les pauvres et les animaux, ils ne se disputent jamais.
Au lycée je suis déléguée de classe et présidente d’association… et présidente du journal du lycée. Je suis très dynamique. Je plais beaucoup aux hommes, à tous les hommes. Mais moi, personne ne m’intéresse. En fait, je crois que rien de ma vie ne me plaît vraiment…
Ah si ! La seule chose qui me plaît vraiment, c’est la rubrique « Enquêtes et crimes sanglants » du journal. Ça, c’est toute ma vie ! Un jour dans les archives du journal, j’ai retrouvé qu’une fille de mon lycée avait disparu il y a des années. À l’époque, la police avait soupçonné un homme qui vivait dans le manoir de l’autre côté de la ville. Mais cette affaire avait été classée sans suite.
Quand j’ai vu ça, je me suis dit : « C’est ça qui m’faut. »
Alors j’ai pris ma voiture. À l’époque, à l’époque j’avais une Aston Martin rose, splendide. Je roule jusqu’au manoir. Je frappe à la porte et on m’ouvre. Là, je découvre un homme, ravagé par la vie, brûlé par l’alcool. Un homme brut.
« Bonjour, je cherche Monsieur Bleue », je dis.
Alors il me regarde… Et il referme la porte.
On ne m’avait jamais fermé la porte au nez comme ça, surtout pas un homme.
Je suis rentrée chez moi et je me suis dit : « Je crois que cet homme me plaît. »
Le lendemain, j’y retourne. Je frappe à la porte. Il ouvre.
« Maintenant ça suffit, je dis, laissez-moi entrer. »
Il est scotché. Alors, il me dit d’entrer.
Là, je découvre l’intérieur de son manoir : un immense salon comme d’un autre siècle, avec un grand chien, allongé, comme ça, devant une grande cheminée. Au mur, il y avait des tapisseries et de grands rideaux en velours. J’ai ressenti une très grande excitation.
« Je viens vous interviewer pour le journal du
lycée », je dis.
Il me répond qu’il ne connaît pas cette histoire de fille disparue.
Bon.
J’ai un petit gilet qui couvre mes épaules. Et alors, je l’enlève, délicatement, comme ça, comme une chatte. « Maintenant, ça suffit, laissez-moi parler. » Alors que je ne savais absolument pas quoi lui dire !
Il me regarde. Je le regarde et je lui dis : « Je crois que j’ai envie de vous. »
« Allez-vous-en ! », il me dit.
Je dis : « Non. »
Il me redit : « Allez-vous-en ! »
Je redis : « Non ! »
Il me prend le bras, comme ça, très fort, ça fait très mal. Et il me jette dehors.
J’étais toute chamboulée.
Le lendemain, j’y retourne, mais je ne vais pas jusqu’à la porte. Je me gare un peu plus loin. Et j’attends. Jusqu’à ce qu’il sorte. Il sort ! Je me cache derrière un bosquet. « Ouf ! Je crois qu’il ne m’a pas vue. » Alors je m’approche doucement. Tel un reptile.
J’arrive devant la porte : ouverte ! J’entre dans le salon. Je repère immédiatement un grand placard à côté de la cheminée. Je fonce vers le placard et je m’enferme dedans. Là, je me déshabille entièrement, au milieu des manteaux et des peaux de bêtes. Je suis là, telle une offrande. J’attends une heure, deux heures, trois heures. J’ai terriblement froid et, en même temps, je suis très excitée. J’ai les tétons tellement durs que ça me fait mal. Et soudain, j’entends la porte et ses grosses bottes qui marchent vers le placard. Oh ! c’était tellement excitant ! Il ouvre le placard et « pam ! » Il me voit nue dans le placard.
« — Encore vous !
— Oui, encore moi. »
Il me redit : « Encore vous ! »
Et je redis : « Oui, encore moi ! »
Il me saisit par la taille, ma petite taille toute fine, me jette sur la table et il me fait l’amour, comme une bête. C’était épatant, et en même temps je me disais : « Mais tu es folle, cet homme est un assassin ! »
Après ça, j’ai repris une dernière fois mon Aston Martin et je l’ai coulée dans un lac. Je suis retournée au manoir et je ne suis jamais rentrée chez moi.
Et on a commencé à vivre ensemble. Une semaine, deux semaines… Et plus le temps passe et plus je me dis que ce n’est pas lui, ce n’est pas le type du journal.
Une fois, si, j’y ai presque cru. On était à table en train de dîner et là, il a sorti un grand couteau, un
immense couteau. Je n’avais jamais vu un grand couteau comme ça. Oh… alors là, je me dis : « Oh… ma vieille, ça c’est pour toi ! », alors je serre très fort ma fourchette. Et puis rien, non. Il commence à découper sa grosse viande. Tous les soirs je me fais couler un grand bain chaud. Je suis là, nue comme un ver, et lui, il vient derrière moi, il pose ses grosses mains sur ma nuque fragile. Là, je me dis : « Oh là là, ma vieille, ça sent le roussi ! » Alors je serre très fort le pommeau de douche et puis… rien, non, il m’embrasse et me dit : « Bonne nuit, ma chérie, je vais me coucher. » À chaque fois, dans l’escalier, j’imagine qu’il va me pousser. Alors, je le regarde du coin de l’oeil, comme ça, et je marche très doucement et je serre fort la rampe. Mais non, non, jamais rien n’est arrivé.
Et plus le temps passe et plus je me dis : « Cet homme n’est pas un tueur, c’est un mou, cet homme est un mou. Cet homme est comme ton père et toi tu vas finir comme ta mère, à faire des quiches. »
Alors là j’ai décidé de le quitter. J’ai fait ma valise, je suis descendue dans le salon. Il était là, en train d’éplucher des légumes… Je me mets devant lui, comme ça, très fière, très noble, très belle. Très simplement, en fait. Et je lui dis : « Je te quitte. »
Alors, lui, il pose son épluche-tout, il se lève et il me dit : « Mon amour, attends deux jours, s’il te plaît. Je dois partir pour affaires. Attends mon retour, nous en reparlerons. »
Puis :
« — Tu vois cette petite clé ?
— Oui.
— Je te la laisse mais tu n’as pas le droit de t’en servir.
— Oui…
— Elle ouvre la petite porte à l’entresol mais tu n’as pas le droit d’y aller.
