Acte I, scène 1
Les rideaux s’ouvrent sur le palais d’Ithaque, dans la salle du trône qui est placé au centre de la scène. Des banquets sont disposés tout autour. La pièce est en désordre comme un lendemain de fête. Une femme est en train de nettoyer silencieusement le sol à la bougie. C’est une servante d’Ulysse. La scène se déroule aux aurores. On entend un chien aboyer à l’extérieur du palais. C’est Argo le chien d’Ulysse. Une autre femme se joint à elle.
Cléo, s’adressant au chien à l’extérieur.
Va-t-en, sale bête ! Tu nous portes malheur !
Pia
Pauvre Argo… A attendre désespérément le retour de notre maître.
Cléo, se joignant à elle pour nettoyer le sol.
Ulysse est mort. Il ne reviendra plus.
Pia
Tu blasphèmes. Ulysse est vivant. Son corps n’a pas été retrouvé…
Cléo
Cela leur est complètement égal. Ils élèveront quand même son bûcher funéraire afin d’obtenir la main de Pénélope.
Pia
Quelle ignominie ! Notre reine contrainte de choisir entre tous ces porcs ! Pas un n’est digne de notre roi…
Cléo
C’est à cause d’elle que notre situation a empiré. On ne traite pas ainsi des princes de leur rang.
Pia
Ces lâches ont trahi la confiance d’Ulysse et ont profité de son absence pour bafouer l’honneur de notre maîtresse. Et dire qu’ils prétendent régner à sa place…
Cléo
Ils ont raison ! Leur prétention au trône est légitime !
Pia
Ils ont déshonoré notre reine, Cléo !
Cléo
C’est de sa faute. Elle leur a manqué de respect. Si elle persiste dans cette voie, elle nous entraînera toutes dans sa chute.
Pia
Le Prince Télémaque, armé de l’arc de son père, nous délivrera de tous nos oppresseurs !
Cléo
Sa révolte sera réprimée dans le sang. Lui et les jeunes de la cité n’auraient jamais dû s’insurger contre les prétendants.
Pia
Les dieux sont avec lui.
Cléo
Les dieux se vengeront sur nous toutes. Aucun oracle, aucun signe n’a été donné en faveur de Pénélope.
Pia, gênée.
Je reconnais que notre maîtresse a délaissé le Temple ces derniers temps…
Cléo
Elle s’est complétement détournée du culte, Pia ! C’est la raison pour laquelle le malheur ne cesse de s’abattre sur elle ! Son mari a disparu, son beau-père nous a quittés et son fils sera bientôt capturé ! Pénélope a provoqué la colère des dieux par sa conduite scandaleuse. La Fortune l’a abandonnée.
Pia
Antinoos et sa suite n’ont aucun respect ni pour leurs pères ni pour le peuple qu’ils sont censés servir. Comment la Fortune pourrait les favoriser alors qu’ils ne font que rendre un culte à leur propre ventre ?! Les dieux ne peuvent bénir des gens sans foi ni loi sinon ce ne seraient plus des dieux !
Apparaît à ce moment-là une jolie jeune fille, Salomé, tout excitée.
Acte I, scène 2
Salomé
Cléo !!! Pia !!! Les dieux m’ont enfin exaucée !!!
Salomé les rejoint légèrement vêtue en se précipitant sur ses deux compagnes.
Pia, inquiète.
Notre Père Laërte s’en est tout juste allé ! N’as-tu donc aucune pudeur ?
Cléo, dubitative.
Les dieux t’ont exaucée, dis-tu ? Que leur as-tu demandé ?
Pia, tentant de la couvrir.
Salomé ! Cesse de te pavaner, je te prie !
Salomé, ne prêtant aucune attention au geste de Pia.
Eurymaque, l’un des prétendants dont je vous avais parlé, a promis de faire de moi sa favorite quand il sera le nouveau roi d’Ithaque. Fini le dur labeur ! J’aurai des serviteurs sous mes ordres et je serai enfin traitée comme une princesse.
Cléo, encourageant la jeune fille.
La Fortune vient de frapper à ta porte, ma fille ! C’est un signe. Les dieux sont avec toi.
Pia, s’adressant à Salomé.
Et le fils du viticulteur que t’avait présenté notre maîtresse ?
Salomé, fronçant les sourcils.
Il ne m’intéresse plus ! Être entretenue me paraît plus agréable que de fouler le raisin !
Pia
Ce vignoble t’aurait appartenu au moins…
Salomé, hautaine et méprisante.
Je préfère régner sur le cœur des prétendants. C’est tellement plus gratifiant.
Cléo
Profites-en tant que les dieux sont avec toi !
Salomé
Regardez ce que l’un d’entre eux m’a offert hier soir.
Salomé sort de son décolleté un bijou qui lui a été offert la veille et le leur exhibe fièrement.
Cléo
Il est magnifique…
Salomé
J’en ai plein d’autres dans mon cellier…
Pia
Ne vois-tu pas, ma fille, que ces prétendants ne cessent de t’utiliser pour faire la noce ? Pourquoi te comblent-ils autant de présents selon toi ?
Salomé, sans ambages.
Parce que je suis la plus belle…
Cléo, la justifiant.
Assurément, ma fille. Pénélope ne t’arrive même pas à la cheville. (S’adressant à Pia.). Salomé a été reconnue à sa juste valeur par les Princes d’Ithaque. Laisse-la !
Pia, s’adressant de nouveau à la jeune fille.
Pourquoi te montres-tu aussi ingrate envers nos maîtres ? Ils t’ont pourtant recueillie chez nous alors que tes propres parents t’avaient abandonnée…
Salomé, sur un ton de reproche et pointant du doigt le trône d’Ulysse.
Qui donc ?! Lui ?!
Cléo, à Pia.
Cesse de la culpabiliser en ressassant le passé. Elle doit songer à son avenir.
Salomé, s’impatientant.
Cléo a raison. Je dois songer à mon avenir. Je suis libre. Je fais comme bon me semble.
Pia, prenant le bijou des mains de Cléo et le montrant à la jeune fille.
C’est au prix de ce bijou que tu payes ta liberté, Salomé ?
Salomé, menaçant Pia.
Quand le prince Eurymaque sera le nouveau roi, je t'enverrai garder les porcs avec Pénélope, vieille folle !
Profondément blessée par l’attitude de Salomé, Pia s’interrompt un moment en baissant la tête puis finit par reprendre son travail.
Pia
Tâchons de préserver notre maîtresse de toutes ces ignominies. Le scandale qu’ont provoqué les prétendants à l’Assemblée, après la mort de Laërte, l’a profondément troublée…
Cléo, ajoutant aussitôt.
Plus personne ne la soutiendra désormais !
Pia, s’exclamant.
Les dieux la soutiendront !
Cléo, la contredisant.
Comment exauceront-ils ses prières et ses supplications si Pénélope ne leur est plus dévouée ?
Salomé, intervenant.
Notre maîtresse doit choisir au plus vite ! Je suis à bout de nerf !
Cléo
Les prétendants aussi !
Salomé
Pourquoi pas le Prince Eurymaque ? Il ferait un excellent roi…
Cléo
Que ce soit lui ou un autre…Tant qu’elle aura choisi un successeur à son époux !
Pia, à contrecœur.
Notre reine ne tardera pas à rendre sa décision publique…
Cléo
Comment peux-tu en être aussi certaine ?
Pia
Parce qu’ils s'en sont pris directement à son fils…
Acte I, scène 3
Entre en scène Médon, le vénérable héraut du palais, légèrement aviné.
Médon, essayant de prendre un air solennel malgré son état.
Voici le Prince Amphinomos et le Grand Prêtre.
On entend les aboiements du chien d’Ulysse comme s’il alertait d’un grand danger. Cléo et Salomé quittent la scène précipitamment. Seule Pia reste pour les recevoir. L’aube est en train de poindre.
Pia, en s’inclinant respectueusement.
Messeigneurs.
Le Prince Amphinomos et le Grand Prêtre l’ignorent complétement mais paraissent fort contrariés par les aboiements d’Argo. Euryclée quitte la scène. Médon, titubant, tente de s’en prendre vainement au chien.
Acte I, scène 4
Médon, sortant piteusement de scène.
Allez ! Va-t-en, Argo! Ne vois-tu pas que tu nous ennuies avec tous tes aboiements ? Laisse-nous donc un peu tranquille !
Le Grand Prêtre, cynique.
Elle devrait abattre ce misérable chien. Et pas seulement lui d’ailleurs…
Amphinomos
Il appartenait à Ulysse. Elle a beau prendre soin de lui mais il refuse de se nourrir.
Le Grand Prêtre
L’ombre de la mort plane sur cette maison. Son beau-père s’est laissé mourir et son chien agonise à sa porte. La reine n’honore plus les dieux. Leur colère finira par retomber sur nous tous.
Amphinomos
Personne, en revanche, ne pourra lui reprocher une quelconque infidélité envers son mari.
Le Grand Prêtre
Je reconnais bien là sa constance dans la bêtise. Néanmoins, ses infidélités au culte ont été remarquées par le peuple, particulièrement, par ses soutiens les plus fervents.
Amphinomos
Je ne comprends pas son attitude. Elle s’est mise en tête d’offrir des banquets à tous les marginaux d’Ithaque.
Le Grand Prêtre
Elle va l’encontre de la volonté des dieux et son fol entêtement nous mène tout droit à la catastrophe. Vous seul avez le pouvoir de la ramener à la raison, Prince Amphinomos.
Amphinomos
Vous présumez trop de moi-même, Grand Prêtre.
Le Grand Prêtre
Vous êtes Prince d’Ithaque et le plus sage d’entre tous. C’est pourquoi Ulysse vous a confié son royaume en son absence.
Amphinomos
Antinoos et sa suite prétendent également régner sur notre belle Ithaque.
Le Grand Prêtre
Sans doute mais vous êtes le seul à prétendre aimer notre reine.
Amphinomos
J’ai trahi la confiance d’Ulysse. Il m’avait fait jurer sur les dieux de veiller sur sa famille. J’ai laissé le chaos régner dans son palais. Je ne suis pas digne de Pénélope.
Le Grand Prêtre
Vous ne trahirez personne si vous vous engagez à devenir son nouvel époux.
Amphinomos
C’était un habile orateur et un redoutable guerrier. Je ne possède aucune de ces qualités…
Le Grand Prêtre
Votre vertu a été durement éprouvée et vous êtes resté maître de vos passions. Cela compte beaucoup aux yeux de notre reine.
Amphinomos
J’ai fait preuve de lâcheté en n’osant pas la défendre face à Antinoos…
Le Grand Prêtre
C’est un gamin jouant les héros. Les autres ne valent pas mieux que lui. Seul le titre de roi les intéresse contrairement à vous…
Acte I, scène 5
Médon revient sur scène dans un état pire que le précédent, et annonce Pénélope. Cette dernière, après avoir servi des repas aux nécessiteux, entre en scène habillée modestement. Elle est accompagnée de ses suivantes et reste digne malgré les pitreries de son hérault.
