Cette pièce ne se veut pas un hommage, encore moins une biographie. Elle est un simple clin d’œil à mon ami Boris Vian. Lui, plus que tout autre, vécut et vit sans doute encore là haut sur son nuage, mille et une vies parallèles.
ACTE I
Nous nous trouvons dans le bureau de Boris Sullivan, écrivain encore jeune. Il vit en solitaire, dans l’unique compagnie de sa bonne, Marguerite, entre les murs d’une petite maison située en bordure de lac.
Les murs de la pièce sont chargés de livres. Un bureau demi-ministre est situé sur le côté jardin, latéralement à une fenêtre qui donne sur le lac. Sur la table de travail se trouvent des papiers, encore des livres, un téléphone et une vieille machine à écrire. De l’autre côté se trouvent une tablette à tiroir surmontée d’une lampe à abat-jours ainsi qu’un fauteuil Voltaire (ou autre mais suffisamment haut pour qu’une personne assise soit invisible vue de dos) bizarrement retourné et accolé vers le fond de scène. Au centre de la pièce, entre les étagères de livres, s’ouvre une seule porte qui dessert entrée, cuisine et chambres.
Scène 1
Boris, Marguerite
Boris est assis derrière son bureau, il tape à la machine en pestant après les multiples corrections qu’il doit effectuer manuellement.
BORIS ― Sacrée foutue machine… (Il gomme.) Elle me met un pluriel où il n’y en a pas… (Il tape.) Non ! Trois s maintenant ! (Il rature au stylo.) Ça va devenir illisible… (Il tape.) Ça l’est déjà… (Il s’interrompt.) Qu’est-ce que j’ai écrit, là ?... transquinement ! Qu’est-ce que ça veut dire, transquinement ?... Rien ! (Il biffe.) Elle m’énerve… (Il tape.) Elle n’en fait qu’à sa tête. Rien que pour m’énerver, je le sais… Et voilà ! (Il s’interrompt.) Elle a sauté le u. Je suis sûr d’avoir tapé u. Elle a écrit « le frit de mon imagination »… Parce que je déteste la friture… (Il tape.) Elle me cherche, elle me cherche… (Il lève les mains au ciel.) Friture ! J’ai tapé « voiture », elle a écrit « friture » ! Elle ne cesse d’y faire allusion. « Ville » devient « huile », « baigneur » se transforme en « beignet »… Il est logique qu’une « voiture » finisse en « friture »… (Il tape.) Elle me cherche, elle me cherche… et elle va me trouver… (Il se lève soudain, en fureur.) Ça, c’est trop fort ! Trop, c’est trop ! (Il se dirige vers la tablette, ouvre le tiroir, plonge la main à l’intérieur, la ressort immédiatement.) Aie ! (Il se masse les doigts.) Évidemment, elle prend sa défense. Mais je ne me laisserai pas intimider. (Il maintient fermement le tiroir de la main gauche, replonge la main droite à l’intérieur, en sort un révolver malgré les soubresauts de la tablette.) Ah ! Ah ! On rigole moins maintenant. (Il abandonne la tablette, se retourne vers la machine à écrire, et la vise. Il tire : PAN ! La machine tressaute[1]. Deuxième coup de feu : PAN ! La machine tressaute à nouveau. Il tire une troisième fois : PAN ! La machine ne bouge plus. Il baisse son arme.) Elle est morte.
Entrée inquiète de Marguerite, la bonne, un torchon à la main.
MARGUERITE ― Eh bien ! Que se passe-t-il ici ?
BORIS, empoche l’arme. ― Je l’ai tuée ! Ça lui pendait au clavier. Tant va la cruche à l’eau...
MARGUERITE, avec réprobation. ― Qu’à la fin, on lui tire dessus. Bravo ! Vous êtes le La Fontaine des temps modernes.
BORIS, tire la feuille du rouleau de la machine. ― Regardez. (Il exhibe la feuille de papier où l’on voit les trois trous laissés par les balles.) Des « y » à la place des « i », des « v » à la place des « r »… et la dernière, la meilleure, où je crois écrire « confiance » et je découvre, devinez quoi ?... « CONFIT D’OIE » ! C’est magnifique, non ? « CONFIT D’OIE » !
MARGUERITE, récupère la feuille de papier. ― Elle avait de l’humour, cette machine.
BORIS ― Ne vous moquez pas de moi, Marguerite, s’il vous plait. Je suis écrivain, et un écrivain ne peut pas s’accommoder d’une machine éprise d’indépendance littéraire.
MARGUERITE ― Et maintenant, vous allez écrire comment ?
BORIS, crâneur. ― Je vais acheter un ordinateur.
MARGUERITE ― La bonne blague. Je ne lui donne pas une semaine avant que vous ne l’écrabouilliez lui aussi.
BORIS ― J’écrirai à la main, avec un bon vieux stylo. Un stylo ne fait pas de fautes d’orthographe.
MARGUERITE ― Si vous le dites, monsieur Boris. Moi, après tout, je ne suis qu’une domestique, je me garderais bien de discuter votre comportement.
BORIS ― C’est ça, gardez-vous, Marguerite, gardez-vous.
MARGUERITE ― Mais tout de même. Vous n’avez pas de cœur ! Vous auriez pu avoir des égards pour son âge. Une machine de vingt ans !
BORIS ― Vous pouvez en compter quarante, voire cinquante…Mais je me fous de son âge, jetez la !
MARGUERITE, pose la feuille de papier sur le bureau avant de récupérer la machine. ― Je vais l’enterrer dans le jardin, à côté du grille pain que vous avez massacré la semaine dernière parce qu’il était trop long à griller.
BORIS ― Faites-en ce que vous voulez.
Marguerite sort avec la machine à écrire. Aussitôt, le bureau se met à se déplacer sur la scène.
BORIS ― Ah non, ça suffit ! Si tout le monde s’y met... (Il menace le bureau du révolver.) Ici, le bureau !... Ici, j’ai dit ! (Le bureau revient lentement à sa place.) Couché ! Et pas bouger ! Voilà. Non, mais… (Il va ranger l’arme dans le tiroir de la tablette. Lorsqu’il referme le tiroir, il pousse un cri.) Aie ! (Il trépigne en se tenant la main.) Aie aie aie !
MARGUERITE, revient. ― Qu’est-ce qu’il se passe encore ? On ne peut pas vous laisser seul deux minutes.
BORIS, en soufflant sur ses doigts. ― La tablette, elle m’a mordu !
MARGUERITE ― Vous le cherchez, aussi, à toujours la maltraiter. Vous savez pourtant qu’elle mord, cette tablette.
BORIS ― Elle aussi, je vais la flinguer !
MARGUERITE ― Oh ! Arrêtez de vouloir flinguer tout ce qui bouge. Vous travaillez trop, vous devriez vous reposer.
BORIS ― Vous êtes bien bonne, vous…
MARGUERITE ― Oui. Je suis même la bonne à tout faire, ici.
BORIS ― Ce n’est pas ce que je voulais dire…
MARGUERITE ― Je sais ce que vous vouliez dire, mais j’essaie de vous changer les idées. Vous êtes énervé.
BORIS ― Je suis énervé, oui, parce que plus rien ne m’obéit. Tout se carapate dans cette pièce, sans me demander mon avis. C’est comme ce fauteuil, il n’est jamais à sa place ! (Il va chercher le fauteuil coincé en fond de scène pour l’orienter dans le bon sens et le recentrer.)
MARGUERITE ― Ce n’est pas moi.
BORIS ― Je le sais bien. C’est lui… Je le mets dans la lumière pour pouvoir lire commodément, et dès que j’ai le dos tourné, il retourne se cacher dans le coin.
MARGUERITE ― Il n’aime pas la lumière, que voulez-vous.
BORIS ― C’est moi qui décide. C’est moi le patron.
MARGUERITE ― Oh la la ! Vous êtes pénible. Qu’est-ce que ça peut vous faire s’il se met à l’ombre lorsque vous avez fini de lire ?
BORIS ― Ça me fait ! Les objets ne font pas la loi, ici, chez moi... Et puis j’en ai assez, je vais me promener autour du lac…
Il sort en grandes enjambées.
Scène 2
Marguerite, l’Éditeur (au téléphone)
MARGUERITE, restée seule, soliloque. ― Il est impossible ! (Elle soupire.) Quand il est dans sa période d’écriture, il est impossible… Le problème, c’est qu’il est souvent dans une période d’écriture… Normal, puisqu’il est écrivain… Le pire, c’est quand il attaque une nouvelle histoire. Le temps qu’elle se mette en forme dans sa tête… Mais tout de même, cette fois, je le trouve bien énervé… C’est comme ce fauteuil… (Elle s’approche du fauteuil.) Il ne s’imagine pas la difficulté que peut avoir un fauteuil à se déplacer… hein ? (Elle s’adresse au fauteuil.) Je vais t’aider. (Elle repousse légèrement le fauteuil.) Tu ne lui diras rien, hein ? Je sais que tu ne le lui diras rien… Voilà. Qu’est-ce que ça peut lui faire, qu’il soit ici ou là, ce fauteuil… Heureusement, il y a le lac. (Elle va se poster à la fenêtre.) Tiens, je l’aperçois. On dirait un gamin, il fait des ricochets sur l’eau avec des galets plats… (Elle rit de le voir faire.) C’est miraculeux : un petit tour de lac, et hop ! il revient en pleine forme… Bon. Je dois m’occuper de la machine à écrire, je pense que je vais pouvoir la sauver… (Elle s’apprête à sortir lorsque le téléphone sonne. Elle décroche et s’assoit au bureau de Boris.) Allo !...
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Non, il n’est pas là. C’est de la part de qui ?
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Ah ! Monsieur l’éditeur, je ne vous avais pas reconnu.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Monsieur Daloin, je sais…
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Dal-U-in, oui. C’est pourquoi je préfère vous appeler monsieur Jean, c’est plus simple.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Il est en train de faire le tour du lac. Il se détend.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Où en est son livre ? Je ne sais pas trop. Il écrit. Pour écrire, il écrit. Son bureau est recouvert de papiers. (Elle manipule les feuilles de papier.) Mais comme je ne suis pas curieuse, je ne sais pas du tout ce qu’il écrit.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Non, non, non. Je ne suis pas d’accord. Ça lui fait du bien de se promener autour du lac, ça le repose. C’est vous qui lui mettez la pression à le faire écrire jour et nuit, et il devient infernal.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― C’est bon signe ? Et si je vous dis qu’il a tiré des coups de feu sur la machine à écrire ?
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― C’est bon signe aussi ? Ben voyons ! C’est pas vous qui vivez avec lui. Et s’il lui prend l’envie de me tirer dessus ?
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Il n’est pas fou !… Parfois, je me demande.
L’ÉDITEUR ― …
Un véhicule arrive à l’extérieur. On entend le ronronnement du moteur, un petit crissement de pneus sur le gravier et la portière qui claque.
MARGUERITE ― C’est ça, passez le voir. Et tâchez de le raisonner plutôt que de le presser comme un citron… (On entend une sonnette.) Ah ! On sonne à la porte. Je vais devoir vous laisser.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Oui. Au revoir, monsieur Jean. (Elle raccroche, se lève et sort.) J’arrive !
Scène 3
Marguerite, Ursula
Marguerite entre, suivie d’Ursula, une jeune femme séduisante.
MARGUERITE ― Il est sorti prendre l’air, et si vous voulez mon avis, ça lui fera le plus grand bien.
URSULA ― Il est un peu nerveux en ce moment.
MARGUERITE ― Moi, je dirais qu’il est insupportable. Mais bon, moi, je ne suis pas amoureuse.
URSULA, gênée. ― Marguerite ! Qu’est-ce que vous allez imaginer ?
MARGUERITE ― Il ne faut pas que ça vous gêne, mademoiselle Ursula. Ce sont vos affaires et je ne m’en mêlerai pas. Et puis l’amour, c’est comme la promenade, ça ne peut lui faire que du bien.
URSULA ― Oui, bon… Vous le trouvez vraiment surexcité ?
MARGUERITE ― Ce matin, il a tiré sur la machine à écrire.
URSULA, incrédule. ― Tiré ?
MARGUERITE ― Tiré des coups de feu. Avec un révolver !
URSULA ― Non ! Il est armé ?
MARGUERITE ― Hier encore, il m’affirmait que c’étaient des balles à blanc. Mon œil. Regardez ! (Elle exhibe la page trouée prise sur le bureau.)
URSULA ― Trois coups ?
MARGUERITE ― Comme au théâtre ! D’ailleurs, c’est ce qu’il écrit en ce moment. Il est à fond dedans.
URSULA, étonnée. ― Du théâtre ?
MARGUERITE ― Il ne vous en a rien dit ?
URSULA ― Il ne me dévoile pas tout de ses projets.
MARGUERITE, mutine. ― Je comprends. Vous avez d’autres sujets de conversation.
URSULA, agacée. ― Oui… Non… Enfin…
MARGUERITE ― Mais vous devriez parler un peu moins et le fatiguer davantage, si vous voyez ce que je veux dire. Au moins, ces coups là ne font pas de mal et ils détendent les excités du ciboulot comme monsieur Boris.
URSULA, offusquée. ― Marguerite ! J’ai cru entendre que vous ne deviez pas vous mêler de nos affaires.
MARGUERITE ― Je ne veux pas m’en mêler, mais comprenez que l’attitude de monsieur Boris m’inquiète. Il vous a parlé des objets qui bougent ?
URSULA ― Oui. C’était le sujet de son dernier roman, la révolte des objets ! Ce n’est pas ce qu’il a écrit de mieux, à mon avis. Mais je dois avouer que je ne suis pas très branchée science-fiction.
MARGUERITE ― Eh bien, c’est toujours d’actualité. Et ce n’est pas de la science-fiction, ils bougent vraiment.
URSULA ― Qu’est-ce que vous me racontez, Marguerite ?
MARGUERITE ― Je vous assure, mademoiselle Ursula, les objets sont vivants dans cette maison. Avec moi, ils sont plutôt amicaux, parce que je les manipule délicatement, mais avec monsieur Boris qui est, en ce moment, comme je vous l’ai déjà dit, d’un naturel emporté, ça se passe assez mal.
URSULA, perplexe. ― Oui, oui, oui…
MARGUERITE ― Tenez ! Cette console par exemple. (Elle désigne la tablette.) Elle le mord sitôt qu’il la touche.
URSULA, moqueuse. ― Ah, oui ! Elle le mord avec ses petites dents. Croc, croc, croc…
MARGUERITE ― Mais, non ! Avec le tiroir.
URSULA ― Bien sûr !
MARGUERITE ― Et la machine à écrire, c’est parce qu’elle n’écrivait pas ce qu’il tapait qu’il lui a tiré dessus… Vous n’avez qu’à lui demander.
URSULA ― À la machine ?
MARGUERITE ― Non. À monsieur Boris.
URSULA ― C’est ça, je vais lui demander... Il est allé faire le tour du lac, je crois ?
MARGUERITE ― Oui. Essayez de le raisonner. Il doit se calmer, c’est pour son bien. Pensez à son cœur.