— Oui… »
Alors, je l’accompagne à la porte d’entrée, j’attends qu’il parte loin et je cours à l’entresol. Je sors la petite clé, je l’enfonce dans la serrure et je vois… deux jambes suspendues. Et la fille du lycée, c’est la fille du lycée ! J’avais raison, j’ai gagné, j’ai gagné !
Anne
Jordane… après… il est revenu ?
Jordane
Oui, il est revenu ! Stratégie. Une arme, il me faut une arme, vite. Les jambes, les chaussures, les crampons… non, les lacets ! Je vais l’étrangler avec les lacets. C’est génial ! (Tentant d’enlever les lacets d’une chaussure imaginaire.) Vite, vite, les lacets ! Oui ça vient !
Nelly s’apprête à donner sa chaussure à Jordane mais Anne la retient.
Anne
Il arrive, Jordane. Il s’est garé dans l’allée.
Jordane
Allez, allez ! Y’a un nœud. C’est pas grave, ça vient, ça vient !
Anne fait signe à Nelly de donner sa chaussure à Jordane, qui s’en empare et tente d’en enlever les lacets.
Anne
Il a passé la porte d’entrée, il descend les escaliers, il entre dans le cabinet.
Jordane
Vite, vite, les lacets !
Anne
Il sort le couteau.
Jordane
Attends, je peux y arriver. Allez, allez !
Anne
Il a sorti le couteau, Jordane.
Jordane
Aaah ! J’y suis presque !
Jordane
Attends, attends ! (Recevant le coup de couteau de Barbe-Bleue.) Aaaahh !
Anne
C’est bien, ça avance, Jordane.
Nelly
Oui, c’est super, Jordane, ça avance… Je peux récupérer ma chaussure ? (Récupérant sa chaussure.) C’est des chaussures de montagne, alors c’est pas facile… On s’entraînera.
Nelly
Nelly
C’est des chaussures de montagne. J’ai des chaussures de montagne.
Chaque été, mes parents louaient une maison dans la montagne. On passait les vacances en famille. J’avais deux petites sœurs que mes parents adoraient.
Un après-midi, j’ai décidé de partir me promener toute seule. Je marchais dans la montagne un peu au hasard. Le chemin était parsemé d’arbustes pleins de myrtilles. J’ai pensé que je pourrais faire une tarte. Mais au fur et à mesure que je cueillais les myrtilles, je ne pouvais pas m’empêcher de les manger. Et plus j’en cueillais, plus j’en mangeais… j’en mangeais… j’en mangeais…
Si bien que j’étais si pleine que je me suis assoupie à l’ombre d’un arbre. C’était un sommeil à la fois doux et agité. J’ai entendu comme un chevreuil dans les sous-bois, j’ai ouvert les yeux et j’ai vu un homme au-dessus de moi. « Tiens ! Ça doit être le garde champêtre. » Il avait une barbe, une barbe bleue, bleu indigo. Alors j’ai pensé que moi aussi je devais être toute bleue de myrtilles. « Hi ! hi ! Vous aussi vous avez mangé trop de myrtilles ? Ha ! ha ! » Il n’a pas réagi. « Oui, parce que vous savez en anglais pour dire myrtille on dit blueberry et vous, vous êtes
Blue Beard, Barbe-Bleue. » Et il a répondu : « Et toi tu es Blue Bird. » Et là j’ai senti une multitude de papillons me chatouiller la poitrine. Ooh… J’adore l’anglais… Et on a continué à parler comme ça en mettant des petits mots d’anglais dans la conversation.
Je l’ai suivi chez lui. Il a fermé la porte. J’ai eu le droit d’écrire une lettre à ma famille.
Une petite routine s’est installée entre nous : il partait le matin et il fermait la porte. C’était bon, c’était un homme bon. Il me laissait de quoi m’habiller, me coiffer, me maquiller, je pouvais me maquiller.
La journée, je devais rester dans le salon. Mais quand j’avais envie de soleil, je me faufilais par une fenêtre qui donnait accès à une terrasse. De cette terrasse, on pouvait voir une route qui passait au loin, je pensais alors à la vie au-dehors. Mais je n’en avais pas envie, j’étais bien ici, c’était un bon mari.
Au début, j’avais ma chambre, puis j’ai eu mon lit dans sa chambre, et puis lui dans mon lit. Le soir, quand il venait sur moi, sa barbe me balayait le visage. Je n’aimais pas trop ça. Il me touchait le visage et il me tirait un peu les cheveux en arrière. Puis il déchirait ma robe. C’est vrai qu’il y avait beaucoup de robes dans la maison. Je pensais que c’était à sa mère.
Un jour que j’étais sur la terrasse, un bus touristique est passé au loin sur la route. Je pouvais entendre le guide au micro qui disait : « Une légende raconte qu’un ogre mangerait des femmes dans cette région. » Tiens, Barbe-Bleue doit savoir ça, je vais lui en parler au dîner.
Nelly prend deux chaises afin de jouer la scène du dîner en interprétant alternativement son rôle et celui de Barbe-Bleue.
Nelly, annonçant au public.
« Le dîner. »
(À Barbe-Bleue.) Ça va ?… Tu… tu… as passé une bonne journée ?
Nelly-Barbe-Bleue
C’est quoi toutes ces questions ?!
Nelly, à Barbe-Bleue.
Je… je sais pas… je me disais qu’on pourrait un peu discuter… En fait, on se connaît pas tellement… Par exemple, pourquoi tu n’aimes pas les cacahuètes ? (Nelly-Barbe-Bleue crache un bout de poulet et s’approche de Nelly.) Non mais c’est parce que tu sais… c’est drôle, tout à l’heure… j’étais à la fenêtre et… il y avait un bus… avec le vent qui soufflait plus fort vers la maison… parce que depuis qu’ils ont fait les travaux sur la rocade, on entend mieux le… donc j’ai entendu parler d’une histoire de jeunes filles disparues… une légende qu…
Nelly-Barbe-Bleue
Une légende ?! Tu crois aux légendes, toi, maintenant ?! Je vais partir, je vais te laisser seule dans la maison pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Tu peux inviter des amis, si tu en as. Je vais te laisser mon trousseau de clés : la première clé ouvre la porte d’entrée, et la deuxième ouvre toutes les pièces de la maison.