Médon, s’inclinant mais ne parvenant plus à se relever.
La Reine Pénélope.
Les suivantes de Pénélope s’empressent aussitôt de le relever en le reconduisant vers la sortie.
Pénélope, toujours aussi digne.
Messeigneurs.
Amphinomos
Pénélope.
Le Grand Prêtre
Madame.
Amphinomos
Cela m’attriste que tu t’humilies ainsi auprès de tous ces nécessiteux…
Pénélope
Je me retrouve moi-même dans la nécessité, Amphinomos. Nos vivres sont épuisés.
Le Grand Prêtre
Notre belle Ithaque redeviendra prospère dès lors que vous aurez enfin pris votre décision, Madame.
Pénélope
Je ne peux m’empêcher de penser à mon mari.
Amphinomos
C’était un grand roi.
Pénélope
Il l’est toujours dans mon cœur et dans celui de notre peuple.
Le Grand Prêtre
Votre illustre époux craignait les dieux, Madame. Il leur était très dévoué. Marchez donc à sa suite. Car si vous persistez dans cette voie, vous encourez le risque de gravement les offenser. Pensez un peu à votre peuple…
Amphinomos
Monseigneur a raison, Pénélope.
Le Grand Prêtre
Les dieux vous béniront quand vous aurez consenti à votre nouvelle union, Madame.
Pénélope
J’en doute fort…
Acte I, Scène 6
Pia revient sur scène, accompagnée d’une mère de famille.
Pia
Voici une mère de famille qui souhaiterait vous exprimer sa reconnaissance en personne, Madame.
La mère de famille, se jetant aux pieds de Pénélope.
Votre Majesté ! Les banquets que vous nous avez offerts nous ont tous sauvé la vie. Nous vous sommes tellement reconnaissants. Vous avez veillé comme une mère sur chacun de nous comme si nous étions les membres de votre propre famille. Notre père Laërte qui s’en est allé au séjour des morts, intercédera en votre faveur. Aucun des prétendants ne s’est montré digne de votre noble personne. Ces noceurs ne vous méritent pas. Ne perdez pas espoir. Ulysse reviendra.
Pénélope, la relevant.
Ma famille et moi-même aimons notre peuple par-dessus tout. J’agirai dans votre intérêt, le vôtre et celui de vos enfants. Si mon mari et moi-même avons été assignés à cette place qui est la nôtre, c’est pour vous servir en toute humilité.
La mère de famille
Tant que vous règnerez sur notre belle Ithaque, nos enfants auront un avenir à espérer…
Pénélope
Vous m’avez sortie des ténèbres dans lesquelles j’avais été plongée. Vous m’avez été infiniment plus proche des dieux qu’ils ne le seront jamais. Je vous exprime toute ma gratitude, Madame.
Pénélope s’abaisse devant la mère de famille. Celle-ci est surprise par son attitude tout en redoutant la réaction du Grand Prêtre. Ce dernier et Amphinomos sont indignés. Pia finit par reconduire la mère de famille vers la sortie.
Acte I, scène 7
Amphinomos
Pénélope, pourquoi t’es-tu abaissée devant elle ?
Le Grand Prêtre
Cela ne sied pas à votre rang, Madame.
Pénélope
Pas un des prétendants ne m’a remercié pour mon hospitalité. Il fallait bien que je lui témoigne ma reconnaissance.
Le Grand Prêtre
Les dieux bénissent en effet ceux qui respectent la loi sacrée de l’hospitalité. Eux-mêmes peuvent descendre nous visiter sans que nous le sachions. Ils ont déjà pris en compte tout ce que vous avez fait, Madame. Seulement, vous manquez cruellement de discernement. Parmi les invités que vous recevez, il y’a ceux que les dieux bénissent et ceux qu’ils maudissent…
Pénélope
Antinoos et sa suite ont été bénis, Monseigneur ?
Amphinomos
Pénélope…
Le Grand Prêtre, faisant un geste à Amphinomos.
Les dieux bénissent qui ils veulent, Madame. Ni vous ni moi ne sommes en mesure de sonder leur dessein.
Pénélope
Ma maison est devenue un bordel dans lequel certaines de mes suivantes se sont laissées pervertir, ainsi qu’un abattoir empestant le sang, la graisse et la fumée. Et pas une bête n’a été offerte en sacrifice sans que les prétendants ne la souillent de leurs mains impures. Est-ce là la volonté des dieux, Monseigneur ?
Le Grand Prêtre
Vous perdez la raison, Madame !
Amphinomos
Si seulement tu retournais au Temple offrir des sacrifices aux dieux…
Pénélope
Je préfère servir au banquet de mes invités...
On entend des cris et des bêlements au loin. C’est Mélantheus, le chevrier d’Ulysse doublé d’une vieille canaille. Argo aboie méchamment à sa vue. Pia revient sur scène.
Acte I, scène 8
Mélantheus, menaçant.
Tais-toi, sale bête ! Il faudrait abattre ce maudit clébard ! (Voyant le Grand Prêtre et Amphinomos, Mélantheus change soudainement d’attitude.). Monseigneur, Prince Amphinomos (de manière obséquieuse).
Pia, fulminant, à part.
Son effronterie n’a d’égale que son odeur !
Mélantheus, s’adressant au Grand Prêtre.
Je vous amène les bêtes pour le sacrifice, Monseigneur.
Le Grand Prêtre
Très bien. Je m’en vais les offrir aux dieux de peur qu’il nous arrive un autre malheur pire que les précédents.
Amphinomos, faisant signe de la main à Pénélope.
Viens, Pénélope. Je t’en prie.
Pénélope
Mes invités attendent que je leur donne congé, Amphinomos.
Le Grand Prêtre
Vos excentricités sont de très mauvais goût, Madame.
Amphinomos et le Grand Prêtre quittent la scène.
Acte I, scène 9
Mélantheus, taquin.
Sachez, votre Majesté, que les hommes restés sur notre belle Ithaque, ne pouvant se battre aux côtés de votre divin époux, vous soutiennent dans cette terrible épreuve et sont de tout cœur avec vous...
Pia, le recadrant sèchement.
Cela suffit, Mélantheus !
Mélantheus, même jeu.
Excusez mes manières, votre Majesté, mais je ne suis qu’un pauvre chevrier sans le sou.
Pia
Si les prétendants ne t’avaient offert leur protection, tu n’aurais pas été aussi insolent. Et la pauvreté ne t’empêche nullement d’être vertueux.
Pénélope, s’adressant à Mélantheus.
Votre sollicitude me touche, Mélantheus. Les dieux vous le rendront au centuple eu égard à mon mari. Veuillez m’excuser.
Pénélope et ses suivantes quittent la scène. On entend également les aboiement enjoués d’Argo à la vue de sa maîtresse. La salle du trône est soudainement remplie de serviteurs qui s’attellent à préparer le banquet des prétendants. Il y’a des allées et venues de toute part. Des bêtes à l’extérieur sont sur le point d’être offertes en sacrifice par le Grand Prêtre. Cléo est parmi eux.
Acte I, scène 10
Cléo, s’adressant à Mélantheus.
Le porcher n’est pas avec toi ?
Mélantheus, avec ironie.
Le connaissant, il a sans doute été retenu dans une étable…
On entend à nouveau des bêlements.
Pia
Le Grand Prêtre est sur le point d’offrir des sacrifices…Toute cette chair sacrifiée pour rien ! Les prétendants la gâchent selon leur bon plaisir alors que nos vivres sont épuisés ! Cette engeance de vipères n’a donc aucun scrupule !
Mélantheus, n’ayant prêté aucune attention à leur échange.
Cléo ! Donne-moi à boire !
Cléo s’exécute aussitôt.
Pia, la reprenant.
Pourquoi agis-tu comme une insensée ? Il ne s’est même pas purifié au Temple avant de venir…
Cléo, faisant fi de sa remarque, décide de servir Mélantheus.
Mélantheus, moqueur.
En voilà un accueil, Pia ! Et que fais-tu de la loi sacrée de l’hospitalité ?! Les dieux en seraient fort contrariés s’ils nous rendaient visite…
Pia
Comment oses-tu les invoquer avec ton odeur infecte ? Je me demande bien comment les prétendants font pour te supporter…
Mélantheus, cherchant à la provoquer.
Et notre belle naïade ? Où est-elle ?
Pia, indignée.
Je t’interdis de prononcer son nom.
Mélantheus, toujours sur le même ton.
Vous l’auriez vue hier soir parmi les prétendants…
Cléo, fière.
Notre fille est digne des plus belles princesses troyennes.
Pia, à Cléo.
Veux-tu te taire ! Tu ne vois donc pas qu’il se moque de nous ?
Mélantheus, même jeu.
Rejoignez-nous ce soir, Mesdames. Vous ne le regretterez pas, parole de chevrier !
Pia
Tu sembles oublier à qui appartient ce royaume...
Mélantheus
Il appartient désormais à nos nouveaux maîtres ! Eux savent s’amuser au moins !
Pia
Ce sont des blasphémateurs !
Mélantheus
Favorisés par les dieux que tu crains tant !
Cléo
Et ils ont su les amadouer par leurs sacrifices contrairement à Pénélope !
Pia
Ulysse et Pénélope nous ont affranchis de l’esclavage. Nous ne pouvons les abandonner. Moi-même, j’étais…
Mélantheus, l’interrompant sèchement.
Les prétendants nous traitent avec beaucoup plus de considération que nos anciens maîtres. Demandez à Salomé. Elle vous le confirmera.
Pia, menaçante.
Ne prononce plus son nom.
Mélantheus, craignant la réaction de Pia.
Cette maudite femme à laquelle vous avez juré fidélité, causera votre ruine à tous, parole de chevrier !
Acte I, scène 11
Salomé surgit à ce moment-là. On entend au loin des râlements de bêtes égorgées.
Salomé, enjouée à la vue de Mélantheus.
Mélantheus !
Mélantheus
Ah notre indomptable dryade !
Salomé
Je n’en peux plus d’attendre ! Nous ne cessons pas de travailler depuis ce matin !
Mélantheus
Patience, ma jeune amie. Patience.
Salomé
Vivement ce soir ! Les autres servantes ont aussi hâte d’y être.
Mélantheus, en narguant Pia.
Ravi de l’entendre. D’autant plus que tu as su te distinguer parmi elles toutes…
Salomé
Je ne sais plus du tout où donner de la tête en ce moment. C’est à en perdre la raison !
Mélantheus, même jeu.
Tu es notre Hélène de Troie, Salomé ! Et Eurymaque, ton futur Pâris. Il t’enlèvera bientôt sur sa nef, parole de chevrier !
Pia, intervenant à temps.
Salomé, les convives de Madame vont bientôt quitter la table !
Salomé, avec mépris.