URSULA ― Oh, mais je ne pense qu’à ça.
MARGUERITE ― Avant, il jouait de la trompette. C’était bon pour son mental.
URSULA ― Mais pas pour son cœur. Pensez-y, vous aussi.
MARGUERITE ― Je ne préconise pas un retour à la trompette. Il pourrait simplement jouer d’un autre instrument. Du piano par exemple.
URSULA ― Et si le piano s’émancipe, comme la machine à écrire ?
MARGUERITE ― Je n’avais pas envisagé cette possibilité.
URSULA ― Bien ! Alors, je vous laisse réfléchir à une solution originale pour l’assagir pendant que je m’en vais le rejoindre au bord de l’eau. À tout à l’heure, Marguerite. (Elle sort.)
MARGUERITE, restée seule. ― Elle ne me croit pas. Je sens bien qu’elle ne me croit pas… Mais elle verra à l’usage. Pour l’heure, elle ne vit pas avec lui. Alors, forcément, elle ne connait que les bons côtés du personnage… Ce n’est pas non plus un monstre, il ne faut rien exagérer. Il a simplement des périodes difficiles. Quand il cherche une idée, par exemple… Après, ça passe. Quand il a tous les éléments de son bouquin en tête, on sent comme un soulagement dans la maison. Il le dit lui-même : « y a plus qu’à se laisser aller, ça roule »… (Elle va se planter devant la fenêtre.) La guitare. Il devrait jouer de la guitare… Ah, tiens ! Le voilà qui revient. Il est avec le voisin… Et mademoiselle Ursula ?... (Elle se déhanche pour mieux voir.) Ils se seront manqués, elle n’est pas avec eux… Où est-elle passée ?
Scène 4
Marguerite, Boris, Verpret
On entend des bruits dans la maison, puis Boris et Verpret entrent. Verpret et porteur d’une cagette remplie de légumes. Marguerite se détourne de la fenêtre.
BORIS ― Ah, Marguerite ! Voyez ce que le voisin, monsieur Verpret, nous apporte. Posez ça là, monsieur Verpret. (Il désigne le bureau, et Verpret s’exécute.)
MARGUERITE ― Pas sur le bureau, monsieur Boris. Et vos manuscrits ?
BORIS ― Ce ne sont que des brouillons.
VERPRET ― C’est vrai, monsieur Sullivan, c’était mieux de poser ça dans la cuisine.
BORIS ― Ce n’est pas grave, je vous dis.
MARGUERITE ― Ben voyons ! Qui c’est qui nettoie ?
BORIS ― Vous n’êtes jamais contente, Marguerite. Regardez ces courgettes.
VERPRET ― Du jardin. C’est pas de l’industriel.
MARGUERITE ― Oui. La terre aussi elle est du jardin, et elle devrait y rester.
BORIS ― Et ces tomates. Regardez ces tomates. Ça, c’est de la tomate. J’adore vos tomates, monsieur Verpret. Elles sont charnues, elles ont du goût…
VERPRET ― Sûr que c’est pas celles du supermarché.
BORIS ― Ne m’en parlez pas. Elles sont insipides.
MARGUERITE ― Je suis désolée de m’approvisionner au supermarché.
BORIS ― Je ne vous reproche rien, Marguerite, vous achetez ce que l’on vous vend.
VERPRET ― Et si on vous vend de la merde…
MARGUERITE ― Merci. Je n’osais pas le dire.
BORIS ― Si j’avais le temps, je ferais mon propre jardin, et je vous demanderais quelques leçons, monsieur Verpret.
MARGUERITE ― Si j’en crois les relations pacifiques que vous entretenez avec les objets, vous auriez vite fait de vous éborgner ou de vous couper les orteils…
VERPRET ― Oh, non ! C’est pas bien difficile… Passez au jardin, monsieur Sullivan, je vous montrerai.
BORIS ― Je viendrai. Juste pour voir. Car je sais pertinemment que je ne travaillerai jamais mon propre jardin, je ne suis bon qu’à écrire. Bien pire, je suis incapable de me détourner de l’écriture. Le jardinage me distraira deux jours, et le troisième me verra devenir fou de rage parce que je n’ai pas écrit une ligne. Je me jetterai alors sur la première feuille de papier venue pour rattraper mon retard de mots... Je souffre mille maux lorsqu’un seul me manque… (Il griffonne rapidement sa dernière phrase sur un morceau de papier trouvé sur le bureau.) Je dois noter ça avant de l’oublier… Ah ! Je vous envie, monsieur Verpret. J’aimerais être comme vous, vivre simplement, normalement, sans me torturer l’esprit à arranger de belles phrases. C’est la bousculade dans ma tête, et je ne peux y mettre de l’ordre qu’en écrivant. C’est une addiction, une drogue. Ma drogue.
VERPRET ― Eh bien, je vous plains !
MARGUERITE ― Et moi, vous ne me plaignez pas ?
VERPRET ― J’ai connu de pires patrons que monsieur Sullivan. Moi aussi, je ne suis pas toujours facile. Quand on est passionné, on est toujours un peu soupe au lait. Moi, ma passion depuis que je suis retraité, c’est le jardin… Chacun sa drogue, que voulez-vous ! D’ailleurs, je vais y retourner, il se fait tard et je dois encore tailler les courges…
MARGUERITE ― Oh, à ce propos, vous n’avez pas vu mademoiselle Ursula ?
BORIS ― Que voulez-vous dire, Marguerite ?
MARGUERITE ― Qu’elle vous cherche. Elle est partie faire le tour du lac.
BORIS ― On s’est manqués… Sûrement lorsque j’étais chez vous, monsieur Verpret. Je sors la retrouver.
VERPRET ― Je vous suis.
Ils s’apprêtent à sortir. Boris se tourne vers Marguerite.
BORIS ― Nous réglerons nos comptes plus tard.
MARGUERITE ― Quels comptes ?
BORIS ― À propos d’une certaine courge. Ne pensez pas vous en tirer comme ça. Venez, monsieur Verpret.
Ils sortent.
MARGUERITE ― Voilà qu’il se met à être susceptible, maintenant. (Elle sort à son tour en emportant la caisse de légumes.)
Scène 5
Ursula, Boris, Marguerite
Le silence se fait dans la maison et l’on voit le bureau se déplacer, puis le fauteuil se rencogner en fond de scène pendant que la lampe à abat-jours clignote. Enfin, du bruit se fait entendre, tout mouvement cesse. Entrent bientôt Ursula et Boris.
URSULA ― Je me demandais bien où tu étais passé.
BORIS ― Mon Ursula, tu as eu peur pour moi ?
URSULA ― C’est ta bonne. Elle était plutôt alarmiste lorsqu’elle m’a parlé de toi.
BORIS ― Elle t’a dit que j’avais un caractère de cochon ? Elle a raison.
URSULA ― Pas seulement. Elle m’a dit des trucs vraiment bizarres…
BORIS, la prend dans ses bras. ― Elle m’a balancé ? Elle t’a révélé que les nuits de pleine lune, il me pousse des écailles et je me transforme en poisson-garou. Alors, je plonge dans le lac et je mange toutes les truites…
URSULA, se dégage en riant. ― Tu es bête…
BORIS ― C’est pourquoi plus personne ne vient pécher. J’ai le lac à moi tout seul. Et dorénavant, à nous seuls. (Il la reprend dans ses bras.) Embrasse-moi.
URSULA, se dégage à nouveau. ― Beurk ! Je n’embrasse pas les poissons.
BORIS ― Mais je suis un poisson de premier choix…
URSULA ― Sois sérieux, Boris. Il paraît que tu as tiré sur la machine à écrire ?
BORIS ― Oh ! Une vieille machine rouillée…
URSULA ― Mais ça ne se fait pas !
BORIS ― Elle m’avait énervé. Et puis, je soigne ma légende.
URSULA ― Ta légende ? Quelle légende ?
BORIS ― Le public attend une certaine extravagance de la part d’un créateur. Je la lui offre. Et je compte bien sur ma bonne, Marguerite, pour colporter mes éclats de folie.
URSULA ― Elle est déjà bien occupée à rapporter ses propres hallucinations. Elle est convaincue que les objets sont vivants. Elle prend tes récits pour argent comptant.
BORIS ― Les objets ont une âme, elle ne déraisonne pas.
URSULA ― Pour un poète, pour un écrivain, je n’en doute pas. Mais Marguerite ne fait que mal assimiler tes affabulations. Elle voit bouger les meubles et affirme que cette table insignifiante mord. (Elle se dirige vers la tablette pour en ouvrir le tiroir.)
BORIS ― Attention ! Elle mord vraiment.
URSULA ― Ne te moque pas de moi ! Avoue plutôt que tu ne voulais pas que je l’ouvre. (Elle prend le révolver.) Cette chose là est-elle vraiment nécessaire ?
BORIS ― Je suis un froussard. Ça me rassure.
URSULA ― Au cas où une méchante machine à écrire t’agresserait ?
BORIS ― Tu ne crois pas si bien dire.
URSULA ― Méfie-toi également du presse-agrumes. Je lui trouve un air sournois… (Elle range le révolver et referme le tiroir.) Tiens ! Je n’ai pas été mordue.
BORIS ― Elle a ses têtes. Moi, je ne lui reviens pas.
URSULA ― Si je comprends bien, tu es prêt à accréditer n’importe quel canular pour couvrir les délires de ta Marguerite ?
BORIS ― Mais il ne s’agit pas de délires.
URSULA ― Soit. Tu peaufines ta légende… Elle a tout de même raison sur un point, tu ne tournes pas rond en ce moment.
BORIS, câlin. ― C’est que je suis amoureux.
URSULA ― Je pense plutôt que tu es sur un nouveau projet. Du théâtre, paraît-il.
BORIS ― Embrasse-moi.
URSULA, se dégage. ― Non. Je t’embrasserai lorsque tu répondras loyalement à mes questions. D’ailleurs, le temps qui t’était imparti est terminé. Je dois partir.
BORIS ― Déjà ? Tu viens à peine d’arriver.
URSULA ― J’ai des engagements à respecter, moi, monsieur. Je monte sur scène dans une heure. La danse est une pratique qui demande rigueur et abnégation.
BORIS ― J’avais oublié, excuse-moi. J’espérais passer la soirée avec toi.
URSULA ― Et je pars en tournée dans la foulée. Tu l’avais également oublié ?
BORIS ― Non. Mais c’est déjà aujourd’hui ?
URSULA ― Oui. Et je suis venue te dire au revoir.
BORIS ― Alors, tu dois absolument m’embrasser.
URSULA ― J’hésite…
BORIS ― Rien qu’un petit bisou.
URSULA ― Laisse-moi réfléchir…
BORIS ― Tu veux me rendre fou ?
URSULA ― Non. Tu t’en charges très bien tout seul.
BORIS ― Un tout petit.
URSULA ― Un tout petit, pour te faire regretter tes mensonges. (Elle le bécote rapidement puis virevolte vers la sortie.) À bientôt, mon amour…
BORIS ― Ursula !...
Elle revient et ils s’embrassent fougueusement. Puis elle sort. Boris se dirige vers la fenêtre d’où il observe l’extérieur. Il fait un dernier signe à Ursula. Enfin, on entend la voiture démarrer et s’éloigner.
Scène 6
Boris, Marguerite
Boris quitte son observatoire. Il s’apprête à sortir, se ravise, se tourne vers la tablette.
BORIS ― J’en aurai le cœur net. (Il ouvre le tiroir, plonge la main à l’intérieur et la retire aussitôt en hurlant.) Aie ! Je le savais ! Je le savais ! Saleté de tiroir ! (Il s’acharne sur le tiroir, en retire le révolver.) Je vais le ranger autre part, c’est insupportable ! (Derrière lui, le bureau tangue et se déplace. Boris le surprend.) Ah, non, ça suffit ! (Il vise le bureau.) Stop !... J’ai dit stop ! (Le bureau s’immobilise.)
MARGUERITE, entre. ― Qu’est-ce que c’est encore que ces cris ? (Elle avise Boris.) On ne peut vraiment pas vous laisser seul. Donnez-moi ça ! (Elle tend la main.)
BORIS, lui remet l’arme. ― C’est lui qui a commencé. (Il désigne le bureau.)
MARGUERITE, range l’arme dans le tiroir. ― C’est ça. C’est pas votre faute, je sais. Vous êtes fatigué, monsieur Boris. Vous écrivez trop, vous réfléchissez trop, vous criez trop… Il faut vous ménager.
BORIS ― À propos. J’aimerai bien que vous ménagiez aussi mon Ursula. Je n’ai pas apprécié l’allusion à la courge, tout à l’heure.
MARGUERITE ― Ce n’est qu’un juste retour des choses. Elle me prend pour une cruche, votre Ursula. Je sais bien que c’est mon nom : Cruche. (Elle clame.) Marguerite Cruche ! Mais si j’en porte le nom, bien involontairement du reste, je n’en inclus pas le vide insondable. Et puis songez, qu’une cruche peut être bien remplie.
BORIS ― Vous affabulez, Marguerite. Ursula ne vous tient pas pour une cruche. Tout juste si elle vous trouve, euh… (Il cherche le mot.)
MARGUERITE ― Cinglée ?
BORIS ― Mais non…
MARGUERITE ― Si, si. Je l’ai bien vu lorsque je lui parlais des particularités de cette maison.
BORIS ― Rassurez-vous, elle ne me croit pas davantage.
MARGUERITE ― Oui. Mais elle vous classe dans la catégorie des doux rêveurs pendant que moi j’intègre celle des cinglés. C’est pourtant vous qui menacez de flinguer tout ce qui bouge.
BORIS ― Tout ce qui bouge à tort. Regardez ce fauteuil, (Il désigne le fauteuil rencogné en fond de scène.) il s’est encore carapaté.
MARGUERITE ― C’est pas une raison pour lui mettre trois balles dans le buffet.
BORIS ― Oui, le buffet aussi, dans l’entrée, il a changé de place.
MARGUERITE ― C’est moi qui l’ai poussé. Il gêne. Il est trop gros dans l’entrée.
BORIS ― Vous prenez toujours leur défense.
MARGUERITE ― Mais non, mais non. Vous devriez aller vous coucher, maintenant. Vous avez eu une rude journée.
BORIS ― Il est trop tôt. Et puis, me coucher, vous en avez de bonnes. Le lit aussi veut me faire la peau. La nuit dernière, les quatre côtés étaient bordés, j’ai failli m’asphyxier, j’ai eu un mal de chien pour en sortir.
MARGUERITE ― Et bien, allongez-vous sur les draps. Je vous emmènerai une verveine, ça vous détendra.
BORIS ― J’aurai dû accompagner Ursula.
MARGUERITE ― Vous avez déjà vu le spectacle dix-huit fois. Je suis certaine que vous vous seriez endormi avant la fin. Et comme vous ronflez plus fort qu’un ours…
BORIS ― Vous avez raison, Marguerite. Vous avez toujours raison… (Il s’apprête à sortir, se retourne.) C’est même un peu agaçant… (Il sort.)