Nelly, à Barbe-Bleue.
Et cette petite clé, là ?
Nelly-Barbe-Bleue
Celle-ci ouvre mon cabinet mais tu n’as pas besoin de savoir où il est car tu n’as pas besoin d’y aller. Tu m’as compris ?
Nelly
Et là, avec ce trousseau de clés dans ma main, j’ai senti tant de mystère tout à coup, tant de mystère dans cette maison, tant de mystère en moi… Une immense chaleur m’a entraînée à travers toutes les pièces de la maison. J’ai soulevé tous les tapis, j’ai poussé toutes les armoires, j’ai décroché tous les tableaux, j’ai renversé tous les livres. Et là, à l’entresol, j’ai vu une petite porte avec une toute petite serrure.
J’ai glissé la clé dans la serrure, la porte s’est ouverte et la clé est tombée. Je l’ai ramassée, j’ai senti qu’elle était gluante. Puis j’ai vu mon reflet sur le sol liquide. Et il y avait cette odeur, comme quand ma mère va aux toilettes et qu’elle a ses règles. J’ai rampé pour entrer dans la petite pièce. Un rayon de lune a éclairé deux robes suspendues, j’ai cru que c’était des marionnettes. J’ai eu peur, j’ai voulu faire demi-tour mais j’étais incapable de retrouver la sortie. C’était comme un terrier immense et sans fond.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée là. Soudain j’ai senti un… buisson… contre moi. Il a dit :
« — La curiosité est un vilain défaut.
— Je ne suis pas curieuse, je suis une aventurière. »
Et il a déchiré ma robe. Il a posé ses mains sur ma poitrine, il a appuyé ses doigts sur mon thorax, il a enfoncé ses ongles dans ma cage thoracique puis il a agrippé mes côtes et il a tiré, tiré, tiré, j’ai poussé un grand cri et puis j’ai plus rien senti.
Jordane regarde Anne, qui approuve du regard. Jordane se lève et relève Nelly.
Jordane
Allez ! Rassieds-toi à la table.
Nelly se rassoit à sa chaise.
Tentative de libération
posthume no 1
Nelly, à Barbe-Bleue.
Ça va ? T’as passé une…
Jordane
Attends. Respire, souffle.
Jordane s’assoit sur la seconde chaise et fait faire à Nelly un court échauffement.
Nelly, à Barbe-Bleue.
Ça va ? T’as passé une…
Jordane
Qu’est-ce que tu manges là ?
Nelly
Du poulet.
Jordane
C’est bon ? Tu aimes ça ?
Nelly
Oh oui !
Jordane
Bien. Reprends du poulet !
Nelly, à Barbe-Bleue.
Hmmm du poulet… ça va ? T’as passé…
Jordane
Là, je sens ta peur. Détends. Respire. Souffle. En face de toi, tu as qui ?
Nelly
Barbe-Bleue.
Jordane
Barbe-Bleue, c’est qui ?
Nelly
Mon mari.
Jordane
Donc tu es… ?
Nelly
Sa femme.
Jordane
Oui, donc tu es son… ?
Nelly
Son épouse.
Jordane
Oui… Non… Tu es son égale. Regarde-le droit dans les yeux. Affirme ta voix. Détends-toi. Respire.
Nelly, à Barbe-Bleue.
T’as passé…
Jordane
Plus affirmé.
Nelly, à Barbe-Bleue, grave et agressive.
T’as passé…
Jordane
Moins… moins agressif. Droit.
Nelly, à Barbe-Bleue.
Ça va ? T’as passé une bonne journée… mon chéri ?
Jordane
Bien. Qu’est-ce que tu veux savoir, là ?
Nelly
Ah ! (À Barbe-Bleue.) J’aimerais bien savoir qui a tué toutes…
Jordane
Ouh là, non, trop direct. Reprends l’histoire du bus touristique.
Anne
Et tu continues à manger.
Valentine
Et à boire.
Nelly
Ok. (À Barbe-Bleue.) Tu sais, j’étais à la fenêtre… dans la journée… l’après-midi… il y avait beaucoup de circulation… depuis qu’ils ont refait la rocade… ou la départementale, je ne sais pas… avec le vent, j’ai entendu des voix… Non ! J’ai pas entendu des voix !
Jordane
Non, plus direct. Focus sur l’histoire.
Nelly, à Barbe-Bleue.
J’ai entendu parler d’une légende.
Anne
Ah non ! Faut pas qu’elle dise le mot « légende », non, parce que c’est là qu’il l’interrompt.
Jordane
Pas le mot « légende ». Surtout pas légende. Contourne, trouve autre chose.
Nelly, à Barbe-Bleue, fière de sa trouvaille.
On dit ! On dit… (Encore plus fière.) Ah non ! Y a des gens qui disent… qu’il y a… des filles… des femmes ! qui sont mortes… assassinées… dans la région.
Jordane
Oui. Pose une question.
Nelly, à Barbe-Bleue.
Qu’est-ce que t’en penses ?
Valentine
Ris un peu.
Nelly rit.
Anne
Ne montre pas que tu attends une réponse.
Nelly prend une pose dégagée.
Jordane
Et là, laisse un silence et tu réattaques en serpent… Vas-y… Allez… Demande-lui si c’est lui.
Valentine
Allez, balance.
Anne
Allez, Nelly !
Jordane
Allez, vas-y… Allez ! Vas-y !
Nelly n’y arrive pas et craque.
Anne
Aaahh ! Mais c’est pas vrai ! C’est dingue ! C’est pas grave… Ok, c’est bien, Nelly, ça avance.
Nelly
Je suis désolée Jordane…
Anne se lève, s’assoit à la place de Nelly et fait signe à Valentine.
Valentine s’assoit sur la seconde chaise et mâche comme Barbe-Bleue.
Anne, à Barbe-Bleue, terrorisée.
Ça va ?
Nelly
T’as peur là. Elle a peur là ?
Anne
Oui.
Valentine
Vous voulez que je le fasse moins méchant ?
Toutes
Non ! Non ! Non !
Jordane, pendant la réplique collective précédente.
Non, il est méchant. Il est méchant.