Quels convives ? Ces gueux assis sous notre porche ? Qu’elle débarrasse les tables elle-même ! Je n’irai pas ramasser leurs miettes ! Qu’Argo les mange !
Cléo
J’irai à sa place.
Cléo quitte la scène.
Salomé, à Mélantheus.
Allons assister au sacrifice du Grand Prêtre !
Mélantheus, en regardant de biais Pia.
Oui, c’est une noble distraction qui sied mieux à une princesse.
Pia, essayant de les raisonner.
Sacrifier aux dieux est un hommage que nous leur rendons pour…
Salomé, la coupant.
Tais-toi, vieille folle !
Salomé entraîne Mélantheus hors de la scène en pouffant de rire. Sur ces entrefaites, apparait de nouveau Pénélope qui a soudain un léger malaise. Ses suivantes la rattrapent et la font asseoir. Pia se précipite pour la réconforter.
Acte I, scène 12
Pénélope, reprenant ses esprits.
Ne vous en faites pas pour moi, Pia... (En regardant ses suivantes.). Merci, Mesdemoiselles.
Pia
Vous devriez vous reposer, ma reine.
Pénélope
Nos vivres sont épuisés et la famine nous menace. Si je tarde encore à choisir un successeur au trône, les prétendants provoqueront une guerre civile et le sang de notre peuple coulera.
Pia
Offrir ces banquets en vous mettant au service des sujets les plus humbles de votre divin époux, vous a complétement transfigurée, Madame…
Pénélope
Je ne supportais plus de voir le chaos régner sous mon toit. Télémaque non plus...
Pia
Votre fils a vivement défendu votre honneur à l’Assemblée. Notre Père Laërte aurait été fier de lui.
Pénélope
Son indignation m’a fait penser à la colère d’Ulysse…
Pia
L’esprit de son père repose désormais sur lui…
Pénélope
Pourquoi évoques-tu le souvenir de mon mari comme si son esprit s’en était allé ? Crois-tu que je me berce d’illusions quant à son retour parmi nous ?
Pia
Loin de moi cette idée ! Je sais trop bien ce qu’il vous en coûte. Vous avez fait tout votre possible afin de reculer cette funeste échéance, en n’hésitant pas à faire don de votre propre personne. Vous êtes bientôt au bout de ce chemin. Choisir un des prétendants sera la libation de votre sacrifice. Le peuple vous le revaudra à jamais.
Pénélope
Envisager de me remarier alors que mon époux n’a pas encore rejoint le séjour des morts, serait un blasphème que je ne saurais proférer. Son bûcher funéraire n’a même pas été étendu et tous pourtant le pleurent comme un mort. S’il était vraiment parti, il serait venu me rendre visite en songe pour me consoler de sa perte. Or, des songes, je n’en ai pas. La mort de ses proches le hantait. Il était tourmenté par la peur de nous perdre. Accomplir des exploits héroïques tels que leur renommée aurait perduré dans le temps, était la seule et unique voie que les dieux mettaient à sa disposition. En égalant leur gloire, il n’aurait plus jamais été séparé de sa famille. C’est pourquoi il avait répondu à l’appel qu’avaient lancé Agamemnon et Ménélas. Son sacrifice sur le champ de bataille nous aurait alors tous comblés de bénédictions et il serait alors devenu notre gardien protecteur pour toujours.
Pia
Il veille quand même sur vous d’une manière ou d’une autre…
Pénélope
Qu’en est-il vraiment aujourd’hui ? S’il était mort, si son esprit était parmi nous, serions-nous à ce point plongés dans l’affliction ? Télémaque a grandi sans père. Mes beaux-parents sont morts de chagrin. Ma maison est assiégée. Mon honneur bafoué. Ma réputation ternie. Je suis devenue un objet de convoitises que les prétendants s’arrachent sans me porter la moindre considération. Leur seule préoccupation est de siéger sur le trône d’Ulysse et de s’accaparer de ses richesses ainsi que celles de notre peuple. Mon rang n’est que la légitimité sur laquelle se fondent leur ignominie.
Pia
Les dieux sauront bien vous inspirer pour choisir le successeur de votre époux…
Pénélope
Les dieux me semblent tellement loin. Pas un n’a daigné descendre de sa montagne. Aucun n’a répondu favorablement à mes prières. Je n’entends que l’écho de ma propre voix. Je tâtonne dans le noir. Pas une lumière sur mon chemin. Laërte s’est éteint et Télémaque...
Pia
Courage ma reine ! Nous ne vous abandonnerons jamais. Votre fardeau sera aussi le nôtre.
Pénélope
Vous êtes dignes des meilleurs guerriers qui ont livré bataille aux côtés de mon mari, Mesdames. Comme eux tous partis là-bas, vous participez aussi, depuis des années, à une guerre qui a lieu ici même au cœur de votre foyer. L’adversité à laquelle vous avez été toutes confrontées, a révélé la guerrière qui sommeillait en chacune de vous. Soyez fières.
Pia
C’est vous notre fierté, ma reine !
Pénélope, la regardant pleine de gratitude puis baissant les yeux.
Je plains néanmoins mon fils, lui qui devait reprendre le trône de son père. Par cette future union illégitime, je le conduis moi-même sur l’autel du sacrifice.
Pia, rassurante.
Agamemnon n’a pas hésité à sacrifier sa propre fille pour apaiser la colère des dieux. Alors que, vous, vous êtes prête à vous sacrifier vous-même pour sauver la vie de votre fils et celle de votre peuple. Même nos plus grands héros n’ont pas autant fait preuve d’abnégation que vous, Madame.
Pénélope
Quelle différence, Pia, puisque me voilà, comme Agamemnon, seule et abandonnée de tous ?
Cléo et Salomé entendent au loin leur conversation et les rejoignent sur scène.
Acte I, scène 13
Pia, encourageante.
Les mères de famille n’oublieront jamais ce que vous avez fait pour leurs enfants.
Pénélope, attendrie.
Je vous suis infiniment grée de toutes vos marques d’affection. Elles me vont droit au cœur.
Cléo et Salomé s’approchent de Pénélope en écartant vivement ses suivantes. L’une se tient à sa droite et l’autre à sa gauche.
Cléo, agressive.
Avez-vous pris une décision, Madame ?
Pia, essayant de la retenir.
Cléo…
Cléo, à Pia.
Le peuple a le droit de savoir !
Salomé
Elle a raison ! Vous n’avez plus le droit de nous faire attendre !
Pia
Salomé !
Cléo, avec fermeté.
Alors, qu’en est-il exactement ?
Salomé
Oui, lequel avez-vous choisi ?
Pia, se contenant à demi-mot, à toutes les deux.
S’il vous plaît…
Cléo
Qu’avez-vous décidé ?
Salomé
Dites-nous au moins son nom !
Pia, n’en revenant pas.
Cléo ! Salomé !
Cléo, se justifiant.
L’avenir de notre belle Ithaque est entre ses mains, Pia !
Salomé
Le mien aussi ! Choisissez Eurymaque ! Même si vous faîtes un peu pâle figure à ses côtés !
Pia, à Salomé.
Tais-toi !
Cléo, se défendant auprès de Pia.
La famine nous menace !
Salomé
Ce ne sera pas Antinoos pour sûr ! Il est trop laid !
Cléo, de plus en plus agressive.
Cessez de faire l’innocente !
Salomé, pouffant de rire.
Plutôt Amphinomos ! Il est mignon avec son petit air de chien abandonné ! Il a la tête d’Argo, en plus !
Pia, se contenant de moins en moins.
Je vous en prie…
Cléo, hurlant.
Madame ?!
Salomé, hilare.
Il y’en a tellement aussi !
Pia, suppliante.
Arrêtez !!!
Cléo, laissant libre cours à sa colère.
Madame, je vous parle !!!
Pia, avec autorité.
Je ne vous permets pas !!! Cléo, raccompagne Salomé en cuisine ! Antinoos et sa suite ne vont pas tarder !
Salomé, complétement délurée.
Ils nous ont promis de marquer le coup ce soir ! Je m’apprêterai tout spécialement pour cette occasion !
Elle se précipite vers la sortie.
Cléo, reprenant son calme.
Votre silence est éloquent, Madame, mais les prétendants ne l’entendront pas de cette oreille…
Elle quitte la scène.
Pia, ne sachant que dire.
Veuillez les excuser, ma reine, mais ces messieurs leur ont fait perdre la tête…
Acte I, scène 14
Pénélope garde le silence. On entend de nouveau les aboiements d’Argo ainsi que les plaintes de Médon. Celui-ci s’apprête à annoncer l’arrivée d’Antinoos et sa suite, qui chahutent comme des gamins dans une cour. Leurs différents excès les ont tous rendus ventrus et indolents. Antinoos, le meneur des prétendants, ressemble à un vilain garnement, vêtu d’une peau de sanglier et armé d’une massue grossièrement taillée sur le bois. Parmi eux, se trouve Eurymaque, un gringalet maniant un arc qu’il a lui-même bricolé. Ils reviennent tous deux de la chasse bredouilles. Le Grand Prêtre et Amphinomos sont aussi présents sur scène.
Médon, complètement saoul.
Voici Antinoos et les Princes d’Ithaque, ma reine !
Antinoos et Eurymaque prennent possession des lieux tout en ignorant Pénélope.
Antinoos
Nous n’avons rien à nous mettre sous la dent !
Eurymaque
Les porcs ont été égorgés ?!
Pia
Notre porcher est sur le point d’arriver. Veuillez nous excuser.
Eurymaque
Il doit être encore en train de s’enivrer dans une étable, celui-là !
Pénélope
Notre porcher n’a jamais manqué à sa parole. Il vous livrera ses meilleures bêtes comme à son habitude.
Antinoos, se prenant pour le maître de maison et frappant aussitôt des mains.
Que les servantes nous donnent le bain ! Cette expédition dans les bois m’a exténué !
Pénélope
Je vous laisse, Messeigneurs.
Antinoos, cherchant à la retenir.
Pourquoi cet empressement ?
Pénélope
Je ne peux rester, Seigneur Antinoos. Notre père Laërte s’en est allé. Vous vous ne rappelez donc pas ?
Eurymaque, hilare.
« Notre père Laërte s’en est allé ! », « Notre père Laërte s’en est allé ! ». Mais il ne reviendra plus, Madame !
Rires des prétendants.
Le Grand Prêtre, à part.
Pour sûr, celui-là est bien mort.
Antinoos, cherchant à provoquer Pénélope.
Soyez sans crainte. Votre fils assistera à votre prochaine union.
Pénélope
Je reconnais que lui et ses compagnons, ont fait preuve d’une certaine audace à l’Assemblée.
Antinoos, pestant.
Ce n’est qu’un enfant pourri gâté qui a voulu jouer aux héros !
S’ensuivent des plaintes accusant Télémaque.
Pénélope, le regardant de biais.