MARGUERITE, restée seule. ― Il est vraiment fatigué… (Elle s’approche de la tablette qu’elle caresse tendrement.) Faut pas lui en vouloir, il travaille trop, ça le rend nerveux. Et puis, je vais la réparer, la machine à écrire, je ne vais pas l’enterrer. Bon, elle marchera beaucoup moins bien, mais elle s’en sortira… Et elle reviendra sur le bureau, comme avant. Quoi, l’ordinateur ? Je n’y crois pas une minute. Il n’aura jamais la patience d’apprendre à s’en servir… (Un grand cri retentit dans la maison, suivi d’un fracas épouvantable. Marguerite sursaute.) Qu’est-ce qu’il se passe ? Quelle bêtise a-t-il encore faite ? (Elle sort vivement.)
NOIR
ACTE II
Scène 1
Marguerite, Hanvélo
On entend chanter un coq. Il est très tôt, le matin. Marguerite est debout, immobile, au centre de la scène, elle semble fatiguée. L’Inspecteur Hanvélo lui tourne autour en réfléchissant. Il manipule un petit carnet de notes et un crayon. Il prendra des notes tout au long de la scène.
MARGUERITE ― Vous me donnez le tournis. Déjà que je n’ai pas dormi cette nuit… (Hanvélo poursuit sa giration.) Je prendrais bien une tasse de café. Pas vous ?
HANVÉLO ― Trop de café nuit à la réflexion.
MARGUERITE ― Moi, je n’ai pas besoin de réfléchir. C’est un accident.
HANVÉLO ― C’est à moi d’en décider.
MARGUERITE ― Mais bien sûr, Inspecteur.
HANVÉLO ― Vous ne vous imaginez pas le nombre de morts d’apparence accidentelles qui s’avèrent ne pas l’être.
MARGUERITE ― Oh, je sais ! Monsieur Boris était écrivain. Alors, des crimes, j’en ai lu quelques uns, et des bizarres…
HANVÉLO ― Ah ! Ah ! Vous reconnaissez donc avoir des compétences criminelles.
MARGUERITE, s’échauffe. ― Je ne reconnais rien du tout, sinon d’avoir lu tous les livres de monsieur Boris. Il a aussi écrit des livres d’amour, et je ne suis pas pute pour autant, Inspecteur Hanvélo !
HANVÉLO ― Prenez-le sur un autre ton, je vous prie, madame Cruche, ou je vous place en garde à vue immédiatement.
MARGUERITE ― Vous m’énervez aussi, avec vos insinuations.
HANVÉLO ― C’est mon métier, madame.
MARGUERITE ― D’énerver les gens ?
HANVÉLO ― Ça fait partie de mes prérogatives.
MARGUERITE ― Je vois, c’est de la provoc. Pour que de la colère jaillisse la vérité. C’est finaud, mais vous perdez votre temps.
HANVÉLO ― C’est ce que nous verrons. Reprenons. Hier au soir, il était dix-neuf heures, vous étiez à cet endroit précis ?
MARGUERITE ― Oui. (Hanvélo note.) J’ai entendu un grand cri et un grand bruit. Je suis montée immédiatement…
HANVÉLO, l’interrompt. ― Pas si vite... Vous avez entendu un grand cri ET un grand bruit, dans cet ordre ?
MARGUERITE ― Ben, oui.
HANVÉLO ― Et ensuite ?
MARGUERITE ― Je suis montée immédiatement dans sa chambre…
HANVÉLO ― C’est un peu tôt pour se mettre au lit, dix-neuf heures, non ?
MARGUERITE ― Il était épuisé. Je l’ai convaincu d’aller se coucher.
HANVÉLO ― Ah ! Vous l’avez convaincu. Pourquoi ?
MARGUERITE ― Parce qu’il était fatigué. Il est infernal lorsqu’il est fatigué. Il s’énerve après tout ce qui le contrarie…
HANVÉLO ― Vous l’avez contrarié ?
MARGUERITE ― Non, quelle question !
HANVÉLO ― Vous dites, il est infernal. Vous devriez dire : il était.
MARGUERITE ― Je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’il est mort.
HANVÉLO ― Donc, il était infernal. Il vous a frappée ?
MARGUERITE ― Mais non, enfin ! Il a un sale caractère, mais il n’est pas brutal.
HANVÉLO ― Je note, encore une fois : il a.
MARGUERITE ― Oui. Pour moi, il n’est pas mort. Un écrivain ne meurt pas.
HANVÉLO, s’avise du fauteuil décentré. ― Pourquoi ce fauteuil est-il contre le mur ?
MARGUERITE ― Il n’aime pas la clarté.
HANVÉLO ― Vous parlez de votre patron, Boris Sullivan ?
MARGUERITE ― Non, je parle du fauteuil. Il se met dans le coin tout seul.
HANVÉLO, la regarde bizarrement. ― Tout seul ?
MARGUERITE ― Oui. Je l’aide un peu parfois, mais il n’a pas besoin de moi.
HANVÉLO ― Oui, oui, oui. (Il tire le fauteuil vers le centre.) Ça ne vous dérange pas si je le mets au milieu ?
MARGUERITE ― Moi, non.
HANVÉLO, s’assoit dans le fauteuil. ― Il n’y a que vous dans cette maison ?
MARGUERITE ― Maintenant, oui.
HANVÉLO ― Monsieur Sullivan était célibataire ?
MARGUERITE ― Divorcé. Mais il est resté en bons termes avec madame Michelle. Ils se voient de temps à autre.
HANVÉLO, écrit. ― Michelle… Et il n’a pas refait sa vie ?
MARGUERITE ― Il est amoureux de mademoiselle Ursula. Ils ne vivent pas ensemble, mais à mon avis ça ne saurait tarder.
HANVÉLO, toussote. ― Hum ! Personnellement, ça m’étonnerait.
MARGUERITE ― Ah oui, c’est vrai !
HANVÉLO ― Vous avez averti cette Ursula ?
MARGUERITE ― Elle est injoignable. Elle est danseuse de ballet. Cette nuit, après le spectacle, elle aura dû couper son téléphone pour dormir.
HANVÉLO ― Bien. Alors vous avez entendu un cri et vous êtes montée ?
MARGUERITE ― Un grand cri et un grand Boum.
HANVÉLO ― Boum ?
MARGUERITE ― Oui. Boum !
HANVÉLO, écrit. ― Boum… Un boum comment ?
MARGUERITE ― Un boum… boum !
HANVÉLO ― Deux fois boum ?
MARGUERITE ― Mais non. Un gros boum qui a fait trembler la maison.
HANVÉLO ― Et le cri ?
MARGUERITE ― Quoi le cri ?
HANVÉLO ― Il était comment le cri ?
MARGUERITE ― Comment… je ne sais pas moi, un cri…
HANVÉLO ― De terreur, de surprise, de panique ?...
MARGUERITE ― Un peu tout ça à la fois.
HANVÉLO ― Donc, un cri : « Haaaaa ! », suivi d’un : « Boum ! ».
MARGUERITE ― C’est ça. Vous le faites bien.
HANVÉLO ― Selon votre témoignage, on peut en déduire qu’il était vivant avant que l’armoire ne lui tombe dessus.
MARGUERITE, moqueuse. ― Oui. Ou bien qu’il était vivant avant d’être mort.
HANVÉLO ― Dans une affaire comme celle-ci, chaque détail a son importance. La vérité est à ce prix.
MARGUERITE ― Bien sûr, bien sûr, Inspecteur.
HANVÉLO ― Et ensuite, vous êtes montée ?
MARGUERITE ― En courant. Parce que j’ai compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. Et je ne me trompais pas. Il était écrabouillé sous l’armoire. Une armoire normande d’au moins trois cents kilos.
HANVÉLO ― Il était mort ?
MARGUERITE ― Comment savoir ? En tous cas, il ne me répondait pas. Et comment soulever une armoire de ce poids ? J’ai appelé les pompiers. Le temps qu’ils arrivent, là il était mort.
HANVÉLO ― Et ça vous paraît normal ?
MARGUERITE ― Trois cents kilos ! On le serait à moins.
HANVÉLO ― Ça vous paraît normal de se faire écraser par une armoire ?
MARGUERITE ― Un type écrasé par une armoire, ça n’est jamais très normal. On se fait écraser par une voiture, un camion, un éléphant dans certains pays, un rocher dans les Alpes… Mais une armoire, ça n’est pas très glorieux, surtout pour un écrivain comme mon patron.
HANVÉLO ― Je reformule ma question. Ça vous paraît normal qu’une armoire de trois cents kilos s’écroule, d’un coup ?
MARGUERITE ― Vous savez, dans cette maison tout est bizarre, il faudra vous habituer.
HANVÉLO ― Que voulez-vous dire ?
MARGUERITE ― Les choses bougent, vivent. Comme ce fauteuil où vous êtes assis.
HANVÉLO ― Ah, oui ! Le fauteuil qui n’aime pas la lumière.
MARGUERITE ― Alors, pourquoi pas l’armoire ?
HANVÉLO ― Bien sûr… C’est en cherchant l’ombre qu’elle est tombée sur monsieur Sullivan.
MARGUERITE ― Vous me prenez pour une folle. Mais vous verrez bien… (On sonne à la porte.) On sonne. Je peux aller ouvrir ?
HANVÉLO ― Faites donc, madame… (Il savoure le nom.) Cruche !
Marguerite hausse les épaules et sort.
Scène 2
Hanvélo, Platon, Marguerite
Marguerite entre, suivie de Platon, élève flique. Lui aussi manipule un petit carnet et un crayon, à l’image de son mentor, Hanvélo.
MARGUERITE ― Un certain Platon demande à voir l’Inspecteur Hanvélo.
PLATON, s’introduit en force. ― C’est moi, patron.
HANVÉLO ― Vous pensez que je peux oublier votre nom, Platon ?
PLATON ― Non Platon, je veux dire non patron.
MARGUERITE ― C’est un homme à vous ?
HANVÉLO, en soupirant. ― Je vous présente l’Inspecteur stagiaire Platon. Inutile de vous préciser qu’il n’a aucune des qualités de son homonyme grec, hormis le nom.
MARGUERITE ― C’est comme moi.
HANVÉLO ― Vous ?
MARGUERITE ― Dois-je vous rappeler mon nom, Inspecteur ?
PLATON, pris d’une inspiration. ― Vous êtes Marguerite Cruche, n’est-ce pas ? On m’a parlé de vous… Mais je ne vois pas le rapport avec mon nom.
HANVÉLO ― Laissez tomber, Platon. Et si vous ne le voyez pas, tâchez au moins de me le faire.
PLATON ― Hein ?
HANVÉLO ― Votre rapport ! Faites-moi votre rapport.
PLATON ― Ah, oui !
MARGUERITE ― Si vous voulez mon avis, on n’est pas sorti…
HANVÉLO, l’interrompt. ― Je vous en dispense, madame Cruche. Je vous écoute, Platon.
PLATON ― Alors voilà. (Il feuillette son carnet.) Je dois vous dire que le coin est un peu isolé. Il n’y a pas beaucoup de voisins.
MARGUERITE ― Ça, j’aurais pu vous le dire. Il n’y avait pas besoin d’envoyer un enquêteur.
HANVÉLO, soupire. ― Continuez, Platon.
PLATON ― Il n’y en a pas beaucoup, mais ils ont tout de même entendu trois coups de feu.
HANVÉLO ― Ah !
MARGUERITE ― C’est rien. C’est monsieur Boris qui a tiré sur la machine à écrire.
HANVÉLO ― Vous répondrez lorsque je vous interrogerai. (Il se retourne vers Platon.) Platon ?
PLATON, en consultant le carnet. ― Trois coups de feu, vers dix-huit heures, soit une heure avant que madame Cruche n’alerte les secours. Le voisin direct, un dénommé Verpret dit avoir vu quelques minutes plus tard monsieur Sullivan faire le tour du lac… Il aura pu y jeter un corps.
MARGUERITE ― Quelle idiotie !
HANVÉLO ― C’est le voisin qui émet cette supposition ?
PLATON ― Non. C’est moi, patron. J’ai réfléchi et…
HANVÉLO ― Ne vous donnez pas ce mal, Platon. Répétez-moi simplement ce qu’il vous a dit.
PLATON, il lit. ― Euh !... Alors, le type l’a appelé pour lui montrer ses tomates. Et ils ont parlé de jardinage…
HANVÉLO ― Je sens que je vais avoir besoin d’un traducteur.
MARGUERITE ― Je vous explique. Monsieur Boris est allé prendre l’air, il a fait le tour du lac, il a rencontré le voisin, retraité et amateur de jardinage bio, puis ils sont venus ensemble tous les deux jusqu’ici avec une caisse de légumes du jardin.
PLATON ― Voilà !
MARGUERITE ― Ça devait le titiller, à Verpret, ces coups de feu. Mais il n’a pas osé demander ce qui s’était passé. Ou bien, il l’a demandé à monsieur Boris qui ne m’en a rien dit.
PLATON ― Mais il aurait pu jeter le corps subrepticement, avant que le voisin ne le voit.
MARGUERITE ― Mais le corps de qui ?
HANVÉLO ― Excellente question. Je vous la pose, madame Cruche.
MARGUERITE ― Alors, je vais vous dire la vérité, le corps se trouve dans la cuisine.
PLATON ― Je parie que vous l’avez mis au congélateur !
MARGUERITE ― Non, non. Il est sur la table.
HANVÉLO, se masse le front. ― Expliquez-vous, madame Cruche, car je n’ai pas vu de cadavre dans la cuisine.
MARGUERITE ― C’est la machine à écrire qui est sur la table de la cuisine. Monsieur Boris a voulu la liquider. Elle était là, sur le bureau. (Elle mime la scène en tirant, bras tendu, vers le bureau.) Pan ! Pan ! Et pan ! Il l’a bien amochée, mais elle s’en sortira, avec quelques lettres en moins.
PLATON ― Il a tiré sur la machine à écrire ?
MARGUERITE ― Vous comprenez vite, vous.
HANVÉLO, soupire. ― Il avait une raison spéciale de, euh… lui en vouloir ?
MARGUERITE ― Elle faisait des fautes d’orthographe… (Un temps durant lequel les policiers marquent un scepticisme muet.) Délibérément !
PLATON ― Ça veut dire exprès ?
MARGUERITE ― Bravo ! On fera quelque chose de vous, monsieur Platon.
PLATON, en écrivant sur son carnet. ― C’est étrange, ça, hein, patron ?
HANVÉLO ― Il avait donc un revolver. Où est passée l’arme ?
PLATON ― C’est ça ! Il me semblait qu’il manquait quelque chose.
MARGUERITE ― Il ne manque rien. Elle est là, dans le tiroir de la petite table. (Elle désigne l’endroit.)
HANVÉLO, se lève pour aller ouvrir le tiroir, qui se referme aussitôt sur ses doigts. ― Aie ! (Il recule en soutenant sa main.)
PLATON, secoue, par mimétisme, sa propre main comme s’il ressentait la douleur. ― Houlà, houlà, ça fait mal !