Anne
C’est moi, c’est moi, pardon. (À Barbe-Bleue.) J’étais à la fenêtre tout à l’heure. On entend de drôles de choses. Un bus touristique est passé et j’ai eu la chance d’entendre le guide parler dans son micro d’une certaine légende… (S’apercevant qu’elle a employé le mot « légende », qui déclenche la réplique de Barbe-Bleue.) Non, non, non !
Valentine-Barbe-Bleue
Parce qu…
Anne, à Barbe-Bleue.
Mais je ne crois pas du tout aux légendes ! Ha ! ha ! ha !
Valentine-Barbe-Bleue
Pourquoi tu ris comme ça ?
Anne, à Barbe-Bleue.
Je ris parce que je sais.
Jordane
Bien : serpent !
Valentine-Barbe-Bleue
Et qu’est-ce que tu sais ?
Anne, à Barbe-Bleue.
Je sais tout.
Valentine-Barbe-Bleue
Tout ?
Anne, à Barbe-Bleue.
Tout.
Valentine-Barbe-Bleue
Mais qu’est-ce que c’est cette scène que tu m’fais ?
Anne, à Barbe-Bleue, l’imitant.
Mais qu’est-ce que c’est cette scène que tu m’fais ?
Valentine-Barbe-Bleue
T’es complètement hystérique, ma pauvre fille.
Anne, à Barbe-Bleue.
Tu crois que je vois rien ? Tu te crois malin ? Mais t’es complètement stupide, t’as laissé tes empreintes partout. Tu crois que je ne vois pas le sang sous la porte ?
Valentine-Barbe-Bleue
Qu’est-ce que tu racontes ?! Menteuse ! Tricheuse !
Anne
Jordane, qu’est ce que je fais ?
Jordane, à Anne.
Prends le couteau ! Serre le couteau !
Anne se lève et saisit un couteau imaginaire.
Valentine-Barbe-Bleue
Tu es grotesque, tu ne vaux rien, tu n’es personne.
Anne, à Barbe-Bleue.
Tu crois que je reste enfermée dans le salon toute la journée, à lire des livres ? Mais moi, quand il y a du soleil, je vais sur la terrasse !
Nelly
Oh oui oui !
Valentine-Barbe-Bleue
Tu veux mon trousseau de clés ?! C’est ça que tu veux ?!
Anne, à Barbe-Bleue.
Mais c’est du déjà-vu tes clés ! Ta porte, moi, je l’ouvre avec une épingle à cheveux !
Nelly se lève. Toutes s’arrêtent et la regardent.
Nelly
Je ne suis pas encore morte.
Anne, encourageant Nelly.
C’est bien.
Nelly prend le couteau imaginaire.
Nelly, à Barbe-Bleue.
Je… Je sais lire.
Valentine-Barbe-Bleue
Ah… Bravo. Bravo !
Nelly, à Barbe-Bleue.
Pourquoi tu ne me respectes pas ? Je ne suis pas une poupée.
Valentine-Barbe-Bleue
Arrête, tu m’énerves. Et toi tu les aimes pas, le
maquillage, et les belles robes ?
Nelly, à Barbe-Bleue.
Non. J’en veux pas des robes de ta mère !
Valentine-Barbe-Bleue
Ma mère ?!
Nelly, à Barbe-Bleue.
Elles sont où, mes fringues ?
Valentine-Barbe-Bleue
Tu n’as plus rien, tu n’es plus rien.
Nelly, à Barbe-Bleue.
Rends-moi mes vêtements, rends-moi mes chaussures. Je veux partir, je veux m’enfuir. Je veux courir dans la montagne, je veux sentir le soleil sur toute ma peau, je veux courir nue dans la montagne, me baigner dans les torrents gelés, pêcher des carpes avec les dents. (Valentine-Barbe-Bleue se moque d’elle.) Je veux sauter, sauter dans le vide et être retenue par les serres d’un aigle royal, faire un grand bond loin d’ici, loin dans ma vie, au-delà de l’horizon, là où tu n’es pas. (Valentine-Barbe-Bleue se moque d’elle.) Non… attends… Je vais partir. Là, tu vois, je pars.
(Valentine-Barbe-Bleue arrête de se moquer.) Quoi ? T’as peur ? Réponds. (S’avançant sur Valentine-Barbe-Bleue.) Je ne suis pas « curieuse », je suis une aventurière. Je vais devenir un pirate. (Nelly menace Valentine-Barbe-Bleue avec le couteau imaginaire.) Tu connais Pessoa ?
« Ah pirates, pirates, pirates !
Pirates, aimez-moi et haïssez-moi !
Mélangez-moi avec vous, pirates !
Votre furie, votre cruauté comme elles parlent au sang
D’un corps de femme qui fut le mien autrefois et dont le rut survit !
Je voudrais être une bête représentative de tous vos gestes,
Une bête qui enfonce ses dents dans les bastingages, dans les quilles,
Qui mange des mâts, boit du sang et du goudron sur les ponts,
Qui déchiquette voiles, rames, cordages et poulies,
Serpent de mer féminin et monstrueux qui se repaît de crimes ! »
Je te crève, crève. Crève !!!
Nelly tue Valentine-Barbe-Bleue avec le couteau imaginaire. Liesse générale.
Valentine
Valentine
Moi, B.-B., j’en avais d’abord entendu parler. Je venais d’arriver dans un journal dans lequel il avait travaillé. Il y avait la réputation de quelqu’un d’extrêmement brillant. Une réputation sulfureuse aussi, avec les femmes.
La première fois que je l’ai vu, c’était pendant une soirée-cocktail mondaine où était réuni tout le gratin médiatique. À vrai dire, j’ai d’abord vu un amas de personnes et seulement entraperçu celui qu’on appelait « Barbe-Bleue ». J’ai été franchement déçue car il était bizarrement fichu : un cou et des bras beaucoup trop longs… C’était franchement inesthétique. Je décide d’aller me chercher une énième coupe de champagne et à peine arrivée au bar, une coupe m’est tendue derrière moi.
C’était lui.
Son regard m’a transpercée. C’était un regard unique, qui te bouleverse au plus profond de toi. Qui te touche l’âme. Le genre de regard où tu te sens exister comme tu n’avais jamais existé
auparavant. Où tu te lis être irremplaçable et unique.