Redouteriez-vous un enfant, Seigneur Antinoos ?
Antinoos, se sentant visé.
Il a agi dans l’ombre comme son père.
Les aboiements du chien d’Ulysse dureront jusqu’à la fin de la scène.
Pia
Argo vous réclame, Madame.
Antinoos, perdant patience.
Foutez-nous la paix avec Argo ! Avez-vous pris votre décision ?!
Les prétendants commencent à s’agiter.
Eurymaque
Antinoos a raison ! Lequel avez-vous choisi ?!
Brouhaha parmi eux tous.
Antinoos, s’imposant.
Taisez-vous ! Le futur roi de notre belle Ithaque dépassera en effet la renommée de tous ces prédécesseurs. Souvenez-vous que « celui dont nous subissons le terrible joug même en son absence », n’avait jamais vraiment brillé aux jeux que nous organisions lors de nos différentes festivités.
Pénélope
Mon époux a pourtant répondu à l’appel à la guerre lancé par Agamemnon et Ménélas, au nom de vous tous ici présents…
Antinoos, poursuivant.
C’était un lâche qui redoutait la force de ses propres sujets. Il s’appuyait sur le prestige de ses aïeux mais les dieux se sont détournés de lui. C’était une folie de se rendre là-bas…Insensé !
Eurymaque
Misérable !
Antinoos
Maudit !
Les prétendants s’en prennent tous à Ulysse.
Amphinomos
Arrêtez !
Le Grand Prêtre
Voyons, Messieurs. Calmez-vous. La reine Pénélope est pleine de sagesse. Elle prendra sa décision dans l’intérêt de tous ses sujets. (S’adressant à Pénélope.). Rassurez-vous, Madame, l’un de ces jeunes seigneurs saura vous apporter tout le réconfort que vous réclamiez tant dans vos prières.
Amphinomos, croyant bien faire.
Cesse de défier les dieux, Pénélope, de peur qu’il ne t’arrive un autre malheur…
Antinoos, avec malice.
Comme la famine ou pire la peste, que l’on ne pourrait déjouer qu’au prix du sang, d’un sang noble comme celui d’Iphigénie, la fille d’Agamemnon…
Le Grand Prêtre
Offerte en sacrifice pour apaiser la colère des dieux, Madame…
Antinoos, ne boudant pas son plaisir.
Songez donc un peu à votre fils…
On entend soudainement un aboiement si déchirant que tout le monde tourne la tête du côté d’Argo.
Pénélope, alertée
Argo ! Que lui arrive-t-il ?
Pia revient sur scène, suivie de Cléo. Elle tient Argo, le chien d’Ulysse, mort dans ses bras. Le soleil, à son zénith, est en train de s’obscurcir. Derrière Pia, se tient un homme sur le seuil du palais, dont on ne peut distinguer les traits. Son ombre cependant plane sur toute la salle du trône.
Acte I, scène 15
Pia
Argo est mort, Votre Majesté !
Pénélope, le prenant dans ses bras.
Argo ! Mon pauvre Argo ! Décidément toi seul lui aura été fidèle jusqu’au bout…
Le Grand Prêtre, menaçant.
Ceci est un avertissement, Madame ! Les morts s’accumulent dans votre maison ! C’est un signe que nous ont envoyé les dieux !
Cléo, comme débarrassée.
Ce sac à puces refusait de se nourrir !
Eurymaque, rieur.
Errant dans la cité comme son maître !
Amphinomos
Je suis désolé, Pénélope…
Antinoos, s’excitant comme un gamin.
Les dieux viennent de nous confirmer la mort d’Ulysse par ce signe ! Elevons son bûcher funéraire !
Eurymaque
Le bûcher ! Le bûcher ! Le bûcher !
Le Grand Prêtre
Les dieux vous somment de choisir un nouvel époux ! Vous ne pouvez plus reculer, Madame !
Antinoos, ricanant.
Nous fêterons cela pour l’occasion ! Vive le nouveau roi d’Ithaque !
Eurymaque, guilleret.
Ulysse s’en est allé ! Ulysse s’en est allé !
Baisser de rideau.
Acte II, scène 1
Il fait nuit noire. Un orage sourd au loin. Les prétendants s’apprêtent à dîner. Des servantes d’Ulysse leur tiennent compagnie dont Salomé. Fardées et rougeaudes, elles ne sont ni belles ni gracieuses. Toutes, à l’exception de la jeune servante, arborent des physiques atypiques. Antinoos et Eurymaque occupent les places centrales. Le premier boude comme s’il avait été puni dans sa chambre tandis que le second joue aux dés avec ses compagnons. Amphinomos, à l’écart, est le seul adulte parmi les prétendants. Mélantheus est parmi eux en train de s’amuser.
Salomé, s’empressant autour d’Antinoos.
Qu’as-tu donc, mon Hercule d’Ithaque ?
Eurymaque, cherchant à le réconforter.
Ne prends pas cet air aussi maussade, Antinoos…Remplis de nouveau ton cratère, mon ami…Il nous reste encore un peu de vin…Enfin, ce qu’il en reste…
Salomé, s’adressant à Antinoos avec ironie.
Pleures-tu le chien de notre chère maîtresse ?
Tous rient à l’évocation d’Argo.
Antinoos
Taisez-vous ! Vous me cassez les oreilles !
Salomé, sur un ton plaintif.
On a faim, Seigneur Antinoos !
Eurymaque
Oui, c’est vrai. Toute cette vinasse nous a creusé l’appétit. Quand serons-nous servis, Mélantheus ?
Mélantheus, en pleine partie de dés.
D’un instant à l’autre, Prince Eurymaque. Cléo et Pia s’activent en cuisine, parole de chevrier ! En attendant, venez donc jouer avec nous.
Antinoos, repoussant Salomé.
Ah ! Ne me touche pas ! Vous ne comprenez donc rien, bande d’ivrognes ?! Cet étranger surgi de nulle part en compagnie du porcher ! Porteur des nouvelles d’Ulysse !
Eurymaque, le rassurant.
Ce n’est qu’un mendiant, Antinoos. Un parvenu. Un va-nu-pieds.
Antinoos, même jeu.
Alors pourquoi Pénélope l’a fait monter dans sa chambre ?
Eurymaque
C’est une folle qui s’acoquine avec tous les vagabonds d’Ithaque ! Tu la connais aussi bien que moi…
Amphinomos, en les regardant de biais.
Il a néanmoins retenu son attention, contrairement à d’autres…
Antinoos, prenant peur à cause de l’orage qui s’annonce.
Amphinomos a raison. Cet étranger pourrait détenir une information qui pourrait compromettre tous nos plans...
Eurymaque
Laquelle ?
Amphinomos
Ulysse pourrait être vivant…
Eurymaque
Quelle importance ? Etendons son bûcher funéraire et n’en parlons plus !
Amphinomos
Ce serait un sacrilège. Le peuple ne comprendrait pas.
Eurymaque
Que nous importe le peuple ? C’est nous qui fixons les règles !
Antinoos, dépité.
Les dieux pourraient très bien rééquilibrer la balance en sa faveur.
Eurymaque
Nous les amadouerons avec des sacrifices.
Salomé, excitée.
Oui, j’ai faim ! Offrons-leur des sacrifices !
Antinoos
Je doute fort que nos sacrifices y changeront quelque chose…
Salomé, se montrant rassurante.
Moi, j’ai toute confiance en toi, mon sanglier des bois. Si jamais il revenait, toi et tes hommes, vous le traqueriez comme Jason et la toison d’or ! (Sur le ton de la plaisanterie.). Il faudrait cependant que vous capturiez le petit Télémaque pour cela !
Tous éclatent de rire. Antinoos brise sa coupe contre le mur et bondit sauvagement sur Salomé.
Antinoos, s’énervant comme un gamin.
Qu’as-tu osé dire, sale traînée ?
Salomé, apeurée.
Pardon, Seigneur Antinoos ! C’est cette boisson vinaigrée qui m’a fait tourner la tête !
Eurymaque, essayant de le calmer.
Antinoos, s’il te plaît…La présence de cet étranger ne devrait pas te troubler autant…Pénélope lui a juste offert l’hospitalité à cause de l’orage…Voilà tout…
Surgit Arno, le vieux vagabond de la cité, inspirant le mépris et le dégoût.
Acte I, scène 2
Arno, avec malignité.
Vous ne croyez pas si bien dire, Messeigneurs…
Mélantheus
Tiens ! Voilà le glouton d’Ithaque ! L’avaleur de chèvres est de retour !
Rires de l’assistance.
Antinoos, se ressaisissant.
Que viens-tu faire, Arno ? Je ne suis pas d’humeur à te recevoir…à moins que tu n’aies des informations sur Télémaque.
Arno
Le jeune fils d’Ulysse n’est en aucun cas une menace, Seigneur Antinoos. Il reviendra bientôt pleurer dans les jupes de sa mère.
Mélantheus, avec dérision.
Le Seigneur Antinoos se saisira de lui et n’en fera qu’une bouchée ! Tu ne nous apprends rien de nouveau, l’ami !
Arno, cherchant à capter l’attention de son auditoire.
J’ai comme un mauvais pressentiment, Seigneur Antinoos…
Antinoos
Qu’entends-tu par-là ?
Mélantheus, railleur.
Après Argo, le chien d’Ulysse ! Voici Arno, le chien de Pénélope, reniflant et léchant tout sur son passage ! (Dansant et chantant à tue-tête.). Argo ! Arno ! Argo ! Arno !
Mélantheus enjoint tous les invités au banquet à répéter après lui. Seul Amphinomos garde le silence.
Eurymaque et Salomé, en chœur.
Argo ! Arno ! Argo ! Arno !
Antinoos s’amuse par la tournure que prennent les événements, en tapotant des mains.
Amphinomos, avec sérieux.
Parle, Argo. (Se reprenant aussitôt.). Pardon, Arno.
Arno
Il s’agit de l’étranger, Messeigneurs. Je l’ai surpris dans la porcherie avant sa venue au palais…
Mélantheus
Et alors ?! Tu vas nous demander une chèvre pour cela ?!
Arno
Mangeant et buvant avec le porcher…
Antinoos
Mangeant et buvant ensemble, dis-tu ?
Arno
Oui, Seigneur Antinoos.
Antinoos, avec envie.
Les porcs de Pénélope sont bien tendres et gras, en plus…Je parie même qu’il a été servi avant nous…
Mélantheus
Ne l’écoutez pas, Messeigneurs ! C’est un glouton dont l’estomac est un gouffre béant ! Il serait capable d’engloutir tous mes troupeaux rien qu’en ouvrant sa bouche ! (S’adressant à Arno.). Les repas distribués par Pénélope ne te suffisent donc pas ?!
Arno, faisant fi de sa remarque.
J’ai même surpris leur conversation, Seigneur Antinoos…
Antinoos
Qu’ont-ils dit exactement ?