MARGUERITE ― Je vous ai dit que les objets étaient vivants dans cette maison. Elle mord, cette tablette. Faut pas la brusquer. (Elle ouvre elle-même le tiroir, avec délicatesse.)
HANVÉLO ― Ne touchez à rien !
MARGUERITE ― C’était pour vous aider.
HANVÉLO, sort un sac plastique de sa poche, revient vers le tiroir désormais ouvert, hésite à plonger la main à l’intérieur, se retourne vers Platon et lui tend le sac plastique. ― Allez-y vous, Platon. Ça vous fera un excellent exercice.
PLATON, prenant le sac avec inquiétude. ― Moi, patron ? Mais, euh… je ne suis que stagiaire…
HANVÉLO ― Eh bien, justement. Vous êtes là pour apprendre, non ?
MARGUERITE ― Allez-y sans crainte. Tant que je surveille, elle ne vous mordra pas.
HANVÉLO ― Allez, Platon ! Pensez à votre notation en fin de stage.
PLATON, s’exécute précautionneusement, il saisit l’arme avec le sac plastique et la ressort avec fierté. ― Je l’ai, patron ! (Il exhibe son trophée.)
HANVÉLO ― C’est bien. Emballez-la et donnez-la-moi. (Platon obéit.) Vous aurez un bon point.
MARGUERITE, referme le tiroir. ― Quelle vie périlleuse que celle de flique.
HANVÉLO ― Ne soyez pas ironique, madame Cruche. Je détiens maintenant l’arme du crime.
MARGUERITE ― Je vous rappelle néanmoins que monsieur Boris est mort écrabouillé et pas révolvérisé.
HANVÉLO ― C’est ce que nous confirmera ou pas l’autopsie. Néanmoins, monsieur Sullivan a été vu vivant après les coups de feu. Je pense comme vous qu’il n’a pas été… révolvérisé. Mais… un cadavre peut en cacher un autre. Notez ça, Platon.
PLATON ― Oui patron. (Il va s’asseoir au bureau pour écrire.)
MARGUERITE ― Notez aussi : quand on cherche midi à quatorze heures, on n’est pas prêt de se coucher.
PLATON ― Euh ! Je note, patron ?
HANVÉLO ― Mais non, abr-euh… Platon. Et vous, (Il s’adresse à Marguerite.) montrez-moi cette fameuse machine qui a servi de cible.
MARGUERITE ― Suivez-moi…
Marguerite et l’Inspecteur s’apprêtent à sortir. Dans leur dos, le bureau se met à se déplacer devant les yeux horrifiés de Platon.
PLATON, bondit et hurle. ― Patron ! Patron ! Le bureau !
Marguerite et l’Inspecteur reviennent sur leurs pas.
HANVÉLO ― Quoi, le bureau ?
PLATON ― Il a bougé, patron, il a bougé, là !
HANVÉLO ― Ça déteint ! Vous devenez tous cinglés, ma parole !
PLATON ― Je suis pas cinglé, patron. Je l’ai vu. Regardez, il a changé de place.
MARGUERITE ― Je vous avais prévenus. Mais personne ne me croit.
HANVÉLO, inspecte le bureau. ― Il est tout ce qu’il y a de plus normal, ce bureau.
MARGUERITE ― Bien sûr qu’il est normal. Qu’est-ce que vous imaginez, qu’il a un moteur et un volant ?
HANVÉLO ― Vous me fatiguez, madame Cruche. Retournez dans votre cuisine, je vous y rejoins.
Marguerite, vexée, tourne les talons et sort.
PLATON ― Je vous jure, patron. J’étais appuyé dessus et il a fait un bond d’un mètre. Tout seul.
Le téléphone, posé sur le bureau, sonne. Les deux hommes sursautent et hésitent.
HANVÉLO ― Vous pouvez décrochez, Platon.
PLATON ― Ah non, patron. J’ai déjà mis la main dans le tiroir. Maintenant, c’est à vous.
Scène 3
Hanvélo, Platon, l’Éditeur (au téléphone)
L’Inspecteur Hanvélo soupire, puis décroche le téléphone.
HANVÉLO, sec. ― Allo !
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Non. Ce n’est pas Boris. Et vous, qui êtes-vous ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Jean Daloin, éditeur ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Lu-in. Si vous voulez. Vous écrivez ça comment ? (Il fait signe à Platon de noter.)
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― D-A-L-U-I-N.
Platon a rapproché la chaise du bureau et s’y est installé pour noter. Il va noter toute la conversation sur son carnet.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Je ne peux pas vous le passer. J’ai le regret de vous informer que monsieur Sullivan est décédé.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Je suis désolé…
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Oui, brutalement.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Moi aussi je suis brutal, je sais, mais comment voulez-vous annoncer un décès sans être brutal ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Il allait très bien, oui. Avant de mourir.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Je comprends votre douleur. Vous étiez très proche ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Son éditeur, oui, j’avais compris.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Et son ami, évidemment. Vous pouvez me dire où vous étiez hier soir vers dix-neuf heures ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Disons que les circonstances ne sont pas très claires. Vous avez un alibi ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― C’est pas de chance. Vous l’avez vu quand pour la dernière fois ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Vous lui avez téléphoné hier ? À quelle heure ?
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Donc, avant sa mort.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Forcément, forcément… On ne sait jamais vraiment qui on a au bout du fil…
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Mais vous avez eu la bonne ou monsieur Sullivan ? Je n’y comprends rien.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO, cache le combiné du téléphone avec une main pour parler à Platon. ― Il est cinglé ce type. Il dit qu’il a parlé à la bonne, mais que la bonne était en réalité Sullivan.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO ― Je ne me suis pas présenté, en effet. Je suis l’Inspecteur Hanvélo, et c’est moi qui mène l’enquête.
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO, écarte soudain le combiné de son oreille, assourdi par le son qui en émane, et le tient à distance respectueuse. ― Il est complètement fou ! (Il s’adresse à Platon en lui tendant le combiné que l’autre écoute à distance.) Il se marre ! Écoutez-le ! Il rigole ! Son ami est mort et il s’étouffe de rire ! (Il reprend le combiné.) Monsieur, s’il vous plait, un peu de respect…
L’ÉDITEUR ― …
HANVÉLO, reste un instant stupéfait. ― Il a raccroché ! Il m’a souhaité une bonne enquête et il a raccroché. (Il raccroche à son tour, abasourdi. Puis s’avise de Platon occupé à écrire.) Qu’est-ce que vous faites, Platon ?
PLATON ― Je prends des notes, patron, comme vous me l’avez demandé.
HANVÉLO, lui prend le carnet des mains. ― Faites voir… (Il feuillette.) Mais vous avez écrit tout ce que j’ai dit !
PLATON ― J’obéis, patron.
HANVÉLO, tout en feuilletant le carnet. ― Ce ne sont pas mes questions qui son intéressantes, ce sont ses réponses, à lui. (Il montre le téléphone.)
PLATON ― Je pouvais pas les entendre, patron, sauf quand il riait.
HANVÉLO ― Ah oui ! C’est là où vous avez écrit : Ahahahahahahahah... Tout ce que je voulais, c’était son nom. Daluin. Voilà, vous l’avez noté : Jean Daluin. Je vais faire des recherches… (Il feuillette encore, tombe en arrêt.) Ursula ! (Il lit, le doigt suivant les lignes.) Vers dix-huit heures trente, le voisin Verpret a croisé une jeune femme qui arrivait quand lui est sorti de la maison de Sullivan, elle s’appelle Ursula. Elle est repartie seule dix minutes après. (Il regarde Platon.) Vous attendiez quoi pour me l’apprendre ? (Il jette le carnet sur le bureau.)
PLATON ― Je sais pas. J’ai oublié…
HANVÉLO, hurle. ― Madame Cruche !... Madame Cruche, venez !
Scène 4
Hanvélo, Platon, Marguerite
Entrée de Marguerite.
MARGUERITE ― Appelez-moi Marguerite, Inspecteur, s’il vous plait.
HANVÉLO ― Dans mon métier, on évite les familiarités.
MARGUERITE ― C’est pas une familiarité. C’est juste que je préfère m’entendre appeler Marguerite que Cruche. Surtout quand on hurle comme vous le faites.
HANVÉLO ― Soit. Marguerite, vous ne m’avez pas dit que la fiancée de monsieur Sullivan était venue hier soir.
MARGUERITE ― Vous ne me l’avez pas demandé.
HANVÉLO ― Qu’est-elle venue faire ?
MARGUERITE ― Le voir, pardi. Ils sont amoureux. Mais elle n’est pas restée longtemps, elle partait en tournée…
HANVÉLO ― Vous avez ses coordonnées ?
MARGUERITE ― À l’heure qu’il est, elle doit être en Allemagne.
HANVÉLO ― Tout à l’heure, vous m’avez dit avoir essayé de l’appeler.
MARGUERITE ― Oui, mais je ne vous donnerai pas son numéro.
HANVÉLO, abasourdi. ― Pourquoi ?
MARGUERITE ― Parce que je ne veux pas qu’on la dérange pour des bêtises.
HANVÉLO ― Des bêtises, la mort de votre patron ?
MARGUERITE ― Je me comprends.
HANVÉLO ― Je suis désolé, moi pas.
MARGUERITE ― Vous ne croyez tout de même pas que c’est une jeune femme de quarante-cinq kilos qui a fait tomber l’armoire, non ?
PLATON ― Et si c’était elle le deuxième cadavre ?
MARGUERITE ― Ça ne tient pas la route, elle est arrivée après les coups de feu.
PLATON ― Zut !
HANVÉLO ― Mais à deux, on peut la faire tomber, cette armoire, non ?
MARGUERITE ― Vous y tenez à votre crime, vous ! Vous insinuez donc que nous nous serions associées, mademoiselle Ursula et moi, pour écrabouiller monsieur Boris. Mais elle n’était plus là quand l’armoire est tombée.
HANVÉLO ― C’est vous qui le dites. Le voisin dit qu’elle est repartie dix minutes après son arrivée. En dix minutes, on peut tuer un homme.
PLATON ― Bravo, patron !
MARGUERITE ― Et le mobile ? Vous avez pensé au mobile ?
HANVÉLO ― Vous l’avez évoqué vous-même. Monsieur Sullivan était, je vous cite : « infernal ».
MARGUERITE ― C’est une expression. Et puis, il ne l’était pas avec mademoiselle Ursula.
HANVÉLO ― Ça reste à voir.
MARGUERITE, hausse les épaules. ― Vous avez déjà essayé de bouger une armoire de trois cents kilos ?
HANVÉLO ― C’est exactement cela qui me turlupine. Comment une armoire aussi lourde et stable, car j’ai essayé moi-même de la bouger, comment cette armoire peut-elle tomber toute seule ?
MARGUERITE ― Vous devriez lire ses livres, Inspecteur. Vous y trouveriez des éléments de réponse.
HANVÉLO ― Que voulez-vous dire ?
MARGUERITE ― Lisez. Moi, vous ne me croirez pas, comme vous ne croyez pas aux objets qui se déplacent.
PLATON ― Moi, j’y crois. Je l’ai vu…
HANVÉLO ― Je n’ai pas le temps de lire. (Il se dirige vers la bibliothèque pour étudier les titres des livres présents.)
MARGUERITE ― Il ne s’agit pas de lire toute la bibliothèque. Seulement les siens. Ou au moins les feuilleter.
HANVÉLO ― Il lisait beaucoup ?
MARGUERITE ― Monsieur Sullivan ? Non. Il écrivait plus qu’il ne lisait.
HANVÉLO ― Pourquoi tant de livres alors ?
MARGUERITE ― Ce sont ses auteurs cultes, comme il dit. Ceux qui l’inspirent.
HANVÉLO ― L’inspiraient. Ceux qui l’inspiraient… Je suppose que vous avez lu ses livres, à lui ? (Il prend un livre qu’il feuillette.)
MARGUERITE ― Oui. Mais je n’ai pas toujours tout compris. C’est un auteur bizarre…
HANVÉLO ― C’était.
MARGUERITE ― Je ne peux pas m’y résoudre. C’est un auteur bizarre, un peu surréaliste, ou pataphysique…
PLATON ― Qu’est-ce que c’est ?
MARGUERITE ― La 'Pataphysique est la Science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité. (Hanvélo et Platon la regardent avec stupeur.) Mais ne me demandez pas ce que cela signifie, je n’en sais rien. Vous n’êtes pas encore allés aux toilettes ? (Regards inquiets des deux policiers.) Cette définition se trouve collée derrière la porte des W.C., j’ai eu tout loisir de l’apprendre par cœur. (Les deux hommes soupirent.) Au début elle était des deux côtés, on pouvait la lire debout ou assis. Mais j’ai supprimé le côté pile si vous voyez ce que je veux dire, parce que certains ne savent pas lire et viser la lunette en même temps.
HANVÉLO ― Bref. Ça ne nous avance guère. (Il pose son livre pour en choisir un autre.)
MARGUERITE ― Je dois vous dire aussi que la Pataphysique étant partout et en tout, nous en faisons tous involontairement, comme monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir.
PLATON ― Qui c’est, ce Jourdain ?
HANVÉLO ― Laissez tomber, Platon.
MARGUERITE ― Et donc, nous sommes tous pataphysiciens.
LATON ― Moi, je suis pata…truc ?
MARGUERITE, ironique. ― Vous, peut-être un peu moins que les autres.
HANVÉLO ― Ça sert à quoi votre Pataphysique ?
MARGUERITE ― À rien. Sauf peut-être à mieux comprendre l’occultation de monsieur Boris sous l’effet de la pesanteur appliquée à une armoire normande.
HANVÉLO ― Je mène une enquête, madame Cruche. Nous ne sommes pas ici pour réaliser des expériences de physique et encore moins de pataphysique.
MARGUERITE ― Ne vous fâchez pas. Je vous ai dit tout ce que je savais. Pour le reste, faudra demander à monsieur Boris.
PLATON ― Mais puisqu’il est…
MARGUERITE ― Je sais, je sais. (Désinvolte.) Il est mort.
HANVÉLO ― Vous l’avez vu comme moi, non ?
MARGUERITE, sans conviction. ― Oui, oui…
Platon fait un petit signe à Hanvélo signifiant que Marguerite est toquée.
HANVÉLO ― Oui… Euh !... J’ai justement un de ses livres dans les mains où il imagine les objets conscients…
MARGUERITE ― Il prend au premier degré le précepte selon lequel les objets ont une âme. Si les objets ont une âme, alors ils ont aussi une conscience, et inversement.
HANVÉLO ― Mouais ! Et donc, ils bougent, ils se révoltent et réclament la signature d’un traité des droits de la chose…
PLATON ― C’est débile !
On entend un claquement sec. Les deux hommes sursautent.
HANVÉLO ― Qu’est-ce que c’est ?
MARGUERITE ― C’est la tablette. Elle est très susceptible. Vous devriez mesurer vos propos.
Puis le bureau se met à bouger.
PLATON ― Patron ! Patron ! Ça recommence ! (Le fauteuil glisse sur le sol. Platon est paniqué.) C’est une maison hantée, patron ! C’est une maison hantée ! Je ne resterai pas une minute de plus dans une maison hantée ! (Il sort en courant.)