Il m’a séduite et on s’est embrassés dans un recoin caché. C’était puissant, et tendre, et passionné. Il m’a embrassé le cou, et la gorge, et — j’avais une robe assez décolletée — le sein. Et là… il m’a mordu le téton, avec une violence, c’était insoutenable. J’ai hurlé, il a cessé immédiatement, il s’est répandu en excuses, et je lisais dans ses yeux qu’il était tellement désolé que j’en ai ri.
Après cette soirée nous avons commencé à nous fréquenter régulièrement. C’était des rendez-vous très chastes, très galants, avec presque aucun contact physique. Et un jour il m’a demandée en mariage, m’expliquant que c’était la seule manière de consacrer parfaitement notre union : il voulait que nous ne formions plus qu’un. Moi, j’avais toujours été contre le mariage mais j’ai immédiatement accepté. On s’est mariés très rapidement, sans fête, entre nous, ça devait n’appartenir qu’à nous.
J’ai emménagé chez lui, j’ai aussi arrêté de travailler, il avait suffisamment d’argent pour nous deux. Je ne voyais plus grand monde non plus, je n’en voyais plus l’intérêt. Notre vie à deux, rien que nous deux, me suffisait largement. C’était un rêve, vraiment.
Mais de temps en temps, il avait un comportement un peu bizarre. Il me faisait comme des crises, des petites crises de colère, pour des sujets absurdes, généralement d’ordre domestique. Je me souviens d’une fois : je me suis levée, et il était assis et m’attendait, manifestement, assis dans le canapé. J’ai lu tout de suite dans son regard qu’il n’était pas dans son état habituel.
Valentine joue la scène en interprétant simultanément son rôle et celui de Barbe-Bleue.
Valentine-Barbe-Bleue
Qu’est-ce que c’est que ça ?!
Valentine, à Barbe-Bleue.
Bonjour… Quoi, ça ? Ben c’est un bas, B.-B., j’ai dû le faire…
Valentine-Barbe-Bleue
Ramasse-le.
Valentine, à Barbe-Bleue.
D’accord, B.-B., t’inquiète, c’est pas grave, je le ramasse.
Valentine-Barbe-Bleue
Avec la bouche.
Valentine, à Barbe-Bleue.
Quoi ?!
Valentine-Barbe-Bleue
Avec ta bouche. Tu le mets dans ta bouche ou je te le mets dans la bouche.
Valentine, à Barbe-Bleue.
D’accord, B.-B., je… Si tu veux. C’est absurde, mais d’accord. Je le fais. (Elle ramasse le bas avec sa bouche.)
Voilà, je l’ai dans la bouche.
Valentine-Barbe-Bleue
Range-le dans la chambre. (Valentine commence à se lever.) Non ! À quatre pattes. (Valentine se met à quatre pattes.) Voilà, comme la chienne.
Valentine, à Barbe-Bleue.
B.-B., j’aime pas quand tu fais ça, c’est pas drôle, tu sais que…
Valentine-Barbe-Bleue
Alors c’est pas grave de laisser traîner tes dessous de pute partout dans l’appartement ?!
Valentine, à Barbe-Bleue.
Mais enfin, B.-B., ça va pas ? Pourquoi…
Valentine-Barbe-Bleue
Eh ben, si c’est pas grave, on va en semer partout alors !
Valentine, à Barbe-Bleue.
Mais qu’est-ce que tu fais ? Mais, B.-B., arrête !
Arrête ! Mais non, ne déchire pas mes ensembles ! Mais arrête, enfin ! Mais tu les aimes bien en plus !
Valentine-Barbe-Bleue
Maintenant qu’il y en a partout et que « ça n’est pas grave », tu vas les ramasser. Allez, ramasse ce bout de dentelle rouge et jette-le à la poubelle.
Valentine, à Barbe-Bleue.
Non, B.-B., arrête.
Valentine-Barbe-Bleue
Fais-le.
Valentine, à Barbe-Bleue, le faisant et pleurant.
Pourquoi ? Mais pourquoi ?!
Valentine-Barbe-Bleue
Arrête de pleurer. Maintenant tu soulèves le couvercle de la poubelle avec ton nez.
Fin de la scène jouée. Valentine se relève.
Valentine
Et je le faisais. Après il partait et moi je pleurais dans ma chambre et notre petite chienne hurlait à la mort. Il revenait quelques heures plus tard, toujours bouleversé avec un bouquet de fleurs et me priait de l’excuser en pleurant. Je le prenais dans mes bras et lui pardonnais. C’était comme une bête qui s’échappait, ce n’était pas de sa faute, comme s’il avait un démon en lui.
Un jour, après une de ces crises, il a décidé que nous devions partir nous aérer dans une de ses maisons de campagne en Bourgogne. On y a filé le parfait amour, au jardin quand il faisait beau, près de la cheminée à manger des crêpes quand il pleuvait.
Et par un bel après-midi ensoleillé, il m’explique qu’il doit s’absenter pour un moment. Il me confie son trousseau de clés, mais il m’interdit d’utiliser la clé de son cabinet privé à l’entresol.
À son retour, avant de dire quoi que ce soit, il me demande son trousseau et examine attentivement la petite clé.
« — Tu n’es pas descendue ?
— Ben, évidemment, tu m’avais dit de ne pas y aller ! »
Le scénario s’est répété quatre fois. Son départ. Les clés. L’interdiction d’aller dans le cabinet. Et à son retour, il était à chaque fois d’une humeur plus étrange, il était énervé, distant. On ne se touchait plus. On ne parlait plus que de ça, de cette porte. Je commençais à avoir peur de ce qu’il pouvait y avoir derrière.
Et il y a eu l’ultime retour. Quand il a vu que je lui avais encore obéi. Il est entré dans une rage folle. Il pleurait, il suffoquait, il me disait des horreurs. J’étais terrorisée, perdue et j’ai fini par lui dire : « Je ne comprends pas : tu veux que j’y aille ou pas ? Moi, je ne veux pas… » Et il m’a mis la petite clé dans la main et ça l’a apaisé d’un seul coup.
Je suis descendue à l’entresol et j’ai ouvert la porte. La première chose dont je me souviens, c’est l’odeur. Une odeur qui prenait à la gorge. J’ai allumé car je ne voyais rien. Et là j’ai vu une femme. Morte. (À Anne.) Toi. J’ai compris. C’était ça, son démon. J’ai refermé la porte et l’ai retrouvé. Il était étrangement serein. Je l’ai pris dans mes bras. Nous avons fait l’amour. Une dernière fois. Et à la fin, lentement, tendrement, plein d’amour, il m’a ôté la vie.