Arno
Avant toute chose, j’aurais une simple requête à vous présenter...
Mélantheus
Je le savais bien. Il ment comme un arracheur de dent…
Arno
Par tous les dieux, je ne mens pas. Le porcher lui a offert l’hospitalité. Ils ont même cheminé comme deux bons amis jusqu’ici. Et le chien d’Ulysse a succombé à la vue de l’étranger, comme si une force était sortie de lui...
Mélantheus
C’est un lépreux ! N’importe qui serait mort en le voyant !
Rires de l’assistance.
Antinoos
Argo est parti comme son maître. C’est un signe que les dieux nous ont envoyé.
Eurymaque
Le Grand Prêtre nous l’a même confirmé !
Arno
Ce n’est pas du tout ce que j’ai entendu chez notre porcher…
Antinoos
Qu’as-tu entendu ?
Amphinomos, de plus en plus intrigué.
Dis-nous tout, Argo. (Se reprenant aussitôt.). Pardon, Arno.
Antinoos
Parle, vaurien !
Arno, se prosternant devant Antinoos.
Une simple requête, Seigneur Antinoos, ô notre Hercule des forêts…
Antinoos
Tu manges et bois déjà à ma table ! Que demander de plus ?
Eurymaque
Nous te refilons les restes à chaque fois…
Antinoos
Ainsi que nos mies de pain !
Arno
Oui, les manger est déjà un honneur pour moi, Messeigneurs. Surtout quand nos vivres sont sur le point de manquer. Mais j’aimerais néanmoins que Mélantheus me présente ses excuses.
Mélantheus, indigné.
Quelles excuses ?
Antinoos, amusé.
Ses excuses ?! C’est donc ça, l’objet de ta requête ?!
Arno
Oui, Seigneur Antinoos. Que Mélantheus me présente ses excuses. Il ne cesse de m’humilier en me comparant à Argo, le chien d’Ulysse. Les enfants de notre belle Ithaque en ont même fait une chanson.
Mélantheus, dansant et chantant à tue-tête.
Argo ! Arno ! Argo ! Arno ! Argo ! Arno ! Ar…
Mélantheus s’arrête progressivement voyant que plus personne ne l’accompagne.
Arno
Jugez par vous-même, Seigneur Antinoos. Mélantheus ne peut s’empêcher de déverser son fiel à chaque fois qu’il me voit.
Mélantheus, se justifiant auprès d’Antinoos.
Il profite de la loi sacrée de l’hospitalité en faisant du porte-à-porte pour manger et boire gratuitement chez les gens !
Arno, se défendant auprès d’Antinoos.
Mon indigence est pour lui un objet de railleries mais les dieux m’ont ainsi fait…
Mélantheus, même jeu.
Il n’a jamais voulu travailler aux champs ! Il profite toujours du dur labeur des autres ! Tu mangeais et buvais à la table d’Ulysse ! Lui-même te servait !
Antinoos, jurant.
Quel idiot, cet Ulysse !
Arno
Il m’invitait à chaque fois à sa table comme vous tous ici présents. Comment pouvait-on refuser de rompre et de partager le pain avec lui ? Je n’ai jamais participé de mon plein gré aux banquets qu’offre Pénélope aux gens de ma condition, si ce n’est pour vous rapporter fidèlement, chaque jour, le moindre de ses faits et gestes, Seigneur Antinoos. Je pressentais que les dieux l’avaient abandonnée avant même que la famine nous menace. Notre reine nous a en effet tous porté préjudice en négligeant le culte de nos pères. C’est pourquoi j’ai préféré de loin me rassasier des miettes tombant de vos tables, Messeigneurs…
Mélantheus
Quel préjudice ? Tu ne possèdes aucun bien !
Arno
Voyez dans quelle situation délicate je me retrouve une fois de plus à cause de Mélantheus, Seigneur Antinoos. Il ne cesse de me chercher querelle alors que je viens en paix. De plus, je suis porteur d’une nouvelle qui pourrait grandement vous intéresser, vous et votre suite.
Antinoos
Quelle est cette nouvelle qu’on en finisse ?!
Amphinomos
Oui, Argo, dis-nous tout. (Se reprenant aussitôt.). Pardon, Arno.
Mélantheus
C’est un avaleur de chèvres ! Un bon à rien ! Sa langue est pire que sa bouche !
Arno
Ulysse a tout donné à Mélantheus. Son travail. Sa maison.
Amphinomos, avec une certaine ironie.
Comme à nous tous ici, d’ailleurs.
Arno
Les dieux ont eu la bonté de m’assigner une place aux pieds de Messeigneurs. Et je sais bien me contenter des mies de pain sur lesquelles vous vous essuyez les mains. Argo, le chien d’Ulysse, ne daignait même pas les goûter. Quant à Mélantheus, il a pris ses aises depuis le départ de son maître. Il se comporte comme s’il était l’un des vôtres, comme s’il était prince d’Ithaque et comme si ce palais était le sien. Il semble oublier que les troupeaux dont il a la charge, appartiennent exclusivement à Pénélope. En revanche, son odeur est bien à lui…
Mélantheus, voulant se jeter sur lui.
Sale chien !!!
Arno, gardant son calme.
Voyez, Seigneur Antinoos.
Mélantheus
Flagorneur !!!
Arno, se prosternant à nouveau devant Antinoos.
Comment parler dans de telles conditions, ô Hercule au grand coeur ?
Antinoos, regardant méchamment Mélantheus.
Tes excuses.
Mélantheus, interloqué.
Seigneur Antinoos ?
Antinoos
Excuse-toi, Mélantheus.
Mélantheus, intimidé par le regard d’Antinoos.
Vous n’êtes pas sérieux ?! Seigneur Antinoos ?! Ô mon doux Prince ?! (Cherchant ses mots et regardant de droite-à-gauche.). Ô Ulysse…aux mille pensées…aux pensées tortueuses ?!
Mélantheus ne se rend pas compte d’avoir offensé Antinoos en le comparant à Ulysse. Eurymaque et Salomé, se retenant de rire, attendent une réaction de leur part. S’ensuit un grand moment de gêne au cours duquel Arno prend plaisir à son humiliation.
Antinoos, posant une main sur sa massue.
Maintenant.
Mélantheus, timidement, à demi-voix.
Je m’excuse.
Arno
Je n’ai rien entendu, Seigneur Antinoos.
Antinoos, tel un gamin, continue de fixer méchamment Mélantheus.
Mélantheus, se prosternant devant Arno sans aucune dignité.
Je te demande pardon, Arno, de t’avoir offensé ! Cela ne se reproduira plus ! Parole de chevrier !
Amphinomos, ironique, à part.
Pour ce qu’elle vaut ta parole, Mélantheus…
Arno, visiblement très satisfait, rit sous cape. Eurymaque et Salomé, voyant Mélantheus humilié de la sorte, se moquent ouvertement de lui.
Antinoos
Parle, Arno ! Ton Seigneur écoute…
Arno, grave et solennel.
Ulysse serait sur le chemin du retour, Seigneur Antinoos.
Antinoos, emporté.
Je le savais !
Eurymaque
Les dieux l’ont châtié ! Comment pourraient-ils revenir sur leur décision ?!
Salomé
Avec les dieux, nous ne savons jamais sur quel pied danser ! Il a dû les amadouer par des sacrifices en leur offrant des taureaux, des chèvres et des porcs par milliers !
Amphinomos
Laissez Argo s’exprimer. (Se reprenant aussitôt.). Pardon. Arno.
Ce dernier laisse paraître son mécontentement.
Antinoos, perdant un peu de sa superbe.
Oui, écoutons-le…
Arno
D’après l’étranger, Ulysse aurait été retenu prisonnier quelque part.
Antinoos
Chez qui ?
Arno
Une femme.
Un tonnerre s’entend au loin.
Salomé, étonnée.
Une femme ?
Antinoos, raillant.
Quel homme serait assez stupide pour se laisser piéger par une femme ?
Arno
Pas n’importe quelle femme.
Antinoos
Laquelle ?
Arno
Une sorcière plus exactement… (Eurymaque et Salomé réagissent vivement à cette nouvelle.) Transformant les hommes en porcs ! (Tous deux restent bouche bée puis tournent en dérision les propos d’Arno en imitant le grognement des porcs.).
Antinoos
Si l’un de vous se transformait en porc, je le boufferais tout cru tellement j’ai faim...
Amphinomos
J’en avais déjà entendu parler. Cette femme transformerait en porcs ses hôtes de passage. Elle aurait même défié les dieux en cherchant un moyen de contourner la mort…
Eurymaque et Salomé reprennent peu à peu leur calme.
Arno
Elle aurait en effet trouvé le secret de l’immortalité.
Antinoos, n’en croyant pas ses oreilles.
Le secret de l’immortalité ?
Arno
Cela même, Seigneur Antinoos.
Antinoos, n’en revenant pas et resserrant sa pelisse.
Devenir immortel…Comme Hercule, mon héros…
Arno
Cette sorcière lui aurait promis l’immortalité à la seule et unique condition de vivre avec elle pour toujours. Il aurait cependant décliné son offre...
Antinoos
Il n’en aurait même pas été digne ! Mais pourquoi donc aurait-il décliné son offre ?
Amphinomos
A cause de Pénélope.
Arno
Seigneur Amphinomos dit vrai.
Antinoos, complètement pantois.
A cause de Pénélope ? Je ne comprends pas…
Amphinomos
Tout Hercule que tu prétends être, Antinoos, tu as au moins le mérite d’être sincère dans ton ignorance...
Salomé
Pénélope est une sorcière, elle aussi ! Elle serait capable de jeter un sort sur l’étranger du dessus pour qu’il nous massacre comme des porcs !
Antinoos
Ulysse serait donc reparti ?
Arno
Oui, Seigneur Antinoos. Il serait en chemin vers notre belle Ithaque.
Antinoos, faignant la bravoure.
Qu’il vienne ! Nous lui ferons la peau !
Eurymaque
Nous traînerons son cadavre autour de la cité !
Antinoos, poursuivant sur le même ton.
Il sera jeté aux chiens !
Mélantheus, se rattrapant.
Dommage qu’Argo soit décédé, il aurait fini par manger le cadavre de son maître puisqu’il l’aimait tant !
Rires de l’assistance.
Antinoos, cabotinant.
La visite inopportune de ce lépreux ne nous empêchera nullement de célébrer notre dernière soirée au palais. Que Pénélope partage donc sa couche avec lui si cela lui chante ! (Rires de l’assistance.). Dorénavant, ce trône m’appartiendra !
Eurymaque, plaintif.
A moi aussi, Antinoos…Ce n’est pas juste !
Antinoos, revendicatif.
Mes présents étaient bien meilleurs que les tiens !
Eurymaque, même jeu.
Les miens étaient beaucoup plus nombreux ! La preuve, je me suis même ruiné pour elle !
Antinoos, exaspéré.