HANVÉLO ― Platon ! Revenez ! Platon ! (Des livres tombent de la bibliothèque et la lampe se met à clignoter.)
HANVÉLO, paniqué à son tour. ― Platon ! Attendez-moi, Platon ! (Il court vers la sortie, se retourne vers Marguerite.) Je reviendrai, madame Cruche, je reviendrai ! (Il sort.)
MARGUERITE ― Ne partez pas, voyons, n’ayez pas peur, ce n’est rien… (Elle sort derrière les policiers.)
NOIR
ACTE III
Scène 1
Boris, L’Éditeur (Jean)
Tout est à sa place « normale ». La machine à écrire se trouve sur le bureau et le fauteuil est orienté vers le public, près de la tablette qui supporte la lampe. Les livres sont rangés. Boris est assis à son bureau, il tape à la machine. On entend la sonnette de la porte d’entrée. Boris s’interrompt.
BORIS ― Encore un casse-pieds ! (La sonnette insiste. Il crie.) Entrez ! C’est ouvert. (Puis il reprend sa frappe.)
Entre l’éditeur de Boris, Jean Daluin.
JEAN ― Bonjour Boris !
BORIS, s’interrompt. ― Jean ! Comment vas-tu ? (Ils se serrent chaleureusement la main, Boris restant assis.)
JEAN ― Bien. Très bien. Et toi ?
BORIS ― Je vais bien. En plein boulot, comme tu vois.
JEAN ― Tu es sûr ?
BORIS ― Euh ! De quoi, de travailler ?
JEAN ― Non, d’aller bien.
BORIS ― Mais oui. Quelle drôle de question !
JEAN ― Je m’inquiétais. Alors, je suis venu.
BORIS ― Tu n’as aucune raison de t’inquiéter… Ah, je vois ! En fait, tu te préoccupes de mon prochain manuscrit. Tu crains que je ne me laisse aller au farniente, que je n’écrive plus.
JEAN ― Mais non, pas du tout. Je m’inquiète pour ta santé. Je sais parfaitement bien que tu écris. Je n’ai pas besoin de te surveiller.
BORIS ― On dit ça. Mais je vous connais, vous autres les éditeurs. (Sur le ton de la plaisanterie.) Vous êtes de redoutables requins, des esclavagistes, des suceurs de moelle d’écrivains...
JEAN ― Arrête ton cinéma. Je gagne des clopinettes avec tes romans et tu le sais bien.
BORIS ― Tu es venu me faire du chantage. Écris un best-seller ou je te coupe les doigts un par un ! Vieille méthode russe pour délier les langues. Mais je ne suis pas certain que ça fonctionne avec un écrivain, d’autant qu’un écrivain a besoin de ses doigts pour écrire.
JEAN ― Tu as raison, c’est plutôt la langue que je devrais te couper. Ainsi, je pourrais peut-être en placer une.
BORIS ― Message reçu. Je t’écoute.
JEAN, s’assoit au fauteuil. ― Je pose donc ma question : quand cesseras-tu tes âneries au téléphone ?
BORIS ― Quelles âneries ?
JEAN ― Je t’ai appelé il y a deux jours : j’ai eu la bonne !
BORIS ― Ah, oui ! Marguerite.
JEAN ― Je t’ai appelé hier : j’ai eu un certain Inspecteur Hanvélo !
BORIS ― Je t’en avais déjà parlé, non ?
JEAN ― Oui. Et heureusement. Il m’a annoncé ton décès, et j’ai eu un long moment de doute. Sincèrement, je trouve la plaisanterie douteuse, et même calamiteuse.
BORIS ― Ce n’est pas une plaisanterie.
JEAN ― Écoute, Boris. Tu as un don d’imitation extraordinaire. Tu contrefais ta voix, c’en est troublant et très drôle… Jusqu’à une certaine limite. Ta Marguerite Cruche suffit largement à amuser ton auditoire…
BORIS ― Il ne s’agit pas d’amusement, Jean. Lorsque j’écris, je suis dans un autre monde. Je vis mes personnages. Marguerite est là, à côté de moi. Elle est vivante, elle me parle.
JEAN ― Et elle parle aussi au téléphone. C’est là où tu m’inquiètes. J’ai le sentiment que tu ne fais plus la différence entre ton imaginaire et le monde réel.
BORIS ― Mais non, mais non. J’écris, donc tout va bien. Pour toi comme pour moi.
JEAN ― De ce point de vue là, je ne suis pas mécontent que ton roman avance.
BORIS ― Ce n’est pas un roman, c’est du théâtre… Je sais, ça se vend encore moins bien que mes romans. Mais j’avais très envie d’écrire une pièce de théâtre…
JEAN ― Soit ! J’espère simplement que tu ne mêles pas Ursula à tes turpitudes littéraires.
BORIS ― Elle est partie un mois en tournée.
JEAN ― Je sais. Mais si tu as l’intention d’établir une relation saine, ne laisse pas Marguerite et encore moins l’Inspecteur Hanvélo lui répondre au téléphone. Et d’ici un mois, tâche d’être redescendu au pays des vivants.
BORIS ― Tu as sans doute raison. Si j’en crois Marguerite, je suis infernal.
JEAN ― Oublie tes personnages cinq minutes, s’il te plaît.
BORIS ― Si j’en crois mon ex-femme, aussi.
JEAN ― Cet avis là me paraît davantage pertinent.
On sonne à la porte.
BORIS ― Tiens ! C’est la journée des visites.
JEAN, se lève. ― Ne te dérange pas, je vais ouvrir.
BORIS ― Pas la peine (Il crie.) Entrez, c’est ouvert !
Scène 2
Boris, Jean, Michelle
Entrée de Michelle, l’ex-épouse de Boris.
BORIS ― Quand on parle du loup…
MICHELLE ― Merci. Quel accueil !
BORIS ― Je ne portais pas de jugement, j’utilisais simplement une expression commune.
JEAN ― Bonjour Michelle.
MICHELLE ― Bonjour Jean. (Ils s’embrassent.) Tu n’es toujours pas parvenu à le rendre sociable ?
JEAN ― Il dit vrai, Michelle, nous étions en train de parler de toi.
MICHELLE ― En mal, je suppose. (Elle s’approche de Boris.) Le loup ne mord pas encore, tu sais ?
BORIS, se lève et l’embrasse. ― Bonjour Michelle. Je disais simplement que tu me trouvais infernal à vivre. Ce n’est que la vérité.
MICHELLE ― La pure vérité. Je ne regrette rien, et surtout pas notre divorce.
BORIS ― Tu n’es pas obligée d’en rajouter.
JEAN, cède son fauteuil. ― Viens t’asseoir là. Notre ami Boris n’a toujours pas consenti à acheter un deuxième fauteuil.
BORIS ― C’est mon bureau, ici, ce n’est pas un salon.
JEAN ― Oui, mais comme tu accueilles tout le monde dans ton bureau…
MICHELLE ― Inutile d’insister, Jean, c’est ainsi et tu ne l’en feras pas démordre… (Elle s’assoit.) Je te remercie pour ton sacrifice.
JEAN ― Oh ! Si petit, Michelle.
BORIS ― Je perçois une certaine complicité entre vous. Votre rencontre ici n’est pas due au hasard. Je me trompe ? Vous êtes venus voir si le bon docteur Jekyll n’avait pas abusé de la potion magique.
JEAN ― J’ai en effet imploré Michelle de passer aujourd’hui. Histoire de te rappeler à la vie réelle.
BORIS ― Un traitement de choc, quoi !
MICHELLE ― C’est moi le traitement de choc ?
BORIS ― Excuse-moi, Michelle. Ce n’est pas ce que je voulais dire…
MICHELLE ― Tu écris mieux que tu ne parles. Heureusement pour ton éditeur et tes lecteurs.
BORIS ― Tu as raison. Lorsque j’écris, je cherche mes plus jolis mots, alors qu’ils ont plutôt tendance à sortir sauvages et indomptés de ma bouche.
JEAN ― Je ne voulais pas provoquer une confrontation en vous réunissant…
MICHELLE ― Eh bien, c’est raté !
JEAN ― Vous étiez pourtant restés en bons termes, il me semble.
MICHELLE ― Oui, mais il faut soigneusement ajuster la périodicité de nos rencontres sur ses phases d’inaction créative. Je te l’ai dit au téléphone, Jean, lorsqu’il entre en écriture, il devient inabordable. Je le sais mieux que quiconque. Tu pensais le divertir, tu ne fais que l’excéder, car nous le détournons de son imaginaire. Nous sommes de trop.
BORIS ― C’est une analyse un peu brutale, mais je suis bien forcé d’y adhérer.
MICHELLE ― Ah !
BORIS ― Un peu excessive dans la conclusion. Vous n’êtes pas de trop…
MICHELLE ― Importun te siérait davantage ?
BORIS ― Il me faut simplement le temps de reprendre pied avant d’apprécier à sa juste valeur votre agréable compagnie.
MICHELLE ― Je n’en reviens pas. Enfin, une parole aimable. On n’y perçoit pas une sincérité débordante, mais c’est un réel progrès.
JEAN ― Si chacun fait un effort, on parviendra à s’entendre.
BORIS ― Tout à fait. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ?
MICHELLE ― Pas possible ! On nous l’a changé ?
JEAN, réprobateur. ― Michelle !
MICHELLE ― Excusez-moi. Je prendrai bien un café.
JEAN ― Moi également.
BORIS ― Je vais appeler Marguerite. (Il se lève, prend soudain conscience de sa bévue.) Euh !...
MICHELLE, atterrée. ― C’était trop beau ! (Elle se lève.) Ne te dérange pas, je vais le faire, je connais la maison. (Elle sort.)
JEAN ― Tu n’en manques pas une !
BORIS, se rassoit. ― C’était involontaire.
JEAN ― Je te crois volontiers. Tu devrais tout de même faire attention, elle ne supporte plus tes dérapages.
BORIS ― Je sais. Mais nous sommes déjà divorcés, ça ne pourra pas être pire… Dis-moi, elle a vieilli, Michelle, non ?
JEAN, surpris. ― Euh !... Comme toi… Comme moi…
BORIS ― Oui, toi aussi.
JEAN ― Merci.
BORIS ― J’ai l’impression de ne pas avoir vu passer ces dernières années.
JEAN ― C’est exactement ce que l’on te reproche, Boris. Tu es dans ta bulle, et tu passes à côté de la vie. Pense à Ursula. Si tu reproduis le même schéma avec elle, tu la perdras, comme tu as perdu Michelle.
BORIS ― Avec Michelle, nous nous sommes perdus conjointement, si j’ose le terme.
JEAN ― Épargne-moi les détails, je te demande simplement d’y réfléchir.
On entend sonner à la porte.
BORIS ― Ah ! Encore un, euh… (Il hésite.) visiteur.
JEAN ― Michelle est dans la cuisine, elle ouvrira.
Scène 3
Boris, Jean, Michelle, Verpret
Michelle entre, suivie d’un Verpret empressé. Il aura des regards extasiés envers Michelle, tout au long de la scène.
MICHELLE ― C’est le voisin qui vient te rendre une petite visite, Boris.
VERPRET ― Bonjour monsieur Sullivan. (Il aperçoit Jean.) Bonjour monsieur Daluin. Si je vous trouve ici, c’est qu’il y a un nouveau bouquin en vue.
JEAN ― C’est ça, monsieur Verpret. Vous êtes perspicace.
VERPRET ― Oh, j’ai l’habitude. (Il se tourne vers Boris.) Je vous ai amené des tomates. Je sais que vous les aimez.
MICHELLE ― Je les lui ai faites déposer dans la cuisine.
BORIS ― Je vous remercie, monsieur Verpret, mais vous m’en avez déjà apporté avant-hier. Je ne sais pas si je pourrai manger tout ça.
VERPRET, étonné. ― Avant-hier ? Certainement pas, voilà six jours qu’on ne s’est pas vus.
BORIS ― Mais si ! Demandez à Marguerite.
VERPRET ― Marguerite ? Qui est Marguerite ?
JEAN ― Boris, enfin !
BORIS ― C’est vrai, vous ne pouvez pas la connaître, Marguerite est un de mes personnages…
MICHELLE ― Il est incurable ! Excusez-le, monsieur Verpret.
VERPRET, plein d’émerveillement envers Michelle. ― Ce n’est rien, c’est un artiste. Tout le monde n’est pas enraciné à la terre, comme moi.
MICHELLE ― Vous êtes bien conciliant… Le café doit être prêt. Vous en voulez un ?
VERPRET ― Je dis pas non.
MICHELLE ― Je vous l’apporte. (Elle sort.)
BORIS ― Alors, cela fait déjà six jours. Vous êtes sûr ?
JEAN ― Tu es lourd, Boris.
VERPRET ― J’en suis certain. C’est pas que je vous surveille, monsieur Sullivan, mais je compte les jours, rapport à la lune pour mes plantations. Et la dernière fois qu’on a papoté ensemble, c’était pour le premier quartier, il y a six jours.
BORIS ― Elle sera donc bientôt pleine.
MICHELLE, entre, elle tient un plateau contenant tasses, cuillères, sucre… ― La coupe, oui !
BORIS ― La lune, Michelle, la lune.
MICHELLE ― Les tasses aussi sont pleines. Asseyez-vous au fauteuil, monsieur Verpret. (Elle lui présente le plateau.)
VERPRET, se sert en sucre et prend la tasse dans ses mains. ― Je vous remercie mais j’ai l’habitude de rester debout.
JEAN, se sert à son tour. ― Vous êtes en pleine forme, monsieur Verpret. La retraite semble vous convenir.
Michelle tend le plateau à Boris qui se sert, puis elle se servira elle-même. Abandonnant le plateau sur le bureau de Boris, elle ira s’asseoir dans le fauteuil.
VERPRET ― Oh ! Faut pas s’y fier. C’est une activité dangereuse.
JEAN ― Quoi, le jardinage ?
VERPRET ― La retraite, monsieur Daluin, la retraite. C’est quand même bien chez les retraités que, statistiquement, on compte le plus de décès.
MICHELLE ― Ah ! Ah ! Très drôle, monsieur Verpret.
Verpret en est confus d’émotion.
BORIS ― Oui. Je vais noter ça. Je m’en servirai.
JEAN ― En effet, c’est une vérité qui mérite d’être rappelée. À un certain âge, on a plus de chance de mourir en bonne santé, que d’un coup de révolver.
VERPRET ― À ce propos, monsieur Sullivan. Il y a deux jours, on a entendu des coups de feu. Moi, j’ai l’habitude, je sais que vous jouez avec votre pistolet d’alarme quand vous écrivez une énigme policière. Et puis, je vous ai aperçu vous promener tranquillement un peu après… Mais certains voisins voulaient appeler la police… Faudrait vous trouver des balles moins puissantes. Avec moins de poudre, ça peut marcher… (Il pose sa tasse vide sur le plateau.)