Valentine danse en se caressant doucement. Jordane chante voluptueusement dans un micro. Anne la rejoint. Nelly est tendue.
Nelly, se levant, choquée.
Anne… Jordane… Valentine, il y a des gens qui te regardent. (Au public.) Je ne comprends pas. (À la régie.) On peut couper la chanson ? (Au public.) Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ce qui passe.
Anne commence à chanter à son tour lorsque Nelly lui prend le micro des mains.
Tentative de libération
posthume n° 2
Nelly, au micro.
Mais qu’est-ce qu’on fait là ? On est là pour se libérer, non ? (À Jordane.) Qu’est-ce que tu fous,
Jordane ? (À Valentine.) Et toi, on dirait que t’es en train de faire l’amour toute seule devant des gens.
(À Anne.) Anne, tu reprends les choses en main.
Anne, au micro, gênée.
Euh… je… oui… merci Nelly… On va reprendre. Tu t’assois là-bas, Valentine, s’il te plaît. (À Valentine.) Ferme les yeux… euh… pense à une image dans laquelle… tranquille… voilà… bon, tu plonges dans ton imaginaire virtuel… et tu imagines… du sable… sous… tes pieds…
Jordane
Stockholm. Stockholm.
Anne, posant le micro.
Tu veux prendre la parole peut-être, Jordane ? Je t’en prie.
Jordane
Valentine, je crois que tu souffres du syndrome de Stockholm : l’attachement d’une victime à son bourreau. Tu es victime mais tu ne te vois pas comme une victime.
Valentine
Mais je n’étais pas qu’« une victime » ! On s’aimait.
Jordane
Tu refuses de voir la réalité en face. Tu étais prisonnière…
Valentine
Mais non, c’est lui qui était prisonnier, c’est lui qui avait ce démon…
Jordane
Voilà : tu es dans le déni.
Nelly, affirmant soudain, comme une grande vérité.
L’amour c’est du partage.
Jordane, surprise.
Exactement…
Nelly, même jeu.
C’est pas se laisser humilier.
Jordane.
Voilà.
Valentine
Nelly, parfois, il y a des hauts, parfois il y a des bas.
Nelly
C’est pas ramasser des trucs avec les dents.
Jordane, à Valentine.
Ok, mais c’est intéressant. Valentine, tu dis :« Parfois, il y a des hauts, parfois il y a… des bas… » Ok. Refais le chien.
Valentine
Quoi ?!
Jordane
Refais le chien. Allez !
Valentine
Wouaf !
Jordane
Non. Mets-toi à quatre pattes.
Valentine
Mais non…
Nelly
Fais-le !
Jordane, à Nelly.
Attends, attends… (À Valentine.) Pourquoi tu ne veux pas faire le chien ?
Valentine
Ben… c’est bizarre.
Jordane
Oui… Pourquoi ?
Valentine
Ben parce que ce n’est pas… euh… normal.
Jordane, Anne et Nelly
Voilà !
Jordane
Ce n’est pas normal de faire le chien. C’est bien, on avance. Allez on refait la scène de crime !
Valentine
De quoi ?
Jordane
Bah tu nous montres : « Tendrement, plein d’amour, il m’a ôté la vie… » Qu’est-ce que ça veut dire ?! Personne n’a compris. Allez !
Nelly-Barbe-Bleue
Ohh… Valentine… Comme je t’aime Valentine.
Je vais te tirer tes cheveux en arrière. Je vais frotter mon visage contre ta barbe. Je vais déchirer ta robe. Je vais mettre mes mains autour de ton cou.
Valentine
Mais ça ne se passait pas du tout comme ça ! C’était tendre !
Jordane
Ok, c’était tendre Nelly, c’était tendre. Étrangle-la tendrement ! Valentine tu ne te laisses pas faire.
Nelly-Barbe-Bleue
Comme c’est tendre ! Je t’étrangle tendrement. Avec amour. Avec enthousiasme. Je t’étrangle plein de soleil. Je t’étrangle avec du miel dans les doigts. (Commençant à vraiment l’étrangler.) Je t’étrangle Valentine ! Je t’étrangle !
Jordane
Défends-toi Valentine, mais défends-toi !
Anne et Jordane retirent Nelly.
Valentine
Mais ça va pas ?!
Nelly, arrêtant de l’étrangler.
Mais c’est toi qui… tu ne veux pas mourir, quand même ? Est-ce qu’il a le droit de te tuer ?
Valentine
Mais, ça ne s’est pas passé comme ça du tout ! Il était malade, il avait un problème, je vous dis, un traumatisme, un truc qui devait… lui venir d’avant… Anne, c’était toi sa première femme, s’il te plaît, vraiment, aujourd’hui, il faut que tu nous racontes.
Anne
Ok, ok. Très bien, voilà.
Anne
Anne
Il y avait une rue qui m’obsédait. J’avais remarqué un flux étrange de femmes. Des va-et-vient de femmes tout ébouriffées, les joues gonflées de sang, et toutes, l’air absolument rassasié.
Un jour j’ai décidé de m’approcher de la grande
maison au bout de cette rue… Impossible de voir à travers les fenêtres, elles étaient remplies de buée. J’ai sonné, il a ouvert. Monsieur Bleue est devant moi dans son peignoir en velours gris-bleu, façon pelage de chartreux. Très grand, très jeune, très dodu et très beau ! Parfaitement glabre. Un viking.
« — Bonjour, monsieur. »
Il n’a rien dit. Il m’a amenée jusque dans sa cuisine. (Un temps.) « Bon, bé, qu’est-ce qu’on fait ? »
Il s’est levé et il est parti. Il est revenu quasi aussitôt. Il a posé un plat en argent devant moi, il a soulevé la cloche et… Un poulet rôti. Parfaitement calibré. Avec la peau parfaitement grillée. Avec des pomme-frites rissolées, persillée, aillées, disposées tout
autour, coiffées-décoiffées. Et une fumée qui ondule parfaitement. J’ai envie de le toucher, de le lécher… Oh ! Ces petites perles de beurre qui affleurent sur sa peau… (Elle approche sa main.) Oh ! Il me donne une petite tape… Il découpe le poulet. Il met une bouchée près de mes lèvres… puis il la mange. Une autre bouchée, il la met presque entre mes lèvres… et il la mange. La bouchée suivante, il me la fait toucher du bout de la langue et il me l’arrache pour la dévorer. Ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le sot-l’y-laisse, là, au milieu de l’assiette… Et là… hum… Oh… Mamma mia !