Abruti !!! Nous nous sommes tous ruinés pour elle !!!
Antinoos et Eurymaque se chamaillent aussitôt comme dans une cour de récréation.
Acte II, scène 3
Le Grand Prêtre les interrompt.
Le Grand Prêtre
Silence ! Vous ne voyez pas que la reine se joue de vous. Qu’elle vous manipule…Sous ses airs de grande sainte, elle vous a séduits et vous vous êtes laissés égarer, Messieurs. Elle ne vous a rien promis du tout ! Ulysse occupe toujours ses pensées et siège encore sur le trône de son cœur. Elle sème la discorde entre vous dans l’espoir que vous vous entretuiez tous. Elle a perdu tous ses soutiens à l’Assemblée depuis la mort de Laërte. Seul le bas peuple qu’elle a corrompu, ose encore la soutenir. Tous les malfaisants d’Ithaque ! Tous ceux que les dieux ont maudits bien avant leur naissance ! Des mères sans maris et des enfants sans pères ! Elle est désespérée. Il ne lui reste plus que son fils. Lui et ses compagnons ont effectivement fui dans les bois mais que sont-ils face aux vaillants guerriers que vous êtes ? Des gamins jouant aux héros !
Antinoos, fanfaronnant.
Moi, le Hercule d’Ithaque, je traquerai sans relâche ce morveux jusqu’à la mort ! Quitte à l’offrir en sacrifice, s’il plaît aux dieux !
Eurymaque
Nous les décimerons tous jusqu’au dernier !
Tous scandent des hourras !
Amphinomos, s’adressant au Grand Prêtre, à part.
Que faites-vous, Monseigneur ?
Le Grand Prêtre, quittant la scène avec Amphinomos, à part.
Faites-moi confiance, Prince Amphinomos. Laissons-les se débarrasser de Télémaque. Lui seul pourrait contrecarrer nos plans.
Mélantheus, comme s’il annonçait une nouvelle d’une importance capitale.
Seigneur Antinoos ! Seigneur Antinoos ! Le banquet sera bientôt dressé…
Eurymaque et Salomé, en chœur.
Le banquet ! Le banquet ! Le banquet !
Antinoos
Où est donc Médon ?! Qu’il nous annonce le menu bon sang ! Médon ???
Mélantheus
Médon est avec les muses, Seigneur Antinoos !
Rires de l’assistance, voyant Médon affalé sur le sol complétement saoul.
Antinoos, à part.
Quelle lourde charge d’être un héros de nos jours ! (S’apercevant soudainement qu’il ne porte plus sa pelisse, Antinoos commence à céder à la panique.). Où est ma peau de sanglier ? Où est-elle ??? Sans elle, je suis perdue !!!
Arno, le rassurant.
Elle est là, Seigneur Antinoos !
Mélantheus, cherchant lui aussi à le rassurer.
Laissez-moi donc vous la remettre !
Arno, toujours aussi obséquieux.
Souvenez-vous, Seigneur Antinoos. Vous aviez abattu ce sanglier des bois tel Hercule tuant le lion de ses propres mains…
Mélantheus, redoublant d’effort.
Oui, c’était un grand jour dans notre belle Ithaque…
Les deux remettent la pelisse d’Antinoos à l’endroit en se la disputant. Ce dernier les chasse par un geste de mépris.
Antinoos, les yeux levés au ciel, à part.
Ô Hercule ! Donne-moi la force ! (S’adressant à tous.). Avant de passer à table, j’aimerais réparer l’injustice dont nous avons tous été victimes, moi le premier.
Salomé, gémissant.
On meurt de faim, mon chéri, ce ne serait pas mieux après ?
Antinoos
Tais-toi ! Laisse-moi accomplir ce qui est juste.
Voix de l’extérieur, désespérée à la limite du pathos.
Salomé !!!
Antinoos, plein de suffisance.
Une certaine personne que je ne nommerai pas, nous reproche d’être restés sagement assis à la maison…
Eurymaque et Salomé se mettent à huer Pénélope.
Voix de l’extérieur
Salomé !!! C’est moi !!!
Visiblement dérangée par les cris venant du dehors, l’assistance a des difficultés à écouter le discours d’Antinoos qui, lui, ne s’aperçoit de rien.
Antinoos
Eh bien, cette personne s’est profondément méprise à notre sujet…
Voix de l’extérieur
Salomé !!! Reviens, s’il te plaît !!!
Antinoos
Pour quelle raison serions-nous partis à l’aventure ?!
Voix de l’extérieur
Salomé !!! Je t’aime !!!
Antinoos, toujours sur le même ton.
Aux côtés de son « tyran de mari », qui plus est…
Voix de l’extérieur
Salomé !!! Je ne peux plus vivre sans toi !!!
Antinoos, faisant de grands gestes.
Dont nous subissons le terrible joug même en son absence !
Voix de l’extérieur
Je meurs d’amour pour toi, Salomé !!!
Antinoos, dérangé cette fois-ci.
Bordel !!! Qui ose m’interrompre en plein discours ??? Qui est-ce ??? (S’adressant à Salomé.).
Salomé, feignant l’ignorance.
Je n’en sais rien du tout.
Cléo empêche un jeune homme d’entrer sur scène.
Acte II, scène 4
Cléo
Va-t-en ! Tu n’es pas le bienvenu ici ! Il fallait venir plus tôt pour manger gratuitement !
Le jeune homme, suppliant.
Je vous en prie, Cléo !!! Laissez-moi la revoir !!!
Cléo
Ôte tes sales pattes de là !
Le jeune homme
Je la vois ! Salomé ! C’est moi ! (S’adressant à Cléo.). Laissez-moi lui parler !
Antinoos, menaçant.
Tu connais ce garçon, Salomé ?!
Salomé, très gênée, ne sait quoi lui répondre…
Le jeune homme, se justifiant auprès d’Antinoos.
Je suis son fiancé.
Salomé, excédée.
Que me veux-tu à la fin ?!
Le jeune homme
Je t’en prie, Salomé…Reviens !
Antinoos
Qui es-tu ?
Le fiancé de Salomé, suffocant.
Seigneur Antinoos, je suis le fils du viticulteur. Le vin que vous êtes en train de boire, vient des vignobles de mon père. Salomé est également ma fiancée. La reine Pénélope avait béni notre future union.
Salomé, agacée.
Qu’elle arrange d’abord sa future union à elle…
Rires de l’assistance.
Antinoos
La filoute ne nous a servi que de la piquette depuis le début…C’est de ta faute si nous avons tous mal à la tête !
Surviennent des plaintes de toutes parts.
Eurymaque, se saisissant de Salomé comme d’un objet.
Salomé est à moi, jeune homme ! Je l’emmènerai sur ma nef une fois que toute l’affaire de Pénélope sera résolue…
Le fiancé de Salomé
Elle n’appartient à personne ! Vous l’avez tous ensorcelée en lui promettant monts et merveilles !
Salomé, furieuse.
Le prince Eurymaque a raison ! Je ne suis plus ta fiancée ! Je ne l’ai jamais été d’ailleurs ! Tu t’imaginais que je travaillerais à tes côtés dans ton foutu vignoble ?! Insensé ! Regarde un peu où je suis ! Et avec qui je suis ! Toute la noblesse d’Ithaque est à mes pieds ! Ils m’invitent à leurs banquets tous les soirs ! Et j’occuperai bientôt la place d’honneur dans le harem d’Eurymaque ! Plus d’ordre à recevoir de cette satanée Pénélope ! Ni de qui que ce soit d’ailleurs ! J’obtiendrai enfin tout ce que je veux ! Je suis belle et désirable, vois-tu ! Les dieux m’ont ainsi faite ! A moi, les habits d’apparat ! A moi, les bijoux richement ornés ! A moi, les mets les plus délicats ! A moi, les vins les plus décantés ! Pas comme le tien trop acidulé qui a un goût de vinaigre !
Salomé lui jette la coupe au visage. Tous lui rient au nez. La jeune femme, cependant, semble très affectée par son geste.
Le fiancé de Salomé
Salomé !!! Je t’en prie !!! Ecoute-moi !!!
Mélantheus
Plus personne ne t’écoutera désormais ! Pas même les dieux !
Arno
Retourne travailler au vignoble de ton père !
Mélantheus
Même les sangliers sauvages n’osent pas saccager tes vignes tellement elles sont pourries !
Eurymaque
Et ramène-nous du bon vin tant qu’à faire !
Antinoos, hautain et méprisant.
Le travail sous le poids de la chaleur a bruni son visage. Vous avez vu la crasse sur ses mains ?!
Le fiancé de Salomé est finalement jeté dehors par Cléo suivie de l’assistance.
Acte II, scène 6
Eurymaque
Je t’en prie, Antinoos, achève ton discours pour que nous puissions enfin passer à table !
Antinoos, véhément.
« A table » ! « A table » ! Vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Je m’efforce d’élever vos esprits emprisonnés dans vos misérables corps et vous ne cessez de faire preuve d’ingratitude envers moi ! Que les servantes nous redonnent à boire !
Cléo réapparaît sur scène et s’empresse de les servir à nouveau.
Acte II, scène 7
Cléo, s’excusant.
Il ne nous reste plus grand-chose, Seigneur Antinoos…
Antinoos
Votre hospitalité n’est plus du tout ce qu’elle était ! Les mendiants de votre maîtresse sont mieux servis que nous. Il suffit de voir comment elle a reçu et accueilli ce lépreux ! Honte à cette maison !
Cléo
Veuillez nous excuser pour tous ces désagréments, Seigneur Antinoos, mais nous avons pratiquement épuisé toutes nos vivres.
Antinoos
Va, et ne reviens plus les mains vides sinon gare à toi !
Mélantheus
Cléo est aussi docile que le chien de notre maître, Seigneur Antinoos !
Mélantheus se met soudainement à aboyer. Tous les autres lui emboîtent le pas et finissent par s’esclaffer, à l'exception de Salomé qui s'éloigne peu à peu. Cléo, humiliée, quitte précipitamment la scène.
Arno, très satisfait.
Que c’est amusant !
Mélantheus, échangeant un regard complice.
Ah tu vois, Arno ! Tu me comprends mieux maintenant…
Eurymaque, avec enthousiasme.
J’ai une idée ! Organisons des jeux, en attendant !
Mélantheus
Un lancer de javelots !
Arno
Une course de chars !
Eurymaque
Et pourquoi pas un combat à mains nues ?
Mélantheus et Arno, ensemble.
Ah non ! On a déjà donné !
Rires de l’assistance.
Antinoos, reprenant la situation en main.
Vous vous ennuyez ?! Eh bien, je vais vous relater la Guerre de Troie !
Eurymaque, l’interrompant.
Oui ! Jouons à la Guerre de Troie !
Eurymaque dégaine son arc en feignant de tirer sur Mélantheus et Arno qui s’empressent de tomber sous ses flèches.