MICHELLE ― Vous savez combien il est têtu ? Ce n’est pas faute de le lui dire. Je lui avais même caché son arme.
BORIS ― Vous avez raison, je sais…
VERPRET ― Moi, je dis ça pour vous… Faites comme vous l’entendez. Bon, la compagnie est agréable, (Il regarde plus particulièrement Michelle.) mais je vais vous laisser. J’ai encore du travail. (Il s’apprête à sortir.)
BORIS ― Vous taillez les courges ?
VERPRET ― Comment vous le savez ? Je croyais que vous n’y connaissiez rien.
BORIS ― J’ai des illuminations, parfois.
JEAN ― Ça se taille, les courges ?
VERPRET ― Parfaitement. On taille les courges, les courgettes, les melons, les tomates… Dans le jargon, on dit plutôt « pincer », mais il s’agit bel et bien d’une taille.
JEAN ― Eh bien ! Je suis vraiment nul en jardinage.
VERPRET ― À chacun son domaine. Et le mien me manque déjà. Alors, j’y retourne…
MICHELLE, pose sa tasse sur la tablette à côté d’elle et se lève. ― Je vous raccompagne.
VERPRET, en sortant. ― Au revoir, messieurs dames.
TOUS, à l’unisson. ― Au revoir.
Michelle sort derrière Verpret.
Scène 4
Boris, Jean, Michelle
JEAN, pose sa tasse sur le bureau de Boris. ― Tu t’intéresses au jardinage, toi ?
BORIS ― J’ai un faible pour les tomates… et les courges.
JEAN ― Tu utilises Verpret dans ta pièce, n’est-ce pas ?
BORIS ― Ça te gêne ?
JEAN ― Non. J’en ai vu d’autres. Les auteurs s’inspirent généralement de leur environnement.
BORIS, se lève et s’anime. ― Il a une gueule d’assassin, tu ne trouves pas ?
JEAN, moue incrédule. ― Euh !...
BORIS ― Tu ne l’as pas bien regardé. C’est dans les yeux… Et puis, il butte sans sourciller céleris, poireaux, carottes, choux…
JEAN ― Il butte avec deux t. J’apprécie le jeu de mot, mais je ne le vois pas faire autre chose que des buttes de terre.
BORIS ― Parce que tu manques d’imagination. De butter, faire une butte, à buter, descendre, éliminer, refroidir, rectifier, liquider, supprimer, trucider, il n’y a qu’un pas et un seul t de différence. Et encore, il est admis d’écrire ce dernier buter avec deux t. Verpret est un tueur potentiel.
MICHELLE, entre. ― Il est très aimable, ce monsieur Verpret.
JEAN ― Particulièrement avec toi, Michelle. Est-ce que tu as bien regardé ses yeux ?
MICHELLE ― En voilà une idée. Il m’inspire de la sympathie, rien de plus. Lorsque j’aurai une attirance physique pour le troisième âge, je te ferai signe, Jean.
JEAN ― Je te remercie, mais il ne s’agit pas de sex-appeal. Il paraît que l’on détecte dans son regard une inclination au meurtre.
MICHELLE ― Oh ! Je reconnais là l’imagination débordante de Boris.
BORIS ― Ce n’est peut-être pas que de l’imagination.
MICHELLE ― Au risque de te décevoir, ton voisin n’est qu’un brave retraité sans histoire.
BORIS ― Justement, il faut lui en inventer une, d’histoire.
JEAN ― Oui. Moi, j’aime bien l’idée du tueur en série qui fertilise son jardin avec des cadavres. Ce qui expliquerait qu’il obtienne les si belles tomates que Boris dévore avec délectation.
MICHELLE ― Mais vous êtes piqués, tous les deux ! Jean, ne le conforte pas dans ses délires, s’il te plaît… Je suis sûre que ce pauvre Verpret n’apprécierait pas du tout.
BORIS ― Je changerai son nom, je l’appellerai Verpois.
MICHELLE, ironique. ― Bravo, il ne se reconnaîtra pas !
BORIS ― Tu ne m’as jamais compris, Michelle…
MICHELLE ― C’est vrai. Et je doute que tu rencontres un jour quelqu’un qui y parvienne. Même ta danseuse…
BORIS ― Ma danseuse s’appelle Ursula.
MICHELLE ― Ursula, oui. Même Ursula, passés les premiers émois, ne te comprendra pas davantage que moi si tu ne bâtis pas une barrière étanche entre tes vies réelle et imaginaire. Les mondes parallèles, par définition, ne se rencontrent jamais. Or, les tiens méprisent les plus élémentaires notions de géométrie puisqu’ils s’entrecoupent abondamment.
JEAN ― Au risque de te déplaire, Boris, je suis de l’avis de Michelle.
BORIS ― Permettez-moi de ne pas partager votre pessimisme.
MICHELLE ― Parce qu’Ursula et toi ne cohabitez pas, et parce son métier vous éloigne fréquemment. Imagine, puisque c’est ton activité de prédilection, imagine donc Ursula partager son amant avec Marguerite Cruche et je ne sais quels autres fantômes.
JEAN ― L’Inspecteur Hanvélo, par exemple.
MICHELLE ― Tiens ! C’est un nouveau, celui-là ?
JEAN ― Le dernier né. Mais pas le dernier pour la déconne. Il m’a annoncé la mort de Boris au téléphone.
MICHELLE ― Super ! Il doit annoncer la même nouvelle à Ursula ?
BORIS ― Hanvélo ne parlera jamais à Ursula, pas plus au téléphone qu’ailleurs.
MICHELLE ― En es-tu certain ?
BORIS, agacé. ― Vous me fatiguez ! Est-ce ma faute à moi si mes personnages refusent de se laisser enfermer dans un manuscrit, s’ils ont décidé de vivre, s’ils sont indépendants, s’ils répondent au téléphone et s’ils empiètent sur ma vie privée ?
JEAN ― Il me semble que oui, c’est de ta faute. Tu dois rester le seul maître à bord. S’ils sont trop intrusifs, il te faut les tuer.
BORIS ― Les tuer ? C’est ridicule ! Il m’arrive bien d’en supprimer un, mais si je les tue tous, je n’aurais plus rien à écrire.
JEAN ― Au sens psychanalytique du terme. Comme le fils tue le père, toi tu dois tuer tes enfants trop abusifs avant qu’ils ne te dévorent. En réalité, il ne s’agit pas de les faire disparaître, mais de dresser des limites à leur libre arbitre. Si tu considères qu’un personnage est vivant de par la force de caractère que tu lui attribues, il n’en demeure pas moins qu’à l’égal d’un être de chair, il ne doit pas accaparer tes sens vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
MICHELLE ― Voilà qui est parfaitement exprimé. Et comme nous ne voulons pas nous non plus t’accaparer au-delà du raisonnable, nous allons te laisser à tes réflexions que nous souhaitons constructives. N’est-ce pas, Jean ?
JEAN ― Oui. Nous avons déjà beaucoup abusé de ton temps créatif, Boris. Mais je pense que notre intervention était nécessaire… À bientôt, ami.
MICHELLE ― Ciao, Boris. Le bonjour à Ursula.
Ils sortent. Boris s’approche de la fenêtre, les regarde partir. Il fait un signe de la main. On entend le bruit des moteurs. Puis il se détourne. Plongé dans ses réflexions, il soupire, hoche la tête, remue les bras… Il s’agite en marchant quelques instants de la sorte. Enfin, il rejoint le fauteuil, le tourne et le pousse vers le fond de la scène avant de se caler à l’intérieur. Il disparaît à la vue du public. On entend un profond soupir, puis les touches de la machine à écrire qui se mettent en action, lentement d’abord, puis de plus en plus vite.
NOIR
ACTE IV
Scène 1
Marguerite, Hanvélo
Le décor est inchangé. On a simplement enlevé le plateau et les tasses. Boris est dans le fauteuil tourné vers le fond. Caché par le dossier, on ne devra pas le voir avant la scène 2.
MARGUERITE, entre. ― Entrez. N’ayez pas peur, entrez, Inspecteur. (L’Inspecteur Hanvélo la suit avec appréhension. Il porte un collier d’ail autour du cou et tient un crucifix à la main.) Alors, vous êtes revenu ?
HANVÉLO, méfiant. ― Je n’ai pas pour habitude de lâcher une affaire. Aussi tordue soit-elle.
MARGUERITE ― Vous avez raison. Il ne faut jamais capituler. D’ailleurs, vous voyez, aujourd’hui tout est calme.
HANVÉLO, peu rassuré. ― Je vois, je vois…
MARGUERITE ― Mais, au risque de vous décevoir, ce n’est pas votre attirail qui y fera quelque chose. (Elle montre les aulx et le crucifix.) Les objets sont insensibles aux superstitions humaines.
HANVÉLO ― Les objets sans doute, mais les sorcières... (Il dévisage Marguerite, qui éclate de rire.) Ça vous fait rire ?
MARGUERITE ― Entendre un Inspecteur de police parler de sorcellerie, c’est surprenant.
HANVÉLO, toujours inquiet, et il le restera durant toute la scène. ― Il se passe des choses tellement bizarres, ici.
MARGUERITE ― Oui, mais tout cela n’est que littérature. Rien d’autre.
HANVÉLO ― Littérature, des meubles volants ? Comment disiez-vous aussi, euh… pataphysique ?
MARGUERITE ― Oh, il ne faut pas tout mélanger.
HANVÉLO ― Eh bien, je trouve votre pataphysique bien dangereuse.
MARGUERITE ― On a toujours un peu peur de ce que l’on ne comprend pas.
HANVÉLO ― Ne m’en parlez pas. Platon en a attrapé une jaunisse.
MARGUERITE ― Je me disais aussi, l’Inspecteur Hanvélo a perdu son acolyte.
HANVÉLO ― Je l’ai perdu corps et bien. Il a eu la trouille de sa vie, il a démissionné.
MARGUERITE ― Non !
HANVÉLO ― À cause de vous, il ne sera jamais inspecteur, ni même policier. Il veut se faire moine, et peut-être même bouddhiste, si j’ai bien compris.
MARGUERITE ― À cause de moi ! Vous y allez un peu fort, je n’y suis pour rien. Et d’abord, il n’avait pas la fibre policière, votre Platon, il n’était pas fait pour être flique.
HANVÉLO ― Je vous l’accorde, il n’avait pas inventé le fil à couper le beurre. Mais tout de même. Ce n’était pas la peine de l’embrouiller davantage.
MARGUERITE ― Je vous le répète, je n’y suis pour rien. C’est monsieur Boris qui est à l’origine de tout ça.
HANVÉLO ― Monsieur Boris ! Parlons-en. Car la question reste posée : qui a tué Boris Sullivan ?
MARGUERITE ― L’armoire normande, tiens !
HANVÉLO ― Trop simple.
MARGUERITE ― Je le savais que vous étiez un tordu, vous. Dès que je vous ai vu, j’ai compris que j’avais affaire à un tordu.
HANVÉLO ― Trois solutions. Vous, toute seule. Je n’y crois pas, l’armoire est trop lourde. Vous, avec l’aide d’Ursula. Si elle est amoureuse, ce qui reste encore à prouver, ce n’est pas la bonne solution. Enfin, Verpret, qui serait revenu…
MARGUERITE, l’interrompt. ― Verpois !
HANVÉLO ― Comment ça, Verpois ?
MARGUERITE ― Il s’appelle Verpois, et pas Verpret.
HANVÉLO, consulte son carnet. ― J’ai écrit Verpret.
MARGUERITE ― Eh bien, maintenant il s’appelle Verpois.
HANVÉLO ― Maintenant ?
MARGUERITE ― Rectifiez, Verpois, et n’en parlons plus.
HANVÉLO, annote, peu convaincu. ― Donc, troisième solution, Ver-machin, le voisin, a très bien pu revenir, monter dans la chambre et à l’aide d’un outil, manche de râteau ou de pioche, faire tomber l’armoire. Il y a deux variantes, selon que vous êtes sa complice ou non.
MARGUERITE ― Et le mobile ?
HANVÉLO, tire triomphalement un second carnet de sa poche. ― Platon m’a donné son carnet de notes. Brave Platon. Là-dessus, il est écrit que Verpret… (Marguerite tente d’émettre un rectificatif, mais Hanvélo la devance.) ou Verpois si vous préférez, appréciait beaucoup l’ex-épouse de monsieur Sullivan, et lui reprochait de s’en être séparé.
MARGUERITE ― Michelle ? Et alors ?
HANVÉLO ― Alors, Verpois amoureux de Michelle, jaloux de Boris, désapprouvant leur divorce qui l’éloigne encore plus de lui… C’est un excellent mobile.
MARGUERITE ― C’est ridicule. Il a le double de son âge.
HANVÉLO ― L’âge n’a jamais été un frein à l’amour. Votre Verpois n’a pas que la main verte, si vous me suivez.
MARGUERITE ― Je ne me trompais pas. Vous êtes tordu.
HANVÉLO ― Ce sont les criminels qui sont tordus. Et il me faut bien raisonner comme eux si je veux pouvoir les coincer.
MARGUERITE ― J’ai tout de même deux objections à formuler.
HANVÉLO ― Je vous écoute.
MARGUERITE ― Comment Verpois pouvait-il savoir qu’il y avait une armoire normande dans la chambre de monsieur Boris ? Ils n’étaient pas vraiment intimes, de simples voisins.
HANVÉLO ― Il ne le savait pas forcément. Il est monté à l’étage dans l’intention d’agresser votre patron, un outil dans les mains. Et c’est en découvrant l’armoire que l’impulsion lui sera venue.
MARGUERITE ― Je n’arrive pas à le croire.
HANVÉLO ― Votre seconde objection ?
MARGUERITE ― Je suis montée à l’étage immédiatement après avoir entendu le bruit. Si Verpois s’y trouvait, j’aurais dû le voir.
HANVÉLO ― D’où mes variantes. Soit vous êtes complices, soit il s’est caché, sous le lit ou dans la salle de bain ou ailleurs, en attendant de pouvoir s’éclipser le moment venu. Vous n’avez pas de téléphone portable ?
MARGUERITE ― Non. Pourquoi ?
HANVÉLO ― Vous êtes donc venue ici, dans ce bureau, pour appeler du secours. (Il montre le téléphone.) Il a eu largement le temps de s’enfuir.
MARGUERITE ― Mince alors ! Vous êtes tordu, mais très fort.
HANVÉLO, s’approche du bureau. ― Vous avez remis la machine à écrire à sa place ?
MARGUERITE ― Je l’ai réparée.
HANVÉLO ― Pas de téléphone portable, pas d’ordinateur, (Il regarde autour de lui.) pas de télé non plus. Monsieur Sullivan n’était pas très moderne.
MARGUERITE ― C’est vrai. Il n’aime pas beaucoup la technologie actuelle. Selon lui, elle aliène l’humanité.
HANVÉLO ― Vous parlez toujours de lui au présent.
MARGUERITE ― Déformation professionnelle. (Hanvélo grimace son incompréhension. Le téléphone sonne et Marguerite décroche.) Allo !... (Un temps.) Oui… (Un long temps. Marguerite écoute avec concentration. Hanvélo, intrigué, tend l’oreille mais n’entends rien. Marguerite raccroche enfin. Elle est soucieuse.) Merde !