Je prends sa main, j’attrape son poignet, son coude, je l’escalade jusqu’au visage, je goûte sa bouche.
Il m’emmène dans sa chambre. Il me jette sur ses draps de soie, me recouvre de sa couette en plume et… (Émerveillée.) … il me fait l’amour ! Et là, il me dit :
« — Alors, tu es comblée ?
— (En désirant encore plus.) Non, j’en veux encore. »
Il me prend telle une jeune mariée, il descend les escaliers quatre à quatre jusqu’au salon, il allume un feu de cheminée, il décroche ses rideaux en
velours qu’il étale sur le sol, m’allonge dessus et… (Émerveillée.) … il me fait l’amour !
Et là, encore : « Alors, là, tu es comblée ? »
(En désirant encore plus.) « Non, j’en veux encore. »
Alors il me ramène dans sa cuisine et me fait sentir tous ses énormes bocaux d’épices : le safran, le cumin, la muscade, le paprika. Les odeurs me mettent dans un état si dingue… que je casse un bocal. « C’est ça que tu veux ?! Casse tout si c’est ça que tu veux, casse tout ! »
Ok ! Alors je casse les assiettes, les plats, toute la porcelaine de Chine… Et je vois qu’il me regarde avec des yeux pétillants.
Et là ! Comme un défi, il me redit encore :
« — Es-tu comblée ?
— (Même jeu.) Non, non ! J’en veux encore ! »
Il m’emmène dans son dressing et me fait essayer tous ses manteaux de fourrure, toutes plus douces les unes que les autres. Je le recouvre de peaux de bêtes, je lui mets un petit casque de Viking… (Jouant la femme outrée.) « Ah ! mais qu’est-ce que vous faites chez moi ? Je ne vous connais pas ! (Bas, naturelle.) Grogne un peu… Voilà. (Jouant à nouveau la femme outrée.) Allez-vous-en ! Malotru ! Avant que j’appelle les autorités ! » Je cours dans toute la maison, il me poursuit mais je fais tout tomber sur mon passage : les bibelots, les vases ! Paf, paf, paf ! Il me rattrape, me bloque contre le mur et… et… « J’ai une meilleure idée ! » Je lui bande les yeux pour un cache-cache. « Cherche, cherche-moi à tâtons dans toute la maisons. » Je rajoute une consigne : « À chaque fois que tu te cognes, tu enlèves une peau de bête ! » Je le vois courir dans toute la maison, il finit par dévoiler entièrement son corps. Je l’emmène tout en haut dans la salle aux vitraux… Sur son immense peau nue des milliers de couleurs se reflètent. Et là… il se met à danser pour moi. « Mais je t’aime, toi ! J’en veux encore, encore, encore, encore… »
Je suis restée des semaines. Et j’en voulais toujours plus… Mon désir sans fin me remplissait de joie. Et lui, tous les matins, il venait me réveiller pour me demander ce qu’il pourrait faire pour essayer de me combler.
Et… un matin… ce matin-là… je lui demande : « Viens, mon amour. Déshabille-moi. Mets-moi dans la baignoire, recouvre-moi de quarante chatons roux, fais attention à ce que leurs petites griffes soient bien acérées, je veux les sentir sur toute ma peau. Après, tu me mets un entonnoir en tulle dans la bouche et tu fais couler de l’hydromel chauffé à 35 °C, prends un tabouret, installe-toi à côté de moi et joue-moi un morceau de cor anglais. » Et il me dit :
« — Tu es ma reine, ma déesse, te combler remplit ma vie, rien n’existe hors de toi, je suis… je suis… je suis… je suis…
— (Affectueuse.) Eh bé, mon gros, qu’est-ce qui t’arrive ? »
Dans ses yeux, je vois la terreur. Il dit : « Réponds-moi sincèrement : est-ce que je te comble vraiment ? »
J’ai juste eu le temps de voir qu’une barbe était née sur son visage… Il quitte la salle de bains dans un état second. Je le suis. Il descend à l’entresol, s’arrête devant une porte que je n’avais jamais vue. Je rentre dans le petit cabinet avec lui. Mais il ressort immédiatement et il maintient la porte fermée. Il me dit qu’il est fatigué. « Je veux une vie normale. » Il m’a peut-être même parlé d’avoir des enfants… Je ne sais plus très bien. Et il tourne la clé dans la serrure.
J’attends, seule, dans le noir. L’angoisse arrive. Je l’appelle avec des petits mots d’amour : « Mon cœur ! J’en veux encore ! » Il revient en pleurant. Il ne dit pas grand-chose. J’entends des bouts de phrases derrière la porte : « C’est pas normal, tu prends toute la place, j’existe plus, je t’aime trop… » Il s’en va. Je comprends. Alors, je frappe la porte, je cogne la porte. Des heures. Pendant des heures je cogne cette putain de porte. Voila.
Un temps.
Nelly
C’est tout ?
Anne
Il s’en va , il me laisse seule et je meurs de faim et de soif.
Jordane
Non.
Nelly
Non. Continue.
Valentine
Non. Continue, Anne, s’il te plaît.
Anne
Je vais le rendre fou !
Anne chante des chansons pour le rendre fou, jusqu’à ce qu’apparaisse la dernière femme de Barbe Bleue. Anne, Nelly, Valentine et Jordane prennent leurs postures de cadavres.
La dernière femme
La femme
Je ramasse la clé. Je referme la porte. Je remonte les escaliers. Tout le monde est parti, tout est calme, tout est en ordre, tout est propre. St Marc ! Ça sent le St Marc ici ! Merci, merci, merci ! Non, il y a un truc qui pue. La clé ! C’est la clé !
Cuisine. Évier. Bassine. Eau de javel. Eau de javel presque pure. St Marc. St Marc, St Marc, St Marc. (Insistant sur le « k ».) Saint Marc ! Saint Marc ! Évangile !