Antinoos
Taisez-vous ! Vous êtes pire que des gamins, ma parole ! Le récit que je m’apprête à vous relater, n’a jamais été entendu par qui que ce soit ! Ce sont les muses qui me l’ont confié lors d’un songe ! (Tous finissent par s’assoir sagement autour d’Antinoos). Tout a commencé par la fameuse « pomme de la discorde ». Les déesses se la disputaient afin de savoir qui elle était la plus belle de la Montagne. Pour les départager au plus vite, elles recoururent à un jeune berger du nom de Pâris qui était incapable de faire la différence entre un agneau et un bouc. L’une d’entre elles, plus maligne que les autres, lui jura solennellement de lui donner « la plus belle femme du monde ». Tu parles ! Elle était déjà prise !
Salomé, revenant discrètement vers eux à l’évocation d’Hélène.
Je la reconnaitrais entre mille ! C’est Hélène de Troie !
Eurymaque
Pâris était reparti avec elle sur sa nef !
Antinoos
Que ce soit lui ou un autre, elle s’en fichait éperdument ! Elle aurait pu s’enfuir avec n’importe qui. Un domestique aurait très bien pu faire l’affaire…
Mélantheus, avec envie.
J’aurais tellement aimé être à son service. Pourquoi les dieux m’ont confié à cette satanée Pénélope ?
Arno
Parce que tu n’es qu’un vaurien, Mélantheus.
Antinoos
Son mari, Ménélas, ayant découvert la supercherie, s’affola. Il appela à la rescousse son frère, Agamemnon, qui en eut la chair de poule. Ce qu’avait osé faire cette sale traînée, pourrait très bien arriver à tous les maris des environs et cela aurait été la bérézina !
Arno
C’est tellement criant de vérité ! Moi-même, je n’aurais pas fait mieux. Vous êtes inspiré par les muses, Seigneur Antinoos.
Mélantheus
Un vrai tragédien, parole de chevrier !
Antinoos
Les deux frères décidèrent alors de l’arracher de la couche de ce branquignol ! Il leur fallait cependant compter sur le meilleur des guerriers, le plus virile d’entre tous, Achille ! (Tous se mettent à le huer bruyamment.). Ce dernier refusa de sortir de son campement tel un gamin ! Parce que personne n'avait cédé à ses caprice ! Heureusement que son doux Patrocle était là pour le consoler ! (Rires de l’assistance.). Mais les dieux brisèrent l’orgueil démesuré de ce petit prétentieux ! Ridiculisé par une flèche au talon pour l’éternité ! Honte à ces mendiants qui, pour quelques bouchées de pain, chantent les louanges de tous ces bouffons partis en quête de gloire (Arno, se sentant visé, se met légèrement en retrait) ! A l’exemple de votre « tyran de mari », Ulysse, l’idiot du village ! (S’adressant directement à Pénélope.).
Arno
Vous êtes de plus en plus inspiré, Seigneur Antinoos !
Mélantheus
Ce grand dadais glanant aux champs aux côtés de ses ouvriers ! Je lui en aurais collé une !
Eurymaque
Moi, je l’aurais abattu comme Achille avec mon arc !
Antinoos, à Salomé.
Captivant, n’est-ce pas ?
Salomé
J’aurais aimé être aussi belle qu’Hélène, Seigneur Antinoos.
Antinoos
Cela n’appartient qu’à toi, Salomé…
Salomé
Je ne sais plus trop quoi en penser…
Antinoos, sortant une petite pomme de sa poche.
Regarde…
Tous, à l’exception de Salomé.
La « pomme de la discorde » …
Antinoos
Je te la donnerai à la seule et unique condition que tu danses pour moi…
Salomé, éteinte, se met à esquisser quelques pas de danse…
Antinoos, en désignant le trône d’Ulysse.
Là-dessus…
Salomé, revenant à elle-même.
Sur le trône ?
On perçoit peu à peu des éclairs se rapprocher…
Antinoos
Allez ! Tous avec moi ! Salomé sur le trône ! Salomé sur le trône ! Salomé sur le trône !
Eurymaque, puis repris par toute l’assistance.
Salomé sur le trône ! Salomé sur le trône ! Salomé sur le trône !
Salomé, très embarrassée.
Seigneur Antinoos…
Arno, se croyant malin.
Honore la mémoire de ton « père », Salomé !
Antinoos
Bien parlé, le gueux ! Tu viens de nous faire oublier à quel point tu empestais…Tu auras droit à un bain pour la peine !
Arno, en désignant Mélantheus.
C’est l’autre qui sent mauvais, Seigneur Antinoos ! Pas moi !
Antinoos, railleur.
Vous empestez tous deux la misère à plein nez ! Allez, Salomé ! Ne nous fais pas attendre comme ta maîtresse !
Salomé
Ce trône, c’est comme s’il avait été là sans être là…Ce serait insulter sa mémoire…
Antinoos
Et « la pomme de la discorde » ?! Tu ne veux plus être la plus belle ?!
Salomé
Donnez-la à qui vous vous voudrez, Seigneur Antinoos. Mais ne me demandez pas de danser sur ce trône, s’il vous plaît. Ce serait offenser les dieux…
Antinoos, piqué au vif.
Et nous alors ?!
Les autres commencent à s'indigner.
Eurymaque
Quelle mouche t’a piquée ?
Salomé
La présence de cet étranger au-dessus de nos têtes me perturbe depuis le début de la soirée…Peut-être que Pénélope est en train de s’entretenir avec un dieu en ce moment-même…
Antinoos
La vinasse t’est effectivement montée à la tête ! A moins que tu ne repenses encore à ton fiancé…
Eurymaque, jaloux.
Rends-moi le bijou que je t’ai donné ! Dorénavant tu ne seras plus ma favorite !
Antinoos
Laissons Salomé à son « petit papa chéri » ! (Tous font semblant de pleurer à chaudes larmes en répétant les dernières paroles d’Antinoos. Salomé, blessée, part de la scène en courant.). Va pleurnicher ailleurs ! Et revenons à nos « illustres idiots » qui, impuissants devant Troie, se résignèrent à retourner chez eux la queue entre les jambes. C’était sans compter sur l’ingéniosité de notre benêt au grand cœur mais à la tête vide, Ulysse, votre « tyran de mari » (S’adressant à Pénélope sous les huées du « public ».) ! Fidèle à sa réputation, ce sale tricheur imagina une créature monstrueuse dans laquelle lui et ses compagnons se cachèrent à l’insu de tous. Ils laissèrent donc cet odieux hommage aux portes de la cité imprenable que les Troyens s’empressèrent aussitôt de ramener chez eux. Et, à peine sortis de la bête immonde, ces barbares se vengèrent tous de l’humiliation suprême qu’avait subie Ménélas, le cocu !
Pia les interrompt.
Acte II, scène 8
Pia
Messeigneurs, le banquet est sur le point d’être dressé. Toutefois, de jeunes esclaves aimeraient vous rendre hommage à cette occasion, en vous apportant un présent digne de vos louanges.
Mélantheus
Quel oiseau de mauvais augure, celle-là !
On entend cette fois-ci la foudre s’abattre violemment sur le palais. De jeunes hommes tirent un assemblage hétéroclite de taille modeste. L’on distingue peu à peu un cheval qui est placé au milieu de la scène devant le trône d’Ulysse. Tous délaissent Antinoos et, pris d’excitation, se mettent à hennir bruyamment et à galoper à travers toute la pièce.
Eurymaque, ne cachant pas sa déception à la vue du cheval.
Comment les Troyens ont pu se laisser berner par quelque chose d’aussi nul ?!
Tous finissent par se plaindre et par huer les esclaves sous le nez d’Antinoos qui, lui aussi, très enragé, jette la « pomme de la discorde » sur le cheval.
Antinoos, interpellant vivement les jeunes esclaves.
C’est outrageant !!! Je vais le détruire avec ma massue !!!
Eurymaque, enjoignant toute l’assistance.
Antinoos a raison !!! Détruisons ce maudit cheval !!!
Surgit alors un jeune homme du cheval en bois, armé d’un arc. C’est Télémaque, le fils d’Ulysse et de Pénélope. Les autres jeunes, ayant tiré le cheval, dégainent leurs épées. Télémaque tire sur Antinoos mais le rate de peu. Il bondit alors sur lui et le prend en otage. Ses compagnons sont vite maîtrisés par les prétendants. Les servantes ont toutes fui. Amphinomos revient sur scène.
Acte II, scène 9
Télémaque
Scélérats ! Antinoos est entre mes mains ! Lâchez tous vos armes ! Les porcs de notre belle Ithaque sont beaucoup plus nobles que vous tous réunis ! Eux au moins n’ont jamais trahi la mémoire de mon père !
Antinoos, terrorisé.
Mon petit Télémaque…Tu as fini par retrouver le chemin du palais…Nous te croyions perdu à tout jamais…Dévoré par les bêtes sauvages…Ta mère était morte d’inquiétude…
Télémaque
Vous vous êtes amusés à la prendre en chasse ! Et vous vous êtes réjouis de la mort de mon grand-père, en mangeant et buvant nos vivres ! Au sein même de notre foyer !
Amphinomos, tentant de raisonner Télémaque.
Télémaque…Je t’en prie…Calme-toi…Ta mère est dans sa chambre…Ces gens-là pourraient s’en prendre à elle s’il t’arrivait quoi que soit…
Antinoos
Oui, Télémaque…Ecoute Amphinomos…Il est la voix de la raison…Ton père ne manquait pas de le consulter avant chacune de ses décisions…La preuve…Il n’est plus jamais revenu chez lui…
Télémaque, resserrant Antinoos.
Ne parle plus de mon père !
Antinoos, apeuré.
Pénélope ! Ma reine ! Votre fils est de retour parmi nous ! Mangeons et festoyons !
Télémaque
Laisse ma mère en dehors ! Tu l’as déjà assez humiliée !
Amphinomos
Evitons un bain de sang, Télémaque !
Antinoos
Ta mère devra choisir l’un de nous pour succéder à ton père ! Que ce soit moi ou le lépreux du dessus !
Télémaque
Aucun de vous ne succèdera à mon père !
Amphinomos
Télémaque, pense un peu à tes compagnons ! Ton père ne les a jamais abandonnés !
S’ensuit un tumulte parmi les jeunes rebelles essayant de dissuader leur chef. Antinoos en profite pour retourner l’arc contre Télémaque. Le jeune homme est pris au dépourvu. Les autres prétendants se jettent sur lui.
Antinoos
Offrons ce morveux en sacrifice !!! Sur ce maudit cheval !!! « Le chef-d’œuvre » de son père !!!
Amphinomos
Cessez donc cette folie !!!
Antinoos, assénant avec sa massue un violent coup sur la tête d’Amphinomos.
Tu nous as assez prêché la bonne parole, Amphinomos !!!
Eurymaque
Bien fait !
Antinoos, vociforant.