HANVÉLO ― Un problème ?
MARGUERITE ― C’était Verpret.
HANVÉLO ― Ah ! C’est Verpret ou Verpois ? Il faut savoir.
MARGUERITE ― C’était Verpret, le vrai.
HANVÉLO ― Parce qu’il y a un faux Verpret ?
MARGUERITE ― Ho là là, vous, par contre, vous en êtes un vrai !
HANVÉLO ― Dites donc, je ne vous permets pas…
MARGUERITE ― La situation est grave, Inspecteur Hanvélo. Verpret refuse d’être un assassin !
HANVÉLO ― Hein ?
MARGUERITE ― Et donc Verpois ne peut pas l’être.
HANVÉLO ― Hein ?
On sonne à la porte d’entrée.
MARGUERITE ― C’est lui. Il a dit qu’il arrivait.
HANVÉLO ― Verpret ou Verpois ?
Marguerite hausse les épaules.
Scène 2
Marguerite, Hanvélo, Boris, Verpret
On entend de nouveau la sonnerie de la porte d’entrée.
MARGUERITE ― Il m’a l’air impatient. J’y vais. (Elle s’apprête à sortir.)
BORIS, dans le fauteuil. ― Non, Marguerite.
HANVÉLO ― Qui a parlé ?
BORIS, se lève et apparaît à la vue de tous. ― C’est moi… (Hanvélo pousse un cri à la vue de Boris.) Et c’est à moi d’y aller. (Il sort.)
HANVÉLO, se jette à genoux au sol en brandissant le crucifix. ― Un fantôme ! J’ai vu un fantôme ! Vade retro, Satanas !
MARGUERITE ― Calmez-vous, Inspecteur. Il ne s’agit que de monsieur Boris.
HANVÉLO, paniqué. ― Mais il est mort, monsieur Boris, il est mort !
MARGUERITE ― Mais non, il n’est pas mort. Enfin, un peu si vous voulez, mais pas complètement…
Boris et Verpret entrent. Hanvélo pousse un cri et rampe au sol, le crucifix tenu au-dessus de la tête. Il est important que le groupe Boris/Verpret, côté fauteuil, ignore totalement le groupe Marguerite/Hanvélo, côté bureau. Ces derniers n’existent pas pour Verpret.
VERPRET, continuant une conversation commencée dans l’entrée. ― Je ne peux pas vous le dire.
BORIS ― Ça ne peut être que Michelle. Je suis sûr que c’est Michelle !
VERPRET ― Peu importe qui m’a alerté…
BORIS ― C’est elle. La garce !
VERPRET ― Non ! Je ne peux pas vous laisser dire ça, monsieur Sullivan. Avec tout le respect que je vous dois, elle a bien fait de me téléphoner.
BORIS ― Ah ! C’est elle.
VERPRET ― Il valait mieux que je le sache maintenant qu’il est encore temps. Je ne veux pas être un assassin.
BORIS ― Il ne s’agit pas de faire de vous un assassin. C’est une fiction, monsieur Verpret. Une simple fiction.
VERPRET ― Je ne veux pas être un assassin de fiction. Je ne veux pas qu’on puisse m’associer à un crime, moi qui souffre de devoir éliminer ne serait-ce que les bestioles nuisibles du jardin.
BORIS ― J’ai changé votre nom. Je vous appelle Verpois.
HANVÉLO, lève la tête. ― Mais alors, ce sont les mêmes !
VERPRET ― Verpret, Verpois, il n’y a guère de différence.
BORIS ― Je peux vous appeler autrement. Parker par exemple. Daniel Parker. Ça vous convient ?
VERPRET ― Non, non et non. On comprendra bien qu’il s’agit de moi.
BORIS ― Pour notre entourage immédiat seulement. Cela fait très peu de personnes.
VERPRET ― N’insistez pas, monsieur Sullivan. Si vous voulez que nous conservions des relations amicales, et si vous aimez manger mes tomates, trouvez quelqu’un d’autre. Je ne suis pas l’homme de la situation.
BORIS ― Bon… Je ne peux que m’incliner.
VERPRET ― C’est simple, vous trouvez un autre assassin et on n’en parle plus.
HANVÉLO ― Un autre assassin ?
MARGUERITE ― Chut !
BORIS ― C’est simple, c’est simple, c’est vite dit. On ne trouve pas un assassin à chaque coin de rue.
VERPRET ― Mais si. Vous trouverez, j’en suis sûr.
BORIS ― Si vous le dites.
VERPRET ― Je compte sur vous, hein ?... (Il s’apprête à sortir.) Au fait ! Vous aviez une drôle de voix tout à l’heure lorsque je vous ai appelé.
BORIS ― Sans doute mon téléphone. Il se fait vieux.
VERPRET ― Ouais. C’est comme mes genoux. Ils se font vieux. Mais les genoux, on ne peut pas en changer… Allez ! Pas la peine de me raccompagner, je connais le chemin. À un de ces jours ! (Il sort.)
Scène 3
Marguerite, Hanvélo, Boris
Boris est dépité. Il pousse un long soupir avant de se tourner vers ses personnages.
BORIS ― Qu’est-ce que vous faites par terre, Inspecteur ?
HANVÉLO, brandissant son crucifix. ― Non ! Ne m’approchez pas ! (Il recule à quatre pattes.) Vous êtes mort ! Je ne veux pas vous voir, je ne peux pas vous voir !
BORIS ― Vous êtes ridicule. Levez-vous, allons !
MARGUERITE ― C’est aussi mon avis. Vous êtes ridicule. Vous voyez bien que ce n’est pas un fantôme. Monsieur Boris est vivant.
HANVÉLO, à genoux. ― Mais ce n’est pas possible. Je l’ai vu mort.
MARGUERITE ― Eh bien, disons qu’il est réparé, comme la machine à écrire.
HANVÉLO ― On ne répare pas un homme comme on répare une machine à écrire.
MARGUERITE ― Mais un écrivain, oui, parce que tout se passe dans sa tête. Vous comprenez ?
HANVÉLO ― Non, je ne comprends pas. Je l’ai vu écrasé sous l’armoire. J’ai même participé à la soulever, l’armoire…
BORIS ― Cessez de me parler de cette armoire, ça me fait de drôles de réminiscences dans la poitrine. (Il se masse la poitrine.)
HANVÉLO ― Et l’autopsie, hein ? Qu’est-ce que vous faites de l’autopsie ?
BORIS ― Vous ne croyez tout de même pas que je vais aller jusqu’à me faire découper en tranches pour parfaire la vérité !
HANVÉLO ― Alors, vous n’avez pas été autopsié ?
BORIS ― Je le saurais.
HANVÉLO ― Je sais ! Vous êtes le frère jumeau de Boris Sullivan.
MARGUERITE ― Il commence à m’énerver.
BORIS ― C’est vrai, il est un peu obtus. Je me demande si j’ai bien construit mon personnage. En même temps, on ne peut pas demander une trop grande fantaisie à un flique.
HANVÉLO ― Ça veut dire quoi, ça ?
BORIS ― Écoutez, Inspecteur, levez-vous, décontractez-vous, buvez un coup, et discutons sereinement. J’ai besoin de vous.
HANVÉLO, se lève. ― Vous avez besoin de moi pour quoi ?
BORIS ― Pour trouver un assassin, pardi ! Je n’ai plus d’assassin.
HANVÉLO ― Mais puisque vous êtes vivant.
MARGUERITE ― Il ne comprend rien. Donnez-moi ça déjà, ça m’énerve votre truc, là. (Elle lui prend le crucifix des mains pour aller le ranger dans le tiroir de la tablette.) Vous n’en n’avez pas besoin.
HANVÉLO ― Et vous, Marguerite, le retour de votre patron ne vous étonne pas ?
MARGUERITE ― Oh ! Moi, j’ai l’habitude de ses bizarreries.
HANVÉLO ― Il y a bizarreries et bizarreries.
MARGUERITE, à la cantonade. ― Je vous sers un thé, un café ?...
BORIS ― Non, merci. Je n’ai pas soif, Marguerite. Quant à l’Inspecteur, il ne boit que du lait. Apportez-lui un verre de lait, ça lui fera du bien.
HANVÉLO ― Comment vous le savez ?
MARGUERITE ― Il est vraiment idiot. (Elle sort.)
BORIS ― Vous buvez du lait parce que je l’ai voulu ainsi. Pour casser le cliché du flique buveur d’un grand verre de whisky chaque cinq minutes. C’est plutôt marrant, non ?
HANVÉLO, abattu. ― Je ne sais pas…
BORIS ― Asseyez-vous, Inspecteur. (Il montre le bureau et Hanvélo va s’y asseoir docilement.)
MARGUERITE, revient avec un grand verre de lait. ― Voilà ! La boisson énergétique de monsieur l’Inspecteur. (Elle pose le verre sur le bureau.) Vous avez encore besoin de moi, monsieur Boris ?
BORIS ― Non, je vous remercie Marguerite. J’ai du travail avec l’Inspecteur.
MARGUERITE, considère Hanvélo avec scepticisme. ― Je ne sais pas ce que vous attendez de lui, mais…
BORIS ― Marguerite !
MARGUERITE ― Bon, bon, je m’en vais. (Elle sort.)
Scène 4
Hanvélo, Boris, Marguerite
HANVÉLO, inquiet. ― Quel genre de travail ?
BORIS, fait les cent pas en parlant. ― Je vous l’ai dit, je suis en panne d’assassin. Verpret refuse de jouer le jeu.
HANVÉLO ― Verpret qui est aussi Verpois ?
BORIS ― C’est ça.
HANVÉLO ― Je lui trouve un air sournois à votre Verpret-Verpois.
BORIS ― Ah ! Je savais bien. C’était l’assassin idéal… J’avais donc l’intention de vous faire remonter dans la chambre où vous auriez découvert des traces de griffures sur les murs, preuve qu’un outil de jardinage avait servi de levier pour faire tomber l’armoire. Mais maintenant, c’est foutu…
HANVÉLO, abasourdi. ― C’est foutu ! (Il boit.)
BORIS ― Avez-vous une idée de l’assassin suppléant ?
HANVÉLO ― Suppléant ? (Il boit.)
BORIS ― Je pourrais faire intervenir un rôdeur, mais ce serait d’une platitude navrante.
HANVÉLO ― Navrante. (Il boit.)
BORIS ― Je n’ai que très peu de personnages, vous comprenez ? J’ai bien pensé à Jean, mais Jean n’a aucun mobile sérieux. Je ne lui fais pas gagner beaucoup d’argent, mais je ne lui en fais par perdre. Quel intérêt aurait-il à supprimer un de ses auteurs ?
HANVÉLO ― Quel intérêt ? (Il boit.)
BORIS ― Michelle ! Elle ne supporte pas notre divorce, elle m’en veut, elle est jalouse d’Ursula… Elle me zigouille !... Non seulement ça n’a aucune originalité, mais je me fâche à vie avec Michelle. Elle ne me le pardonnera jamais.
HANVÉLO ― Jamais. (Il boit.)
BORIS ― Qu’est-ce que vous en pensez, vous, avec votre expérience policière ?
HANVÉLO, émet un son marquant son manque d’idées. ― Pffffft !
BORIS ― Il y a bien Marguerite, mais je ne peux pas lui faire ça, nous vivons côte à côte depuis trop longtemps. C’est l’un de mes personnages récurrents, Marguerite.
HANVÉLO ― Ben !… Euh !... Puisque vous n’êtes plus mort, pourquoi chercher un assassin ? (Il boit.)
BORIS ― Vous n’y êtes pas. Dans la vraie vie, je suis vivant. Mais dans la fiction, je reste mort. Pour vous, Inspecteur Hanvélo, je suis toujours mort.
HANVÉLO, donne l’impression d’être ivre. Il ricane bêtement. ― Il se passe des choses rigolotes chez vous. Des meubles qui dansent, un certain Verpret alias Verpois qui refuse d’être l’assassin d’un mort qui ne l’est d’ailleurs pas, ou qui est vivant tout en étant mort. Ah ! Ah ! Ah ! On se marre bien, ici !
BORIS ― Le lait provoque chez vous un effet curieux...
HANVÉLO, finit son verre. ― Il est très bon, votre lait. Je peux en avoir un autre ?
BORIS ― Plus tard. Il nous faut trouver une solution d’abord.
HANVÉLO ― Vous êtes très sympathique, monsieur Sullivan, mais j’aimerais bien rentrer chez moi, maintenant que vous êtes ressuscité.
BORIS ― Je vous le répète : je ne suis pas ressuscité. Considérez-moi comme mort, s’il vous plait.
HANVÉLO ― Hi ! Hi ! Hi ! Vous êtes un marrant, vous, hein ?
BORIS ― Vous n’avez toujours pas compris…
HANVÉLO, frappe sur la table. ― Je veux mon verre de lait ou je rentre chez moi.
BORIS ― Bon, d’accord. (Il appelle.) Marguerite !
HANVÉLO, appelle aussi. ― Marguerite !
MARGUERITE, apparaît. ― Oui.
BORIS ― Apportez un verre de lait à l’Inspecteur, il est assoiffé.
MARGUERITE, en ressortant. ― Bien.
HANVÉLO ― Et que ça saute !
BORIS, soucieux. ― La solution ! La solution ! La solution !
HANVÉLO, en tapant sur la table. ― Du lait ! Du lait ! Du lait !
MARGUERITE, entre et dépose un verre de lait sur le bureau. ― Voilà, voilà ! (Elle regarde Hanvélo avec étonnement.) Ça vous fait un drôle d’effet, le lait. (Puis elle ressort.)
BORIS, comme illuminé. ― Je l’ai !
HANVÉLO, lève son verre. ― Au lait ! (Puis, à l’espagnole.) Olé ! (Il boit.)
BORIS ― Par élimination, il ne reste plus que vous.
HANVÉLO ― Moi ?
BORIS ― L’assassin, c’est vous !
HANVÉLO ― Vous devriez boire un verre de lait, monsieur Sullivan. Ça fait un bien fou. (Il boit.)
BORIS ― Vous découvrez en lisant mon manuscrit que vous n’êtes qu’un personnage de fiction, vous ne le supportez pas, et vous tuez votre créateur.
HANVÉLO ― Ouais, ouais, ouais… Mais je ne peux pas vous tuer, puisque je suis Inspecteur de police.
BORIS ― On en a vu d’autres.
HANVÉLO ― Oui, mais pas moi, je suis inrocuptible... incuroptible… inrupto… intègre. (Il boit.)
BORIS, de nouveau soucieux. ― Le problème, c’est qu’il nous faut nous rencontrer avant que je ne meure.
HANVÉLO, pouffe. ― C’est logique.
BORIS ― Or, vous n’intervenez qu’après ma mort.
HANVÉLO, langage hésitant. ― Là, vous touchez un point… euh !... cru… cial. Si la police intervenait avant que ne se déroule le crime… euh !... il n’y aurait plus de crime. Santé ! (Il boit.)