Le temps est accompli et le royaume de Dieu est tout proche. J’vais crever, il va me crever ! On brasse, on brasse, on brasse… Piscine ! Chlore ? Le chlore de la piscine ! Chlore, eau de javel, St Marc. Voilà. Essuyer la clé dans le torchon, dans le torchon… Il y a du sang sur le torchon. La clé saigne.
L’enterrer dans le jardin. À côté de la piscine. La pelle ! Profond, profond. Creuse, creuse. Allez, profond, creuse ! Merde, il y a un bruit là, c’est quoi ? Le moteur ! Il est en train de revenir. Il arrive. Non ! Non ! La clé dans le trou ! Terre dessus, terre dessus, allez, plus vite ! Il est là. Il me serre dans ses bras par derrière, il me serre. Faut que je l’embrasse, là, maintenant, vite ! Maintenant. Maintenant, vite… Mes dents ont tapé sur ses dents.
« — Oh pardon, pardon, je suis désolée. »
La femme-Barbe-Bleue
Tu veux une limonade ?
La femme
« — Oh oui ! »
Il part dans la cuisine. Tout va bien. Finir de boucher le trou. Sourire, sourire le plus possible. Je le rejoins dans la cuisine. « J’ai eu envie de planter des bégonias y’a eu une grosse fête, tu sais. » Tout va bien. Tout va bien. Tout est normal. Tout va bien. « Va prendre une douche, mon chéri, détends-toi. » Il va prendre une douche.
Fuir je ne peux pas, il a pris toutes les clés avec lui… Appeler de l’aide. Le téléphone ! Un texto, vite : « vais mourir, au secours ». À mes sœurs, mes deux sœurs, envoyer… Je vais crever ! Il va me crever !
(Panique.) que… que… que… que ! Gagner du temps. Faire le repas. Je sors les écrevisses, les tomates, les carottes, l’ail, je hache, je coupe. Je fais bouillir de l’eau pour les pâtes. L’ébouillanter avec ? Puis le frapper ? Je jette les pâtes dans l’eau bouillante. Elles s’affaissent et se recroquevillent. Serrer le manche de ma casserole de toutes mes forces. Avec l’autre main, voilà, serrer le manche du hachoir. (Tendue et puissante.) Prête, je suis prête. Il entre dans
la cuisine, tout frais, tout souriant. (Soudainement faible.) « C’est prêt, mon chéri, à table ».
Nous passons au salon. « Ça te plaît ? Tu vois je n’ai pas mis trop d’ail. » C’est quoi cette voix aiguë ? Ce n’est pas ma voix. Je souris, je croise les jambes, je passe la main dans mes cheveux. Par cœur, mon corps connaît sa partition par cœur. Je le hais ! Je hais ce corps de merde : mesure de merde ! Faiblesse de merde ! Petite marionnette débile ! Ouh là, calme, calme. Mon portable est dans ma poche, il ne vibre pas. Toujours pas…
« Clé », il a dit le mot « clé ».
Barbe-Bleue peut alors être joué successivement par les quatre femmes mortes.
La femme, à Barbe-Bleue.
Perdue… je l’ai perdue.
Barbe-Bleue
Ce n’est pas la saison de planter des bégonias.
La femme, à Barbe-Bleue.
Je n’y connais rien en jardinage, tu sais !
Barbe-Bleue
Et tu l’as perdue où, cette clé ?
La femme, à Barbe-Bleue.
Je ne sais pas…
Barbe-Bleue
Dans le jardin, non ? On ira chercher tous les deux à la fin du repas.
La femme
Sa grosse main sur son couteau, il dépiaute tranquillement son écrevisse avec la pointe, il me sourit en broyant la carapace dans ses doigts, il aspire l’intérieur lentement. Il enfourne sa dernière bouchée en me fixant au fond des yeux.
« — Laisse-moi te faire un dessert. »
Barbe-Bleue
Si tu veux… Laisse ton portable ici. Non, n’y touche pas, laisse-le comme il est.
La femme
Je pose mon portable sur la table. N’appelez pas, je vous en supplie. Juste venez vite. Dans la cuisine, à nouveau. Le temps est accompli… Le royaume de Dieu est tout proche… Je m’accroche au frigo. Plus de muscle, plus d’os, plus rien. Je m’écroule sur le plan de travail… Qu’est-ce que c’est ? Un paquet apéritif, rouge pétant. Un reste de la fête. Comme un affreux clown qui me regarderait crever. Des cacahuètes… De la crème glacée dans le congélateur, vanille : parfait. Hacher les cacahuètes menues, très, très menues. Les incorporer à la crème glacée avec une cuillère en bois. Un coulis de caramel juste tiédi bien épais par-dessus. C’est prêt.
La crème glacée est servie sur de petites assiettes en porcelaine de Chine, très fines, très ouvragées. Je le regarde manger. La glace coule délicieusement dans ma gorge, c’est si bon, si bon… Il aime, je l’entends ronronner de plaisir.
Barbe-Bleue
Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon…
La femme, à part.
Il se gratte.
Barbe-Bleue
Tu veux bien me dire ton petit secret ?
La femme, à Barbe-Bleue.
Des cacahuètes, mon amour. (À part.) Ses yeux vrillent. Il se gratte le torse. Il ouvre sa chemise. Des plaques rouges, sur son cou, ses joues, son front. Il a chaud. Vasodilatation des tissus.
Barbe-Bleue
Ma belle…
La femme, à part
Sa voix est rauque. Il bave. Il n’arrive pas à avaler sa salive. Angioedème du larynx.
Barbe-Bleue
Mon trésor…
La femme, à part
Son visage gonfle, ses paupières sont bleues, tuméfiées. Il n’y voit plus rien. Il me cherche. Son souffle, un râle atroce. Asphyxie, asphyxie, asphyxie ! (Un temps. Elle l’observe.) Il est très calme… Il me sourit… Il pose ma main tout doucement sur sa barbe… Il lâche tout…
Dehors, la lune est immense, le ciel d’un bleu profond. C’est l’heure bleue. Je récupère la clé de ma voiture, de mon ancienne voiture, ma petite Peugeot. Je roule fenêtres ouvertes dans l’air pur de la nuit. Le vieux temps est accompli. Me voici enfin dans mon royaume.