Je prendrai la place du Grand Prêtre !!! C’est moi qui l’offrirai personnellement en sacrifice !!! Allez donc chercher Pénélope !!! Traînez-la par les cheveux !!! Sa nuit d’amour avec le lépreux prend fin !!! Qu’elle assiste maintenant au sacrifice de son fils !!! (S’adressant à toute l’assistance.). Vous ne cessiez de me réclamer à manger, vous autres ???!!! Voici que je vais le saigner et l’égorger comme un porc !!! Ainsi, vous serez tous rassasiés pour l’éternité !!!
Les prétendants sont tous surexcités par l’annonce d’Antinoos. Mais une voix se fait soudainement entendre. Les lumières s’éteignent et se rallument comme des éclairs. Les prétendants prennent aussitôt peur en criant.
La voix
Injustice ! Corruption ! Violence ! Qu’est-il arrivé à ma belle Ithaque ? Mes familiers, s’engraissant comme des bêtes, ont épuisé mes vivres et celles de mon peuple. Et ils persistent impunément dans cette voie. Pourquoi un tel silence de votre part, ô dieux ? Pourquoi les laisser m’outrager de la sorte, moi qui vous ai été dévoué depuis toujours ? Ils ont chanté et dansé lors des funérailles de mon père ! Ils ont harcelé mon épouse jusqu’à violer son intimité ! Ils osent maintenant s’en prendre à mon fils, mon unique, en vous l’offrant en sacrifice ! Et mon chien agonisant sur le seuil de ma porte ! Mon tourment ne cessera donc jamais ? Après toutes ces années d’errance, pris pour un étranger par mes propres sujets, ils ont daigné me traiter comme un vagabond, un paria, un pestiféré, moi qui ai veillé sur eux tous comme un père ! Pourquoi m’infliger une telle peine ? Mon cœur est déchiré ! Les voir se comporter avec moi comme si j’avais été frappé par la lèpre ! Qu’il en soit ainsi ! Je les ai tous laissé exciter ma colère afin que ma vengeance éclate au grand jour ! Pas un ne sera épargné ! Je n’accorderai mon pardon à personne ! Mourrez ! Mourrez tous jusqu’au dernier !
Les lumières s’éteignent et se rallument sans arrêt. On entend le tonnerre qui gronde et la foudre frapper. Une fumée apparaît subitement. Les prétendants s’écroulent les uns après les autres comme s’ils étaient victimes d’un tremblement de terre, en hurlant terrorisés comme des gamins.
Arno
Pardon, Maître !!!
Mélantheus
Par pitié !!!
Eurymaque
C’est la faute d’Antinoos !!! C’est lui qui a commencé !!!
Antinoos, brandissant sa massue cassée.
Moi, le Hercule d’Ithaque, je te maudis, Ulysse !!! Toi et ta famille !!! Je maudis ton infirme de père, ton bâtard de fils et ta putain d’épouse !!!
Baisser de rideaux.
Acte III, scène 1
Les rideaux s’ouvrent sur la salle du trône aux aurores. Pénélope et deux jeunes filles sont assises en train de coudre un voile. Des années ont passé.
Première Suivante
Aïe ! Je viens de me piquer…
Seconde Suivante, sur un ton de reproche.
Tâche d’être un peu plus concentrée.
Première Suivante
Pas la peine d’en rajouter !
Pénélope
Allons. Ce n’est rien.
Les Suivantes, ensemble.
Pardon, maîtresse.
Pénélope
La souffrance est une grossière étoffe que nous revêtons tous à notre naissance, mesdemoiselles. Chacun est libre d’en faire quelque chose de digne, de noble et de beau.
Première Suivante
Un peu comme avec ce voile ?
Pénélope
Oui, un peu comme avec ce voile.
Seconde Suivante
Nous sommes désolées que notre père Ulysse s’en soit allé.
Pénélope
Je le suis aussi.
Première Suivante
Vous n’en avez pourtant pas l’air, maîtresse !
Seconde Suivante
Tais-toi !
Pénélope, bienveillante à leur égard.
Je suis pleine de gratitude.
Seconde Suivante
Notre père Ulysse n’était pas heureux avec nous ?
Pénélope
Il était révolté par les injustices commises par les hommes, et ne comprenait pas pourquoi les dieux auxquels il croyait, n’intervenaient pas…
Seconde Suivante, jetant un coup d’œil sur le voile.
C’était la raison pour laquelle il était parti dernièrement ?
Pénélope
Oui, il voulait les rencontrer.
Première Suivante
Jusqu’où était-il allé ?
Pénélope
Jusqu’au bout du monde mais pas un dieu n’était venu à sa rencontre. En revanche, des gens l’avaient reçu et accueilli alors qu’il leur était complétement étranger. Notre père Ulysse avait été agréablement surpris par leur hospitalité, se liant d’amitié avec chacun d’eux…
Vient un homme d’un certain âge. C’est Télémaque. Les suivantes se lèvent à son arrivée et le saluent.
Acte III, scène 2
Les Suivantes, s’inclinant respectueusement.
Toutes nos condoléances pour votre père, prince Télémaque.
Télémaque, s’abaissant jusqu’à elles.
Merci, Mesdemoiselles. (Lui-même s’allonge pour admirer leur ouvrage.). Mère, c’est magnifique !
Pénélope
Je n’y serai jamais arrivé sans leur aide. Ce sont elles qu’il faut féliciter.
Télémaque, s’adressant aux deux jeunes filles.
Qu’est-ce que cela raconte ?
Première Suivante
L’histoire de notre père Ulysse. Nous aurions adoré partir à l’aventure comme lui.
Seconde Suivante
Et revenir aussitôt pour pouvoir repartir de plus belle. Parce qu’avoir des aventures ne doit pas être de tout repos non plus. Puis nos parents nous auraient trop manqué…
Première Suivante
Le travail au vignoble aussi…
Acte III, scène 3
Entre une femme dont la figure semble familière, très émue par ce moment d’intimité. Pénélope et elle échangent un regard rempli de douceur et de tendresse l’une envers l’autre comme si elle se connaissaient depuis toujours.
La Femme, sereine et en paix.
Allons. La reine Pénélope a besoin de repos. Votre père vous attend.
Les suivantes s’inclinent respectueusement devant Télémaque et Pénélope.
Pénélope, attendrie.
Je vous reverrai très bientôt, mesdemoiselles.
Les deux jeunes filles quittent la scène, accompagnées de leur mère. Celle-ci jette un dernier regard sur le trône et sur la reine. On distingue un « merci » s’esquisser sur ses lèvres auquel Pénélope répond par un hochement de tête.
Acte III, scène 4
Pénélope
Comment va le nouveau roi d’Ithaque ?
Télémaque
Ce serait plutôt à moi de vous le demander.
Pénélope
Tu t’en es finalement séparé ?
Télémaque
Oui, je l’ai posé à côté de lui sur le bûcher funéraire.
Pénélope
Sage décision.
Télémaque
Je n’éprouvais plus le besoin de le porter. Ce n’était qu’un arc. Rien de plus.
Pénélope
Tu as raison. C’était le porteur qui l’ennoblissait. Pas le contraire.
Télémaque
Sa place est désormais à ses côtés. Cela me paraît plus juste. Vous assisterez à l’allumage du bûcher ?
Pénélope
Non, mais je l’envelopperai de ce voile avant la procession. Comme je l’avais déjà fait pour Laërte.
Télémaque
Le peuple vous réclamera.
Pénélope
Ils respecteront ma volonté. Ulysse n’avait cessé de les servir. Ce sera leur moment d’adieu...Pourquoi, selon toi, avait-il refusé de devenir immortel quand l’occasion lui fut présentée ?
Télémaque
Parce qu’il considérait l’immortalité comme une malédiction.
Pénélope
Voir ses proches mourir et ne pas mourir soi-même est en effet la pire des souffrances. Quel avantage aurait-il retiré d’une telle solitude sinon à se perdre lui-même ?
Télémaque
Puis-je vous demander quelque chose, Mère ?
Pénélope
Je t’écoute.
Télémaque
Père vous a été enlevé tant de fois. Tous ces arrachements successifs ne vous ont pas poussée à maudire les dieux ?
Pénélope, songeuse.
Oui, je les avais tous maudits. Je ne comprenais pas ce qui nous arrivait. Je traînais au Temple, multipliant les dévotions, offrant des sacrifices à tous les dieux, restant prostrés des journées entières en prière. Aucun d’entre eux n’était venu à mon secours ou ne m’avait réconfortée. Les oracles du Grand Prêtre ne me satisfaisaient plus. Je bouillais intérieurement. Quand je sortais du palais et que je voyais la misère à tous les coins de rue, cela me révoltait. Où étaient donc ces dieux dont les récits nous avaient été relatés depuis toujours ? Les princes d’Ithaque, comme des gamins, s’amusaient sur la place publique, en pillant notre peuple. Quant à moi, j’errais comme ton père, me laissant balloter par les vagues, lorsque j’ai entendu les cris d’un nouveau-né. C’était une fille. Elle avait été abandonnée. Toute mon attention s’était soudain tournée vers elle. Voir cette petite en plein milieu de toute cette hostilité, m’avait bouleversée. Je l’avais prise avec moi et emmenée au palais. La recueillir chez moi était la pierre que je lançais contre l’édifice dans lequel j'avais été emmurée. Je m’étais complétement oubliée à ce moment-là…
Télémaque
C’est une belle histoire que vous me racontez, Mère. Elle devrait figurer sur ce voile.
Pénélope
Je l’ignore mais elle reste toutefois gravée dans mon cœur. Ton père lui-même m’avait confié à quel point il avait été touché par la bonté des hommes lorsqu’il se retrouvait échoué sur la grève comme cette enfant. Il restera pour moi l’homme doux et humble que j’ai toujours aimé.
Télémaque
Oui, d’ailleurs, grâce à vous, il envisageait paisiblement son prochain départ, lui, « l’homme toujours en colère » …
Pénélope
Parce qu’au moment de franchir le seuil de la mort, lui qui avait cherché nos dieux jusqu’au bout du monde, savait pertinemment que quelqu’un le recevrait et l’accueillerait aussitôt…
Télémaque
Un dieu de la Montagne ?
Pénélope, riante.
Ils sont beaucoup trop pusillanimes et abhorrent la souffrance. Je pencherais davantage pour quelqu’un qui aurait osé entreprendre ce voyage vers nous, comme Ulysse lui-même l’avait entrepris vers eux, en partant à leur recherche. Quelqu’un qui n’aurait pas craint de se confronter à l’absurdité de nos vies, en partageant aussi bien nos joies que nos douleurs. Quelqu’un qui nous aurait étanché notre soif et apaisé notre faim pour toujours…
Télémaque
Qui donc, Mère ?
Pénélope
Un dieu inconnu qui nous aurait offert l’hospitalité...
Le soleil se lève radieux sur Ithaque sous des aboiements joyeux.