BORIS, désespéré. ― Ça ne colle pas.
HANVÉLO ― Je me disais aussi, un grand garçon comme vous… imaginer des con… euh !... des invraiblan… sances… insenvraiblances pareilles…
BORIS ― Je dois vous supprimer.
HANVÉLO ― Hein ?
BORIS ― Il me faut absolument trouver une chute et je n’ai plus que cette solution : vous supprimer.
HANVÉLO ― Eh ! Oh ! Doucement ! Quèsseu vous entendez par là ?
BORIS ― Ne vous inquiétez pas, vous ne sentirez rien. Vous n’êtes pas vraiment vivant puisque vous êtes un personnage. Et puis j’ai l’habitude…
HANVÉLO, boit. ― L’habitude ? Comment ça l’habitude ?
BORIS ― Mais oui, j’ai déjà éliminé bon nombre de mes personnages.
HANVÉLO ― Mais alors, vous êtes un sérail… un kerial… siller ? (Il boit.)
BORIS ― Un serial-killer ! C’est vrai, je n’avais jamais songé que je pouvais être un serial-killer.
HANVÉLO ― Ah ! Mais je ne vous… je ne me laisserai pas…
BORIS ― Vous ne comprenez pas. Je vous offre une scène magnifique, la scène ultime et tragique où vous allez pouvoir exprimer toute la profondeur de votre personnage…
HANVÉLO ― La profondeur, la profondeur…
BORIS ― C’est décidé ! Vous êtes l’homme de la situation. N’ayez aucune crainte, vous n’avez qu’à vous laisser guider.
HANVÉLO ― Mais…
BORIS ― Prenez le manuscrit qui se trouve à côté de vous.
HANVÉLO, cherche le manuscrit sur le bureau. ― Le manuscrit ? (Il trouve une liasse de feuillets.) Et après ?
BORIS ― Acte 4, scène 5. Suivez les instructions. (Il se retranche dans le fauteuil, disparaissant à la vue de tous, tandis que Hanvélo feuillette le manuscrit.)
Scène 5
Hanvélo
Hanvélo, après avoir tourné quelques pages, lève la tête et cherche Boris du regard. Il est toujours un peu gris, mais sans excès.
HANVÉLO ― Monsieur Sullivan ?... Où êtes-vous ? (Pas de réponse.) Où est-il passé ? (Il se replonge dans le manuscrit.) Acte 4, scène 5. Comme si j’avais le temps de faire du théâtre… J’y suis. (Il lit. On doit percevoir le ton lu du texte entre guillemets, du ton naturel et parlé de l’Inspecteur :)
« Hanvélo,… »
C’est moi !
«… après avoir tourné quelques pages, lève la tête et cherche Boris du regard. Monsieur Sullivan ?... Où êtes-vous ?... »
Je l’ai déjà dit, ça… bla-bla-bla… j’y suis…
« Hanvélo endure mille souffrances. Pour la première fois de sa carrière, l’assassin lui échappe et il accepte mal son échec. L’Inspecteur est anéanti… »
Anéanti, c’est un grand mot, je pourrai m’en remettre…
« Non !... Il ne pourra pas s’en remettre... »
Ah bon ?...
« L’Inspecteur est au bout du rouleau. Sa résolution est prise. Il est plus que jamais déterminé… »
Euh !... déterminé… ça dépend…
« Sa vie, consacrée à la répression du crime, ne vaut plus la peine d’être vécue… »
Il ne faut rien exagérer…
« Si, si ! Elle ne vaut plus la peine d’être vécue. L’Inspecteur Hanvélo est brisé. Plus rien ne peut détourner sa volonté de disparaître… »
(Effrayé.) Disparaître ?...
« Le trépas lui sera plus doux qu’une vie ratée… »
(Effondré.) Ratée ! Ma vie est ratée !…
« Il doit mourir. Pour l’honneur, pour l’auteur, pour le théâtre… »
J’ai besoin d’un remontant, là. (Il pose le manuscrit et avale une bonne gorgée de lait.) Je m’en balance un peu, moi, de l’auteur, du théâtre… Et l’honneur… ça va, ça vient… (Il récupère le manuscrit.)
« La douleur lui inspire des paroles indignes qui dépassent sa pensée… »
(Hanvélo hoche négativement la tête.)
« Mais son sens inné du devoir le pousse inexorablement vers une sortie ultime héroïque. Son destin est scellé. Ne reste que le choix du moyen... »
Le choix du moyen… Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?...
« Il a encore dans la poche droite le pistolet prélevé la veille chez Boris Sullivan… »
Ah, oui, c’est vrai. Comment il le sait ? (Il sort l’arme de sa poche encore enveloppée dans le sac plastique, et pose le tout sur le bureau.) Il est fort, hein !...
« L’arme est chargée. Il suffit de la poser sur la tempe, et… »
Non, non, non ! Je refuse ce petit jeu là…
« Ce n’est qu’un moment très bref à passer… »
Non ! J’ai dit non !...
« Il y a aussi dans le tiroir du bureau quelques tubes de médicaments… »
(Hanvélo ouvre le tiroir, se penche à l’intérieur.) C’est une véritable pharmacie là-dedans !...
« Le contenu du tube rouge, avec une bonne rasade de lait… »
La rasade de lait, oui, (Il boit.) mais le tube rouge, non ! (Il pousse un cri et se dresse précipitamment.) Ah ! Le bureau ! Il a bougé. Ça recommence, il a bougé ! (Il s’éloigne du bureau, vers le centre de la scène. Il a toujours le manuscrit entre les mains. Il lit :)
« Attention à ne pas trop agacer l’auteur. Pour une fois qu’il demande l’avis d’un personnage… »
Il appelle ça un avis, lui !
« Désormais, il n’y a plus d’alternative. »
(Hanvélo jette des regards inquiets autour de lui.) Qu’est-ce qu’il veut dire par là, plus d’alternative ?... (Soudain, tombe du cintre une corde de pendu, avec son nœud coulant. Elle reste suspendue au-dessus de la tête de l’Inspecteur qui pousse un hurlement.) Aaah ! (Il se jette au sol, puis feuillette fébrilement le manuscrit.) Il doit y avoir une autre solution… (Il mélange les feuilles mal attachées, ne trouve pas la bonne page.) une autre solution, une autre solution… (Il trouve enfin, et lit.)
« C’est le dernier tableau, avant le rideau de fin. »
(Hanvélo se met à pleurnicher. Il se redresse, abandonnant le manuscrit au sol.) C’est pas juste. C’est pas de ma faute si Verpret refuse le rôle… (Il lève la tête vers la corde.) En plus, elle est trop haute cette corde, il me faut un tabouret…
Scène 6
Hanvélo, Marguerite, Boris, Ursula (au téléphone)
Marguerite entre, tombe en arrêt devant la corde.
MARGUERITE ― Quelle horreur ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
HANVÉLO, pleurnichard. ― Une corde.
MARGUERITE ― Je le vois bien que c’est une corde. Vous n’allez pas me dire que vous avez l’intention de…
HANVÉLO ― J’ai besoin d’un tabouret, Marguerite. Et un autre verre de lait, s’il vous plait. Le dernier.
MARGUERITE ― Il n’en est pas question ! Si c’est le lait qui vous met dans des états pareils, je m’en vais vous mettre à l’eau, moi.
HANVÉLO ― Ce n’est pas le lait, Marguerite, c’est monsieur Sullivan.
MARGUERITE ― Monsieur Sullivan ? Qu’est-ce qu’il a encore fait ?
HANVÉLO, montre le manuscrit. ― C’est écrit. Alors…
MARGUERITE, ramasse le manuscrit. ― Quoi, c’est écrit ? (Elle feuillette les pages.) La corde, c’est lui ? (Hanvélo hausse les épaules, résigné.) Ah ! Mais ça ne va pas se passer comme ça ! C’est écrit, c’est écrit. Voilà ce que j’en fais, moi, de ce qui est écrit. (Elle se déplace vers la fenêtre, l’ouvre, et jette le manuscrit à l’extérieur. Puis elle revient au centre de la scène, se saisit de la corde, tire dessus pour la faire tomber. La corde suit le même chemin que le manuscrit, par la fenêtre. Hanvélo est pétrifié.) Je suis la femme de ménage, je fais le ménage ! (Elle montre le collier d’ail autour du cou d’Hanvélo.) Donnez-moi ça aussi. C’est d’un ridicule.
HANVÉLO, lui remet son collier. ― Voilà… Mais vous êtes sûre…
MARGUERITE, récupère l’arme sur le bureau. ― Oui, je suis sûre ! (Elle jette le collier et l’arme par la fenêtre. Puis elle fait le tour de la pièce du regard.) Il n’y a rien d’autre ?...
BORIS, sort de son fauteuil. ― Marguerite ! Vous me sabotez mon final.
MARGUERITE ― Votre final ? Une pendaison sur scène, en direct, devant je ne sais combien de spectateurs ?
BORIS ― Vous ne comprenez pas. Il me fallait absolument trouver une chute.
MARGUERITE ― Eh bien, bravo ! Quelle chute !
BORIS ― Mais oui. C’est tellement fort qu’on en oublie l’assassin.
MARGUERITE ― On ne se suicide pas sur une scène ! C’est dégoûtant !
HANVÉLO ― Je suis d’accord.
MARGUERITE ― À la limite, quand la salle est vide.
HANVÉLO ― Euh ! Même vide…
MARGUERITE ― Et personne n’en oublie l’assassin pour autant.
HANVÉLO ― Personne.
BORIS, exaspéré. ― J’en ai assez ! Vous en prenez trop à votre aise, vous permettant de juger, et jusqu’à intervenir dans l’intrigue et l’action de la pièce. Je vous ai laissé une certaine autonomie. J’aime à croire que mes personnages ont une parcelle de vie, une étincelle qui les anime en dehors de simples caractères imprimés sur une feuille de papier. J’aime à croire que leur volonté me guide autant que je les ai construit intelligents ou stupides, bons ou mauvais, joyeux ou tristes. Mais leur réalité est et doit demeurer virtuelle. Ils ne doivent pas interférer dans la réalité conventionnelle qui est la mienne. Notez que je parle de réalité conventionnelle, car je ne suis pas certain du tout que cette réalité là soit davantage tangible que la vôtre. Il n’empêche, et n’en déplaise à Platon, chacun doit rester à sa place. Vous vous trouvez à l’intérieur de la caverne, et vous ne percevez de l’extérieur que l’image qu’il m’est agréable de vous donner. Faites-moi le plaisir de rester dans la caverne.
HANVÉLO ― Je suis un peu largué sur la fin. Qu’est-ce que vient faire Platon dans cette histoire ? Alors qu’il a démissionné.
MARGUERITE ― Platon, le vrai, le philosophe ! Et l’allégorie de la caverne.
HANVÉLO, fait semblant de comprendre. ― Ah !
MARGUERITE, remontée. ― Je ne suis pas larguée, moi. Il y a longtemps que je suis sortie de la grotte et que j’ai vu la lumière du jour. Votre petit manège, monsieur Boris, ne m’a pas échappé. C’est excitant de jouer les démiurges, de créer des mondes, des paysages, des êtres mouvants pour ne pas dire vivants. On les regarde évoluer, ces personnages, comme on observe des animaux de laboratoire, on les oriente par ci, et puis après par là, on les plonge dans un liquide ou on les expédie dans le désert, on leur refile des maladies, on les soigne, on en élimine un de temps en temps pour voir comment les autres réagissent… C’est un métier douloureux. On s’attache, et on pleure la perte d’un ami que l’on a pourtant tué de sang froid. Comme je vous plains, monsieur Boris. Vous nous avez créés à votre image, par conséquent intelligents. Sans doute l’avez-vous oublié. Car maintenant, alors que vous ne cessez de nous faire accroire à notre libre arbitre, vous ne pensez qu’à nous asservir, nous opprimer, nous imposer votre loi. Mais vous nous avez aussi créés entêtés. Il est trop tard pour nous transformer. Trop tard pour nous faire taire. L’assassin, que vous cherchez partout ailleurs, est là devant moi. C’est vous, monsieur Boris. Vous qui tuez avec une facilité désarmante. Il vous suffit d’écrire « l’armoire tombe » et l’armoire vous obéit et écrabouille dans l’instant le pauvre monsieur Boris, votre double virtuel. Vous en ressentez une petite gêne dans la poitrine, et rien de plus.
HANVÉLO ― Ouf ! Alors ça, c’est balèze !
BORIS, abattu. ― Et le mobile ?
MARGUERITE ― Votre création vous étouffe. Les personnages et même les objets sortent de vos livres pour s’immiscer dans votre vie privée. Les frontières éclatent, vous vous sentez débordé. Et comme vous ne pouvez pas éliminer tous vos personnages simultanément, vous vous débarrassez de votre double en pensant vous débarrasser de vous-même. Plus d’écrivain, plus de monde parallèle. Mais votre double n’est qu’une image de Boris Sullivan. Boris Sullivan, l’original, n’est pas mort, lui. Il écrit toujours.
HANVÉLO ― Je lui passe les menottes ?
MARGUERITE ― Mais non. Puisque nous ne sommes pas dans la même réalité.
HANVÉLO ― Ah, oui !
MARGUERITE ― Il ne nous reste qu’à nous effacer, disparaître jusqu’à ce qu’il veuille bien nous rappeler, si tel est son bon vouloir. Car il nous faut passer par sa volonté, que cela nous plaise ou non.
Marguerite entraîne Hanvélo avec elle. Ils sortent. Boris reste seul.
BORIS, d’abord abattu, s’anime soudain, se frotte les mains, ravi. ― Bon, voilà une affaire qui marche ! Ça roule ! (Il court s’installer derrière son bureau, glisse une feuille dans la machine à écrire et tape frénétiquement. Bientôt, le téléphone sonne. Il décroche, répond sèchement.) Allo !
URSULA ― …
BORIS, sur un ton doucereux. ― Ursula ! Quel plaisir d’entendre ta voix.
URSULA ― …
BORIS ― Tu n’as pas eu beaucoup de temps, je comprends. Moi aussi, j’ai été un peu bousculé... Mais c’est terminé. Maintenant, je vais me consacrer à toi. Tu sais quoi ? Je vais prendre le premier avion pour Berlin et je te rejoins. Qu’est-ce que tu en penses ?
URSULA ― …
BORIS ― Oui. Le temps de faire ma valise…
URSULA ― …
BORIS ― Je t’assure. Je tape le mot « rideau » et je pars.
URSULA ― …
BORIS ― Tu ne me crois pas ? Écoute ! (Il approche le combiné de la machine à écrire et tape d’un doigt chaque lettre en l’épelant.) R - I - D - E - A - U.
RIDEAU
[1] Un technicien sera caché sous le bureau durant les actes 1et 2. Il sera chargé de faire bouger la machine à écrire ainsi que le bureau lui-même. Un second devra mettre en action le fauteuil en manipulant des câbles invisibles depuis les coulisses. Enfin, un troisième ou un acteur inoccupé fera tomber les livres de la bibliothèque aux moments opportuns.